Skip to main content

Full text of "Dictionnaire de théologie catholique : contenant l'exposé des doctrines de la théologie catholique, leurs preuves et leur histoire"

See other formats


^%/j$ 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2012  with  funding  from 

University  of  Toronto 


http://archive.org/details/dictionnairedet10pt1vaca 


DICTIONNAIRE 


DE 


THÉOLOGIE  CATHOLIQUE 


TOME    DIXIÈME 

PREMIÈRE       PARTIE 

MARONITE  —  MESSE 


vu 


;,  s  *  v 


tf> 


DICTIONNAIRE 


DE 


THÉOLOGIE  CATHOLIQUE 

CONTENANT 

L'EXPOSÉ     DES     DOCTRINES    DE    LA    THÉOLOGIE    CATHOLIQUE 
LEURS     PREUVES     ET     LEUR      HISTOIRE 

COMMENCÉ    SOUS    LA    DIRECTION    DE 

A.     VACANT  E.     MANGENOT 

PROFESSEUR  AU  GRAND  SÉMINAIRE  DE  NANCY  PROFESSEUR    A  L'INSTITUT  CATHOLIQUE  DE  PARIS 

CONTINUÉ     SOU9      CELLE      DE 

É.    AMANN 

PROFESSEUR  A  LA  FACULTÉ  DE    THJÎOLOGIE  CiTHOLIQUE  DE    L'UNIVERSITÉ   DE  STRASBOURG. 

AVEC  LE  CONCOURS  D'UN  GRAND   NOMBRE  DE  COLLABORATEURS 


TOME    DIXIÈME 

PREMIÈRE      PARTIE 

MARONITE   -    MESSE 


PARIS-VI 

LIBRAIRIE     LETOUZEY     ET     ANÉ 

87,    Boulevard    Raspail,    8 \f*TH#«X 
1928  w     (<Ç> 

TOUS     DROITS    RÉSERVÉS  I  liJLll 

bssd 
u  Ottawa 

Su  Ottawa 


Imprimatur  : 


Argentorati,  die  26a  martii  1928. 


f   Carolus  Josephus  Eugenius 


Ep.  Argentinen. 


à 


1^1 


. 


DICTIONNAIRE 

DE 


THÉOLOGIE  CATHOLIQUE 


M 


(Suite) 


MARONITE  (ÉGLISE),  branche  catholique  du 
patriarcat  d'Antioche.  —  Il  y  aura  lieu  d'étudier  : 

I.  Ses  origines.  II.  Son  histoire  (col.  32).  III.  Sa  cons- 
titution et  son  état  actuel  (col.  120). 

I.  ORIGINES  DE  L'ÉGLISE  MARONITE.  —  Pour 
comprendre  les  origines  et  la  situation  spéciale  de 
cette  Église,  il  convient  d'étudier  :  I.  Le  personnage 
de  saint  Maron,  qui  a  donné  son  nom  au  groupement. 

II.  Le  monastère  de  Saint-Maron,  qui  en  a  été  le  pre- 
mier centre  (col.  2).  III.  Les  maronites  dans  leurs 
rapports  avec  les  monophysites  (col.  5).  IV.  Les 
maronites  et  leur  attitude  par  rapport  au  monothé- 
lisme  (col.  8).  V.  Enfin,  la  formation  du  patriarcat 
maronite  (col.  27). 

I.  Le  personnage  de  saint  Maron.  —  Un  saint 
anachorète  nommé  Maron  (Maroun)  vivait  du  ive 
au  vc  siècle  sur  une  montagne  située,  selon  toutes 
les  apparences,  dans  la  région  d'Apamée  de  la  Syrie 
seconde. 

Il  menait,  en  plein  air,  près  d'un  temple  païen 
qu'il  avait  converti  err  église,  une  vie  de  pénitence  et  de 
prière.  A  peine  se  réfugiait-il  quelquefois  sous  une 
tente  de  peaux,  afin  d'éviter  les  trop  grandes  intem- 
péries du  climat.  Théodoret,  Religiosa  hisloria,  xvi  et 
xxi,  P.   G.,  t.  lxxxii,  col.  1418  et  1431. 

Maron,  continue  Théodoret,  fut  bientôt  connu  dans 
toute  la  contrée.  L'austérité  de  sa  vie  et  le  don  des 
miracles  dont  il  avait  été  favorisé  firent  de  lui  l'une  des 
plus  grandes  célébrités  de  cette  époque.  Les  foules 
envahirent  le  lieu  de  sa  solitude.  Hommes  et  femmes 
allaient  solliciter  sa  prière  ou  partager  sa  discipline. 
Op.  cil.,  xvi,  ibid.,  col.  1418.  Théodoret  qui  avait 
connu  bon  nombre  de  ses  disciples  décrit  la  vie  de 
quelques-uns  d'entre  eux,  tels  saint  Jacques  le  soli- 
taire, saint  Limné,  sainte  Domnina.  Op.  cit.,  xxi,  xxn, 
xxx,  ibid.,  col.  1431-1455  et  1491-1494.  Il  nous 
apprend  que  la  plupart  des  solitaires  de  la  région  de 
Cyr  s'étaient  formés  à  l'école  de  notre  anachorète, 
xvi,  col.  1418-1419.  Il  ressort  du  récit  de  Théodoret 
que  saint  Maron  était  prêtre;  en  effet,  il  consacra  un 
temple  au  culte  de  Dieu;  il  bénissait  les  malades  : 
expressions  qui,  dans  le  langage  ecclésiastique,  s'ap- 
pliquent d'ordinaire  aux  personnes  revêtues  du  carac- 
tère sacerdotal.  D'ailleurs,  une  lettre  adressée,  en 
405,   par   saint   Jean   Chrysostome,    de   son   exil   de 

DICT.    DE   THÉOL.    CATH. 


Cucuse  en  Arménie,  à  «  Maron,  prêtre  et  solitaire  », 
Mâpwvt  Trpea6uTÉpcp  xcà  fjiovâÇovTt,,  Epist.,  xxxvi, 
P.  G.,  t.  lu,  col.  630,  confirme  la  conclusion  tirée 
de  ce  passage  de  Théodoret.  On  ne  voit  pas,  en  effet, 
à  quel  autre  anachorète  du  nom  de  Maron  Jean  Chry- 
sostome aurait  pu  écrire  pour  demander  de  ses  nou- 
velles et  se  recommander  à  ses  prières.  Saint  Maron 
était  doué  d'une  science  peu  ordinaire,  qui  fit  de  lui 
un  grand  directeur  d'âmes.  Théodoret,  ibid.,  col. 
1418.  Lorsque  Maron  rendit  sa  belle  âme  à  Dieu,  l'on 
transporta  sa  dépouille  sacrée  à  l'une  des  localités 
voisines  où  un  temple  fut  élevé  et  dédié  à  sa  mémoire. 
Théodoret,  ibid.,  col.  1419. 

-Théodoret,  l'unique  biographe  de  notre  solitaire, 
ne  nous  dit  rien  de  la  date  de  sa  mort.  Il  convient  de 
la  placer  vers  410.  En  effet,  Théodoret,  qui  fut  élevé 
au  siège  de  Cyr  en  423,  était  déjà  évêque  de  cette 
ville  lorsqu'il  retraça  la  biographie  de  Maron.  D'autre 
part,  Chrysostome  écrivait  à  ce  dernier  en  405.  Or,  si 
l'on  a  bâti,  comme  nous  l'apprend  l'évêque  de  Cyr, 
une  grande  église  sous  le  vocable  de  saint  Maron, 
il  faut  supposer  un  intervalle  de  quelques  années 
entre  sa  mort  et  la  construction  de  cette  église;  et 
on  ne  se  trompera  pas  beaucoup  en  plaçant  sa  mort 
à  la  date  que  nous  avons  indiquée. 

IL  Le  monastère  de  Saint-Maron.  —  Les  dis- 
ciples réunis  autour  de  Maron  formèrent  le  premier 
noyau  de  l'Église  maronite.  Ils  établirent  le  centre 
de  leur  vie  au  monastère  dédie  à  la  mémoire  de  leur 
maître,  à  savoir  au  monastère  de  Saint-Maron,  situé 
aux  environs  d'Apamée  (Aphamiah,  l'actuelle  Qal'at- 
al-Modiq,  chef-lieu  de  la  Syrie  seconde,  dans  la 
vallée  de  l'Oronte).  Voir  un  document  syriaque  traduit 
et  publié  par  F.  Nau,  Opuscules  maronites,  II,  p.  20-25; 
H.  Lammens,  S.  J.,  Le  Liban,  1. 1,  p.  118  et  t.  h,  p.  84. 
L'emplacement  de  ce  monastère  devait  être  près  de 
l'église  élevée  en  l'honneur  du  saint.  Autrement,  en 
effet,  on  ne  pourrait  guère  s'expliquer  le  silence  qui 
enveloppa  bientôt  ce  sanctuaire,  devenu  pourtant, 
comme  le  dit  Théodoret,  lieu  de  pèlerinage.  Si,  au 
contraire,  on  admet  son  annexion  au  monastère,  les 
documents,  parlant  de  ce  dernier,  n'avaient  plus 
besoin  d'ajouter  une  mention  spéciale  de  l'église. 

Au  rapport  d'un  historien  arabe  du  x«  siècle, 
Mas'oudi.  le  monastère  de   Saint-Maron  était    cons- 

X.  —  1 


MARONITE    (ÉGLISE),    PREMIÈRES    ORIGIM-> 


titué  par  un  vaste  édifice,  entouré  de  plus  de  trois 
cents  cellules  et  possédait  en  objets  d'or,  d'argent  et 
en  pierreries  des  richesses  condisérables.  Livre  de 
l'avertissement,  et  de  la  révision  (Kitâb  al-Tanbîh  Wal- 
Jschrdf),  édit.  de  M.  J.  De  Gœje,  Leyde,  1894,  p.  153, 
dans  Bibliotheca  Geographorum  arabicorum,  vm.  C'est 
de  là  que  les  moines  maronites  rayonnaient  dans 
toutes  les  directions.  Les  documents  historiques  nous 
apprennent  que  ce  couvent  était  déjà  en  pleine  acti- 
vité dans  les  premières  années  du  vi°  siècle.  Un  mé- 
moire adressé,  en  517,  au  pape  Hormisdas  par  les 
moines  de  la  Syrie  seconde  porte  en  tête  la  signature 
d'Alexandre,  archimandrite  de  Saint-Maron.  Mansi, 
Concil.,  t.  vm,  col.  425-429.  Ce  mémoire  nous  montre 
la  violence  de  la  persécution  déchaînée  contre  eux 
par  les  monophysites  et  l'importance  de  leur  organi- 
sation, puisque  trois  cent  cinquante  moines  furent 
massacrés  et  divers  couvents  brûlés.  D'autre  part,  la 
place  où  figure  la  signature  d'Alexandre  indique  bien 
la  prééminence  de  son  monastère  sur  les  autres. 
Le  pape  répondit  à  cette  adresse  le  10  février  518.  Ibid., 
col.  429  et  surtout  col.  1023-1030.  Les  mêmes  moines 
firent  également  aux  évêques  de  la  Syrie  seconde  le 
récit  de  cette  sanglante  persécution  subie  pour  la 
cause  de  la  foi.  Ici  encore,  Alexandre,  archimandrite 
de  Saint-Maron,  signe  le  premier  parmi  les  archiman- 
drites des  autres  monastères  de  la  région  d'Apa- 
mée.  Ibid.,  col.  1130-1138. 

Au  concile  de  Constantinople  tenu  en  536  sous  le 
patriarche  Menas,  le  monastère  de  Saint-Maron  était 
représenté  par  le  moine  et  apocrisiaire  Paul.  Celui-ci 
signe  avant  les  autres  moines  de  la  Syrie  seconde, 
Mansi,  ibid.,  col.  911;  et,  dans  le  procès-verbal  des 
sessions,  son  nom  précède  constamment  celui  de  ces 
derniers.  Cf.  col.  881,  929,  940,  953.  De  plus,  à  cer- 
tains endroits,  sa  signature  nous  informe  expressé- 
ment du  rang  qu'occupait  alors  son  monastère  : 
IlaijXoç...  à7toxpi.aiàpiDÇ  |i.ovyj;  toù  (xaxapiou  Màpuvoç 
tt)ç   è^ap^oua^ç    tôv   èv   ffl   Seuxépa  Zupîa    eùaywv 

p.ovaar/)picov Col.    995,    1022.    Le    monastère    de 

Saint-Maron  était  donc  à  la  tête  des  couvents  de  la 
province,  1'  «  exarque  »  des  monastères  de  la  Syrie 
seconde,  tout  comme  l'était  celui  de  Saint-Dalmate  par 
rapport  aux  couvents  de  Constantinople.  Or,  le  terme 
«  exarque  »  veut  dire  chef  de  fédération  monastique. 
Voir  Pargoire  au  mot  Archimandrite  dans  le  Diction- 
naire d'archéologie  chrétienne,  t.  i,  col.  2741  et  2746; 
H.  Lammens,  op.  cit.,  t.  n,  p.  91.  Aussi,  dans  les  con- 
troverses doctrinales,  les  représentants  du  couvent  de 
Saint-Maron  parlaient-ils  au  nom  du  parti  orthodoxe 
de  leur  région.  Voir  deux  lettres  écrites  vers  la  fin  du 
vie  siècle,  l'une  par  les  maronites  aux  jacobites,  l'autre 
par  ces  derniers  aux  premiers,  conservées  au  British 
Muséum  de  Londres,  Add.  12  155,  fol.  103,  traduites 
en  français  par  F.  Nau  dans  le  Bulletin  de  l'Associa- 
tion de  Saint-Louis  des  maronites,  Paris,  1903, 
p.  313  sq.  et  367  sq.  Cf.  aussi  le  compte  rendu  d'une 
conférence  contradictoire  entre  les  moines  maronites 
et  le  patriarche  et  un  évêque  jacobites,  tenue  à  Damas, 
en  659,  devant  Moawiah,  dans  le  ms.  syriaque  de 
Londres,  Add.  17  216,  fol.  12.  Le  texte  syriaque  en  a 
été  publié  avec  une  traduction  française  par  F.  Nau, 
Opuscules  maronites,  Ir«  part.,  p.  36;  IIe  part.,  p.  6, 
Paris,  1899-1900.  Cf.  plus  loin,  col.  7. 

Les  moines  des  couvents  de  la  Syrie  seconde,  for-! 
mes  en  corps  monastique  sous  la  direction  du  grand 
monastère  maronite,  pouvaient  donc  être  appelés,  à 
juste  titre,  disciples  de  Saint-Maron.  C'est  pourquoi, 
l'Église  maronite  vénère  le  31  juillet,  comme  ses 
enfants,  les  350  moines  massacrés  par  les  monophy- 
sites et  dont  on  a  parlé  ci-dessus.  Cette  tradition  de 
l'Église  maronite  ne  saurait  être  infirmée  par  les  mots 
grecs   qui   figurent   dans  les    signatures   des   moines, 


apposées  sur  les  lettres  citées  plus  haut,  le  grec  ayant 
été,  à  cette  époque,  la  langue  officielle  des  moines  maro- 
nites. S.  Vailhé,  L'Église  maronite,  du  y»  au  /.ve  siècle, 
dans  les  Échos  d'Orient,  1906,  t.  ix,  p.  261.  Du  reste, 
les  représentants  du  monastère  de  Saint-Maron 
eux-mêmes  portent  des  titres  grecs. 

Grâce  à  ces  documents,  nous  pouvons  établir 
l'époque  de  la  fondation  de  notre  monastère.  Il 
convient  de  la  placer  au  v«  siècle,  quelques  années 
après  la  construction  de  l'église  dédiée  au  patron  des 
maronites.  En  effet,  le  prestige  de  ses  moines  et  le 
rang  qu'il  tenait  parmi  les  couvents  de  la  région  ne 
peuvent  être  attribués  à  un  monastère  de  date  récente. 
D'ailleurs,  un  historien  arabe,  Abou'1-Fida  (t  1331), 
raconte  que  l'empereur  Marcien  fit  agrandir  ce  mo- 
nastère la  deuxième  année  de  son  règne,  c'est-à-dire, 
en  452.  Cité  parle  P.  Lammens,  op.  cit.,  t.  n,  p.  90; 
et  un  historien  byzantin,  Procope  de  Césarée,  nous 
informe  que  Justinien  le  Grand  en  fit  restaurer  les 
murailles,  renversées,  sans  doute,  par  les  monophj-- 
sites.  De  sedific,  1.  V,  c.  ix. 

Le  monastère  de  Saint-Maron  faisait  l'édification 
de  toute  la  contrée,  comme  en  témoigne  une  anec- 
dote que  l'on  trouvera  dans  Nau,  Opuscules  mar., 
IIe  part.,  p.  20-25.  Sa  renommée  donnait  un  prestige 
considérable  à  ses  moines;  et  ceux-ci,  hautement 
recommandables  par  leur  science  et  par  leurs  vertus, 
attiraient  les  fidèles;  de  tous  côtés,  ils  accouraient 
vers  eux.  Cette  popularité  déplaisait  non  seulement 
aux  ennemis  de  l'orthodoxie,  mais  encore  à  ceux  de 
la  foi  chrétienne.  Aussi,  tôt  ou  tard,  ce  foyer  de  vertu 
et  de  discipline  devait-il  tomber  sous  leurs  coups. 
A  quelle  époque  remonte  sa  destruction?  Nous 
n'avons  pas  de  documents  nous  permettant  de  le  pré- 
ciser. Sa  ruine,  cependant,  ne  dut  pas  avoir  lieu  avant 
la  fin  du  ixe  siècle.  D'après  une  note  ajoutée  au 
fol.  126b  d'un  ms.  syriaque  du  British  Muséum, 
exécuté  l'an  892  des  Grecs  (=  581  de  J.-C),  le  monas- 
tère de  Saint-Maron  existait  encore  au  milieu  du 
vin8  siècle.  Cette  note  nous  apprend,  en  effet,  que  ce 
manuscrit  «  entra  dans  la  bibliothèque  de  Saint- 
Maron  l'an  1056  »  (=  715  de  J.-C).  Cf.  W.  Wright, 
Catalogue  of  syriac  Mss.  in  the  British  Muséum, 
p.  450-454.  Bien  plus,  notre  monastère  se  trouvait 
en  pleine  activité  vers  la  fin  de  ce  même  siècle,  ainsi 
qu'il  ressort  d'une  lettre  écrite  à  ses  moines,  en  791, 
par  le  patriarche  nestorien  Timothée  Ier:  cette  lettre 
(43),  conservée  au  couvent  chaldéen  de  Saint-Hor- 
misdas  près  d'Alqosch  (diocèse  de  Mossoul)  et  dont 
une  copie  se  trouve  à  la  Vaticane,  est  citée  par  Clé- 
ment J.  David,  Recueil,  p.  200  et  205.  Il  était  encore 
florissant  au  temps  de  Tell-Mahré,  patriarche  jaco- 
bite  d'Antioche  (|  845),  puisque,  à  cette  époque,  on 
continuait  de  prendre  les  évêques  maronites  parmi 
ses  moines.  «  Ils  (les  maronites)  ordonnent  un  patriar- 
che et  des  évêques  de  leur  couvent  ».  Dans  Michel  le 
Syrien,  t.  n,  p.  511.  Par  contre,  il  était  déjà  détruit 
avant  le  milieu  du  xe  siècle.  L'historien  arabe,  Ma'soudi 
(f  956),  nous  dit  qu'il  «  fut  dévasté,  ainsi  que  les  cel- 
lules qui  l'environnaient,  par  suite  des  incursions  réi- 
térées des  Arabes  et  de  la  violence  du  Sultan  ».  Op. 
cit.,  p.  153-154.  Quel  était  ce  sultan?  Certainement, 
un  contemporain  de  Mas'oudi  et  que  tout  le  monde 
connaissait.  Mas'oudi,  en  effet,  l'ayant  désigné  par 
l'article  déterminatif,  ne  sentait  plus  le  besoin  de  le 
nommer.  Du  reste,  il  paraît  avoir  connu  lui-même  ce 
monastère  :  cela  ressort  de  la  description  vivante 
qu'il  lui  consacre.  En  outre,  nous  pouvons  citer  à 
l'appui  de  cette  thèse  deux  autres  documents.  Le 
premier  est  une  note  écrite  sur  le  ms..  syriaque  de 
Londres,  cité  plus  haut.  Cette  note  a  été  exécutée,  dit 
Wright,  op.  cit.,  p.  454,  par  une  main  du  ixe-xe  siècle. 
Elle  nous  informe  que  ce  ms.  qui  avait  appartenu  au 


MVRONITE    (ÉGLISE),    LK>    MARONITES    ET    LE    MONOP  H  YSIS.M  E        (J 


monastère  de  Saint-Maron,  fut  donné  à  l'église  de 
la  Mère  de  Dieu  des  Syriens,  dans  le  désert  de  Scété, 
par  deux  frères,  Matthieu  et  Abraham,  moines  de 
Tagrit.  Il  est  donc  à  supposer  qu'il  n'arriva  à  ce 
monastère  monopliysite.  fondé  en  Egypte  par  les 
marchands  de  Tagrit,  qu'après  la  ruine  du  couvent  de 
Saint-Maron.  L'autre  document  nous  est  fourni  par 
le  patriarche  Douaïhi.  Le  savant  annaliste,  s'appuyant 
sur  des  mss.  syriaques  anciens,  dit  que  le  patriarcat 
maronite  fut  transféré  au  Liban  l'an  327  de  l'hégire 
(=  939  de  J.-C),  sans  doute  à  la  suite  de  la  destruc- 
tion de  notre  monastère,  qui  était  le  siège  du  pa- 
triarche. Annales,  Vat.  Syr.  215,  fol.  14.  D'ailleurs, 
les  auteurs  postérieurs  à  .Mas'oudi,  qui  ont  parlé 
des  monastères  de  la  Syrie,  ne  font  plus  aucune 
mention  de  celui  de  Saint-Maron. 

Toutes  ces  indications  nous  permettent  donc  de 
placer  dans  la  première  moitié  du  x°  siècle  la 
destruction  du  célèbre  monastère,  berceau  de  l'Église 
maronite.  C'est  ce  monastère  de  Saint-Maron  qui  a 
donné  son  nom  au  peuple  maronite.  L'appellation  de 
maronites,  en  effet,  a  été  appliquée  non  seulement  aux 
moines,  mais  aux  fidèles  qui  venaient  se  mettre  sous 
leur  conduite.  Dans  les  documents  syriaques  anciens, 
on  rencontre  les  locutions  :  ceux  du  monastère  de  Ma- 
ron  :  ceux  de  Mar  Maron  ;  ceux  de  Beth  Maron  ;  ceux 
de  Beth  Mar  Maron,  ou  encore  Chalcédoniens  de  Beth 
Maron.  Ces  différentes  locutions  syriaques  désignent 
tantôt  les  moines,  tantôt  les  partisans  du  monastère, 
moines  et  fidèles,  tout  comme,  dans  la  version  syriaque 
des  Évangiles,  l'expression  :  ceux  de  Beth  Hérode 
désigne  les  Hérodiens.  Matth.,  xxn,  16;  Marc,  m,  6; 
xn,  13.  A  pareilles  locutions  on  substitua,  dans  la 
suite,  le  terme  maronite,  tout  court. 

III.  Les  maronites  et  le  monophysisme. —  Les 
moines  du  monastère  de  Saint-Maron,  nous  venons  de 
le  voir,  jouissaient  d'un  prestige  et  d'une  autorité 
morale  considérable.  Ils  prenaient  une  part  effective 
dans  les  discussions  doctrinales  de  l'époque  et  don- 
naient le  ton  à  une  notable  partie  de  l'opinion.  La  lutte 
acharnée  qu'ils  avaient  menée  contre  les  monophysites 
leur  valut  de  pouvoir  inscrire  dans  les  annales  de  leur 
monastère,  nous  l'avons  vu  plus  haut,  nombre  de 
martyrs  massacrés  par  ces  derniers.  Mais  la  violence  de 
la  persécution  ne  fit  pas  fléchir  la  vaillante  troupe 
de  l'orthodoxie.  Un  document  syriaque  de  la  fin  du 
\t  siècle,  contenu  dans  un  manuscrit  du  British 
Muséum,  Add.,  12  155,  ms.  exécuté  au  vin8  siècle, 
nous  montre  les  moines  de  Saint-Maron  à  la  tête  du 
parti  orthodoxe  et,  dans  une  conférence  tenue  à 
Antioche,  peu  après  l'an  591,  aux  prises  avec  les  sec- 
tateurs de  Pierre  de  Callinice,  patriarche  jacobite 
(t591).  A  la  suite  de  cette  conférence,  des  lettres  furent 
échangées  entre  moines  maronites  et  jacobites,  ces 
derniers  traitant  les  premiers  de  rejetons  de  la  vigne 
de  Léon  et  de  plant  de  la  vigne  chalcedonienne.  F.  Nau, 
qui  a  publié  une  traduction  française  de  ces  lettres 
dans  le  Bulletin  de  l'Association  de  Saint-Louis  des 
maronites  (Paris,  1903,  p.  348-350  et  367-381)  écrit, 
à  cette  occasion,  ce  qui  suit  :  «  Nous  avons  transcrit  à 
Londres,  dans  un  manuscrit  du  vm°  siècle,  conservé 
au  British  Muséum  (Add.  12  155,  fol.  163),  un  texte 
syriaque  inédit,  comprenant  une  lettre  des  moines 
de  Beth  Maron  aux  jacobites  avec  la  réponse  de  ceux 
ci,  qui  met  en  relief,  une  fois  de  plus,  l'orthodoxie  des 
moines  de  Saint-Maron,  du  vie  au  vn«  siècle,  leurs 
luttes  avec  les  jacobites  et  la  prééminence  dont  leur 
monastère  jouissait  alors  sur  les  monastères  de  la 
Syrie  seconde.  D'après  cet  écrit,  les  moines  de  Saint- 
Maron,  qui  représentent  le  parti  des  orthodoxes,  des 
partisans  du  concile  de  Chalcédoine  et  du  pape  saint 
Léon,  avaient  eu  une  conférence  à  Antioche  avec  les 
sectateurs  de  Pierre  de  Callinice,  patriarche  jacobite 


de  578  à  591.  Ceux-ci  n'avaient  pu  leur  répondre, 
pas  môme  durant  un  délai  supplémentaire  de  cinq 
jours,  qu'on  leur  avait  concédé.  Ils  n'avaient  pas 
répondu  davantage  à  une  lettre  que  les  moines  de 
Saint-Maron  leur  avaient  fait  tenir  par  un  certain 
Mar  Constantin.  Les  maronites  Philippe  et  Thomas 
rédigèrent  alors  la  lettre  dont  nous  allons  donner  la 
traduction  et  chargèrent  Isaac  et  Simon  de  la  porter 
aux  jacobites  et  de  sommer  leurs  moines,  leurs  avo- 
cats et  leurs  évèques  d'y  faire  réponse  ou  de  renier 
leurs  erreurs.  Le  rôle  des  maronites  clans  cette  atïaire 
et  leur  ton  envers  les  jacobites  montrent  bien  qu'ils 
étaient  les  primats  du  parti  orthodoxe  comme  ils 
avaient  déjà  été  reconnus  les  primats  des  moines  de  la 
Syrie  seconde  au  concile  de  Constantinople  en  536. 
Théodore,  du  monastère  de  Beth  Mar  Abaz,  leur  fit  une 
longue  réponse  ;  il  les  traite  de  «  rejetons  de  la  vigne 
de  Léon  »  et  de  «  plant  de  la  vigne  chalcedonienne  », 
et  les  accuse  d'user  du  bâton  envers  les  jacobites. 
Toutes  ces  injures  tournent  maintenant  à  la  gloire 
des  maronites,  car  il  est  remarquable  que  cet  ennemi 
acharné  ne  les  accuse  d'aucune  erreur  dogmatique 
si  ce  n'est  de  ne  pas  professer  les  siennes  ».  lbid., 
p.  343-344. 

Deux  passages  de  la  réponse  des  jacobites  nous 
montrent,  en  outre,  l'attachement  des  moines  maro- 
nites au  Ve  concile  œcuménique,  tenu  en  553  : 
«  L'empereur  Justinien  a  encore  confirmé  cela, 
disaient  les  jacobites  aux  maronites,  dans  son  édit 
reçu  au  concile  que  vous  appelez  le  cinquième.,. 
Interrogez,  comme  nous  l'avons  dit  plus  haut,  le 
V°  concile  et  l'empereur  Justinien,  et  dites-nous  ce 
qu'il  vous  répondra.  »  lbid.',  p.  377.  Sur  l'attachement 
des  maronites  au  Ve  concile,  voir  aussi  les  Dix  cha- 
pitres de  Thomas  de  Kaphartab  (xi°  siècle),  fol.  87  v°, 
96  v'  ,98  r°,  99  v°,  113  v°.  Il  est  donc  évident  que, 
jusqu'à  la  fin  du  vi0  siècle,  l'orthodoxie  des  maronites 
«  a  été  perpétuelle  et  ininterrompue  ».  S.  Vailhé, 
L'Église  maronite  du  v°  au  IX"  siècle  dans  les  Échos 
d'Orient,  1906,  t.  ix,  p.  260. 

Au  vne  siècle,  les  maronites  continuent  de  défendre 
avec  la  même  ardeur  la  cause  de  l'orthodoxie.  «  Lors- 
que Chosroès,  roi  de  Perse,  dit  Barhebrams,  eut  été 
tué  par  son  fils,  Héraclius  (empereur  de  Constanti- 
nople) reconquit  la  Syrie  et  vint  à  Édesse.  Le  peuple, 
les  prêtres  et  les  moines  allèrent  à  sa  rencontre.  Ayant 
admiré  et  louange  la  grande  multitude  des  moines,  il 
dit  à  ses  confidents  :  «  Il  ne  faut  pas  nous  aliéner  un 
peuple  si  digne  d'éloges  ».  Un  jour  de  fête  étant  arrivé, 
il  descendit  à  notre  église  et  fit  de  grandes  largesses 
à  tout  le  peuple  :  Peut-être  l'amènerait-il  ainsi  à 
adhérer  au  concile  de  Chalcédoine.  Mais  lorsque,  à  la 
fin  du  divin  sacrifice,  l'empereur  s'avança  pour  com- 
munier aux  saints  mystères  selon  l'usage  des  rois 
chrétiens,  Isaïe,  métropolite  d'Édesse,  dans  l'ardeur 
de  son  zèle,  lui  refusa  la  communion,  en  disant  :  «  Si 
tu  n'anathématises  pas  par  écrit  le  concile  de  Chalcé- 
doine, je  ne  te  laisserai  point  toucher  aux  mystères.  » 
Irrité,  Héraclius  chassa  l'évêque  Isaïe  de  la  grande 
église  et  donna  celle-ci  aux  chalcédoniens...  L'empe- 
reur s'étant  rendu  à  Mabboug  (Hiérapolis),  le  patriar- 
che Mar  Athanasius  alla  le  trouver  avec  douze  évè- 
ques. Il  demanda  le  libelle  de  leur  profession  de  foi, 
et  ils  le  lui  donnèrent.  Après  l'avoir  lu,  il  leur  adressa 
des  éloges.  Mais  il  les  pressai!  sans  cesse  d'accepter  le 
concile  de  Chalcédoine.  Et  comme  ils  n'y  consentaient 
pas,  Héraclius  s'irrita  et  envoya  dans  tout  son  empire 
ce  décret  :  «  Quiconque  n'adhérera  pas  (au  concile), 
aura  le  nez  et  les  oreilles  coupés  cl  sa  maison  sera 
pillée.  »  Alors  beaucoup  se  convertirent.  Les  moines 
de  Beth  Maron  (maronites),  de  Mabboug  et  d'ÉmèsÊ 
montrèrent  leur  méchanceté  cl  pillèrent  nombre 
d'églises  et  de  monastères.  Les  noires  s'en  plaignirent 


NEF 


7        MARONITE   (ÉGLISE),    LES    MARONITES    ET    LE    MUi>  ^THELISME       8 


à  Iléraclius  qui  ne  leur  repondit  pas.  C'est  pourquoi, 
le  Dieu  des  vengeances  nous  délivra  par  les  Ismaélites 
(les  Arabes)  des  mains  des  Romains.  Nos  églises,  il 
est  vrai,  ne  nous  furent  point  rendues,  les  Arabes 
conquérants  ayant  laissé  à  chaque  confession  ce  qu'ils 
avaient  trouvé  en  sa  possession.  Mais  ce  ne  fut  pas 
un  léger  avantage  pour  nous  que  d'être  affranchis  de 
la  méchanceté  des  Romains  et  de  leur  haine  cruelle 
envers  nous.  »  Chronicon  ecclesiasticum,  t.  i,  col.  269- 
274. 

Le  récit  de  Barhebrœus  est  emprunté  aux  Annales 
de  Denys  de  Tell-Mahré,  patriarche  jacobite  d'An- 
tioche  (818-845),  Annales  aujourd'hui  perdues,  mais 
conservées  en  grande  partie,  dans  la  chronique  de  son 
successeur,  Michel  le  Syrien  ou  le  Grand  (1166-1199), 
t  ad.  Chabot,  Paris,  1899-1910.  t.  n,  p.  357-529  et  t. m, 
p.  1-111. 

Les  jacobites  accueillirent  avec  sympathie  les 
Arabes  qui  firent  la  conquête  de  la  Syrie  de  634  à 
636.  Ils  les  regardaient  comme  les  libérateurs  de  leur 
Église.  De  fait,  voyant  dans  les  monophysites  les 
ennemis  de  la  cour  byzantine,  les  nouveaux  maîtres 
les  comblèrent  de  prévenances.  Les  maronites  conti- 
nuèrent cependant  de  combattre  le  monophysisme 
et  de  représenter,  sans  défaillance,  le  parti  orthodoxe. 
Une  chronique  maronite  de  la  fin  du  vu6  siècle  nous 
retrace,  en  effet,  un  de  ces  combats,  qui  eut  lieu  l'an 
659.  11  s'agit  d'une  conférence  contradictoire,  tenue 
en  présence  du  calife  Moawiah,  en  658-659,  entre  les 
évêques  jacobites  Théodore  (c'est  le  patriarche  d'An- 
tioche  649-667)  et  Sabocht  (évêque  de  Kennesrin) 
d'une  part  et  les  maronites  de  l'autre.  F.  Nau,  Opus- 
cules maronites,  Ire  part.,  p.  36  du  texte  syriaque,  et 
IIe  part.,  p.  6  de  la  traduction. Voir  aussi  Th.  Nôldeke 
Bruchstiicke  einer  syrischen  Chronik  Liber  die  Zcit  des 
Mo'âwia,  dans  Zeitsch.  der  deutsch.  morgenl.  Gesell., 
1875,  t.  xxix,  p.  82-98  (Étude  avec  le  texte  syriaque 
et  une  traduction  allemande).  Voir  encore  Rrooks  et 
Chabot  (texte  et  traduction  latine),  Chronica  minora, 
II"  part.,  dans  le  Corpus  scriplorum  christianorum 
orientalium,  scriplores  syri,  séries  tertia,  t.  iv,  Paris, 
1903,  p.  35-57  (traduction)  et  p.  43-74  (texte  syriaque). 
Sûr  l'auteur  de  cette  chronique,  voir  dans  Al-Machriq 
(revue  arabe  publiée  à  Deyrouth),  1899,  t.  n,  le 
P.  Lammens,  p.  265-268;  Bechara  Chémaly  (actuelle- 
ment archevêque  maronite  de  Damas),  p.  356-358; 
le  P.  S.  Ronzevalle,  p.  451-460. 

Ainsi  les  maronites  ne  cessèrent  point  d'être  et  de 
se  montrer  en  toute  occasion,  après  comme  avant  la 
domination  arabe,  les  ennemis  irréductibles  de  la 
doctrine  monophysite.  Et  les  jacobites  les  tenaient 
toujours  pour  adversaires  implacables  de  leur  Église. 
A  l'appui  de  cette  affirmation,  nous  nous  contente- 
rons de  citer  deux  écrivains  jacobites  :  Habib  Abou- 
Raïta,  métropolite  de  Tagrit  (ixe  siècle)  et  le  célèbre 
Barhebrœus.  Le  métropolite  de  Tagrit  fait  une  dis 
tinction  nette  entre  maronites  et  monophysites;  il 
appelle  les  premiers  chalcédoniens,  attachés  à  l'im- 
piété du  concile  de  Chalcédoine.  (Voir  ses  opuscules 
théologiques,  parmi  les  mss.  arabes  de  la  Bibliothèque 
nationale  de  Paris,  ms.  169,  fol.  86  v-87  r°.)  Quant  à 
Barhebrseus  (t  1286),  il  démontre  que  la  différence 
de  confession  entre  maronites  et  jacobites  existait 
encore  de  son  temps.  A  propos  de  Théophile  d'Édesse 
(t  785),  il  écrit  :  «  En  ce  temps  (sous  le  calife  abbaside 
Al-Mohdi,  775-785),  s'illustra  Théophile,  fils  de  Tho- 
mas d'Édesse.  C'était  un  astronome  consommé;  mais 
il  partagea  l'hérésie  des  maronites.  Il  écrivit  en  syriaque 
une  remarquable  chronique,  bien  qu'il  y  calomnie  et 
invective  les  orthodoxes  (monophysites).  »  Chronicon 
syriacum,  p.  126-127.  Voir  aussi  son  Histoire  des 
Dynasties,  édit.  Salhani,  Beyrouth,  1890,  p.  220.  Le 
langage  de  Barhebrœus  montre  bien  que,   pas  plus 


au  xjii»  qu'au  vme  ou  ix"  siècles,  les  maronites  n'étaient 
partisans  de  la  doctrine  monophysite  de  son  Église. 
A  ses  yeux,  ils  étaient  des  hétérodoxes,  autrement 
dit,  des  dyophysites  ou  chalcédoniens. 

Il  y  aurait  donc  grave  injustice  à  vouloir  accuser 
les  maronites  de  monophysisme  ou  à  prétendre  que, 
devant  les  terribles  menaces  d'Héraclius,  ils  n'ont 
accepté  qu'apparemment  le  concile  de  Chalcédoine 
(Cl.  J.  David,  op.  cit.,  p.  94  sq.  ;  J.  B.  Chabot,  Chroni- 
que de  Michel  Syrien,  t.  n,  Paris  1901,  p.  493,  n.  2). 
Les  arguments  apportés  à  l'appui  d'un  monophysisme 
maronite  sont  si  opposés  aux  données  certaines  de 
l'histoire  que  le  patriarche  syrien  d'Antioche,  Ignace 
Éphrem  II  Rahmani,  et  le  P.  S.  Vailhé  n'en  tiennent 
aucun  compte.  Or,  ces  deux  savants  ne  sauraient  être 
suspectés  de  complaisance  pour  la  cause  de  la  perpé- 
tuelle orthodoxie  des  maronites.  «  Les  Syro-maronites. 
dit  Mgr  Rahmani,  forment  une  branche  de  l'Église 
syrienne  d'Antioche.  Ils  s'illustrèrent  par  leur  atta- 
chement au  concile  œcuménique  de  Chalcédoine  et  à 
la  lettre  du  pape  saint  Léon,  qui  renferme  la  doctrine 
orthodoxe  concernant  les  deux  natures  de  Notre  - 
Seigneur  dans  l'unité  d'une  seule  personne  et  qui  est 
connue  sous  le  nom  de  Tomus.  »  Les  liturgies  orien- 
tales et  occidentales  (en  arabe),  Charfet  (Liban),  1924, 
p.  407.  —  «  Jamais  on  n'a  accusé,  dit  le  P  Vailhé,  ou 
du  moins  on  n'aurait  dû  accuser  les  moines  du  couvent 
de  Saint-Maron  d'avoir  attaqué  directement  la  doc- 
trine définie  par  le  concile  de  Chalcédoine.  Je  souligne 
le  mot  directement,  car  il  est  indéniable  que,  indirec- 
tement, le  monothélisme  sape  bien  la  doctrine  des 
deux  natures.  Et  jamais,  non  plus,  on  n'a  pu  les 
accuser  d'être  monothélites  au  vi°  siècle,  alors  que  les 
premiers  germes  de  cette  hérésie  —  en  tant  qu'elle  se 
distingue  du  monophysisme  —  sont  saisis  pour  la  pre- 
mière fois  vers  l'année  616...  Si  les  maronites  accep- 
taient la  doctrine  de  Chalcédoine  et  étaient  d'accord 
avec  le  pouvoir  impérial  de  Constantinople,  vers  la 
fin  du  vie  siècle,  il  en  était  de  même  encore  trente 
ou  quarante  années  plus  tard,  de  629  à  634,  pendant 
lé  long  séjour  que  fit  Héraclius  en  Syrie.  »  Loc.  cit., 
p.  260. 

De  tout  ce  qui  précède  on  peut  conclure  que  le 
monophysisme  des  maronites  est  une  pure  légende; 
et  que  la  continuité  de  leur  orthodoxie  jusqu  au  début 
du  vne  siècle  est  reconnue  par  tous  les  historiens  de 
notre  époque.  Mais  l'accord  de  ces  derniers  cesse  avec 
l'affaire  monothélite. 

IV.  Les  maronites  et  le  monothélisme.  — ■  Un 
certain  nombre  d'écrivains  ont  attribué  au  mono- 
thélisme l'érection  d'une  Église  maronite,  en  face  des 
deux  autres  Églises  de  la  Syrie,  l'Église  officielle  et 
l'Église  jacobite. 

Cette  question  a  soulevé,  notamment  depuis  le 
xvne  siècle,  de  fréquentes  et  âpres  polémiques. 

La  plupart  des  historiens,  partisans  ou  adversaires 
de  la  perpétuelle  orthodoxie  des  maronites,  se  sont 
simplement  appliqués  à  réunir  des  textes  anciens  ou 
modernes,  à  en  établir  la  portée  ou  à  l'infirmer,  sans 
toujours  bien  faire  entre  eux  le  triage  qui  s'imposait. 
Ils  ont  ainsi  utilisé  des  documents  faux  ou  interpolés 
et  en  ont  écarté  d'autres  dont  l'authenticité  est  incon- 
testable. 

Une  autre  méthode  a  consisté  à  tenter  une  concilia- 
tion entre  les  textes,  et  à  sauvegarder  la  thèse  de  l'or- 
thodoxie des  maronites  en  donnant  au  monothé- 
lisme qu'on  leur  attribue  un  sens  moral,  différent  de 
celui  qu'a  condamné  l'Église.  Le  premier  qui,  à  notre 
connaissance,  ait  proposé  cette  explication  est  un 
savant  maronite  du  xvne  siècle,  Faustus  Naironus, 
Dissertatio  de  origine,  nomine,  ac  religione  maronita- 
rum,  Rome,  1679,  p.  95-96.  Le  patriarche  Douaïhi 
(t  1704)  a  adopté  cette  explication  pou     nterpréter 


9       MARONITE    (ÉGLISE),    LES    MARONITES    ET    LE    MONOTHÉLISME       10 


certains  textes  anciens.  Dé/ense  de  la  nation  maronite, 
ms.  Val.  syr.  396,  fol.  25-27.  Récemment,  un  arche- 
vêque maronite,  Mgr  Joseph  Darian  (t  1920),  a  repris 
l'idée  du  monothélisme  moral  des  maronites  et  lui  a 
consacré  un  travail,  écrit  en  arabe,  sous  ce  titre  :  La 
substance  des  preuves  évidentes  concernant  la  situation 
du  peuple  maronite,  du  commencement  du  V  jusqu'au 
début  du  xiii'  siècle  [Le  Caire,  1912). 

La  théorie  énoncée  par  N'aironus  et  Douaïhi,  déve- 
loppée ensuite  par  Mgr  Darian,  ne  manque  pas  de 
fondement.  Mais  pour  bien  l'exposer,  il  faut  tenir 
compte  de  tous  les  aspects  du  problème.  Il  est  néces- 
saire, notamment,  de  mettre  en  relief  les  circons- 
tnaces  de  temps  et  de  lieu,  au  milieu  desquelles 
l'Église  maronite  s'est  formée,  a  pris  conscience 
d'elle-même  et  a  conduit  sa  destinée.  En  négligeant 
ces  circonstances,  en  effet,  ou  en  les  sous-estimant,  on 
s'expose  à  ne  rien  comprendre  à  l'histoire  des  maro- 
nites, et  surtout  à  connaître  bien  mal  leur  pensée 
religieuse.  Nous  allons  tâcher  de  préciser  ici  les  points 
essentiels  de  cette  question  si  débattue,  en  évitant 
de  nous  laisser  entraîner  aux  détails  inutiles. 

Tout  d'abord,  on  pourrait  dire  que  la  discussion 
concernant  l'existence  de  deux  volontés  dans  le 
Christ  n'arriva  pas  en  Syrie  avant  l'an  727,  plus 
d'un  siècle,  par  conséquent,  après  l'apparition  du 
monothélisme  en  pays  byzantin,  puisque  les  pre- 
miers germes  de  cette  doctrine  se  manifestent  dès 
616,  lors  des  négociations  de  Sergius,  patriarche  de 
Constantinople,  avec  Théodore,  évêque  de  Pharan. 
S.  Maximi  conf essor is  disputât io  cum  Pyrrho,  P.  G., 
t.  xci,  col.  289,  332;  cf.  S.  Vailhé,  Sophrone  le 
sophiste  et  Sophrone  le  patriarche,  dans  la  Revue  de 
l'Orient  chrétien,  1903,  t.  vm,  p.  37  sq. 

Et  voici  les  raisons  sur  lesquelles  nous  nous  fon-» 
dons.  —  1.  —  On  n'ignore  pas  la  situation  de  la 
Syrie  dans  les  premières  années  du  vn°  siècle.  Elle 
était  devenue  un  théâtre  de  guerres  et  de  troubles 
de  toutes  sortes.  Au  dehors,  les  attaques  des  Perses; 
au  dedans,  les  rapines  et  les  tueries.  Le  patriarche 
lui-même,  Anastase  II,  ne  fut  point  épargné,  et  sa 
mort  laissa  le  siège  officiel  d'Orient  inoccupé.  Cf.  Du- 
chesne,  L'Église  au  vi"  siècle,  Paris,  1925,  p.  370- 
373.  Il  ne  restait  plus  qu'un  seul  patriarche  d'An- 
tioche,  celui  des  jacobites.  C'était  alors  Athanase 
le  Chamelier.  Les  Perses  le  couvraient  d'une  cer- 
taine protection,  les  jacobites  n'ayant  pas  cause 
commune  avec  Constantinople.  Les  campagnes  de 
622-628,  couronnées  par  la  victoire  d'Héraclius  sur 
Chrosroès,  changèrent  la  situation  :  l'autorité  byzan- 
tine fut  rétablie.  Barhebrœus  nous  raconte  comment, 
à  la  suite  de  cette  victoire  décisive,  Héraclius,  sans 
parler  le  moins  du  monde  d'une  ou  de  deux  volontés 
dans  le  Christ,  essaya  à  Édesse  et  à  Mabboug  de  faire 
accepter  par  les  monophysites  le  concile  de  Chalcé- 
doine.  Voir  ci-dessus,  col.  6.  Le  récit  de  Barhe- 
brœus est  relaté,  avec  quelques  divergences,  il  est 
vrai,  dans  la  Chronique  de  Michel  le  Syrien.  Cepen- 
dant, les  deux  chroniqueurs  ont  la  même  source 
d'information,  les  annales  du  patriarche  Denys  de 
Tell-Mahré.  Voici  le  récit  tel  qu'il  est  rapporté  par 
Michel  :  «  L'empereur  (Héraclius)  s'en  étant  allé  à 
Mabboug  (Hiérapolis),  le  patriarche  Mar  Athanasius 
alla  le  trouver  avec  douze  évêques...  ils  restèrent  près 
de  lui  à  discuter  pendant  douze  jours.  Il  leur  demanda 
un  libellé  de  leur  croyance  et  ils  lui  donnèrent  celui 
qui  est  écrit  plus  haut.  Après  l'avoir  lu,  il  loua  leur 
croyance  et  leur  demanda  de  lui  donner  la  communion 
et  d'accepter  l'écrit  qu'il  avait  fait  et  qui  confessait  deux 
natures  unies  dans  le  Christ,  une  volonté  et  une  opération 
selon  Cyrille.  (Il  s'agit  de  YEcthèse).  Quand  ils  virent 
qu'il  était  d'accord  avec  Nestorius  et  Léon,  ils  ne 
l'acceptèrent  pas,  et  Héraclius  s'irrita.   Il  écrivit  par 


tout  son  empire  qu'on  devait  couper  le  nez  et  les 
oreilles  et  piller  la  maison  de  quiconque  n'adhérait 
pas  au  concile  de  Chalcédoine.  Cette  persécution  dura 
longtemps,  et  beaucoup  de  moines  adhérèrent  au 
synode.  Les  moines  de  Beth  Maron  (maronites),  de 
Mabboug,  d'Émôsc  et  des  pays  du  sud  laissèrent 
paraître  leur  malice  :  un  grand  nombre  d'entre  eux 
acceptèrent  le  synode  et  s'emparèrent  de  la  plupart  des 
églises  et  des  monastères.  Héraclius  ne  permettait 
pas  aux  orthodoxes  (les  jacobites)  de  se  présenter 
devant  lui  et  n'accueillait  pas  leurs  plaintes  au 
sujet  du  vol  de  leurs  églises...  »  Chronique,  édit. 
Chabot,  texte,  t.  iv,  p.  403-410;  traduct.,  t.  n, 
p.  412. 

Le  P.  Vailhé  tire  de  ce  passage,  entre  autres,  la 
conclusion  suivante  :  «  Nous  voyons  poindre  dans  les 
propositions  faites  par  Héraclius  au  patriarche 
jacobite,  Athanase,  les  idées  fondamentales  du  mono- 
thélisme. Et  ces  idées,  nous  savons  aujourd'hui  que, 
d'accord  avec  Sergius,  patriarche  de  Constantinople, 
Héraclius  travailla  à  les  répandre  parmi  ses  sujets  à 
partir  de  l'année  616,  afin  de  gagner  à  lui  les  Églises 
séparées  des  arméniens,  des  jacobites  et  des  coptes, 
bref  toutes  les  fractions  du  parti  monophysite.  Dès 
lors,  quiconque  était  pour  les  idées  religieuses  de 
l'empereur  Héraclius  embrassait  par  le  fait  même 
l'hérésie  monothélite,  tout  en  maintenant  la  doctrine 
de  Chalcédoine.  Et  comme  les  moines  du  monastère 
Saint-Maron  sont  désignés  nommément  parmi  les 
adhérents  du  souverain  byzantin,  ils  sont  aussi,  par 
le  fait  même,  comptés  au  nombre  des  monothélites  » 
L'Église  maronite,  du  v»  au  IXe  siècle,  dans  les 
Échos  d'Orient,  1906,  t.  ix,  p.  261. 

Le  passage  sur  lequel  s'appuie  le  P.  Vailhé  condui- 
rait bien  à  une  telle  conclusion.  Mais  le  même  récit 
tel  qu'il  est  donné  par  Barhebrœus  ne  l'autorise  pas. 
Voir  plus  haut,  col.  6,  le  texte  de  Barhebrœus.  Or, 
nous  croyons  la  leçon  de  ce  dernier  plus  exacte  que 
celle  de  Michel  le  Syrien. 

En  effet,  a)  le  texte  de  Michel  le  Syrien  renferme 
des  inexactitudes  en  opposition  évidente  avec  les 
données  historiques  certaines  que  nous  possédons 
sur  YEcthèse  et  les  moines  de  Beth-Maron.  L'entrevue 
de  l'empereur  et  du  patriarche  Athanase  (t  631) 
eut  lieu,  entre  629  et  631,  bien  avant  la  publication 
de  YEcthèse.  Composée  en  636,  celle-ci  ne  fut  pro- 
mulguée qu'en  638.  Cf.  Mansi,  Concil.,  t.  xr,  col.  9. 
Sur  la  date  de  la  mort  du  patriarche  Athanase,  voir 
Barhebrœus,  Chronicon  ecclesiasticum,  t.  i,  col.  275- 
276;  Chronique  de  Michel  le  Syrien,  texte,  t.  iv,  p.  414; 
traduction,  t.  u,  p.  419.  Quant  aux  moines  de 
Beth-Maron,  ils  avaient  toujours  défendu  la  doctrine 
chalcédonienne.  Ce  ne  fut  donc  pas  à  la  suite  de 
l'entrevue  de  Mabboug,  comme  le  ferait  croire  le 
texte  de  Michel  le  Syrien,  qu'ils  acceptèrent  le  concile 
de  451.  Ce  texte  est  si  peu  conforme  à  la  vérité  que  le 
P.  Vailhé  lui-même  ajoute  à  cet  endroit  une  remarque 
fort  juste  «  Ceci  ne  doit  pas  s'entendre,  dit-il,  des 
moines  maronites,  qui  recevaient  le  concile  de  Chal- 
cédoine, ainsi  que  nous  l'avons  vu,  mais  de  quelques 
couvents  jacobites.  »  L'Église  maronite,  du  v  au 
IXe  siècle,  loc.  cit.,  p.  261,  n.  1. 

b)  Le  même  texte  — ■  d'accord  sur  ce  point  avec  le 
récit  de  Barhebrœus  —  fait  décréter  par  Héraclius 
«  qu'on  devait  couper  le  nez  et  les  oreilles  et  piller 
la  maison  de  quiconque  n'adhérait  pas  au  concile  de 
Chalcédoine  ».  Pourquoi,  dans  ce  décret  adressé  à  tous 
ses  sujets,  l'empereur  n'a-t-il  plus  imposé,  comme  il 
venait  d'enjoindre  au  patriarche  Athanase  et  à  ses 
évêques  de  l'accepter,  la  formule  d'une  volonté  et 
d'une  énergie  dans  le  Christ? 

c)  Tell-Mahré,  nous  le  verrons  plus  loin,  affirme 
que  la  question  monothélite  arriva  en  Syrie  l'an  727, 


11      MARONITE    (ÉGLISE),   LES    MARONITES    ET    LE    MONOTETÉLISME      12 


et  cette  indication  figure  dans  sa  chronique,  reproduite 
par  Michel  le  Syrien  lui-même. 

Toutes  ces  raisons  démontrent  que  le  texte  de  Tell- 
Mahré,  conservé  dans  la  chronique  de  Michel  le  Syrien, 
a  subi,  à  cet  endroit,  des  retouches  et  des  interpola- 
tions. Par  conséquent,  suivant  le  récit  de  Barhebrœus, 
il  reste  acquis  qu'à  la  conférence  de  Mabboug  il  ne 
fut  point  question   de  monothéiisme. 

Il  est  vrai,  Théophane  et  quelques  autres  chrono- 
graphes  après  lui,  comme  Georges  Hamartolos  et 
Cédrénus,  P.  G.,  t.  ex,  col.  836  et  t.  cxxi,  col.  805, 
donnent  de  ces  négociations  de  Mabboug  (Hiérapolis) 
un  récit  tout  différent;  mais  ils  contiennent  trop 
d'inexactitudes  et  d'anachronisines  pour  qu'on  puisse 
y  ajouter  foi.  Cf.  Hefele-Leclercq,  Histoire  des  conciles, 
t.  m,  p.  337-338 ;Duchesne,  loc.  cit.,  p.  397,  n.  2. 

Les  textes  de  Théophane  et  des  autres  chrono  i 
graphes  seraient-ils  de  moins  mauvaise  apparence,  il 
n'en  resterait  pas  moins  que  le  témoignage  d'un 
patriarche,  tel  qu'est  Denys  de  Tell-Mahré,  concernant 
un  fait  relatif  a  son  Église,  serait  d'un  tout  autre 
poids  que  celui  d'un  simple  chroniqueur,  et,  à  plus 
forte  raison,   d'un  chroniqueur  étranger. 

2.  —  A  la  conférence  contradictoire  tenue,  en  659, 
devant  le  calife  Moawiah,  à  Damas  (voir  ci-dessus, 
col.  7),  il  ne  fut  point  question  des  énergies  et  des 
volontés  du  Christ.  Or,  si  les  maronites  avaient  tant 
soit  peu  admis  ou  professé  le  monothéiisme,  il  eût 
été  facile  aux  jacobites  de  prendre  l'avantage  sur 
eux,  l'unité  physique  des  volontés  conduisant,  par  une 
conséquence  logique,  à  l'unité  des  natures.  Aussi  les 
adversaires  des  maronites  ne  manqueront-ils  pas  de 
faire  valoir  cette  conclusion,  lorsque,  plus  tard,  la 
discussion  monothélite  sera  soulevée  en  Syrie.  Voir 
Tell-Mahré,  dans  Michel  le  Syrien,  texte,  t.  iv,  p.  459- 
460;  trad.,  t.  n,  p.  494;  cf.  aussi  Germain  de  Cons- 
tantinople  (715-730),  De  heeresibus  et  synodis  dans 
P.  G.,  t.  xcvm,  col.  81. 

3.  —  Un  interrogatoire  subi,  au  VIe  concile  œcu- 
ménique, par  un  certain  Constantin,  prêtre  d'Apamée 
de  la  Syrie  seconde,  renforce  encore  nos  conclusions. 
Texte  dans  Mansi,  op.  cit.,  t.  xi,  col.  618-619.  — 
Il  appert  de  ce  long  interrogatoire  que  le  prêtre 
d'Apamée,  tout  en  parlant  en  son  propre  nom, 
cherchait  à  trouver  un  terrain  de  conciliation  pour 
réunir  les  divers  groupes  qui  divisaient  l'Église.  Il 
admettait  volontiers  qu'avant  sa  mort  le  Christ  avait 
bien  possédé  deux  volontés,  mais  qu'il  perdit  sur  la 
croix,  avec  sa  chair  et  son  sang,  la  volonté  humaine. 
Ce  dernier  point,  le  prêtre  Constantin  dut  l'apprendre 
de  Macaire,  patriarche  d'Antioche,  qui  en  résidence 
dans  quelque  monastère  de  Constantinople,  ne  mit 
jamais  les  pieds  en  Syrie.  Quoi  qu'il  en  soit,  un  fait 
doit  être  retenu,  c'est  que  le  prêtre  Constantin  ne  se 
réclame  pas,  pour  son  monothéiisme,  des  chefs  reli- 
gieux de  la  région  d'Apamée,  centre  de  l'activité 
des  moines  maronites,  mais  de  l'autorité  de  Macaire. 

Au  demeurant,  si  les  Pères  du  concile  avaient  eu 
vent  d'une  prédication  monothélite  en  Syrie,  ils 
n'auraient  point  négligé  de  lui  demander  quelques 
explications  à  ce  sujet.  Pareil  silence  sur  une  ques- 
tion qui  agitait  l'Église  et  l'empire  est  hautement 
significatif. 

4.  —  Les  conciles  assemblés  au  cours  du  vu»  siècle 
pour  la  question  monothélite  ne  font  aucune  allusion 
à  l'existence  d'une  telle  doctrine  en  Syrie.  Comment 
expliquer  l'attitude  des  Pères,  si,  vraiment,  il  se  trou 
vait  dans  cette  région  quelques  partisans  de  la  nouvelle 
doctrine?  Cette  attitude  serait  d'autant  moins  com- 
préhensible que  l'épiscopat  n'entendait  faire  grâce  à 
aucun  fauteur  de  schisme  ou  d'hérésie,  témoin  l'inci- 
dent provoqué,  à  la  xvie  session  du  VIe  concile,  par 
Georges,   patriarche   de   Constantinople.    Ce   dernier, 


ayant  demandé  à  l'assemblée  de  passer  sous  silence, 
dans  les  anathèmes,  les  noms  de  ses  prédécesseurs, 
Sergius,  Pyrrhus,  Paul  et  Pierre,  fut  mis  en  minorité 
et  le  concile  les  condamna  nominativement. 

5.  —  Enfin,  nous  avons,  dans  les  Annales  de  Denys 
de  Tell-Mahré,  un  passage  qui,  précisément,  nous  dit 
comment  et  à  quelle  époque  la  question  monothélite 
pénétra  en  Syrie  :  «  Quoique  nous  ayons  déjà  parlé, 
dit-il,  de  l'hérésie  de  Maximus  (Maxime  le  Confesseur) 
et  de  la  manière  dont  Constantinus  (Constantin  Pogo- 
nat)  l'introduisit  dans  les  Églises  des  Romains,  après 
qu'elle  avait  été  écartée  par  son  père  Constant,  nous 
devons  maintenant  faire  connaître  le  schisme  qui 
survint  parmi  eux  (les  chalcédoniens)  en  cette  année 
1038  (=  727  de  J.-C),  à  propos  de  cette  hérésie  et  de 
l'expression  qui  as  été  crucifié.  Dans  les  pays  des 
Romains,  cette  opinion  régnait  depuis  le  temps  de 
Constant[inus],  mais  dans  les  régions  de  Syrie,  elle 
n'était  pas  admise.  Elle  y  fut  semée  maintenant  par  les 
prisonniers  et  les  captifs  que  les  troupes  de  Taiyayé 
(Arabes)  amenaient  et  faisaient  habiter  en  Syrie.  Sans 
doute  à  cause  de  l'estime  de  l'empire  des  Romains, 
ceux  qui  se  laissèrent  pervertir  par  cette  opinion 
(le  dyothélisme)  et  l'acceptèrent  furent  surtout  les 
citadins  et  leurs  évêques,  et  les  chefs.  L'un  de  ceux-ci 
était  Sergius,  fils  de  Mançour,  qui  opprimait  beaucoup 
les  fidèles  qui  étaient  à  Damas  et  à  Émèse,  et  non 
seulement  leur  fit  effacer  du  Trisagion  l'expression 
ô  a~oi.upo)Qzlç,  (qui  as  été  crucifié),  mais  entraîna  aussi 
plusieurs  des  nôtres  à  son  hérésie.  Cette  hérésie 
pervertit  aussi  les  sièges  de  Jérusalem,  d'Antioche, 
d'Édesse  et  d'autres  villes,  que  les  chalcédoniens 
occupaient  depuis  l'époque  de  l'empereur  Héraclius.  » 
Dans  la  Chronique  de  Michel  le  Syrien,  texte,  t.  iv, 
p.  457-458;  trad.,  t.  n,  p.  492-493. 

L'importance  de  ce  témoignage  n'échappe  à  per- 
sonne, l'auteur  de  ces  annales  ayant  été  mêlé  de  très 
près  aux  affaires  religieuses  de  la  Syrie,  à  une  époque 
assez  rapprochée  des  événements.  En  effet,  Denys, 
né  dans  la  seconde  moitié  du  vin8  siècle  à  Tell-Mahré, 
village  situé  sur  le  Balikh  (un  affluent  de  I'Euphrate), 
non  loin  de  Callinice,  fit  ses  études  au  couvent  de 
Kennesré,  qui  était  un  centre  de  culture  intellectuelle, 
à  quelques  kilomètres  d'Alep.  Puis,  élevé  en  818  à  la 
dignité  patriarcale,  il  gouverna  l'Église  jacobite 
jusqu'à  sa  mort,  survenue  le  22  août  845.  Cf.  J.-B.  Cha- 
bot, Chronique  de  Denys  de  Tell-Mahré,  Paris,  1895, 
p.  ix-xxvm;  Rubens  Duval,  La  littérature  syriaque, 
Paris,  1907,  p.  388-389.  On  ne  peut  donc  mettre  en 
doute  son  autorité  pour  des  choses  qu'il  n'avait  pas 
d'intérêt  à  exagérer  ou  à  atténuer. 

L'ensemble  de  ces  documents  nous  mène  à  cette 
conclusion  :  au  vu6  siècle,  la  question  monothélite 
n'était  pas  encore  soulevée  en  Syrie.  Submergée  de 
tous  côtés  par  les  invasions  arabes,  coupée  de  commu- 
nications avec  le  reste  de  la  chrétienté,  cette  région 
demeurait  étrangère  aux  discussions  christologiques  de 
Byzance.  On  y  était  resté  tel  qu'avant  l'invasion 
arabe  :  chalcédonien  ou  jacobite,  sans  s'occuper  le 
moins  du  monde  du  monothéiisme  ou  du  dyothélisme. 
C'est  en  727  que  la  controverse  dyothélite  y  fut  portée 
par  les  prisonniers  des  Arabes.  Cf.  Darian,  op.  cit., 
p.  133-143. 

Voilà  les  faits.  Il  reste  à  voir  comment  cette  dis- 
cussion fut  comprise  et  accueillie  par  les  maronites. 
C'est  encore  le  patriarche  Denys  de  Tell-Mahré  qui 
va  nous  renseigner.  Au  passage  que  nous  venons  de 
citer  il  ajoute  :  «  Les  moines  de  Beth  Maron  (maronites) 
et  l'évêque  de  ce  couvent,  et  quelques  autres  n'accep- 
tèrent point,  cette  opinion  (les  deux  volontés),  mais 
la  plupart  des  citadins  et  leurs  évêques  l'acceptèrent. 
Combien  d'anathèmes  (furent  portés),  combien  de 
rixes  eurent  lieu  jusqu'à  présent,    on   ne  peut  l'énu- 


î: 


MARONITE   (ÉGLISE),   LES  MARONITES  ET   LE   MONOTHÉLISME 


14 


mérer  ni  le  supputer.  Dans  la  discussion,  les  chalcé- 
doniens  du  parti  de  Beth-Maron  invectivaient  les 
maximites  (partisans  de  la  doctrine  de  Maxime  le 
Confesseur)  :  Vous  êtes,  des  nestoriens,  les  compa- 
gnons des  païens  et  des  juifs.  Vous  ne  dites  pas  que  le 
Christ  est  Dieu,  qu'il  est  né  de  la  Vierge,  qu'il  a  souffert. 
et  a  été  crucifié  dans  la  chair,  mais  qu'il  est  un  homme 
ordinaire,  une  personne  particulière,  abandonnée 
au  loin  par  Dieu,  qui  craignait  et  redoutait  la  mort 
et  criait  pour  cela  :  «  Mon  l'ère  I  s'il  est  possible, 
que  ce  calice  passe  loin  de  moi,  toutefois  que  ta 
volonté  soit  faite  et  non  la  mienne  »,  comme  si  autre 
et  autre  étaient  les  volontés  du  Père  et  du  Fils;  c'est- 
à-dire  qu'  il  y  aurait  dans  le  Christ  deux  volontés  séparées 
et  opposées,  ou  même  ennemies,  et  en  lutte  l'une  contre 
l'autre.      Texte,  t.  iv,  p.  458-459;  trad.,  t.  n,  p.  493-494. 

Pour  bien  juger  de  la  situation  des  maronites  à  cette 
époque,  il  faut  se  reporter  quelques  siècles  en  arrière 
et  se  mettre  dans  leur  état  d'esprit.  En  cette  période, 
les  luttes  religieuses  avaient  marqué  le  point  culminant 
d'une  irréductible  hostilité  entre  les  diverses  confes- 
sions chrétiennes  du  patriarcat  d'Antioche.  Chalcé- 
doniens,  nestoriens  et  jacobites  formaient  trois 
Églises  rivales;  ils  s'étaient  bien  organisés  pour  la 
défense  de  leurs  idées  respectives.  Il  ne  fallait  pas 
toucher  à  leurs  sentiments  religieux,  toujours  à  fleur 
d'épiderme.  Les  partisans  des  deux  natures  dans  le 
Christ,  tenant  le  milieu  entre  les  deux  autres  groupes, 
pouvaient  toujours  craindre  de  dépasser  la  mesure, 
ne  fût-ce  que  par  gaucherie  ou  excès  de  langage. 
Aussi,  un  certain  nombre  d'entre  eux  abhorraient 
toute  nouveauté  doctrinale,  même  de  pure  forme  ou 
de  simple  expression.  Le  VIe  concile  n'ayant  pu  être 
promulgué  en  Syrie,  ils  vivaient  uniquement  sur  les 
définitions  des  cinq  premiers:  ils  se  cramponnaient  à 
la  doctrine  de  Chalcédoine  et  ne  voulaient  rien  savoir 
au  delà.  Or,  sur  ces  entrefaites,  des  prisonniers, 
qui  n'étaient  investis  d'aucune  autorité  hiérarchique, 
arrivaient  en  Syrie  et  se  mettaient  à  parler  d'un 
dogme  des  deux  volontés.  Il  n'en  fallait  pas  plus  pour 
mettre  le  feu  aux  poudres.  Les  maronites,  peu  habi- 
tués à  un  tel  langage,  n'y  virent  qu'une  sorte  de 
dualisme  dans  le  Christ.  Pour  eux,  c'était  le  nesto- 
rianisme.  •  Vous  êtes  des  nestoriens  »,  disaient-ils 
aux  maximites.  Et  alors,  les  chalcédoniens  se  divi- 
sèrent en  deux  fractions,  argumentant  les  uns  contre 
les  autres,  sans  pouvoir  se  comprendre.  Ils  étaient, 
pourtant,  d'accord  sur  le  fond;  car,  ce  que  les  maro- 
nites contestaient,  ce  n'était  pas  le  dyothélisme 
physique  dans  le  Christ;  ils  refusaient  seulement 
d'admettre  la  coexistence  de  deux  volontés  ennemies, 
c'est-à-dire  :  l'antithèse  de  la  volonté  divine  et  de  la 
volonté  humaine.  Mais,  dans  réchauffement  de  la 
polémique  et  de  la  passion  religieuse,  au  lieu  de  cher- 
cher la  solution  de  la  difficulté,  on  n'avait  rien  tant  à 
cœur  que  de  faire  mieux  valoir  ses  idées  pour  désarmer 
et  acculer  à  l'absurde  la  partie  adverse.  De  fait,  tout 
en  ignorant  le  VI0  concile,  les  maronites  avaient  la 
pensée  conforme  à  sa  doctrine. 

Tel  fut  et  tel  a  toujours  été  le  fond  de  la  pensée 
maronite.  Les  quelques  documents  que  nous  possé- 
dons permettent  bien  d'en  vérifier  la  continuité  au 
cours  des  siècles.  -  -  Le  premier  de  ces  documents 
est  un  missel  dont  se  servaient  au  xie  siècle  les 
maronites  et  qui  était,  sinon  comme  ms.,  au  moins 
comme  composition,  antérieur  à  cette  époque.  Le 
patriarche  Douaïhi  (f  1704)  a  eu  ce  missel  entre  les 
mains  et  nous  en  a  conservé  un  passage  tiré  d'une 
hymne  de  la  messe  des  catéchumènes.  Nous  en  donne- 
rons une  traduction  littérale  pour  conserver  au  texte 
syriaque  toute  sa  saveur  originale  : 
Le  Miséricordieux,  qui  en  Marie  a  habité  pauvrement 
Et,   comme   homme,   est   sorti   de   son  sein   humblement, 


Est  venu  au  monde  par  miracle  et  merveilleusement 
Dans  l'union  des  deux  natures  véritablement, 

[blement 
Ayant  une  seule   personne,  une   seule   volonté  il  a  eu  dou- 
Avec  les  propriétés  des  deux  natures  indivisiblement. 
Les  natures  demeurent  en  une  seule  hypostase  divinement, 
Reconnues  sans  désunion  ni  confusion. 
Par  la  nature  divine,  il  a  fait  des  prodiges  divinement, 
Par  la  nature  humaine,  il  a  enduré  des  souffrances  humai- 

[nement. 
Paul  a  dit  :  il  s'est  fait  semblable  à  nous  entièrement, 

I  Iormis  le  péché,  l'iniquité  et  L'impiété,  véritablement. 

Ms.  396,  fol.  24. 

L'auteur  de  cette  hymne,  il  est  facile  de  le  voir, 
a  pour  préoccupation  constante  de  proclamer  la  doc- 
trine des  deux  natures,  dans  l'unité  d'une  seule 
personne,  mais  agissant  chacune  pour  son  compte. 
L'on  sent  bien  qu'il  se  trouve  en  face  de  nestoriens 
et  de  monophysites.  C'est  pourquoi,  tout  en  affir- 
mant le  dogme  des  deux  natures  complètes,  entiè- 
rement distinctes  l'une  de  l'autre,  il  insiste  sur 
l'idée  d'une  parfaite  harmonie  entre  elles.  Le  Christ 
est  à  la  fois  Dieu  et  homme;  il  possède  une  volonté 
double,  mais  cette  volonté  est  une  dans  ce  sens  que 
la  faculté  humaine  est  irrévocablement  soumise  à  la 
divinité.  Aussi,  dans  la  pensée  maronite,  l'unité  de 
volonté  ne  peut-elle  être  entendue  qu'au  sens  mo- 
ral, car  l'auteur  ne  met  pas  en  doute  l'existence  de 
la  volonté  humaine  en  tant  que  puissance  physique. 
Autrement,  comment  expliquer  le  contexte  :  une 
seule  volonté  il  a  eu  doublement,  avec  les  propriétés 
des  deux  natures  sans  division,  sans  confusion,  il  s'est 
fait  semblable  à  nous  en  toutes  choses,  hormis  le 
péché? 

Un  deuxième  texte  est  emprunté  à  l'ancienne 
collection  canonique  des  maronites,  traduite  du 
syriaque  en  arabe  vers  1058  de  J.-C.  et  connue 
sous-  les  noms  de  Livre  de  la  direction,  Livre  de  la  loi  ou 
Livre  de  la  perfection.  Cette  collection  est  encore 
inédite.  Il  en  existe  plusieurs  exemplaires.  Nous  cite- 
rons celui  de  la  Vaticane  (Vat.  sur.  133),  exécuté  en 
1402.  Voici  la  traduction  du  texte  qui  concerne  notre 
sujet     : 

Il  faut  parler  de  l'incarnation  du  Christ...  Nous  croyons 
qu'il  est  l'une  des  trois  personnes  glorieuses,  le  Fils,  le 
Logos  né  du  Père...  Il  descendit  du  ciel...  Il  s'incarna,  par 
(l'opération)  du  Saint-Esprit,  de  la  Vierge  pure  Marie, 
fille  de  Joachim;  il  prit  d'elle  un  corps...  Ce  corps  est  animé 
d'une  âme  raisonnable,  intelligente  et  douée  de  science. 

II  nous  ressemble  en  toutes  choses,  hors  le  péché...  Il  a  une 
seule  personne  et  deux  natures  intelligentes;  il  est  Dieu  et 
homme...  Nous  ne  croyons  cependant  pas  qu'il  est  deux, 
deux  Christs,  deux  personnes,  deux  volontés  et  deux  éner- 
gies. Loin  de  là!  C'est  un  seul  Jésus-Christ,  le  Fils  de  Dieu, 
le  Logos  qui  s'incarna  pour  nous;  une  seule  personne  éter- 
nelle, sans  commencement;  un  homme  d'Adam,  ayant  un 
corps  animé,  sensible.  Il  est  Dieu  parfait...  et  homme  par- 
fait... Les  melkites  et  les  maronites  se  divisèrent  sur  la 
question  d'une  ou  de  deux  volontés  (dans  le  Christ).  Les 
melkites  confessèrent  deux  volontés...,  les  maronites  une 
seule...;  et  chacune  des  deux  parties  alléguait  des  arguments 
à  l'appui  de  sa  thèse...  Les  maronites  disaient  (aux  mel- 
kites) :  Ces  deux  volontés  que  vous  confessez  dans  le 
Christ  doivent  être  ou  conformes,  ou  opposées  l'une  a 
l'autre.  Si  de  tout  point  elles  se  trouvent  conformes  l'une 
à  l'autre,  on  aboutit  à  une  seule  volonté;  mais  sj  elles  sont 
opposées  l'une  à  l'autre,  il  s'ensuit  que  la  nature  divine 
veut  ce  que  ne  veut  pas  la  nature  humaine  et  que  la  nature 
humaine  veut  ce  que  De  veut  pas  la  nature  divine.  S'il 
en  était  ainsi,  il  y  aurait  division  H  opposition,  partant 
deux  (personnes  dans  le  Christ);  et  alors,  l'union  (hypos- 
tatique)  n'existerait  plus,  la  Trinité  deviendrait  i  qua- 
ternité  »  et  l'on  se  trouverait  réduit  au  poinl  de  vue  de 
Nestôrius  et  a  ses  opinions  sur  le  Christ.  Les  maronites 
citaient  à  l'appui  quelques  paroles  du  Christ,  contenues 
dans  le  saint  Evangile  :  Sa  parole  au  lépreux  :  Je  le  veux, 
lorsque  celui-ci  vint  à  lui  en  disant  :  Si  tu  veux,  tu  peux  me 
guérir  (Mat t h.,  vnr,  2-3).        Sa  parole  (à  l'ouvrier)  :  Prends 


MARONITE   (ÉGLISE),    LES  MARONITES   ET   LE   MONOTHÉLISME 


15 

le  salaire  qui  te  revient,  et  va-t-cn  en  paix.  Je  veux  donner 
à  ton  compagnon  autant  qu'à  toi  (Mattli.,  xx,  14).  -  -  Cette 
autre  parole  :  Personne  ne  connaît  le  Père,  si  ce  n'est  le 
Fils  et  celui  à  qui  le  Fils  a  voulu  le  révéler  (Matth.,  xi, 
27)...  Ces  paroles  montrent  bien  qu'il  n'y  a  qu'une  seule 
volonté  par  rapport  aux  choses  indiquées  (fol.  21  v°-31). 

Il  est  évident  que  l'auteur  de  cette  profession  de 
foi  n'avait  pas  connaissance  de  la  doctrine  du  VI"  con- 
cile. Pour  lui,  le  Christ  est  un  homme  parfait  comme 
Dieu  est  parfait;  les  deux  natures  divine  et  humaine 
sont  trop  étroitement  unies  en  lui  pour  qu'on  puisse 
.s'imaginer  le  moindre  désaccord  entre  elles.  Aussi  la 
base  de  l'argumentation  est-elle  toujours  l'impossibi- 
lité absolue  d'une  opposition  entre  les  deux  volontés, 
sans  envisager  particulièrement  la  question  d'une 
puissance  volitive  humaine  dans  le  Christ.  Le  dogme 
des  deux  volontés  physiques  du  Sauveur  se  trouve 
à  l'état  implicite,  comme  il  avait  été  chez  d'autres 
chalcédoniens  avant  les  querelles  monothélites.  On 
n'entend  pas  nier  l'existence  de  la  faculté  de  vou- 
loir humaine,  puisque  le  Christ  possède  toute  notre 
nature,  hors  le  péché.  Ce  que  l'on  nie,  c'est  la  pos- 
sibilité d'un  conflit  qui  opposerait  en  Jésus-Christ 
une  volonté  humaine  à  une  volonté  divine,  car  si 
les  deux  volontés  «  se  trouvent  conformes  l'une  à 
l'autre,  on  aboutit  à  une  seule  volonté  '»;  en  d'autres 
termes,  les  deux  volontés  sont  tellement  unies  qu'on 
ne  saurait  relever  entre  elles  aucune  distinction 
extérieure.  Les  quelques  exemples  tirés  de  l'Évangile 
(pour  étranges  que  paraissent  quelques-uns)  font 
encore  ressortir  la  pensée  des  maronites.  Le  Christ 
agit  en  Dieu  comme  il  agit  en  homme.  Il  exprime 
sa  volonté  lorsqu'il  accomplit  une  action  divine;  il 
l'exprime  également  quand  il  fait  une  action  hu- 
maine. Ainsi,  la  guérison  du  lépreux  provient,  de 
la  volonté  divine  tandis  que  l'octroi  du  salaire  est 
l'œuvre  de  la  volonté  humaine.  Mais  celle-ci  se  trouve 
en  parfaite  harmonie  avec  la  volonté  divine  au  point 
que  le  Christ  ne  possède  qu'une  volonté  dans  le  sens 
de  la  chose  voulue.  Somme  toute,  ce  passage  du  Livre 
de  la  direction  nous  rappelle  le  récit  de  Tell-Mahré  : 
maronites  et  melkites  avaient  été  unis  dans  la  même 
confession  religieuse  ;  ils  se  divisèrent  sur  la  question 
des  deux  volontés,  les  maronites  l'ayant  comprise 
dans  le  sens  de  deux  volontés  adverses. 

Un  troisième  texte  est  emprunté  à  l'ouvrage  connu 
sous  le  nom  de  Dix  chapitres,  composé  au  xi»  siècle 
par  un  évêque  maronite,  Thomas  de  Kaphartab. 
C'est  un  ouvrage  inédit,  écrit  en  arabe.  Nous  citerons 
l'exemplaire  conservé,  sous  le  n.  203,  au  fonds  syriaque 
de  la  Bibliothèque  nationale  de  Paris,  exécuté  en 
1781  (=  1470  de  J.-C).  Généralement,  on  invoque 
cet  ouvrage  à  l'appui  de  l'opinion  qui  croit  au  mono- 
thélisme  de  l'Église  maronite.  Il  est  certain  que  la 
lecture  de  quelques  passages  conduirait  à  pareille 
conclusion  les  esprits  peu  avertis  de  la  question.  Il 
faut  le  lire  tout  entier  pour  pouvoir  se  faire  là-dessus 
un  jugement  exact. 

Les  Dix  chapitres  furent  adressés  en  1089  à  Jean  IV, 
patriarche  melkite  d'Antioche.  En  voici  le  thème 
général  :  Jésus-Christ  est  Dieu  parfait,  homme  par- 
fait. Il  nous  est  semblable  en  toutes  choses,  hors  le 
péché.  Il  a  une  seule  volonté,  parce  qu'il  ne  peut  y 
avoir  en  lui  deux  volontés  opposées  l'une  à  l'autre, 
en  d'autres  termes,  deux  volontés  dont  l'une  divine  — 
celle  du  Père  —  et  l'autre  humaine  en  contradiction 
avec  elle.  C'est  qu'en  effet  le  Sauveur  n'a  pas  la 
volonté  d'une  nature  souillée  par  le  péché  comme 
celle  d'Adam  déchu.  La  nature  humaine  du  Christ 
est  pure  de  toute  souillure  originelle. 

Enfin,  il  nous  suffirait,  pour  montrer  encore  la 
continuité  de  la  même  pensée,  de  renvoyer  à  la  recom- 
mandation adressée  par  l'évêque  au  nouveau  prêtre, 


1G 


telle  qu'elle  figurait  dans  les  anciens  rituels  d'ordi- 
nation. Voir,  par  exemple,  un  pontifical  écrit  en  1507 
et  conservé  parmi  les  mss.  de  la  Vaticane,  Vat.  syr., 
48,  fol.  63. 

Voilà  la  doctrine  de  l'Église  maronite.  On  n'a 
jamais  nié  la  volonté  physique  de  la  nature  humaine 
du  Christ.  C'est  l'idée  d'une  antithèse  entre  les  deux 
volontés  de  l'Homme-Dieu  qu'on  ne  veut  pas  admet- 
tre. L'expression  de  cette  idée  est  confuse,  plus  ou 
moins  mal  venue,  il  est  vrai;  mais  il  faut  en  chercher 
la  cause  dans  l'ignorance  des  définitions  conciliaires 
de  680-681.  Même  au  xi"  siècle,  les  maronites  igno- 
raient tout  du  VIe  concile.  C'est  encore  Thomas  de 
Kaphartab  qui  nous  l'apprend  :  «  Jamais,  dit-il, 
les  conciles  n'ont  parlé  de  deux  volontés.  »  Op.  cit., 
fol.  88  v°;  cf.  aussi  fol.  96  v°,  97  r°.  Les  maronites 
en  étaient  tellement  convaincus  qu'ils  se  regardaient 
comme  unis  par  la  foi  aux  «  Francs  »,  c'est-à-dire  aux 
Latins  et  se  trouvant  ainsi  en  parfait  accord  avec 
l'orthodoxie.  Voir  le  même  Thomas  de  Kaphartab, 
op.  cit.,  fol.  86  v°,  100  r°.  C'est  bien  pourquoi,  ils 
accueillirent  à  bras  ouverts  les  premiers  croisés  qui 
arrivèrent  au  Liban  en  1099,  et  leur  rendirent  de 
précieux  services.  Guillaume  de  Tyr,  Hisloria,  1.  XXII, 
c.  vin,  P.  L.,  t.  cci,  col.  855-856;  Lammens,  La  Syrie, 
t.  i,  p.  212.  Puis,  ayant  appris  d'eux  la  doctrine  du 
VIe  concile,  ils  s'empressèrent  de  confesser  explicite- 
ment le  dogme  des  deux  volontés.  Tel  qu'il  était 
expliqué  par  les  Pères,  ce  dogme  s'accordait  fort 
bien  avec  l'idée  que  les  maronites  s'étaient  faite  de 
l'Incarnation.  Voilà  ce  qu'on  appelle  la  conversion 
des  maronites,  racontée  par  le  célèbre  historien  des 
Croisades,  Guillaume  de  Tyr! 

Mais  comment  interpréter,  diront  les  tenants  de 
la  thèse  contraire,  les  documents  qui  témoignent  tout 
court  du  monothélisme  maronite? 

Pour  répondre  à  cette  objection,  il  faut  classer  les 
textes  en  deux  catégories  :  les  textes  de  provenance 
maronite  et  les  ouvrages  des  différents  auteurs  qui  ont 
parlé  des  maronites. 

Pris  séparément,  nous  le  reconnaissons  volontiers, 
certains  textes  maronites,  liturgiques  ou  autres,  pour- 
raient être  cités  en  faveur  du  monothélisme.  Mais  la 
critique  n'admet  pas  la  citation  de  textes  isolés: 
elle  en  exige  l'étude  comparée  avant  de  tirer  les  conclu- 
sions finales.  Or,  si  on  envisageait,  dans  leur  ensemble, 
les  textes  proprement  maronites,  les  éclairant  les 
uns  par  les  autres,  si  même  on  les  rapprochait  d'autres 
documents  et  qu'on  les  replaçât  dans  leur  cadre 
historique,  on  aboutirait  à  cette  conclusion  :  le  mono- 
thélisme condamné  par  le  VI»  concile  n'était  pas  celui 
des  maronites,  ces  derniers  ayant  voulu  proclamer 
seulement  l'union  morale  des  deux  volontés  dans  le 
Christ.  Les  expressions  peu  calculées  et  inexactes  ne 
sauraient  être  comprises  autrement  par  quiconque 
aura  bien  examiné  et  confronté  les  divers  documents 
relatifs  à  cette  question.  D'ailleurs,  une  expression 
mal  venue,  ou  même  une  erreur  positive  dans  un  ms. 
ne  suffirait  point,  à  elle  seule,  pour  taxer  d'hérésie 
une  communauté  ou  une  Église  qui  en  ferait  usage. 
La  faute  devrait  être  rejetée  sur  le  copiste,  attribuée 
à  une  négligence  de  sa  part,  à  son  ignorance,  ou  im- 
putée au  modèle  dont  il  aura  fait  une  reproduction 
servile.  En  Occident,  comme  en  Orient,  les  mss. 
étaient  exécutés  sans  le  contrôle  de  l'autorité  et  l'écri- 
vain seul  y  engageait  sa  responsabilité.  L'erreur 
pouvait  s'y  glisser  d'autant  plus  facilement  que  les 
scribes  cherchaient  parfois  à  utiliser  ou  à  accom- 
moder à  l'usage  de  leurs  Églises  respectives  les 
livres  ecclésiastiques  d'autres  communautés.  Voir, 
par  exemple,  trois  copies  manuscrites  du  Nomocanon 
d'Ibn-Al-'Assal,  copte  monophysite,  adaptées  aux 
besoins  de  l'Église  maronite  et  dont  l'une  exécutée 


i; 


MARONITE   (ÉGLISE),   LES  MARONITES  ET   LE   MONOTHÉLISME 


18 


probablement  au  xm0  siècle  (ms.  Barberini  il  de  la 
Vaticane),  l'antre  en  1475  (ms.  syr.  225  de  la  Biblio- 
thèque nationale  de  Paris)  et  la  troisième  en  1550 
(bibliothèque  du  couvent  de  Koraîm  au  Liban,  citée 
par  Darian,  op.  cit.,  p.  224-229).  Voir  aussi,  à  la 
Vaticane.  le  ms.  rat.  arab.  623.  C'est  un  ouvrage 
d'un  célèbre  écrivain  copte  du  xme-xive  siècle, 
Abou'l-Barakat,  qui  rapporte,  à  la  page  236,  que  les 
jacobites  avaient  remanié  et  adapté  à  leur  Églis  _e 
Commentaire  des  Évangiles,  écrit  par  un  prêtre  nesto- 
rien,  Abou'l-Farag  Ibn-El-Tayyeb. 

Si  de  plus  on  tenait  compte  de  la  situation  des 
maronites,  petit  peuple  entouré  d'hérétiques  et 
d'infidèles,  bouleversé  par  des  siècles  d'oppression  et 
de  terreur,  on  ne  serait  plus  étonné  de  rencontrer 
chez  eux  quelques  tâtonnements,  certaines  surprises 
OU  erreurs  matérielles  imputables  à  l'ignorance.  Il 
De  faut  jamais  oublier  ces  circonstances  de  temps  et 
de  lieu  quand  il  s'agit  de  porter  un  jugement  sur  la 
question  maronite.  On  n'avait  point  d'écoles  de  théo- 
logie, ni  d'autres  centres  de  culture  intellectuelle. 
Les  menaces  et  les  épreuves  de  toute  sorte  absor- 
baient l'attention.  Cependant,  malgré  le  souci  cons- 
tant d'être  prêt  à  se  défendre  contre  les  nombreux 
ennemis  religieux  et  politiques,  on  ne  perdait  pas  de 
vue  le  devoir  de  fidélité  à  l'Église  de  Rome.  Et  c'est 
ce  qui  explique  pourquoi,  au  cours  des  âges,  le  clergé 
et  le  peuple  maronites  accueillaient  toujours  avec 
déférence  les  ordres  et  les  directives  du  Saint-Siège. 

Bref,  un  passage  que  l'on  rencontre  dans  un  livre 
même  ecclésiastique,  ne  traduit  pas  nécessairement 
la  croyance  de  l'Église  à  laquelle  appartient  l'auteur 
ou  le  copiste;  cela  est  vrai  tout  aussi  bien  pour  les 
catholiques  que  pour  les  communautés  non  catho- 
liques. 

Quant  aux  auteurs  anciens  et  modernes  qui  ont 
soutenu  la  thèse  du  monothélisme  maronite,  ils  se 
sont  fondés  ou  bien  sur  les  apparences,  ou  bien  sur 
certains  textes  pris  séparément.  Ils  n'ont  pas  envi- 
sagé l'ensemble  des  faits  et  des  circonstances  histo- 
riques, ni  mis  en  valeur  l'étude  comparative  des 
documents.  La  plupart  d'entre  eux  se  sont  copiés  les 
uns  les  autres  et  beaucoup  ont  eu  pour  source  directe 
la  chronologie  d'Eutychès  d'Alexandrie  (Sa'îd  Ibn 
Batriq).  qui  n'est  rien  moins  que  sûre,  notamment 
pour  les  événements  dont  l'auteur  n'a  pas  été  témoin. 
De  plus,  certains  textes  ont  été  interpolés,  mal  inter- 
prétés ou  faussement  attribués  à  des  écrivains  anciens. 
Il  serait  trop  long  de  passer  en  revue  tous  les  au- 
teurs et  tous  les  textes.  Il  nous  suffira  d'en  citer,  à 
titre  d'exemples,  quelques-uns  parmi  les  plus  repré- 
sentatifs. 

a)  Timothée,  prêtre  de  Constantinople  (f  518)  a 
composé  une  dissertation  intitulée  :  De  iis  qui  acce- 
dunt  ad  sanclam  Ecclesiam  (tczçt.  twv  Trpoaep/ofxcvcov 
xfj  :j.yia.  èxxXrata).  On  y  trouve  parmi  les  hérétiques  : 

Maronita>,  qui  quartam  et  quintam,  ac  sextam  synodum 
rejiciunt,  adduntque  liymno  Tersanctus  crucifixionem,  ac 
unam  voluntaleni  unamque  operation°m  in  Christo  docent. 
Dans  ]-".  Combefis,  Hixloria  hœresis  monothelitarum,  Paris, 
1648,  col.  459. 

Or,  Timothée  était  encore  prêtre  lorsqu'il  écrivit 
cette  dissertation;  il  monta  sur  le  siège  de  Constan- 
tinople en  511.  Par  conséquent,  ce  texte,  se  rappor- 
tant à  des  événements  bien  postérieurs,  ne  peut  être 
de  lui.  Aussi  bien,  il  manque  dans  un  grand  nombre  de 
manuscrits.  Voir  Combefis,  toc.  cit.,  col.  464;  Assémani, 
Bibl.  orient.,  t.  i,  p.  509;  P.  G.,  t.  Lxxxvia,  col.  65, 
n.  53;  S.  Vailhé.  Origines  religieuses  des  maronites, 
dans  les  Échos  d'Orient,  1901,  t.  iv,  p.  159.  Toutefois, 
Mgr  David  le  cite  contre  la  thèse  de  la  perpétuelle 
orthodoxie  des  maronites  sans  vouloir  s'occuper  de  la 
question  de  son  authenticité.   Pour  lui,  le  fait  de  le 


rencontrer  dans  un  livre  officiel  à  l'usage  de  Constan- 
tinople représente  l'opinion  de  l'Église  grecque  sur  les 
sentiments  religieux  du  peuple  maronite.  Op.  rit., 
p.  316.  Mais  l'inexactitude  de  ce  texte  ne  peut  échap- 
per à  personne.  L'auteur  affirme  des  choses  qui  se 
trouvent  contredites  par  les  données  positives  de 
l'histoire.  Nous  avons  démontré,  en  effet,  l'attache- 
ment des  maronites  aux  IVe  et  V°  conciles;  nous 
avons  prouvé  leur  ignorance  du  VIe. 

Voilà  un  document  sur  lequel  on  se  fondait  à  Con- 
stantinople pour  taxer  d'hérésie  l'Église  maronite. 

b)  Saint  Germain,  patriarche  de  Constantinople 
(715-730),  nous  a  laissé  un  traité  :  De  hœresibus  et 
synodis,  P.  G.,  t.  xcvm,  col.  39-88.  On  y  lit  : 

Et  quas  quidem  hactenus  commemoravi,  ea*  sunt  capi- 
tales hsereses,  et  qua?  inter  caeteras  eminent  ex  ipsis  instar 
propaginum  derivatas.  Jam  quidam  ex  his  haereticis,  sexta 
rejecta  synodo,  quintam  quoque  subvertunt;  alii,  hls 
duabus  rejectis,  quartam  recipiunt,  hique  cum  Jacobitis 
bellum  gerunt;  qui  hos  vicissim  insanos  judicant,  quia 
quartam  recipientes,  reliquas  duas  récusant  admitterc; 
quod  ii  faciunt  qui  Maronitae  appellantur.  Horum  exstat 
monasterium  in  Syrise  montibus  aedificatum,  quorum 
plerique  omnino  sextam  imo  et  quintam  quartamque 
synodum  respuunt.  Quippe  qui  quartam  admiserit,  sextam 
quoque  amplectatur  necesse  est,  si  certe  ratiocinio  ac  mente 
non  careat;  etenim  sextae  synodi  radix,  ut  ita  dicam,  fun- 
damentum,  ac  firma  basis,  ipsa  quarta  est.  Loc.  cit.,  col.  82. 

Ce  passage  témoigne  d'un  manque  d'ordre  dans  les 
idées  et  d'unité  dans  la  composition.  Après  avoir 
rangé  les  maronites  parmi  les  partisans  du  IVe  concile, 
l'auteur  se  rétracte,  pour  ainsi  dire,  et  fait  passer  le 
plus  grand  nombre  d'entre  eux  au  camp  ennemi. 
Puis,  pour  les  convaincre  d'illogisme  à  propos  du 
VIe  concile,  il  s'appuie  Sur  leur  attachement  à  celui 
de  Chalcédoine.  Tout  cela  est  de  nature  à  jeter  un 
doute  sérieux  sur  l'authenticité  de  ce  texte  qui  serait 
retouché  par  une  main  postérieure,  ou  même  inter- 
polé dans  l'œuvre  de  saint  Germain.  Cette  hypothèse 
est  d'autant  plus  vraisemblable  que  le  patriarche  de 
Constantinople  ne  pouvait  guère  ignorer  les  polémiques 
doctrinales  qui  mettaient  aux  prises  maronites  et 
monophysites  et  la  fidélité  des  premiers  à  la  cause 
chalcédonienne.  En  outre,  même  l'authenticité  de  ce 
passage  supposée,  cela  ne  changerait  rien  à  nos  conclu- 
sions. En  effet,  le  texte  dont  il  s'agit,  qu'il  appar- 
tienne réellement  à  Germain  ou  à  un  autre  écrivain, 
est  en  contradiction  manifeste  avec  les  faits  avérés 
de  l'histoire  du  monophysisme  en  Syrie.  D'autre 
part,  le  patriarche  de  Constantinople  a  composé  son 
traité,  à  la  demande  du  diacre  Anthime,  peu  après 
avoir  démissionné,  vers  le  milieu  de  janvier  729. 
C'était  donc  à  l'époque  où  la  question  monothélite 
venait  de  diviser  le  parti  chalcédonien  de  Syrie. 
Nous  avons  vu  comment  la  discussion  fut  portée  à  la 
connaissance  des  maronites  et  dans  quel  sens  elle  fut 
comprise  par  eux.  Si  Germain  qui  se  trouvait  à 
Constantinople  avait  pu  apprendre  le  fait  de  cette 
discussion,  il  ne  lui  était  guère  loisible  d'en  saisir 
les  nuances.  Il  eût  fondé  son  jugement  sur  de  simples 
bruits,  colportés  de  loin  par  des  personnes  de  la  partie 
adverse  ou  des  gens  peu  ou  mal  renseignés  sur  la 
nature  du  conflit.  D'ailleurs,  nous  avons  démontré 
qu'à  cette  époque  les  maronites  n'avaient  pas  encore 
connaissance  du  VIe  concile. 

c)  Dans  les  ouvrages  de  saint  Jean  Damascène,  il 
est  question  des  maronites  une  première  fois  dans  le 
Libellusde  recta  sentenlia; puis  dans  la  lettre  à  l'archi- 
mandrite Jordanès  De  hymno  trisagio.  Aux  deux 
ouvrages,  ils  sont  mentionnés  d'un  mot.  Le  Libellai 
de  recta  sententia  est  une  profession  de  loi.  rédigée 
vers  726  pour  être  adressée,  au  nom  d'Élie,  évêque  de 
Iabroud,  à  Pierre,  métropolite  de  Damas.  Quant  à  la 
lettre  à  Jordanès.  elle  fut  composée  aprè    la  mort  de 


19 


MARONITE   (ÉGLISE),  LES   MARONITES  ET   LE   MONOTHÉLISME 


20 


Jean  de  Jérusalem,  survenue  en  734-735.  Cf.  ci-dessus, 
art.  Jean  Damascène,  t.  yra,  col.  6<)8  et  705. 

Voici  le  texte  des  deux  passages  relatifs  aux 
maronites  : 

El  juio  per  sanctam,  consubstantialemque  et  adoran- 
dani  Trtnitatem,  absqtie  muni  dolo  et  fraude,  me  ita  sentire, 
nec  aliud  quidpiam  prêter  illa  admittere,  nec  me  commu- 
nicalurum  cum  altero,  qui  (idem  hanc  non  conflteatur, 
ac  prsesertim  cum  maronitis.  Libellus  de  reela  sententia, 
P.  G.,  t.  xciv,  col.  1431,  n.  8. 

Cnaphei  (Pierre  le  Foulon)  hoc  deliramentum  est  qui, 
ingenti  tumens  arrogantia,  aperto,  ut  dicitur,  capite  (quod 
quidem  impudicarum  mulicrum  impudentiam  exprimit) 
ac  si  ipsismet  Seraphlm  sapientior  foret,  ac  mysteriorum 
intelligentior,  Trisagium  hymnum  tanquam  inelegantem 
pannum  quemdam,  fullonum  more,  expurgare  veritus 
non  est.  Êtenim  si  te»  sanetum  hymnum  de  Filio  solo 
dicamus,  omnis  prorsus  sublata  est  ambiguitas,  atque  cum 
maronitis  (Mapcovi'c70fj.ev)  Trisagio  crucifixionem  adjicimus. 
Verum  al>sit,  ut  vel  labiis'hoc  usurpemus  :  propitius  nobis 
sit  Deus  ;  optanda  potius  mors  est.  Aufer  a  me  mortem 
hanc;  mors  enim  in  hac  olla  est.  Epistola  ad  Jordanem 
archimandrilum  de  hymno  trisagio,  ibid.,  t.  xcv,  col.  34. 

De  ces  deux  textes  on  conclut  à  l'hérésie,  notam- 
ment au  monothélisme  des  maronites.  D'une  part, 
dit-on,  saint  Jean  Damascène  se  trouverait  d'accord 
sur  ce  point  avec  nombre  d'écrivains  ;.  de  l'autre, 
l'insistance  avec  laquelle  il  expose  la  doctrine  dyo- 
thélite  reflète  bien  le  reproche  adressé  par  lui  aux 
maronites,  ennemis  du  dogme  des  deux  volontés  dans 
le  Christ.  A  cette  conclusion  nous  répondons  :  tout 
d'abord,  les  deux  passages  invoqués  contre  l'ortho- 
doxie maronite  sont  d'une  authenticité  fort  douteuse. 
Il  est  vraiment  étrange  que  le  Damascène  parle 
ainsi,  sans  la  faire  connaître  au  préalable,  d'une  popu- 
lation déclarée  si  impie  et  si  dangereuse  pour  l'ordre 
social  chrétien.  L'hypothèse  d'une  interpolation  est 
d'autant  plus  probable  que,  pour  le  texte  de  l'épîtrc 
à  Jordanès,  le  mot  MapcovEac p.ev  fait  absolument  dé- 
faut dans  certains  manuscrits.  On  y  lit,  à  sa  place, 
riapoivr]CTO(i£v,  c'est-à-dire  «  nous  délirerons  comme 
gens  ivres  ».  Cf.  P.  G.,  t.  xcv,  col.  34,  n.  4;  J.-S.  Assé- 
mani,  Biblioth.  juris,  1.  V,  p.  506-507.  Le  mot  Ttapoivif)- 
aojjiEv,  ne  serait-il  pas  plus  conforme  à  l'idée  de  l'au- 
teur :  Cnaphœi  hoc  deliramentum  (ky]pri[ia)  est...  ?.  — 
Assémani  ajoute  : 

Quicumque  disertis  etiam  verbis  illius  adjectionis 
(Trisagio)  auctor  ab  eodem  Damasceno  Petrus  Cnapheus 
dicatur,  liquet  ab  ejusdem  Sancti  Doctoris  mente  et  calamo 
lndubitanter  abfuisse  To  |japiovr|(TO(j.£V  :  eo  quod  nulla 
maronitarum  farta  ab  ipso  legitur  inter  hsereticos  mentio; 
et,  si  quidem  voluisset  Damascenus  ad  eos  alludere,  qui 
Appendicem  illam  excogitarunt,  aut  eadem  abutebantur, 
oportuisset  eum  dicere  K\0«pf)O0\i.ev,  aut  'IaxioSïjaOpev,  de 
quibus  ssepe  meminerat,  de  Cnapheo  scilicet,  et  jacobiti», 
quorum  sectarii  crucifixionem  Trisagio  adjiciebant.  Verum 
quum  in  mss.  codicibus,  neque  a  Cnapheo,  neque  a  Jacobo, 
aut  Severo  formatum  reperiatur  portentosum  verbum, 
Ivvaçtsopiflei,  'Iay.woi'ojxat.  £suEpi£o[/.ai,  non  video  cur  a 
Maronc,  quem  nusquam  nominavit,  aut  inter  hœreticos 
rec*  nsuit,  formari  dcbeat.quo  nullus  hactenus  usus  legitur. 
Ibid.,  p.  507. 

Quant  à  la  mention  des  maronites  dans  la  profes- 
sion de  foi,  rédigée  au  nom  de  l'évêque  Élie,  sufîra- 
gant  de  la  métropole  de  Damas,  elle  paraît  également 
étrangère  au  contexte,  comme  l'a  si  bien  démontré 
le  même  Assémani.  Ibid.,  p.  502-505.  En  effet,  après 
avoir  suivi  l'énumération  des  six  premiers  conciles 
œcuméniques,  après  avoir  lu  les  noms  de  divers  per- 
sonnages condamnés,  notamment  Sergius,  Cyrus, 
Paul,  Pierre  et  Pyrrhus,  Macaire  d'Antioche  et  son 
disciple  Etienne,  on  se  frotte  les  yeux  en  rencontrant 
les  mots  prsesertim  cum  maronitis,  le  Damascène 
n'ayant  même  pas  fait  d'allusion  aux  maronites  ni 
avant,  ni  après.  Ce  silence  devient  encore  plus  signifi- 
catif quand  on  constate  leur  absence  dans  les  autres 


ouvrages  du  Damascène,  surtout  dans  ceux  où  il 
combat  sans  miséricorde  les  divers  systèmes  héré- 
tiques et  les  groupements  qui  s'y  rattachent.  Le  con- 
texte eût  plutôt  exigé  cum  manichœis;  car,  à  la  suite  de 
ce  passage,  Damascène  ajoute  : 

Praeterea  me  subditum  fore  sanctse  catholica:  et  aposto- 
licaî  Ecclesiae  metropolis  dilectissima:  Christo  Damasci, 
atque  in  omnibus  obsecuturum  obediturumque  tuœ  sancti- 
tati,  et  illis  qui  post  eam  sanctissima;  ejusdem  Ecclesiae 
praesules  erunt,  neque  recepturum,  citra  sanctitatis  tuae 
sententiam  et  jussionem,  aliquem  e  manichœis  quos  tua 
sanctitas  proscripserit. 

C'est  que,  à  cette  époque,  le  manichéisme  était 
ressuscité  en  Syrie  sous  le  nom  de  paulicianisme.  Au 
rapport  de  Théophane  (ad  an.  6234),  le  métropolite 
Pierre,  ami  du  Damascène,  qui  avait  reçu  la  profes- 
sion de  foi  d'Élie,  eut  la  langue  coupée  et  fut  exilé 
dans  l'Arabie  Heureuse  par  ordre  du  calife  YValîd  II, 
et  cela  pour  avoir  stigmatisé  l'impiété  des  Arabes  et 
des  manichéens.  P.  G.,  t.  cvni,  col.  840;  cf.  aussi  In 
dialogum  contra  Manichœos  admonitio,  ibid.,  t.  xciv, 
col.  1505  sq.;  art.  Jean  Damascène,  col.  700.  Si  donc 
on  se  rappelait  l'influence  particulièrement  néfaste 
exercée  par  le  manichéisme  en  Orient  et  le  zèle  déployé 
par  les  théologiens  byzantins  et  les  empereurs  eux- 
mêmes  à  la  destruction  de  cette  redoutable  hérésie,  on 
comprendrait  mieux  la  parole  du  Damascène  appli- 
quée aux  manichéens.  Quocirca,  dit  Assémani,  corrup- 
tus  a  sciolis  Grœculis  utrobique  Sancti  Joannis  Damas- 
ceni  locus,  ita  restituendus  est  :  nimirum,  pro  Mapœ- 
vr)ao[i.ev  reponendum  uapoiv7jo-o|i.ev,  et  pro  'EEa'.ps-wç 
toïç  Mapcovtxoaç  legendum,  'EEaipÉTtoç  toïç  Mavi- 
yaioiç.  Loc.  cit.,  1.  V,  p.  510. 

Au  demeurant,  ce  n'était  pas  chose  étrangère  aux 
mœurs  des  copistes  que  d'opérer  dans  les  manuscrits 
des  corrections  ou  des  additions  de  leur  cru. 

Quoiqu'il  en  soit  de  cette  question  d'authenticité,  le 
reproche  que  le  Damascène  aurait  fait  aux  maronites 
se  trouve  précisé  dans  la  lettre  à  Jordanès  :  ils  ajoutent 
au  Trisagion  la  formule  :  qui  as  été  crucifié  pour  nous. 
Mais  il  n'est  pas  dit  qu'ils  l'entendaient  au  sens 
condamné  par  l'Église.  Nous  savons  par  ailleurs  qu'ils 
l'adressaient  au  Verbe  incarné.  C'est  que  les  maronites 
étaient  des  chalcédoniens  et  suivaient  les  usages  de 
l'Église  officielle  d'Antioche.  Or,  Éphrem  d'Amid, 
patriarche  d'Antioche  (529-545),  témoigne  de  l'usage 
du  Trisagion  dans  son  partriarcat,  et  son  témoignage 
nous  a  été  conservé  par  Photius  : 

Libros  vero  varios  composuit  (Ephrsem),  quorum  in 
manus  meas  très  inciderunt.  Omnia  pêne  opéra  ejus  quae 
vidimus  pro  ecclesiasticis  dogmatibus  pugnant,  defen- 
duntque  sanetum  chalcedonense  concilium  extra  oninem 
esse  harreticorum  reprehensionem.  Libro  quidem  primo 
initio  est  epistola  ad  Zenobium  quemdam  scholasticum 
Emisenum,  Acephalorum  labe  infectum,  missa.  Propugnat 
vero  irrisum  de  infeslis  atque  acerbis  verbis,  quœ  in  epistola 
I.eonis  Romani  Pontificis  continentur.  Praemittit  vero 
horum  verborum  disputationi  usum  quemdam  sacri 
Trisagii  hymni.  Etenim  Zenobius,  a  communi  segregatus 
Ecclesia,  colorem  hune  qua-sivit,  quod  recens  divisa  esset 
ter  sancti  hymni  sententia.  Asserit  contra  Ephraemius, 
eumdem  hymnum  Orientales  Christo  Jesu  attribuere,  et 
propterea  nihil  peccare  tametsi  adjiciant  :  Crucifixus  pro 
nobis;  Constantinopolitanos  vero  atque  Occidentales,  in 
supremum  sacratissimumque  bonorum  omnium  fontem, 
consubstantialem  Trinitatem,  sententiam  referre  ;  idçirco 
non  sustinere  illud  addi  :  Cruxifixiis  pro  nobis,  ne  qua 
passio  Trinitati  attribuatur.  In  multis  enim  Europaî 
ditionibus  pro  illo  :  Crucifixus  pro  nobis,  hoc  reponunt  : 
Sancta  Trinitas  miserere  nobis.  Dibliollwca,  cod.  228,  P. G., 
t.  cm,  col.  95S. 

Les  maronites  étaient  parmi  les  sujets  d'Éphrem, 
partant,  au  nombre  des  Orientaux  qui  adressaient 
au  Christ  la  formule  :  Cruxifixus  pro  nobis.  Ils  ne 
cessèrent  de  l'employer  de  cette  manière,  même  après 


21 


MARONITE  (ÉGLISE),  LES   MARONITES  ET    LE    MONOTHÉLISME 


22 


leur  séparation  du  patriarcat  officiel  d'Antioche. 
L'ancien  usage  reste  encore  en  vigueur;  il  a  été 
maintenu  dans  les  livres  liturgiques  des  maronites, 
imprimés  à  Home  avec  l'autorisation  du  Saint-Siège. 

d)  Les  Annales  d'Eutychès  (Sa'îd  Ibn  Batrîq), 
patriarche  d'Alexandrie  (933-940),  contiennent  un 
passage  relatif  aux  origines  des  maronites.  En  voici 
la  traduction   : 

Au  temps  de  Maurice,  empereur  des  Romains  (582-002), 
il  y  avait  un  moine  nomme  Maron,  qui  affirmait  en  Notre- 
Seigneur  le  Christ  deux  natures,  une  seule  volonté,  une  seule 
(ipération  et  une  personne  et  corrompait  la  toi  des  hommes. 
La  plupart  de  ceux  qui  partagèrent  sa  doctrine  et  s'avouè- 
rent ses  disciples  étaient  de  la  ville  de  Hamah  (Ematli), 
de  Qennesriu  et  d'Al-'Awàsim...  On  appela  ses  adeptes 
et  les  partisans  de  sa  doctrine  maronites,  du  nom  de  Maron. 
A  la  mort  de  Maron,  les  habitants  de  Hamah  construisirent 
un  monastère  à  Hamah,  l'appelèrent  Daïr  Maroun  (cou- 
vent de  Maron)  et  professèrent  la  croyance  de  Maron. 
Édit.  Cheikho,  i,  Beyrouth,  190.">,  p.  210,  dans  Corp.  script, 
chris.  orient. 

(le  passage  d'Eutychè  ,  dit  le  P.  Vailhé,  renferme 
de  nombreuses  inexactitudes.  En  effet,  l'auteur  semble 
confondre  le  moine  Maron  avec  saint  Maron  le  contem- 
porain de  saint  Jean  Chrysostome;  il  fait  ensuite 
bâtir  au  vu*  siècle  le  couvent  Saint-Maron  de  l'Oronte, 
qui  existait  déjà  au  ve;  enfin,  il  attribue  au  règne  de 
Maurice  l'éclosion  du  monothélisme,  hérésie  qui  vit 
le  jour  quelques  années  plus  tard,  en  616,  sous  le 
règne  d'Héraclius,  et  qui  ne  tomba  vraiment  dans  le 
domaine  public  qu'en  633  et  634.  Toutes  ces  erreurs 
sont  cause  qu'on  ne  peut  s'appuyer  sur  un  pareil 
témoignage.  »  Op.  cit.,  dans  Échos  d'Orient,  1906, 
t.  ix,  p.  266.  Du  reste,  les  Annales  d'Eutychès  sont 
trop  mêlées  d'inexactitudes  et  de  lourdes  méprises, 
pour  qu'on  puisse  leur  accorder  une  valeur  réelle. 
Par  conséquent,  on  ne  saurait  accepter  le  récit  des 
événements  dont  il  n'a  pas  été  le  témoin  ».  Cf. 
Karalevskij,  dans  le  Dictionn.  d'hist.  et  de  géog., 
au  mot  Anlioche,  col.  595.  Par  malheur,  Eutychès 
a  servi  de  source  d'information  à  bon  nombre  d'écri- 
vains postérieurs  tels  que  Mas'oudi,  op.  cit.,  p.  154, 
Guillaume  de  Tyr  (voir  plus  bas)  et  d'autres  qui  l'ont 
copié  sans  aucune  précaution. 

e)  Un  récit  de  Guillaume  de  Tyr  continue  de  frapper 
les  esprits  en  Orient  comme  en  Occident  : 

Interea,  dit-il,  dura  regnum  pace,  ut  prsediximus,  gau- 
deret  temporali  (il  s'agit  de  la  trêve  signée  en  1180  par 
Saladin),  natio  quaedam  Syrorum  in  Phœnice  provincia 
circa  juga  Libani  juxta  urbem  Biblensium  habitans,  plu- 
rimam  circa  sui  statum  passa  est  mutationem.  Nam  cum 
per  annos  pœne  cruingentos  cujusdam  Maronis  haeresiarehae 
errorem  fuissent  secuti,  ita  ut  ab  eo  dicerentur  Maronitas, 
et  ab  Ecclesia  fidelium  sequestrati,  seorsum  sacramenta 
conficerent  sua,  divina  inspiralione  ad  cor  redeuntes, 
languore  deposito,  ad  patriarcham  antiochenum  Aimeri- 
cum,  qui  tertius  Latinorum  nunc  eidem  praeest  Ecclesiae, 
accesserunt;  et,  abjurato  errorc,  quo  diu  periculose  nimis 
detenti  fuerant,  ad  unitatem  Ecclesise  catholicce  reversi 
Mint,  fidem  orthodoxam  suscipientes,  parati  Romanaa 
Ecclesiae  traditiones  cum  omni  veneratione  amplecti  et 
observare.  Erat  autem  hujus  populi  turba  non  modica,  sed 
quasi  quadraginta  millium  dicebatur  excedere  quantitatem, 
qui  per  Bybliensem,  Botriensem  et  Tripolitanum  episcopa- 
tus  juga  Libani  et  montis  devexa,  ut  pra>diximus,  inhabi- 
tabant,  erantque  viri  fortes,  et  in  armis  strenui,  nostris,  in 
majoribus  negotiis,  quae  cum  hostibus  habebant  frequen- 
tissime,  valde  utiles.  L'nde  et  de  eorum  conversione  ad  fidei 
sinceritatem,  maxima  nostris  accessit  Iaetitia.  Maronis 
autem  error  et  sequacium  ejus  est  et  fuit,  sicut  et  sexta 
synodo  legitur,  qua;  contra  eos  collecta  esse  dignoscitur, 
et  in  qua  damnationis  sententiam  pertulcrunt,  quod  in 
Domino  nostro  .Jcsu  Christo  una  tantum  sit,  et  fuerit  ab 
initie,  et  \  ohm  tas  etoperatio.  Cuiarticulo  ab  orthodoxorum 
Ecclesia  reprobato  multa  alia  perniciosa  nimis,  postquam 
a  cœtu  fidelium  segregati  sunt,  adjecerunt;  super  quibus 
omnibus  ducti  pœoitudine,  ad  Ecclesiam,  ut  pra-diximus. 


redierunt  catholicani  una  cum  patriarcha  suo  et  episcopis 
nonnullis,  qui  eos  sicut  prius  in  impielate  proscesserant, 
ita  ad  vcrilatcin  redeuntibus,  pium  ducatum  praestiterunt. 
Historia,  1.  XXII,  c.  vm,  P.  L.,  t.  cci,  col.  855-856. 

Les  historiens  qui,  dans  la  suite,  ont  soutenu  la 
thèse  du  monothélisme  maronite,  se  sont  tous  appuyés 
sur  le  récit  de  l'archevêque  de  Tyr.  Du  vivant  de 
Guillaume,  un  contemporain,  disent-ils,  les  maronites 
ont  abandonné  l'hérésie  pour  faire  retour  à  l'Église 
catholique;  c'est  là  un  fait  dont  personne  ne  pourra 
nier  ou  contester  l'authenticité. 

Le  témoignage  de  Guillaume  de  Tyr  mérite  donc 
d'être  étudié  de  près.  Mais,  tout  d'abord,  qu'il  nous 
soit  permis  d'appliquer  à  ce  texte  la  réponse  générale 
aux  objections  tirées  des  auteurs  anciens.  L'arche- 
vêque de  Tyr  n'eut  pas  l'idée  d'examiner  ies  docu- 
ments syriaques  et  arabes  pour  trouver  le  sens  donné 
par  les  maronites  à  l'unité  de  volonté  dans  le  Christ. 
Il  dit  lui-même  dans  sa  préface  : 

In  hac  (Historia)  vero,  nullam  aut  Gra>cam,  aut  Arabl- 
cam  habentes  pra?ducem  scripturam,  .solis  traditionibus 
instructi,  exceptis  paucis  quae  ipsi  oculata  iide  conspeximus, 
narrationis  seriem  ordinavimus,  exordium  sumentes  ab 
exitu  virorum  fortium  et  Deo  amabilium  principum,  qui  a 
regnis  occidentalibus,  vocanle  Domino,  egressi,  terram 
promissionis,  et  pêne  universam  Syriam  in  manu  forti 
sibi  vindicaverunt.  Ibid.,  col.  212. 

Le  grand  historien  des  croisades  avoue  lui-même, 
en  propres  termes,  où  il  a  puisé  ses  informations  :  il 
les  a  prises  d'Eutychès  d'Alexandrie  :  Secuti  virum 
venerabilem  Seith,  filium  Patricii,  Alexandrihum 
patriarcham  (Eutychès  d'Alexandrie,  connu  sous  le 
nom  de  Sa'îd  Ibn  Batrîq).  Ibid.,  col.  212.  S'il  ne  le 
disait  pas,  du  reste,  il  serait  facile  de  reconnaître, 
sous  sa  plume,  les  expressions  mêmes  que  le  patriarche 
d'Alexandrie  consacre  aux  origines  des  maronites.  Le 
témoignage  de  Guillaume  de  Tyr  ne  peut  donc  mériter 
plus  de  confiance  que  celui  d'Eutychès. 

De  plus,  dans  les  cas  où  l'archevêque  de  Tyr  n'au- 
rait pas  dû  dépendre  d'Eutychès,  son  information 
n'est  pas  meilleure.  Ainsi,  il  allègue  le  VIe  concile.  Or 
ce  concile  ne  dit  pas  mot  de  Maron  ou  des  maronites. 

Mais  alors  comment  expliquer  le  fait  de  cette  con- 
version relatée  par  Guillaume  comme  étant  survenue 
de  son  temps?  Tout  d'abord,  l'archevêque  de  Tyr  ne 
dit  pas  qu'il  en  a  été  le  témoin  oculaire.  N'ayant  pas 
assisté  à  tous  les  événements  qu'il  raconte,  il  s'en 
rapporte  très  souvent  à  d'autres  sources  d'information. 
Ibid.,  col.   639. 

La  part  des  choses  qu'il  vit  de  ses  propres  yeux  se 
réduit  à  peu  :  Solis  traditionibus  instructi,  exceptis 
paucis  quse  ipsi  oculata  fuie  conspeximus,  narrationis 
seriem  ordinavimus.  Ibid..  col.  212. 

A  elles  seules,  ces  indications  doivent  déjà  restrein- 
dre la  portée  et  la  valeur  probante  de  ce  témoignage. 
Mais,  en  passant  le  texte  au  crible  d'une  critique  plus 
serrée,  l'invraisemblance  du  récit  apparaîtra  d'une 
manière  frappante.  L'histoire  a-t-elle  jamais  enregistré 
le  fait  d'une  conversion  de  tout  un  peuple,  fort  atta- 
ché à  ses  traditions  séculaires,  sous  la  seule  poussée 
d'une  inspiration  divine,  sans  le  concours  de  causes 
secondaires?  Pourquoi  celte  conversion  soudaine  après 
plus  de  quatre-vingts  ans  d'étroites  relations  avec  les 
Croisés?  Pourquoi  cette  conversion  en  pleine  période 
de  décadence  pour  le  royaume  latin?  Les  Francs,  dès 
leur  arrivée,  en  1099,  au  pays  des  maronites,  entrèrent 
en  contact  avec  ces  derniers  et  trouvèrent  en  eux  des 
conseillers  sûrs  et  des  guides  avertis.  C'esl  Guillaume 
lui-même  qui  nous  fournit  ce  renseignement,  1.  VII, 
c.  XXI,  col.  398-399.  Les  fidèles  syriens  du  Monl-Libaii 
dont  Guillaume  vante  les  qualités  au  1.  Vil,  c.  xxi, 
étaient  les  maronites;  il  les  signale  dans  les  mêmes 
termes,  1.  XXII,  c.  vm.  Aussi,  «  de  tous  les  indigènes 


23 


MARONITE   (ÉGLISE),   LES  MARONITES   ET   LE   MONOTHÉLISME 


24 


écrit  E.  Rey,  ce  sont  ceux  dont  le  législateur  latin 
s'occupe  le  plus;  ils  sont  toujours  présents  à  sa  pensée, 
et  ils  en  obtiennent  une  situation  plus  favorisée  que 
toutes  les  autres  populations  indigènes.  »  Les  colonies 
franques  de  Syrie,  p.  76.  Les  maronites  qui  se  flat- 
taient, on  l'a  vu  plus  haut,  d'avoir  la  même  foi  que 
les  Francs  se  trouvaient  tout  désignés  pour  offrir  leurs 
services  aux  Croisés  et  obtenir  cette  situation  privi 
légiée.  D'autre  part,  les  localités  indiquées  par  Guil- 
laume étaient  habitées  par  eux.  Voir  Lammens,  Le 
Liban,  t.  i,  p.  83,  121,  123;  t.  n,  p.  53-55.  Aussi  les 
écrivains  les  plus  avertis  de  l'histoire  du  Liban  et  des 
maronites  n'hésitent-ils  pas  à  reconnaître  en  ces 
derniers  les  fidèles  Syriens  du  c.  vu  de  Guillaume. 
Cf.  Lammens,  La  Syrie,  t.  i,  p.  212;  R.  Ristelhueber, 
Les  traditions  françaises  au  Liban,  Paris,  1925,  p.  49- 
C'est  donc  un  fait  avéré  que  les  maronites  se  trouvè- 
rent ôtre  en  rapport  avec  les  Francs  dès  1099.  Les 
circonstances  renforcèrent  ensuite  ces  relations,  la 
grande  majorité  des  croisés  s'étant  établis  sur  le 
comté  de  Tripoli,  dont  faisait  partie  le  territoire 
maronite.  E.  Rey,  op.  cit.,  p.  33,  n.  3,  et  p.  356  sq.; 
R.  Ristelhueber,  op.  cit.,  p.  53;  G.  Dodu,  Histoire  des 
institutions  monarchiques  dans  le  royaume  latin  de 
Jérusalem  (1099-1291),  Paris,  1894,  p.  211. 

Dès  lors,  peut-on  concevoir  que  le  peuple  maronite 
ait  attendu  jusqu'en  1180-1181,  époque  où  les  Francs 
se  trouvaient  être  divisés  et  leur  royaume  sur  le 
point  de  s'effondrer,  pour  se  laisser  toucher  par  le 
souffle  de  l'inspiration  divine  et  embrasser  la  religion 
d'un  maître  qui  avait  perdu  l'auréole  de  son  prestige? 
Sans  parler  des  scandales,  de  la  dissolution  des  mœurs, 
qui  avait  même  gagné  le  haut  clergé  de  l'Église 
franque.  A  parler  net,  il  faut  être  dépourvu  de  tout 
sens  psychologique  pour  accepter  le  récit  de  pareille 
conversion.  Ce  récit  est  d'autant  plus  invraisemblable 
qu'à  la  veille  des  croisades  les  maronites  se  pro- 
clamaient en  parfaite  communion  de  foi  avec  les 
«  Francs  ».  Voir  les  »  Dix  chapitres  »  adressés  en  1089 
par  l'évêque  maronite  de  Kaphartab  au  patriarche 
melkite  d'Antioche,  fol.  85  v,  que  nous  avons  cités 
plus  haut. 

Mais  alors,  comment  Guillaume  de  Tyr  a-t-il  pu 
nous  laisser  le  récit  d'une  conversion?  11  est  difficile 
de  rien  avancer  de  certain.  Mais  puisque  nous  en 
sommes  réduits  à  des  hypothèses,  la  plus  vraisem- 
bable  nous  paraît  celle-ci  :  Le  schisme  qui  avait 
surgi  à  la  mort  d'Adrien  IV  (1er  septembre  1159) 
par  l'élection  de  deux  papes,  Alexandre  III  et  Vic- 
tor IV,  et  qui  prit  fin  en  1180,  avait  eu  sa  répercussion 
en  Syrie  :  les  uns  étaient  pour  le  pape  légitime,  les 
autres  pour  l'antipape.  Guillaume  de  Tyr,  1.  XVIII, 
c.  xxix,  col.  741-742.  Au  jour  de  la  soi-disant  conver- 
sion des  maronites,  il  n'y  eut  vraisemblablement 
qu'un  acte  de  reconnaissance  du  pape  légitime  comme 
cela  avait  déjà  eu  lieu  en  1131,  à  la  suite  de  la 
double  élection  d'Innocent  II  et  d'Anaclet  II,  en 
présence  du  cardinal  Guillaume,  légat  du  Saint-Siège 
en  Syrie.  Voir  une  lettre  écrite  en  1494  au  patriarche 
Simon  de  Hadath  par  le  savant  maronite  Gabriel 
Ibn  Al-Qela'î  (Qlaï,  Bar  Qlaï,  Benclaius),  dont  un 
extrait  est  traduit  par  le  P.  Lammens  dans  la  Revue 
de  l'Orient  chrétien,  1899,  t.  iv,  p.  99-100.  Dans  cette 
lettre,  Ibn  Al-Qlea'î  se  réfère  à  des  pièces  authen- 
tiques, conservées  non  seulement  aux  archives  du 
patriarcat  maronite,  mais  à  Rome  :  8»  siège  (sic), 
archives  ou  bibliothèque  de  Saint-Pierre.  (Douaïhi, 
ms.  396,  fol.  98  v°,  92  v-93  r°).  Quand  la  nouvelle 
de  cet  acte  de  soumission  parvint  à  l'archevêque  de 
Tyr,  celui-ci,  sous  l'empire  de  l'impression  produite 
par  la  lecture  d'Eutychès  d'Alexandrie,  étendit  la 
portée  de  l'événement  et  en  fit  une  conversion  du 
peuple  maronite.  Cette  interprétation  est  confirmée 


par  l'imprécision  de  son  récit.  II  consigne  cet  événe- 
ment, comme  en  courant,  dans  un  chapitre  qui  devait 
être  entièrement  consacré  à  toute  autre  chose  :  témoin 
le  titre  Noardini  filius  morilur.  domino  Mussulœ  con- 
sanguineo  suo  hœredilale  relicto.  A  notre  avis,  une 
autre  explication  de  ce  récit  de  Guillaume  de  Tyr 
concorderait  mal  avec  l'ensemble  des  documents  et 
des  faits  connus.  Cf.  Darian,  op.  cit.,  p.  309  sq. 

Ce  qui  confirme  encore  notre  manière  de  voir,  c'est 
une  note  écrite  de  la  main  d'un  contemporain,  le 
patriarche  maronite  Jérémie,  sur  un  évangéliaire 
manuscrit,  conservé  à  la  Laurentienne  de  Florence. 
Dans  cette  note,  Jérémie  raconte  qu'il  fut  sacré  métro- 
polite en  1179  par  la  patriarche  Pierre,  au  monastère 
de  Notre-Dame  de  Maïfouq;  que,  quatre  ans  plus  tard, 
mandé  par  le  seigneur  de  Biblos  (Biblos  faisait  partie 
du  comté  de  Tripoli),  avec  les  évêques,  les  chorévê- 
ques  et  les  prêtres,  il  fut  élu  patriarche,  puis  envoyé 
par  eux  à  Rome  ;  que  l'évêque  Théodore  fut  chargé  par 
lui  de  gouverner  le  patriarcat  pendant  son  absence 
(Cod.  syr.  1,  fol.  6  v.  Cette  note  a  été  publiée  par 
Étienne-Évode  Assémani,  Biblioth.  Med.  Calai., 
p.  xxvni,  texte  syriaque,  et  p.  17,  traduction  latine). 
Pas  un  mot  de  l'événement  relaté  par  l'archevêque  de 
Tyr.  Pourtant,  un  fait  aussi  grave  que  celui  de  la 
conversion  d'un  peuple,  aurait  mérité  d'avoir  sa  place 
dans  une  note  de  ce  genre.  Le  silence  de  Jérémie  prend 
encore  une  plus  grande  portée,  si  l'on  considère  que  le 
patriarche  se  donne  la  peine  de  signaler  dans  cette 
note  certains  détails  sans  importance,  comme  le 
nombre  des  moines  de  Maïfouq  et  les  noms  de  quel- 
ques-uns d'entre  eux,  et  encore  d'enregistrer  ailleurs 
d'autres  faits  de  ce  genre,  tel  le  décès  d'une  religieuse. 
(Voir  un  second  évangéliaire  de  la  Laurentienne  de 
Florence,  cod.  syr.  2,  fol.  1,  dans  Ét.-Év.  Assémani, 
ibid.,  p.  xxxm,  texte  syriaque,  et  p.  26,  traduction 
latine.) 

En  résumé,  Guillaume  de  Tyr  ne  connaissait  la 
foi  des  maronites  que  par  Eutychès.  Telle  qu'il  la 
rapporte,  une  conversion  des  maronites  est  invrai- 
semblable, étant  donné  les  circonstances.  Son  récit 
s'explique  par  une  conversion  entendue  au  sens  d'une 
reconnaissance  du  pape  légitime,  et  cela  d'autant  plus 
que  l'historien  des  croisades  place  cet  événement 
précisément  à  l'époque  où  se  termina  le  schisme  qui 
avait  surgi  à  la  mort  d'Adrien  IV.  — C'e?t  Guillaume 
de  Tyr  qui  a  inspiré  les  auteurs  postérieurs,  notam- 
ment en  Occident.  Ainsi,  Jacques  de  Vitry  (f  1240) 
reproduit  son  récit  touchant  les  maronites,  Historia 
Hierosolim.,  c.  lxxviï,  dans  Bongars,  Gesta  Dei  per 
Francos.  Orientalis  historiée,  t.  i,  Hanovre,  1611, 
p.  1093-1094.  Évêque  d'Acre,  puis  cardinal-évêque 
de  Tusculum,  Jacques  de  Vitry  a  exercé  sur  les  écri- 
vains de  son  époque  comme  sur  ceux  des  temps 
postérieurs  une  grande  influence.  A  son  tour,  il  est 
devenu  une  source  d'information  sur  les  origines  reli- 
gieuses des  maronites.  Cf.  Marin  Sanudo  ou  Sanuti, 
dit  Torsello  (f  après  1334),  Liber  secretorum  fidelium 
crucis  super  Terrœ  Sanctœ  recuperatione  et  conserva- 
tione,  1.  III,  part.  VIII,  c.  n,  dans  Bongars,  op.  cit., 
t.  n,  p.  183.  Sanudo,  parlant,  à  cet  endroit,  des  maro- 
nites, reproduit  presque  mot  à  mot  Jacques  de  Vitry. 
Cf.  aussi  Nie.  Glassberger,  annaliste  franciscain  du 
xve  siècle,  qui  s'approprie  lui  aussi  les  expressions  de 
l'évêque  de  Tusculum,  dans  Analecta  Franciscana, 
t.  ii,  Quaracchi,  1887,  p.  453;  Fr.  Francesco  Suriano 
(qui  visita  les  maronites  en  1515),  Il  trattato  di  Terra 
Santa  et  dell'  Oriente,  p.  68-69,  notamment  p.  68,  n.  3. 
De  la  sorte,  la  conviction  se  créait  en  Occident, 
particulièrement  à  Borne,  que  l'Église  marpnite  était 
née  de  l'hérésie  monothélite.  Et  l'on  voit  la  généalogie 
de  cette  légende  :  par  Guillaume  de  Tyr  elle  remonte  à 
Eutychàs    d'Alexandrie. 


■>." 


MARONITE  (ÉGLISE),   LES   MARONITES  ET    LE   MONOTHÉLI3ME 


26 


/)  Enfin,  un  texte  d'Innocent  III  a  été  souvent 
exploité  pour  accuser  d'hérésie  le  peuple  maronite. 
11  s'agit  de  la  bulle  Quia  divinee  sapientiœ,  adressée, 
en  1215,  au  patriarche,  à  l'épiscopat,  au  clergé  et  au 
peuple    maronites. 

Divina  providentia  illos  quos  diu  passa  est  justo  judicio' 
sod  occulto  sub  quodam  obscuritatis  nubilo  ambulare, 
tandem  per  miserieordiam  suani  magnam  cœlestis  gratis; 
rore  porfusos  ambulare  facit  per  illustratam  seinitam  veri- 
tatis  :  quod  de  Gnecorum  Ecclesia,  et  de  vobis  nuper 
factum  novimus,  et  gaudemus.  Nani,  cura  olim  essetis 
quasi  oves  errantes,  non  recte  intelligentes  unam  existere 
Christi  sponsam  atquc  columbam,  sanctam  scilicet  Eccle- 
siam  catholicam,  unum  et  esse  veruni  pastorem,  Christum 
scilicet,  et  post  Ipsum  ac  per  Ipsum  apostolum  ac  vicarium 
ejus  Petrum,...  dudum  transmisso  a  nobis  ad  partes  vestras 
bo.  me.  Petro,  Sancti  Marcelli  presbytero  cardinale,  tune 
Apostolica?  Sedis  legato,  conversi  luistis  ad  Pastorem 
vestrum,  et  Episcopum  animarum  vestrarum.  Domino 
inspirante,  nos  universalis  Ecclesiae  summum  Pontilicem, 
ac  Jesu  Christi  Vicarium,  et  matrem  vestram  Sanctam  Ro- 
manam  Ecclesiam  agnoscentes...  Siquidem.dum  esses  olim 
apud  Tripolim  coram  cardinale  prrcdicto,  tu,  Frater  Pa- 
triarcha,  cum  quibusdam  tuis  suffraganeis,  scilicet  Josepho 
archiepiscopo  Hassasa,  et  Theodoro  episcopo  Capharphio, 
et  aliis  quam  plurimis  presbyteris,  et  laicis  tibi  subditis 
constitutis,  tu  et  ipsi  pro  se  ac  aliis  prœsentibus  quibusdam 
episcopis,  viris  religiosis,  ac  clero,  et  populo  tripolitano, 
juxta  formam  solitam,  qua  Métropolitain  obedientiam 
Sedi  Apostolicae  repromittunt,  voluntate  spontanea  jura- 
vistis  [vos]  Ecclesiac  Romanœ,  ac  nobis  et  successoribus 
nostris,  obedientiam,  et  reverentiam  debitam,  et  devotam 
deinceps  humiliter  prsestituros.  Quia  vero  die  tus  cardinalis 
in  quibusdam  intellexit  vos  pati  defectum,  illum  in  vobis 
apostolicae  auctoritatis  plenitudine  supplere  curavit, 
injungens  ut  amodo  secundum  quod  Romana  tenet  Ecclesia 
sine  dubitatione  credatis,  quod  Spiritus  Sanctus  procedit 
a  Filio,  sicut  procedit  a  Pâtre,  cum  sit  Spiritus  utriusque, 
quemadmodum  et  sacris  auctoritatibus,  et  certis  ratio- 
nibus  comprobatur;  et  ut  hanc  formam  baptizando  ser- 
vetis,  quod  in  trina  immersione  unica  tantum  fiât  invocatio 
Trinitatis;  ut  etiam  confirmationis  utamini  sacramento  a 
solis  episcopis  conferendo;  et  ne  in  confectione  chrismatis 
aliquam  speciem,  nisi  balsamum,  et  oleum  apponatis;  et 
ut  quilibet  vestrum  saltem  semel  in  anno  sua  confiteatur 
peccata  proprio  sacerdoti,  et  ter  ad  minus  in  anno  dévote 
suscipiatis  Eucharistise  sacramentum;  et  ut  duas  in  Christo 
confiteamint  voluntates,  divinam  scilicet  et  humanam; 
et  in  altaris  sacrificio  non  vitreis,  ligneis,  aut  aereis,  sed 
stanneis,  argenteis,  vel  aureis  vasis  utamini;  habentes 
campanas  ad  distinguendas  horas,  et  populum  ad  Eccle- 
siam convocandum.  Anaïssi,  Bull.,  Rome,  1911,  p.  2-3. 

Un  tel  document,  donné  par  la  plus  haute  autorité 
ecclésiastique,  disent  les  adversaires  de  la  thèse 
maronite,  ne  laisse  plus  aucun  doute  sur  l'hétérodoxie 
originelle  de  cette  nation.  Mais  alors,  la  conversion 
des  maronites  serait  placée  sous  Innocent  III  (1198- 
1216),  ce  qui  rendrait  caduc  le  témoignage  de  Guil- 
laume de  Tyr,  selon  lequel  elle  aurait  eu  lieu  en  1180- 
1181  sous  le  pontificat  d'Aimeri  (Amaury  de  Limo- 
ges), patriarche  latin  d'Antioche.  Dudum  transmisso 
a  nobis  ad  partes  vestras,  dit  Innocent  III,  bo.  me. 
Petro,  Sancti  Marcelli  presbytero  cardinale,  lune  Apos- 
t'Ucœ  Sedis  legato,  conversi  fuislis  ad  Pastorem  ves- 
trum... Cette  conversion,  on  le  voit,  aurait  été  accom- 
plie en  présence  du  cardinal  Pierre  d'Amalfi,  légat 
d'Innocent  III.  On  se  trouve  donc  fort.loin  de  la  date 
fixée  par  l'archevêque  de  Tyr.  A  quoi  les  partisans  de 
la  conversion  répondent  :  l'union  conclue  en  1180- 
1181,  n'a  pas  duré;  elle  a  été  rompue  par  le  mauvais 
vouloir  du  patriarche  Luc,  mort  en  1209;  le  succes- 
seur de  ce  dernier,  Jérémie,  s'est  hâté  de  réparer  le 
mal;  il  s'est  rendu  au  IVe  concile  du  Latran  et  en  est 
reparti  avec  un  légat  pontifical,  chargé  de  réconcilier 
à  nouveau  l'Église  maronite  avec  le  Saint-Siège.  Cf. 
S.Vailhé,  Origines  religieuses  des  maronites,  dans  Échos 
d'Orient,  1901,  t.  iv,  p.  161. 

La  vérité  est  qu'à  crtte  époque,  il  n'y  eut  pas  de 


patriarche  maronite  nommé  Luc.  Jérémie  monta  sur 
le  siège  patriarcal  en  1183;  c'est  lui-même  qui  nous 
l'apprend  par  la  note  écrite  de  sa  propre  main  et  que 
nous  avons  citée  plus  haut;  il  était  encore  patriarche 
en  1215,  puisque  la  lettre  à  lui  adressée  par  le  pape 
est  de  cette  année;  il  mourut  en  1230.  Douaïhi,  Annules, 
an.  1230,  fol.  39  r°;  ms.  395,  fol.  97  r°-101  r°. 

L'histoire  de  cette  rupture  avec  Rome  et  de  la 
réparation  du  mal  par  Jérémie  est  donc  inexacte, 
conjecturée  pour  les  besoin  de  la  cause.  A  lire  de  près 
la  bulle  d'Innocent  III,  on  voit  que  le  pape  n'envisage 
pas  dans  la  démarche  des  maronites  une  rétractation 
d'erreurs  dogmatiques  ou  de  fausses  doctrines.  Il  n'a 
en  vue  que  le  serment  de  fidélité,  prêté  par  les  maro- 
nites, juxta  formam  solitam,  qua  metripolitani  obedien- 
tiam Sedi  Apostolica;  repromittunt.  Le  chef  de  l'Église 
maronite  ne  fit  que  jurer  fidélité  au  Saint-Siège 
comme  l'avaient  fait  avant  lui  ses  prédécesseurs  en 
1131  et  1180-1181.  Point  n'est  question  d'une  profes- 
sion de  foi  contenant  la  formule  d'abjuration,  que 
l'Église  impose  pour  la  réconciliation  des  hérétiques. 

Il  y  a,  cependant,  dans  la  lettre  d'Innocent  III, 
quelques  expressions  qui  dénoteraient  un  véritable 
retour  à  l'Église  catholique.  Mais  ces  expressions 
s'adressent-elles  aux  maronites  ou  bien  aux  grecs  ? 
Le  pape  s'occupe,  dans  cette  lettre,  et  des  maronites 
et  des  grecs  :  Quod  de  Grœcorum  Ecclesia  et  vobis 
nuper  factum  novimus.  Le  thème  qui  fixe  la  pensée 
pontificale  le  montre  encore  davantage.  Parlant  de 
brebis  égarées,  oves  errantes,  le  souverain  pontife 
comprend,  sous  cette  appellation,  les  chrétiens  qui  ne 
reconnaissent  pas  l'Église  catholique,  ni  l'autorité  de 
Pierre  et  de  ses  successeurs.  Or  personne  n'a  jamais 
reproché  aux  maronites  un  manque  de  soumission  au 
pape.  Bien  au  contraire,  la  fidélité  au  vicaire  du  Christ 
donne  à  cette  nation  qui  vivait  au  milieu  de  peuples 
non  catholiques  sa  marque,  son  unité  et  son  existence. 
On  a  vu  plus  haut  l'attitude  qu'elle  a  prise  et  main- 
tenue en  face  des  monophysites:  on  a  vu  aussi  qu'à 
la  veille  des  croisades  elle  proclamait  encore  son  union 
avec  Rome.  Mais  ce  qui  est  encore  plus  démonstratif, 
c'est  l'insistance  avec  laquelle  le  pape  parle  de  la 
procession  du  Saint-Esprit.  Or,  sous  ce  rapport,  nul 
n'a  jamais  élevé  l'ombre  d'un  doute  sur  l'orthodoxie 
de  la  foi  maronite.  Il  était  inévitable  que  la  lettre 
d'Innocent  III,  visant  deux  confessions  entièrement 
distinctes,  prêtât  à  quelque  méprise  et  laissât  la 
porte  ouverte  à  la  discussion  sur  la  véritable  pensée  du 
Pontife.  Il  faut  donc  faire  la  part  de  la  confusion 
résultant  nécessairement  d  un  tel  mélange. 

Le  pape  parle,  il  est  vrai,  des  deux  volontés  dans 
le  Christ  Mais  il  ne  fait  que  toucher  cette  question 
sans  y  insister  autrement;  il  la  place  même  à  la  suite 
de  certains  articles  de  pure  discipline.  Ce  qui  prouve- 
rait plutôt  qu'il  connaît  le  fond  de  la  doctrine  maronite 
à  ce  sujet. 

En  outre,  il  reconnaît  dans  la  même  lettre  la  légiti- 
mité du  pouvoir  patriarcal  exercé  par  les  prédéces- 
seurs de  Jérémie  :  Usum  quoque  pallii..,  solitis  tibi 
consueludinibus  approbaiis,  quas  tu  etiam  et  prœdeces- 
sores  lui  hactenus  in  Antiochena  Ecclesia  dignoscimini 
habuisse,  tibi,  tuisque  succesoribus  aucloritate  apostolica 
indulgemus.  Innocent  III  aurait-il  tenu  semblable 
langage,  si,  vraiment,  il  avait  vu  dans  les  devan- 
ciers de  Jérémie  une  lignée  de  chefs  hérétiques? 
Aurait-il  laissé  intactes,  s'il  n'en  avait  pas  admis  le 
fondement  juridique,  les  prérogatives  du  patriarche 
maronite,  parallèlement  à  celles  du  siège  latin  d'An- 
tioche, alors  qu'on  était  si  attaché  au  principe  de 
l'unité  de  juridiction?  Or,  il  reconnaît  à  Jérémie 
toute  l'autorité  patriarcale;  il  n'apporte  aucune  res- 
triction aux  prérogatives  de  son  siège. 

Mais  allons  plus  loin  :  même  en  supposant  vraie, 


27 


MARONITE   (EGLISE),    FORMATION    DU    PATRIARCAT 


28 


dans  la  pensée  du  pape,  la  conversion  des  maronites,  • 
celle-ci,  eu  égard  a  tous  les  documents,  ne  pourrait 
être  entendue  que  selon  l'explication  que  nous  avons 
donnée  ci-dessus.  Le  légat  pontifical  aurait  jugé  la 
question  suivant  les  apparences,  sans  se  soucier  le 
moins  du  monde  d'examiner  et  de  comparer  les  divers 
textes  qui  s'y  rapportent;  il  aurait  fondé  son  rap- 
port sur  pareille  insuffisance  d'information,  et  ainsi 
l'erreur  était  commise. 

Malheureusement,  sans  tenir  compte  des  circons- 
tances que  nous  venons  de  relever,  on  a  cité  la  lettre 
d'Innocent  III  en  faveur  de  l'hétérodoxie  maronite. 
Bien  plus,  cette  même  lettre  a  été  utilisée  pour  la 
rédac  ion  d'autres  bulles  pontificales.  Cf.  Anaïssi, 
Bull.,  p.  9-12;  Dandini,  Miss,  apost.,  p.  98-99. 

En  résumé,  l'accusation  de  monothélisme,  portée' 
contre  les  maronites,  provient  d'un  malentendu  sou- 
levé, au  vme  siècle,  entre  ces  derniers  et  les  maximites, 
c'est-à-dire  les  partisans  de  la  doctrine  dyothélite, 
prêchée  par  Maxime  le  Confesseur.  Cette  accusation 
fut  ensuite  répandue  en  Orient  comme  en  Occident, 
surtout  par  Eutychès  d'Alexandrie,  Guillaume  de  Tyr 
et  Jacques  de  Vitry,  le  premier  ayant  servi  de  source 
au  deuxième  et  celui-ci  au  troisième.  La  lettre  Quia 
diuinœ  sapientiae  d'Innocent  III,  mal  comprise,  consa- 
cra, aux  yeux  de  nombreux  écrivains,  l'hétérodoxie 
originelle  de  ce  peuple.  Et  voilà  comment  naquit,  se 
développa  et  s'incorpora  à  l'histoire  la  légende  du 
monothélisme  maronite. 

..  V.  Formation  du  patriarcat  maronite.  — ■  Lors 
de  l'invasion  de  la  Syrie  par  les  Arabes,  l'Église 
officielle  d'Antioche  était  sans  patriarche,  depuis  la 
mort  d'Anastase  II  (septembre  609)  et  le  nouvel 
état  politique  ne  lui  permettait  plus  de  se  donner  un 
chef.  A  Constantinople,  on  s'inquiéta  sérieusement 
de  cette  grave  question  ;  on  alla  même  jusqu'à  nommer 
des  titulaires  à  la  métropole  d'Orient.  Néanmoins, 
ces  derniers  ayant  établi  leur  résidence  dans  la  capitale 
de  l'empire,  le  siège  d'Antioche  restait,  de  fait,  inoc- 
cupé. 

Cette  situation  se  prolongea  jusqu'en  702.  A  cette 
date,  il  cessa  d'y  avoir  même  un  patriarche  nominal, 
et  cette  vacance  totale  ne  prit  fin  qu'en  742,  par 
l'élection  d'Etienne  III  auquel  le  calife  Hicham 
permit  de  prendre  possession  de  son  siège.  Voir 
Duchesne,  op.  cit.,  p.  372-373;  Karalevskij,  dans 
Diction,  d'hist.  et  de  géogr.  ecclés.,  au  mot  Antioche, 
col.  589-597;  S.  Vailhé,  L'Église  maronite  du  v»  au 
IX"  siècle,  dans  Échos  d'Orient,  1906,  t.  ix,  p.  263-265. 

Or,  c'est  à  cette  époque  troublée,  pendant  laquelle 
l'Eglise  d'Antioche  se  débattait  comme  dans  une  sorte 
d'anarchie,  que  les  maronites  prirent  le  parti  de  se 
donner  un  chef,  d'élire  un  patriarche.  Notre  source 
d'information  est  encore  Denys  de  Tell-Mahré.  Après 
avoir  fait  le  récit  d'un  incident  qui  se  produisit,  vers 
746,  au  couvent  de  Saint-Maron,  il  ajoute  :  «  Les 
maronites  restèrent  comme  ils  sont  encore  aujourd'hui. 
Us  ordonnent  un  patriarche  et  des  évêques  de  leur 
couvent.  »  Dans  Michel  le  Syrien,  texte,  t.  iv,  p.  467; 
trad.,  t.  ii,  p.  511.  A  l'occasion  de  cet  incident,  le 
patriarcat  maronite  apparaît  pour  la  première  fois 
dans  l'histoire.  Ce  passage  de  Tell-Mahré  est  le  plus 
ancien  document  certain  que  nous  possédions  sur 
cette  institution.  Mais  son  origine  remonte  à  une  date 
plus  éloignée,  à  cette  période,  où  le  siège  d'Antioche 
était  inoccupé.  En  effet,  le  mot  restèrent  (phach  en 
syriaque)  fait  entendre  que  les  maronites  étaient 
déjà,  en  746  «  comme  ils  sont  encore  aujourd'hui  », 
gouvernés  par  un  patriarche  et  des  évêques.  Le  fait, 
grâce  à  ce  document,  est  incontestable.  Bien  que 
les  origines  du  patriarcat  maronite  demeurent  enve- 
loppées de  ténèbres,  le  texte  de  Tell-Mahré  fournit 
néanmoins  un  sérieux  appui  à  la    tradition  suivant 


laquelle  l'établissement  du  patriarcat  remonterait 
aux  dernières  années  du  vne  siècle.  C'est  encore  le 
savant  patriarche  Etienne  Douaïhi  qui  nous  a  con- 
servé cette  tradition.  Il  a,  en  effet,  dressé  la  série  des 
patriarches  maronites  depuis  saint  Jean  Maron,  le 
premier  de  la  lignée  (qu'il  ne  faut  pas  confondre  avec 
saint  Maron,  fondateur  de  l'Église)  jusqu'à  lui-même 
(1670-1704).  Il  a  puisé  ses  renseignements,  dit-il, 
dans  les  documents  suivants  :  Une  feuille  datée  de 
1621  des  Grecs  (=  1313  de  J.-C),  qui  ;:e  trouvait 
parmi  les  papiers  de  son  prédécesseur,  Georges  de 
Beseb'el  (t  1670);  une  lettre  écrite  en  1495  par 
Gabriel  Ibn-Al-Qela'î;  des  listes  à  lui  communiquées 
par  l'évêque  de  'Aqoûra,  Georges  Habqoûq;  un 
diaconicon  très  ancien,  dans  la  proclamation  que  fait 
le  diacre  des  noms  de  tous  les  patriarches  figurant  aux 
diptyques.  Cette  liste  des  patriarches  maronites  de 
Douaïhi  a  été  publiée  par  Rachîd  Chartoûnî  sous 
le  titre  :  Chronologie  des  patriarches  maronites,  Bey-- 
routh,  1902;  elle  avait  été  utilisée  antérieurement 
par  Le  Quien  dans  son  Oriens  Christianus,  t.  m,  d'après 
la  traduction  latine  faite,  en  1733,  par  Joseph  Ascari, 
prêtre  maronite  d'Alep.  Cf.  P.  Chebli,  Biographie  de 
Douaïhi,  p.  210.  La  liste  de  Douaïhi  diffère  quelque 
peu  de  celle  d'Assémani,  écrite  en  arabe,  publiée  et 
traduite  en  latin  par  le  P.  Jean  Notain  Darauni 
sous  le  titre  :  Séries  chronologica  Patriarcharum 
Antiochise,   Rome,    1881. 

Les  circonstances  qui  présidèrent  à  la  naissance 
du  patriarcat  rendirent  cette  création  incontesta- 
blement légitime.  L'Église  d'Antioche  n'avait  plus 
de  chef;  les  moines  maronites,  maîtres  de  la  situation, 
pouvaient  s'en  donner  un;  ils  le  firent,  et  l'on  ne 
saurait  alléguer  contre  leur  acte  aucun  règlement 
canonique.  Du  reste,  s'il  y  avait  eu  le  moindre  doute 
sur  la  légitimité  de  cette  institution,  le  Saint-Siège 
n'aurait  pas  manqué  de  la  condamner  comme  le  pape 
saint  Martin,  en  649,  condamna  la  nomination  de 
Macédonius  par  Constantinople  :  Hune  (Macedonium) 
enim  episcopum  catholica  Ecclesia  nullo  modo  novit, 
dit-il,  non  solum  quod  is  preeter  canones,  in  externa 
regione,  sine  consensu  et  absque  ullo  decreto,  hanc  sibi 
appellationem  usurpavit,  sed  et  quod  consentiat  hsere- 
ticis...  Lettre  à  Jean  de  Philadelphie  dans  Mansi, 
Concil.,  t.  x,  col.  811.  —  Quapropter,  dit  encore  le 
pape,  hortamur  dileclionem  vestram,  ut  ita  nobiscum 
semper  credatis  ac  leneatis,  devitantes  omnem  hœresim... 
insanosque  hœresum  auctores...  Macedonium  hsere- 
ticum,  quem  contra  canones  sibi  finxerunt  falsum 
Antiochiœ  episcopum  prœdicti  hœretici.  Lettre  aux 
Églises  de  Jérusalem  et  d'Antioche,  ibid.,  t.  x,  col.  830. 

Les  documents  parvenus  à  notre  connaissance  nous 
autorisent  à  croire  que  les  patriarches  maronites  ont 
de  tout  temps  porté  le  titre  d'Antioche.  Voir,  par 
exemple,  deux  documents  dont  l'un  de  1141,  dans 
J.-S.  Assémani,  Bibl.or.,  t. n,  p.  307,  et  l'autre dell54, 
dans  Ét.-Év.  Assémani,  op.   cit.,  p.  xxvm-xxix,  18. 

Loin  de  méconnaître  ce  droit  des  patriarches  maro- 
nites, Rome  en  a  positivement  reconnu  la  légiti- 
mité. La  bulle  d'Innocent  III  Quia  divinœ  saptentiee 
de  1215  nous  fournit  à  ce  sujet  le  plus  ancien  témoi- 
gnage connu  :  Usum  quoque  pallii,  écrivait-il  au 
patriarche  Jérémie,...  solitis  tibi  consueludinibus 
approbatis,  quas  tu  ctiam  et  prœdecessores  tui  haclenus 
in  antiochena  Ecclesia  dignoscimini  habuisse,  tibi, 
tuisque  successoribus  auctoritale  aposlolica  indulgemus. 
T.  Anaïssi,  Bull.,  p.  4. 

La  juridiction  patriarcale  reconnue  par  Innocent  III 
avait  donc  été  exercée  par  les  titulaires  maronites  du 
siège  d'Antioche  avant  Jérémie,  qui  en  prit  possession 
en  1183.— Au  témoignage  deBenoîtXIV,  Alexandre  IV 
consacre  à  son  tour  ce  droit  du  patriarche  maronite 
au    titre    d'Antioche.    Allocution  au    consistoire  du 


29 


MARONITE    (ÉGLISE),    FORMATION     DU    PATRIARCAT 


30 


13  juillet  1744,  dans  Anaïssi,  toc.  cit.,  p.  294.  D'ail- 
leurs, eu  12,n>,  le  même  Alexandre  IV  adresse  de  nou- 
veau aux  maronites  la  bulle  Quia  divinse  sapientix 
d'Innocent  III.  Anaïssi,  p.  9-13.  —  En  1469,  Paul  II 
témoigne  de  la  légitimité  de  ces  mêmes  droits.  Lettre 
Virlutum  Deus,  ibid.,  p.  24.  Puis,  dans  la  suite,  d'autres 
souverains  pontifes  n'ont  pas  manqué  de  les  proclamer 
à  leur  tour.  P.  Chebli,  Le  patriarcat  maronite  d'An- 
tioche, dans  Reinie  de  l'Orient  chrétien,  1903,  t.  vin, 
p.  13S-139.  —  Au  surplus,  il  fut  un  temps  où  le  patriar- 
cat maronite  se  trouvait  être  le  seul  patriarcat  catho- 
lique représentant  la  tradition  liturgique  et  disci- 
plinaire d'Antioche.  Ce  titre,  à  lui  seul,  n'aurait-il 
pu  suffire  pour  permettre  de  considérer  le  chef  de 
l'Église  maronite  comme  héritier  légitime  du  siège 
de  la  vieille  métropole  de  l'Orient? 

Dès  lors,  comment  se  fait-il  que  le  titre  d'Antioche 
n'ait  pas  été  donné  aux  patriarches  maronites  par 
tous  les  papes?  P.  Chebli  a  déjà  répondu  à  cette  diffi- 
culté dans  son  article  :  Le  patriarcat  maronite  d'An- 
tioche, que  nous  venons  de  citer.  Nous  nous  conten- 
terons de  reproduire  sa  réponse  :  «  Je  réponds,  dit-il, 
avec  tout  le  respect  dû  aux  saints  pontifes  de  Rome, 
que  les  difficultés  des  communications  et  l'éloignement 
des  lieux  les  empêchaient  de  connaître  eux-mêmes  cer- 
taines parties  de  leur  troupeau  le  plus  fidèle  et  le  plus 
soumis.  Ainsi,  en  1513,  le  patriarche  maronite,  Siméon 
de  Hadeth,  envoie  un  prêtre  nommé  Pierre  auprès 
du  supérieur  des  franciscains  de  Beyrouth,  afin  que 
celui-ci  écrive  au  pape  Léon  X  et  lui  demande  la  con- 
firmation du  patriarche  et  le  pallium.  (Cette  démar- 
che était  motivée  par  l'ignorance  de  la  langue  latine.) 
Arrivé  à  Beyrouth,  Pierre  voit  un  vaisseau  prêt 
à  mettre  à  la  voile  pour  l'Italie  :  il  s'embarque  pour 
gagner  du  temps  et  profiter  de  l'occasion,  emportant 
avec  lui  une  lettre  du  P.  Marc  de  Florence,  pleine 
d'éloges  pour  les  maronites  et  leur  constance  dans  la 
foi  catholique.  Mais  à  Rome,  toutes  les  autorités  le 
regardent  d'un  air  très  étonné,  ne  comprennent  rien 
à  sa  demande  et  le  renvoient  en  Orient  pour  se  munir 
de  documents  aptes  à  prouver  la  raison  et  la  légiti- 
mité de  sa  mission.  Et  le  pape  Léon  X...  écrit  dans 
sa  bulle  de  1515  au  patriarche  maronite  :  Sane  cum 
superiori  anno  Petrus  maronita...  ad  nos  venisset,  et... 
desiderium  tuum  super  electione  de  persona  tua  ad 
Ecclesiam  maronitarum  facta  et  a  nobis  confirmanda 
plene  inlellexissemus,  per  alias  nostras  litteras  in  forma 
brevis  tibi  significavimus  negotium  ipsum  in  consistorio 
nostro  secrelo  cum  venerabilibus  pairibus  nostris  S.  R.  E. 
cardinalibus  diligenter  fuisse  examinalum;  sed  quia 
nemo,  nec  etiam  idem  Petrus,  de  aliqua  electione  vel 
confïrmatione  anteriori  patriarchatus  Maronitarum 
fidem  faciebat.  Nos...  de  eorumdem  fratrum  consilio 
nuntium  ipsum  ad  te  remillendum  duximus;  ut,  habitis 
poslea  tam  luis,  quam  apostolicis  litteris  alias  per 
Romanos  Ponlifices  prsedecessores  noslros  super  hujus- 
modi  confïrmatione  confectis,  si  quse  apud  te  starent, 
supplicalionibus  tuis,  piisque  hujusmodi  votis  juxta 
prœfatee  apostolicse  Sedis  institutionem  et  consuetu- 
dinem  maturius  et  decentius  satisfacere  possemus. 
Nuper  autem  idem  nuntius  tuus  ad  nos  rediens,  litteras 
tuas  arabico  vulgari  sermone  scriplas,  ac  originales 
litteras  fel.  record.  Innocenta  III  et  Alexandri  IV... 
nec  non  Eugenii  IV,  Nicolai  V,  Calisti  III,  ac  Pauli  II 
romanorum  Pontificum  et  prœdccessorum,  noslorum... 
Helisez,  je  vous  prie,  ajoute  P.  Chebli,  ces  paroles 
étranges  :  Negotium  ipsum...,  etc.,  et  :  sed  quia  nemo..., 
etc.  !  A  Rome,  au  xvi6  siècle,  on  s'intéressait  si  peu 
à  l'Orient,  qu'il  ne  s'est  trouvé  personne  qui  parût 
soupçonner,  pour  ainsi  parler,  l'existence  même  des 
maronites  !  Et  l'on  s'étonne,  après  cela,  que  les  pauvres 
maronites  n'aient  pas  toujours,  en  ces  siècles-là, 
rempli    toutes    les   formalités    officielles    vis-à-vis    du 


Saint-Siège!  Quand  on  songe  aux  dures  conditions 
dans  lesquelles  ils  se  débattaient,  on  ne  comprend 
pas  humainement  comment  ils  ont  survécu  aux  cruelles 
et  longues  persécutions,  en  conservant  intacte  la 
foi  chrétienne.  »  Ibid.,  p,  140-142.  Voir  une  autre 
lettre  de  Léon  X  du  27  mai  1514,  dans  Anaïssi, 
Bull.,  p.  29-30. 

L'introduction  des  usages  byzantins  dans  l'Église 
d'Antioche  élargit  le  fossé  qui  séparait  en  deux  camps 
les  défenseurs  du  IVe  concile.  Connus  d'abord  sous 
le  nom  de  chalcédoniens,  ils  furent  ensuite  gratifiés 
par  leurs  adversaires  du  sobriquet  de  Melkites  (impé- 
rialistes), à  cause  des  liens  qui  les  rattachaient  à 
Constantinople.  Toutefois,  ce  nom  de  Melkite  (Baa.- 
Xixoç),  donné  déjà  à  Timothée  Salofaciol,  évêque 
d'Alexandrie,  mort  en  482,  ne  fut  employé  en  Syrie, 
croyons-nous,  qu'après  l'arrivée  des  Arabes.  On 
le  rencontre,  pour  la  première  fois,  dans  les  lettres 
du  patriarche  nestorien,  Timothée  I"  (f  823).  (Cité 
par  Cl.  J.  David,  loc.  cit.,  p.  378).  On  l'appliquait 
à  tous  les  chalcédoniens.  Un  écrivain  du  ix»  siècle, 
Habib  Abou-Raïta,  métropolite  jacobite  de  Tagrit, 
nous  apprend,  en  effet,  qu'on  distinguait  alors  les 
melkites  chalcédoniens  maximites  et  les  melkites 
chalcédoniens  maronites.  Cf.  ses  opuscules  théologi- 
ques, loc.  cit.,  ms.  169,  fol.  86  v-87  r°.  Mais  les  premiers 
se  rapprochaient  de  plus  en  plus  de  Constantinople  : 
ils  abandonnaient  le  rit  et  les  usages  d'Antioche  pour 
adopter  ceux  de  Byzance.  Aussi,  dans  la  suite,  l'appel- 
lation melkite  leur  fut-elle  exclusivement  réservée. 
Les  maronites,  ayant  désormais  leur  patriarche,  firent 
de  leur  fidélité  au  rit  et  à  la  discipline  de  la  métropole 
de  l'Orient  la  tessère  de  leur  séparation  d'avec  les 
melkites  byzantinisés. 

L'institution  du  patriarcat  maronite  ne  fut  pas 
suivie  tout  de  suite  d'une  organisation  ecclésiastique 
complète.  Le  patriarche  était  et  demeura  longtemps 
le  seul  chef  de  tout  son  peuple.  Sans  doute,  à  la 
tête  de  certaines  villes,  de  certains  bourgs,  même 
de  monastères,  on  trouvait  des  évêques;  mais  ils 
n'étaient,  à  strictement  parler,  que  les  représentants 
du  patriarche.  Douaïhi,  Chronologie,  p.  23;  Et.-Év. 
Assémanj,  op.  cit.,  p.  18;  P.  Chebli,  Biographie  de 
Douaïhi,  p.  40.  Telle  était  encore  la  situation  à  la 
veille  de  la  tenue  du  synode  du  Mont  Liban  (30  sep- 
tembre, 1  et  2  octobre  1736).  La  division  du  patriarcal 
en  éparchies  ou  diocèses,  ordonnée  en  1625  et  1635 
par  deux  décrets  de  la  Propagande  (cités  par  le 
P.  Rodota  dans  Cod:  val.  lat.  7401,  fol.  217  v°),  ne  fut 
accomplie  qu'à  la  suite  de  cette  assemblée  conciliaire 
de  1736. 

L'idée  religieuse  ayant  présidé  à  la  constitution 
du  peuple  maronite,  il  était  naturel  que  le  patriarcat 
devînt  son  centre  de  ralliement,  un  centre  à  la  fois 
politique  et  ecclésiastique.  Cette  situation  du  patriar- 
che fut  encore  renforcée  par  les  droits  temporels 
que  les  Arabes  reconnurent  aux  chefs  spirituels  des 
communautés  chrétiennes,  et  que  maintinrent  les 
Croisés,  les  Mamelouks  et  les  Turcs  ottomans.  Mawardi 
(ou  Maverdi,  juriste  musulman  f  1058),  Constitutiones 
politicœ,  édit.  Max.  Enger,  Bonn,  1853,  p.  252; 
Recueil  des  hist.  des  croisades.  Lois,  t.  i,  Paris,  1841, 
introd.,  p.  17,  et  texte,  p.  26,  577;  t.  n,  Paris,  1843, 
introd..  p.  10-11,  24;  Karalevskij,  loc.  cit.,  col.  594, 
612,  615,  636. 

Les  attributions  temporelles  dont  les  chefs  religieux 
se  trouvaient  investis  ont  donné  lieu  au  développement 
d'un  genre  de  littérarure  juridique  propre  à  l'Orient, 
celui  des  Nomocanons  :  ouvrages  mixtes  où  se  mélan- 
gent les  sources  du  droit  canonique  (/.•xv6veç)  et  celles 
du  droit  séculier  (v6[£Ol).  Les  nomocanons  ont  précisé  la 
compétence  des  chefs  religieux  et  donné  aux  patriar- 
cats un  tel  prestige  que  la  question  confessionnelle  el 


31 


MARONITE    (HISTOIRE    DE    L'ÉGLISE) 


32 


la  question  nationale,  dans  ces  pays,  s'identifiaient. 

La  situation  géographique  des  maronites,  les  luttes 
religieuses  et  politiques  qu'ils  avaient  eu  à  soutenir 
ont  particulièrement  renforcé,  chez  eux,  l'esprit 
de  nationalité;  elles  ont  fait  de  la  fidélité  au  patriar- 
che la  plus  pure  expression  du  sentiment  patriotique. 
Retranchés  dans  les  escarpements  de  ses  montagnes 
du  Liban,  ce  peuple  a  pu  se  créer  une  vie  propre  et 
jouir,  sous  la  haute  direction  de  ses  chefs  spirituels, 
d'une  certaine  autonomie.  «  Fortement  groupés 
autour  de  leur  clergé  et  de  leur  patriarche,  les  maro- 
nites constituent  donc  un  petit  peuple  d'une  essence 
très  particulière.  La  vallée  sacrée  de  la  Kadischa, 
creusée  de  cellules  d'ermites,  les  cèdres  des  hauts 
sommets,  symboles  de  leur  vitalité  et  de  leur  indé- 
pendance, et  le.  monastère  patriarcal  de  Cannobin, 
perché  comme  un  nid  d'aigle,  résument  toute  leur 
histoire.  »  R.  Ristelhueber,  op.  cit.,  p.  39-40.  Cette 
situation  particulière' des  maronites  donnait  à  leur 
patriarche  et  à  leurs  évêques  une  indépendance  et 
une  liberté  d'action  que  n'avaient  point  les  chefs 
des  autres  communautés  chrétiennes  de  l'Orient. 
A  la  différence  de  ces  derniers,  les  prélats  maronites 
ont  pu  se  soustraire  à  l'obligation  du  firman  ou 
diplôme  de  reconnaissance  officielle  et  d'investiture. 
Il  a  fallu  attendre  la  grande  guerre  (1914-1918) 
pour  les  voir  accepter,  sous  le  coup  de  la  contrainte, 
l'accomplissemet  de  cette  démarche  auprès  des  pou- 
voirs séculiers.  Voir  Mgr  Abdalla  Khoury,  arche- 
vêque d'Arka,  Le  patriarche  maronite  et  Djemal  pacha 
pendant  la  guerre,  dans  la  revue  arabe  Al-Machriq, 
1921,  t.  xxii,  p.  162-164. 

Dans  ces  conditions,  le  Nomocanon  maronite  avait 
nécessairement  une  grande  portée.  Clercs  et  fidèles 
allaient  à  leurs  chefs  religieux  pour  toutes  les  questions 
ecclésiastiques  et  civiles.  Ils  ne  voulaient  reconnaître 
aucune  autre  autorité  pour  le  règlement  de  leurs 
affaires.  On  trouve  encore  au  Liban  quantité  d'actes 
et  de  sentences  qui  témoignent  de  cette  pratique. 
Le  patriarche  Paul  Mas'ad  (1854-1890)  en  a  réuni 
un  grand  nombre  aux  archives  du  patriarcat  maro- 
nite. Cet  usage  n'a  commencé  à  disparaître  qu'au 
cours  du  xixe  siècle.  Voir  Debs,  Histoire  de  la  Syrie, 
t.  vin,  p.  748,  759;  Darian,  Les  maronites  au  Liban, 
p.  254-268.  Dans  la  pratique,  il  en  reste,  même  aujour- 
d'hui, de  nombreuses  manifestations  :  on  aime  recou- 
rir à  l'arbitrage  du  patriarche  ou  d'un  évêque  pour 
régler  une  affaire  ou  vider  une  querelle.  Sans  parler  des 
questions  relatives  au  «  statut  personnel  »,  qui,  dans 
plusieurs  pays  orientaux,  ressortissent  encore  aux  juri- 
dictions religieuses.  ' 

Ainsi,  la  vie  religieuse  du  peuple  maronite  se  trouve 
intimement  liée  à  sa  vie  civile  et  nationale.  Elle 
se  confond  pour  ainsi  dire  avec  elle.  Il  n'est  presque 
pas  d'événement  de  quelque  importance  où  l'on  ne 
voie  paraître  le  patriarche.  L'histoire  des  pontifes  qui 
se  sont  succédés  sur  le  siège  maronite  d'Antioche 
offre  donc  un  intérêt  particulier.  Malheureusement, 
de  ceux  des  premiers  siècles,  on  ne  connaît  que 
les  noms.  Peut-être  même  ignore-t-on  l'existence  de 
l'un  ou  de  l'autre.  Cela  n'étonnera  pas,  si  l'on  songe 
aux  troubles,  aux  persécutions  et  aux  guerres  qu'ont 
traversés  les  maronites  de  cette  époque.  Absorbés 
par  leurs  épreuves,  ils  n'avaient  guère  le  loisir  d'enre- 
gistrer les  fastes  de  leur  Eglise.  Les  quelques  docu- 
ments qu'ils  rédigèrent  ne  furent  d'ailleurs  pas  épar- 
gnés par  les  tourmentes.  C'est  ainsi  que  disparurent 
les  œuvres  des  deux  maronites,  Théophile  d'Édesse 
(t  785)  et  Qaïs  (ix-xe  siècle),  mentionnées,  pour  le 
premier,  par  Barhebrœus,  Chronicon  syriacum,  p.  126- 
127;  Histoire  des  Dynasties,  p.  220  et,  pour  le  second, 
par  Mas'oudi,  op.  cit.,  p.  154.  Quant  aux  écrits  des 
siècles  postérieurs,  ils  furent  perdus  en  partie,  pour 


les  mêmes  raisons,  et  aussi  à  cause  du  peu  de  diligence 
qu'on  avait  à  conserver  les  monuments  du  passé. 
Toutefois,  les  renseignements  qui  nous  sont  parvenus 
permettent  encore  de  suivre  l'évolution  du  patriarcat 
maronite  dans  ses  grandes  lignes. 

II.    HISTOIRE     DE     L'ÉGLISE     MARONITE.     — 

Cette  histoire  étant  mal  connue  et  n'étant  pas  encore 
exposée  d'une  manière  suivie,  nous  croyons  rendre 
service  en  en  retraçant  les  grands  traits  sous  les  rubri- 
ques suivantes  :  I.  Expansion  des  maronites  du  v« 
au  xie  siècle.  IL  L'époque  des  croisades  (col.  34). 
III.  La  domination  des  Mamloûks  (col.  40)  IV.  La 
période  ottomane  (col.   50). 

I.  Expansion  des  maronites  du  ve  au  xie  siècle. 
— ■  Groupés,  à  l'origine,  aux  environs  d'Apamée  de 
la  Syrie  seconde,  les  maronites  se  répandirent  ensuite 
dans  la  vallée  de  l'Oronte,  notamment  à  Ma'arrat- 
an-No'màn,  à  Chaïzar,  à  Hamah  (Émath  ou  Epipha- 
nie) et  à  Homs  (Émèse).  Maso'udi,  Livre  de  l'aver- 
tissement et  de  la  révision,  p,  153;  cf.  Lammens,  Le 
Liban,  t.  n,  p.  50.  Au  témoignage  de  Tell-Mahré, 
Annales,  loc.  cit.,  p.  492-496,  et  511,  d'Eutychès 
d'Alexandrie,  ibid.,  p.  210,  et  de  Barhebrseus,  Chro- 
nicon ecclesiasticum,  p.  269-274,  Histoire  des  Dynas- 
ties, p.  219-220,  ils  gagnèrent  encore  d'autres  régions  : 
Mabboug  (Hiérapolis),  chef-lieu  de  la  Syrie  troisième 
ou  Euphratésienne,  Qennesrîn,  Alep,  Al-'Awâsim 
(ligne  de  forteresses  allant  d'Antioche  à  Mabboug, 
élevées  sous  les  'Abbasides  contre  les  Byzantins).  Le 
P.  Lammens  ajoute  qu'il  devait  y  en  avoir  un  certain 
nombre  à  Antioche  et  aux  alentours  de  cette  ville. 
Antioche  était,  en  effet,  le  chef-lieu  de  la  Syrie  pre- 
mière dont  faisaient  partie  la  contrée  d'Al-'Awâsim  et 
Cyr  que  Théodoret  mentionne  plus  d'une  fois  quand 
il  parle  de  saint  Maron.  Lammens,  p.  50.  C'est,  d'ail- 
leurs, conforme  à  la  tradition  maronite. 

L'arrivée  des  Arabes  changea  notablement  la 
situation  des  maronites.  Ces  derniers  avaient  à  subir 
désormais,  avec  le  sort  réservé  aux  chrétiens,  les 
violences  redoublées  de  leurs  ennemis  religieux.  Aux 
premiers  temps,  les  maximites  et  les  jacobites  jouis- 
saient d'une  certaine  influence  auprès  du  nouveau 
maître,  les  uns  à  cause  de  leurs  connaissances  techni- 
ques, les  autres  à  cause  de  leur  importance  numérique  et, 
surtout,  de  la  haine  dont  ils  poursuivaient  les  Byzan- 
tins. Chronique  de  Michel  le  Syrien,  t.  il,  p.  431-432, 
477,  480-483,  489,  490-491,  511:  Barhebrœus,  Chron. 
eccles.,  t.  i,  p.  298,  367-370;  J.-B.  Chabot,  La  légende 
de  Mar  Bassus,  p.  v-vn,  61;  Lammens,  op.  cit.,  p.  51- 
52;  Le  chantre  des  Omiades,  dans  le  Journal  asiatique, 
1894  (n),  p.  220-241  ;  Un  poète  royal  à  la  cour  des  Omia- 
des de  Damas,  dans  la  Iïev.  de  l'Or,  chrétien,  1903, 
t.  vin,  p.  326;  La  Syrie,  t.  i,  p.  69-71,  110,  114,  115, 
117,  121,  131,  151.  Ils  ne  manquaient  pas  d'employer 
cette  influence  contre  les  maronites.  Cf.  Tell-Mahré 
dans  Michel  le  Syrien,  t.  n,  p.  511,  492-496;  Lammens, 
Le  Liban,  t.  n,  p.  51,  53.  Les  attaques  et  les  rigueurs 
furent  telles  que  les  moines  de  Saint-Maron  durent 
demander  l'appui  des  patriarches  nestoriens,  bien 
vus  à  la  cours  de  Bagdad;  cela  semble  ressortir  de  la 
réponse  que  leur  adressa,  en  791,  Timothée  Ier  (f820), 
citée  par  David,  op.  cit.,  p.  200-206;  cf.  Darian,  qui 
consacre  un  chapitre  à  cette  réponse,  La  substance 
des  preuves  p.  166-178;  J.  Labourt,  Le  patriarche 
Timothée  et  les  nestoriens  sous  tes  Abbasides,  dans  la 
Revue  d'histoire  et  de  littérature  religieuse,  1905,  t.  x, 
p.  390-391.  Le  fait  d'avoir  eu  recours  aux  chefs  d'une 
confession  hétérodoxe  n'implique  pas,  pour  les 
maronites,  comme  quelques-uns  ont  voulu  le  dire, 
une  communion  de  foi  avec  les  nestoriens.  Les  moines 
persécutés,  ne  se  trouvant  pas  en  contact  immédiat 
avec  les  chrétiens  de  Perse,  n'avaient  pas  de  conflit 
avec  eux,  partant,  ils  pouvaient,  sans  inconvénient. 


33 


MARONITE   (ÉGLISE),   ÉPOQUE    DES   CROISADES 


solliciter  l'intervention  de  leur  patriarche  auprès  des 
autorités  civiles. 

Toutefois,  ce  ne  pouvait  être  qu'un  palliatif.  Il 
i allait  trouver  d'autres  garanties  pour  la  sauvegarde 
de  la  foi.  Et  alors,  les  maronites  prirent  le  parti  d'aban- 
donner les  riches  plaines  de  la  Syrie  pour  se  réfugier 
au  Liban,  de  quitter  les  rives  de  l'Oronte,  où  pouvaient 
•-épanouir  les  cultures  les  plus  variées,  pour  des  arides 
montagnes  aux  terres  informes  et  sauvages.  H.  Lam- 
inens.  Le  Liban,  t.  11,  p.  29,  51-52. 

L'émigration  maronite  ne  se  fit  pas  tout  d'un  coup. 
Commencée  dès  la  fin  du  vne  siècle,  elle  continua 
progressivement.  Les  maronites  s'établirent  d'abord 
dans  la  région  du  Nord,  notamment  au  pied  du 
massif  montagneux  des  Cèdres;  plus  tard,  ils  pous- 
sèrent vers  le  centre  et  le  sud;  et  ainsi,  peu  à  peu,  le 
Liban  se  couvrait  de  cette  population  active  et  labo- 
rieuse. Cependant,  la  partie  septentrionale  demeura 
comme  le  centre  de  leur  groupement.  Lammens,  ibid, 
p.  51-53. 

Le  peuple  maronite  avait  désormais  sa  patrie  défi- 
nitive. C'est  à  la  faveur  de  ces  montagnes  qu'il  vécut 
et  qu'il  vit  toujours  de  cette  vie  simple,  austère  et 
laborieuse.    Cf.    Ristelhueber,   op.    cit.,   p.    15,   38-39. 

Arrivés  au  Liban,  les  maronites  eurent  pour  pre- 
mier souci  d'organiser  le  culte.  Au  milieu  du  vme 
siècle,  on  trouve  déjà  des  églises  maronites,  telle, 
par  exemple,  celle  de  Mar-Mâmâ  (saint  Mammas)  à 
Ebden,  bâtie  en  749.  Douaïhi,  Manârat  El-aqdâs 
^lampe  du  sanctuaire),  t.  i,  Beyrouth,  1895,  édit. 
Chartoùnî,  p.  103.  Les  nouveaux  venus  se  trouvèrent 
en  contact  avec  les  populations  indigènes  aussi  bien 
qu'avec  certains  éléments  étrangers  comme  les 
Djarâdjima;  ils  les-  absorbèrent  pour  ne  plus  faire 
qu'une  seule  nation.  Lammens,  Le  Liban,  t.  n  , 
p.  53-54;  La  Syrie,  t.  i,  p.  81-82. 

La  destruction  du  monastère  de  Saint-Maron  et 
le  transfert  de  la  résidence  patriarcale  au  Liban  acti- 
vèrent encore  davantage  le  mouvement  d'immigra- 
tion. Les  maronites,  se  répandant  dans  le  pays  des 
cèdres,  y  plantèrent  la  croix  et  firent  de  ce  massif  un 
autel  chrétien. 

Néanmoins,  une  partie  d'entre  eux  s'établit  ailleurs. 
En  effet,  les  documents  de  la  première  moitié  du 
xne  siècle  nous  révèlent  l'existence  de  monastères 
maronites  dans  l'île  de  Chypre.  Voir  dans  J.-S.  Assc- 
mani,  Bibl.  orient.,  t.  i,  p.  307,  et  dans  Ét.-Év. 
Assémani,  op.  cit.,  p.  xxvm-xxix,  18,  la  reproduction 
de  notes  écrites,  en  1121,1141  et  1154,  sur  des  mss. 
conservés  à  la  Vaticane  et  à  la  Laurentienne  de  Flo- 
rence; cf.  aussi  Chebli,  Biographie  de  Douai  hi,  p.  37. 
A  quelle  époque  remonte  la  fondation  de  ces  monas- 
tères? Probablement  au  ixe  siècle,  à  la  suite  de  la  per- 
sécution générale  qui  eut  lieu,  sous  Al-Mamoun  (813- 
B33),  en  Syrie  et  en  Palestine.  Bon  nombre  de  chrétiens 
et  d'ecclésiastiques  se  réfugièrent  alors  à  Chypre, 
située  à  quelque  cent  kilomètres  de  la  côte  libanaise. 
Karalevskij,   loc.   cit.,  col.   599. 

Au  xic  siècle,  on  trouve  une  communauté  maronite 
établie  dans  la  région  d'Alep  et  gouvernée  par  un 
évèque,  Thomas  de  Kaphartab  (voir  ci-dessus, 
col.  15),  et  nous  savons  qu'en  1140  un  chef  maronite, 
Simon,  prit  Aïntâb  qui  se  trouve  au  Nord  d'Alep. 
Rôhricht,  Geschchite  des  Kônigreichs  Jérusalem  (1100- 
1201),  Inspruck,  1898,  p.  220,  n.  6;  voir  aussi 
Lammens,  Le  Liban,  t.  u,  p.   55. 

Ces  indications  suffisent  à  montrer  l'expansion  des 
maronites  en  Syrie  et  ailleurs.  Toutefois,  ce  fut  au 
Liban  que  la  grande  majorité  se  fixa;  c'est  là  que 
s'établit  le  centre  de  la  vie  nationale  et  ecclésiastique. 
Les  maronites  avaient  espéré  pouvoir  trouver  à  la 
faveur  de  la  montagne  une  paix  religieuse  complète. 
Mais  cette  paix  ne  fut  qu'intermittente  et  relative. 

DICT.    DE    THÉOL.    CATHOL, 


«  Arrivés  dans  le  Liban  septentrional,  peu  avant  les 
Mardaïtes,  au  vnr  siècle,  ils  y  avaient  mené  une 
existence  précaire,  persécutés,  décimés  par  les  'Abba- 
sides  (750-1098),  jusqu'à  l'arrivée  des  Croisés,  cepen- 
dant que  leurs  communautés,  demeurées  dans  les 
plaines  et  les  cités  riveraines  de  l'Oronte,  achèvent 
lentement  de  se  dissoudre  »  Lammens,  La  Syrie,  t.  n. 
p.  1G. 

IL  L'époque  des  croisades.  —  «  La  Syrie,  dit 
.M.  Ristelhueber,  fut  pendant  plusieurs  siècles  trans- 
formée en  un  vaste  champ  clos.  Centre  de  l'empire 
arabe  et  du  monde  musulman  sous  les  Oméyades,  elle 
ne  fut  plus,  sous  les  Abbassides,  par  suite  du  transfert 
de  leur  capitale  de  Damas  à  Bagdad,  qu'une  simple 
province  livrée  par  son  éloignement  à  toutes  les  intri- 
gues et  à  toutes  les  agitations.  Elle  devint  une  proie 
que,  dans  une  mêlée  terrible  et  extraordinairement 
confuse,  les  Bédouins,  les  empereurs  byzantins 
reprenant  l'offensive,  les  Turcs  Seldjoucides  et  les 
Croisés  disputèrent  tour  à  tour  aux  Khalifes  Fatimites 
du  Caire.  Sans  cesse  prise  et  reprise,  la  Syrie  fut,  pen- 
dant trois  longs  siècles,  mise  à  feu  et  à  sang.  A  travers 
des  vicissitudes  dont  l'histoire  offre  peu  d'exemples, 
et  qu'elle  devait  à  sa  situation  de  «  carrefour  des 
nations  »,  tantôt  morcelée,  tantôt  unie,  elle  changea 
plusieurs  fois  de  maîtres,  mais  toujours  ses  conqué- 
rants éphémères  s'y  installaient  en  guerriers  et  non 
en  colons.  En  présence  de  ces  luttes  continuelles,  les 
maronites  renforcèrent  leur  organisation  militaire 
afin  de  maintenir  leur  autonomie  relative.  Et  c'est 
ainsi  que  les  grands  propriétaires  du  Liban  furent 
amenés  à  prendre  de  plus  en  plus  le  caractère  de  chefs 
qui  combattaient  à  la  tête  de  leurs  paysans,  devenus 
leurs  soldats  :  l'aristocratie  terrienne  se  transforma 
en  l'aristocratie  militaire  des  Émirs  et  des  Cheiks. 
Cette  évolution  ne  fut,  en  définitive,  qu'une  adapta- 
tion des  mœurs  féodales  et  patriarcales  aux  impérieu- 
ses exigences  de  ces  temps  singulièrement  troublés. 
Obligés  de  lutter  pour  sauvegarder  ce  qui  leur  restait 
d'indépendance,  les  chrétiens  du  Liban  sentirent  la 
nécessité  d'unir  plus  intimement  leurs  efforts  en  se 
groupant  davantage  et  de  se  choisir  parfois  un  chef 
unique  afin  de  mieux  coordonner  leur  défense.  Tandis 
que  la  Syrie  retentissait  du  fracas  des  armes,  la  plu- 
part des  événements  qui  se  déroulaient  autour  d'eux 
ne  parvinrent  guère  à  modifier  sensiblement  la  situa- 
tion des  montagnards  maronites.  L'un  cependant 
produisit  parmi  eux  une  répercussion  considérable  : 
ce  fut  l'arrivée  des  Croisés.  »  Op.  cit.,  p.  19-20. 

Les  maronites,  nous  l'avons  démontré,  allèrent 
dès  la  première  heure  au  devant  des  Croisés.  On  devine 
l'immense  joie  qui  les  saisit  à  la  vue  de  leurs  frères 
d'Occident,  vers  lesquels  ils  avaient  toujours  tourné 
leurs  regards  et  leurs  pensées.  Guides  dévoués,  coura- 
geux et  expérimentés,  archers  habiles,  ils  furent  pour 
les  Croisés  des  auxiliaires  particulièrement  utiles. 
«  Entre  maronites  et  Francs,  dit  le  P.  Lammens,  régna 
toujours  la  plus  grande  cordialité.  »  La  Syrie,  t.  î, 
p.  248.  Cette  cordialité  s'explique  aisément  quand  on 
pense  que  les  maronites  se  considéraient  comme  en 
parfaite  communion  de  foi  avec  l'Église  latine  :  Tho- 
mas de  Kaphartab  l'affirmait  à  la  veille  des  Croisades 
(voir  plus  haut,  col.  16).  On  trouve  encore  une  nou- 
velle preuve  de  cette  conviction  des  maronites  dans 
la  facilité  avec  laquelle  ils  se  prêtaient  à  l'adoption 
de  certains  usages  latins  comme  le  port  de  l'anneau, 
de  la  mitre  et  de  la  crosse  par  les  prélats,  alors  que  les 
autres  chrétiens  d'Orient  n'en  voulaient  rien  enten- 
dre. Jacques  de  Vitry,  c.  lxxvii,  dans  Bongars,  t.  i, 
p.   1094. 

Cette  identité  de  loi  amena  de,  bonne  heure  les 
maronites  à  fréquenter  les  églises  latines  et  a  y  célé- 
brer sur  les   autels  et    avec   les   ornements   du   clergé 

N.  —  2 


35 


MARONITE    (ÉGLISE),    ÉPOQUE    DES   CROISADES 


36 


d'Occident.  Voir  la  lettre  de  Fr.  Gryphon,  écrite  de 
Rome  aux  maronites  en  1469,  citée  par  H.  Lammehs, 
Frère  Gryphon,  dans  ia  Revue  de  l'Orient  chrétien, 
1899,  t.  iv,  p.  94-95.  C'est,  sans  doute,  à  cause  de  cette 
communion  de  foi  qu'une  place  privilégiée  leur  était 
réservée  dans  l'organisation  des  États  latins.  «  Venant 
de  suite  après  les  Francs,  ils  se  trouvaient  placés  avant 
les  jacobites  et  les  arméniens,  qui  eux-mêmes  précé- 
daient les  grecs,  les  nestoriens  et  les  abyssins.  Ils 
étaient  admis  dans  la  bourgeoisie,  faveur  les  autori- 
sant à  posséder  des  terres  et  même  à  jouir  de  certains 
privilèges  dont  bénéficiaient  les  bourgeois  francs.  » 
R.  Ristelhueber,  op.  cit.,  p.  58.  Au  rapport  de  Guil- 
laume de  Tyr,  1.  XXII,  c.  vin,  l'Église  maronite 
comptait  à  cette  époque  près  de  40  000  fidèles.  Dans 
ce  chiffre,  faut-il  compter  les  femmes?  Il  nous  semble 
que  non.  En  effet,  la  coutume  était  alors,  en  Syrie, 
comme  elle  est  resté  ensuite  durant  de  longs  siècles, 
de  ne  pas  comprendre  l'élément  féminin  dans  le 
recensement  de   la   population. 

Un  des  résultats  des  croisades  fut  d'ouvrir  aux  ma- 
ronites le  chemin  de  Rome.  Leur  patriarcat  ayant  été 
formé  pendant  que  toute  communication  avec  l'Occi- 
dent leur  était  coupée,  ils  n'avaient  guère  pu  jusque-là 
entretenir  de  relations  avec  le  Saint-Siège.  Le  prin- 
cipal document  qui  nous  indique  les  premiers  rapports 
établis,  grâce  aux  croisades,  entre  Rome  et  l'Église 
maronite,  est  une  lettre  de  Gabriel  Ibn-Al-Qe!a'î 
au  patriarche  Simon  de  Hadath.  Gabriel  écrivit  à  ce 
dernier,  en  1494,  pour  le  presser  de  demander,  au 
plus  tôt,  la  confirmation  pontificale  de  son  élection, 
faisant  valoir  à  ce  sujet  la  tradition  maronite.  «  On 
ne  peut  m'objecter,  dit-il,  que  cette  coutume  est  une 
innovation,  inventée  par  moi.  Plus  de  quinze  lettres 
de  papes,  munies  de  leurs  sceaux,  me  rendent  témoi- 
gnage et  sont  encore  conservées  aux  archives  de  votre 
couvent.  On  y  lit  des  professions  de  foi,  vieilles  de 
282  ans  et  plus.  Votre  propre  profession  de  foi  se 
trouve  à  Rome  où  elle  fut  apportée  par  Gryphon  et  les 
FF.  Alexandre  et  Simon.  Le  Fr.  Jean,  supérieur  de 
Reyrouth,  délégué  de  votre  patriarche  Jean  Al-gàgî, 
avait  fait  de  même  au  concile  de  Florence,  et  avant  lui 
Aiméric  des  frères  prêcheurs  et  le  cardinal  Guillaume, 
légat  du  pape  auprès  de  votre  peuple.  Les  principaux 
du  clergé  et  de  la  nation,  le  patriarche,  pour  lors  Gré- 
goire de  Hâlât  (de  la  premièe  moitié  du  xiie  siècle),  se 
réunirent  en  sa  présence  :  tous  attestèrent  par  écrit 
et  jurèrent  de  demeurer  invariablement  attachés  au 
siège  de  Rome.  Lorsque  le  roi  Godefroy,  après  la  prise 
de  Jérusalem,  envoya  porter  cette  nouvelle  à  Rome, 
à  ses  ambassadeurs  s'étaient  joints  des  envoyés  du 
patriarche  Joseph  Al-gargasî,  et  ils  lui  rapportèrent 
une  crosse  et  une  mitre.  Du  temps  de  la  reine  Cons- 
tance (femme  de  Robert,  roi  de  Sicile),  on  commença 
au  Liban  à  sonner  les  cloches,  selon  l'usage  de  l'église 
occidentale  :  jusque-là  on  n'avait  employé  pour  appeler 
aux  offices  que  des  morceaux  de  bois  comme  les  Grecs. 
Quand  cette  princesse  acheta  pour  80.000  dinars  à 
Jérusalem  l'église  de  la  Résurrection,  le  tombeau  de 
Marie,  le  mont  des  Oliviers  et  le  sanctuaire  de  Beth- 
léem,  elle  donna  aux  maronites  la  grotte  de  la  Croix 
et  plusieurs  autels  dans  les  autres  églises  de  la  Ville 
sainte,  leur  permettant  de  célébrer  sur  les  autels  des 
Francs  et  avec  leurs  ornements,  ajoutant  en  outre 
une  confirmation  pontificale  de  tous  ces  privilèges. 
Et  dans  une  réunion  de  maronites,  tenue  à  Jérusalem, 
tous  s'engagèrent  solennellement  à  rester  fermement 
unis  à  la  communion  romaine...  »  Traduction  du 
P.  Lammens,  Frère  Gryphon,  ibid.,  p.  99-100.  Les 
renseignements  contenus  dans  cette  lettre  sont  trop 
précis  pour  être  controuvés.  D'ailleurs,  Ibn-Al-Qela'î 
indique  ses  sources  d'information  :  les  archives  du 
patriarcat  maronite  et  celles  de  Saint-Pierre  de  Rome. 


Voir  plus  haut,  col.  23.  En  outre,  la  vivacité  de  sa 
narration  suppose  que  les  faits  relatés  par  lui  sont 
assez  connus  pour  que  personne  ne  songe  à  les  nier 
ou  même  à  les  contester.  S'il  en  était  autrement,  il 
n'aurait  pas  choisi  une  telle  base  pour  son  argumen- 
tation. Au  demeurant,  quelques-uns  de  ces  faits, 
attestés  d'ailleurs  par  Jacques  de  Vitry,  ont  été  illus- 
trés par  certaines  peintures  qui  ornaient  les  absides 
des  deux  églises  maronites  de  Ma'âd  et  de  Bhadidat. 
Ces  peintures,  antérieures  au  patriarche  Jérémie  (élu 
en  1183),  représentaient  saint  Alaron  et  saint  Cyprien 
revêtus  du  pallium  et  portant  chacun  une  mitre.  Elles 
existaient  encore  au  temps  de  Douaïhi  (f  1704);  il 
nous  le  dit  lui-même,  Défense  de  la  nation  maronite, 
dans  Chartoûnî,  Histoire  de  la  nation  maronite,  Rey- 
routh, 1890,  p.  368  n.  Les  anciens  du  village  de  Ma' ad 
affirmaient,  il  y  a  quelques  années,  au  P.  Lammens 
que,  si  l'on  ôtait  les  décombres  de  leur  église,  on 
retrouverait,  entre  autres  peintures,  le  portrait  de 
saint  Jean  Maron.  Le  Liban,  t.  i,  p.  87. 

Une  histoire  de  l'Église  maronite  à  cette  époque 
serait  trop  incomplète  si  elle  n'indiquait  pas  la  liste 
des  patriarches.  Nous  avons  au  xne  siècle  Joseph  Al- 
gargasî,  Pierre,  Grégoire  de  Hàlât,  Jacob  de  Râmât, 
Pierre,  Jean  de  Lehphed,  Pierre,  Jérémie  Al-'Am- 
chitî.  Pour  aucun,  sauf  pour  Jérémie,  nous  ne  con- 
naissons la  date  exacte  de  l'élection  et  du  décès.  — 
Le  premier  est  mentionné  dans  la  lettre  d'Ibn-Al- 
Qela'î,  citée  plus  haut.  Il  reçut  d'Urbain  II  une  lettre 
qui  se  trouvait  encore,  sous  le  pontificat  de  Douaïhi 
(t  1704),  aux  archives  de  la  résidence  patriarcale  de 
Qannoûbîn.  Douaïhi,  cité  par  Chartoûnî  dans  la 
Chronologie  des  patriarches  maronites,  Beyrouth,  1902, 
p.  21,  n.  2.  —  Le  nom  de  son  successeur  est  consigné 
dans  une  note  écrite  en  1432  de  l'ère  des  Grecs  (=  1121 
de  J.-C.)  au  fol.  262  d'un  ms.  syriaque  qui,  au  temps  de 
Douaïhi,  était  conservé  à  Qannoûbîn,  mais  qui, 
depuis,  fut  transporté  par  Assémani  à  la  Bibliothèque 
vaticane.  Bibl.  orient.,  t.  r,  p.  307  et  611-612;  Douaïhi, 
Chronologie,  p.  21-22.  Il  figure  aussi  dans  une  inscrip- 
tion syriaque  faite  au-dessus  d'une  fenêtre  de  l'ancien 
couvent  de  Meïphouq  ou  Maïfouq.  Voir  P.  Chebli, 
dans  la  Revue  biblique,  1901,  t.  x,  p.  588-589. —  Le 
souvenir  de  Grégoire  de  Hàlât  se  perpétue  grâce  à  la 
lettre  d'Ibn-Al-Qela'i,  que  nous  venons  de  citer,  et  à 
une  inscription  syriaque  de  l'église  de  Râmât,  repro- 
duite par  Renan,  Mission  de  Phénicie,  1864,  p.  249. 
— ■  Le  pontificat  de  Jacob  de  Râmât  est  attesté  dans 
une  note  écrite  de  sa  main,  en  1452  (=  1141),  sur  le 
ms.  syriaque  cité  ci-dessus.  Assémani,  Bibl.  orient., 
t.  i,  p.  307;  Douaïhi,  Chronologie,  p.  22-23.  —  Jacob 
eut  pour  successeur  Pierre.  Voir  une  note  écrite  en 
arabe  en  1465  des  Grecs  (=  1154  de  J.-C.)  sur  l'évan- 
géliaire  syriaque  n.  1,  conservé  à  la  Laurentienne  de 
Florence,  fol.  7.  Ét.-Év.  Assémani,  op.  cit.,  p.  xxvm- 
xxix  et  18;  cf.  Darian,  La  substance  des  preuves, 
p.  302-303.  — -  Pierre  fut  remplacé  par  Jean  de  Leh- 
phed, auteur  d'une  anaphore  syriaque,  connue  sous 
son  nom.  Assémani,  Bibl.  or.,  t.  i,  p.  522;  Douaïhi, 
Chronologie,  p.  23-24.  — •  Après  Jean  de  Lehphed 
vient  un  autre  Pierre,  qui,  en  1490  (  =  1179),  conféra 
l'épiscopat  à  son  futur  successeur,  Jérémie  Al-'Am- 
chitî,  élu,  en  1183,  au  siège  d'Antioche.  Voir  ci-dessus, 
col.  24,  la  note  écrite  par  Jérémie  lui-même.  C'est 
le  premier  patriarche  qui  fit  en  personne  la  visite 
ad  limina,  en  1213.  Il  assista  au  IVe  concile  du  Latran. 
Le  souvenir  de  sa  présence  dans  la  ville  éternelle  a 
été  perpétué  à  Saint-Pierre  du  Vatican  par  une  pein- 
ture le  représentant  comme  ayant  opéré  un  miracle. 
Cette  peinture,  restaurée  en  1655  par  ordre  d'Inno- 
cent X,  se  trouvait  encore  à  Saint-Pierre  lorsque 
Douaïhi  était  à  Rome.  Douaïhi,  ms.  395,  fol.  98  r° 
et  v°,  et  99  r°.  Cf.  Mansi,  Concil.,  t.  xxn,  col.  1071. 


;;, 


MARONITE    (ÉGLISE  .   ÉPOQUE    DES   CROISADES 


38 


C'est  sous  son  pontificat  qu'Innocent  III  adressa  à 
l'Église   maronite    la    bulle    Quia   divins    sapientiœ. 

De  retour  au  Liban,  il  s'employa  à  une  œuvre  de 
réforme  liturgique,  notamment  à  la  réforme  du  Pon- 
tifical des  ordinations.  Voir  la  lettre  d'Ibn-Al-Qela'l 
dans  Doualhi,  ms.  395,  fol.  98  r°  ;  la  bulle  d'Inno- 
cent III Quia  divinse  sapienlix;  la  même  bulle  envoyée 
aux  Maronites,  par  Alexandre  IV,  dans  T.  Anaïssi. 
Bullar.,  p.  2-13;  P.  Dib,  Étude  sur  lu  liturgie  maronite, 
Paris  (1919)  p.  171.  Il  mourut  en  1230.  Douaïhi,  Chro- 
nologie, p.  24. 

Au  xiir  siècle,  nous  trouvons,  après  Jérémie. 
Daniel  de  Schâmàt,  Jean,  Simon,  Jacob,  Daniel  de 
Hadschit.  Luc.  —  Daniel  de  Schâmàt  fut  élu  en  1541 
(=  1230);  il  vivait  encore  en  1236.  Douaïhi,  Chro- 
nologie, p.  25. —  Nous  n'avons  aucune  date  du  pon- 
tificat de  Jean.  Douaïhi  atteste  son  existence  en  se 
fondant  sur  les  archives  patriarcales.  Annales,  fol.  39; 
Chronologie,  p.  20,  24,  25.  —  Quant  à  Simon,  il  était 
patriarche  en  155(3  (=  1245)  et  vivait  encore  en  1277 
comme  il  appert  de  deux  notes  citées  par  Douaïhi, 
Chronologie,  p.  25.  Il  reçut  plusieurs  lettres  pontifi- 
cales dont  la  première  De  supremis  cœlorum  (9  août 
1246),  à  l'occasion  d'une  mission  apostolique  en  Orient, 
confiée  à  Fr.  Lorenzo  da  Orte.  Voir  plus  loin,  col.  38. 
Puis,  en  1256  Alexandre  IV  lui  adressa  de  nouveau,  à 
lui.  à  l'épiscopat,  au  clergé  et  au  peuple  maronites,  la 
bulle  Quia  divinse  sapientiœ  qu'Innocent  III  leur  avait 
déjà  envoyée.  Anaïssi,  Bull.,  p.  9-13.  ■ —  Le  nom  de 
Jacob,  successeur  de  Simon,  nous  est  donné  par  une 
inscription  syriaque  gravée,  en  1746,  au-dessus  d'une 
fenêtre  de  l'ancien  couvent  de  Meïphouq.  Cf.  Chebli, 
dans  Revue  biblique,  1901,  p.  209;  Ghabriel,  Histoire 
t.  ii,  1"  part.  p.  209.  —  Daniel  de  Hadschit  lui  succéda 
et,  au  rapport  de  Douaïhi,  il  reçut,  en  1280,  la  bulle  de 
confirmation,  reproduction  de  celle  d'Innocent  III 
Quia  divinse  sapientiœ.  Au  reste,  son  portrait,  placé 
dans  l'église  de  son  village  de  Hadschit,  le  représen- 
tait à  genoux,  revêtu  des  ornements  sacrés  et  du  pal- 
lium  pontifical,  la  mitre  sur  la  tête  et  l'anneau  à  la 
main,  et  recevant  de  l'apôtre  Pierre  le  bâton  pastoral. 
Douaïhi,  Chronologie,  p.  26;  Défense,  dans  Chartoûnî, 
op.  cit..  p.  374,  n.  1.  —  Enfin,  Luc  aurait  succédé  à 
Daniel  en  1283.  On  ne  connaît  pas  d'une  manière 
certaine  le  nom  de  son  successeur.  Douaïhi,  Chrono- 
logie, p    17-18;  Ghabriel,  loc.  cit.,  p.  210-212. 

Il  ne  sera  pas  sans  intérêt  de  rappeler  ici  une  erreur 
commise  dans  la  lecture  d'une  inscription  syriaque  de 
1277,  se  trouvant  dans  le  mur  de  l'église  du  couvent 
de  Meïphouq.  Douaïhi  la  cite  — ■  il  n'a  pas  dû  la  voir 
lui-même  — ■  pour  donner  le  nom  du  patriarche  qui 
succéda  à  Simon.  Chronologie,  p.  25-26.  Renan,  qui 
n'est  pas  allé  à  Meïphouq,  avait  eu  entre  les  mains 
deux  copies  de  cette  inscription.  Mais  celle  qu'il  repro- 
duit dans  sa  Mission  de  Phénicie,  p.  253-254,  est 
semblable  au  texte  de  Douaïhi.  Voici  la  traduction 
qu'il  en  donne  :  «  Au  nom  de  Dieu,  vivant  éternelle- 
ment, en  l'année  1588  de  l'ère  des  Grecs,  a  été  ter- 
miné ce  temple  jacobite  de  la  mère  de  Dieu;  qu'elle 
prie  pour  nous...  »  p.  254-255.  Douaïhi  a  lu  dans  le 
mot  jacobite  le  nom  du  patriarche  Jacob  qui  succède 
à  Simon.  Mais  d'autres  en  ont  conclu  que  le  couvent 
de  Meïphouq  aurait  été  un  centre  monophysite. 
I.ainmens,  Fr.  Gryphon,  ibid.,  p.  87.  Or,  l'inscription 
porte,  on  peut  encore  le  constater  aisément,  'Mourio 
(construction)  et  non  pas  ya'qouboïo  (jacobite).  Il 
faut  donc  traduire  :  «  Au  nom  de  Dieu...  a  été  termi- 
née cette  construction  du  couvent  de  la  mère  de  Dieu...  » 
Chebli,  dans  la  Revue  biblique,  1901,  p.  588.  Le  copiste, 
ayant  remplacé  le  mot  couvent  par  celui  de  temple, 
a  supprimé  le  dûlath,  signe  du  génitif,  qui  doit  subor- 
donner couvent  à  construction.  Malgré  cela,  tel  qu'il 
est  reproduit  par  Douaïhi  et  par  Renan,  le  texte  n'est 


pas  conforme  aux  règles  de  la  grammaire  syriaque. 

Les  croisades  donnèrent  lieu,  entre  Rome  et  la 
Syrie,  à  de  fréquentes  allées  et  venues.  Nous  avons 
cité  certaines  lettres  pontificales  adressées,  durant 
celte  période,  aux  maronites.  Il  y  en  eut  certaine- 
ment d'autres  que  nous  ignorons  encore.  En  effet,  au 
rapport  d'Ibn-Al-Qela'i,  les  archives  patriarcales 
contenaient,  en  1494,  plus  de  quinze  lettres  envoyées 
par  le  Saint-Siège.  Ci-dessus,  col.  35.  Nous  n'en  con- 
naissons que  huit  ou  neuf.  Les  relations  des  papes  avec 
les  maronites  ne  se  limitèrent  pas  à  l'échange  des 
.ettres.  Il  y  eut  aussi,  de  part  et  d'autre,  un  échange 
de  missions.  Ainsi,  les  catholiques  du  Liban  reçurent 
plus  d'une  fois  la  visite  de  légats  pontificaux.  Ce  fut 
d'abord  le  légat  d'Innocent  II,  puis  celui  d'Inno- 
cent III.  Cf.  plus  haut,  col.  23,25.  En  1246,  à  la  suite 
du  Ier  concile  de  Lyon,  Innocent  IV  chargea  un  frère 
mineur,  Lorenzo  da  Orte,  de  visiter  en  son  nom  diverses 
Églises  orientales  et  de  régler  certaines  questions. 
Le  pape  annonça  cette  légation  par  la  lettre  De  supre- 
mis cœlorum  du  9  (et  non  pas  du  6  )août  1246,  adressée 
aux  chefs  respectifs  de  ces  Églises.  Voir  cette  lettre 
et  d'autres  documents  pontificaux  concernant  cette 
mission  dans  Sbaralea,  Bullar.  francise,  t.  i,  p.  421- 
422, 460-461,  475.  Cf.  Potthast,  Regesta  pontif.  rcman., 
t.  ii,  n.  12546,  12630,  12636,  12637;  Golubovich, 
Biblioteca,  t.  i,  p.  215-216;  t.  n,  p.  349-350.  Les 
maronites  étaient  compris  dans  cette  mission;  à 
cette  fin,  le  pape  envoya  un  exemplaire  de  sa  lettre 
à  leur  patriarche.  Sbaralea,  p.  422  C'est  de  cette 
mission  que  datent  les  premières  relations  de  l'Église 
maronite  avec  l'Ordre  de  Saint-François.  Golubovich, 
Biblioteca,  t.  ir,  p.  349-350. 

L'action  du  cardinal  Pierre  d'Amalfi,  légat  d'Inno- 
cent III,  marque  le  début  d'une  latinisation  officielle 
de  la  discipline  maronite.  Innocent  III  écrivait  en 
effet  :    ' 

Quia  vero  dictus  cardinalis,  in  quibusdam  intellexit  vos 
pati  defectum,  illum  in  vobis  apostolica;  auctoritatis  ple- 
nitudine  supplere  curavit,  injungens...  ut  hanc  formam 
baptizando  servetis,  quod  in  trina  inimersione  unica  tantum 
fiât  invocatio  Trinitatis;  ut  etiam  corifirniationis  utamini 
sacramento  a  solis  episcopis  conferendo;  et  ne  in  confec- 
tione  chrismatis  aliquam  speciem,  nisi  balsamum  et  oleum 
apponatis...  Quse  omnia  vos,  tanquam  obedientise  filii, 
dévote  ac  humiliter  recepistis.  Nos  autem  approbantes 
praescripta,  et  inviolabiliter  observari  mandantes,  vos 
Fratres  et  Filios,  quos  débita  charitate  in  Domino  amplexa- 
mur,  cum  Ecclesiis  in  vestris  provinciis  constitutis,  sub 
Beati  Pétri  et  nostra  protectione  suscipimus,  et  prœsentis 
scripti  privilegio  communimus,  statuentes,  ut  pontifices 
in  Maronitarum  terminis  constituti  vestibus  et  insigniis 
pontificalibus  sibi  congruentibus  juxta  morem  Latinorum 
utantur,  Ecclesia?  Romanse  consuetudinibus  se  in  omnibus 
studiosius  conformantes.  Anaïssi,  Bullar.,  p.  3-4. 

Alexandre  IV  et  Nicolas  III,  nous  venons  de  le 
voir,  adressèrent  de  nouveau  la  même  lettre  aux 
maronites.  Devant  ces  instances  pontificales,  les 
patriarches,  comme  Jérémie,  Daniel  de  Hadschit, 
eussent  voulu  appliquer  les  instructions  venues  de 
Rome;  ils  tentèrent  de  les  mettre  en  pratique.  Douaïhi, 
ms.  395,  fol.  98  ;  Chronologie,  p.  26.  Mais,  en  fait, 
la  réalisation  de  cette  réforme  conçue  dans  un  esprit 
de  latinisation,  préparée  par  l'action  des  Croisés,  se 
réduisit  surtout  à  quelques  détails  extérieurs  et 
d'importance  secondaire,  nous    le    verrons  plus  loin. 

L'époque  des  croisades  produisit  une  véritable 
renaissance  dans  l'Église  maronite.  Les  monuments 
de  l'art  religieux  nous  en  fournissent  la  preuve.  «  Si 
l'on  excepte  la  période  romaine,  à  aucune  autre, 
l'art  de  la  construction  n'a  déployé  autant  d'activité 
en  Syrie.  Dans  les  ports,  chaque  colonie  marchande 
voulait  posséder  au  moins,  une  église,  ses  caravansé- 
rails, ses  bains.  De  cette  époque  datent  lis  nombreuses 


39 


MARONITE     (ÉGLISE),    DOMINATION    DES    MAMLOUKS 


40 


églises  souvent  monumentales,  ensuite  les  forteresses 
qui  couvrent  le  pays.  »  H.  Lammens,  La  Syrie,  t.  I, 
p.  2.Ï1-2G2.  Les  maronites  ne  restèrent  pas  étrangers 
à  cette  activité  artistique.  «  j.es  églises  de  Ilattoun, 
Meïphouq,  Ilelta,  Scheptïn,  Toula,  Bliadidat,  Ma' ad, 
Khoura,  Semar-Jebaïl  appartiennent  à  un  art  syrien, 
issu  du  byzantin,  et  elles  offriront  un  curieux  sujet 
de  recherches  à  celui  qui  entreprendra  l'étude  de  l'ar- 
chéologie syrienne  médiévale  du  Liban.  Hattoun  et 
Meïphouq  possèdent,  en  outre,  des  inscriptions  syria- 
ques dont  une  nous  donne  la  date  de  la  construction  de 
Notre-Dame  de  Meïphouq,  où  elle  se  trouve,  et  qui  fut 
terminée  en  1276.  L'église  de  Ma'ad,  ainsi  que  celles 
île  Bliadidat,  de  Kafar  Schleiman  et  de  Naous  renfer- 
ment des  peintures  syriennes  bien  conservées,  et  d'un 
grand  intérêt,  car,  de  leur  étude  résultera,  dit  M.  R'enan, 
un  complément  important  à  l'histoire  de  l'art  byzan- 
tin. »  Rey,  Les  colonies  jranqu.es  de  Sijrie,  p.  79;  cf. 
Renan,  op.  cit.,  p.  240,  252-253;  H.  Lammens,  Le 
Liban,  t.  i,  p.  81-99.  L'église  de  Bliadidat,  dit  Renan, 
«  est  digne  d'attention.  Elle  est  ancienne,  et  les  pein- 
tures dont  elle  est  ornée  à  l'intérieur  peuvent  passer 
pour  un  des  spécimens  les  plus  précieux  de  l'art  syrien. 
On  y  distingue  surtout  des  chérubins  portant  le  tris- 
agion  en  beau  caractère  estranghélo.  »  Op.  cit.,  p.  236. 
— ■  Ajoutons  encore  à  ces  églises  celles  de  Reschkida, 
de'Abdelleh,  de  Schàmàt,  d'Eddé  et  de  Saint-Georges 
d'Ehden.  Lammens,  Le  Liban,  t.  i,  p.  84,  85,  87,  89, 
90,   91;    Renan,   p.   227,   229,   234. 

Ces  indications  suffisent  pour  montrer  l'importance 
de  l'évolution  à  laquelle  donna  lieu  le  contact  des 
Croisés. 

La  chute  de  Jérusalem  (1244)  détermina  l'entrée 
en  scène  de  saint  Louis,  roi  de  France.  La  figure  de 
Louis  IX  reste  très  populaire  parmi  les  maronites, 
et  le  souvenir  de  son  passage  en  Syrie  est  entouré, 
maintenant  encore,  de  touchantes  et  prestigieuses 
légendes.  Ristelhueber,  op.  cit.,  p.  73-76.  En  1254, 
saint  Louis  se  décida  à  rentrer  en  France.  Les  prin- 
cipautés chrétiennes  se  trouvaient  alors  dans  un  état 
fort  précaire  :  son  départ  marqua  le  début  de  leur 
rapide  disparition.  Les  Francs  formaient  déjà  au 
Liban  u.i  groupe  très  nombreux;  leurs  compatriotes 
que  refoulait  l'invasion  ennemie  vinrent  les  y  rejoindre. 
Ils  accouraient  vers  les  montagnes,  persuadés  qu'ils 
trouveraient  un  cordial  accueil  auprès  des  maronites. 
De  fait,  ceux-ci  ne  manquèrent  pas  de  répondre  à  leur 
confiance;  ils  leur  offrirent  la  plus  large  hospitalité. 
Alexandre  IV  rend  témoignage  au  dévouement  des 
maronites  en  cette  occasion.  (Cité  par  Benoît  XIV 
dans  l'allocution  conslstoriale  du  13  juillet  1744.) 
Les  Francs,  ayant  organisé  au  Liban  un  centre  de 
défense,  essayèrent  d'y  tenir.  Mais  leur  résistance  ne 
put  se  prolonger  longtemps.  La  colère  du  sultan 
d'Egypte,  Baïbars,  sévit  contre  les  montagnards. 
En  1267,  le  Haut-Liban  fut  désolé  par  les  incursions  de 
ses  troupes.  «  Les  troupes,  raconte  Makrizi  (historien 
arabe,  1364-1442),  forcèrent  plusieurs  cavernes  et 
vinrent  présenter  au  sultan  les  prisonniers  et  le  butin. 
Ce  prince  commanda  de  décapiter  les  captifs,  de 
couper  les  arbres,  de  démolir  les  églises.  »  Cité  par  le 
P.  Goudard,  La  sainte   Vierge  au  Liban,  p.  302. 

Devant  la  poussée  sarrasine,  les  Francs  furent  obligés 
d'abandonner  peu  à  peu  les  derniers  vestiges  de  leur 
domination.  Les  châteaux  tombèrent  les  uns  après 
les  autres.  En  1277,  «  seules  les  places  de  Margat, 
Tripoli,  Sagette  et  Acre  résistaient  encore.  Ce  ne 
devait  plus  être  pour  bien  longtemps.  A  partir  de 
1288,  chaque  année  marqua  la  chute  d'une  nouvelle 
ville.  Dernier  rempart  de  la  conquête  latine,  Saint- 
.lean-d'Acre  succomba  peu  après  Baruth  (1291).  » 
Ristelhueber,  op.  cit.,  p.  78.  Les  maronites  groupés 
autour  de  leur  patriarche,  établirent  à  Hadelh  (Liban 


nord)  le  centre  de  leur  résistance.  Mais  le  patriarche 
lui-même  fut  bientôt  capturé  et  l'envahisseur  considéra 
cette  prise  comme  «  une  conquête  plus  importante  que 
celle  d'une  forteresse  considérable.  ■  Ms  arabe  de 
Paris  1704,  fin  du  xine  siècle,  fol.  94  r°-95  r°. 

La  perte  des  seigneuries  latines  lit  tourner  les  regards 
des  vaincus  vers  l'île  de  Chypre,  acquise  aux  environs 
de  1192  par  Guy  de  Lusignan.  Ce  dernier  ouvrit  les 
portes  de  l'île  non  seulement  aux  Francs  chassés  de 
leurs  domaines,  mais  aux  chrétiens  de  Syrie,  qui, 
molestés  par  le  vainqueur,  cherchaient  ailleurs  un 
refuge.  Beaucoup  de  maronites  suivirent  le  mouvement 
d'émigration  vers  Chypre.  Ces  derniers  «  ne  se  mêlèrent 
pas  aux  habitants  de  l'île.  Le  séjour  des  villes,  dont 
ils  n'avaient  pas  l'habitude,  les  effrayait.  Ils  préfé- 
rèrent se  rendre  sur  les  hauteurs  au  nord  de  Nicosie, 
et  là,  dans  un  cadre  qui  leur  rappelait  leurs  montagnes 
du  Liban,  ils  vécurent  entre  eux,  se  livrant  à  la  culture 
et  gardant  leurs  mœurs  simples  et  familiales.  Encou- 
ragée par  les  rois  de  Chypre,  leur  colonie  ne  tarda  pas 
à  devenir  prospère  et  relativement  nombreuse  :  elle 
aurait  compté  jusqu'à  soixante-douze  villages.  » 
Ristelhueber,  op.  cit.,  p.  72-73;  voir  encore,  p.  309. 
Cf.  aussi  Assémani,  Bibl.  or.,  t.  iv,  p.  433;  Le  Quien, 
Oriens  christianus,  t.  ni,  col.  83-84;  Rôhricht-Meisner, 
Deutsche  Pilgerreisen  nach  den  Heiligen  Lande, 
Berlin,  1880,  p.  52;  Lammens,  Le  Liban,  i.  n, 
p.  56;  La  Syrie,  t.  n,  p.  1  ;  De  Mas-Latrie,  Histoire  de 
l'île  de  Chypre  sous  le  règne  des  princes  de  la  maison  de 
Lusignan,  t.  i,  Paris,  1861,  p.  109-110.  Au  rapport 
d'Etienne  de  Lusignan,  ils  formaient  dans  l'île,  après 
les  grecs,  la  communauté  la  plus  nombreuse.  C.horo- 
grafia  e  brève  historia  universale  dell'isola  de  Cipro, 
Bologne,  1573,  p.  34,  cité  par  A.  Palmieri  dans  l'art. 
Chypre  {Église  de),  t.  u,  col.  2462.  Aussi  fut-il  néces- 
saire de  leur  donner  un  évêque  de  leur  rit.  En  eiïet, 
nous  savons  qu'en  1340  il  existait  en  Chypre  un 
évêque  maronite.  Le  Quien,  loc.  cit.,  col.  1208.  L'émi- 
gration de  ce  peuple  vers  Chypre  ne  s'arrêta  pas  avec 
la  perte  de  l'île  par  les  Lusignan.  Sous  les  Vénitiens, 
ils  y  allaient  encore  de  toutes  les  parties  du  Liban, 
Douaïhi,  Annales,  fol.  74  v°-75  r°,  Chebli,  Biographie  de 
Douai hi,  p.  38-39,  jusqu'à  l'invasion  des  Turcs 
(1507-1571), qui  réduisit  considérablement  leur  colo- 
nie, comme  nous  le  verrons  plus  loin. 

L'émigration  maronite  se  porta  aussi  vers  l'île  de 
Rhodes.  Ce  fut  probablement  lorsque,  après  les  croi- 
sades, les  Hospitaliers  allèrent  y  établir  leur  centre 
d'action.  Lammens,  Le  Liban,  t.  ir,  p.  56:  J.  Delaville 
Le  Roulx,  Les  Hospitaliers  en  Terre  sainte  et  à 
Chypre,  Paris,  1904,  p.  272-284. 

III.  La  domination  des  Mamlouks.  —  L'année 
1291  marqua  la  perte  définitive  des  derniers  débris 
du  royaume  latin.  Désormais,  la  Syrie  sera  sous  la 
domination  des  Mamlouks  jusqu'à  la  conquête  otto- 
mane (1516). 

Une  fois  de  plus,  le  pays  des  maronites  se  trouve  sé- 
paré de  l'Occident.  Les  nouveaux  maîtres,  obsédés  par 
la  silhouette  des  navires  francs,  qui  ne  cessaient  de 
croiser  en  vue  des  côtes,  et  redoutant  continuellement 
quelque  nouvelle  descente  des  Latins,  surveillaient 
d'un  œil  jaloux  les  relations  de  leurs  sujets  chrétiens 
avec  les  pays  étrangers.  Toute  tentative  de  rapproche- 
ment avec  les  anciens  seigneurs  de  la  Syrie  eût  été 
considérée  par  un  maître  ombrageux  comme  une 
trahison  impardonnable,  un  complot  contre  la  sûreté 
de  l'État.  Quiconque  eût  éveillé  un  tel  soupçon  pouvait 
craindre  d'attirer  sur  lui  un  redoublement  de  rigueur 
et  d'en  payer  cher  les  conséquence.  Voir  Histoire  des 
sultans  mamlouks  de  l'Egypte,  écrite  en  arabe  par  Taki- 
Eddin-Ahmed-Makrizi  (1364-1142),  traduite  en  fran- 
çais par  M.  Quatremère,  t.  n,  Paris,  1845,  p.  63-64; 
Chebli,    Le   patriarcat   maronite   d'Antioche,    loc.    cit., 


4J 


MARONITE    (EGLISE),    DOMINATION    DES    M  AMI,  OU  KS 


42 


p.  l  ai:  Laminons.  La  Syrie,  t.  u,p.  1  sq.;  Gaudefroy- 
Demombynes,  La  Syrie  ù  l'époque  des  Mamelouks, 
1>.  cv-exi.  D'ailleurs,  l'intransigeance  des  sultans 
tnamloûks  à  eet  égard  est  bien  marquée  dans  les  docu- 
ments officiels.  Ainsi,  le  diplôme  d'investiture  qu'ils 
accordaient  au  patriarche  melkite  défendait  rigoureu- 
sement à  celui-ci  d'avoir  des  rapports  avec  l'étranger. 
«  Qu'il  se  garde  soigneusement,  y  lisons-nous,  de  tenir 
cachée  une  lettre  à  lui  adressée  par  un  monarque  étran- 
ger ou  de  lui  écrire  ou  de  commettre  rien  de  pareil! 
Qu'il  évite  la  mer  et  ne  s'y  expose  pas...!  »  Traduct. 
Lammens,  dans  la  Revue  de  l'Orient  chrétien,  1903, 
t.  vin,  p.  104.  Si  à  ces  difficultés  on  ajoute  les  obstacles 
géographiques,  les  révolutions  successives,  les  inva- 
sions mongoles,  on  comprendra  aisément  pourquoi, 
dans  la  période  qui  va  d'Urbain  IV  à  Eugène  IV, 
nous  n'avons  pas  de  lettres  échangées  entre  Rome  et 
le  patriarche  maronite.  Il  fallut  attendre  la  cessation 
du  péril  franc  et  la  venue  de  missionnaires  au  Liban 
pour  assister  à  une  reprise  de  relations  si  longtemps 
interrompues. 

Les  Mamloùks  divisèrent  le  pays  en  six  gouver- 
nements appelés  chacun  mamlakat  (royaume)  ou 
nidbat  (lieutenance)  :  Damas,  Alep,  Hamàh,  Tripoli, 
Safad,  Karak  (Transjordanie).  Le  titulaire  de  chaque 
mamlakat  ou  nidbat  portait  le  nom  de  nâïb  (vice-roi, 
lieutenant).  Les  maronites,  groupés  dans  le  Liban 
septentrional,  s'organisèrent,  une  fois  de  plus,  sous 
la  conduite  de  leur  patriarche  et  de  leur  clergé.  Ils  se 
divisèrent  en  plusieurs  districts  ayant  à  leur  tête  des 
chefs  pris  au  sein  de  la  nation,  nommés  mouqaddamin 
(préposés).  Cette  organisation,  sans  les  mettre  à  l'abri 
des  exactions,  ni  des  persécutions,  leur  donnait  une 
certaine  autonomie.  Les  mouqaddamin  tout  en  relevant 
de  la  nidbat  de  Tripoli,  administraient,  à  leur  manière, 
les  affaires  temporelles  de  la  communauté;  leur  charge 
devint  même  héréditaire.  Ils  étaient  généralement 
revêtus  du  sous-diaconat  (ordre  mineur  chez  les  maro- 
nites; pour  avoir,  à  l'église,  droit  de  préséance  sur  les 
laïcs.  Douaïhi,  Annales,  an.  1442, 1470, 1472,  fol.  68  v» 
et  70  v°;  Debs,  op.  cit.,  t.  vi,  p.  459-461;  Darian  Les 
maronites  au  Liban,  p.  78-91  et  227;  Lammens,  La 
Si/rie,  t.  il,  p.  4,38,  69. 

Au  xive  siècle,  le  nombre  des  maronites  devait 
être  assez  important.  En  effet,  à  cette  époque, 
Ludolphe  de  Suchem  décrivait  le  Liban  comme 
«  couvert  d'un  nombre  considérable  de  bourgs  et 
de  villages,  tous  habités  par  une  immense  multi- 
tude de  chrétiens  ».  Cité  par  Lammens,  Frère  Gry- 
phon,  loc.  cit.,  p.  83.  Les  patriarches  de  cette  période 
furent  Simon,  Jean,  Gabriel  de  Hajjoula,  mort  pour 
la  foi  en  1367,  et  David  qui  prit  le  nom  de  Jean. 
Douaïhi,  Chronologie,  p.  28-29;  Ghabriel,  loc.  cit., 
p.  265-270. 

Au  xv  siècle,  la  question  d'Orient  reprit  une  place 
de  choix  dans  les  préoccupations  romaines.  Eugène  IV 
et  Calliste  III,  notamment  y  prêtèrent  une  attention 
particulière.  Un  jour  ayant  remarqué  sur  sa  table 
une  salière  d'or,  le  vieux  pontife  castillan  s'écria  : 
«  Qu'on  l'enlève  pour  l'Orient!  De  la  faïence  fera  tout 
aussi  bien  ».  Cité  par  Lammens,  Fr.  Gnjphon,  ibid., 
p.  92.  Les  papes  organisèrent  un  plan  de  conquête 
apostolique,  dans  lequel  les  missions  devaient  jouer 
le  rôle  principal.  Il  était  réservé  aux  franciscains 
d'exercer  en  Syrie  une  action  particulièrement  impor- 
tante. 

Les  maronites  ne  furent  pas  oubliés.  Catholiques, 
oui,  mais  entourés,  de  toutes  parts,  d'infidèles  et 
d'hérétiques,  ils  avaient  besoin  de  l'aide  missionnaire 
pour  soutenir  leur  foi  et  leur  courage.  Les  religieux  de 
l'ordre  séraphique  se  montrèrent  à  la  hauteur  de  cette 
tâche.  Ils  les  visitèrent,  les  assistèrent  dans  leurs  luttes 
pour  la  religion  et  servirent  d'intermédiaires  entre  eux 


et  le  chef  de  l'Église.  «  A  celte  époque,  on  ne-  parlait, 
on  ne  traitait  dans  toute  l'Italie  que  de  la  réunion  des 
dissidents  orientaux  à  l'Église  romaine.  Le  22  novem- 
bre 1139,  Eugène  IV  eut  la  joie  de  recevoir  le  serment 
de  fidélité  des  envoyés  arméniens.  Leur  réunion  avait 
suivi  de  près  celle  des  Grecs  au  concile  de  Florence. 
Vers  ce  même  temps  arrivait  au  concile  Frère  Jean. 
supérieur  des  franciscains  de  Beyrouth.  Il  venait  au 
nom  de  Jean  Al-gâgî,  patriarche  du  Mont-Liban,  faire 
hommage  au  vicaire  de  Jésus-Christ,  l'assurer  que  le 
chef  de  la  nation  maronite  acceptait  d'avance  toutes 
les  décisions  de  l'assemblée,  réclamer  le  privilège  du 
pallium  et  la  confirmation  de  son  élection  au  siège 
d'Antioche.  De  leur  côté,  les  maronites  de  Jérusalem 
avaient  envoyé  à  Florence  le  franciscain  Fr.  Albert... 
Dans  la  première  moitié  du  xv  siècle,  le  célèbre  fran- 
ciscain Antoine  de  Troïa  avait,  à  plusieurs  reprises, 
parcouru  l'Orient,  chargé  par  les  souverains  pontifes 
d'importantes  missions  auprès  des  chrétiens  orientaux, 
spécialement  auprès  des  populations  du  Mont-Liban. 
En  1444,  il  revenait  à  Rome  accompagné  de  députés 
des  Maronites  et  des  Druses.  »  Lammens,  Fr.  Gryphon, 
p.  72  et  77.  Cf.  Douaïhi,  Annales,  an.  1438,  loi.  67  v°- 
68  v°;  Marcellin  de  Civezza,  histoire  universelle  des 
missions  franciscaines,  t.  m  a,  Paris,  1898,  p.  209. 

Afin  de  fortifier  son  autorité  en  Syrie,  le  Saint- 
Siège  voulut  y  établir  un  représentant  à  titre  perma- 
nent. Il  créa  en  1444  un  commissariat  apostolique 
auprès  des  maronites,  des  druses  et  des  syriers 
(melkites).  Fr.  Pierre  de  Ferrare,  du  couvent  de  Saint - 
Sauveur  de  Beyrouth,  en  fut  le  premier  titulaire. 
Lammens,  ibid.,  p.  78.  Fuis  Nicolas  V  investit  de 
cette  charge  auprès  des  maronites  André,  archevêque 
de  Nicosie.  Lettre  Placuit  o'mnipotenti  Deo,  19  août 
1447,  dans  Anaïssi,  Bull.,  p.  17-18;  Ccd.  Vat.  arab. 
640,  fol.  31.  Les  fonctions  de  commissaire  apostolique 
furent  ensuite  confiées  à  Fr.  Gar.dolphe  de  Sicile, 
gardien  du  Mont-Sion.  En  se  rendant  auprès  des  maro- 
nites, le  nouveau  délégué  pontifical  prit  avec  lui, 
entre  autres  compagnons,  Frère  Gryphon.  Marcellin 
de  Civezza,  loc.  cit.,  p.  209.  Ce  dernier,  attaché  défi- 
nitivement à  la  mission  du  Mont-Liban,  eut  pour 
collaborateur  Fr.  François  de  Barcelone  et  représenta  à 
son  tour  le  Saint-Siège  auprès  des  maronites  (voir  plus 
loin,  col.  44).  En  1475,  il  demanda  et  obtint  la  pei- 
mission  de  se  rendre  en  Perse  pour  y  achever  le  reste 
de  sa  vie  missionnaire.  Mais  à  peine  était-il  arrivé 
en  Chypre  qu'il  tombait  gravement  malade,  et,  le 
17  juillet  1475,  rendait  le  dernier  soupir.  Fr.  François 
de  Barcelone  alla  à  Rome  pour  exposer  au  pape  les 
résultats  des  travaux  accomplis  au  Liban  et  le  prier 
de  députer  un  autre  missionnaire  à  la  place  de  Gryphon. 
Le  choix  de  Sixte  IV  se  porta  sur  Fr.  Louis  de  Ripario. 
Il  lui  donna  les  instructions  d'usage  et  le  chargea'de 
quantité  de  présents  pour  le  patriarche  :  croix  de 
procession,  mitre  brodée,  crosse  pastorale  etc..  A 
Venise,  Louis  de  Ripario  fut  atteint  d'une  maladie 
qui  l'empêcha  de  poursuivre  son  voyage.  Sixte  IV 
écrivit  alors,  le  5  octobre  1475,  à  Fr.  François  Noni 
de  Besce,  vicaire  général  des  observants  cismontains, 
et  lui  demanda  de  choisir  un  religieux  de  ses  sujets  :ï 
la  place  de  Fr.  Louis.  Le  vicaire  général  désigna  à  cette 
charge  Fr.  Alexandre  d'Arioste  de  la  province  obser- 
vante de  Bologne.  Le  pape,  vu  l'importance  de  pareille 
mission,  alla  plus  loin.  Le  12  février  de  l'année  de 
l'incarnation  1475,  il  donna  au  même  vicaire  général, 
alors  Fr.  Pierre  de  Naples,  la  faculté  perpétuelle  de 
rommer  désormais  lui-même,  paimi  les  religieux  de 
l'ordre,  .  les  nonces  ou  commissaires  apostoliques 
auprès  des  maronites.  Lettres  de  Sixte  IV  :  Missuri 
unum,  5  oct.  1475,  et  Suscepti  cura,  12  février  117"), 
dans  Anaïssi,  Bull.,  p.  19-22:  Fr.  Frarcesco  Suri  an  o, 
Tratlalo  di  Terra  Santa,  p.  70,  n.  1  et  p.  71  ;  Marcellin 


43 


MARONITE    (ÉGLISE),    DOMINATION    DES    MAMLOUKS 


44 


de  Civezza,  loc.  cit.,  p.  209-217;  Quaresimus,  Historien, 
theologica  et  moralis  Terrœ  Sanctœ  elucidatio,  t.  i, 
Venise,  1880,  p.  71  et  326-328;  Wadding,  Annales 
minorum,  an.  1475,  n.  18-24,  t.  xiv,  1735,  p.  128- 
132. 

La  mission  dont  le  souvenir  fut  le  plus  profondément 
gravé  dans  la  mémoire  des  maronites  est  celle  de 
Fr.  Gryphon.  Flamand  de  haute  intelligence,  d'un 
çsprit  large  et  mesuré,  d'une  culture  raffinée  et  d'une 
activité  dévorante,  Gryphon  se  sentait  attiré  par  les 
missions  de  Terre  sainte.  Vers  la  fin  de  1442,  il  fut 
envoyé  en  Palestine.  Après  avoir  visité  les  sanctuaires 
de  cette  région,  il  se  fixa  à  Jérusalem,  au  couvent  du 
Mont-Sion.  Il  se  mit  à  étudier  l'arabe,  devenu  l'idiome 
du  pays,  et  le  syriaque,  langue  liturgique  de  plusieurs 
Églises.  En'  1450,  ayant  été  attaché  à  la  mission  du 
Mont-Liban,  il  quitta  Jérusalem  pour  Beyrouth, 
accompagné  de  Fr.  François  de  Barcelone.  Avec 
celui-ci  le  missionnaire  flamand  poursuivit  ensuite  sa 
route  vers  la  Montagne  et  s'établit  au  milieu  des  maro- 
nites. Il  fit  bâtir  de  nouvelles  églises  et  adopter  diver- 
ses réformes  disciplinaires.  Les  auteurs  disent  : 
errores  ablegavit,  ce  qui  a  poussé  quelques-uns  à  crier 
immédiatement  à  l'hérésie.  Le  P.  Lammens  a  raison 
de  traduire  errores  par  abus.  «  Il  ne  peut  évidemment 
pas,  dit-il,  être  question  d'erreurs  doctrinales.  Les 
adversaires  les  plus  décidés  de  la  perpétuelle  ortho- 
doxie des  maronites  doivent  convenir  que,  depuis  le 
concile  de  Florence,  leurs  croyances  ont  été  absolu- 
ment irréprochables.  Il  s'agit  donc  sans  doute  de  points 
de  discipline,  n'intéressant  en  rien  la  foi,  d'abus  qui 
peuvent  se  glisser,  hélas!  dans  les  milieux  les  plus 
fortement  imbus  de  principes  catholiques.  Il  y  avait, 
en  outre,  au  Liban,  plusieurs  localités  habitées  par 
des  jacobites...  Peut-être  Gryphon  eut-il  à  sévir  contre 
des  livres  et  des  opinions  que  les  voisins  jacobites 
s'efforçaient  de  répandre  au  milieu  de  ce  peuple  fidèle! 
A  la  faveur  d'une  langue  et  d'une  liturgie  communes, 
les  points  de  contact  n'étaient  que  trop  nombreux 
et,  de  l'aveu  des  écrivains  maronites,  elles  furent  en 
plus  d'une  occurence  nuisibles  à  la  pureté  de  la  foi. 
Quoi  qu'il  en  soit,  abus  disciplinaires  ou  erreurs  jaco- 
bites, les  efforts  de  Gryphon  pour  les  extirper  furent 
couronnés  de  succès.  Il  fut  aisé  de  rendre  son  premier 
éclat  à  la  religion  chez  un  peuple  ayant  toujours  joint 
un  grand  fond  de  piété  à  un  sincère  attachement  à  la 
foi  catholique.  »  Frère  Gryphon,  p.  87-88.  Cf.  aussi 
Marcellin  de  Civezza,  op.  cit.,  t.  m  a,  p.  208.  Du  reste, 
cette  interprétation  du  P.  Lammens  se  trouve  pleine- 
ment justifiée  par  une  lettre  de  Gryphon  lui  même 
aux  maronites.  Voir  ci-dessous.  Toutefois,  malgré  sa 
vaste  érudition,  Gryphon  qualifia  d'abus  certains 
usages  disciplinaires  qui  ne  pouvaient  avoir  rien  de 
repréhensible  sinon  leur  différence  des  pratiques 
occidentales.  Aussi  l'élaboration  d'une  réforme  de  ces 
«  désordres  »  rencontra-t-elle  une  vive  résistance  de 
la  part  du  clergé  et  des  fidèles,  fort  attachés  à  leurs 
traditions  ecclésiastiques.  Mais,  s'il  faut  en  croire  les 
chroniqueurs  franciscains,  Gryphon,  à  la  suite  d'un 
événement  survenu  le  jour  de  l'Assomption,  aurait 
fini  par  avoir  raison  de  cette  résistance.  Marcellin  de 
Civezza,  loc.  cit.,  p.  210-211;  Lammens,  ibid.,p.  88-89. 

Du  Liban,  Frère  Gryphon  se  rendit  deux  fois  à 
Rome  pour  affaires  relatives  aux  maronites.  Son  pre- 
mier voyage  s'effectua  sous  Calliste  III,  par  consé- 
quent, entre  1455  et  1458.  Le  second,  dont  le  but  était 
de  demander  la  confirmation  du  nouveau  patriarche 
Ibn-Hassân,  eut  lieu  en  1469.  Les  questions  qu'il  avait 
à  traiter  lui  offrirent  une  belle  occasion  de  porter 
témoignage  en  faveur  des  maronites. 

Frères  bien  aimés!...,  écrivait-il  de  Rome  à  ces  derniers, 
Notre-Seigneur  Paul  (II),  pape  de  Rome,  Vicaire  du  Messie 
et  successeur  de  saint  Pierre,  me  renvoie  vers  vous  pour 


vous  attester  la  croyance  de  Pierre,  comme  je  suis  venu 
témoigner  ici  que  la  vôtre  était  conforme  à  la  sienne,  que 
vous  étiez  d'accord  avec  lui,  soumis  à  son  siège.  De  cela 
j'ai  pu  fournir  plusieurs  preuves  :  1°  Que  votre  patriarche, 
vos  évoques,  vos  prêtres  séculiers  et  réguliers,  ainsi  que  les 
laïques  interrogés  par  moi  à  ce  sujet  m'ont  donné  la  réponse 
précédente.  J'en  suis  sur,  ils  n'ont  en  aucune  manière  usé 
de  réticence  et  je  ne  serai  pas  accusé  de  mensonge  près  du 
pape  de  Rome.  2"  Il  y  a  de  par  le  monde  plusieurs  sectes 
chrétiennes  ou  infidèles.  Les  Maronites,  nous  le  savons,  ne 
sont  d'accord  ni  avec  les  infidèles,  ni  avec  les  Nestoriens, 
ni  avec  les  Jacobites,  ni  avec  les  Grecs;  mais  ils  considèrent 
toutes  ces  sectes  comme  hétérodoxes.  S'ils  agissaient  de 
même  à  l'égard  de  la  croyance  des  Francs,  il  s'ensuivrait 
qu'il  ne  se  trouve  des  savants,  des  saints,  des  livres  et  des 
témoignages  irrécusables  que  chez  les  seuls  Maronites; 
conclusion  évidemment  inadmissible,  vu  le  petit  nombre  de 
ces  derniers.  Mais  par  le  fait  de  leur  communion  avec  les 
Francs,  ils  le  sont  également  avec  une  grande  société  ayant 
toujours  produit  des  saints,  des  savants,  des  rois,  etc.  3°  De 
temps  immémorial  tous  les  Maronites  font  solennellement 
mention  du  pontife  romain;  ce  qu'ils  ne  font  pour  aucun 
autre  personnage  des  autres  confessions.  Vos  ancêtres 
n'ont  établi  cette  coutume  que  parce  qu'ils  étaient  d'accord 
avec  le  pape  de  Rome,  unis  dans  la  même  croyance.  4°  Dans 
les  pays  des  Francs,  à  Rhodes,  à  Chypre,  à  Tripoli,  à  Rey- 
routh,  à  Jérusalem,  les  Maronites  de  toute  antiquité  fré- 
quentent les  églises  des  Francs  et  célèbrent  sur  leurs  autels 
avec  les  mêmes  ornements;  ils  consacrent  et  font  comme 
eux  le  signe  de  la  croix;  ils  se  confessent  et  communient 
chez  eux  et  reçoivent  en  présents  des  mitres,  etc..  En  suite 
de  cela,  le  patriarche  Jérémie,  ses  prêtres  et  son  peuple, 
il  y  a  plus  de  deux  cent  cinquante  ans,  se  sont  unis  de 
croyance  avec  les  Francs;  en  quoi  ils  ont  été  imités  par 
plusieurs  patriarches,  et,  à  notre  époque,  par  Jean  Al-gâgî 
et,  après  lui,  par  le  titulaire  actuel,  Pierre,  demeurant 
au  couvent  de  Qanoûbîn.  Dieu  veuille  vous  garder  dans 
cette  union  et  vérifier  ainsi  ce  que  j'ai  attesté  à  notre 
saint  Père  le  Pontife  de  Rome  !  Traduction  Lammens, 
ibid.,  p.  94-95.  Le  texte  arabe  de  cette  lettre  se  trouve 
dans  Douaïhi,  ms.  395,  fol.  117  v°-118v°.  Cf.  la  bulle 
Cimclarum  orbis  Ecclcsiarum  de  Léon  X,  23  juillet  1515, 
dans  Anaïssi,  Bull.,  p.  46. 

Gryphon  retourna  au  Liban  revêtu  des  fonctions  de 
représentant  du  Saint-Siège  auprès  des  maronites  et 
portant  au  patriarche  le  bref  de  confirmation.  Voir 
la  lettre  Virtutum  Deus  de  Paul  II,  5  août  1469,  dans 
Anàïssi,  Bull.,  p.  22-25. 

Le  dernier  patriarche  du  xiv°  siècle,  David  qui  prit 
le  nom  de  Jean,  dut  mourir  vers  1404.  Douaïhi,  Chro- 
nologie, p.  29;  Ghabriel,  loc.  cit.,  p.  269-270.  Il  fut 
remplacé,  on  ne  sait  en  quelle  année,  par  Jean  Al-jàjî  ou 
Al-gâgî.  En  tout  cas,  celui-ci  était  patriarche  lorsque 
Eugène  IV  lança  les  lettres  de  convocation  pour  le 
concile  de  l'Union.  Douaïhi,  Annales,  an.  1438, fol.  67vn- 
68.  Il  y  envoya,  nous  l'avons  vu,  Fr.  Jean,  supé- 
rieur des  franciscains  de  Beyrouth,  et  le  chargea  de 
demander  la  confirmation  pontificale  pour  son  élection 
au  siège  d'Antioche.  Eugène  IV  remit  au  mandataire 
patriarcal,  avec  la  lettre  de  confirmation,  le  pallium, 
et  quelques  ornements  d'église.  Nous  avons  trouvé  une 
traduction  arabe  de  cette  lettre  qui  est  de  1439,  parmi 
les  mss.  de  la  Vaticane,  Vat.  arab.  640,  fol.  32-33.  Frère 
Jean  ne  tarda  pas  à  regagner  la  Syrie  :  au  mois  d'octo- 
bre 1439,  il  débarquait  à  Tripoli.  La  nouvelle  de  son 
arrivée  se  répandit  aussitôt  dans  le  pays,  si  bien  qu'un 
grand  nombre  de  maronites  se  portèrent  à  sa  rencon- 
tre. Cette  manifestation  inspira  quelques  soupçons 
au  nâïb.  Il  crut,  en  effet,  que  l'assemblée  de  Florence 
avait  pour  but  de  reconquérir  la  Terre  sainte.  Il  fit 
arrêter  Frère  Jean  et  ses  compagnons.  Informé  de  cette 
aventure,  le  patriarche,  qui  résidait  à  Meïphouq, 
dépêcha  à  Tripoli  quelques  notables  de  la  nation. 
Ces  derniers,  munis  d'argent,  purent  convaincre  le 
nâïb  que  les  missionnaires  ne  nourrissaient  aucune 
arrière-pensée  politique.  Il  les  mit  en  liberté,  à  charge, 
pour  eux,  de  se  présenter  à  toute  réquisition:  mais  il 
subordonna  cette  liberté  à  un  cautionnement.  Frère 


!•> 


MARONITE    (ÉGLISE),    DOMINATION    DES    MAMLOUKS 


46 


Jean  et  ses  confrères  se  rendirent  incontinent  chez  le 
patriarche,  et,  de  la,  après  la  cérémonie  de  la  remise 
du  pallium.  à  Beyrouth.  Plus  tard,  ayant  inutilement 
décerné  contre  t  ux  un  mandat  de  comparution,  le 
ndib  s'irrita  et  convertit  son  ordre  en  mandat  d'ame- 
ner contre  ceux  qui  s'étaient  portés  garants  de  leur 
conduite  et  contre  le  patriarche  lui-même.  La  solda- 
tesque entra  alors  en  action,  incendiant  et  pillant 
tout  sur  son  passage.  Mais  c'est  surtout  sur  le  couvent 
de  Meïphouq  qu'elle  exerça  sa  rage.  Douaïhi,  ms.  395, 
to.  105v°-106r°;  Annales,  an.  1-139,  fol.  68  r°.  A  la  suite 
de  ces  douloureux  événemens,  Jean  Al-jàjî  transféra, 
en  1440,  la  résidence  patriarcale  au  monastère  de 
Qannoùbîn,  situé  dans  la  vallée  profonde  dite  Wadi 
Qadîcha  (Vallée  sainte),  au  pied  du  massif  montagneux 
des  cèdres.  Douaïhi,  Annales,  an.  1440,  fol.  68r°et  v°; 
Chronologie,  p.  30.  A  Qannoùbîn,  le  patriarche  pou- 
vait être  protégé  par  les  précipices  de  la  vallée. 
L'n  voyageur  de  1589,  le  seigneur  de  Villamont, 
a  laissé  une  description  pittoresque  de  ce  vieux  monas- 
tère, devenu  le  centre  de  la  vie  maronite.  Les  voyages 
du  Seigneur  de  Villamont,  Lyon,  1609,  p.  359.  Un  siècle 
plus  tard,  en  1689,  un  autre  voyageur,  M.  de  la  Roque, 
complète  cette  description  de  Qannoùbîn.  C'est,  dit-il 
«  un  assés  grand  bâtiment,  mais  fort  irrégulier,  qui  se 
trouve  quasi  tout  construit  dans  le  rocher  :  l'église 
dédiée  à  la  Vierge...  en  est  toute  prise..  Le  reste  du 
bâtiment  consiste  en  l'appartement  du  patriarche,  qui 
n'a  rien  de  fort  distingué,  en  plusieurs  chambres  de 
religieux...  le  tout  assés  pauvre...  Ses  dehors  ne  laissent 
pas  d'être  fort  unis  et  ses  environs  fort  rians.  »  Voyage 
de  Syrie  et  du  Mont-Liban,  1. 1,  Paris,  1722,  p.  50-52. 

Le  monastère  de  Qannoùbîn  existe  encore;  il  est 
gardé  comme  une  relique  par  tous  les  patriarches. 
C'est  là  que  les  chefs  de  l'Église  maronite  vécurent 
pendant  plus  de  deux  siècles,  continuant  d'entretenir, 
à  l'ombre  de  leur  cloître,  la  flamme  de  la  foi  et  le  sou- 
venir des  Francs,  leur  frères  d'Occident.  De  Qannoù- 
bîn, Jean  Al-jàjî  écrivit  au  pape  pour  renouveler  son 
adhésion  a  x  définitions  conciliaires  de  Florence,  le 
remercier  de  ses  libéralités  et  lui  faire  part  des 
malheurs  qui  venaient  de  s'abattre  sur  son  peuple. 
La  lettre  patriarcale  fut  portée  à  Rome  par  Frère 
Pierre  de  Ferrare.  Eugène  IV  y  répondit  le  16  décem- 
bre 1441,  rendant  hommage  à  la  foi  et  à  la  vertu  du 
patriarche,  Le  Bullarium  maronilarum  d'Anaïssi  ne 
donne  que  la  fin  de  la  lettre  pontificale,  p.  13.  Nous 
en  avons  rencontré  le  texte  entier  traduit  en  arabe 
par  Ibn-Al-Qela'î  dans  le  ms.  Vat.  arab.  640.  On  le 
trouve  aussi  en  arabe  dans  Douaïhi,  ms.  395, 
fol.  106v°-107. 

Al-jâjî  mourut  à  Qannoùbîn,  en  1445.  Il  eut  pour 
successeur  Jacob  de  Hadeth  ou  Hadath  qui  sortait 
de  l'ermitage  de  Saint-Serge.  Le  nouvel  élu  reçut 
d'Eugène  IV,  avec  le  pallium,  la  confirmation  de  son 
élection.  Douaïhi,  Annales,  an.  1445,  fol.  69  r°;  ms.  395, 
fol.  114v°.  Une  lettre  de  Calliste  III,  14  juin  1455, 
loue  sa  foi  et  son  dévouement  aux  intérêts  de  l'Église. 
Anaïssi,  Bull.,  p.  18,  Cf.  Douaïhi,  ms.  395,  fol.  121v°. 

Les  Annales  de  Douaïhi,  fol.  69v°,  ainsi  que  sa 
Chronologie,  p.  32,  placent  en  1458  la  mort  de  Jacob  de 
Hadeth.  Mais  Le  Quien  qui  a  pourtant  emprunté  ce 
renseignement  à  la  Chronologie  de  Douaïhi,  traduite 
en  latin  par  un  prêtre  maronite,  Joseph  Ascari, 
donne  la  date  de  1468.  Oriens  ehristianus,  t.  m,  col.  64. 
La  leçon  de  la  traduction  est  plus  exacte;  car  Jacob 
vivait  encore  en  1462,  comme  il  appert  de  deux  notes 
écrites  sur  un  évangéliaire  conservé  à  la  Laurentienne 
de  Florence.  Ét.-Év.  Assémani,  op.  cit.,  p.  19  et  20. 
Neuf  jours  après  la  mort  de  Jacob  (8  février  1468), 
on  élut  à  sa  place  Pierre,  surnommé  Ibn-Hassân. 
Douaïhi,  Annales,  an.  1458, fol.  69  v°;  ms.  -19 5,  fol.  117; 
Chronologie,  p.  32.  D'une  piété  profonde  et  d'une  inté- 


grité remarquable,  le  nouveau  chef  des  .maronites, 
suivant  l'exemple  de  ses  devanciers,  mit  en  tête  de 
son  programme  la  fidélité  au  Siège  de  Rome.  Voir 
la  relation  envoyée  au  pape,  en  1475,  par  son  commis- 
saire auprès  des  maronites,  Fr.  Alexandre d'Arioste, 
dans  Marcellin  de  Civezza,  loc.  cit.,  p.  215.  Aussitôt 
installé,  il  songea  à  demander  la  confirmation  pontifi- 
cale. A  cet  effet,  il  réunit  les  principaux  du  clergé  et 
de  la  nation,  écrivit  avec  eux  les  lettres  d'obédience, 
et  Frère  Gryphon,  accompagné  de  deux  autres  fran- 
ciscains, les  porta  à  Rome.  Voir  plus  haut,  col.  43,  la 
suite  de  cette  mission;  Douaïhi,  ms.  395,  fol.  121v°- 
122. 

A  Pierre,  décédé  en  1492,  succéda  son  neveu  Simon 
ou  Siméon  Ibn-Hassân  de  Hadeth.  Mais  il  se  passa  plu- 
sieurs années  avant  qu'il  pût  être  confirmé.  Au  début, 
il  y  eut  certainement  négligence  de  sa  part  à  notifier 
au  pape  son  élection.  Nous  le  savons  par  les  deux 
lettres  que  lui  adressèrent  en  1494  Ibn-Al-Qela'î  et 
Fr.  Francesco  Suriano,  supérieur  des  franciscains 
de  Terre  sainte  et  vicaire  apostolique  pour  l'Orient. 
Douaïhi,  ms.  395,  fol.  92 r"  etv°;  127r°-128r°.  Mais  il 
écrivit  ensuite  coup  sur  coup,  et  la  réponse  n'arrivait 
pas.  Douaïhi,  ibid.,  fol.  132  r°.  En  effet,  les  troubles 
politiques  qui  désolaient  à  cette  époque  l'Italie  et 
la  Syrie  rendaient  singulièrement  malaisées  les  com- 
munications. D'autre  part,  les  difficultés  au  milieu 
desquelles  se  débattait  la  papauté  absorbaient  trop 
le  Saint-Siège  pour  qu'il  prêtât  l'oreille  aux  affaires 
d'Orient.  C'était  le  pontificat  d'Alexandre  VI  avec 
tout  son  cortège  de  désordres;  et  la  lourde  succession 
que  ce  pape  laissa  à  Pie  III  et  Jules  II  ne  leur  per- 
mit guère  de  songer  à  un  patriarche  d'un  pays  si 
lointain.  Il  fallut  attendre  l'avènement  de  Léon  X 
pour  avoir  la  bulle  de  confirmation.  Lettre  Cunctarum 
orbis,  23  juillet  (et  non  pas  août)  1515.  Nous  avons 
vu  plus  haut,  col.  29,  dans  quelles  circonstances  cette 
confirmation  fut  accordée. 

Douaïhi  représente  le  pays  des  maronites  comme 
jouissant  d'une  certaine  tranquillité  durant  la  seconde 
moitié  du  xve  siècle,  et  cela  grâce  à  l'activité  et  à 
l'intelligence  des  mouqaddamin.  Aussi  bien,  les  chré- 
tiens s'y  réfugiaient  en  grand  nombre.  Au  .seul  village 
deHadschit,il  y  avait  vingt  prêtres.  Dans  les  églises  de 
Bécharrî,  la  ville  des  cèdres,  on  comptait  autant  d'au- 
tels que  de  jours  dans  l'année.  La  paix,  quoique  rela- 
tive, attira  la  prospérité.  Celle-ci  eut  pour  conséquence 
un  développement  de  forces  intellectuelles  et  morales. 
On  multiplia  les  écoles;  on  augmenta  le  nombre  des 
églises.  Douaïhi,  examinant  les  manuscrits,  trouva 
qu'il  y  avait,  à  cette  époque,  plus  de  cent  dix  copistes 
parmi  ses  compatriotes.  Le  catholicisme  lui-même 
s'étendit  et  les  conversions  se  multiplièrent  sous  le 
patriarcat  de  Pierre  Ibn-Hassân.  Relation  de  Fr. 
Alexandre  d'Arioste,  écrite  à  Qannoùbîn  en  1475, 
dans  Marcellin  de  Civezza,  loc.  cit.,  p.  215-216; 
Douaïhi,  Annales,  an.  1470,  fol.  70  v». 

Il  est  vrai,  un  mouqaddam  de  Bécharrî,  'Abd-Al- 
Mon'em  Ayoub  II,  apporta,  pendant  quelque  temps, 
des  éléments  de  trouble  dans  le' sein  même  de  l'Église 
maronite.  Imbu,  dès  son  jeune  âge,  de  principes 
monophysites,  il  se  déclara  pour  les  jacobites  et  leur 
fit  construire  une  église  près  de  sa  maison.  Ceux-ci 
ne  manquèrent  pas  d'exploiter  en  faveur  de  leur  secte 
la  bienveillance  du  mouqaddam.  Ayant  recruté  des 
adeptes  parmi  les  maronites,  ils  voulurent  étendre  leur 
sphère  d'influence.  Le  patriarche  Pierre  Ibn-Hassân 
s'alarma  et  prit  des  mesures  pour  enrayer  le  danger  et 
ramener  les  égarés.  Mais  son  action  rencontra  des 
obstacles  dressés  par  'Abd-Al-Mon'em.  A  bout  de 
patience,  les  habitants  d'Fhden,  réputés  pour  leur 
bravoure,  recoururent  à  la  force  :  à  la  suite  d'un 
combat  provoqué  par  'Abd-Al-Mon'em  lui-même,  ils 


47 


MARONITE    (ÉGLISE),    DOMINATION    DES    MAMLOUKS 


48 


mirent  ses  protégés  en  déroute  et  nettoyèrent  la  région 
de  ces  perturbateurs.  C'était  en  1188.  Sept  ans  après 
(l  195),  'Abd-Al-Mon'em  mourut  et  le  pays  retrouva 
l'équilibre  sous  la  conduite  de  son  fils,  resté  fidèle  à 
la  foi  de  ses  ancêtres.  Douaïhi,  nis.  393  fol.  123r°- 
125  r»;  Annales,  an.  1488,  fol.  71v°-72r°  et  V. 

Toutefois,  on  le  comprend,  la  paix  dont  les  maro- 
nites jouissaient  durant  celte  période  ne  pouvait  être 
que  relative,  et  intermittente.  Les  autorités  mamloùks 
restaient  là  et  les  mouquddamin  n'arrivaient  pas 
toujours  à  mettre  leurs  compatriotes  à  l'abri  des 
mesures  tyranniques  qu'elles  édictaient.  Le  rapport 
envoyé  de  Qannoûbin  au  pape  en  1475  par  le  légat, 
Fr.  Alexandre  d'Arioste,  nous  peint  bien  l'état  pré- 
caire dans  lequel  ils  se  trouvaient.  «  Dans  toutes  les 
parties  du  Liban,  écrivait-il,  ce  n'est  que  désolation, 
pleurs,  épouvante.  Sous  prétexte  de  lever  un  certain 
tribut  qu'ils  appellent  Gélia,  ils  (les  agents  de  l'au- 
torité) dépouillent  ces  pauvres  montagnards  de  tout 
leur  avoir;  ensuite,  ils  les  frappent  de  verges,  leur 
infligent  toute  sorte  de  tourments  pour  leur  extorquer 
ce  qu'ils  n'ont  pas.  Contre  ces  vexations,  il  n'y  a 
qu'un  recours  possible  :  l'apostasie.  Plusieurs  s'y 
seraient  laissés  induire,  si  la  charité  de  leur  pieux  pa- 
triarche (Pierre  Ibn-Hassân)  n'était  venue  à  leur 
aide.  Atterré  du  péril  que  couraient  les  âmes  de  ses 
ouailles,  il  a  livré  tous  les  revenus  de  ses  églises  pour 
satisfaire  l'avidité  des  tyrans;  aussi  est-il  sans  ressour- 
ce. La  porte  du  monastère  est  murée;  parfois  il  est 
obligé  de  se  cacher,  comme  les  pontifes  Urbain  et 
Sylvestre,  dans  des  cavernes  creusées  dans  le  sein 
de  la  terre.  »  Dans  Marcellin  de  Civezza,  loc.  cit., 
p.  214-215. 

La  figure  qui  domine  l'histoire  maronite  au  xve 
siècle  est  celle  de  Gabriel  Ibn-Al-Qela'î  (ou  Barcleius, 
Benclaius,  Bar  Qlaï,  Qlaï).  II  vit  le  jour  vers  1450, 
au  village  de  Lehphed  de  la  province  de  Gébaïl 
(Byblos).  Lors  de  sa  mission  au  Liban,  Frère  Gryphon 
le  choisit  avec  deux  autres  maronites  pour  les  faire 
entrer  dans  l'ordre  de  saint  François.  Après  avoir 
émis  la  profession  religieuse,  tous  trois  furent  dirigés 
vers  Venise  et  Borne  pour  compléter  leurs  études. 
Voir  Fr.  Francesco  Suriano  qui  les  a  connus,  op.  cil., 
p.  70-71  ;  Douaïhi,  Annales,  an.  1471,  fol.  70v°;ms.  30 J, 
fol.  121.  C'étaient  les  premiers  maronites  envoyés 
en  Occident  pour  raison  d'études.  Bevenu  au  Liban 
en  1493,  Frère  Gabriel  se  mit  au  service  de  ses  compa- 
triotes pour  les  instruire  et  éclairer  leur  foi.  Il  eut 
surtout  à  lutter  contre  les  jacobitès,  et  ne  craignit 
même  pas  d'aller  trouver  'Abd-AI-Mon'em  et  de  le 
blâmer  en  face  pour  avoir  trahi  la  religion  de  ses  pères. 
Douaïhi,  ms.  395,  fol.  130  r°  et  v°.  En  l'espace  de  trois 
ans,  il  écrivit  jusqu'à  456  lettres  pour  démasquer  les 
erreurs  monophysites,  ainsi  qu'il  le  dit  lui-même. 
Voir  une  lettre  de  lui,  5  août  1495,  dans  Douaïhi, 
ibid.,  fol.  128v°-130r°.  Il  excella  dans  la  composition 
des  Zajaliât  (sorte  de  poèmes  populaires).  Nous  en 
connaissons  quelques  spécimens.  Voir  Douaïhi,  ibid., 
fol.  125  v°-127  r°;  Georges  Manache,  chorévêque  maro- 
nite d'Alep,  dans  la  revue  Al-Machriq,  1920,  p.  252- 
256,  etc.  Il  composa  encore  et  traduisit  en  arabe  plu- 
sieurs ouvrages  de  théologie,  d'histoire,  de  droit  cano- 
nique, etc.  Voir  J.-S.  Assémani,  Bibl.  or.,  t.  i,  p.  577; 
Ét.-Év.  Assémani,  op.  cit.,  p.  386-387;  Douaïhi,  ibid., 
fol.  125r°-127r°;  Annales,  an.  1494,  1516,  fol.  72v° 
et78v°;  Le  Quien,  t.  m,  col.  86.  En  outre,  nous 
avons  de  lui  une  version  arabe  de  huit  lettres  ponti- 
ficales adressées  aux  maronites.  La  version  de  ces 
lettres  se  trouve  à  la  Vaticane  dans  le  Cod.  Vat.  arab. 
640,  fol.  26-37.  En  1507,  il  fut  sacré  évêque  de  Nicosie 
pour  les  maronites  de  Chypre  et  resta  sur  ce  siège 
jusqu'à  sa  mort,  en  1516.  Ibn-Al-Qelà'î  fut  le  premier 
maronite    qui    lut    les    ouvrages    latins    concernant 


les  origines  religieuses  de  sa  nation.  II  en  défendit 
avec  vigueur  la  perpétuelle  orthodoxie  et  son  exemple 
fut  suivi  par  les  écrivains  postérieurs.  Il  exerça  une 
action  profonde  sur  la  vie  de  l'Église  maronite.  On  le 
compte,  à  juste  titre,  parmi  les  principaux  précur- 
seurs de  la  latinisation  effective  de  la  liturgie  et  de  la 
discipline. 

Il  nous  reste  à  dire  un  mot  d'un  événement  impor- 
tant du  xve  siècle  :  la  soi-disant  conversion  des  maro- 
nites de  Chypre,  sous  Eugène  IV,  à  l'occasion  du 
concile  de  l'Union. 

Le  concile  était  déjà  transféré  de  Florence  au 
Latran,  lorsque  le  pape  confia  à  André  de  Colosses  la 
mission  d'annoncer  en  Orient  l'union  conclue  et  d'en 
expliquer  la  teneur  aux  populations  chrétiennes  de 
ces  contrées.  Le  pape  s'exprime  ainsi  : 

Post  celebratam  in  œcumenico  concilio  Florentino, 
orientalis  Ecclesia'  cum  oceidentali  unionem,  post  Arme- 
norum,  Jacobitarumque,  et  Mesopotamiae  populorum 
reductionem,  venerabilem  fratrem  nostrum  Andraam, 
archiepiscopum  Colossensem,  ad  partes  Orientis  et  Cypri 
insulam  destinavimus,  ut  et  Graecos,  et  Armenos,  et  Jaco- 
bilas  ibidem  degentes  praedicationibus  suis,  et  decretorum 
pro  eorum  unione  et  reductione  editornm  expositionibus 
et  declarationibus,  in  suscepta  fide  confirmaret,  et  quos 
ex  aliis  sectis  a  vera  doctrina  alienos  tam  Nestorii,  quani 
Macarii  sectatores  inveniret,  monitionibus  et  exhortatio- 
nibus  ad  fidei  veritatem  reducere  conaretur.  Constit. 
Benedictus  sii  Deus,  7  août  1445,  dans  I.abbe,  Concil., 
t.  xjii,  col.  1225-122S;  cf.  aussi  Mansi,  Concil.,  t.  xxxi  b, 
col.  1755-1757. 

Le  premier  devoir  du  Jégat  apostolique  était  donc 
de  reconnaître  les  différentes  sectes  en  question.  Il 
dut  lire  les  auteurs  latins,  tels  que  Guillaume  de  Tyr, 
Jacques  de  Vitry,  pour  éclairer  sa  religion;  il  vit 
dans  les  maronites  des  sectateurs  de  Macaire.  Or, 
l'évêque  maronite  Élie  ayant  accepté  comme  le  métro- 
polite nestorien,  Timothée  de  Tarse,  la  profession  de 
foi  catholique,  présentée  par  le  légat,  ce  dernier  ne 
manqua  pas  d'interpréter  cette  adhésion  comme 
une  conversion  de  l'hérésie  et  de  s'en  attribuer  le 
mérite.   Aussi   le  pape   ajoute-t-il   : 

Quod  pro  sua  sapientia,  aliisque  virtutibus,  quibus 
eum  largitor  gratiarum  dominus  insignivit,  diligentissime 
prosecùtus,  post  diversas  multiplicesque  disputationes, 
post  varios  tractatus,  eliminata  tandem  ex  eorum  cordibus 
prinium  omni  Nestorii  impietate...;  deinde  Macarii  Antio- 
cheni  impilssimi,  qui  quamquam  Christum  verum  Deum 
et  hominem  esse  profitebatur,  divinam  tamen  solum  in 
eo  voluntatem  et  operationem,  humanitati  ejus  parum 
tribuens,  esse  asserebat  :  venerabiles  fratres  nostros 
Timotheum  metropolitam  Chaldaeorum,  quos  ad  haec 
usque  tempora  Nestorianos,  eo  quod  Nestorium  seque- 
bantur,  in  Cypro  vocaverunt,  et  Eliam  episcopum  Maroni- 
tarum,  qui  cum  sua  natione  Macarii  dogmatibus  in  eodem 
regno  infectus  tenebatur,  cum  omni  multitudine  populorum 
et  clericorum  in  insula  Cypri  ei  subjecta,  ad  veritatem  fidei 
orthodoxse,  divino  sibi  assistente  numine,  convertit, 
fidemque  et  doctrinam,  quam  semper  sacrosancta  coluit  et 
observavit  Ecclesia,  eisdem  praesulibus  et  omnibus  ibidem 
eis  subjectis  tradidit,  quamque  praefati  praesules  in  publica 
et  magna  congregatione  diversarum  nationum  in  eodem 
regno  existentium  in  metropolitana  ecclesia  Sanctse 
Sophiae  habita,  summa  cum  veneratione  susceperunt.  Quo 
facto,  Chaldai  quidem  prselatum  Timotheum  suum  metro- 
politam, Elias  vero  Maronitarum  episcopus  nuncium,  de 
fide  Romanae  Ecclesia;...  solemnem  professionem  emis- 
suros  ad  nos  usque  miserunt,  et  coram  nobis  in  hac  sacra 
cecumenici  Latc-ranensis  concilii  generali  congregatione 
fidem  ipsam  atque  doctrinam  Timotheus  ipse  mctropolita... 
reverenter  et  dévote,  ut  sequitur,  professus  est...  Deinde 
similem  per  oninia  professionem  dilectus  in  Christo  filius 
Isaac,  nuncius  venerabilis  fratris  nostri  Elise,  episcopi 
Maronitarum,  ipsius  vice  et  nomine,  reprobando  Macarii 
de  unica  volùntate  in  Christo  haeresim,  multa  cum  venera- 
tione emisit.  (Ibid.) 

Le  récit  de  cette  prétendue  conversion  des  maronites 
de  Chypre  ne  nous  semble  pas  conforme  à  la  réalité. 


59 


MARONITE   (ÉGLISE),   PÉRIODE   OTTOMANE:  HISTOIRE  CIVILE 


50 


Tout  d'abord,  il  s'accorde  mal  avec  deux  inscriptions, 
dont  l'une  est  contemporaine  d'Eugène  IV  et  l'autre 
est  l'épitaphe  même  de  son  tombeau.  Ces  deux  inscrip- 
tions tournèrent,  en  effet,  sans  la  moindre  allusion 
aux  maronites,  les  communautés  chrétiennes  qui 
rentrèrent,  sous  son  pontificat,  dans  l'Église  catho- 
lique. On  en  trouvera  le  texte  dans  Mansi,  ConciL, 
t.  xxxi  b,  col.   1450  et  col.   1750. 

D'autre  part,  l'histoire  des  maronites  de  Chypre 
exclut  la  vraisemblance  même  d'une  telle  conversion. 
En  effet,  ils  avaient  toujours  été  en  parfaite  commu 
nion  de  foi  avec  leurs  frères  du  Liban  :  il  n'y  avait,  poin- 
tons, qu'un  même  patriarche.  Le  peu  de  documents 
que  nous  possédons  le  montre  suffisamment. 

a)  Au  xiif  siècle,  le  patriarche  nommait  les  supérieurs 
des  moines  maronites  de  Chypre.  Voir  dans  J.-S. 
Assémani,  Bibl.  or.,  t.i.  p.  307,  et  dans  Ét.-Év.  Assé- 
mani,  op.  cit.,  p.  xxvm-xxix,  18,  la  reproduction  de 
quelques  notes  écrites  en  1121,  1141  et  1154.  - — 
In  Les  scribes  qui  copiaient  à  Chypre  les  livres  d'église 
y  écrivaient  avec  le  nom  de  l'évèque  de  l'île  celui  du 
patriarche  sous  le  pontificat  duquel  ils  exécutaient  la 
copie.  Nous  en  avons  un  exemple  dans  un  ms.  de 
1357.  On  y  lit  à  la  fin  la  note  suivante  :  «  Il  (ce  livre) 
a  été  terminé  l'an  1357  de  Notre-Seigneur,  sous  Jean, 
patriarche  d'Antioche,  du  Mont-Liban  et  des  bords 
maritimes,  et  sous  Jean,  évèque  de  Chypre.  »  Dans 
Douaïhi,  Chronologie,  p.  28;  cf.  Le  Quien,  t.  ni,  col.  83. 
—  c)  Au  témoignage  de  Douaïhi,  le  patriarche  sacrait 
l'évèque  de  Chypre;  il  lui  envoyait  le  saint-chrême; 
il  députait  tous  les  ans  un  délégué  pour  faire  la  visite 
de  l'île  et  y  recueillir  des  dîmes.  Ms.  395,  fol.  110. 
Tout  cela  indique  assez  que  les  maronites  de  Chypre 
relevaient  du  patriarche  du  Liban.  Or,  on  ne  conteste 
pas  l'orthodoxie  de  ce  dernier  à  cette  époque  comme 
le  montre  la  lettre  d'Eugène  IV,  du  16  décembre  1441, 
citée  plus  haut,  col.  45;  et  Léon  X,  en  1515,  écrivant 
au  mouqaddam  Élie,  rendait  le  même  témoignage. 
Auaïssi,  Bul.,  p.  36.  Ce  témoignage  est  d'autant 
plus  précieux  pour  les  maronites  que  le  pape  ne  l'a 
écrit  qu'après  avoir  pris  sur  eux  de  très  amples  infor- 
mations. Voir  plus  haut,  col.  29.  De  plus,  un  concile 
provincial  tenu  à  Chypre  en  1340  réunit  les  évêques 
latins  et  les  évêques  orientaux  catholiques  et  non 
catholiques.  Parmi  les  évêques  d'Orient,  figurait  celui 
des  maronites,  Georges.  Une  formule  de  profession  de 
foi  fut  rédigée  et  solennellement  récitée  par  les  prélats. 
Les  hérésies  propres  à  l'Orient  s'y  trouvaient  condam- 
nées. Or,  pas  un  mot  n'y  est  dit  du  monothélisme. 
Pourtant,  si  la  foi  des  maronites  chypriotes  se  fût 
trouvée  tant  soit  peu  suspecte,  les  Pères  du  concile 
n'auraient  point  manqué  d'ajouter  à  cette  formule 
la  doctrine  des  deux  volontés  comme  ils  y  procla- 
mèrent le  dogme  des  deux  natures  et  de  l'unité  de 
personne  dans  le  Christ.  Voir  les  actes  de  ce  concile 
et  la  formule  de  la  profession  de  foi  dans  Labbe 
ConciL,  t.  xi  b,  col.  2432-2439.  Dès  lors,  comment 
admettre  qu'un  siècle  plus  tard  les  maronites  de 
Chypre  fussent  devenus  monothélites?  On  ne  pourrait 
citer,  avant  le  concile  de  Florence,  aucun  document 
a  l'appui  de  cette  assertion. 

Enfin  on  lit  dans  la  même  constitution  Benedictus 
sit  Deus  d'Eugène  IV  :  Item  quod  prœjati  prsesules 
(le  métropolite  nestorien  et  l'évèque  maronite;,  et 
sacerdoles  et  clerici  eorum  libère  possint  in  ecclesiis 
catholicorum  divina  celebrare  et  catholici  in  ecclesiis 
eorumdem.  Il  paraîtrait  en  résulter  qu'avant  cette 
époque  les  deux  clergés  maronite  et  nestorien  n'étaient 
pas  admis  à  célébrer  les  saints  mystères  dans  les 
églises  catholiques.  Or,  nous  savons  par  la  lettre  de 
Fr.  Gryphon,  écrite  en  1469,  que  «  dans  les  pays  des 
Francs,  à  Hhodes,  à  (Chypre...  les  maronites,  de  toute 
antiquité,  fréquentent  les  églises  des  Francs  et  célèbrent 


sur  leurs  autels  avec  les  mêmes  ornements.  ■  Ci-dessus 
col.  44.  Les  Francs  n'auraient  certainement  pas 
permis  aux  maronites,  si  ceux-ci  se  trouvaient  au 
nombre  des  hérétiques,  d'officier  dans  leurs  églises. 
Il  n'est  pas  besoin  d'ajouter  autre  chose  pour  enle 
ver  tout  crédit  aux  informations  données  sur  les  maro- 
nites  par   le  légat   André   de  Colosses. 

IV.  La  période  ottomane  (1516-1918).  —  Pour 
aider  à  bien  comprendre  la  suite  des  événements,  il 
nous  paraît  nécessaire  de  rappeler  brièvement  la 
situation  politique  de  la  Syrie  durant  cette  période, 
après  quoi  seulement  nous  reprendrons  l'histoire  reli- 
gieuse sous  ses  divers  aspects  :  les  patriarches;  les 
persécutions;  la  renaissance  intellectuelle;  l'union  des 
Églises. 

1°  Histoire  civile.  — ■  En  1516,  les  Ottomans,  sous 
la  conduite  de  Sélim  Ier,  firent  la  conquête  de  la  Syrie. 

Le  nouveau  maître  conserva  d'abord  les  anciens 
cadres  administratifs,  les  niâbdt  des  Mamloûks.  Mais, 
dans  la  suite,  il  les  modifia.  En  effet,  il  divisa  le  pays 
en  trois  pachaliks  :  Damas,  Alep,  Tripoli,  gouvernés 
par  des  beylerbeys  et  comprenant,  chacun,  un  certain 
nombre  de  sandjaqs  ou  préfectures.  Les  relations 
consulaires  de  la  fin  du  xvi8  siècle  révèlent  l'existence 
de  ces  trois  grandes  circonscriptions.  Le  pachalik  de 
Tripoli  était,  au  point  de  vue  stratégique,  particu- 
lièrement important.  Le  pacha  ou  beylerbey  de  cette 
circonscription  avait  à  surveiller  la  mer,  la  région  des 
Nosaïris  (Alaouites),  le  Liban  et  la  grande  route  côtière 
menant  à  l'intérieur.  En  1660,  un  nouveau  pachalik 
fut  créé,  celui  de  Saïda  (Sidon),  pour  surveiller  le  sud 
de  la  montagne  libanaise.  Dès  lors,  la  surveillance  du 
Liban  se  trouvait  partagée  entre  les  pachas  de  Tripoli 
et  de  Saïda.  Ces  divisions- territoriales  furent  main- 
tenues jusqu'à  l'organisation  de  la  Syrie  en  vilayets 
(gouvernements  généraux), moutasarrijats  (préfectures) 
et  qâïmaqdmals  (sous-préfectures),  dans  la  seconde 
moitié  du  xixe  siècle. 

L'histoire  de  la  Syrie  durant  cette  période  pourrait 
se  résumer  ainsi  :  une  anarchie  administrative  au  delà 
de  toute  vraisemblance,  une  série  d'intrigues  et  de 
querelles  entre  pachas,  dynastes  indigènes,  milice  des 
janissaires,  une  suite  d'exactions,  de  vexations  et  de 
tueries.  Cf.  le  P.  Lammens,  La  Syrie,  t.  n,  p.  43  sq. 
et  61  sq. 

A  l'arrivée  de  Sélim  Ier,  la  Syrie  offrait  le  spectacle 
d'un  curieux  mélange  de  races  et  de  religions.  «  Par- 
tout les  petites  dynasties  locales,  les  émirats  parti- 
culiers avaient  pu  se  maintenir  :  Banoû  Harfoùcli 
dans  la  Bqâ',  B.  Saifâ  dans  la  région  de  Tripoli,  cheikhs 
bédouins  en  Palestine,  émirs  kurdes,  turcomans, 
arabes  dans  les  replis  du  Liban.  Les  Ottomans  ne 
prirent  pas  la  peine,  ils.  ne  se  sentirent  pas  la  force  de 
réduire  ces  semi-autonomies.  A  l'imitation  des  Sel- 
djoûcides  et  des  Mamloûks,  ils  comptèrent  se  les 
rattacher  par  une  sorte  de  vassalité  et  par  un  lien 
fiscal  :  l'engagement  de  payer  les  redevances  du 
mîrt,  de  fournir  un  contingent  militaire,  de  ne  pas 
empiéter  sur  les  territoires  directement  exploités 
par  les  agents  de  la  Porte.  A  ces  conditions,  le  Divan 
leur  permit  de  rançonner  leurs  propres  sujets,  de  sr 
battre  entre  eux,  de  perpétuer  un  état  d'anarchie, 
qui  devait  faciliter  la  sujétion  du  pays.  »  H.  Lammens, 
La  Syrie,  t.  iï,  p.  65-66. 

A  cette  époque,  les  maronites,  massés  dans  la  partie 
septentrionale  du  Liban,  relevaient  politiquement 
du  cercle  de  Tripoli.  Mais,  aussi  bien  après  la  conquête 
de  la  Syrie  par  les  Turcs  Osmanlis  qu'auparavant, 
sous  les  Mamloûks  d'Egypte,  ils  continuèrent  d'être 
gouvernés  directement  par  leurs  mouqaddamin,  dont 
celui  de  Bécharrî  exerçait  une  sorte  de  prépondérance. 
Le  rôle  des  mouqaddamin  consistait  principalement  ;'i 
lever  l'impôt.   Sous  ce  rapport,  ils  étaient    sous-fer- 


51 


MARONITE   (ÉGLISE),  PÉRIODE   OTTOMANE   :    HISTOIRE   CIVILE 


52 


miers  et  devaient  en  répondre  devant  Je  fermier 
musulman,  nommé  par  la  Porte.  Cette  combinaison 
offrait  certains  avantages,  notamment  celui  d'éviter 
les  heurts,  les  froissements  d'amour  propre;  mais  elle 
ne  pouvait  guère  éloigner  les  exactions.  Le  pire 
fut  que  cette  organisation  maronite  subit  bientôt  une 
forte  crise.  Il  s'ensuivit  que  la  charge  de  mouqaddam 
cessa  d'être  héréditaire.  Kl  alors,  on  vit  surgir  une 
troupe  de  compétiteurs  se  disputant  auprès  des  Turcs 
les  fonctions  de  cet  emploi,  attribuées  au  plus  offrant. 
On  en  vint  à  confier,  vers  1655,  le  gouvernement  du 
principal  district  maronite,  celui  de  Bécharrî,  à  la 
famille  métoualie  ou  chiite  des  Hamâda,  qui  avait 
envahi  à  la  tête  de  ses  coreligionnaires  le  Liban 
septentrional,  et  contraint  nombre  de  maronites  à  fuir 
au  sud  de  Nahr  Ibrahim,  l'antique  fleuve  Adonis,  et 
vers  les  villes  de  la  côte.  Les  premiers  gouverneurs 
Hamâda  se  montrèrent  justes  et  bons  administrateurs, 
mais  leurs  successeurs  adoptèrent  une  conduite  entiè- 
rement opposée,  et,  par  leurs  multiples  oppressions, 
obligèrent  les  maronites  à  reprendre  l'émigration; 
la  plupart  se  réfugièrent  dans  le  district  du  Kas- 
rawân.  Douaïhi,  Annales,  an.  1675,  fol.  116  r°;  Chebli, 
Biographie  de  Douaïhi,  p.  99-104;  Lammens,  loc.  cit., 
p.  67-69. 

La  suite  de  ces  événements  et  les  conditions  faites 
par  les  Turcs  aux  émirats  particuliers  permirent  à 
une  famille  libanaise,  celle  des  Ma'n,  d'agrandir  le 
cercle  de  sa  puissance.  «  D'où  venait  cette  famille 
libanaise?  Etait-elle  d'origine  arabe  ou  kurde?  Quand, 
au  xvii"  siècle,  le  biographe  Mohibbî  recueillit  les 
souvenirs  des  Ma'nides,  il  les  trouva  en  désaccord  sur 
la  généalogie  de  leurs  ancêtres...  Il  est  certain  qu'ils 
n'étaient  ni  des  Tanoûkhites,  ni  des  nouveaux-venus 
dans  le  Choûf  (Liban  sud),  domaine  de  leur  famille... 
Us  semblent  avoir  de  bonne  heure  adhéré  aux  doctrines 
druses.  Cette  démarche  leur  assurera  les  sympathies 
des  Druses  du  Liban  et  du  Wâdittaim.  Dans  ce  der- 
nier district,  ils  concluront  une  alliance  avec  les 
émirs  Chihâb,  ceux-ci  musulmans  et  d'origine  arabe.  » 
Lammens,  loc.  cit.,  p.  66-67. 

A  l'époque  de  la  conquête  ottomane,  les  Ma'nides 
étaient  les  premiers  des  émirs  libanais.  «  Le  rôle  des 
maronites,  malheureusement  assez  désunis  à  cette 
époque,  fut,  par  la  suite,  ...fortement  éclipsé  par  l'as- 
cendant grandissant  des  chefs  de  la  famille  Ma'n  qui 
allaient  accaparer  tout  le  Liban  à  leur  profit.  Ce  résul- 
tat fut  le  fait  de  la  valeur  —  on  peut  même  dire  du 
génie  —  d'un  des  leurs,  Fakhr-ed-din  II  (1598-1635), 
le  grand  Émir  de  la  Montagne,  dont  le  règne  marque 
l'apogée  de  la  puissance  libanaise.  Échappé  par 
miracle  à  la  vengeance  des  troupes  ottomanes  et 
caché  par  sa  mère  dans  le  district  chrétien  du  Kes- 
rouan  (Kasrawân),  en  plein  cœur  du  Liban,  il  fut 
élevé  par  les  soins  de  la  famille  maronite  des  Khazen... 
Sous  son  règne,  le  Liban  trouva  une  prospérité 
et  une  tranquillité  jusqu'alors  inconnues,  qui  per- 
mirent aux  lettres  et  aux  arts  d'y  briller  d'un  certain 
éclat.  Mais  grisé  par  ses  succès,  Fakhr-ed-din  aspira 
à  l'indépendance.  Attaqué  de  toutes  parts,  abandonné 
par  ses  alliés,  traqué  dans  la  haute  montagne,  il  se 
livra  à  ses  vainqueurs  :  ceux-ci  le  firent  décapiter  à 
Constantinople.  Sa  puissance  s'effondra,  mais  il  avait 
créé  l'unité  politique  du  Liban  et  scellé  l'union  des 
Maronites  et  des  Druses.  »  Ristelhueber,  op.  cit.,  p.  25- 
26.  Sur  Fakhraddîn  II,  voir  Lammens,  loc.  cit., 
p.  71-90;  F.  Wustenfeld,  Fachr-ed-dîn  derDrusenfùrst 
und  seine  Zeitgenossen,  dans  Abhandlungen  der  k.  Ges. 
der  Wiss.  zu  Gôttingen,  t.  xxxm,  1886. 

Sous  Fakhraddin  II,  les  chrétiens  bénéficièrent 
d'une  large  protection.  Son  principal  conseiller,  on 
peut  même  dire  son  premier  ministre,  fut  un  maronite, 
Abou-Nader  El-Khazen.    Durant    son    exil    en    Italie 


(1613-1618),  il  entra  en  relations  avec  les  savants 
maronites  qui  y  résidaient;  et,  plus  tard,  l'un  d'eux, 
Abraham  Echellensis,  lui  servit  d'intermédiaire 
auprès  de  la  cour  des  Médicis.  Wustenfeld,  op.  cit., 
p.  139,  en  note;  Lammens,  loc.  cit.,  p.  81,  85-86  qui 
donne  diverses  preuves  de  la  tolérance  religieuse  du 
«  prince  des  Sidoniens  »,  comme  on  appelait  l'émir. 
Cette  tolérance  et  cette  paix  n'existaient  pourtant, 
nous  le  verrons  plus  loin,  que  dans  les  régions  où 
l'autorité  de  l'émir  pouvait  être  pleinement  exercée. 
Et  lorsque  sa  puissance  se  fut  effondrée,  les  représailles 
de  ses  ennemis  et  les  détestables  rivalités  des  partis 
détruisirent  son  œuvre  et  déchaînèrent  au  Liban  de 
nouvelles  luttes  sanglantes.  Voir  Douaïhi,  Annales, 
ann.  1633,  sq.,  fol.  104  sq.  ;  Jouplain,  La  question  du 
Liban,  Paris,  1908,  p.  121.  Les  métoualis,  notamment, 
soutenus  par  les  pachas  de  Tripoli,  reprirent  leurs 
attaques  contre  les  cantons  chrétiens  du  Haut-Liban 
septentrional.  Cette  situation  activa  encore  l'exode 
des  maronites  vers  le  sud;  beaucoup  d'entre  eux  s'éta- 
blirent au  milieu  des  druses  et  même  des  métoualis 
dont  les  cheikhs  étaient  mieux  inspirés  que  leurs  core- 
ligionnaires du  Liban  nord.  Lammens,  p.  93;  Jouplain, 
ibid.,  p.  121. 

Cependant,  le  règne  de  Fakhraddîn  ne  fut  pas  sans 
tares,  dont  il  faut  rendre  responsable  le  milieu  dans 
lequel  il  vivait.  Lammens,  loc.  cit.,  p.  86. 

La  succession  du  grand  Émir  de  la  Montagne  fut 
officiellement  confiée  aux  'Alamaddîn.  Mais  ces  der- 
niers se  rendirent  tellement  impopulaires  qu'il  fallut 
les  expulser  et  rétablir  les  Ma'nides.  L'émir  Molham, 
(1635-1657),  puis  son  fils  Ahmad  (t  1697)  gouvernèrent 
le  Liban,  mais  avec  une  autorité  précaire,  sous  la 
surveillance  étroite  de  la  Porte.  Aussi,  malgré  leur 
désir  de  reprendre  les  traditions  libérales  de  l'illustre 
ancêtre,  étaient-ils  souvent  contraints  de  suivre 
les  mœurs  des  pachas  voisins.  «  Dès  l'année  précé- 
dente (1658),  dit  l'auteur  de  la  vie  de  saint  Vincent, 
un  père  capucin  était  venu  du  Mont- Liban  à  Paris  pour 
chercher  quelque  remède  aux  vexations  que  souf- 
fraient, de  la  part  des  Turcs,  les  chrétiens  maronites. 
Comme  il  connaissait  le  terrain  mieux  que  personne, 
il  jugea  que,  pour  arrêter  la  persécution,  il  fallait  et 
faire  déposer  le  gouverneur  du  Liban,  homme  égale- 
ment avare  et  brutal,  et  procurer  sa  place  à  un  homme 
considéré  dans  le  pays,  et  qui  favorisait  la  religion 
chrétienne.  Le  projet  paraissait  assez  beau;  mais  il 
avait  ses  inconvénients,  et  d'ailleurs,  pour  l'exécuter, 
il  fallait  douze  mille  écus,  somme  énorme  dans  un 
temps  où  les  meilleures  familles  étaient  épuisées.  » 
H.  Guys,  Beyrouth  et  le  Liban.  Relation  d'un  séjour 
de  plusieurs  années  dans  ce  pays,  t.  il,  Paris,  1850, 
p.  45  ;  Lammens,  loc.  cit.,  p.  89,  93. 

L'émir  Ahmad,  petit-neveu  de  Fakhraddin,  mourut 
le  15  septembre  1697.  Avec  lui  s'éteignit  la  famille 
ma'nide.  La  Turquie  traversait  alors  une  crise  poli- 
tique ardue.  Occupée  à  défendre  ses  possessions  en 
Europe,  la  Porte  n'était  pas  en  état  d'intervenir  au 
Liban  pour  briser  entièrement  l'autonomie  que  les 
Ma'nides  y  avaient  laissée  et,  à  cet  effet,  imposer  un 
émir  de  son  choix.  Au  contraire,  dans  ses  embarras 
multiples,  elle  avait  tout  intérêt  à  ménager  les  Liba- 
nais et  à  gagner  leur  sympathie  afin  d'éviter  les  risques 
d'une  expédition  militaire  en  Syrie.  Elle  dut  donc  se 
contenter  de  la  promesse  d'un  tribut  annuel,  et  auto- 
riser, en  échange,  les  notables  de  la  Montagne  à  se 
choisir  un  gouverneur.  La  levée  des  impôts  était  pour 
elle  d'une  importance  d'autant  plus  grande  qu'elle 
jugeait  son  prestige  assuré  par  le  seul  fait  de  la  rentrée 
des  contributions.  Les  seigneurs  du  Liban- se  réunirent 
à  Somqânyya  (entre  Deir-el-Qamar  et  Mokhtàra) 
pour  désigner  le  successeur  des  Ma'n.  Le  choix  se 
porta  naturellement  sur  les  émirs  Chihâb,  amis  et 


53 


MARONITE   (ÉGLISE),   PÉRIODE   OTTOMANE    :    HISTOIRE   CIVILE 


54 


alliés  de  la  famille  ma'nide.  DouaShi,  Annales,  an.  1697 
fol.  120  r°;  Lammens,  p.  t»2-i>4.  Ayant  été  investis  delà 
succession  des  Ma'n,  lesChihâb  apportèrent  à  la  gestion 
des  affaires  du  pays  la  compétence  d'administrateurs 
et  de  diplomates  éclairés.  Us  cherchèrent  à  nouer  de 
bonnes  relations  avec  les  pachas  de  Tripoli  et  de 
Salda,  chargés  par  Stamboul  de  la  surveillance  du 
Liban.  Et,  pour  se  rendre  populaires  dans  leurs  fiefs, 
ils  augmentèrent  le  nombre  des  émirs  et  des  cheikhs, 
ceux-ci  ayant  succédé  avec  les  notables  aux  mou- 
qaddamtn. 

En  1711,  le  nouveau  gouverneur  Haïdar  Chihàb 
procéda  à  un  remaniement  féodal  dans  la  Montagne. 
La  noblesse  maronite  eut  sa  part  dans  le  partage  des 
fiefs.  De  cette  noblesse  qui  participa  à  la  direction  du 
pays,  on  peut  nommer,  outre  les  Khazen,  les  Hobaïch 
les  Dahdah,  les  Khoury,  les  Bitar,  etc.  Le  nouvel  état 
de  choses  ne  pouvait  qu'appuyer  la  confiance  des  diri- 
geants maronites  et  activer  leur  appétit  d'action.  Le 
gouvernement  du  Liban  nord  se  trouvait  encore  entre 
les  mains  des  métoualis.  Il  fallait  écarter  des  districts 
maronites  cet  élément  étranger  et  charger  la  noblesse 
nationale  d'assurer  l'ordre  et  l'administration  de  la 
justice.  En  1777,  l'entreprise  était  déjà  terminée  et 
la  gestion  des  affaires  confiée  aux  cheikhs  de  la  région, 
tels  les  Karam,  les  'Aouad,  les  Daher,  etc.  Au  sommet 
de  cette  hiérarchie  féodale,  les  Chihàb  détenaient 
les   droits   de  suzeraineté. 

L'événement  le  plus  remarquable  de  cette  époque 
fut  qu'une  partie  des  Chihàb  reçut  le  baptême  et 
s'incorpora  à  l'Église  maronite.  D'autres  émirs  sui- 
virent cet  exemple,  les  Bellama',  placés  à  la  tête  de  la 
région  du  Matn.  Le  premier  prince  chrétien  qui 
présida  aux  destinées  du  Liban  est  Yoûsof,  fils  de 
Molham,  proclamé  émir  de  toute  la  Montagne  dans 
l'assemblée  nationale  du  Bâroûk  (1770).  Néanmoins, 
officiellement,  aux  yeux  des  druses,  il  passait  encore 
pour  un  druse,  et  aux  yeux  des  musulmans,  pour  un 
disciple  du  Prophète.  Il  fallut  attendre  l'avènement 
de  l'émir  Béchir  II  (1788-1840)  pour  voir  le  prince 
du  Liban  afficher  publiquement  sa  foi  chrétienne. 
Encorenele  fit-il  que  pendant  l'occupation  égyptienne. 
(1831-1840).  Debs,  op.  cit.,  t.  vu,  p.  221-224;  t.  vm, 
p.  488-509;  Lammens,  p.  92-102;  le  patriarche  Mas' ad, 
Addor-oid-Manzoûm  (les  perles  disposées  en  série), 
1863,  p.  73.  Sur  Béchir  II,  voir  aussi  une  étude  d'Eu- 
gène Bore  dans  la  Revue  de  l'Orient,  reproduite  en 
partie  par  H.  Guys,  op.  cit.,  t.  ii,  p.  289-323.  L'adhésion 
des  émirs  à  la  religion  chrétienne  et  l'entrée  de  la 
noblesse  locale  dans  le  gouvernement  du  pays  contri- 
buèrent notablement  à  la  prospérité  de  l'Eglise  maro- 
nite :  celle-ci  est  redevable  aux  chefs  temporels  de  son 
peuple  d'un  grand  nombre  de  donations  et  de  pieuses 
fondations.  Toutefois,  ces  libéralités  n'allaient  pas 
sans  contre-parties  :  le  pouvoir  séculier  ne  s'arrêtait 
pas  toujours  aux  limites  de  sa  compétence.  Ainsi, 
l'on  vit  l'émir  Yoûsof  interdire  à  un  patriarche  l'exer- 
cice de  sa  juridiction  pastorale.  P.  'Abboud,  Biogra- 
phie de  Hendiyé,  p.  203-204;  217-218;  Jouplain,  op. 
cit.,  p.  165. 

Grâce  à  leur  politique  intelligente,  les  Chihàb 
acquirent  une  sérieuse  influence  auprès  des  autorités 
turques  voisines.  Ils  employèrent  leur  prestige  au 
service  du  Liban  auquel  ils  rêvaient  de  maintenir 
le  privilège  de  terre  d'asile.  Voir  C.-F.  Volney, 
Voyage  en  Egypte  et  en  Syrie  pendant  tes  années 
1783,  1784  et  1785,  t.  i,  Paris,  1822,  ]).  396  et  399; 
Pococke  qui  était  au  Liban  en  1745,  cité  par  George 
Young,  Corps  de  droit  ottoman,  t.  i,  Oxford,  1905, 
p.  136.  A  cette  époque,  le  Mont-Liban,  comparé  aux 
autres  provinces  de  la  Syrie,  pouvait,  en  effet,  être 
considéré  comme  i  ne  terre  de  refuge.  Mais,  en  réalité, 
la  paix  dont  il  jouissait  était  intermittente,  précaire, 


à  la  merci  des  pachas  voisins.  Ces  derniers  guettaient 
toujours  l'occassion  de  pouvoir  s'immiscer  dans  les 
affaires  de  la  Montagne;  et  leur  ingérence  y  jetait 
le  trouble  et  le  désordre.  D'autre  part,  la  politique, 
les  factions  rivales,  les  divisions  entre  émirs,  tenaient 
en  éveil  un  certain  esprit  d'anarchie.  D'où,  exactions, 
avanies,  tracasseries  de  toute  sorte,  luttes  de  partis. 
Lammens,  p.  97  sq.,  112  sq.  ;  Jouplain,  op.  cit.,  p.  131- 
132;  P.  'Abboud,  op.  cit.,  p.  215-219.  Les  maronites 
n'étaient  guère  épargnés;  ils  étaient  parfois  laissés 
à  la  merci  de  leurs  ennemis.  Toutefois,  il  y  avait 
certaines  régions,  telle  la  province  du  Kasrawân, 
dévolue  aux  Khazen,  où  l'action  ennemie  ne  pouvait 
atteindre  facilement.  C'est  là  qu'aux  mauvais  jours 
les  chrétiens  allaient  se  réfugier,  nous  le  verrons  plus 
loin. 

Malgré  les  mœurs,  parfois  barbares,  de  certains 
émirs,  les  Chihàb  ont  bien  mérité  de  leur  pays.  Ils  tra- 
vaillèrent sans  cesse  à  son  indépendance  et  à  sa  sécu- 
rité. Leur  situation  politique  dura  jusqu'à  la  chute  de 
Bachîr  II  (1840).  Son  successeur  Bachîr  III,  il  est  vrai, 
était  encore  un  Chihàb.  Mais  la  teneur  du  firman 
d'investiture,  3  septembre  1840,  montre  bien  que, 
dans  la  pensée  du  sultan,  cette  nomination  n'était 
qu'une  mesure  de  transition.  Bachîr  III  n'était  plus, 
comme  ses  devanciers,  le  maître  du  Liban.  Voir  le 
texte  de  ce  firman  dans  Jouplain,  op.  cit.,  p.  254-256.  La 
Porte  visait  à  l'anéantissement  de  l'autonomie  libanaise 
qui  avait  toujours  été  pour  elle  une  gène  et  un  danger. 
Elle  ne  pouvait  y  arriver  par  la  force  brutale;  il  lui 
fallait  procéder  par  étapes.  Elle  exploita  habilement 
la  maladresse  de  Bàchir  III,  les  troubles  et  les  tra- 
giques événements  qui  marquèrent  son  gouvernement. 
Voir  le  détail  dans  Lammens,  La  Syrie,  t.  n, 
p.,  171-173. 

Destitué  par  l'envoyé  de  Stamboul,  Moustapha 
Pacha,  ministre  de  la  guerre,  il  devait  être  le  dernier 
Chihàb  ayant  gouverné  toute  la  Montagne.  On  nomma 
à  sa  place  un  renégat  hongrois,  'Omar  Pacha  (janvier 
1842).  La  tyrannie  et  la  brutalité  de  celui-ci,  la  gra- 
vité de  ses  torts  et  de  ses  maladresses  obligèrent 
Stamboul,  sur  les  représentations  des  puissances,  à  le 
rappeler.  Mais,  entre  .temps,  la  Porte  avait  semé  parmi 
les  populations  libanaises  de  puissants  ferments  de 
discorde  et  creusé  un  fossé  profond  entre  chrétiens  et 
druses.  De  la  sorte,  elle  pouvait  se  fonder  sur  un 
prétexte  apparemment  sérieux  pour  s'opposer  au 
rétablissement' de  l'émirat  du  Liban.  «  Ces  tentatives 
auraient  pu  être  écartées  par  une  entente  entre  les 
grandes  puissances.  Malheureusement,  leur  manque 
d'union,  et  surtout  la  rivalité  de  la  France  et  de 
l'Angleterre,  devaient,  au  contraire,  faciliter  le  jeu  de 
la  Porte.  Fidèle  à  ses  traditions,  le  gouvernement 
français  ne  cessa  d'appuyer  les  revendications  des 
maronites  en  vue  du  maintien  du  Liban  autonome  et 
indivis  sous  l'administration  des  Chéhab.  Devant 
l'opposition  de  l'Angleterre,  la  Montagne  fut  cependant 
partagée  en  deux  gouvernements,  l'un  maronite  au 
nord,  l'autre  druse  au  sud.  »  Ristelhueber,  op.  cit., 
p.  31-32.  Les  circonstances  conduisirent  donc  au  déplo- 
rable système  d'un  double  qdïmaqâmat  ou  gouverne- 
ment, celui  des  chrétiens,  au  nord  de  la  route  de 
Beyrouth-Damas,  et  celui  des  druses,  au  sud.  Les 
chrétiens  formaient  la  majorité  dans  le  Liban  nord: 
mais  si  les  druses  étaient  les  plus  nombreux  dans 
le  Liban  sud,  la  population  chrétienne,  elle  aussi, 
y  était  considérable;  on  y  trouvait  beaucoup  de 
villages  mixtes.  Les  deux  qdlmaqâms  furent  nom- 
més et  installés  le  1"  janvier  18  13.  Purement  arti- 
ficielle, cette  délimitation,  loin  de  mettre  fin  aux 
vexations  et  à  l'anarchie,  les  accrut  plutôt.  Le  patriar- 
che et  336  chefs  maronites  confièrent  au  1'.  Azar, 
vicaire  général  de  l'archevêchée  de  Sidon  (situé  dans 


MARONITE   (ÉGLISE),    PÉRIODE   OTTOMANE  :  HISTOIRE   CIVILE 


50 


le  qâïmaqâmat  druse),  la  mission  d'aller  parler  de, 
leurs  malheurs  aux  chrétiens  d'Europe  et  de  plaider 
leur  cause  devant  les  gouvernements.  Le  P.  Azar 
quitta  Beyrouth  à  la  fin  de  mars  1814,  Il  alla  tout 
d'abord  à  Rome,  puis  à  Naples.  En  1846,  il  étail  en 
France.  Ayant  échoué,  pour  des  raisons  d'ordre 
politique,  dans  sa  mission  à  Paris,  il  s'adressa  à  la 
charité  française  pour  adoucir  le  sort  de  ses  infor- 
tunés compatriotes.  A  cet  effet,  on  fonda  la  Société 
de  secours  en  faveur  des  chrétiens  du  Liban.  Mais  la 
révolution  de  1848  éloigna  de  Paris  et  dispersa  les 
dames  qui  composaient  cette  société.  Cependant, 
celle-ci,  propagée  déjà  en  province,  prit,  dès  1851,  sous 
le  nom  d'Œuvre  de  Notre-Dame  de  Nazareth,  un  nouvel 
essor  à  Laval,  à  Angers,  à  Caen  et  dans  plusieurs  autres 
villes  de  Normandie.  A  un  moment  donné,  l'œuvre 
cessa  d'exister  pour  être  reconstituée  plus  tard,  en 
1870,  sous  un  autre  titre  :  Association  de  Saint-Louis. 
La  nouvelle  association,  bénie,  par  le  pape  le  16  mai 
1877,  se  développa  et  rendit  d'immenses  services  au 
peuple  maronite.  Les  maronites,  d'après  le  ms.  arabe 
du  R.  P.  Azar,  vicaire  général  de  Saïda  (Terre-Sainte), 
délégué  du  patriarche  d' Antioche  et  de  la  nation  maro- 
nite, Cambrai,  1852,  p.  130-132;  voir  aussi,  p.  159-161  ; 
178-185,  189;  Louis  de  Baudicour,  La  France  au 
Liban,  Paris,  1879,  p.  48-96;  339-343.    ' 

Si  l'action  du  P.  Azar  pouvait  alléger  un  peu  les 
souffrances  des  maronites,  elle  n'en  supprimait  point 
la  cause.  Aussi  bien,  entre  temps,  on  avait  songé  à 
l'institution,  dans  les  villages  mixtes,  d'un  wakil 
(procureur)  pour  les  chrétiens  et  d'un  wakil  pour  les 
druses.  Ce  n'était  qu'un  palliatif  :  une  seconde  guerre 
civile  éclata  en  1845.  La  Porte  envoya  à  Beyrouth 
Chakîb  effendi,  ministre  des  Affaires  étrangères  de 
Turquie,  et  le  chargea  de  rétablir  l'ordre.  La  grande 
innovation  qui  résulta  de  cette  mission  fut  la  création 
d'un  madjlis  ou  Conseil  mixte  auprès  de  chaque 
qàïmaqdm.  Les  instructions  de  Chakib  (fin  octore  1845) 
déterminent  la  composition  de  ce  Conseil  de  la  manière 
suivante  :  «  Un  substitut  de  Kaïmacam  (qâïmaqàm), 
un  juge  et  un  conseiller  musulmans,  un  juge  et  un 
conseiller  druses,  un  juge  et  un  conseiller  maronites, 
un  juge  et  un  conseiller  grecs,  un  juge  et  i  n  con- 
seiller grecs-catholiques,  et  enfin,  pour  les  Mutualis 
(Métoualis),  un  seul  conseiller,  vu  que  le  juge  des 
musulmans  leur  est  commun.  »  Testa,  Recueil  des 
traités  de  la  Porte  ottomane  avec  les  Puissances  étran- 
gères, t.  ni,  Paris,  1866,  p.  200-202. 

Lesattributions  du  madjlis  n'étaient  pas  limitées  aux 
seules  affaires  judiciaires;  elles  s'étendaient  aux  affaires 
financières  et  administratives.  Cette  organisation  pou- 
vait paraître  une  mesure  libérale,  accordant  au  Liban 
le  bienfait  d'un  régime  représentatif.  En  réalité,  on 
voulait  donner  le  change.  Le  madjlis  ne  représentait 
qu'une  sorte  de  rouage  administratif,  entièrement 
placé  sous  la  coupe  des  autorités  turques.  Dès  lors,  il 
n'était  pas  étonnant  que  cette  combinaison  fût  féconde 
en  difficultés  et  fomentât  de  nouveaux  troubles. 
Dans  sa  lettre  du  17  octobre  1846  au  P.  Azar, 
Mgr  Abdallad  Boustani,  archevêque  de  Tyr  et  de 
Sidon,  a  laissé  un  tableau  émouvant  de  l'étal  lamen- 
table dans  lequel  se  trouvaient  encore  les  maronites 
des  régions  mixtes  après,  la  nouvelle  combinaison. 
Voir  la  traduction  de  cette  lettre  dans  H.  Guys,  op.  cit., 
t.  n,  p.  324-336;  voir  aussi  un  appel  adressé  aux  chré- 
tiens d'Europe  par  un  comité  français  de  Beyrouth, 
ibid.,  p.  337-343,  et  deux  autres  appels  envoyés  aux 
femmes  de  France,  le  premier  par  Mgr  Boustani  lui- 
même,  en  date  du  20  décembre  1846,  l'autre  par  les 
maronites  des  districts  mixtes,  15  mai  1847,  dans  l'ou- 
vrage déjà  cité  :  Les  maronites  d'après  le  manuscrit 
arabe  du  R.  P.  Azar... 

Le    plan    des    autorités   turques    se   réalisait    donc 


sans  trop  d'obstacles.  L'œuvre  des  Ma'n  et  des  Chihâb 
ayant  été  détruite,  la  Montagne  n'avait  plus  d'unité 
politique  et  son  organisation  féodale  se  trouvait  forte- 
ment ébranlée.  Désormais,  le  Liban,  à  l'entière  dis- 
crétion des  pachas  ottomans,  n'est  plus  qu'un  théâtre 
d'intrigues,  de  révoltes  et  de  luttes.  Voir  un  excellent 
tableau  de  la  situation  tracé  par  P.  de  La  Gorce,  His- 
toire du  second  Empire,  t.  ni,  Paris,  1890,  p.  301-304. 

Les  tristes  événements  de  1860  sont  trop  connus  pour 
qu'il  soit  besoin  d'en  faire  ici  l'histoire.  Toutefois, pour 
en  rappeler  les  horreurs,  nous  citerons  les  paroles  d'un 
témoin  oculaire  :  «  Nous  ne  voulons  pas  terminer  la 
portion  de  notre  récit  qui  se  rapporte  aux  événements 
dont  le  Liban  a  été  le  théâtre,  sans  faire  une  sorte  de 
récapitulation  du  nombre  des  victimes  et  des  désastres 
matériels.  Nous  l'avons  déjà  dit  dans  notre  préface,  ce 
n'est  pas  du  roman  que  nous  faisons,  c'est  de  l'his- 
toire. Mais  cette  histoire  est  tellement  invraisemblable 
à  force  d'être  odieuse,  qu'il  est  nécessaire  de  placer 
des  chiffres  sous  les  yeux  du  lecteur  pour  lui  prouver 
que  nous  n'avons  rien  exagéré...  En  tout,  7771  per- 
sonnes de  tout  âge  et  de  tout  sexe,  égorgées  dans  l'es- 
pace de  22  jours!  Quant  aux  dévastations,  en  voici  le 
relevé  :  360  villages  détruits;  560  églises  renversées; 
42  couvents  brûlés;  28  écoles  détruites,  lesquelles 
comptaient  1830  élèves...  Ces  chiffres  ont  une  telle 
éloquence  que  l'on  ne  saurait  rien  y  ajouter.  »  F.  Lenor- 
mant,  Histoire  des  massacres  de  Syrie  en  1860,  Paris, 
1891,  p.  88-90.  Voir  aussi  P.  de  la  Gorce,  loc.  cit., 
p.  302  sq.:  un  mémoire  du  patriarche  et  des  évêques 
maronites  à  Khourchid  Pacha,  10  juin  1860,  dans 
Testa,  op.  cit.,  t.  vi,  Paris,  1884,  p.  72-74;  le  P.  C.  de 
P.ochemonteix,  Le  Liban  et  l'expédition  française  en 
Syrie  (1860-1861),  Paris,  1921,  p.  91  sq. 

Consterné  devant  pareille  situation,  le  P.  Jean 
Hadj,  membre  maronite  du  madjlis,  depuis  patriarche, 
rédigea  un  rapport  contenant  le  récit  détaillé  des  maux 
qui  fondaient  sur  son  malheureux  pays,  et  le  fit 
répandre  en  Europe,  notamment  en  France.  Nous  en 
avons  rencontré  une  copie  manuscrite,  revue  et  corri- 
gée par  l'auteur  lui-même.  Cf.  le  P.  M.  El-Hattoùny, 
Précis  historique  de  la  province  du  Kasrawân  (en  arabe) 
1884,  p.  357.  L'éloquent  appel  d'un  personnage  aussi 
bien  placé  que  le  P.  Hadj  pour  voir  et  suivre  les  évé- 
nements, joint  à  d'autres  informations  de  source 
autorisée,  souleva  d'indignation  l'Europe  chrétienne. 
«  Une  conférence  se  réunit  à  Paris  et  décida  une  inter- 
vention pour  secourir  les  victimes  et  punir  les  assassins. 
La  France  eut  l'insigne  honneur  de  voir  ses  soldats 
choisis  par  l'Europe  pour  l'accomplissement  de  cette 
noble  mission.  »  F.  Lenormant,  op.  cit.,  p.  127-128. 
Dans  l'intervalle,  on  imagina  à  Beyrouth  un  simulacre 
de  traité  de  paix  entre  druses  et  maronites  dans 
l'intention  de  procurer  l'oubli  de  ce  qui  s'était  passé,  de 
rendre  l'autorité  turque  maîtresse  de  la  justice  en 
Syrie  et  d'exclure  toute  intervention  étrangère.  Ce 
traité  est  du  6  juillet  1860;  il  est  signé  par  les  deux 
qàïmaqàms  chrétien  et  druse,  les  mokatadjis,  les 
membres  du  divan,  les  ouakils  (wakils)  et  les  notables. 
Voir  ce  traité  dans  Testa,  op.  cit.,  t.  vi,  Paris*  1884, 
p.  84-86.  Les  malheureuses  victimes  de  ce  pacte  durent 
le  ratifier  sous  l'empire  de  la  contrainte.  Cependant, 
le  P.  Hadj,  malgré  une  violente  pression  exercée  sur 
lui,  refusa  d'y  apposer  son  cachet.  Aussi  bien,  lorsque 
ce  traité  fut  présenté  à  la  commission  internationale, 
celle-ci,  à  défaut  de  la  ratification  du  juge  maronite, 
le  considéra  comme  non-avenu.  Il  nous  est  fort  agréa- 
ble d'enregistrer  ce  fait  si  peu  connu,  tout  à  l'honneur 
du  clergé  maronite.  Nous  le  tenons  de  la  bouche  de 
Jean  Hadj  lui-même,  qui  le  rappelait  volontiers  au 
cours  de  ses  conversations  sur  les  événements  de  1860. 
Cf.  le  P.  M.  EI-Hattoùny,  op.  cit.,  p.  357-359;  J.  Debs, 
op.  cit.,  t.  vin,  p.  759. 


MARONITE   (ÉGLISE),   PÉRIODE    OTTOMANE   :    PATRIARCHES         58 


L'intervention  de  l'Europe  et  l'expédition  fran- 
çaise valurent  à  la  Montagne  un  nouveau  statut. 
En  elïet,  la  commission  établie  par  les  puissances 
élabora  le  ■  Règlement  organique  »  de  1861.  Ce  «  Règle- 
ment «  fut  revu  et  jalousement  amendé  par  la  Turquie 
et  l'Angleterre.  Cette  révision  déforma  complètement 
le  projet  élaboré  par  la  France,  lequel  prévoyait  en 
somme  le  rétablissement  de  l'ancienne  organisation 
libanaise,  sous  une  autorité  indigène.  Confirmé  à 
plusieurs  reprises  par  des  accords  internationaux,  ce 
«  Règlement  »  constitua  la  charte  de  l'autonomie  liba- 
naise, telle  qu'elle  a  fonctionné  jusqu'à  la  guerre  de 
1914.  La  Montagne  fut  constituée  en  moutasarrifat 
autonome,  relevant  directement  de  la  Porte,  sans 
passer  par  l'intermédiaire  des  pachas  de  Syrie...  Son 
ancienne  extension  territoriale  avait  été  réduite  de 
plus  de  la  moitié...  Dans  ces  limites  étriquées...  la 
nouvelle  circonscription  ne  comprenait  plus  même 
le  Liban  géographique...  A  sa  tête  se  trouve  placé  un 
gouverneur  chrétien,  n'appartenant  à  aucune  des 
nationalités  libanaises.  Proposé  par  la  Porte,  le  choix 
doit  être  approuvé  par  les  grandes  puissances...  II 
réunit  en  sa  personne  toutes  les  attributions  de  l'exé- 
cutif: il  perçoit  les  impôts,  approuve  les  sentences 
des  tribunaux,  rendues  par  des  magistrats  indigènes. 
Il  est  assisté  par  un  conseil  administratif,  élu  parles 
habitants  et  représentant  les  diverses  communautés 
libanaises.  Le  maintien  de  l'ordre  public  est  confié  à 
une  troupe  ou  corps  de  gendarmerie  indigène,  dont 
des  instructeurs  français  assureront  l'organisation.  » 
Lammens,  loc.  cit.,  p.  187-189. 

Sur  les  instances  de  M.  Béclard  qui  représentait  la 
France  à  la  Commission  européenne,  Fouad  Pacha, 
Haut  Commissaire  de  Turquie,  avait  confié  le  qâïma- 
qâmat  chrétien  à  un  chef  maronite,  Joseph  Karam. 
Celui-ci,  en  grand  renom  de  courage  et  de  vertu,  jouis- 
sait d'un  prestige  considérable  dans  le  pays.  Mais  cette 
désignation  ne  plut  pas  au  général  de  Beaufort 
d'Hautpoul,  commandant  en  chef  de  l'expédition. 
Voir  des  documents  fort  curieux  dans  C.  de  Roche- 
monteix,  Le  Liban  et  l'expédition  française  en  Syrie 
(1860-1861),  Paris,  1921. 

De  Beaufort  avait  un  candidat,  l'émir  Madjid,  petit 
fils  du  grand  Bachîr,  qui  vivait  en  Egypte  depuis  de 
longues  années;  il  voulait  même  le  faire  agréer,  à  la 
suite  de  l'organisation  future  du  Liban,  comme  gou- 
verneur suprême  de  la  Montagne.  Or,  la  personnalité 
de  Joseph  Karam  contrariait  visiblement  la  marche  de 
cette  combinaison.  Le  général  mit  tout  en  œuvre  pour 
écarter  ce  dernier,  lequel,  de  guerre  lasse,  demanda  à 
Fouad  pacha  d'accepter  sa  démission,  et  se  retira  à 
Ehden,  son  pays  natal.  C.  de  Rochernonteix,  op.  cit., 
p.   168-172,  179-180.  290-291. 

Pourtant,  ce  ne  fut  pas  au  candidat  du  général  de 
Beaufort  qu'échut  le  nouveau  poste  de  gouverneur 
du  Liban.  Le  choix  se  porta  sur  un  étranger,  Daoud 
pacha  (10  juin  1861).  «  Chrétien  de  nom,  ambitieux, 
sans  scrupule,  sans  attache  dans  le  Liban,  auquel 
il  était  étranger,  dévoué  uniquement  à  sa  propre  for- 
tune, il  avait  tout  intérêt  à  servir  les  passions  de  la 
Porte  et  à  suivre  ses  directions,  devant  tout  attendre 
de  ce  gouvernement.  •  Ibid.,  p.  220.  II  était  chargé  de 
promulguer  la  Constitution  et  de  la  mettre  en  pratique, 
à  titre  d'essai,  pendant  trois  ans.  II  avait  besoin  d'un 
appui  et  il  ne  pouvait  guère  le  trouver  sans  Joseph 
Karam.  Celui-ci,  voyant  que  les  intérêts  de  son  pays 
étaient  sacrifiés,  déclina  les  oflres  du  nouveau  gou- 
verneur. Cette  attitude  patriotique  lui  valut  la  prison 
et  l'exil.  Ibid.,  p.  242,  213,  216-252,  262-265.  Daoud, 
était  nommé  pour  une  période  de  trois  ans.  On  espérait 
qu'à  la  fin  de  son  mandat,  il  serait  remplacé  par  un 
maronite.  Aussi  bien,  lorsque,  en  1864,  on  lui  renou- 
vela les  pouvoirs    de  gouverneur  du   Liban,   Karam, 


qui  avait  été  éloigné  de  la  Syrie,  nous  venons  de  le 
voir,  se  hâta  de  regagner  son  pays;  il  se  mit  à  la  tète 
de  l'opposition,  s'arma  et  aborda  la  lutte  avec  un 
courage  et  un  patriotisme  qui  l'imposèrent  au  respect 
de  l'ennemi  lui-même.  Mais,  à  la  fin,  devant  des  fortes 
numériquement  supérieures,  il  dut  se  retirer  et  quitter 
le  Liban,  sous  la  protection  de  la  France;  ce  qui  eut  lieu 
en  1867.  Le  nom  de  Karam  demeura  et  demeure  encore 
populaire  parmi  ses  compatriotes;  et  nous  avons  pu 
voir  son  corps  exposé  à  Ehden,  son  pays  natal.  Cf.  I  )ebs, 
op.  cit.,  t.  vin,  p.  728-733;  Jouplain,  op.  cit.,  p.  167   169. 

Désormais,  Daoud  Pacha  ne  rencontrait  plus  de 
résistance  ouverte  dans  la  Montagne.  Toutefois,  son 
prestige  ayant  sombré,  il  sentit  qu'il  ne  pouvait  plus 
tenir  son  poste.  En  1868,  il  retourna  à  Constantinople 
et  le  Liban  ne  le  revit  plus.  C.  de  Rochernonteix, 
op.  cit.,  p.  265-269. 

Si  le  nouveau  statut  du  Liban,  même  après  avoir 
été  modifié  en  1864,  n'est  pas  à  l'abri  de  toute  critique, 
il  procura,  cependant,  un  régime  de  concorde  sociale 
entre  les  divers  éléments  de  la  population.  D'ores 
et  déjà,  chrétiens,  musulmans,  druscs  et  métoualis 
vivent  côte  à  côte  sans  défiance,  sans  heurt.  «  Le 
meilleur  éloge  de  cette  combinaison,  c'est  d'avoir 
prouvé  que  le  Liban  était  éminemment  gouvernable-, 
que  ses  populations...  ne  pouvaient  vivre  et  prospérer 
qu'en  dehors  du  régime  turc;  c'est  de  constater  qu'elle 
leur  a  valu  une  période  de  recueillement,  de  prépa- 
ration à  des  destinées  plus  glorieuses...  Cette  résurrec- 
tion... fut  avant  tout  l'œuvre  de  l'énergie,  de  l'initiative 
des  Libanais.  Ils  surent  profiter  de  l'appui,  de  la  pro- 
tection que  la  Puissance  libératrice  de  1860  ne  leur 
marchanda  jamais.  »  Lammens,  loc.  cit.,  p.  189-190. 

Le  nouveau  régime  dura  jusqu'à  la  grande  guerre. 
Le  29  octobre  1914,  la  Turquie  se  rangea  au  côté  de 
l'Allemagne  et,  d'un  trait  de  plume,  elle  abolit  la 
charte  du  Liban.  La  victoire  a  ramené  la  France  sur  la 
terre  de  Syrie,  et,  le  1er  septembre  1920,  le  Grand 
Liban  a  été  officiellement  reconstitué,  puis,  au  mois  de 
mai  1926,  organisé  par  elle  en  République,  avec  un 
président,  un  sénat,  et  une  chambre  des  députés. 
Désormais,  sous  les  auspices  de  la  Puissance  manda- 
taire, les  Libanais,  unis  dans  un  mutuel  sentiment  de 
concorde  nationale,' sans  distinction  de- race  ou  de 
religion,  pourront  travailler  librement  à  la  pros- 
périté de  leur  pays. 

2°  Histoire  religieuse.  —  1.  Les  patriarches.  Le 
dernier  patriarche  dont  nous  ayons  parlé  plus  haut  est 
Simon  ou  Siméon  Ibn  Hassan  de  Hadeth.  Dans  sa 
lettre  à  Léon  X,  8  mars  1514,  il  écrit  sa  profession  de 
foi  catholique;  il  explique  le  vieux  rit  de  la  confection 
du  saint-chrême,  la  manière  de  choisir  et  d'introniser 
le  nouveau  patriarche;  il  demande,  entre  autres 
choses,  confirmation  de  son  élection,  etc..  Le  souverain 
pontife  répondit  à  ses  désirs  et  lui  envoya  la  même 
année  un  visiteur  apostolique,  car  Siméon  avait  dit  au 
pape  que,  depuis  longtemps,  le  Liban  n'avait  pas  vu 
de  représentant  du  Saint-Siège.  Ce  visiteur  Fr.  Giàn- 
Francesco  da  Potenza,  était  accompagné  de  Fr.  Fran- 
cesco  da  Rieti.  De  retour  à  Rome,  les  deux  franciscains 
se.  présentèrent  avec  trois  députés  maronites  au  V' 
concile  du  Latran.  Voir  les  lettres  du  patriarche  dans 
Hardouin,  Acta  ConciL,  t.  ix.  col.  1857-1867;  les 
lettres  Nuncins  finis,  20  août  1515  et  Cunctarum 
orbis  Ecclesiarum,  23  juillet  1515,  dans  Anaïssi, 
Bull.,  p.  32-35,  14-51  ;  Golubovich,  7/  traltato  di  Terni 
Santa  e  dell'oriente  di  Fr.  Francesco  Suriano,  p.  lix. 
-Le  même  pape  envoya  ensuite,  au  Liban,  en  1515, 
à  deux  reprises  différentes,  un  autre  visiteur,  Fr. 
Francesco  Suriano,  accompagné  de  Fr.  Gian-Fran- 
cesco  da  Potenza.  Golubovich,  op.  cit.,  ibid.  et  p.  71. 
Le  but  de  ces  différentes  missions  était  d'éclairer  les 
maronites  sur  certaines  questions  théologiques,  disci- 


59 


MARONITE    (ÉGLISE),    PATRIARCHES,    XVI*    SIÈCLE 


GO 


plinaires  et  liturgiques.  Bien  entendu,  les  instructions 
des  délégués  tendaient  à  la  latinisation.  Léon  X 
insistait  particulièrement  sur  la  nécessité  de  se  confor- 
mer, dans  la  préparation  du  saint-chrême,  à  l'usage 
romain.  Voiries  lettres  pontificales  dans  Anaïssi,  Bull., 
p.  25  sq.;  les  lettres  du  patriarche,  14  février  1515,  dans 
Mansi,  Concil.,t.  xxxn,  col.  042-943. 

A  la  suite  des  informations  envoyées  par  Fr.  Suriano, 
le  pape  écrivait  à  Siméon,  le  23  juillet  1515,  pour  le 
féliciter  de  la  persévérance  des  maronites  dans  la  foi 
orthodoxe.  Anaïssi,  Bull.,  p.  46-47.  Léon  X  appelle 
ces  derniers  :  rosas  inler  médias  spinas. 

Le  patriarche  Siméon  mourut  le  27  novembre  1524, 
âgé  de  plus  de  120  ans.  Douaïhi,  Annales,  an.  1524, 
fol.  80  v°.  Le  9  décembre  suivant,  Moïse  Sa'àdah  Al- 
'Akkâri  ou  Ackari  lui  succédait  sur  le  siège  patriarcal. 
Originaire  de  Barda,  dans  l'Akkar  (d'où  son  surnom: 
Al-'Akkârî),  le  nouvel  élu  dépêcha  à  Rome  Antoine, 
archevêque  de  Damas,  muni  des  lettres  d'usage  : 
lettres  du  patriarche,  des  évêques,  des  principaux  du 
clergé  et  de  la  nation,  pour  solliciter  le  pallium  et  la 
confirmation  pontificale.  Les  corsaires  assaillirent 
l'envoyé  de  Moïse  et  le  dépouillèrent  de  tout,  même 
des  lettres  qu'il  portait.  Après  avoir  subi  de  dures 
vexations,  Antoine  put  enfin  se  rédimer  et  poursuivre 
son  voyage.  Douaïhi,  Annales,  an.  1524,  fol.  80  v°;  ms. 
395,  fol.  137  v°-138  r°;  Chronologie,  p.  34.  Mais,  n'ayant 
plus  les  lettres  électorales,  il  partit  de  Rome  sans 
pallium  ni  bulle  de  confirmation,  et  il  fallut  attendre 
plusieurs  années  pour  les  obtenir.  Entre  temps,  le 
pape  et  le  patriarche  échangèrent  quelques  lettres. 
Voir  Anaïssi,  Bull.,  p.  53-68;  Colleclio,  p.  44-47.  Clé- 
ment VII  témoigna  une  particulière  bienveillance  aux 
maronites  en  leur  désignant  comme  cardinal  pro- 
tecteur l'austère  et  vertueux  Marcel  Cervini,  plus 
tard  pape  sous  le  nom  de  Marcel  IL  Lettre  Superiori 
anno,  25  janvier  1532  dans  Anaïssi,  Bull.,  p.  55-56. 
Paul  III  ne  montra  pas  moins  d'intérêt  à  leur  endroit. 
Sur  la  demande  de  Mo':'se,  il  investit  de  la  charge  de 
commissaire  apostolique  auprès  d'eux  Fr.  Dionisio, 
gardien  du  couvent  du  Mont-Sion,  et  enjoignit  au 
ministre  général  de  l'ordre  séraphique  de  leur  envoyer 
quelques  frères  capables  d'enseigner  le  latin.  Le 
patriarche  demandait  ces  frères  dans  l'intention  de 
fonder  un  séminaire,  mais,  on  ne  sait  pourquoi,  ce 
projet  n'eut  pas  de  suite.  Lettre  Maxima  nos  du  21  no- 
vembre 1542  au  patriarche;  lettre  Atlulit  ad  nos, 
même  date,  au  mouqaddam  Jean  'Abd-Al-Mon'em, 
dans  Anaïssi,  Bull.,  p.  57-61.  Dans  les  fonctions  de 
commissaire  apostolique,  le  nouveau  gardien  du  Mont- 
Sion,  Fr.  Giorgio,  succéda,  en  1544,  à  Fr.  Dionisio. 
Lettre  Suis  nobis  litteris,  18  sept.  1544,  ibid.,  p.  62-63. 

Le  cardinal  Marcel  Cervini,  élu  pape,  le  11  avril  1555, 
sous  le  nom  de  Marcel  II,  mourut  après  21  jours  de 
pontificat.  Le  patriarche  dépêcha  un  messager  spécial 
au  nouveau  pape,  Paul  IV,  pour  lui  offrir  l'hommage 
de  ses  félicitations.  Il  le  chargea  aussi  de  solliciter  la 
nomination  d'un  cardinal  protecteur.  Au  lieu  d'un, 
Paul  IV  en  désigna  deux,  le  cardinal  di  Carpi  et  le 
cardinal  Bernardin.  Lettre  Ex  litteris  quas  dilectus. 
12  nov.  1556,  Anaïssi,  p.  64-65  ;  Douaïhi,  ms  395, 
fol.  139  r°. 

Le  jeudi  saint  de  1557,  Moïse  réunit  un  synode  et 
consacra  le  saint  chrême  en  présence  de  huit  arche- 
vêques, d'environ  quatre  cents  prêtres,  de  Rizqallah, 
mouqaddam.  de  Bécharrî,  et  d'un  grand  concours  de 
peuple.  Douaïhi,  Annales,  an.  1557,  fol.  85v°.  Des 
actes  de  ce  synode  on  ne  possède  aucun  texte.  C'est 
le    premier    concile    connu    de    l'Église    maronite. 

En  1561,  Moïse  n'avait  encore  ni  pallium  ni  confir- 
mation. Douaïhi  attribue  ce  retard  à  la  tragique  aven- 
ture de  Mgr  Antoine  :  On  n'osait  plus  faire  le  voyage 
de  Rome.  Ms.  395,  fol.  137  v°-138r°;  Annales,  an.  1561, 


fol.  86  v.Quoi  qu'il  en  soit,  le  patriarche  manda  auprès 
de  lui  un  prêtre  de  Chypre,  nommé  Georges,  qui 
savait  un  peu  l'italien,  et  le  députa  à  Rome  pour  solli- 
citer de  nouveau  les  faveurs  désirées.  Georges  abusa 
de  la  confiance  de  son  mandant  :  il  fabriqua  une  lettre 
au  nom  de  ce  dernier  et  se  fit  sacrer  évêque;  de  plus, 
ayant  reçu  le  pallium  et  divers  ornements  d'église  poul- 
ie patriarche,  il  se  dirigea  vers  (  hypre  et  s'appropria 
le  tout.  Indigné,  Moïse  s'en  plaignit  au  pape  par  une 
lettre  écrite  de  Jérusalem  en  1564.  Douaïhi,  Annales, 
an.  1561 ,  fol.  86  v°-87  r°.  C'est  bien  de  ce  Georges  qu'il 
est  question  dans  la  lettre  :  Venerabilem  jratrem  nos- 
trum  Georgium,  adressée  par  Pie  IV  au  patriarche, 
le  1er  septembre  1562.  Anaïssi,  p.  66.  A  Rome,  on 
n'était  pas  encore  au  courant  de  sa  manœuvre  frau- 
duleuse. 

Jusqu'à  cette  époque,  les  nouveaux  patriarches 
envoyaient  seulement  au  pape  leurs  lettres  d'obé- 
dience. Pie  IV  leur  demande,  dans  la  même  lettre,  d'y 
joindre  désormais  la  profession  de  foi.  Une  dernière 
lettre  de  Pie  IV  à  Moïse  fut  écrite  le  23  février  1565,  à 
l'occasion  d'une  mission  pontificale  en  Orient.  Le 
légat,  Jean-Baptiste,  évêque  des  Abyssins  établis 
en  Chypre,  était  chargé  de  visiter,  entre  autres  popu- 
lations, les  maronites.  Nous  avons  publié  cette  lettre 
dans  notre  étude  :  Une  mission  en  Orient  sous  le  ponti- 
ficat de  Pie  IV,  p.  19-20.  Dans  ces  lettres  pontificales, 
on  constate,  une  fois  de  plus,  la  particu'ière  importance 
que  les  papes  attachent  à  l'adoption  de  certains  rites 
et  usages  de  l'Église  latine,  notamment  dans  l'admi- 
nistration des  sacrements.  Ainsi,  les  voies  se  préparent 
à  cette  latinisation  systématique  que  l'on  verra  s'ac- 
complir aux  siècles  suivants.  Moïse  mourut  au  mois 
de  mars  1567. 

Michel  Risi  ou  El-Ruzzi  vivait  dans  la  solitude  de 
l'ermitage,  lorsque,  au  mois  de  mars  1567,  les  vœux  de 
la  nation  le  portèrent  sur  le  siège  d'Antioche.  Voir 
une  note  écrite  sur  la  première  page  du  ms.  syriaque 
203  de  la  Bibliothèque  nationale  de  Paris;  Douaïhi. 
ms.  395,  fol.  140  r»;  Annales,  an.  1567,  fol.  87  v»-88r°, 
Le  Saint-Siège  ne  ratifia  son  élection  qu'en  1579. 
Lettres  de  Grégoire  XIII,  Cum  postquam,  1er  août  1579, 
et  Romani  Pontificis,  18  septembre  1579,  dans 
Anaïssi,  p.  75-78.  Ce  retard,  dû  tout  d'abord  à  des 
circonstances  entièrement  étrangères  à  l'aptitude 
canonique,  fut  ensuite  prolongé  à  cause  de  nouvelles 
difficultés  touchant  l'orthodoxie.  De  mauvaises  lan- 
gues, en  effet,  avaient  accusé  le  patriarche  de  tendances 
monophysites.  Les  conclusions  de  l'enquête  prescrite 
à  ce  sujet  par  le  Saint-Siège,  toutes  à  l'avantage  de 
Michel  Bisi,  ne  purent  être  portées  à  Rome  avant  1577. 
Mais  le  pape  retarda  encore  l'envoi  du  pallium  jus- 
qu'au retour  à  la  Ville  éternelle,  en  1579,  de  la  mission 
Eliano-Baggio  dont  il  sera  question  plus  loin.  Le 
patriarche  le  reçut  en  1580.  Douaïhi,  ms.  295,  fol.l40r°- 
144  v°;  Annales,  an.  1580.  fol.  91  r°;  P.  Dib.Les  conciles 
de  l'Église  maronite  (de  1557  à  1644),  dans  la  Revue 
des  sciences  religieuses,  1924,  t.  iv,  p.  216-218;  Anaïssi, 
Bull.,  p.   75-78  et  89-91. 

Sous  Michel  Bisi,  eurent  lieu  les  deux  légations 
pontificales  d'Eliano  et  de  Baggio  (1578-1579), 
et  d'Eliano  et  de  Gian-Battista  Bruno  (1580-1582), 
tous  jésuites.  Les  Pères  de  la  compagnie  prenaient, 
pour  la  première  fois,  contact  avec  les  maronites. 
Jusque-là,  les  agents  du  Saint-Siège  avaient  été  les 
seuls  franciscains.  La  première  légation  était  une 
réponse  à  la  mission  patriarcale  envoyée  à  Borne  en 
1577.  Elle  avait  pour  but  de  visiter  les  maronites  et, 
du  même  coup,  d'attirer  vers  l'union  les  chrétientés 
séparées.  Les  envoyés  pontificaux  quittèrent  Borne, 
avec  les  mandataires  de  Michel  Risi,  dans  le  courant 
de  mars  1578;  autour  delà  mi-juin, ils  étaient  à  Tripoli. 
Dans  la  lettre  écrite  par  le  pape  à  cette  occasion, 


Cl 


MARONITE   [ÉGLISE),   PATRIARCHES,    X\  l«    SIÈCLE 


G2 


celui-ci  demande  au  patriarche  de  conformer  les 
usages  de  son  Église  à  ceux  de  l'Église  romaine,  notam- 
ment pour  l'emploi  du  Trisagion,  la  confection  du 
saint  chrême,  l'administration  de  la  confirmation  par 
l'évêque,  la  prohibition  de  la  communion  des  enfants 
avant  l'âge  de  raison,  le  calcul  des  degrés  de  la  consan- 
guinité et  de  l'affinité.  La  deuxième  légation  était  une 
continuation  de  la  première.  Elle  donna  lieu  à  la  tenue 
d'un  synode,  en  1580,  au  monastère  de  Qannoùbîn, 
en  présence  des  PP.  Eliano  et  Bruno.  Sur  ces  deux 
missions,  voir  P.  Dit).,  art.  cité,  p.  199-220;  L.  Pastor, 
Geschichte  der  Pàpste,  t.  ix,  1923,  p.  741-743.  A  la  suite 
de  la  célébration  du  concile,  Eliano  parcourut  le  pays 
des  maronites  pour  faire  connaître  partout  les  déci- 
sions synodales.  A  peine  avait-il  achevé  sa  tournée  que 
le  patriarche  tomba  gravement  malade.  Le  légat  fut 
mandé  auprès  de  lui:  en  présence  des  évêques,  des 
prêtres  et  des  notables,  il  lui  administra  l'extrême- 
onction.  Le  21  septembre  1581,  l'auguste  malade 
rendait  le  dernier  soupir. 

Le  collège  électoral,  convoqué  pour  désigner  un 
successeur  au  patriarche  défunt,  se  réunit  le  28  septem- 
bre. On  choisit  son  frère,  l'archevêque  Serge  Risi.  Il 
fut  intronisé  séance  tenante  et  reçut  la  révérence 
d'usage.  Le  lendemain,  le  nouvel  élu  célébra  en  grande 
pompe  la  liturgie  pontificale;  et,  avant  la  communion, 
à  genoux  devant  l'autel,  il  lut  à  haute  voix  la  profes- 
sion de  foi  catholique.  L'on  pria  les  légats  de  faire  part 
de  cette  élection  au  souverain  pontife  et  de  lui  en 
demander  la  confirmation.  Le  P.  Bruno  fut  chargé  de 
remplir  cette  mission.  Il  quitta  la  Syrie  le  7  juin  1582 
et  arriva  à  Rome  dans  le  courant  de  septembre.  Le 
dernier  jour  de  mars  1583,  Grégoire  XIII  accordait  le 
pallium  au  nouveau  chef  de  l'Église  maronite. 
P.  Dib.,  loc.  cit.,  p.  219-220. 

L'un  des  résultats  des  légations  d'Eliano  fut  d'abord 
la  fondation  d'un  hospice  maronite  à  Rome  (voir 
les  documents  pontificaux  dans  Anaïssi,  Bull., 
p.  81-89),  converti  ensuite  en  collège  par  la  constitution 
Humana  sic  ferunt,  27  juin  1584,  de  Grégoire  XIII. 
Voir  Filippo  Bonanni,  S.  J.,  Catalogo  degli  ordini 
religiosi  délia  Chiesa  militante,  Rome,  1714,  p.  43; 
on  y  trouve,  avec  le  portrait  d'un  élève,  la  description 
du  costume  de  ce  dernier.  C'était  le  deuxième  collège 
oriental  établi  dans  cette  ville,  le  même  pontife  ayant 
déjà  fondé,  en  1577,  le  collège  grec.  La  fondation  du 
collège  maronite  répondait  au  vœu  de  la  nation, 
exprimé  par  Michel  Risi  dans  ses  lettres  à  Pie  V. 
Douaïhi,  ms.  395,  fol.  140  r°  et  v°.  Mais,  au  lieu  de 
l'établir  à  Rome,  le  saint  pape  en  avait  décrété  l'érec- 
tion à  Chypre  sous  la  surveillance  de  l'archevêque  latin 
du  royaume.  Tout  était  prêt  pour  la  réalisation  du 
projet  pontifical,  lorsque  l'île  fut  envahie  par  les  Turcs 
(1570-1571).  Cf.  le  mémoire  présenté  à  Grégoire  XIII, 
qui  expose  les  motifs  de  la  mission  confiée  aux  PP. 
Eliano  et  Raggio  auprès  des  maronites,  aux  Arch. 
Vaticanes,  AA,  arm.  i-xvm,  1755.  Il  appartenait 
à  Grégoire  XIII  de  reprendre  l'idée  et  d'en  effectuer 
l'exécution  au  centre  même  de  la  catholicité.  Cf.  le 
bref  Romani  Pontificis,  12  juillet  1584,  dans  Anaïssi, 
p.  98-100.  La  justice  et  la  gratitude  nous  obligent  à 
évoquer  ici,  après  Grégoire  XIII,  les  noms  de  Sixte  V 
et  du  cardinal  Antoine  Carafîa.  Le  successeur,  de  Gré- 
goire XIII  continua  pour  le  collège  les  libéralités  de 
ce  dernier;  il  lui  alloua  de  nouveaux  revenus.  Bref 
Inter  caetera,  2  août  1585,  Anaïssi  Bull.,  p.  100-103, 
et  aussi,  Cotleclio,  p.  91.  Quant  à  Caraffa,  il  contribua 
grandement  à  son  organisation  et  lui  légua  sa  fortune. 
Douaïhi,  ms.  395,  fol.  146  r°.  Sur  les  origines  de  ce 
collège,  voir  L.  Cheiklo,  S.  A.,  La  nation  maronite  et 
la  Compagnie  de  Jésus  aux  XVIe  et  XVIIe  siècles, 
Beyrouth,  1923,  p.  69  sq.  La  direction  du  collège 
fut  confiée  à  la  Compagnie  de  Jésus.  Mais  lorsque 


celle-ci  fut  supprimée  en  1773,  on  chargea  de  cette 
direction  des  prêtres  séculiers.  Au  lendemain  de  l'in- 
vasion de  Rome  par  le  général  Miollis  (2  lévrier  1808), 
le  collège  fut  confisqué  et  vendu.  Post  ditionem  ponti- 
l'uiam  a  Gallis  occupatam  die  2  februarii,  anno  Domini 
1808,  dit  le  cardinal  A.  .Mai,  prsedictum  rollegium 
(Maronitarum)  dissolution  fuit;  sedesque  divenditse; 
hic  autem  codex  (Veteris  Testamenti)  una  cum  rcliquis 
in  bibliotheca  dicti  collegii  exislentibus,  in  Valicanam 
Bibliothecam  translatus  fuit.  Script,  vet.  nova  collectio, 
t.  iv,  Rome,  1831,  p.  524.  Ce  n'est  donc  pas  vers  la 
fin  du  xvme  siècle,  comme  l'ont  affirmé  certains  histo- 
riens, qu'il  faut  placer  cet  événement.  Les  biens  qui 
subsistèrent  de  ce  collège  furent  affectés  à  l'entretien 
de  jeunes  maronites  au  collège  de  la  Propagande  à 
Rome.  Voir  les  bref  Magno  semper  de  Pie  VIII, 
11  janvier  1830  et  Etsi  dubium  de  Grégoire  XVI, 
14  juillet  1832,  dans  R.  De  Martinis,  Jus  ponlificium 
de  Prop.  Fide,  t.  iv,  p.  723  et  t.  v,  p.  47-48;  et  surtout 
le  bref  Sapienter  olim  de  Léon  XIII,  30  novembre  1891, 
dans  Anaïssi,  Bull.,  p.  537-540.  Les  choses  en  restèrent 
là  jusqu'à  la  restauration  du  collège  maronite  sous 
Léon  XIII. 

Le  P.  Eliano  avait  fait  accroire  à  Rome  qu'il  rame- 
nait les  maronites  à  l'union.  Il  avait  ainsi  donné  corps 
aux  soupçons  qui  pouvaient  peser  sur  leurs  vérita- 
bles sentiments  religieux.  Aussi  la  question  de  leur 
orthodoxie  défraya-t-elle  les  conversations  dans  cer- 
tains milieux  romains.  D'aucuns  les  traitaient  nette- 
ment d'hérétiques.  Les  maronites  qui  se  trouvaient 
à  Rome  ne  manquèrent  pas  de  plaider  la  cause  de  leur 
Église.  Mais  les  bruits  colportés  et  les  doutes  répandus 
n'en  continuèrent  pas  moins  à  inquiéter  la  curie.  Le 
pape  résolut  d'envoyer  au  Liban  une  nouvelle  mission 
pontificale  pour  l'éclairer  sur  tous  ces  points,  Il 
choisit  le  P.  Girolamo  Dandini,  S.  J.,  qu'il  chargea 
d'étudier  sur  place  la  religion  et  les  mœurs  des  maro- 
nites, de  déterminer  les  conditions  pour  l'envoi  des 
nouveaux  élèves  à  Rome  et  l'attribution  aux  anciens 
d'emplois  proportionnés  à  leur  capacité.  Clément  VIII 
s'inquiétait  d'autant  plus  que  le  collège  maronite  de 
Rome  lui  coûtait  fort  cher;  il  ne  voulait  pas  dépenser 
en  pure  perte  les  deniers  du  Saint-Siège.  Au  surplus, 
la  question  d'orthodoxie  mise  à  part,  il  importait  de 
bien  choisir  les  nouveaux  élèves  et  d'occuper  utile- 
ment les  anciens.  Le  14  juillet  1596,  Dandini  s'em- 
barqua pour  la  Syrie;  il  arriva  à  Tripoli  vers  la  fin 
d'août;  et  le  1er  septembre,  il  était  déjà  à  Qannoùbîn. 
L'âge  et  la  maladie  clouaient  sur  son  lit,  depuis  un 
an  déjà,  le  patriarche  Serge  Risi.  Mais  ni  les  années, 
ni  les  infirmités  n'avaient  affaibli  sa  pensée  et  l'ar- 
deur de  son  dévouement  pour  la  cause  de  son  Église. 
En  l'entendant  prononcer  sa  véhémente  protestation 
contre  les  accusations  qui  faisaient  passer  les  maroni- 
tes pour  hérétiques  aux  yeux  du  pape  et  du  Sacré- 
Collège,  le  légat  fut  frappé  de  la  vigueur  de  son  esprit. 
Droit  et  conciliant,  d'une  activité  discrète  et  d'un  tact 
parfait,  Dandini  remplit  de  son  mieux  sa  mission,  et 
tout  à  l'honneur  des  maronites.  Il  fit  réunir  un  concile 
auquel  furent  convoqués,  avec  les  évêques,  un  certain 
nombre  de  prêtres  et  les  mouqaddamin.  Les  sessions 
synodales  s'ouvrirent  le  18  septembre  (vieux  style) 
1596  et  se  clôturèrent  le  20  du  même  mois.  A  peine  le 
concile  était-il  achevé  que  l'état  de  santé  du  patriarche 
empira.  Le  25  septembre  (vieux  style),  le  vénéré  ma- 
lade rendit  son  âme  à  Dieu.  Dandini  craignit  que 
le  neveu  du  prélat  défunt  ne  fût  désigné  pour  prendre 
sa  place  et  que  la  dignité  patriarcale  ne  demeurât 
dans  la  même  famille.  On  venait  de  voir  deux  frères, 
on  avait  vu  au  siècle  précédent  un  oncle  et  son  neveu 
se  succéder  à  Qannoùbîn.  Les  membres  de  la  famille 
d'un  patriarche  contractaient  avec  les  notables  de 
la  nation  des  liens  d'amitié  ou  de  parenté;  et  les  nota- 


03 


MARONITE   (ÉGLISE),    PATRIARCHES,    XVI«   SIÈCLE 


blés,  on  le  sait,  exerçaient  sur  le  collège  électoral 
une  influence  considérable.  Aussi  Dandini  attirait-il 
sur  ce  point  l'attention  du  mou.qa.ddam  Khater. 
Dandini,  op.  cit.,  p.  114.  Cependant,  ce  fut  bien  l'ar- 
chevêque Joseph  Risi,  neveu  du  patriarche  Serge,  qui 
fut  élu.  On  ne  pouvait  reprocher  au  nouveau  patriar- 
che qu'un  manque  d'expérience  administrative. 
Dandini,  ibid.  D'ailleurs,  dans  le  bref  de  confirma- 
tion, donné  le  17  juin  1599,  le  pape  reconnaît  ses 
qualités.  Lettre  Benedicimus  Deum  cœli,  Anaïssi 
Bull.,  p.  108-109. 

Le  légat  pontifical  demanda,  entre  autres  choses, 
au  nouvel  élu,  de  confirmer  les  décisions  conciliaires 
de  la  dernière  assemblée  à  laquelle  il  avait  lui-même 
participé,  et  de  réunir  un  nouveau  synode  pour  com- 
pléter l'œuvre  du  précédent.  Joseph  Risi  acquiesça 
volontiers  au  désir  du  légat;  il  convoqua  la  nouvelle 
assemblée  le  3/13  novembre  1596;  et  le  21  du  même 
mois,  la  mission  de  Dandini  se  trouvait  terminée. 
Sur  cette  mission,  voir  P.  Dib,  art.  cité,  p.  421-429. 

Incontestablement,  les  légations  d'Eliano  et  de 
Dandini  marquèrent  le  début  d'une  ère  nouvelle 
pour  l'Église  maronite.  Elles  ouvrirent,  notamment, 
le  chemin  de  Rome  à  cette  pléiade  de  jeunes  gens  qui 
devaient  aller  y  puiser,  avec  une  piété  solide,  la  science 
sacrée  et  répandre  ensuite  non  seulement  sur  l'Orient, 
mais  sur  l'Occident,  les  fruits  d'une  riche  érudition. 
Bref  Sapienter  olim  de  Léon  XIII,  30  nov.  1891,  dans 
Leonis  XIII  Pont.  Max.  ada,  t.  xi,  p.  376.  Toutefois, 
la  réforme  élaborée  par  les  légats  jeta  les  bases  d'une 
latinisation  profonde  et  systématique  de  l'Église 
maronite.  Ainsi,  l'adoption  d'un  missel  romanisé, 
édité  à  Rome  en  1592,  entre  les  deux  missions  d'Eliano 
et  de  Dandini,  date  de  1596.  Dandini  en  avait  appor- 
té à  Qannoûbîn  200  exemplaires.  Can.  8  du  premier 
synode  de  1596;  Dandini,  op.  cit.,  p.  125  et  102. 
D'ailleurs,  les  actes  des  synodes  réunis  en  présence 
d'Eliano  et  de  Dandini,  préparés  d'avance  par  ces 
derniers,  sont  conçus  dans  un  esprit  de  latinisation 
incontestable.  Voir  le  texte  de  ces  synodes  dans  Ant. 
Rabbath,  S.  J.,  Documents  inédits,  t.  i,  p.  152-169  et 
dans  Dandini,  op.  cit.,  p.  121-128.  L'influence  latine 
avait  déjà  commencé,  il  est  vrai,  sous  les  croisés;  Rome 
l'avait  ensuite  favorisée,  sanctionnée,  élargie.  Mais, 
jusqu'à  la  fin  du  xvie  siècle,  ses  effets  se  réduisaient 
presque  uniquement  à  quelques  détails  extérieurs  et 
d'importance  secondaire,  tels  que  le  port  de  l'anneau, 
de  la  mitre  et  de  la  crosse  pour  les  prélats;  la  manière 
de  faire  le  signe  de  la  croix,  l'usage  des  cloches,  du 
pain  azyme  et  des  ornements  sacrés.  P.  Dib.,  art. 
cité,  p.  434-436.  On  avait  rarement  touché  à  la  disci- 
pline elle-même.  A  notre  connaissance,  les  seules 
modifications  importantes,  introduites  avant  le 
xvie  siècle,  concernent  le  rituel  baptismal  et  l'épiclèse  : 
on  commença  à  corriger  celle-ci  et  à  substituer  à  la 
forme  traditionnelle  du  baptême  la  forme  latine. 
Voir  la  lettre  de  Fr.  Gryphon,  écrite  de  Rome  aux 
maronites,  en  1469,  dans  Douaïhi,  ms.  395,  fol.  117  v°- 
118v°;  le  ms.  syr.  71  de  la  Bibl.  nation,  de  Paris, 
exécuté  en  1454.  Encore  ces  diverses  modifications 
n'étaient-elles  pas  généralisées  dans  la  pratique  ; 
elles  étaient  plutôt  d'une  application  fort  restreinte. 
P.  Dib,  toc.  cit.,  p.  434-436;  Liturgie  maronite,  p.  35- 
36.  Cf.  un  missel  ms.  de  1536,  qui  se  trouve  à  la  Vati- 
cane,  Vat.  syr.  29,  et  quatre  rituels  de  baptême  du 
xvie  siècle  conservés  parmi  les  mss.  syriaques  de  la 
Bibliothèque  nationale  de  Paris  sous  les  n°s  116-119; 
le  synode  du  Liban,  part.  II,  c.  n,  n.  2.  Cette  latini- 
sation extérieure  pouvait  être  appliquée  avec  plus  de 
facilité  à  Qannoûbîn,  et  cela  s'explique  par  les  envois 
d'objets  que  les  souverains  pontifes  faisaient  aux 
patriarches.  Les  relations  de  voyage  nous  attestent 
leur  efficacité.  Voici,  par  exemple,  le  témoignage  d'un 


DOble  pèlerin  qui  visita  le  patriarche  en  1583  :  Antc 
méridien  substitimus  in  Ehda  (Ehden)  deinde,  militari 
pedibus  confeclo,  i>enimus  ad  monaslerium  B.  Mariic 
de  Canobim  in  Monte  Libano  j>ositum;  ubi  patriarcha 
Ecclesiœ  Uoiniiuc  obeclientiam  agnoscil  :  con/erebat 
tum  ordines  injra  missarum  solemnia  (erat  autem  (lies 
dominicus)  cuidam  religioso.  Habitus  patriarchœ,  quo 
ad  allure  utebalur,  nihil  dijfcrebat  ab  eo,  quo  nostralcs 
Archiepiscopi  uti  consueuerunt.  Habebat  j.allium,  infu- 
lam,  casulam,  lunicellas,  et  sandalia.  Ilostiœ  eadem 
forma,  gute  apud  catholicos...  Patriarcha  sacris  vestibus 
exulus,  solitum  habitum  nigrum,  cum  violaceo  capitis 
integumento  accepit...  Jerosolymitana  peregrinatio  Ht. 
princ.  N.  C.  Radzivili,  ducis  Olicee...  primum  a  Thonvi 
Trelero,  Custode  Varmiensi  ex  polonico  sermone  in 
lalinum  translata,  Anvers,  1614,  p.  26. 

Mais  l'œuvre  d'Eliano  et  de  Dandini  a  marqué  le 
point  de  départ  d'une  latinisation  systématique,  tou- 
chant la  substance  même  des  actes  cultuels.  Et  ce 
qu'ils  avaient  entrepris,  on  l'a  poursuivi  sous  l'inces- 
sante action  de  divers  facteurs,  jusqu'à  lui  donner  une 
assiette  solide  et  définitive.  P.  Dib., /oc.  cit.,  p.  436- 
437. 

Le  patriarche  Joseph  Risi,  homme  audacieux  et 
entreprenant,  était  personnellement  un  latinisateur 
inconsidéré;  il  sacrifia  de  vénérables  pratiques,  et  en 
grand  nombre,  pour  mieux  copier  les  usages  de  Rome. 
Il  brava,  pour  décréter  certaines  modifications,  l'oppo- 
sition d'une  forte  partie  de  ses  sujets;  Paul  V  l'affirme 
dans  une  lettre  du  10  mars  1610  au  patriarche  Jean 
Makhlouf,  où  il  l'invite,  pour  la  pacification  des  esprits, 
à  rétablir  les  anciens  usages.  Anaïssi,  Bull.,  p.  119-121. 

L'on  peut  deviner  les  tendances  du  concile  réuni 
par  Joseph  Risi  en  1598,  au  village  dit  de  Moïse  (Dai'at 
Moussa).  Il  marqua  un  pas  de  plus  dans  la  voie  de  la 
latinisation.  En  1599,  Clément  VIII  lui  écrivit  au 
sujet  de  certains  empêchements  de  mariage  :  consan- 
guinité, affinité,  parenté  spirituelle,  honnêteté  publi- 
que. Le  pape  entendait  les  promulguer  dans  l'Église 
maronite  suivant  la  discipline  latine.  Il  accordait 
en  même  temps  au  patriarche  le  pouvoir  de  dispenser 
de  quelques-uns  d'entre  eux.  Bref  Christi  fidelium, 
17  août  1599.  Sans  doute,  par  erreur  de  typographie, 
l'exposé  de  la  parenté  spirituelle  y  est  incomplet.  En 
voir  le  texte  dans  Anaïssi,  p.  112-113.  Mais  le  bref  de 
Clément  VIII  ne  put  entrer  immédiatement  en 
vigueur.  Il  resta,  en  partie,  lettre  morte,  jusqu'à  la 
seconde  moitié  du  xixe  siècle.  P.  Dib,  Le  pouvoir 
de  dispenser  de  la  consanguinité  et  de  l'affinité  au 
j   deuxième  degré  chez  les   Maronites,   1915,  p.    1-7. 

En  1606,  sans  tenir  compte  des  obstacles  auxquels 
il  pouvait  se  heurter,  Joseph  Risi  promulgua  dans 
son  patriarcat  le  calendrier  grégorien.  Mais  on  ne  put 
l'appliquer  qu'en  Syrie.  A  Chypre  et  ailleurs,  les 
difficultés  pour  s'y  adapter  furent  telles  que  l'on  dut 
continuer  à  suivre  le  calendrier  julien.  P.  Dib,  Les 
conciles  de  l'Église  maronite,  ibid.,  p.  430-431.  Les  ma- 
ronites furent  donc  les  premiers,  en  Orient,  à  adopter 
la  réforme  de  Grégoire  XIII.  Les  syriens  et  les  chal- 
déens  ne  les  imitèrent  qu'en  1836,  et  les  grecs-melkites 
catholiques,  en  1857;  les  arméniens  catholiques  le 
firent  définitivement  en  1911,  au  concile  tenu  à 
Rome.  D'autres  Églises  orientales  n'ont  même  adopté 
le  calendrier  grégorien  qu'à  une  date  encore  plus 
récente.  C'est  également  vers  le  début  du  xvne  siècle 
que  les  maronites  abandonnèrent  la  computation  des 
années  d'après  l'ère  d'Alexandre  pour  suivie  celle 
de  l'ère  chrétienne.  J.   Debs,  op.  cit.,  t.  vu,  p.  133. 

Joseph  Risi  mourut  au  mois  de  mars  1608.  Les 
vexations  dont  les  maronites  étaient  l'objet  ne  per- 
mirent d'élire  son  successeur,  Jean  Makhlouf,  que  le 
16  octobre.  Peu  instruit,  mais  homme  de  bien  et  de 
sens  rassis,  d'un  caractère  à  la  fois  doux  et  ferme,  d'une 


65 


MARONITE   (ÉGLISE),    PATRIARCHES,     XVIIe    SIÈCLE 


60 


piété  profonde  et  agissante,  le  nouveau  patriarche  prit 
possession  de  sa  charge,  décidé  à  faire  face  à  toutes  les 
difficultés,  ce  dont  te  félicite  Grégoire  XV.  Lettre 
quant  bonum,  1"  juillet  1622,  Anaïssi,  p.  129-131. 
Voir  une  relation  écrite  d'Alep.  en  1635,  par  le  P.  Mani- 
glier,  S.  .1.,  dans  A.  Rabbath,  op.  cit.,  t.  n,  3e  fasci- 
cule. Beyrouth,  1921,  p.  507;  une  note  écrite  par  un 
autre  contemporain,  l'archevêque  Georges  Habqoùq 
AJ-Bech'elânî,  sur  un  exemplaire  des  Annales  de 
Douaïhi,  et  publiée  par  le  P.  Harfouche  dans  la  revue 
Al-Machriq,  1902,  t.  v,  p.  689.  Dès  son  élection,  Jean 
Makhlouf  envoya  à  Rome  deux  prêtres  :  Georges  ibn 
Maroun  et  Gaspar  le  chypriote,  l'un  des  premiers 
élèves  du  collège  maronite,  pour  demander,  en  son 
nom,  le  pallium  et  la  confirmation  pontificale. 
Anaïssi,  Collectio,  p.  195-190:  Douaïhi,  ms.  395, 
fol.  150  v°-151  r°.  Paul  V  agréa  la  demande  du  patriar- 
che et  confia  à  Gaspar  la  mission  de  lui  imposer  le 
pallium  et  de  recevoir  son  serment  de  fidélité.  Voir  les 
actes  du  consistoire  où  Makhlouf  fut  préconisé,  dans 
le  codex  Vat.  lat.  7258,  fol.  153-168;  Douaïhi,  ms.  395, 
fol.  150  v°-151  r».  Il  profita  de  cette  occasion  pour  blâ- 
mer quelques  modifications  disciplinaires  de  Joseph 
Hisi  et  exprimer  le  désir  de  voir  rétablir  les  anciens 
usages.  Lettre  Fraternitatisluœ  litteras,  10  mars  1610, 
que  nous  venons  de  citer.  Mais,  la  remarque  est  de 
Douaïhi,  Annales,  an.  1608,  fol.  95  v°,  une  pratique 
favorable  à  la  liberté  finit  toujours  par  prévaloir  sur 
l'observance  d'une  loi  rigoureuse  :  les  dérogations 
introduites  par  Risi  et  qui  répugnaient  tout  d'abord 
s'étaient  déjà  acclimatées  dans  la  discipline. 

A  l'avènement  de  Grégoire  XV,  Jean  Makhlouf 
députa  à  Rome  le  P.  Léonard,  franciscain,  pour  offrir 
au  nouveau  pape  les  félicitations  du  peuple  maronite 
et  lui  demander,  entre  autres  choses,  une  édition  de 
livres  liturgiques.  Dès  son  arrivée,  le  P.  Léonard  alla 
trouver  l'archevêque  Serge  Risi,  procureur  du  patriar- 
che auprès  du  Saint-Siège,  qui  fit  part  de  ces  désirs  au 
souverain  pontife.  Celui-ci  renouvela  incontinent  les 
instructions  de  Paul  V  concernant  l'impression  de 
l'office  férial,  et  nomma  une  commission  pour  l'exa- 
men du  texte.  Il  mourut  avant  d'avoir  vu  l'achève- 
ment de  ces  travaux;  et  l'édition  sortit  des  presses, 
en  1624,  sous  ce  titre  :  Officium  simplex  septem  dierum 
hebdomadse,  ad  usum  Ecclesiœ  maronitarum,  impressum 
auctorilale,  et  impensis  D.  Pauli  V...,deinde  S.  D.  Gre- 
yoriXV;  tandem  abundantia  clemenliœ  Urbani  VIII. 
Voir  les  lettres  Ecce  quam  bonum,  1er  juillet  1622  et 
Sacrosanctum  aposlolatus,  5  avril  1624,  dans  Anaïssi, 
p.  129-132.  Urbain  VIII  se  montra  à  l'égard  des 
maronites  d'une  extrême  bienveillance.  Lorsque,  en 

1624,  le  couvent  de  Notre-Dame  de  Haouqa,  installé 
dans  une  grotte  du  redoutable  rempart  de  Wadi- 
Qadîscha  (vallée  sainte),  fut  converti  en  séminaire 
par  le  patriarche  Makhlouf,  le  pape  ne  se  contenta 
pas  de  bénir  et  d'approuver  la  nouvelle  œuvre; 
il  lui  assigna  des  fonds  et  lui  donna  des  constitutions. 
N'ojr  les  brefs  In  supereminenti ,  21  juillet  1625; 
Cran  nos  super,  30  juillet  1625;  Xon  exaruit,  30  août 

1625,  et  Quamvis  mare,  25  novembre  1628,  dans 
Anaïssi,  p.  132-140;  Douaïhi,  Annales,  an.  1624, 
fol.  102  r»;  ms.  ^95,  fol.  151  v°-152r°.  La  direction  de  ce 
sémiraire  dut  ttre  confiée  aux  récollets,  qui,  à  cette 
époque,  se  trouvaient  à  Notre-Dame  de  Haouqa. 
Voir  Fr.  Eugène  Roger,  récollet,  La  Terre  sainte,  Paris, 
1664,  p.  434  et  485.  Malheureusement,  cette  institu- 
tion ne  dura  pas  plus  de  neuf  ans.  Le  patriarche 
1'.  Mas' ad,  op.  cit.,  p.  159-160. 

Douaïhi  et,  à  sa  suite,  les  historiens  maronites, 
placent  la  mort  de  Jean  Makhlouf  au  15  décembre  1633 
>■<  l'élection  de  son  successeur  au  27  du  même  mois. 
Annales,  an.  1633,  fol.  105  r°.  Mais,  dans  une  lettre 
écrite  le  14  février  1635,  le  P.  Maniglier,  qui  résidait 

DFCT.   DE  THÉOL.    CATHOL. 


alors  à  Alep,  date  la  mort  de  Makhlouf  du  16.  décem- 
bre 1634  et  l'élection  de  son  successeur  du  26.  De 
plus,  le  20  janvier  1635,  on  ne  savait  encore  rien  de 
cette  élection  à  Alep,  ce  qui  serait  inadmissible  si  elle 
avait  eu  lieu  en  1633.  Voir  A.  Rabbath,  op.  cit.,  t.  u, 
p.  507.  —  Ce  successeur  était  Georges'Amira,  arche- 
vêque d'Ehden.  Urbain  VIII  dont  il  avait  été  le  con- 
disciple à  Rome  l'appelait  lumière  de  l'Église  orientale. 
Lettre  Quamvis  mare,  25  novembre  1628,  dans  Anaïssi, 
Bull.,  p.  140;  Douaïhi,  ms.  395,  fol.  153  V.  'Amira 
était  si  dévoué  à  la  cause  catholique  que  nos  frères 
des  Églises  séparées  l'appelaient  évêque  romain. 
Voir  sa  lettre  à  Clément  VIII,  dans  Anaïssi,  Colject., 
p.  92-93.  La  grammaire  écrite  par  lui  :  (irammalica 
syriaca,  sive  chaldaica,  Georgii  Michaetis  Amirœ 
Edeniensis  e  Libano,  philosophi,  ac  theologi,  Collegii 
Maronitarum  alumni,  in  septem  libros  divisa,  Rome, 
1596  (480  p.  in-8°,  sans  compter  la  préface  et  les 
préliminaires  qui  ne  sont  pas  paginés),  est  la  première 
que  l'on  ait  imprimée  en  latin  de  toute  l'Europe. 
L'auteur  ne  se  cantonnait  pas  dans  l'exposé  des  règles 
grammaticales.  Les  préliminaires  :  De  linguœ  chal- 
daicee,  seu  syriacœ  nominibus,  ac  discrimine;  de 
linguœ  chaldaicœ,  sive  syriaca3  anliquilate;  de  linguœ 
chaldaicœ,  sive  syriacœ  dignilate,  ac  prœstantia, 
de  chaldaicœ  linguœ  utilitale,  attestent  la  curiosité 
de  son  esprit.  «  J'ay  conversé  plus  d'un  an  au  Mont 
Liban,  dit  Fr.  Eugène  Roger...  avec  l'Illustre  Seigneur 
Georges  Emire  ('Amira)...;  il  reçeut  de  Sa  Sainteté, 
par  un  privilège  spécial  (à  cause  de  sa  piété  et 
doctrine),  permission  de  célébrer  la  sainte  Messe  en 
langue  et  cérémonies  latines,  et  en  Syriaque  et  céré- 
monies des  Maronites  :  De  sorte  que  selon  le  temps  et 
sa  dévotion  il  celebroit  en  l'une  ou  en  l'autre  langue. 
Ce  que  les  Souverains  Pontifes  ont  rarement  concédé 
à  d'autres.  J'ay  mis  cy-devant  son  portraict,  comme 
il  estoit  lorsqu'il  fut  élu  patriarche;  qui  fut  l'an  1635.  » 
Op.  cit.,  p.  494.  Ses  rares  mérites  lui  valurent  une 
autre  faveur  personnelle  :  Rome  lui  assigna,  pour 
toute  sa  vie,  une  pension  annuelle.  Cf.  sa  lettre  à 
Clément  VIII,  dans  Anaïssi,  Collectio.,  p.  92-93; 
P.  Chebli,  Biographie  de  Douaïhi,  p.    10-11. 

Le  Saint-Siège  ne  pouvait  qu'applaudir  au  choix 
d'un  homme  si  qualifié  par  l'ampleur  de  ses  connais- 
sances et  l'ardeur  de  sa  piété.  Urbain  VIII  ratifia 
l'élection  par  sa  lettre  Romani  Pontificis  du  3  mars 
1635.  Anaïssi,  Bull.,  p.  143-145.  'Amira  est  le  premier 
patriarche  sorti  du  collège  maronite  de  Rome.  Sa 
principale  préoccupation'  devait  être  de  réaliser  les 
espérances  que  le  Saint-Siège  fondait  sur  lui.  II  ne 
limita  pas  son  activité  aux  affaires  maronites  et 
travailla  au  développement  des  missions  catholiques 
en  Orient.  Il  offrit  aux  carmes,  dans  la  région  des 
cèdres,  le  monastère  de  Saint-Elisée,  où  ils  s'établirent 
en  1643.  Voir  deux  lettres  adressées  par  le  P.  Amieu 
au  général  des  jésuites,  1  avril  et  12  août  1643,  dans 
Rabbath,  op.  cit.,  1. 1,  p.  433,  n.  1.  —  Sous  son  ponti- 
ficat, un  collège  maronite  se  fonda  à  Ravenne,  sous 
le  vocable  de  saint  Éphrem,  grâce  aux  libéralités 
d'un  prêtre  maronite  Narsallah  Chalaq  (Victorius 
Scialac),  mort  en  1635.  Le  Saint-Siège  lui  afiecta 
d'autres  ressources  et  l'érigea  en  collège  pontifical 
ayant  le  privilège  de  conférer  les  grades  canoniques. 
Bref  Quoniam  divinœ  bonitati,  6  juillet  1648,  dans 
Anaïssi,  p.  145-151;  Douaïhi,  Annales,  an.  1635, 
fol.  106  r°.  Alexandre  VII,  cependant,  crut  plus  utile  de 
le  supprimer  et  d'affecter  ses  biens  à  la  formation  de 
jeunes  maronites  au  collège  de  la  Propagande  ou  ail- 
leurs. Bref  Romanus  Pond/ex,  22  oct.  1665,  dans  De 
Martinis,  Jus  pontificium,  t.  i,  p.  360.  En  réalité,  les 
biens  du  collège  maronite  de  Ravenne  allèrent  en 
partie  à  celui  de  Rome,  pour  l'éducation  de  deux 
élèves,  en  partie  aux  moines  maronites  de  Saint-Pierre 

X    —  S 


MARONITE     (ÉGLISE),    PATRIARCHES,    XVIF    SIÈCLE 


G8 


et  Saint-Marcellin.  Voir  une  lettre  du  patriarche  Jac- 
ques 'Aouad  de  1726  au  pape,  dans  Anaïssi,  Collectio, 
p.  142-143.  Plus  tard,  à  l'occasion  du  synode  du 
Liban,  en  1730,  on  décida  d'employer  ce  qui  restait 
des  ressources  à  la  fondation  de  cinq  écoles  :  à 
Damas,  à  Sidon,  à  Beyrouth,  à  Chypre,  au  couvent 
de  Beq'ata  (dans  le  Kasrawân).  Voir  Relazione  dell' 
ablcguzione  uposiolica  alla  nazione  de' Maroniti  nella 
Siria,  c  Monte  Libano  (en  1736)  di  Monsignor  Giu- 
seppe  Simonio  Assemani  alla  S.  Congr.  de  Propaganda 
Fide,  Home,  1711,  p.  3  et   13. 

'Amira  avait  des  tendances  qui  le  poussaient  quel- 
quefois à  faire  bon  marché  de  vénérables  coutumes. 
L'archevêque  Georges  Habqoùq  Al-Bech'elanî,  son 
contemporain,  nous  apprend  qu'une  fois  élu  au  siège 
patriarcal,  il  négligea'  de  demander  à  ses  électeurs 
les  lettres 'd'usage  avant  d'envoyer  à  Borne  le  prêtre 
Michel  Sa'adah  Al-Hasroûnî  pour  solliciter,  en  son 
nom,  le  pallium'et  la  confirmation  apostolique.  Sans 
doute,  en  droit  strict,  le  Saint-Siège  peut  nommer 
lui-même  les  patriarches,  les  choisir  librement  ou 
confirmer  leur  élection  sans  tenir  compte  d'aucune 
autre  formalité.  Mais,  généralement,  il  n'use  pas  de  ses 
prérogatives  en  passant  outre  aux  traditions  légitimes. 
Le  mandataire  patriarcal  dut  donc  retourner  au  Liban 
les  mains  vides,  et  'Amira  fut  obligé,  de  se  plier  aux  for- 
malités d'usage.  Voir  la  note  écrite  par  Al-Bech'elânî, 
que  nous  avons  citée  plus  haut,  dans  la  revue  Al-Ma- 
chriq,11902,  t.  v,  p.  689-690.  —  Al-Bech'elânî  lui  repro- 
che encore  d'avoir  géré  les  deniers  de  l'Église  avec  peu 
de  sollicitude,  d'avoir  parfois  manqué  d'adresse  dans 
ses  rapports  avec  les  autorités  civiles,  de  s'être  aliéné 
presque  tout  son  entourage  :  évêques,  moines,  ser- 
viteurs. Ibid.  p.  690.  Tout  cela  revient  à  dire  que 
'Amira  manquait  de  l'expérience  d'un  administra- 
teur, du  tact  et  de  la  souplesse  d'un  diplomate.  Ses 
tendances  latinisantes  excitaient-elles  le  mécontente- 
ment des  vieux  conservateurs?  La  conscience  de  sa 
supériorité  intellectuelle  lui  donnait-elle  un  ton 
cassant,  qui  froissait  ses  suiïragants  et  ses  subor- 
donnés? Les  documents  permettent  de  le  croire.  Quoi 
qu'il  en  soit.il  est  incontestable  que  'Amira  connut 
parfaitement  les  nécessités  du  ministère  pastoral,  et 
personne  ne  peut  lui  reprocher  de  ne  s'y  être  pas  consa- 
cré tout  entier.  Voir  une  lettre  de  Paul  V  dans  Anaïssi, 
Bull.,  p.  122;  une  relation  du  P.  Maniglier,  dans 
Babbath,  op.  cit.,  t.  n.  p.  507.  Dans  les  Annales  de 
l'Église  maronite,  'Amira  est  en  grand  renom,  et  sa 
mémoire  reste  vénérée.  Douaïhi,  Annales,  an.  1644, 
fol.  109  v°-110  r».  Il  mourut  le  29  juillet  1644.  Au  rap- 
port de  Douaïhi,  son  corps  était  encore  intact 
en  1656.  Cité  par  P.  Chebli,  Biographie  de  Douaïhi, 
p.  11.  Sur  'Amira,  cf.  aussi  Assemani,  Bibl.  or.,  t.  i., 
p.  552. 

Le  15  août  1644,  l'archevêque  de  Sidon,  Joseph 
Halib  Al-'Aqoûrî  (Joseph  Bar  Halib  Acurensis) 
fut  promu  au  siège  patriarcal,  et,  le  10  septembre  1646, 
son  élection  confirmée  par  Innocent  X.  Voir  la  lettre 
d'Innocent  X  dans  le  Cod.  Vat.  lat.  7258,  fol.  102. 
C'était  un  homme  de  jugement  et  d'initiative,  dévoué, 
réalisateur.  Au  surplus,  d'une  piété  qui  l'imposait 
à  l'estime  des  Turcs  eux-mêmes.  Voir  une  lettre  de 
quatre  archevêques  dans  Anaïssi,  Collectio,  p.  113. 
Esprit  cultivé,  il  a  laissé,  entre  autres  ouvrages,  une 
grammaire  syriaque,  imprimée  à  Borne  en  1645.  Il 
avait  à  cœur  son  rôle  de  défenseur-né  des  prérogatives 
de  son  siège  et  des  traditions  de  son  Église.  L'abandon 
des  anciennes  coutumes,  aggravé  par  un  empiéte- 
ment sur  son  autorité,  détermina  de  sa  part  un  sur- 
saut de  réaction.  Le  souci  des  droits  de  son  siège  le 
poussa  même  un  peu  loin,  et  le  Saint-Siège  dut  inter- 
venir pour  corriger  l'excès  de  certaines  mesures. 
On  peut  prévoir,  d'après  ces  indications,  quel  fut  le 


caractère  du  synode  réuni  par  lui,  le  5  décembre  1644, 
au  monastère  de  Saint-Jean-Baptiste  de  Harache 
(Kasrawân).  La  volonté  de  sauvegarder  l'autorité 
patriarcale  n'excluait  pas  chez  lui,  cependant, 
le  souci  de  l'orthodoxie.  Voir  P.  Dib,  Les  conciles..., 
p.  432-434;  la  note  d'Al-Bcch'elânî,  citée  plus  haut, 
dans  Al-Machriq,  1902,  t.  v,  p.  690-691;  Assemani, 
Bibl.  or.,  t.  i,  p.  553-554. 

A  Joseph  Al-'Aqoûrî  succédèrent,  au  xvir  siècle, 
Jean  Safrâouî  (164-8-1656),  Georges  de  Beseb'el 
(1657-1670)     et    Etienne     Douaïhi     (1670-1701). 

Jean  Safrâouî,  élu  vers  la  fin  de  1648,  fut  préconisé 
au  consistoire  du  13  septembre  1649.  Anaïssi,  Collectio, 
p.  116-117.  Sa  caractéristique  est  l'abnégation,  la 
pénitence  :  ascète  impitoyable  à  son  corps,  il  atteignit 
par  la  pratique  de  la  prière  et  de  l'austérité  une  répu- 
tation peu  ordinaire.  Ses  privations,  toutefois,  n'é- 
branlèrent pas  sa  robuste  et  harmonieuse  constitution  ; 
il  conserva  jusqu'au  bout  toute  l'énergie  de  son  carac- 
tère, toute  la  vigueur  de  son  intelligence  et  se  distin- 
gua «  par  sa  capacité  dans  les  sciences  divines  et 
morales.  »  De  la  Boque,  op.  cit.,  t.  ii,  Paris,  1722, 
p.  131.  Au  surplus,  une  rare  délicatesse  de  sentiments, 
une  bonté  instinctive  et  une  humeur  constamment 
affable  lui  assurèrent  l'affection  de  son  peuple  et  la 
confiance  de  son  clergé.  Bien  ne  lui  échappait  dans 
l'administration  de  son  Église;  il  savait  tout  prévoir, 
tout  diriger,  au  temporel  comme  au  spirituel.  Al- 
Bech'élânî,  loc.  cit.;  Douaïhi,  Annales,  an.  1656, 
fol.  112  v°.  Ami  des  réformes,  il  entreprit,  avec  le  con- 
cours de  deux  archevêques,  Isaac  Chédrâouî  et 
Joseph  Karmseddânî,  l'étude  de  l'Office.  Il  prépara 
l'édition  du  Phenqith  (IltvaÇ)  ou  Propre  des  fêtes  fixes, 
et,  en  1650,  il  chargea  Fauste  Nairon  de  le  présenter 
à  Borne  en  deux  volumes,  l'un  pour  la  partie  d'hiver 
et  l'autre  pour  la  partie  estivale.  Les  deux  volumes 
sortirent  des  presses  de  la  Propagande,  le  premier, 
en  1656,  sous  le  titre  :  Officia  Sanctorum  juxlu  rilum 
Ecclesiœ  Maronitarum.  Pars  hiemalis  édita  auctoritate 
Sanclissimi  Patris  nostri  D.  Innocenta  X  et  abundan- 
tia  clementiœ  Sanctissimi  Patris  nostri  Alexandri  VII; 
le  second,  en  1666,  sous  le  titre  :  Officia  Sanclorum 
juxta  rilum  Ecclesiœ  Maronitarum.  Pars  œstiua  édita 
auctoritate  Sanclissimi  Patris  nostri  D.  Alexandri 
Papse  Vil.  Cf.  P.  Dib,  Liturgie  maronite,  p.  148-150 
Assemani,  Bibl.  juris.  1.  V,  p.  xv-xvi. 

Sous  le  pontificat  de  Safrâouî,  Isaac  Chédrâouî, 
archevêque  de  Tripoli,  accomplit  en  France  une  mission 
dont  le  résultat  fut  de  faire  attribuer  aux  maronites 
une  «  protection  et  sauvegarde  spéciale  »  qui  les 
plaçaient  au  premier  rang  des  chrétiens  du  Levant. 
Voir  les  lettres  royales  délivrées  le  28  avril  1649,  dans 
Bistelhueber,  op.  cit.,  p.  130-131.  Sur  Chédrâouî, 
voir  Assemani,  Bibl.  or.,  t.  i,  p.  552-553;  la  revue 
arabe  Al-Machriq,  1899,  t.  n,  p.  939;  Bistelhueber, 
op.  cit.,  p.  126  et  153-155.  Mais  Jean  Safrâouî  obtint 
davantage  encore  pour  le  plus  grand  bien  de  son 
Église  et  du  catholicisme  en  Orient  :  Il  fut  un  des 
artisans  de  la  nomination  au  vice-consulat  de  France 
à  Beyrouth  d'un  illustre  maronite,  Abou-Naufel-El- 
Khâzen,  qui  se  distinguait  par  son  dévouement  à  la 
cause  catholique.  Nous  possédons  encore  la  supplique 
qu'il  adressa,  en  1656,  à  Alexandre  VII,  le  priant 
d'intervenir  auprès  du  Boi  très  chrétien  en  faveur  de 
ce  candidat.  Anaïssi,  Collectio,  p.  119;  cf.  Bis- 
telhueber,  op.   cit.,   p.    148-149. 

A  la  mort  de  Safrâouî,  survenue  à  Qannoùbîn, 
le  23  décembre  1656,  les  vœux  de  la  nation  se  portèrent 
sur  Georges  Habqoùq  Al-Bech'élànî,  prélat  très  estimé 
pour  son  jugement  droit  et  son  inépuisable  dévoue- 
ment. Mais  sa  profonde  humilité  se  dressa  contre  les 
instances  de  l'assemblée  électorale.  La  charge  patriar- 
cale lui  paraissait  trop  lourde  pour  ses  épaules.  On  eut 


69 


MARONITE      ÉGLISE),     PATRIARCHES,     XYIie    SIÈCLE 


ro 


beau  insister  pour  lui  arracher  us  mot,  un  geste  d'ac- 
ceptation; ce  fut  peine  perdue.  Pour  se  dérober  aux  sol- 
licitations, il  alla  se  cacher  dans  la  cellule  d'un  moine. 
Le  peuple  se  mit  à  sa  recherche   le  retrouva  et  le  ramena 
à  l'église  afin  de  procéder  à   son  intronisation.   L'élu 
feignit  de  se  laisser  faire  et  demanda  quelques  instants 
pour  se  reposer  un  peu.  Alors  trompant  la  surveillance 
des  électeurs  rassurés,  il  s'enfuit  de  nouveau  et  se 
retira  dans  une  grotte  de  la  vallée  de  Qannoùbîn. 
Il  fallut   bien  procéder  à  une  nouvelle  élection,  d'où 
sortit,  cette  fois,  l'archevêque  Georges,  originaire  du 
village   de   Beseb'el,   non   loin   de   Tripoli.    Douaïhi, 
Annales,  an.  1G57,  fol.  112  v-113  r»;  P.  Chebli,  Biogra- 
phie de  Douai  lu,  p.  30-31.  Le  chevalier  d'Arvieux,  qui 
visita  Qannoùbîn  en  1660,  nous  trace,  dans  ses  mé- 
moires, un  portait  de  ce  prélat.  J.-B.  Labat,  O.  P.,  Mé- 
moires   du  chevalier  d'Arvieux,   envoyé  extraordinaire 
duroyà  la  Porte,  etc.,  t.  n,  Paris,  1735,   p.    422-423. 
Le  nouvel  élu  écrivit,  le  17  décembre  1657,  ses  lettres 
d'obédience  et  les  fit  porter  à  Rome  par  un  certain 
père   Jean,   carme   déchaussé  du   couvent   de   Saint- 
Élisée,  dans  la  région  des  cèdres,  qui  mourut  avant 
d'avoir  accompli  sa  mission.   Le  patriarche  chargea 
alors  le  procureur  général  de  l'ordre    des  carmes  de 
remplir  lui-même  ce  mandat  et  d'obtenir  du  Saint- 
Siège,  suivant  l'usage,  pallium    et   confirmation.    On 
ne    sait    trop    pourquoi,    le    Saint-Siège    ne    se    hâta 
guère.    Voir  les   documents   dans    Anaïssi,    Collectio, 
p.  120-121,  124-126.  Georges  de  Beseb'el  expédia  donc 
un  nouveau  messager,  Jean  Hesronita,  archiprêtre  de 
l'Église  patriarcale.  A  Rome,  un  troisième  carme  prit 
l'affaire  en  main;  ii  rédigea  un  rapport  dans  lequel  il 
faisait  ressortir  les  mérites  de  l'élu  et  montrait  pour 
quelle  raison  il  importait  de  se  presser  :  les  maronites 
étaient  livrés  en  pâture     à  la  malignité  des  voisins. 
Anaïssi,  Collectio,  p.  125-127.   A  la  suite  de  ce  rapport, 
écrit  en  1659,  Alexandre  VII  confirma  enfin  l'élection 
du  patriarche,  au  consistoire  tenu  au  Quirinal,  le  26  mai 
de  la  même  année.   Anaïssi,    Collectio,    p.    127-128; 
Bull.,  p.  153-156.  Mais  le  pallium  ne  fut  envoyé  que 
le  30  août    1660.  Anaïssi,  Collectio,  p.  128;  voir  aussi 
ibid.,  p.  126-127,  une  lettre  du  patriarche  à  Abraham 
Ecchellensis,    15  mars   1660;  Assémani,  Bibl.  juris, 
t.  v,  p.  xvi-xvin.  —  Georges  de  Beseb'el  ne  se  préoc- 
cupa point  seulement  du  gouvernement  spirituel  de 
ses  sujets.  A  l'exemple  de  ses  prédécesseurs,  il  ne  négli- 
gea rien  pour-  adoucir  leur  sort  et  améliorer  leur  situa- 
tion matérielle,  et,  à  cette  fin,  il  recourut  au  roi  de 
France.  R.  Ristelhueber,  op.  cit.,  p.  136-138.  A  cette 
époque,  en  effet,  les  maronites  vivaient  au  milieu  d'in- 
cessantes épreuves.  Pour  se  dérober  aux  ennemis  de  la 
religion,  le  patriarche  lui-même  en  était  souvent  réduit 
à  se  cacher  dans  les  grottes.  Mémoire  du  chevalier  d'Ar- 
vieux, t.  ii,  p.  419.  On  y  trouvera  une  pittoresque  des- 
cription de  la  vie  et  des  usages  maronites  à  cette  date. 
Voir  aussi  le  témoignage  contemporain  du  P.  Besson, 
La  Syrie  sainte,  Paris,  1660,  Ire  part.,  p.  91.  Sous  lepon 
tificat  de  Georges  de  Beseb'el,  Abou-Naufel  El-Khazen 
fut    nommé,  par  lettres  patentes  du  1er  janvier  1662, 
consul  de  France  à  Beyrouth.  Cette  nomination  eut 
lieu  à  la  suite  d'une  mission  accomplie  en  France,  sur 
l'ordre    du    patriarche,    par    .Mgr    Isaac   Chédrâouî. 
Xul  doute  que  d'autres  influences   aussi,  notamment 
celle  du  Saint-Siège,  n'aient  pesé  dans  la  décision  de 
Louis  XIV.  Abou-Xaufel  était  le  premier  titulaire  du 
consulat  de  Beyrouth,  séparé  par  le  roi  de  celui  de 
Sidon  et  d'Alep,  et  érigé  en   un  poste  indépendant 
confié  à   un   ■  consul   particulier».   Les   fonctions   de 
consul  de  France  à  Beyrouth  furent  exercées  pendant 
près  d'un  siècle  par  Abou-Xaufel  et  sa  descendance 
l'vistelhueber,  op.  cit.,  p.  153-201  ;  De  la  Roque,  op.  cit  , 
t.  ii,  p.  286-289.  Ce  n'était  pas  un  léger  avantage  pour 
le  patriarcat  maronite,  qu'un  de  ses  sujets  portât    le 


titre  de  consul  de  France  avec  tous  les  droits  et  les 
honneurs  dont  jouissaient  les  autres  agents  du  Levant. 
Georges  mourut  au  couvent  de  Mar-Challita  (dans  le 
Kasrawàn),  le  12  avril  1670,  victime  d'une  épidémie, 
probablement  de  la  peste  répandue  alors  dans  le 
pays.  Douaïhi,  Annales,  an.  1G70,  fol.  115  r»;  P.  Chebli, 
Biographie  de  Douaïhi,  p.  47-18;  la  note  d'Al-Bech' 
élànî,  dans  Al-Machriq,  1902,  t.  v,  p.  691. 

L'épidémie  qui  ravageait  le  Liban  et  avait  gagné 
Qannoùbîn  ne  permit  pas  au  collège  électoral  de  se 
réunir,  suivant  l'usage,  le  neuvième  jour  après  la  mort 
du  patriarche.  La  vacance  du  siège  suscita  les  intri- 
gues, même  au  sein  de  l'épicopat,  et  certains  gouver- 
neurs civils  crurent  nécessaire  d'intervenir  pour  hâter 
l'élection  patriarcale.  Le  20  mai  1670,  Etienne  Douaïhi 
(Douwaïhi,  Ed-Douaïhi,  Aldoensis,  ou  Ehdenensis 
=  d'Edhen,  lieu  de  sa  naissance)  fut  porté  au  gou- 
vernement de  l'Église  maronite.  —  Cette  figure  atta- 
chante est  l'une  de  celles  qui  dominent  l'histoire  des 
maronites.  Xé  à  Ehden  (nord  du  Liban),  le  2  août  1630, 
Douaïhi  fut  envoyé,  en  1641,  par  le  patriarche  'Amira 
au  collège  de  Rome.  Quand  il  eut  achevé  le  cours  de 
philosophie,  il  présenta,  sous  les  auspices  du  cardinal 
Capponio,  une  thèse  dont  la  brillante  soutenance  lui 
mérita  l'éloge  de  toute  l'assistance  et,  de  la  part  du 
cardinal,  l'ordre  de  la  faire  imprimer.  Elle  fut,  en 
effet,  éditée  sous  ce  titre  :  Conclusiones  philosophicse 
EE.  Principi  Aloysio  S.  B.  E.  card.  Capponio  a  Ste- 
phano  Edenensi...  dicatse,  Rome,  1650.  Le  jeune 
Etienne  acheva  d'une  façon  aussi  brillante  ses  études 
théologiques;  il  dédia  sa  thèse  au  patriarche  maronite, 
Jean  Safràouî.  Il  possédait  à  merveille  l'art  de  l'ar- 
gumentation, fort  cultivé  aux  universités  romaines. 
Durant  son  long  séjour  à  Rome,  Douaïhi  se  mit  à  la 
recherche  de  tous  les  documents  relatifs  à  l'histoire 
de  sa  nation.  Il  en  découvrit  un  assez  grand  nombre, 
surtout'  à  la  bibliothèque  du  collège,  alors  riche  en 
manuscrits.  En  1655,  il  quitta  la  Ville  éternelle  et 
revint  au  Liban;  le  25  mars  de  l'année  suivante,  il 
reçut  la  prêtrise  de  la  main  du  patriarche  lui-même. 
Aussitôt  ordonné,  il  s'employa  à  l'instruction  des 
enfants,  à  la  prédication,  mais  sans  jamais  abandonner 
l'étude  et  les  recherches  historiques.  A  Alep,  où  il 
passa  plus  d'une  année,  s'ouvrit  à  son  activité  sacer- 
dotale un  vaste  champ  d'apostolat,  et  il  eut  la  joie 
de  ramener  à  l'union  un  groupe  important  de  nos  frères 
des  Églises  séparées.  Sa  parole,  remportait  toujours 
un  succès  de  bon  aloi  :  on  l'appelait  le  second  Chry- 
sostome. 

Après  avoir  donné  ainsi  la  mesure  de  son  talent, 
de  son  tact,  de  son  zèle,  il  fut  désigné  au  choix  du 
patriarche  pour  l'évêché  de  Xicosie  (Chypre),  et 
sacré  le  8  juillet  1668.  Il  entreprit  aussitôt,  au  nom 
du  patriarche,  la  visite  pastorale  du  Liban  nord  et  de 
la  région  de  'Akkàr.  Puis,  il  s'embarqua  pour  Chypre. 
Quelques  notes,  écrites  sur  des  livres  d'église,  nous 
conservent  encore  la  trace  de  son  passage  dans  cette 
île.  L'une  d'elles  le  qualifie  de  splendore  délia  nazione 
maronila.  Durant  ses  tournées  pastorales,  au  Liban 
et  en  Chypre,  toujours  en  quête  de  nouveaux  docu- 
ments, l'évêque  de  Xicosie  eut  la  bonne  fortune  de 
rencontrer  de  nombreux  mss.  qui  devaient  lui  servir 
dans  ses  travaux  historiques.  A  son  retour  de  Chypre, 
il  ne  retrouva  plus  le  patriarche,  qui  venait  de  mourir. 
Le  20  mai  1670,  il  recueillait  lui-même  sa  succession. 
Les  difficultés  qui  surgirent  à  cette  occasion  l'empê- 
chèrent d'envoyer  à  Rome,  dès  son  élection,  les  lettres 
accoutumées.  Il  ne  put  écrire  que  le  21  août  1671. 
Il  confia  ses  lettres  avec  le  dossier  électoral  au  prêtre 
Joseph  Simon  de  Hasroun  (Hesronita),  qui  s'embar- 
qua vers  la  fin  de  l'été,  et  arriva  à  Rome  le  10  octobre. 
Mais  les  intrigues  autour  de  l'élection  n'avaient  pas 
encore  pris  lin.  Des  prélats  et  des  notables  écrivirent 


a 


MARONITE    (ÉGLISE),   PATRIARCHES,    XVIie   SIÈCLE 


72 


au  Saint-Siège  contre  le  nouveau  patriarche.  Si  leurs 
iellrcs  ne  produisirent  pas  les  efïets  qu'ils  attendaient, 
elles  retardèrent,  cependant,  jusqu'à  l'année  suivante 
la  confirmation  pontificale.  Le  8  août  1672,  Clément  X 
accorda  le  bref  de  confirmation  et,  le  12  décembre, 
le  pallium.  Lettres  Divina  disponente  elementia, 
8  août  1672,  et  Cum  nos  super,  12  décembre  de  la 
même  année,  Anaïssi,  Bull.,  p.  170-179;  lettre  de 
.Douaïhi  au  général  de  la  Compagnie  de  Jésus, 
'28  août  1G71,  dans  Rabbath,  op.  cit.,  t.  i,  p.  180-181. 
Le  mandataire  patriarcal  attendit  le  printemps  pour 
rentrer  au  Liban.  Lors  de  son  départ  de  Rome,  le 
pape  lui  remit  une  autre  lettre,  fort  affectueuse  pour 
le  patriarche.  Anaïssi,  p.  179-180.  Joseph  Simon 
arriva  au  Liban  le  6  octobre  1073,  et  Douaïhi  fut  solen- 
nellement investi  du  pallium  selon  le  pontifical  maro- 
nite. Quelques  mois  après,  en  juillet  1074,  un  événe- 
ment important  -se  produisit  à  Qannoùbîn  :  l'am- 
bassadeur du  roi  de  France,  le  marquis  de  Nointel,  y 
vint  en  visite.  Voir  A.  Vandal,  L'odyssée  d'un  ambas- 
sadeur. Les  voyages  du  marquis  de  Nointel  (1670- 
1680),  Paris,  1900,  p.   153  sq. 

Le  22  juillet  1676,  Clément  X  mourait  et  le  21  sep- 
tembre suivant  Innocent  XI  lui  succédait  sur  le  trône 
pontifical.  Douaïhi  voulut  prendre  part  à  la  joie  de 
l'univers  catholique  par  l'envoi  d'une  mission  à 
Rome.  Dans  la  lettre  qu'il  écrivit  au  nouveau  pape,  il 
joignait  à  ses  félicitations  un  exposé  des  épreuves  qui 
pesaient  sur  le  chef  de  l'Église  maronite.  Mais  le  man- 
dataire patriarcal,  Pierre  Doumeth  Makhlouf,  arche- 
vêque de  Nicosie,  ne  put  partir  pour  Rome  qu'en  1680. 
Trois  nouveaux  élèves  envoyés  au  collège  maronite 
l'accompagnaient.  Le  voyage  ne  fut  pas  sans  encombre. 
Makhlouf  et  ses  compagnons  tombèrent  entre  les  mains 
des  corsaires,  qui  les  conduisirent  comme  captifs  à 
Tripoli  de  Barbarie  et  les  traitèrent  en  esclaves.  Un 
Italien  de  Messine  les  racheta  et  les  fit  parvenir  en 
Italie.  Encore  l'un  des  trois  jeunes  gens  ne  fut-il 
relâché  que  plus  tard.  Cette  aventure  rappelle  celle  du 
mandataire  patriarcal  qui  allait  solliciter  le  pallium 
au  nom  de  Moïse  AI-'Akkârî.  Ne  mettent-elles  pas  en 
lumière  le  mérite  de  ces  catholiques  d'Orient,  qui  ne 
craignaient  pas  de  traverser  les  mers,  au  risque  de 
leur  vie,  pour  porter  au  vicaire  du  Christ  l'hommage 
de  leur  fidélité?  Innocent  XI  reçut  avec  joie  la  mission 
maronite  et  remit  à  Makhlouf  avec  la  lettre  Ingenlis 
argumentum  lœtitiœ,  23  nov.  1680,  dans  Anaïssi,  Bull., 
p.  183-184,  une  somme  d'argent  pour  le  patriarche. 

Le  pontificat  de  Douaïhi  fut  une  suite  ininterrom- 
pue de  souffrances  et  d'épreuves.  Plus  d'une  fois,  il  dut 
s'enfuir  pour  éviter  les  outrages.  Les  fonctionnaires 
turcs  n'étaient  pas  les  seuls  ennemis  du  patriarcat. 
Les  métoualis  qui  avaient  entre  les  mains  une  partie 
du  Liban  septentrional  molestaient  sans  cesse  les 
maronites  et  ne  respectaient  même  pas  la  personne 
du  patriarche.  René  Ristelhueber,  op.  cit.,  p.  222-223. 

Les  vexations  étaient  parfois  provoquées  par  la 
haine  d'autres  confessions  chrétiennes.  «  Nous  sommes 
haïs  encore  davantage  à  cause  de  vous,  »  écrivait 
Douaïhi  à  Innocent  XL  Chebli,  Biographie  de  Douaïhi, 
p.  108.  Voir  Ristelhueber,  op.  cit.,  p.  221  sq. 

Dans  ses  moments  d'infortune,  Douaïhi  se  tournait 
vers  la  France,  et  son  attente  n'était  pas  déçue. 
Louis  XIV  renouvela  «  ses  ordres  à  son  ambassadeur  à 
Constantinople,  le  marquis  de  Ferriol,  pour  que  celui- 
ci  s'employât  à  obtenir  de  la  Porte  ce  qui  pourrait  être 
de  plus  avantageux  au  bien  de  la  religion  dans  les  pays 
des  maronites,  et  à  faire  éprouver  à  ses  habitants  les 
effets  de  sa  protection.  »  Ristelhueber,  op.  cit.,  p.  207. 
Voir  une  lettre  de  Louis  XIV  au  patriarche,  10  août 
1701,  dans  De  la  Roque,  op.  cit.,  t.  n,  p.  315-317. 
Les  graves  soucis  dont  Douaïhi  se  trouvait  accablé  ne 
portaient  pas  d'atte:nte  à  l'activité  de  son  esprit.  Vrai- 


ment, l'on  s'émerveille  à  la  vue  de  son  <ruvre  scienti- 
fique et  littéraire.  En  examinant  ses  nombreux  ou- 
vrages, on  se  demande  comment  il  put  surmonter  tous 
ces  obstacles  pour  laisser  à  la  postérité  de  telles 
richesses  intellectuelles.  C'est  à  lui  que  l'Église  maro- 
nite doit  la  reconstitution  de  son  histoire,  l'explication 
de  sa  liturgie.  C'est  de  lui  que  la  Syrie  recueillit  quan- 
tité de  renseignements  sur  les  événements  passés. 
Pour  accomplir  cette  tâche,  il  dut  entreprendre  des 
recherches  infinies  et  compulser  d'innombrables  docu- 
ments. Son  érudition  est  tellement  sûre,  sa  critique  s: 
sévère  que  tous  les  orientalistes  s'inclinent  devant  son 
autorité.  «  Notre  conviction  est,  dit  le  P.  A.  Rabbath, 
que  les  écrits  du  savant  annaliste  des  Maronites 
(Douaïhi)  mériteraient  d'être  connus  en  Europe.  Il  est 
le  premier  historien  de  la  nation,  et  la  mine  où  tous 
— •  sans  excepter  Assémani  —  ont  largement  puisé.  Les 
lecteurs  ne  partageront  peut-être  pas  toutes  ses  idées, 
mais  ils  ne  lui  refuseront  pas  les  qualités  de  l'historien 
vraiment  sérieux  qui  regarde  la  difficulté  en  face  et 
appuie  ses  dires  par  des  arguments.  »  Op.  cit.,  t  i, 
p.  630.  Sur  l'œuvre  scientique  de  Douaïhi,  voir 
Chebli,  Biographie  du  patriarche  Douaïhi,  p.  153  et 
199-214;  sur  sa  réforme  du  rituel  et  du  pontifical  maro- 
nites, P.  Dib,  Liturgie  maronite,  p.  90-94,  170-173. 

Les  travaux  historiques  et  liturgiques  de  Douaïhi 
n'absorbaient  pas  toute  son  activité.  Il  administra 
avec  un  soin  jaloux  et  intelligent  les  biens  de  son 
patriarcat;  il  ne  négligea  rien  dans  l'accomplissement 
de  ses  fonctions  pastorales.  En  toute  occasion,  il  se 
montrait  le  défenseur  averti  et  décidé  des  prérogatives 
et  des  traditions  de  son  Église.  On  le  vit  plus  d'une 
fois,  par  exemple,  aux  prises  avec  des  missionnaires 
de  Terre-Sainte,  qui  entreprenaient  sur  le  domaine 
maronite,  et  c'est  à  lui  que  Rome  donna  raison. 
Chebli,  op.  cit.,  p.  136-142.  Voir  aussi  un  décret  de  la 
S.  C.  de  la  Propagande  dans  le  Cod.  Vat.  lai.  7262,  fol. 
6  v°-7,  reproduit  par  P.  Dib,  Les  conciles  de  l'Église 
maronite,  loc.  cit.,  p.  194.  De  plus,  durant  son  ponti- 
ficat, il  se  dépensa  sans  compter,  nous  le  verrons  plus 
loin,  pour  la  cause  de  l'union.  Deux  choses  lui  tenaient 
à  cœur  par-dessus  tout  :  la  formation  du  clergé  et  la 
réforme  de  la  vie  monastique.  Le  collège  de  Rome  avait 
une  place  de  choix  dans  ses  préoccupations,  et  un  sémi- 
naire fut  établi  par  ses  soins  à  Qannoùbîn  même. 
Il  ne  se  contenta  pas  de  multiplier  les  centres  de  la  vie 
religieuse.  Jusque-là,  les  monastères  avaient  vécu  sous 
le  régime  exclusivement  autonome.  Il  voulut  intro- 
duire l'économie  des  ordres  modernes  d'Occident  avec 
autorité  centralisée,  et  il  eut  la  joie  d'approuver  le 
18  juin  1700,  les  premières  constitutions  des  commu- 
nautés réformées.  Sur  Douaïhi,  voir  sa  biographie 
écrite  par  Chebli  et  que  nous  avons  souvent  citée.  La 
grande  satisfaction  des  dernières  années  de  sa  vie 
fut  procurée  au  patriarche  par  la  visite  d'un  représen- 
tant du  Roi  très  chrétien,  Jean-Baptiste  Estelle,  qui 
venait  d'être  nommé,  le  5  novembre  1701,  consul  de 
France  à  Seïd  (Sidon).  Cf.  Ristelhueber,  qui  nous 
retrace  les  détails  de  cette  visite,  op.  cit.,  p.  218  sq. 
Le  3  mai  1704,  Douaïhi  mourut  au  monastère  de 
Qannoùbîn,  à  l'âge  de  soixante-quatorze  ans.  A 
l'Église  maronite  et  à  ses  chefs,  ce  grand  patriarche 
laissait  la  leçon  de  34  années  de  pontificat,  remplies 
par  une  activité  aussi  intense  que  féconde. 

Le  successeur  de  Douaïhi  fut  Gabriel,  originaire  de 
Blauza.  M.  Ristelhueber,  se  fondant  sur  des  docu- 
ments conservés  aux  Archives  nationales  et  aux 
Archives  du  ministère  des  affaires  étrangères  de  Paris 
a  fort  bien  retracé  les  événements  qui  précédèrent, 
accompagnèrent  et  suivirent  l'élection  de  Gabriel. 
Op.  cit.,  p.  225-232.  D'après  la  coutume,  il  fallait  sou- 
mettre le  dossier  électoral  à  l'approbation  du  Saint- 
Siège.  Le  P.  Élie  Hyacinthe  de  Sainte-Marie,  vicaire 


'3 


MARONITE    (ÉGLISE),    PATRIARCHES,    XVIIie   SIÈCLE 


74 


dos  carmes  déchaussés  de  Tripoli  de  Syrie  et  du  Mont- 
Liban,  fut  chargé  de  cette  mission.  .Muni  des  lettres 
habituelles,  il  partit  aussitôt.  Il  arriva  à  Rome  le 
13  février  1705,  et,  le  22,  il  rut  son  audience.  Après 
avoir  présenté  au  pape  l'hommage  filial  des  maronites. 
il  lui  exposa  le  but  de  sa  mission  et  les  désirs  du 
patriarche.  Clément  XI  ne  se  contenta  pas  d'accorder 
ce  qu'on'  demandait.  Il  voulut  marquer  par  un  acte 
solennel  sa  bienveillance  à  l'endroit  des  maronites  : 
le  lendemain  (23  février),  en  présence  des  cardinaux. 
des  évêques  et  de  la  noblesse  romaine,  il  célébra  une 
grand'messe  pour  le  patriarche  et  son  peuple.  Puis, 
au  consistoire  du  27  avril,  il  confirma  le  nouvel  élu  et 
lui  conféra  le  pallium.  Le  destinataire  eut  tout  juste 
la  joie  d'en  prendre  connaissance  et  d'être  revêtu  du 
pallium:  le  P.  Élie  rentrait  de  Rome  le  10  octobre  1705; 
la  veille  de  la  Toussaint,  le  patriarche  mourait  subi- 
tement. Voiries  documents  dans  le  Cod.  Vai.  lat.  7262, 
fol.  139,  144-149,  et  dans  Anaïssi,  Collect.,  p.  133- 
137.  Nous  ne  connaissons  du  bref  de  confirmation 
qu'une  traduction  arabe:  elle  se  trouve  dans  le  Cod. 
Vat.  lut.  725S,  fol.  118.  Le  bref  est  du  10  juin  1705. 
Cf.  aussi  Ristelhueber,  p.  233-236. 

Ce  fut  Jacques 'Aouad  qui  succéda  le  6  novembre  à 
Gabriel  de  Blauza.  Il  dépêcha  à  Rome  le  P.  Ferdi- 
nando  di  S.  Liduvina,  vicaire  des  carmes  en  Syrie,  et 
fut  confirmé  sur  le  siège  d'Antioche  par  la  lettre 
Romani  Pontificis  du  21  février  1706;  le  pallium  lui  fut 
accordé,  à  la  postulation  de  Camille  Spreti,  avocat 
consistorial,  le  21  mars  suivant.  Lettre  Cum  nos  nuper, 
21  mars  1706.  Anaïssi,  Bull.,  p.  186-197.  Le  pape 
reproduit  dans  la  lettre  de  confirmation  la  formule 
de  profession  de  foi,  prescrite  aux  Orientaux  par 
Urbain  VIII,  formule  plus  complète  que  celle  de 
Grégoire  XIII  pro  Grœcis,  et  à  laquelle  le  Saint-Office 
donna,  en  1665,  la  préférence.  (Voir  la  constit.  Allatœ 
sunl  de  Benoît  XIV,  26  juillet  1755,  §  17;  une  lettre 
du  cardinal  Borgia,  préfet  de  la  Propagande  aux 
patriarches  et  évêques  orientaux,  6  juillet  1803,  dans 
Anaïssi,  Bull.,  p.  451-454.)  La  formule  du  serment  de 
fidélité,  que  le  patriarche  doit  prêter,  suit  la  profession 
de  foi. 

D'un  esprit  bien  nourri,  d'une  éloquence  alerte 
et  saisissante,  doué,  au  surplus,  de  manières  distin- 
guées et  d'une  politesse  exquise,  Jacques  'Aouad 
n'avait  cependant  pas  rallié  tous  les  suffrages  de 
l'assemblée  électorale.  Le  fait  accompli,  consacré  par 
la  plus  haute  autorité  de  l'Église,  ne  désarma  pas  la 
colère  de  ses  ennemis.  Bien  qu'elle  fût  vieille  de  près 
de  quatre  ans,  l'élection  d''Aouad  était  encore,  en 
1709,  regrettée  par  eux.  Voir  une  relation  de  Mgr  'Ab- 
dallah Qaraali,  élevé  à  l'épiscopat  par  le  patriarche 
'Aouad  en  1716,  dans  Chartoûnî,  Chronologie  des 
patriarches  maronites,  p.  182.  Au  rapport  de  Germanos 
Farhàt,  sacré  évêque  également  par  le  patriarche 
'Aouad,  ce  dernier  ne  savait  pas  gagner  la  sympathie 
de  son  clergé  et  de  son  peuple.  Ibid.,  p.  45.  Estelle, 
consul  de  France  à  Sidon,  le  jugeait  comme  un  homme 
de  science,  mais  peu  fait  pour  gouverner;  il  lui  repro- 
chait, d'être  «  hautain,  remuant,  avaricieux  ».  Ris- 
telhueber, op.  cit.,  p.  238.  Le  parti  de  l'opposition  ne 
manqua  pas  d'exploiter  ces  griefs  pour  capter  la  con- 
fiance du  public  et  faire  éclater  un  scandale  retentis- 
sant, de  nature  à  l'acculer  à  l'extrême.  Les  mission- 
naires, eux-mêmes,  oublieux  de  leur  vocation  paci- 
fique, ne  furent  pas  étrangers  aux  machinations 
ourdies  contre  le  patriarche.  Voir  R.  Ristelhueber  qui, 
à  l'aide  de  documents  et  de  rapports  officiels  contem- 
porains, conservés  aux  Archives  nationales  et  au 
ministère  des  affaires  étrangères  de  Paris,  trace  un 
tableau  saisissant  des  événements  de  cette  période, 
op.  cit.,  p  210-271.  Des  rumeurs  malveillantes  com- 
mencèrent à  circuler:  elles  pénétraient  dans  le  clergé, 


dans  le  peuple,  dans  toutes  les  classes  de  la  société  : 
on  accusait  Mgr 'Aouad  de  crimes  qui  soulevaient  l'in- 
dignation des  honnêtes  gens.  En  1709,  le  scandale  se 
trouvait  tellement  grossi  que  les  évêques  crurent  le 
moment  venu  de  faire  un  procès  canonique  et  de  pro- 
noncer la  déposition  du  patriarche.  A  cet  effet,  ils  se 
réunirent,  en  1710,  au  couvent  de  Mar  Sarkis  et 
Bakhos  (saints  Serge  et  Bacchus),  à  Raïfoun  dans  le 
Kasrawàn.  L'affaire  ne  traîna  pas.  On  fil  un  simulacre 
de  tribunal;  on  instruisit  sommairement  la  cause  cl 
la  sentence  fut  celle  que  le  public  pouvait  attendre. 
En  revanche,  l'exécution  de  la  sentence  revêtit  la 
forme  solennelle  d'une  dégradation  réelle  :  le  pa- 
triarche, amené  devant  l'assemblée  épiscopale,  fut 
soumis  au  dépouillement  matériel  de  tous  les  insignes 
pontificaux.  Debs,  op.  cit.,  t.  vin,  p.  511;  M.  Ghabricl, 
op.  cit.,  t.  ii,  p.  551 .  Privé  de  tout  pouvoir  d'ordre  et  de 
juridiction,  Jacques  'Aouad  fut  interné,  sous  bonne 
garde,  au  monastère  de  Loaïsah  (Kasrawàn).  Il  s'agis- 
sait maintenant  de  lui  donner  un  successeur.  Tout 
d'abord,  on  nomma  un  administrateur  patriarcal. 
Puis  on  se  réunit  pour  l'élection,  et,  d'accord,  on 
désigna  Mgr  Joseph  Mobarak,  originaire  de  Raïfoun. 
Relations  de  Qaraali  et  de  Farhàt,  dans  Chartoûnî, 
op.  cit.,  p.  45-46,  182-183.  Le  scandale  était  à  son 
comble;  il  faisait  la  désolation  des  gens  de  bien  et 
«  causait  naturellement  aux  maronites,  dit  M.  Ris- 
telhueber, un  énorme  préjudice.  Les  grecs  schisma- 
tiques  étaient  charmés  de  leur  reprocher  les  crimes 
de  leur  patriarche.  Les  musulmans  eux-mêmes  en 
avaient  fait  des  couplets  que  leurs  enfants  se  don- 
naient le  malin  plaisir  de  chanter  quand  ils  rencon- 
traient des  chrétiens.  Quant  à  Estelle  (consul  de  France 
à  Sidon),  il  en  avait  «  le  cœur  percé  ».  Il  regrettait 
d'autant  plus  cette  lamentable  affaire  qu'il  était  per- 
suadé avoir  pu  l'éviter,  s'il  en  avait  été  prévenu  à 
temps  par  son  collègue  de  Tripoli.  »  Op.  cit.,  p.  243. 

Que  Jacques  'Aouad  ait  donné  prise  à  la  critique: 
qu'il  se  soit  montré  trop  fier,  trop  satisfait  de  sa  per- 
sonne, c'est  possible;  mais  qu'il  ait  commis  les  crimes 
abominables  dont  on  l'accusait,  on  ne  peut  l'admettre. 
«  Les  accusations  formulées  contre  le  patriarche  étaient 
!  si  graves  qu'elles  lui  (à  Naufel  El-Khazen,  consul  de 
France  à  Beyrouth)  semblaient  peu  croyables.  Il 
redoutait  que  les  évêques  n'eussent  mis  une  certaine 
passion  à  charger  leur  supérieur.  »  Ristelhueber,  op. 
cit.,  p.  241-242.  Poullard,  ancien  vice-consul  de  France 
à  Tripoli  de  Syrie,  qui,  après  avoir  quitté  cette  ville 
pour  occuper,  de  1708  à  1711,  le  consulat  de  Tripoli 
de  Barbarie,  retournait  en  Syrie  comme  successeur 
d'Estelle  à  Seïde,  se  trouva  péniblement  surpris  de  la 
triste  situation  faite  au  patriarche.  Il  connaissait  bien 
Jacques  'Aouad;  il  avait  toujours  apprécié  ses 
mérites.  Il  prit  donc  sa  défense  et  le  protégea  jusqu'au 
bout.  Cela  montre  que  les  délits  reprochés  à  Jacques 
n'étaient  pas  aussi  manifestes  ni  aussi  certains  qu'on 
voulait  bien  le  prétendre.  D'ailleurs,  la  relation  d'une 
visite  faite,  en  1721,  au  patriarche  à  Qannoûbîn  par 
un  jésuite,  nous  confirme  dans  notre  conviction  : 
«  Le  patriarche  avec  les  religieux  et  quelques  évêques 
maronites  qui  sont  auprès  de  lui,  écrivait  le  P.  Petit- 
queux  au  P.  Fleuriau,  vivent  tous  dans  une  union 
parfaite  et  dans  une  simplicité  et  une  pureté  de  mœurs 
très  exemplaire;  les  fautes  les  plus  légères  y  sont  sévè- 
rement punies.  Le  couvent,  tout  pauvre  qu'il  est, 
reçoit  charitablement  les  étrangers  par  esprit  d'hos- 
pitalité. »  Lettres  édifiantes  et  curieuses.  Mémoires  du 
Levant,  t  i,  Lyon,  1819,  p.  180-181. 

Quoi  qu'il  en  soit,  on  ne  peut  contester  les  torts  du 
clergé  et  notamment  de  l'épiscopat  :  En  saisissant  de 
la  question  l'opinion  publique,  ils  jetèrent  de  l'huile 
sur  le  feu  et  les  imaginations  s'échauffèrent  a  l'extrême. 
Les  évêques  avaienl  mis  trop  de  hâte  a  casser  leur  chèi 


75 


MARONITE       ÉGLISE),     PATRIARCHES,     XYIIJe     SIÈCLE 


76 


et  à  lui  donner  un  successeur.  Ils  l'avaient  fait  sans 
compter  avec  l'intervention  du  pape.  Pourtant,  ils 
savaient  que  la  ratification  de  la  nouvelle  élection  par 
Rome  était  nécessaire.  Ils  avaient  cru,  peut-être, 
mieux  réussir  en  mettant  le  Saint-Siège  devant  un  fait 
accompli.  Mais  les  événements  montrèrent,  dans  la 
suite,  l'erreur  de  leur  calcul.  Ils  confièrent  à  leur  doyen, 
Georges  Benjamin,  archevêque  d'Ehden,  et  l'un  des 
principaux  adversaires  du  patriarche  déposé,  la  mis- 
sion de  porter  toute  l'affaire  à  Rome.  Benjamin 
s'embarqua  vers  la  fin  de  1710,  accompagné  d'un 
moine  de  l'ordre  de  Saint-Antoine.  Le  Saint-Siège, 
péniblement  surpris  de  la  déposition  infligée,  sans  ses 
ordres,  à  un  patriarche,  de  la  gravité  des  accusations 
dirigées  contre  ce  dernier  et  de  la  procédure  employée 
au  mépris  des  règles  canoniques,  manda  au  custode 
du  Saint-S'épulcre,  Fr.  Laurent  de  Saint-Laurent, 
d'aller  faire  une  enquête  sur  place.  Voir  la  lettre  que 
Clément  XI  écrivit  le  31  janvier  1711  à  l'épiscopat, 
au  clergé  et  aux  notables  de  la  nation  maronite,  dans 
Anaïssi,  Bull.,  p.  197-198. 

.Muni  du  mandat  pontifical  et  des  instructions  de  la 
Propagande,  le  P.  Laurent,  après  s'être  concerté  avec 
le  consul  de  France,  Estelle,  se  rendit  au  couvent  des 
franciscains,  situé  à  Harisa,  dans  le  Kasrawân.  Sur 
ces  entrefaites,  une  lettre  arrivait-  de  l'archevêque 
d'Ehden,  qui,  de  Rome,  exhortait  les  évêques  à  bien 
recevoir  l'envoyé  du  Saint-Siège.  Cette  lettre  ne  fut  pas 
inutile.  Le  P.  Laurent  put  aisément  poursuivre  son 
voyage  jusqu'à  Raïfoun,  résidence  del'anti-patriarche. 
Il  montra  à  celui-ci  les  instructions  de  Rome.  Les 
évêques,  voyant  que  l'ordre  du  pape  était,  en  vertu 
du  principe  :  spoliatus  ante  omnia  restituendus  est, 
de  rétablir  Jacques  sur  le  siège  patriarcal,  ne  pou- 
vaient guère  échapper  à  l'application  de  cette  mesure. 
Ils  imaginèrent  pourtant  un  moyen  de  mettre  d'accord 
leur  amour-propre  et  le  devoir  de  l'obéissance  :  obliger 
Mgr  Jacques  à  donner  sa  démission.  On  le  tira  donc 
de  sa  prison,  et,  le  13  août  1711,  il  était  réintégré  dans 
la  possession  de  sa  dignité.  Mais,  séance  tenante,  il 
offrit  sa  démission.  Le  lendemain,  à  Harisa,  il  renou- 
vela cet  acte  devant  le  délégué  pontifical  qui  le  sanc- 
tionna de  son  acceptation.  De  cette  manière,  la  perte 
de  l'office  ne  paraissait  plus  être  la  suite  d'une  dépo- 
sition irrégulière,  mais  bien  plutôt  d'une  démission 
acceptée  par  un  représentant  du  pape.  Les  droits  du 
Saint-Siège  se  trouvaient  donc  sauvegardés.  Aussi  la 
démission  fut-elle  suivie  d'une  nouvelle  élection  de 
Joseph  Mobarak.  Une  telle  solution  ne  semblait  pas 
opposée  aux  instructions  de  la  Propagande,  et  c'est 
ce  qui  nous  explique  la  conduite  du  P.  Laurent. 
Cependant,  contre  cette  démission  forcée,  Jacques 
'Aouad  introduisit  un  recours  en  cour  de  Rome. 
Décret  de  la  Propagande  du  8  mai  1713,  dans  Anaïssi, 
Collectio,  p.  138-139;  relation  de  Qaraali,  ibid., 
p.  185;  J.  Debs,  op.  cit.,  t.  vin,  p.  512-513;  Ristelhue- 
ber,  op.  cit.,  p.  250-251. 

Ayant  terminé  son  enquête,  le  P.  Laurent  rédigea 
un  rapport  et  l'envoya  à  Rome  avec  le  dossier.  En 
attendant  la  décision  du  Saint-Siège,  il  fit  un  voyage  à 
Alep,  puis  en  Egypte.  Au  mois  de  février  1712,  il 
débarquait  de  nouveau  à  Seïde  (Sidon).  Dans  l'inter- 
valle, Poullard  était  arrivé,  en  novembre  1711,  à  cette 
dernière  ville  pour  succéder  à  Estelle.  Or,  Poullard, 
l'ancien  vice-consul  de  Tripoli,  estimait  particulière- 
ment Jacques  'Aouad.  L'affaire  allait  changer  de  face, 
et  cela  d'autant  plus  que  l'antipatriarche  s'était 
aliéné  les  sympathies  de  certains  évêques.  Le  prélat 
déposé  fut  donc  conduit  à  Seïde  et  placé  au  couvent 
des  franciscains,  sous  la  protection  du  consul  de 
France.  Ristelhueber,  p.  252-253. 

A  Rome,  Jacques  'Aouad  avait  en  l'archevêque 
d'Ehden  un  adversaire  habile  et  redoutable.  Mais  ce 


dernier  avait  compté  sans  l'intervention  d'un  jeune 
parent  du  patriarche,  J.-S.  Assémani  dont  le  prestige 
commençait  déjà  à  se  faire  sentir  dans  les  milieux 
romains.  L'affaire  suivait  son  cours  à  la  Congrégation 
de  la  Propagande  :  on  interrogeait  les  témoins  venus 
à  Rome;  on  examinait  les  documents;  on  étudiait  le 
rapport  du  délégué  pontifical.  Celui-ci  reçut,  à  titre 
privé,  quelques  nouvelles  de  bon  augure  pour  Jacques 
'Aouad.  Mais  ces  nouvelles  ne  tardèrent  pas  à  s'ébrui- 
ter. Et  alors,  l'antipatriarche  et  ses  partisans  redou- 
blèrent d'activité  et  envoyèrent  lettre  sur  lettre  à 
Rome  comme  à  Versailles.  Ristelhueber,  op.  cit., 
p.  251  sq.;  Anaïssi,  Collectio,  p.  139-140;  De  Martinis, 
Jus  ponlificium,  t.  vu,  p.  95.  Le  règlement  de  l'affaire 
se  trouvait  entre  les  mains  des  cardinaux  de  la  Pro- 
pagande. Après  avoir  tenu  plusieurs  séances,  ces  der- 
niers se  réunirent  le  20  mars  1713  pour  prononcer  le 
jugement  définitif.  Ils  déclarèrent  injuste  et  illégale  la 
sentence  rendue  contre  le  patriarche  Jacques. 

La  Congrégation  renvoya  à  plus  tard  l'examen  d'une 
autre  question,  celle  de  la  démission  du  patriarche. 
Elle  la  trancha  le  8  mai  de  la  même  année,  en  déclarant 
la  démission  de  Mgr  Jacques  nulle  et  de  nul  effet,  et  en 
rétablissant  celui-ci  dans  la  possession  de  son  siège 
patriarcal.  Voir  le  texte  de  ces  deux  décisions  dans 
Anaïssi.  Collectio,  p.  137-139. 

A  peine  les  décisions  de  la  Propagande  étaient-elles 
promulguées  qu'un  mandataire  de  l'antipatriarche 
arrivait  à  Rome.  De  nouveaux  écrits  versés  au  dossier 
furent  examinés  par  la  Congrégation  à  la  séance  du 
19  juin  1713.  Us  ne  produisirent  aucun  effet,  si  ce  n'est 
de  faire  confirmer  par  bref  apostolique  les  décisions 
précédentes.  Anaïssi,  ibid.,  p.  139-140;  De  Martinis, 
op.  cit.,  t.  vu,  p.  95. 

Le  document  pontifical  établit  le  droit  sur  cette  ques- 
tion pour  l'Église  maronite  :  les  électeurs  du  patriarche 
ne  peuvent  pas  défaire  ce  qu'ils  ont  une  fois  fait. 

A  la  suite  de  son  échec,  l'archevêque  d'Ehden  se 
tourna  vers  la  vie  religieuse.  Il  se  fit  jésuite,  et,  comme 
tel,  rendit  à  sa  nation  d'appréciables  services.  C'est 
le  témoignage  que  lui  rendent  les  Pères  du  concile  du 
Liban,  tenu  en  1736.  Part.  IV,  c.  vi,  n.  6,  ix.  Le  per- 
sonnage qui  assistait  à  ce  concile  en  qualité  d'ablégat 
apostolique  était  Assémani  lui-même,  qui  avait  plaidé 
contre  Georges  Benjamin  la  cause  du  patriarche'Aouad. 

Les  documents  pontificaux,  promulgués  à  Rome, 
n'arrivèrent  au  Liban  qu'après  un  assez  long  délai. 
Poullard  les  reçut,  en  effet,  au  mois  d'août  1713;  il  se 
mit  aussitôt  à  la  besogne.  Il  conféra  à  ce  sujet  avec  le 
custode;  et,  le  25  du  même  mois,  il  écrivit  aux  cheikhs 
de  'Ajaltoun  et  de  Ghosta,  dans  le  Kasrawân,  une 
lettre  pressante  et  pleine  d'onction;  puis,  il  adressa  à 
ses  collègues  d'Alep  et  de  Tripoli  un  résumé  des  ins- 
tructions qu'il  venait  de  recevoir.  En  même  temps,  il 
réussissait  à  aplanir  les  difficultés  qui  pouvaient  être 
soulevées  par  certains  missionnaires.  «  Jugeant  le 
terrain  suffisamment  préparé,  il  se  décida  à  frapper  un 
grand  coup  pour  couronner  son  œuvre.  Pendant  près 
de  deux  ans,  Mgr  Jacques  était  resté  à  Seïde  sous  sa 
sauvegarde  :  il  était  temps  qu'il  se  rendît  à.Cannobin 
reprendre  possession  du  siège  patriarcal.  »  Ristelhue- 
ber, op.  cit.,  p.  257-258.  Poullard  le  fit  conduire  à 
Qannoûbîn;  puis,  accompagné  d'une  suite  imposante, 
il  entreprit  un  voyage  dans  la  montagne  pour  régler 
définitivement  toutes  les  questions  relatives  à  cette 
affaire.  Ibid.,  p.  258-259.  «Les  décrets  du  Saint-Siège 
furent  publiés;  les  évêques  et  les  cheikhs  signèrent 
une  lettre  d'obéissance  au  pape  ;  ils  burent  à  sa 
santé  et  à  celle  du  patriarche;  les  Français  de  la 
suite  du  consul  chantèrent  eux-mêmes  l'Exaudial  dans 
les  églises  libanaises  et  tout  le  monde  cria  :  «  Vive 
le  Sultan  de  France  !>  Ristelhueber,  p.  259. 

C'est  dans  les  premiers  jours  de  janvier  1714  que 


MARONITE    (ÉGLISE),    PATRIARCHES,     XYIII*    SIÈCLE 


;s 


Mgr'Aouad  était  rentre  à  Qannoûbîn;  il  y  avait  été 
accompagné  par  plusieurs  évèques,  le  cheikh  Naufel 
El-Khazen  et  une  escorte  de  métoualis.  Entre  temps. 
l'antipatriarche  mourait  à  Raifoun,  le  8  septembre 
1713.  Cet  événement  ne  pouvait  que  faciliter  encore  le 
dénouement  de  la  nie.  Toutefois,  Vodium  plebis  ne 
désarma  pas  d'emblée,  notamment  dans  la  région 
de  Tripoli.  Quelques  fauteurs  de  désordres,  exploitant 
toutes  les  circonstances,  continuaient  de  critiquer  le 
patriarche  pour  entretenir  la  discorde  et  pêcher  en  eau 
trouble.  Ristelhueber,  op.  cit.,  p.  2C1-263.  De  plus,  au 
dire  de  .Jean- Jacques  de  Monhenault,  vice-consul  de 
France  à  Tripoli  (1714-1725),  et  de  deux  évèques  ma- 
ronites contemporains,  Farhàt  et  Qarrali,  le  manque 
de  souplesse  et  de  franchise,  de  la  part  du  patriarche, 
contribua  à  prolonger  dans  quelques  endroits  le 
malaise  populaire.  Relation  de  Farhàt  et  de  Qaraali 
dans  la  Chronologie  des  patriarches  maronites,  édit. 
Chartoûnî,  p.  46,  en  note,  et  p.  187  sq.;  cf.  Ristelhue- 
ber. op.  cit.,  p.  207.  «  La  plupart  des  maronites  de  la 
contrée  de  Tripoli  restaient  en  somme  plus  ou  moins 
ouvertement  hostiles  à  .Mgr  Jacques.  En  le  reconnais- 
sant, beaucoup  d'entre  eux  n'avaient  agi  que  par 
crainte  du  Saint-Siège.  Et  parmi  ceux  qui  continuaient 
a  le  combattre,  quelques-uns,  dans  leur  aveuglement, 
ne  reculaient  pas  devant  les  moyens  les  plus  dange- 
reux pour  leur  nation.  C'est  ainsi  qu'un  maronite 
d'Alep  s'était  adressé  au  pacha  en  lui  demandant  de 
se  saisir  du  patriarche  pour  en  établir  un  autre  à  sa 
place.  D'autres  même  n'hésitaient  pas  à  rejeter  la 
responsabilité  de  tout  ce  trouble  sur  les  Français  et  les 
missionnaires.  Tels  certains  chrétiens  du  Kesrouan 
qui,  malgré  leur  apparente  soumission,  semblaient  à 
.Monhenault  les  vrais  chefs  de  l'opposition.  Ils  lui 
adressèrent  une  lettre  fort  impertinente.  Très  irrités 
de  l'intervention  du  vice-consulat  de  France,  ils 
prièrent  Monhenault  de  cesser  de  se  mêler  d'une  affaire 
qui  ne  le  regardait  pas.  L'autorité  des  Turcs,  disaient- 
ils,  était  la  seule  qu'ils  reconnussent  :  ils  se  refusaient  à 
admettre  celle  des  «  Francs  »  et  allaient  jusqu'à 
menacer  le  vice-consul  de  la  justice  ottomane.  On  peut 
juger  à  quel  point  la  passion  avait  égaré  quelques 
maronites  pour  avoir  amené  ces  énergumènes  à  renier 
ainsi  tout  Je  passé  de  leur  nation.  L'ambassadeur  lui- 
même  s'était  ému  de  ces  excès.  Il  avait  remontré  aux 
notables  de  Tripoli  combien  ils  jouaient  un  jeu  plein 
de  périls.  Il  était  vraiment  criminel  de  leur  part  de 
risquer  faire  intervenir  la  Porte  dans  leurs  affaires, 
alors  que  la  communauté  maronite  était  la  seule  dont 
le  patriarche  pût  être  nommé  en  \oute  liberté,  sans 
obligation  de  solliciter  un  firman.  Ces  prévisions  fail- 
lirent se  réaliser.  Le  pacha  de  Tripoli  chargea  le 
cheikh  gouverneur  du  pays  d'Akkar  (situé  au  nord 
de  Tripoli),  ennemi  juré  des  métualis,  de  s'emparer  de 
Mgr  Jacques.  Par  bonheur,  les  neiges  obligèrent  sa 
petite  troupe  à  rebrousser  chemin  :  elle  dut  revenir  sans 
avoir  fait  autre  chose  que  de  découvrir  les  desseins  du 
pacha.  Le  prélat  eut  ainsi  le  temps  de  se  réfugier  dans 
les  cavernes  de  la  haute  montagne  et,  pour  l'en  déloger, 
il  eût  fallu  entreprendre  une  guerre  en  règle  contre  les 
métualis.  Ce  fut  la  dernière  alerte.  A  partir  de  ce 
moment...  les  esprits  se  calmèrent,  Torbey  et  les  mis- 
sionnaires aidant.  Ceux-ci  remirent  enfin  au  prélat 
les  objets  du  culte  appartenant  au  patriarcat.  La  paix 
se  rétablissait  peu  à  peu.  Bientôt  Poullard,  qui  n'avait 
cessé  de  suivre  avec  passion  le  succès  d'une  cause 
devenue  sienne,  pouvait  écrire  (le  1er  mai  1714)  au 
comte  de  Pontchartrain  :  «  Le  feu  qu'on  avait  allumé  à 
Tripoli  contre  le  patriarche  s'est  tout  à  coup  amorti 
par  la  protection  du  Roi.  •  Malgré  sa  soudaineté,  le 
calme  était,  cette  fois,  durable.  Le  consul  de  Seule 
continuait  à  surveiller  les  événements  et  à  en  rendre 
fidèlement  compte.  Il  n'entendait  plus  parler  des  agi- 


I  talions  de  Tripoli:  tout  y  était  donc  tranquille.  Les 
machinations  contre  le  patriarche  avaient  complète- 
ment échoué.  Monhenault  et  quelques  Français 
étaient  allés  rendre  visite  au  prélat;  ils  en  étaient 
revenus  charmés  des  bonnes  manières  et  de  la  poli- 
tesse de  Mgr  Jacques.  Toute  cette  grave  affaire  était 
donc  heureusement  terminée.  »  Ristelhueber,  op.  cit., 
p.  2  .'-2  >?. 

Dès  lors,  le  patriarche  put  entreprendre  aisément  la 
v isite  pastorale.  Il  allait  d'une  localité  à  l'autre,  et 
recevait  partout  les  plus  grandes  marques  d'honneur 
et  de  soumission.  Toutefois,  «  il  hésitait  encore  à  se 
rendre  au  Kesrouan,  dont  les  cheikhs  avaient  été  ses 
plus  cruels  ennemis.  Mais  Poullard  envoya  auprès 
d'eux  son  drogman  Ibrahim,  et  les  cheikhs  donnèrent 
leur  parole  de  bien  recevoir  Mgr  Jacques,  car  ils  étaient 
soumis  au  pape  comme  au  «  Sultan  de  France  »,  leur 
maître.  Ils  tinrent  leur  promesse,  implorant  leur  par- 
don les  larmes  aux  yeux.  Le  patriarche  ne  manqua  pas, 
dans  de  longues  lettres  en  italien,  de  tenir  Poullard  au 
courant  de  tous  les  détails  de  ce  voyage  triomphal.  Il 
finit  par  se  rendre  à  Deir-El-Kamar.  Il  y  fut  fort  bien 
accueilli  par  l'émir  des  druses  devant  lequel  il  put  se 
présenter  entouré  de  son  clergé  et  des  principaux 
notables  de  sa  nation,  désormais  parfaitement  unie.  » 
Ristelhueber,  p.  269-270. 

Il  est  certain  que,  dans  l'affaire  du  patriarche 
'Aouad,  Poullard  fit  preuve  de  beaucoup  de  tact, 
d'énergie  et  de  dévouement.  Mais  il  exagère  un  peu 
son  rôle  quand  il  déclare  avoir  empêché  une  révolte  ou 
écarté  un  schisme  avec  Rome.  Il  le  disait  pour  se  faire 
valoir  et  obtenir  une  récompense  de  ses  services, 
notamment  un  poste  plus  important  que  celui  de 
Seïde.  Ristelhueber,  op.  cit.,  p.  257,  260,  268-270.  En 
réalité,  ni  missionnaires,  ni  maronites  n'avaient  songé 
à  se  séparer  du  Saint-Siège.  Un  peuple  d'une  longue 
tradition  catholique  ne  renie  pas  en  un  jour  tout  son 
passé.  Toujours  attachés  à  l'Église,  les  maronites  ne 
contestèrent  pas  l'autorité  romaine,  et  ce  fut  juste- 
ment leur  souci  d'obéir  au  pape  qui  amena  la  fin  de  la 
crise.  Un  contemporain,  l'archevêque  Farhàt,  sacré 
par  le  patriarche  Jacques  lui-même,  nous  l'indique 
bien.  (Cité  par  Chartoûnî,  Chronologie  des  patriarches 
maronites,  p.  46  en  note.)  Clément  XI  nous  en  fournit 
la  confirmation  dans  un  bref  adressé  aux  maronites, 
le  18  août  1714.  (Bref  Magno  cum  animi,  dans  De 
Martinis,  Jus  pontifie,  t.  n,  p.  302).  Quocirca,  disait 
Benoît  XIV  à  propos  de  ces  événements,  Maronitse 
hoc  novum  suie  erga  Romanam  Sedem  obedientise  dede- 
runt  argumenlum.  Allocution  consistoriale,  13  juil- 
let 1744,  ibid.,  t.  m,  p.  152. 

Les  événements  venaient  de  reprendre  leur  cours 
normal  lorsque  un  nouveau  scandale  éclata  :  de  graves 
dissensions  entre  deux  membres  les  plus  en  vue  de 
l'épiscopat,  le  neveu  du  patriarche,  Simon  'Aouad, 
archevêque  de  Damas,  et  'Abdallah  Qaraali,  arche- 
vêque de  Beyrouth,  qui  nécessitèrent  l'intervention  du 
Saint-Siège.  Le  pape  députa,  en  effet,  un  ablégat,  le 
P.  Gabriel  Hawa  (Eva),  moine  maronite  de  l'ordre  de 
Saint-Antoine,  pour  le  règlement  de  cette  affaire. 
Voir  les  lettres  Etsi  quotquot,  29  janvier  1721;  Quod 
pastoralis  officii,  même  date:  Ex  Romani  Pontificis, 
1«  février  1721;  Cum  sicut  accepimus,  12  mars  1721, 
dans  Anaïssi,  Bull.,  p.  208-214;  De  Martinis,  op.  cit., 
t.  ii,  p.  342-341,  t.  vu,  p.  97-98.  Heureusement,  la 
mission  du  P.  Hawa  rétablit  la  paix  dans  l'Église 
maronite.  Voir  la  lettre  Exultavimus  corarn  Domino 
d'Innocent  XIII.  12  lévrier  1723,  dans  Vnaïssi,  Bull., 
p.  214-216. 

Sous  le  pontificat  de  Jacques  'Aouad,  Clément  XI 
fonda  à  Rome,  en  1707,  le  monastère  des  Saints 
l'icrre-el  -Marcellin,  qui  devait  servir  à  la  fois  de  mai- 
son   d'étude    pour    les    moines    de    l'ordre    de    Saint- 


79 


MARONITE    (ÉGLISE),   PATRIARCHES,    \YIIIe    SIKCLE 


«0 


Antoine  de  la  congrégation  dite  du  Mont-Liban  et 
d'hospice  pour  les  pèlerins  maronites.  Le  18  mars  1711, 
cet  établissement  fut  rattaché  par  la  Propagande  à 
l'ordre  en  question.  Voir  la  lettre  du  cardinal  Sacri- 
pantc,  préfet  de  la  Congrégation  de  la  Propagande, 
dans  Anaïssi,  Colleclio,  p.  141-142.  Sous  l'inspiration 
du  cardinal  Nicolas  Spinola,  l'institution  fut  dotée 
d'une  règle  spéciale  que  confirma  Clément  XII,  lettre 
In  supremo  militantis  Ecclesiœ,  14  juillet  1732,  dans 
Anaïssi,  Bull.,  p.  227-231,  et  que  modifia,  à  deu\  re- 
prises, Benoît  XIV.  Lettres  lnjunrlum  nobis,  7  oc- 
tobre 1744,  et  Apostolatus  officium,  8  nov.  1745,  dans 
Anaïssi,  Bull.,  p.  318-328.  En  1753,  la  maison  fut 
transférée  près  de  Saint-Pierre-ès-liens,  où  elle  se 
trouve  encore,  et  placé  sous  le  vocable  de  Saint- 
Antoine  le  Grand.  Lettre  Alias  porrectus  nobis  de 
Benoît  XIV,  18  décembre  1753,  dans  Anaïssi,  Bull., 
p.  347-348.  Cf.  le  patriarche  Mas'ad,  op.  cil.,  p.  161- 
162.  Enfin,  nous  -ne  saurions  passer  sous  silence  les 
services  rendus  indirectement  à  la  science  par  Jacques 
'Aouad.  Il  prêta,  en  effet,  un  concours  efficace  —  les 
orientalistes  doivent  lui  en  savoir  gré  —  à  J.-S.  Assé- 
mani  qui,  sur  l'ordre  du  pape,  était  allé  en  Orient 
pour  l'acquisition  de  manuscrits  grecs,  syriaques  et 
arabes.  Tous  ces  manuscrits  sont  actuellement  à  la 
Mibiiothèque  vaticane.  Cf.  Bibl.  or.,. t.  i,  prœf.,  p.  xi. 

Après  un  long  pontificat,  Jacques  'Aouad  rendit  le 
dernier  soupir  au  couvent  de  Mar-Challita,  dans  le 
Kasrawân,  le  12  (et  non  pas  le  9)  février  1733.  Voir 
les  lettres  de  son  successeur  et  du  collège  électoral  au 
pape  et  à  la  Congrégation  de  la  Propagande,  dans  le 
Cod.  Val.  lai.  7258,  fol.  208-209  et  212-213. 

L'élection  du  nouveau  patriarche  n'alla  pas  sans 
difficulté.  Les  évêques  étaient  divisés.  Deux  candidats 
obtinrent  chacun  six  voix,  un  troisième,  deux  et  un 
quatrième,  une.  A  un  certain  moment,  une  manœuvre 
simoniaque  s'esquissa.  Pour  y  parer,  l'on  cessa  les 
scrutins,  et  l'on  élut  par  acclamation  Joseph  Dergham 
El-Khazen,  évèque  de  Ghosta.  Voir  la  lettre  adressée 
à  la  Propagande  par  l'un  des  électeurs,  'Abdallah  Qa- 
raali,  archevêque  de  Beyrouth,  28  février  1733,  dans 
Anaïssi,  Collect.,  p.  143-144;  Le  Quien,  Oriens  chris- 
tianus,  t.  m,  col.  76.  Ce  fut  le  25  (et  non  pas  le  24) 
février  1733,  au  couvent  de  Raïfoun,  dans  le  Kas- 
rawân. Immédiatement,  le  patriarche  désigna  le 
P.  'Abdallah  Serour  (Serur),  pour  porter  à  Rome  les 
lettres  électorales.  Clément  XII  confirma  Joseph  El- 
Khazen  sur  le  siège  patriarcal  et,  à  la  postulation  de 
Joseph  Ascevolini,  avocat  consistorial,  lui  accorda  le 
pallium.  Lettre  Cum  nos  a  vinculo,  18  décembre  1733, 
dans  Anaïssi,  Bull.,  p.  232-234;  voir  aussi  p.  235-237. 

L'événement  principal  du  pontificat  de  Joseph 
El-Khazen  fut  la  tenue,  en  1736,  du  synode  du  Mont 
Liban.  (C'est,  sans  doute,  par  distraction  que  M.  S.  Des- 
landes le  désigne  sous  le  nom  de  concile  de  'Aïn- 
Traz,  dans  les  Échos  d'Orient,  1922,  t.  xxv,  p.  321.) 
Cette  assemblée  marque  une  date  importante  dans 
l'histoire  de  l'Église  maronite,  puisqu'elle  donna  à 
celle-ci  sa  charte  constitutionnelle.  —  Au  lendemain 
de  l'élection  de  Joseph  El-Khazen,  la  question  d'une 
réforme  fut  sérieusement  agitée.  La  recherche  d'une 
latinisation  inconsidérée,  mal  comprise,  le  manque 
d'une  organisation  ecclésiastique  définie,  la  suite  des 
douloureux  événements  racontés  plus  haut,  avaient 
jeté  le  trouble  dans  les  esprits  et  le  bouleversement 
dans  la  discipline.  Le  besoin  de  remédier  aux  abus  se 
faisait  grandement  sentir.  Dijesa  del  sinodo  libanese 
celcbrato  d'ordine  délia  Santa  Sede  nel  Monte  Libano 
l'anno  1736,  Rome,  1741,  p.  55.  A  la  nécessité  de 
réformer  les  institutions  se  joignait  le  souci  d'éviter 
les  remèdes  sans  effets.  Aussi  jugea-t-on  nécessaire  de 
s'assurer  le  concours  de  l'autorité  pontificale.  Cf.  deux 
lettres  adressées  par  trois  archevêques  maronites,  le 


28  février  1733,  à  la  Propagande,  dont  l'une  se  trouve 
dans  le  Cod.  Vat.  lut.,  7262,  fol.  178  et  l'autre  dans  la 
Dijesa  del  sinodo  libanese,  citée  plus  haut,  p.  55-50. 
Le  patriarche,  les  évêques  et  les  principaux  du  clergé 
séculier  et  régulier  écrivirent  au  pape,  à  la  Propagande 
et  à  divers  cardinaux  de  la  Curie,  demandant  l'envoi 
de  J.-S.  Assémani  en  qualité  de  légat  pontifical.  Lettre 
du  28  juillet  1734,  dans  Sijnodus  provincialis  a  Remo 
D.  Patriarcha  Anliochenu,  Archiepiscopis  et  episcopis, 
nec  non  clero  seculari  et  regulari  nationis  Sijrorum 
Maronitarum  una  cum  Remo  D.  Josepho  Simonio 
Assemano,  Sedis  Apostolicœ  Ablegalo,  in  Monte  Libano 
celebrata  annol  736,  diebus  30  septembres,  prima  et 
secundo  octobris.  Clémente  XII  Pont.  Max.,  Ruine. 
1820,  p.  il.  Voir  ibid.,  p.  m,  les  autres  lettres  du  27  et 
31  juillet  et  du  8  août  de  la  même  année.  Rome  exauça 
le  vœu  des  maronites  et  Assémani  fut  envoyé  avec 
faculté  de  réunir,  au  besoin,  un  concile.  Voir  les 
diverses  pièces  ibid.,  p.  m-xiv  et  Anaïssi,  Collectio, 
p.  146-147.  La  Congrégation  de  la  Propagande  lui 
donna  des  instructions  particulières  touchant  la 
réforme  de  plusieurs  questions  disciplinaires,  notam- 
ment la  séparation  des  monastères  de  moines  et  de 
moniales,  l'érection  canonique  des  éparchies,  les  droits 
qu'on  exigeait  à  l'occasion  de  la  distribution  des 
saintes  huiles  et  de  la  collation  des  ordres.  Muni  de 
tous  ces  documents,  Assémani  quitta  Rome  le 
17  décembre  1735;  mais,  à  cause  de  la  mauvaise  saison. 
il  ne  put  arriver  à  Beyrouth  que  le  17  juin  de  l'annee 
suivante.  De  là,  il  se  rendit  à  Qannoûbîn,  auprès  du 
patriarche.  Le  1er  juillet,  celui-ci  fit  lire  à  l'église,  en 
présence  de  l'épiscopat,  du  clergé,  des  notables  et 
d'un  grand  nombre  de  fidèles,  les  brefs  apostoliques  et 
les  lettres  de  la  Propagande.  Voir  le  rapport  écrit  par 
Assémani  sous  le  titre  :  Relazione  dcU'ablegazionc 
apostolica  alla  nazione  de'  Maroniti  nella  Siria,  e 
Monte  Libano  di  Monsignor  Giuseppe  Simonio  Assé- 
mani alla  S.  Congregazione  de  Propaganda  Fide, 
Rome,  1741,  p.  2-4;  J.-S.  Assémani,  Bibl.  iuris,  t.  i, 
p.  vi-vm.  Le  jour  suivant  (2  juillet),  patriarche  et 
évêques  écrivirent  à  Rome  pour  témoigner  de  leur 
gratitude  et  de  leur  parfaite  soumission  aux  ordres 
du  souverain  pontife.  Ces  lettres  se  trouvent  dans 
l'append.  du  synode  du  Liban,  p.  445-449. 

Avant  de  quitter  la  ville  éternelle,  Assémani  avait 
élaboré  un  vaste  programme  de  réforme;  il  avai' 
même  rédigé  en  latin,  sans  doute  pour  le  soumettre  à  la 
Propagande,  le  schéma  du  concile  qu'il  se  proposait 
de  réunir.  Un  maronite,  André  Scandar,  professeur  à 
la  Sapience  et  interprète  de  langues  orientales  près  la 
S.  C.  de  la  Propagande,  en  fit  une  traduction  arabe, 
terminée  le  15  novembre  1735.  (Cette  traduction  est 
conservée  parmi  les  mss.  de  la  Vaticane  :  cod.  Vat; 
syr.  399.)  Ce  n'est  pas  le  texte  qui  fut  plus  tard  adopté. 
Dans  l'intervalle,  Assémani  dut  le  modifier;  car,  lors 
de  son  arrivée  chez  le  patriarche.il  fut  obligé  de 
traduire  en  arabe  le  texte  latin  qu'il  avait  préparé. 
Relazione,  p.  5-7.  Le  programme  de  réforme,  dressé 
par  Assémani,  rencontra  dans  l'entourage  même  du 
patriarche,  une  sourde  opposition.  Le  véritable  insti- 
gateur en  était  Élie  Mohasseb,  évêque  d'Arka  et 
vicaire  patriarcal.  Par  des  manières  habiles,  mais  peu 
franches,  il  arriva  à  gagner  le  patriarche  et  ceux  dont 
la  réforme  menaçait  les  intérêts  ou  les  commodités. 
Aussi  les  discussions  préalables  furent-elles  longues  et 
laborieuses.  Nous  ne  pouvons  entrer  dans  le  détail 
de  leur  histoire;  c'est  un  autre  travail  qu'il  faudrait 
pour  les  retracer.  Relazione,  p.  7-10. 

Les  débats  portèrent  principalement  sur  les  points 
suivants  :  monastères  mixtes  ou  doubles,  division  de< 
éparchies,  formation  du  clergé,  discipline  des  sacre- 
ments, droits  exigés  à  l'occasion  de  la  collation  des 
ordres,  de  la  distribution  des  saintes  huiles,  des  dis- 


81 


MARONITE    (ÉGLISE),    PATRIARCHES,    XVIIIe    SIÈCLE 


go 


penses  matrimoniales  et  de  la  levée  des  peines  ecclé- 
siastiques. Voir  Relcaione,  p.  1-1  sq.;  le  P.  Fromage, 
Lettres  édifiantes,  lue.  cit.,  p.  409,  -111:  un  rapport 
conservé  aux  archives  de  l'hospice  maronite  de  Home, 
publié  par  Anaïssi,  Colleetio,  p.  1-18.  La  patience  intel- 
ligente de  l'ablégat  apostolique,  le  bon  sens  du  pa- 
triarche et  de  l'épiscopat,  l'intervention  prudente  de 
deux  consuls  de  France,  M.  Martin  et  le  cheikh  Naufel 
El-Khazen,  neveu  du  patriarche,  l'activité  discrète 
des  jésuites  et  des  missionnaires  de  Terre-Sainte 
finirent  par  avoir  raison  de  toutes  les  intrigues.  L'ac- 
cord s'étant  fait  dans  les  commissions  préparatoires 
sur  le  texte  à  proposer  aux  délibérations  des  Pères, 
Joseph  El-Khazen  et  l'ablégat  convoquèrent  officiel- 
lement le  synode  pour  le  30  septembre  1736,  au  monas- 
tère de  Loaîsah,  dans  le  Kasrawàn.  Synode  du  Liban, 
p.  xv-xvi  :  Relcaione,  p.  9-10. 

Les  sessions  commencèrent  à  la  date  fixée  pour 
l'ouverture  du  concile  et  durèrent  trois  jours  consécu- 
tifs, à  raison  de  deux  par  jour.  Elles  s'entourèrent 
d'une  solennité  toute  particulière,  et  jamais  l'Église 
maronite  n'avait  connu  pareille  assemblée.  A  côté 
des  évêques  et  des  dignitaires  des  deux  clergés  séculier 
et  régulier,  siégeaient  des  prélats  d'autres  Églises 
orientales,  des  représentants  des  missions  latines  éta- 
blies en  Syrie  et  un  grand  nombre  de  chefs  et  d» 
notables  de  la  nation.  Tous  apposèrent  leurs  signa- 
tures au  texte  du  synode.  Le  patriarche,  les  évêques, 
les  moines,  les  prélats  étrangers  et  les  religieux  latins 
écrivirent  à  Rome  pour  annoncer  au  Saint-Siège  la 
tenue  et  la  clôture  régulières  du  synode,  en  demander 
la  confirmation  et  prier  d'en  imprimer  le  texte  à  la 
typographie  de  la  Propagande.  Dans  les  autres  lettres 
adressées  au  pape  et  à  la  Propagande,  le  patriarche 
exalta  le  mérite  d'Assémani.  Le  patriarche  et  l'ablé- 
gat firent  copier  en  plusieurs  exemplaires,  dûment 
authentiqués  à  l'intention  des  évêques,  le  texte  conci- 
liaire dont  l'original  arabe  allait  être  porté  à  Rome. 
Puis,  d'un  commun  accord,  ils  décidèrent  d'appliquer 
immédiatement  les  mesures  les  plus  urgentes,  et 
notamment  de  supprimer  ces  monastères  mixtes  où 
moines  et  moniales  vivaient  côte  à  côte,  séparés  les 
uns  des  autres  par  une  simple  clôture,  mais  dépendant 
de  la  même  autorité  et  possédant  les  mêmes  biens. 
Cette  pratique  était  assez  répandue  en  Orient,  et 
remontait  à  une  époque  très  reculée.  Nous  en  voyons 
déjà  la  condamnation  dans  la  Novelle  cxxm,  36,  de 
Justinien  et  au  VIIe  concile  œcuménique,  tenu  à 
N'icée,  en  787.  Mansi,  Concil.,  t.  xm,  col.  437;  Théod. 
Ralsamon,  Canones  Sanclie  et  universalis  Vil  synodi, 
P.  G.,  t.  cxxxvn,  col.  990-994;  et  voir  E.  Marin,  Les 
moines  de  Constantinople,  Paris,  1897,  p.  41-42.  Le 
patriarche  et  l'ablégat  convinrent  d'affecter  certains 
monastères  exclusivement  aux  femmes  et  d'autres 
aux  hommes.  Assémani  se  mit  à  la  besogne.  Le  pa- 
triarche l'appuyait  en  tout.  Son  action  ne  rencontra 
d'abord  pas  de  résistance;  mais  lorsqu'il  arriva  aux 
trois  monastères  de  'Aïn-Warqa,  de  Mar-Challita 
(saint  Artémius)  et  de  Raïfoun,  situés  dans  le  Kas- 
rawàn, il  se  heurta  à  une  opposition  systématique, 
irréductible,  menée,  pour  'Aïn-Warqa,  par  Jean 
Estéphan,  évêque  de  Laodicée,  et,  pour  Mar-Challita, 
par  Elie  Mohâsseb,  évêque  d'Arka.  A  Raïfoun,  sur 
l'instigation  d'Élie  Mohâsseb,  le  patriarche  lui-même 
qui  avait  établi  sa  résidence  dans  ce  monastère,  chan- 
gea d'attitude  et  voulut  maintenir  le  statu  quo. 
L'évêque  d'Arka,  d'intelligence  avec  son  collègue  de 
Batroun  (Botrysj,  Etienne  Douaïhi  (Aldoense),  porta 
même  Joseph  El-Khazen  à  prescrire  aux  moines  et  aux 
moniales  qui  avaient  accepté  la  réforme,  de  rétablir 
les  monastères  mixtes.  C'était  déjà  une  tactique  assez 
hardie.  Mais  il  y  a  plus  grave,  et,  cette  fois,  le  P.  Élie 
Pelice  (Elias  Sa'd),  secrétaire  du  patriarche,  quelques 


membres  de  la  famille  El-Khazen,  un  missionnaire 
latin  et  un  ancien  élève  du  collège  de  Rome  appor- 
tèrent leur  concours  aux  mécontents.  Pour  rendre  (ont 
accord  impossible  entre  l'ablégat  et  le  patriarche. 
Mohâsseb,  Douaïhi  et  Sa'd  représentèrent  à'  celui-ci 
la  réforme  des  monastères  comme  une  tache  a  l'hon- 
neur des  religieux  et  de  la  nation  tout  entière,  et  le 
poussèrent  à  faire  distribuer  une  véhémente  protesta 
tion,  à  plus  de  100  exemplaires,  aux  évêques,  aux 
moines,  aux  moniales,  aux  chefs  et  principaux  du 
peuple  maronite,  aux  consuls  de  France,  aux  mission- 
naires latins,  aux  anciens  élèves  de  Rome,  à  Assémani 
lui-même.  Inspiré  et  poussé  par  de  tels  conseillers,  le 
patriarche  alla  jusqu'à  déclarer  qu'il  ne  reconnaissait 
plus  l'ablégat,  qu'il  lui  enlevait  toute  juridiction  sur 
les  maronites  et  qu'il  portait  l'affaire  devant  le  Saint- 
Siège.  Une  pareille  volte-face  déconcerte.  Peu  expé- 
rimenté dans  la  science  du  droit,  impressionné  par 
l'argumentation  de  ses  hommes  de  confiance,  Joseph 
El-Khazen  se  laissa  circonvenir  et  commit,  de  bonne 
foi  sans  doute,  un  grave  excès  de  pouvoir.  Relazione, 
p.  19  et  24.  En  revanche,  le  plus  grand  nombre  des 
évêques,  la  grande  majorité  des  Khazen,  les  Hobaïch 
de  Ghazir,  les  anciens  élèves  de  Rome,  les  moines  de 
l'ordre  de  Saint-Antoine  de  la  Congrégation  du  Mont- 
Liban,  les  Pères  de  Terre-Sainte,  les  jésuites,  les  capu- 
cins et  les  carmes  déploraient  ces  tristes  incidents;  ils 
désapprouvaient  les  remuants  conseillers  du  patriarche 
et  tenaient  pour  la  séparation  bien  nette  entre  monas- 
tères d'hommes  et  monastères  de  femmes. 

Devant  une  telle  opposition,  les  conseillers  du 
patriarche,  pour  donner  à  leurs  prétentions  une  teinte 
juridique,  déplacèrent  la  controverse  en  soulevant 
deux  autres  questions  :  celle  de  l'institution  canonique 
des  éparchies  avec  les  pouvoirs  et  les  obligations  qui  en 
résultent,  et  celle  des  taxes  relatives  à  la  collation 
des  ordres  et  à  la  distribution  des  saintes  huiles. 
L'application  de  la  réforme  sur  ces  points,  disaient-ils, 
lésera  les  droits  du  patriarche;  celui-ci,  à  l'exclusion 
des  évêques,  a  seul  juridiction  pleine  et  entière;  il  est 
le  chef  immédiat  de  tous  les  maronites,  les  autres  pré- 
lats ne  sont  que  ses  vicaires.  Ainsi,  d'un  conflit  d'inté- 
rêt, ils  voulaient  faire  un  conflit  de  doctrine.  Mais  si 
leur  théorie  pouvait  être  acceptable  avant"  le  synode 
du  Mont-Liban,  elle  ne  l'était  plus  après.  En  tout  cas, 
elle  fut  sérieusement  combattue  par  l'ablégat  aussi 
bien  que  par  les  autres  évêques.  Sur  ces  entrefaites, 
de  nouvelles  instructions  arrivèrent  de  -Rome;  le 
Saint-Siège  insistait  sur  la  mise  en  pratique  de  la 
réforme  et  son  application  aux  articles  controversés. 

Assémani  quitta  la  Syrie  en  1738  sans  avoir  pu 
mettre  à  exécution  les  ordres  du  pape;  il  alla  visiter  les 
maronites  de  Chypre  où  il  assembla,  le  7  mars  de  la 
même  année,  un  synode  diocésain  dont  les  actes  furent 
envoyés  au  patriarche,  aux  évêques  et  à  la  Congréga- 
tion de  la  Propagande.  De  Chypre,  l'ablégat  se  rendit 
en  Egypte  pour  visiter  les  diverses  communautés 
chrétiennes  catholiques  et  non  catholiques.  De  là, 
il  retourna  à  Rome.  Dès  son  arrivée,  il  présenta  à 
Clément  XII  et  à  la  Propagande  le  texte  du  synode  du 
Mont-Liban.  Le  pape  chargea  une  commission  de 
cardinaux  de  l'étudier.  Décret  de  la  Propagande, 
27  août  1741,  p.  473  du  Synode  du  Liban.  Le  parti 
de  l'opposition  fit  entendre  ses  plaintes  violentes  jus 
qu'au  milieu  de  la  curie.  Il  était  représenté  à  Rome, 
par  un  prêtre,  Élie  Felice  (Elias  Sa'd),  qui  avait  pour- 
tant rempli  au  synode  les  fonctions  de  secrétaire.  La 
discussion  n'était  plus  limitée  aux  articles  d'abord 
litigieux.  On  attaquait  toute  l'œuvre  conciliaire,  char- 
geant de  calomnies  la  personne  de  l'ablégat.  Élie 
Felice  avait  dû  abuser  du  mandat  à  lui  donne  par  le 
patriarche.  Celui-ci  n'eût  certainement  pas  approuvé, 
en  celte  occurrence,  l'attitude  peu  digne  d'un  manda- 


83 


MARONITE     (ÉGLISE^,      PATRIARCHES,     XYIIJe    SIÈCLE 


84 


taire  patriarcal.  Quoi  qu'il  en  soit,  l'affaire  traînait 
en  longueur,  et  la  querelle  s'envenimait  de  plus' en 
plus.  On  discutait  encoie  avec  ardeur  la  légitimité  du 
synode  lorsque  Clément  XII  mourut,  le  6  février  17  10. 
La  longue  vacance  du  siège  apostolique  (elle  dura  plus 
de  six  mois),  n'était  pas  de  nature  à  apaiser  les  esprits. 
Il  était  réservé  à  Benoît  XIV  de  faire  justice  de  toutes 
ces  intrigues.  I.e  nouveau  pape  confirma  la  commission 
établie  par  Clément  XII  et  dont  le  ponent  était  le  car- 
dinal Rezzonico  (le  futur  Clément  XIII).  Après  avoir 
examiné  les  articles  discutés,  pesé  les  prétentions 
des  parties  adverses  et  considéré  les  raisons  invoquées 
pour  et  contre  la  demande  d'une  approbation  ponti- 
ficale du  synode,  la  Commission  répondit  :  Dilata,  et 
eliganlur  revisores  totius  synodi,  ut  référant,  an  sil 
locus  dicta'  approbation/,  Del  quomodo.  Conformément 
à  cette  décision,  le  pape  désigna  trois  réviseurs  :  un 
italo-grec,  le  P.  Rodota,  écrivain  à  la  Vaticane,  et 
deux  maronites,  Gabriel  Hawa  (Eva),  aichevêque  de 
Chypre,  qui  résidait  à  Rome,  et  le  P.  Thomas  Budi, 
abbé  général  de  l'ordre  de  Saint-Antoine  de  la  congré- 
gation du  Mont-Liban,  l'un  des  Pères  du  synode,  qui 
s'était  rendu  à  la  ville  étemelle  en  1740.  (Nous  avons 
lu  le  votum  du  P.  Rodota  dans  le  Cod..  Vat.  lat.  7401, 
fol.  320  sq.;  il  porte  la  date  du  10  juillet  1741.)  La 
révision  une  fois  terminée,  on  en  .communiqua  le 
résultat  au  pape  et  aux  cardinaux  de  la  Commission. 
Benoît  XIV  ordonna  que  celle-ci  tînt  séance  en  sa 
présence,  ce  qui  fut  fait  au  Quirinal,  le    7  août  1741  : 

Proposita  fuerunt  in  congregatione  huiusmodi  dubia, 
qua'  sequuntur  :  1.  An  constat  de  legitimitate  dicta-  synodi? 
2.  An  canon  quoad  cohabitationem  prohibitam  monialium 
seu  mulierum  cum  monachis  sustineatur;  vel  quomodo 
moderandus?  3.  An  canon  prohibens  patriarcha:  quam- 
cunique  exactionem  in  distributione  olei  sancti  parochis 
sustineatur  et  mereatur  confirmationem?  4.  An  canon 
quoad  residentiam  episcoporum  maronitarum  in  propriis 
titulis  ecclesiarum  episcopalium,  sit  approbandus,  et  quid 
quoad  appendicem  synodi  cap.  41,  in  quo  adest  divisio 
sedium  episcopalium,  cum  limitibus  diœcesum  maroni- 
tarum,  pro  distributione  diœcesum  in  tôt  episcopis,  ita  ut 
non  possint  amoveri  a  patriarcha?  5.  An  sit  consulendum 
SS"»1  pro  approbatione  dicta*  synodi  etiam  per  brève 
Aposlolicum?  —  Ad  quai  sane  dubia,  omnibus  sedulo 
expensis,  per  eosdem  cardinales  responsum  fuit  :  Ad  1 . 
Constare  de  legitimitate  Synodi,  omnibus  suffragantibus. 
Ad  2.  Pro  approbatione  canonis,  citra  tamen  approbatio- 
nem  monasteriorum.  Ad  3.  Approbandum,  et  ad  SSum. 
qui  dignetur  alio  modo  providere  D.  Patriarchae.  Ad  4. 
Pro  approbatione  canonis  demandantis  residentiam  epis- 
coporum, et  ad  SSum  quoad  contenta  in  appendice  cap.  41 
in  quo  proponuntur  metropolitanorum  et  episcoporum 
maronitarum  sedes  et  limites.  Ad  5.  Ad  SSum,  qui 
dignetur  approbare  Synodum  cum  brevi  Apostolico. 

Par  la  constitution  Singularis  Romanorum  du 
1er  septembre  1741,  Benoît  XIV  approuva  in  forma 
specifica  le  synode  du  Mont-Liban.  Il  écrivit  encore 
d'autres  brefs  concernant  les  querelles  soulevées  à 
cette  époque,  tel  le  bref  Apostoliea  prœdeeessorum  du 
14  février  1742,  pour  le  règlement  des  taxes  et  l'érec- 
tion des  diocèses  en  conformité  de  la  réponse  aux  3e  et 
4e  doutes. 

Verum  inter  alia  dubia,  quae  proposita  et  examinata 
fuerunt  in  particulari  congregatione  aliquot  venn.  fratrum 
nostrorum  S.  R.  E.  cardinalium  negotiis  Propagandae 
Fidei  prsepositorum  pro  approbatione  dictse  synodi  a 
nobis  deputata  et  coram  nobis  habita,  etiam  haec  duo  fuere 
discussa,  nempe  primum  :  An  canon  prohibens  Patriarcha; 
quameumque  exactionem  in  distributione  olei  sancti 
parochis  sustineatur  et  mereatur  confirmationem?...  Nos 
igitur,  qui  nihil  optamus  impensius,  quant  ut  ccclesiastica 
disciplina  per  universum  catholicum  orbem  ubi  quidem 
intégra  viget  magis  magisqiie  eonfirmetur,  ubi  vero  collapsa 
est  opportune  instauretur;  ut  in  rébus  tanti  momenti 
ea,  qua  opus  est,  consilii,  maturitatis  et  examinis  ratione 
procederemus,  venn.  fratri  nostro  Vincentio  S.  R.  E.  prae- 
fata?   cardinali    Petra    nuncupato   ejusdem   congregationis 


Propagandae   Fidei  pra:fecto  commisimus,  ut,  postquam 

cum  dicta;  synodi  revisoribus  aliiscfue  rertmi  Maronitaiuru 
perdis  super  prsemloslr  accuratissime  egisset,  ad  nos 
referret.  Quoniam  autem  ipse  ven.  frater  Vincentius 
cardinalis,  auditis  revisoribus  aliisque,  ut  praemittitur, 
rerum  Maronitarum  peritia  instruclis,  erutisque  ex  Archivio 
dicta;  congregationis  Propagandae  Fidei  documentis,  iisque 
invicem  expensis,  ad  nos  retulit,  oblationes  pecuniarias 
vel  alterius  rei  pra*stationes  fieri  quidem  tempore  et  occa- 
sione  distributionis  sacrorum  oleorum,  rêvera  esse,  ut  ab 
initio  coeptum  luit,  pecuniarias  oblationes  vel  alterius  rei 
pra'Stationes,  Patriarchis  pro  tempore  existentibus  ali- 
mentorum  et  dignitatis  tuendae  munerisqtie  patriarchalis 
commodum  obeundi  causa  débitas  atque  praescriptas... 
Modernum  Patriarcham  ejusqne  praedecessores,  nec  non 
tam  eos  qui  dédissent,  quam  qui  accepissent  dictas  obla- 
tiones pecuniarias  vel  alterius  rei  prsestationes,  easque  sive 
datas  vel  dandas,  sive  acceptas  vel  accipiendas  pro  sacro- 
rum oleorum  distributione  esse  existimassent,  ab  oinni 
simoniacae  labis  pravitate  et  turpi  avaritiae  quaestu  immunes 
fuisse  et  esse,  neque  in  posterum  a  quoquam,  ausu  temera- 
rio,  veluti  simoniacos  et  avaros  insimulari  posse  et  debere 
declaramus.  Piaeterea  ne  moderno  et  pro  tempore  exis- 
tenti  Patriarchae,  ut  pra?mittitur,  desint  alimenta  et  subsi- 
dia,  statuimus  et,  quatenus  opus  sit,  praecipimus  et  man- 
damus  omnibus  et  singulis  ecclesiarum,  monasteriorumque 
parochis  et  superioribus  nationis  Maronitarum,  ut  singuli 
parochi  et  superiores  hujusmodi,  juxta  designationem 
instructionemque  ab  ipsa  congregatione  Propagandae 
Fidei  confectam,  atque  una  iisdem  nostris  literis  adjun- 
gendam,  et  in  virtute  sanctae  obedientise  et  sub  pœnis 
ad  Apostolicae  Sedis  et  pro  tempore  existentis  Patriarchae 
arbitrium  imponendis  omnino  servandam,  singulis  annis 
die  dominica  infra  octavam  solemnitatis  B.  Virginis  Mariae 
Immaculatse  in  ccelum  Assumptas  a  currenti  anno  1742, 
incipientes  in  perpetuum  Patriarchae  pro  tempore  existenti 
antedictas  pecuniarias  oblationes  sub  nomine  caritativi 
subsidii  contribuant  et  solvant...;  ipse  vero  pro  tempore 
existens  Patriarcha  alio  opportuno  tempore  sacra  olea 
gratis  omnino  transmittat  sive  distribuât  et  nihil  penitus 
vel  pecuniae  vel  alterius  cujuscumque  rei  etiam  a  sponte 
dantibus  recipiat  aut  exigat.  De  Martinis,  Jus  pontifie, 
t.  m,  p.  48-52;  voir  ibidem,  p.  47-48,  en  note,  le  bref  Literie 
fralernitalis  lues,  19  lévrier  1742,  adressé  au  patriarche. 
Nous  verrons  plus  loin  les  mesures  édictées  par  le 
pape  touchant  les  diocèses.  Le  porteur  des  instruc- 
tions pontificales  fut  le  P.  Élie  Felice  lui-même,  auquel 
la  Propagande  confia  aussi,  pour  le  remettre  au  pa- 
.triarche,  l'original  arabe  du  synode.  Mais  le  P.  Felice 
était  encore  en  route,  lorsque,  le  13  mai  1742,  Joseph 
El-Khazen  passa  à  meilleure  vie.  Dès  son  arrivée  au 
Liban,  Felice  informa  le  Préfet  de  la  Propagande  de 
la  situation  créée  par  la  mort  du  patriarche  et  de  son 
intention  de  conserver  par  devers  lui,  jusqu'à  nouvel 
avis,  les  choses  dont  il  était  chargé.  Rome  lui  enjoignit 
de  bien  les  garder  afin  de  les  transmettre  plus  tard  au 
successeur  légitime  de  Joseph  El-Khazen. 

Sur  toutes  ces  questions,  voir  J.-S.  Assémani,  Bibl. 
juris,  t.  i,  p.  v-vm;  Kalendaria  Ecclesiœ  universœ,  Rome, 
1755,  t.  v  (préface);  Relazione,  p.  12  sq.;  une  lettre  d'Assé- 
mani  à  Clément  XII,  17  janvier  1737,  dans  l'append.  du 
Synode  du  Liban,  p.  460-465;  un  rapport  anonyme  écrit 
par  un  contemporain  qui  avait  pris  part  au  règlement  de 
ces  affaires,  sous  le  titre  :  Relazione  di  alcuni  aceidenli 
occorsi  nella  Siria  presso  la  nazione  maronita,  e  provvedimenli 
sopra  di  essi  presi  dalla  Santa  Sede  apostoliea  (Rome,  1744); 
deux  fascicules  imprimés  de  la  plaidoierie  présentée  cum 
summario  à  la  Propagande  în  difesa  del  sinodo  libanese, 
Rome,  1741;  la  Risposta  alla  difesa  di  Monsignor  /M1"0 
e  Remo  Giuseppe  Simonio  Assémani,  umiliata  alla  S.  C. 
de  Prop.  Fide  dal  saeerd.  Elia  Felice,  imnato  del  Patriarca 
de'Maroniti,  aux  archives  de  Saint-  Pierre-ès-liens  à  Rome 
(cod.  AF  XI.  101);  cette  Risposta  est  citée  par  Hugo 
Laemmer,  Zur  Kirchengeschichie  dis  sechszehnten  uni 
siebenzelmten  Jahrhundcrts,  Fribourg-en-B.,  1863,  p.  60. 
Voir  aussi  un  rapport  conservé  aux  archives  de  l'hospice 
maronite  de  Rome  et  publié  par  Anaïssi,  Collcct.,  p.  14S- 
149;  Étienne-Évode  Assémani,  Bibl.  medic.  laurent.  et  palat. 
cod.  mss.  orient,  ealalogus,  p.  118-120;  le  décret  de  la  Propa- 
gande du  27  août  1741,  p.  472-474  du  Synole  du  Liban; 
les   brefs   de   Benoît    XIV,  Singularis   Romanorum    Ponti- 


3J 


MARONITE     (ÉGLISE),     PATRIARCHES,     X\l!Ie     SIÈCLE 


86 


ficum,  1"  septembre  1741  (confirmation  du  synode); 
Quam  de  pnvclura.  Il  septembre  1741  (à  Assémani).  dans 
ÉU-Év.  Asscinani,  loc.  cit.,  p.  120-122;  Apostolicse  seroitutis 
omis,  16  février  1712,  dans  R.  De  Martinls,  Benedicti  XIV 
acta  sive  nondum  sive  sparsim  édita  nunc  primum  collecta, 
t.  i,  Naples,  1894,  p.  103-105;  Super  ad  sedandas,  16  mars 
1743,  dans  R.  De  Martinis,  Jus  pontifie.,  t.  ni,  p.  104-105. 

Les  synodes  antérieurs  à  celui  du  Mont-Liban  se 
caractérisaient  d'une  façon  générale  par  un  achemi- 
nement vers  l'adoption  des  usages  et  des  lois  de  l'Église 
romaine.  Le  synode  du  Mont-Liban  consacre  la  plu- 
part des  résultats  acquis,  rétablit  cependant  sur  divers 
articles  la  discipline  ancienne,  reproduit  différentes 
dispositions  du  concile  de  Trente  et  donne  à  l'Église 
maronite  un  statut  complet  et  définitif.  Le  rédacteur 
de  ce  texte  synodal  ne  se  contenta  pas  de  libeller  les 
lois;  il  voulut  faire  de  son  travail  un  chef-d'œuvre  de 
science  et  d'érudition,  à  tel  point  que  plusieurs  conciles 
modernes  de  l'Orient  catholique  y  ont  puisé  largement. 
On  peut  dire  qu'en  élaborant  cette  vaste  législation, 
Assémani  a  bien  mérité  de  son  Église  et  de  son  pays. 

Au  point  de  vue  strictement  juridique,  seule  la 
traduction  latine  du  synode,  ayant  été  confirmée  in 
forma  specifica,  a  force  de  loi  pontificale.  C'est  pour- 
tant le  texte  arabe  qui  a  réglé  la  pratique  de  l'Église 
maronite  jusque  vers  la  lin  du  xixe  siècle.  En  effet, 
de  la  traduction  latine  il  n'existait  qu'un  exemplaire 
manuscrit,  celui  des  archives  de  la  Propagande.  La 
première  édition  imprimée  en  fut  donnée  à  Rome  en 
1820.  Décret  de  la  S.  C.  de  la  Propagande,  8  sep- 
tembre 1820,  en  tête  de  cette  édition.  Mais  le  texte 
arabe  ava.t  été  publié  en  1788,  à  l'imprimerie  du  cou- 
vent de  Saint-Jean-Baptiste  de  Choua'r  (Liban),  aux 
frais  de  l'illustre  maronite,  le  cheikh  Ghandour  Saïd 
Kl-Khouiï,  consul  de  France  à  Beyrouth.  L'envoi  au 
patriarche  et  aux  évêques  de  vingt  exemplaires  de 
l'édition  romaine  ne  changea  rien  à  la  situation;  car 
les  prélats  maronites  de  cette  époque,  sauf  deux, 
n'avaient  aucune  connaissance  de  la  langue  latine.  Au 
reste,  il  ne  venait  à  l'idée  de  personne  que  le  texte 
approuvé  à  Rome  fût  différent  de  l'arabe  signé  par 
les  Pères  du  concile.  Voir  un  mémoire  concernant  le 
texte  arabe,  par  le  patriarche  Mas'ad  (1854-1890), 
dans  P.  'Abboud,  Biographie  du  patriarche  Joseph 
Estéphan  (en  arabe),  Beyrouth,  1911,  append.,  p.  134- 
145.  Aussi,  dans  la  pratique,  on  n'eut  entre  les  mains 
qu'un  texte  conforme  à  l'original  arabe  jusqu'au  jour 
où  Mgr  Joseph  Xajm,  archevêque  maronite,  fit  paraî- 
tre, en  1900,  une  traduction  de  l'édition  romaine. 
Cette  remarque  ne  sera  pas  sans  intérêt  pour  celui 
qui  voudrait  comprendre  certaines  controverses  juri- 
diques soulevées  au  cours  du  xvm°  et  du  xixe  siècle. 
Dans  la  discussion,  les  patriarches  maronites  se  fon- 
daient sur  le  texte  arabe,  qui  dilîère  parfois  notable- 
ment  du  texte  latin,  seul  reconnu  à  Rome. 

L'élection  du  successeur  de  Joseph  Dergham  El- 
Khazen  donna  lieu  à  des  luttes  qui  désolèrent  le 
clergé  aussi  bien  que  le  peuple.  On  élut,  en  effet,  deux 
patriarches,  soutenus  chacun  par  des  partisans  irré- 
ductibles :  événement  sans  exemple  dans  les  annales 
maronites.  Les  électeurs  présents  aux  funérailles  du 
défunt  patriarche  élurent,  à  la  majorité,  dès  le  lende- 
main de  l'inhumation  de  ce  dernier,  sans  attendre, 
ni  même  prévenir  les  absents,  l'archevêque  de  Damas, 
Simon  'Aouad.  Mais  celui-ci  n'ayant  point  accepté,  ils 
portèrent  leur  choix  sur  Elias  Mohasseb,  archevêque 
d'Arka.  Cette  seconde  élection  s'accomplit  le  surlen- 
demain (15  mai)  de  la  mort  de  Joseph  El-Khazen. 
Voir  une  note  écrite  par  le  nouvel  élu,  Elias  Mohasseb, 
sur  un  rituel  d'ordinations,  et  citée  par  P.  Chebli  dans 
la  revue  Al-Machriq,  1899,  t.  n,  p.  642.  L'archevêque 
de  Chypre  et  celui  de  Tyr  étaient  absents:  ils  sacrèrent, 
avec  l'assistance  d'un  prélat  de  rit  syrien,  deux  nou- 


I  veaux  eveques  afin  de  pouvoir  procéder  à  l'élection 
d'un    autre    patriarche.    Les   voix    se    portèrent    sur 

>  l'archevêque  de  Chypre,  Tobie  El-Khazen.  Les  élec- 
teurs de  Mohasseb  se  prévalaient  de  leur  nombre.  Les 
autres,  se  fondant  sur  la  nullité  d'une  élection  faite 
au  mépris  de  la  loi,  prétendaient  que  le  droit  d'élire 
leur  était  dévolu.  On  raisonnait  mal  de  part  et  d'autre. 
En  tout  cas,  les  deux  compétiteurs  se  mirent  aussitôt. 
au  grand  scandale  du  public,  à  exercer  la  juridiction 
patriarcale.  Puis,  d'accord  avec  leurs  électeurs  respec- 
tifs, ils  envoyèrent  en  cour  de  Rome  des  procureurs 
dûment  accrédités,  porteurs  des  lettres  synodales 
habituelles.  Le  Saint-Siège  se  trouvait  donc  saisi  de 
deux  élections  contestées.  Des  trois  mesures  suggérées 
au  souverain  pontife,  l'annulation  par  voie  adminis- 
trative des  actes  des  deux  assemblées  avec  ordre  de 
procéder  à. une  nouvelle  élection,  la  convocation  des 
deux  élus  à  Rome  et  l'obligation  pour  celui  dont 
l'élection  n'aurait  pas  été  jugée  légitime  de  s'y  fixer, 
enfin  la  solution  de  l'affaire  judiciario  ordine,  c'est  à 
la  dernière  que  Benoît  XIV  donna  la  préférence.  A 
cet  effet,  il  confia  à  une  congrégation  spéciale  de  car- 
dinaux le  mandat  d'examiner  les  procès-verbaux  des 
deux  élections,  d'entendre  les  représentants  des 
parties  en  cause  et  d'étudier  les  documents  qu'ils 
fourniraient.  Les  dubia  s'établirent  sous  cette  forme  : 
/.  An  ulla  electio  sustineatur?  Et  quatenus  neutra; 
II.  An  sit  danda  sanalio,  et  cui?  Et  quatenus  non  sit 
danda;  III.  Quomodo  providendum?  La  réponse  devait 

i  être  prononcée  en  présence  du  souverain  pontife  lui- 
même.  L'instruction  de  l'affaire  une  fois  terminée,  la 
congrégation  tint  séance  devant  le  pape,  le  15  fé- 
vrier 1743;  elle  proposa,  à  l'unanimité  des  voix,  la 
solution  suivante  : 

Plene  auditis  viris  missis  a  pra;fatis  electis,  et  defenso- 
ribus,  ac  recognitis  omnibus  scripturis,  pro  utraque  parte 
productis,  communi  voto  censuit,  attentis  peculiaribus,  ac 
gravibus  nullitatibus,  in  dictis  electionibus  repertis,  neu- 
tram  electionem,  seu  postulationem  sustineri,  nec  esse 
locum  sanationi  alicujus,  nec  non,  cassata  utraque  electione, 
j  seu  postulatione,  per  Sanctissimum  Dominum  Nostrum 
esse,  juxta  sacros  canones,  et  stylum  inconcussum  Sedis 
Apostolicse  in  sirmlibus casibus,  providendam ex  integro  pra> 
fatam  Ecclesiam  patriarchalem  de  persona  sibi  bene  visa, 
et  quatenus  eam  providerit  in  aliquem  episcopùm,  provi- 
sionem  fieri,  prœcedente  solutione  vinculi  cum  ejus  Ecclesia, 
eaque  omnia  Congregatio  submisit  judicio  Sanctitatis 
Suae. 

Le  pape  approuva  cette  résolution  dont  l'intérêt, 
pour  nous,  réside  surtout  dans  les  motifs  juridiques 
qui  l'ont  inspirée.  Le  cas  était  sans  précédent  dans 
l'histoire  maronite  et  aucun  texte  législatif  ne  pré- 
voyait cette  éventualité.  En  outre,  l'assemblée  tenue, 
le  4  juillet  1631,  chez  le  cardinal  Pamphili  (le  futur 
Innocent  X)  et  dont  Benoît  XIV  lui-même  nous  rap- 
porte les  conclusions,  avait  déclaré  que  les  lois  géné- 
rales de  l'Église  n'atteignaient  pas  les  Orientaux  nisi 
in  tribus  casibus  :  primo,  in  materia  dogmatum  fldei; 
secundo,  si  Papa  explicite  in  suis  constitutionibus  jaciat 
mentionem  et  disponat  de  prœdictis;  tertio,  si  implicite 
in  iisdem  constitutionibus  de  eis  disponat,  ut  in  casibus 
(ippcllationum  ail  fulurum  concilium.  Constit.  Allatœ 
sunt,  26  juillet  1755,  §  44. 

Or,  au  fait,  c'est  le  droit  des  Décrétâtes  qu'on 
appliqua  à  l'élection  de  l'archevêque  d'Arka  :  Quoa 
si  eos  (il  s'agit  des  électeurs)  vocatos  non  fuisse  consti- 
terit,  sed  contemplos,  infirmunda  erit  penilus  electio 
taliter  celebrata,  nisi  poslea  propter  bonum  pacis  cura- 
verint  consentire.  C.  28,  A',  De  electione  et  electi  potestate, 
I,  vi ;  cf.  aussi  ibid.,C.  .'i6  et  55.  On  fit  valoir  ensuite, 
entre  autres  circonstances  aggravantes,  la  prise  de 
possession  de  l'office  patriarcal  avant  la  vérification 
par  le  Saint-Siège  des  opérations  électorales  et  la 
confirmation  de  l'élu.   Plus  graves  encore  étaient  les 


87 


MARONITE    (ÉGLISE),    PATRIARCHES,    X  V  IlJe    SIÈCLE 


88 


causes  qui  viciaient  l'autre  élection.  D'abord,  on  ne 
pouvait  se  prévaloir  d'un  droit  de  dévolution,  puis- 
qu'on n'avait  pas  obtenu,  au  préalable,  une  sentence 
du  supérieur,  cassant  l'élection  ou  la  déclarant  non 
avenue.  En  second  lieu,  l'ordination  des  deux  évêques 
était  illégale,  et,  partant,  la  formation  d'un  nouveau 
collège  électoral  contraire  aux  canons.  Enfin,  Mgr  de 
Chypre  avait  été  élu  au  milieu  du  tumulte  populaire 
et  avec  l'ingérence  du  pouvoir  séculier.  Voir  Rela- 
zione  di  alcuni  accidenti,  p.  16-19;  l'allocution  de 
Benoît  XIV  au  consistoire  du  13  juillet  1744,  dans 
De  Martinis,  Jus  pontif.,  t.  m,  p.  152.  Les  deux  élec- 
tions furent  donc  déclarées  nulles  et  les  droits  des 
électeurs  dévolus  au  souverain  pontife.  La  législation 
de  l'Église  maronite  n'ayant  rien  indiqué  touchant 
cette  question,  l'assemblée  cardinalice  ne  voyait  pas 
comment  s'en  tirer  autrement.  On  se  réclamait,  sans 
doute,  du  c.  23,  X,  De  electione  et  electi  potestate,  I,  vi, 
et  de  sa  Glose  ou  du  c.  18,  De  electione  et  eiecti  potestate, 
I,  vi,  in  VI0.  Mais  dans  le  cas  présent,  l'adaptation  en 
était,  peut-être,  un  peu  forcée.  Quoi  qu'il  en  soit,  la 
résolution,  homologuée  par  le  pouvoir  suprême,  avait 
force  légale;  elle  créait  un  précédent  juridique.  En 
effet,  le  pape,  déclarant  se  réserver,  pour  cette  fois, 
la  provision  du  siège  patriarcal,  rendait  toute  objec- 
tion inutile.  Voir  les  brefs  Quod  non  luimana,  13  mars 
1743,  et  Magna  non  minus,  14  mars  de  la  même  année, 
dans    De   Martinis,    Jus    pontifie.,    t.  ni,    p.   96-98. 

Mais  le  lendemain,  Benoît  XIV  se  hâta  de  rassurer 
l'épiscopat  maronite  au  sujet  de  ses  droits  électifs, 
ibid.,  p.  96-97.  C'est  donc  le  pape  qui,  se  substituant 
aux  électeurs,  allait  pourvoir  ex  integro  à  la  collation 
de  la  dignité  patriarcale.  Son  choix  se  porta  sur  le 
doyen  de  l'épiscopat,  Simon  'Aouad,  archevêque  de 
Damas.  Est  ille  inter  episcopos  maronitas  decanus; 
aberat  longe  a  turbarum  prœsentium  tumultu,  quibus 
se  minime  miscueral;  seseque  ab  omni  ambitu  alienum 
stenderat,  cum  omnem  operam  posuisset,  ne  patriarcha 
eligeretur.  Allocution  consistoriale  du  13  juillet  1744, 
dans  De  Martinis,  Jus  pontif.,  t.  m,  p.  153.  Voir  aussi 
le  bref  Nuper  ad  nos,  16  mars  1743,  ibid.,  p.  99-103. 
Au  surplus,  'Aouad  était  un  prélat  instruit  et  d'une 
doctrine  sûre. 

Mais  comment  procéder  à  l'exécution  de  la  sentence 
pontificale?  Dans  certains  milieux  de  la  curie,  on  se 
montrait  inquiet  :  imposer  d'office  un  patriarche  qui 
n'a  pas  été  élu,  ne  serait-ce  pas  pour  les  maronites 
une  cause  de  schisme?  On  fit  part  de  cette  crainte  au 
souverain  pontife.  Mais  on  raisonnait  sans  tenir 
compte  du  long  passé  d'un  peuple.  Les  maronites, 
fort  jaloux  de  leurs  traditions  catholiques,  ne  pou- 
vaient guère  songer  à  une  révolte  contre  un  ordre 
venu  de  Rome.  Néanmoins,  le  pape  crut  plus  sage 
d'employer  quelques  précautions.  Il  nomma  un  ancien 
custode  de  Terre-Sainte,  le  P.  Giacomo  di  Lucca, 
ablégat  et  commissaire  apostolique  aux  fins  de  signi- 
fier aux  maronites  les  décisions  du  Saint-Siège.  Mais 
le  P.  Giacomo  n'était  pas  à  Rome;  la  Propagande 
l'avait  chargé  d'une  mission  en  Palestine.  D'autre 
part,  on  ne  voulait  pas  notifier  aux  agents  des  deux 
patriarches  les  mesures  pontificales.  On  envoya  à 
l'ablégat  les  brefs  et  les  instructions  nécessaires  par  un 
homme  de  confiance,  le  P.  Luigi  di  Casai  Maggiore, 
également  mineur  obsérvantin.  Bref  Nuper  ad  sedan- 
das,  16  mars  1743,  dans  Jus  pontifie.,  ibid.,  p.  104. 
Le  pape  le  chargeait  aus:;i  par  le  même  bref  de  mettre 
la  main  à  l'exécution  des  ordres  confiés  au  P.  Felice. 
A  ces  documents,  le  cardinal  Petra,  préfet  de  la  Pro- 
pagande, joignit  deux  lettres  au  consul  de  France  à 
Sidon  et  au  grand  émir  du  Liban,  les  priant  de  prêter 
leur  concours  à  l'envoyé  pontifical. 

Ayant  reçu  les  instructions  de  Rome,  le  P.  Giacomo 
se  rendit  au  pays  des  maronites,  et  il  s'acquitta  de  son 


mandai  à  la  satisfaction  générale.  Idem  reverenctissi- 
mus  ablegatus  vesler,  écrivaient  les  évêques  maronites 
au  pape,  munere  suo  apud  nos  prudenter,  sapienter. 
ai:  studiosissime  defunclus  est.  Jus  pontifie.,  p.  155. 
Les  pourparlers  ne  traînèrent  pas  en  longueur.  Les 
lettres  pontificales  étaient  parties  de  Rome  au  mois 
de  mars  1743;  et  le  7  octobre  suivant,  l'épiscopat  maro- 
nite se  trouvait  déjà  réuni  au  couvent  de  Harisa  pour 
témoigner  publiquement  de  son  obédience  au  nouveau 
patriarche  et  procéder  à  son  intronisation  rituelle,  qui 
s'accomplit  le  11  du  même  mois.  Après  quoi,  plusieurs 
documents  furent  rédigés,  qui  attestaient  la  pleine 
soumission  des  maronites  aux  ordres  du  Saint-Siège  : 
procès-verbal  des  actes  de  l'assemblée  de  Harisa, 
lettres  adressées  au  pape  par  le  patriarche,  les  évêques 
et  la  famille  El-Khazen,  procuration  chargeant  Assé- 
mani  de  solliciter  le  pallium.  Le  tout  fut  porté  à  Rome 
par  le  P.  Desiderio  da  Casabasciana,  secrétaire  de 
l'ablégat. 

Au  consistoire  du  13  juillet  1744,  Benoît  XIV  fit 
l'éloge  des  maronites  et  accorda  le  pallium  à  Simon 
'Aouad.  Voir  les  Actes  de  ce  consistoire  dans  Jus 
pontifie,  t.  m,  p.  151-156,  et  dans  Anaïssi,  Bull., 
p.  292-308.  Voir  aussi  la  Relazione  di  alcuni  accidenti. 
p.  19-30;  diverses  lettres  pontificales  du  11  août  1744 
et  du  20  juillet  1746,  dans  Jus  pontifie,  t.  m,  p.  157- 
159,  289-294,  et  dans  Anaïssi,  Bull,  p.  308-316. 

La  paix,  ainsi  rétablie  dans  l'Église  maronite,  fut 
de  courte  durée.  Une  querelle  surgit  bientôt  entre  le 
patriarche  et  cinq  évêques.  Ceux-ci  poussèrent  l'au- 
dace jusqu'à  contester  la  juridiction  de  leur  chef,  à 
défendre  au  clergé  et  aux  fidèles  de  leurs  diocèses  de  le 
reconnaître,  et  à  nommer  provisoirement  un  vicaire 
ou  administrateur  patriarcal.  Patriarche  et  dissidents 
portèrent  leurs  plaintes,  en  1745,  devant  la  cour 
romaine.  La  majorité  numérique,  qui  soutenait  le 
patriarche,  était  aussi  la  pars  sanior  du  clergé  et  de  la 
nation.  Le  pape  députa  au  Liban  un  homme  bien  qua- 
lifié pour  rétablir  la  concorde,  Fr.  Desiderio  da  Casa- 
basciana, custode  de  Terre-Sainte.  Il  le  chargea  aussi 
de  promouvoir  l'observation  du  synode  libanais  et  des 
différentes  ordonnances  pontificales,  rendues  à  cette 
occasion.  Voir  les  brefs  A  dilecto  filio  au  patriarche, 
10  juillet  1746;  Nemini  sane  au  P.  Desiderio,  22  juil- 
let 1746;  Non  possumus  aux  cinq  évêques  en  question, 
et  Prseclara  de  constanti  au  clergé  et  aux  fidèles  de 
leurs  diocèses,  même  date,  dans  Jus  pontifie.,  t.  m. 
p.  289-294. 

Les  28-30  novembre  1755,  Simon  'Aouad  réunit, 
obéissant  à  une  lettre  de  Benoît  XIV  (6  mars  1754), 
une  assemblée  synodale  pour  assurer  la  mise  en  pra- 
tique du  concile  du  Liban.  Les  actes  de  cette  assem- 
blée sont  dans  Chartoûnî,  Les  synodes  maronites, 
Beyrouth,  1904,  p.  9-14;  cf.  la  lettre  de  Benoît  XIV, 
Quoniam,  dans  Jus  pontifie,  t.  m,  p  560-561.  Au  rap- 
port du  patriarche  Mas'ad  (cité  par  le  P.  Harfouche 
dans  Al-Macliriq.  t.  vi,  p.  890),  le  même  prélat  aurait 
tenu  un  premier  synode,  le  12  septembre  1744.  Malgré 
nos  recherches  au  Liban  et  ailleurs,  nous  n'en  avons 
pu  trouver  le  texte  nulle  part. 

C'est  sous  le  pontificat  de  Simon  'Aouad  que  se 
produisirent  les  premières  agitations  causées  par  la 
célèbre  visionnaire  Hendiyé  ou  Hendiyah.  De  son 
vrai  nom  Anne,  surnommée  ensuite  Hendiyé,  elle 
naquit  de  la  famille  'Ajeymi,  à  Alep,  le  6  août  1720. 
Élevée  pieusement  par  sa  mère,  elle  se  livra,  dès 
l'enfance,  à  l'enthousiasme  d'une  mystique  exagérée. 
A  l'âge  de  douze  ans,  elle  fut  admise  dans  la  confrérie 
du  Sacré-Cœur,  fondée  à  Alep  par  les  jésuites,  puis 
dirigée  par  les  lazaristes.  A  dix-huit  ans,  elle  se  mit 
sous  la  conduite  du  P.  Antoine  Venturi,  S.  J.  Celui-ci 
eut  le  tort  de  ne  pas  régler  son  mysticisme,  et  de  laisser 
son  esprit  trop  imaginatif  s'enivrer  d'illusions  roma- 


39 


MARONITE    (ÉGLISE),    PATRIARCHES.    XYIIie   SIÈCLE 


90 


ncsques.  Malgré  tout,  sa  dirigée  acquit  de  bonne  heure 
une  grande  réputation  de  sainteté.  Dès  lors,  on  com- 
prend l'influence  considérable  qu'elle  put  exercer  dans 
un  pays  profondément  religieux,  facilement  enclin  au 
mysticisme,  au  milieu  d'un  peuple  à  la  foi  vive  et  à  la 
piété  simple.  Les  jésuites  commencèrent  par  la  pa- 
tronner. Après  l'avoir  agrégée  spirituellement  à  la 
Compagnie,  ils  voulaient  la  faire  entrer  au  couvent 
de  la  Visitation,  établi,  sous  leur  direction,  à  '.Antoura, 
dans  le  Kasrawân.  .Malgré  un  séjour  de  près  de  huit 
mois  chez  les  visitandines,  elle  refusa  obstinément  d'y 
prendre  le  voile,  persuadée  d'avoir  à  remplir  une  mis- 
sion spéciale.  Notre-Seigneur  lui  était  apparu  à  plu- 
sieurs reprises,  disait-elle,  et  lui  avait  intimé  l'ordre 
de  jeter  les  bases  d'une  nouvelle  congrégation  sous  le 
vocable  du  Sacré-Cœur.  Ce  devait  être  proprement  le 
but  de  son  action  ;  et  nous  la  verrons  le  poursuivre  avec 
opiniâtreté.  De  'Antoura,  on  la  transféra  au  couvent 
maronite  de  Saint- Jean-Baptiste  de  Harache,  situé 
dans  la  même  région.  Elle  y  passa  près  de  deux  ans, 
toujours  inflexible  dans  son  idée.  Enfin,  la  congréga- 
tion projetée  fut  fondée  à  Békorki  (localité  voisine  de 
Harache  et  de  'Antoura)  et  sa  règle  approuvée  par  le 
patriarche  Simon  'Aouad  et  certains  évêques  maro- 
nites. C'était  en  1750. 

Entre  temps,  les  jésuites  s'étaient  déclarés  contre 
Hendiyé  et  avaient  fait  rappeler  en  Europe  son  direc- 
teur, le  P.  Venturi.  Naturellement,  le  patriarche  se 
trouvait  être  le  premier  de  ses  défenseurs.  Certains 
personnages  appartenant  à  d'autres  communautés 
chrétiennes  de  la  Syrie,  l'émir  de  la  Montagne  lui- 
même,  Molham  Chihàb  (1732-1754),  la' soutenaient. 
Toutefois,  un  peu  inquiet,  Simon  'Aouad  chargea  un 
prêtre  fort  instruit,  Michel  Fadel,  de  faire  une  enquête 
sérieuse  sur  Hendiyé  et  sa  congrégation.  Fadel,  à  la 
suite  de  son  enquête,  rédigea  un  rapport  élogieux.  Le 
patriarche  le  publia;  et  dès  lors,  le  conflit  s'envenima 
entre  lui  et  les  jésuites.  Ces  derniers,  portèrent  la 
question  à  Rome,  et  ne  manquèrent  pas  de  desservir 
le  patriarche  et  les  évêques  auprès  du  Saint-Siège. 
Les  choses  en  vinrent  au  point  que  'Aouad  se  crut 
obligé  d'interdire  aux  maronites,  sous  peine  d'excom- 
munication, tout  rapport  avec  les  Pères  de  la  Compa- 
gnie. Voir  P.  'Abboud,  Biographie  de  Hendiyé  (en 
arabe),  Beyrouth,  1910,  p.  1-50;  deux  rapports  de 
Fr.  Desiderio  da  Casabasciana,  ablégat  apostolique, 
dans  P.  'Abboud,  Relazioni  délia  nazione  maronila 
colla  Santa  Sede  nel  secolo  XVIII,  t.  i,  Beyrouth,  1909, 
p.  78  sq.,  100  sq.  Ce  n'est  donc  pas,  comme  on 
l'a  prétendu,  parce  que  les  jésuites  s'étaient  déclarés 
contre  la  superstition  de  recueillir  et  de  distribuer  en 
reliques  le  sang  de  Hendiyé,  que  le  patriarche  porta 
cette  mesure. 

Par  le  bref  Ad  supremam  du  4  janvier  1752,  le  pape 
blâma  Simon  'Aouad  de  s'être  prononcé  dans  une 
affaire  de  telle  importance  sans  avoir,  au  préalable, 
consulté  le  Saint-Siège;  il  supprima  en  même  temps  la 
congrégation  du  Sacré-Cœur  et  ordonna  le  transfert 
de  Hendiyé  dans  un  autre  monastère.  Voir  le  bref  dans 
Jus.  pontifie,  t.  m,  p.  482-483.  Voir  aussi  un  autre 
bref  Alias  nostras,  15  janvier  1753,  dans  R.  De  Marti- 
nis,  Benedicti  XIV  acta,  t.  ir,  p.  122-124;  une  lettre  de 
J.  S.  Assémani  à  l'archevêque  d'Alep,  dans  'Abboud, 
Relazioni,  t.  i,  p.  37-39  de  la  partie  arabe.  Puis,  le 
9  décembre  suivant,  il  envoya  auprès  des  maronites 
un  ablégat  apostolique,  Fr.  Desiderio  da  Casabasciana, 
qui  avait  passé  plusieurs  années  (1743-1750)  au  milieu 
d'eux,  et  le  chargea  de  mener  une  enquête  approfondie 
sur  l'affaire  de  Hendiyé.  Voir  les  brefs  Hasce  nostras, 
9  décembre  1752;  Immcnsa  pastorum  et  Ex  ipsis 
aliorum,  même  date,  dans  R.  De  Martinis,  Benedicti 
XIV  acta.  t.  h,  p.  118-120. 

L'envoyé    pontifical    arriva    à    Sidon    vers    la    fin 


d'avril  1753;  de  là  il  se  rendit  auprès  du  patriarche, 
au  couvent  de  Machmouchet  (Liban  sud),  où  les  cir- 
constances avaient  obligé  Simon  'Aouad  à  fixer  sa 
résidence.  Le  premier  désir  de  l'ablégat  était  de  récon- 
cilier 'Aouad  et  les  jésuites.  Les  pourparlers  dans  ce 
sens  furent  laborieux;  mais  on  a  tort  d'attribuer  les 
difficultés  au  patriarche.  Sur  ce  point  le  long  rapport 
de  l'ablégat  donne  toutes  les  précisions  désirables. 
Texte  dans  P.  'Abboud,  Relazioni,  t.  i,  p.  100-118.  On 
peut  y  voir  aussi  comment  le  patriarche  justifie  sa 
conduite  dans  toute  cette  affaire. 

La  visite  apostolique  commença  le  18  mai  1753, 
pour  être  terminée  le  17  juillet  suivant.  L'ablégat 
visita  le  couvent  de  Békorki  aussi  bien  que  les  deux 
monastères  de  'Antoura  et  de  Harache,  où  Hendiyé 
avait  séjourné  avant  la  fondation  de  sa  congrégation 
du  Sacré-Cœur.  Le  résultat  de  l'enquête  fut  très 
favorable  à  la  visionnaire.  Voir  une  déclaration  de 
l'ablégat,  ibid..  t.  n,  p.  531,  et  son  rapport,  1. 1,  p.  134- 
190  de  la  partie  italienne.  Dans  ces  conditions,  on  ne 
jugea  pas  à  propos  d'appliquer  à  l'endroit  de  Hendiyé 
et  de  son  œuvre  les  ordres  du  Saint-Siège.  Cette  con- 
duite était  d'autant  plus  justifiée  que  les  circonstances 
n'auraient  guère  permis  d'agir  autrement.  Ibid.,  t.  i, 
p.  129-131.  Cependant,  l'agitation  ne  touchait  pas  à 
sa  fin;  elle  devait  donner  lieu,  entre  Rome  et  le  Liban, 
à  d'autres  allées  et  venues. 

De  retour  à  Rome,  Fr.  Desiderio  fit  part  de  ses 
impressions  au  souverain  pontife.  Benoît  XIV  adressa 
alors  au  patriarche  la  lettre  Benedictus  Dei.s  du 
12  mars  1754.  Voici  le  passage  qui  concerne  Hendiyé  ; 
Denique  quoad  dilectam  in  Christo  filiam  Annam  A  gémi 
(Hendiyé  'Ajeymi)  puellam  Aleppinam  muneris  tui 
parles  esse  ducimus,  ut  ipsa  a  piis  prudenti busqué  ani- 
marum  directoribus  instrualur  atque  adsistalur,  ut 
procul  absit  a  publica  hominum  frequenlia,  plausu,  et 
acclamatione,  ne  uel  levis  umbra  vanitalis  virtutem 
ipsius  ofjendat  ac  periculis  exponat,  neque  novis  dissi- 
diis,  dissensionibus  et  offensionibus  detur  occasio.  Cete- 
rum  si  quidquam  amplius  hac  in  re  opus  juerit,  non 
omiltemus  fralernitati  tuse  significare.  Jus  pontifie., 
t.  m,  p.  350,  n.  1.  Mais  le  pape  qui  avait  en  pareilles 
matières  une  compétence  particulière  voulut  savoir 
le  fin  mot  de  cette  affaire.  Il  demanda  à  Fr.  "Desiderio 
d'écrire  un  rapport  circonstancié  sur  les  vertus  de 
Hendiyé  et  les  grâces  dont  elle  prétendait  être  favo 
risée.  Dans  ce  travail,  il  devait  faire  état  uniquement 
des  faits  et  des  informations  enregistrés  par  lui-même. 
En  outre,  le  pape  confia  à  d'autres,  notamment  au 
P.  Isidore  Mancini,  des  minimes,  le  soin  d'examiner 
les  écrits  relatifs  à  Hendiyé  et  à  sa  congrégation. 
P.  'Abboud,  Biographie,  p.  126, 129, 134-146.  L'ablégat 
formula  ses  conclusions  dans  le  sens  d'une  action  sur 
naturelle.  Voir  P.  'Abboud,  Relazioni,  t.  i,  p.  134- 
190.  Les  autres  consulteurs  furent  d'un  avis  contraire. 
Rapport  du  P.  Mancini  dans  'Abboud,  ibid.,  p.  195- 
211.  Voir  aussi  le  résumé  d'un  autre  rapport  dans  la 
Biographie  de  Hendiyé,  p.  143-146.  Ce  que  voyant,  le 
pape  réunit,  au  mois  de  janvier  1755,  une  assemblée 
de  cardinaux  pour  trancher  la  question,  et  le  25  du 
même  mois,  la  Propagande  écrivait  au  patriarche  en 
traitant  «  d'illusions  manifestes  »  les  extases,  visions 
et  révélations  de  la  voyante  et  de  «  crédulité  •  la  con- 
duite de  ses  directeurs.  'Abboud,  Relazioni,  t.  i, 
p.  213;  voir  aussi  ibid.,  p.  289,  le  rapport  du  cardinal 
Boschi  de  1779.  En  conséquence,  Benoît  XIV  imposai; 
à  la  voyante  égarée  un  nouveau  directeur  spirituel, 
Fr.  Carlo  Innocenzo  di  Cuneo,  franciscain  de  l'obser- 
vance. Ibid.,  p.  215.  Celui-ci  se  présenta  au  patriarche 
qui  donna  des  ordres  conformes  à  la  décision  pontifi- 
cale. Cette  histoire  ne  finit  pas  pour  autant.  Hendiyé 
ne  trouva  pas  la  décision  de  son  goût.  Elle  accepta 
le  nouveau  directeur,  mais  en  apparence  seulement, 


91 


MARONITE     (ÉGLISE),     PATRIARCHES,      XVIII*     SIÈCLE 


92 


car  elle  n'en  continua  pas  moins  ses  relations  avec 
l'ancien.  Aussi  le  P.  di  Cuneo  ne  tarda-t-il  pas  à  quitter 
le  couvent  de  Békorki.  P.  'Abboud,  Biographie 
de  Bendivé,  p.  148-151. 

Sur  ces  entrefaites,  le  patriarche  Simon  'Aouad 
mourut  à  Machmouchet,  le  12  février  1750;  le  28, 
l'archevêque  de  Chypre,  Tobie  El-Khazen,  était  élu  à 
sa  place  selon  les  dispositions  du  synode  du  Liban, 
et  préconisé  au  consistoire  du  27  mars  1757.  Les  actes 
de  ce  consistoire  et  les  documents  relatifs  à  l'élection 
de  Tobie  EI-Khazen,  dans  Jus  pontifie. ,  t.  m,  p.  681- 
686,  t.  vn,  p.  184-186;  Anaïssi,  Bull.,  p.  354-374. 

Le  nouveau  patriarche  établit  sa  résidence  dans  le 
Kasrawân,  surtout  au  couvent  de  Mar-Rouhana.  Au 
début  de  son  pontificat,  il  se  montra  très  soucieux  de 
la  mise  en  pratique  du  synode  libanais.  A  cette. fin, 
il  réunit  l'année  même  de  son  élection,  le  25  août,  un 
concile  au  monastère  de  Saint-Antoine  de  Beq'ata 
(Kasrawân).  Texte"  de  ce  concile  dans  Chartoùnî,  op. 
cit.,  p. 14-17.  Mais  bientôt,  il  chercha,  sans  pourtant  y 
réussir,  à  porter  atteinte  à  la  division  canonique  des 
éparchies,  établie  dans  l'assemblée  de  1736.  P.  'Abboud 
Biographie  du  patriarche  Joseph  Estéphan,  p.  8-10. 

Tobie  El-Khazen  n'était  ni  adversaire,  ni  chaud  par- 
tisan de  Hendiyé,  dont  la  réputation  allait  croissant  et 
dont  l'œuvre  se  consolidait.  La  lettre  de  la  Propagande 
avait  déclaré  fausses,  il  est  vrai,  les  apparitions,  les 
extases  et  les  révélations,  racontées  par  elle,  mais  sans 
rien  dire  de  sa  conduite  morale,  ni  de  sa  congrégation. 
Rome  oubliait,  semblait-il,  la  condamnation  portée 
quelques  années  auparavant.  Du  reste,  vu  les  diffi- 
cultés de  communications,  les  décisions  pontificales  ne 
pouvaient  atteindre  facilement  le  public.  D'autre  part, 
les  doctrines  théologiques  et  spirituelles  que  la 
voyante  se  mit  à  dicter  faisaient  monter  sa  personne 
dans  l'estime  populaire.  Comment  pouvait-on  croire  à 
une  science  purement  humaine  alors  que  Hendiyé 
savait  à  peine  lire  l'arabe?  Les  vérités  qu'elle  énon- 
çait passaient,  aux  yeux  du  public,  pour  le  reflet 
des  connaissances  divines.  Cette  conviction  gagnait 
d'autant  plus  les  âmes  simples  et  pieuses  que  la  supé- 
rieure de  Békorki  affirmait  être  unie  au  Christ  d'une 
union  réelle,  hypostatique  (!).  P.  'Abboud,  Biographie 
de  Hendiyé,  append.,  p.  38-40.  En  réalité,  les  doctrines 
qu'elle  propageait  n'avaient  rien  d'original;  c'était 
tout  simplement  un  amalgame  d'idées  extraites  de 
divers  ouvrages  de  théologie  dogmatique  ou  morale, 
exprimées  en  arabe  par  quelques  élèves  de  Rome. 
Rapport  du  cardinal  Boschi,  25  juin  1779,  dans 
P.  'Abboud.  Relazioni,  t.  i,  p.  287-288.  Mais,  installée 
à  Békorki,  dans  un  site  enchanteur,  tout  baigné  de 
l'azur  du  ciel  et  de  la  mer,  Hendiyé  se  laissait  aller  à 
un  enthousiasme  mystique  que  la  prudence  d'aucun 
directeur  expérimenté  ne  canalisait.  Son  couvent  deve- 
nait un  but  de  pèlerinage.  La  fièvre  ne  connut  plus  de 
bornes  lorsqu'en  1759  et  en  1768,  Clément  XIII 
accorda  des  indulgences  à  la  fondatrice,  aux  religieuses 
à  la  confrérie  et  aux  visiteurs  de  Békorki.  'Abboud, 
Biographie  de  Hendiyé,  p.  155-156  et  append., p.  35-37. 

Le  successeur  de  Tobie  El-Khazen  allait  donner  à 
l'œuvre  de  Hendiyé  une-  impulsion  plus  forte  encore. 
Tobie  mourut  le  29  mai  1766.  Le  neuvième  jour  qui 
suivit  le  décès,  le  collège  électoral  s'assembla  au  cou- 
vent de  Mar-Challita  et,  le  9  juin,  lui  donna  comme 
successeur,  à  l'unanimité  des  voix,  Joseph  Estéphan, 
que  sa  vertu,  sa  science  et  son  profond  attachement  au 
Saint-Siège  imposaient  à  l'estime  de  tous.  Voir  la 
lettre  synodale  des  évèques,  10  juin  1766,  dans 
'Abboud,  Biographie  du  patriarche  Joseph  Estéphan, 
append.,  p.  53-54  et  l'allocution  consistoriale  du 
6  avril  1767,  dans  De  Martinis,  Jus  pontifie,  t.  iv, 
p.  148.  On  a  prétendu  qu'il  fallait  attribuer  l'élection 
de  Joseph  Estéphan  à  des  manœuvre i  frauduleuses  de 


Hendiyé;  cette  assertion  ne  repose  sur  aucun  fonde 
ment  sérieux.  Le  nouveau  patriarche  fixa  sa  résidence 
a  Ghosta  (Kasrawân),  au  couvent  de  Saint-Joseph 
Al-Hosn,  qu'il  venait  de  fonder.  Ardent  promoteur 
de  la  discipline  ecclésiastique,  il  avait  à  cœur  d'appli- 
quer la  réforme  du  synode  libanais.  Pour  aplanir  plus 
sûrement  les  obtacles,  il  jugea  nécessaire  de  faire 
intervenir  dans  ce  but  l'autorité  romaine.  Il  écrivit 
donc  à  la  Propagande,  et  Clément  XIII  lui  répondit, 
le  2  août  1767,  pour  approuver  ses  projets.  Jus 
pontifie,  t.  iv,  p.  149-150.  Fort  de  ce  document,  il 
prépara  le  synode  de  Ghosta  dont  les  séances  furent 
tenues  du  16  au  21  septembre  1768,  en  présence  d'un 
délégué  apostolique,  l-'r.  Luigi  da  Bastia,  custode  de 
Terre-Sainte,  et  de  quelques  missionnaires  franciscains 
et  capucins.  Cependant,  les  actes  ne  portent  que  les 
signatures  du  patriarche  et  des  évoques.  La  Pro- 
pagande en  approuva  le  texte,  mais  avec  certaines 
restrictions,  le  4  septembre  1769.  Voir  la  lettre  du 
cardinal  Caslelli,  préfet  de  la  Propagande,  du  11 
décembre  1769  et  les  instructions  jointes  à  cette  lettre, 
dans  P.  'Abboud,  Relazioni,  1. 1,  p.  226-234  de  la  partie 
arabe;  le  texte  de  ce  svnode  dans  Chartoùnî,  op.  cit., 
p.  18-38. 

Pour  assurer  la  stabilité  d'une  réforme,  il  importe 
surtout  de  former  un  clergé  à  la  fois  pieux  et  instruit. 
Joseph  Estéphan  le  comprit  et  résolut  de  fonder  au 
Liban,  malgré  les  difficultés,  un  nouveau  séminaire. 
Le  14  janvier  1789,  il  convertit  en  maison  nationale 
d'éducation  pour  les  clercs,  le  couvent  de  'Aïn-Warqa, 
sur  lequel  sa  famille  exerçait  et  exerce  encore  un  droit 
de  patronage.  Le  nouveau  séminaire  devait  recevoir, 
à  titre  gratuit,  seize  élèves,  à  raison  de  deux  par 
éparchie,  plus  deux  de  la  famille  Estéphan.  Cette 
institution  dont  le  besoin  se  faisait  grandement  sentir, 
a  rendu,  parla  suite,  les  plus  grands  services.  Toute 
une  phalange  de  patriarches,  d'évêques  et  de  prêtres 
qui  honorent  l'Église  maronite,  sont  sortis  de  'Aïn- 
Warqa.  —  Joseph  Estéphan  ne  se  préoccupait  pas  seu- 
lement de  la  réforme  ecclésiastique.  Les  prérogatives 
de  son  siège  et  les  intérêts  spirituels  et  temporels  de 
son  peuple,  lui  tenaient  à  cœur.  Pour  les  mieux  dé- 
fendre, il  nomma,  le  4  janvier  1771,  le  caré  de  Notre- 
Dame  de  Versailles,  l'abbé  Allard,  son  représentant 
près  du  Roi  très  chrétien,  «  afin  qu'il  exécute  nos 
commissions  et  celles  de  notre  siège  patriarcal  d'An- 
tioche,  lequel  est  placé  sous  la  protection  de  notre 
grand  Roi,  le  Roi  très  chrétien  de  France  et  de 
Navarre.  »  Traduction  française  publiée  dans  Ris- 
telhueber,  op.  cit.,  p.  280-281;  original  arabe  dans 
'Abboud,  Biographie  du  patriarche,  append.,  p.  66-67. 
En  outre,  il  sollicita  de  Louis  XVI,  en  faveur  d'un 
illustre  maronite,  le  cheikh  Ghandour  Sa'd  El-Khoury, 
le  rétablissement  du  consulat  de  France  à  Beyrouth. 
Ghandour  était  secrétaire  de  l'émir  de  la  Montagne, 
Joseph  (Yousof)  Chihàb,  et  son  père  avait  joué  auprès 
de  lui  le  rôle  de  premier  ministre.  L'émir  qui  entrete- 
nait avec  Louis  XVI  des  relations  particulièrement 
cordiales  et  appréciait  fort  les  mérites  de  son  secré- 
taire, appuya  la  candidature.  Ristelhueber,  op.  cit., 
p.  284-285  et  330;  'Abboud,  Biographie  du  patriarche, 
p.  211-212.  Par  lettres  patentes  du  4  août  1787. 
Louis  XVI  nomma  le  cheikh  Ghandour  au  consulat 
de  Beyrouth,  resté  vacant  depuis  la  mort  de  Naufel 
El-Khazen  (1752).  Voir  une  traduction  arabe  de  ces 
lettres  dans  la  Chronologie  des  patriarches  maronites. 
édit.  Chartoùnî,  p.  58-59. 

Les  initiatives  de  Mgr  Estéphan,  hardies  et  peut 
être  quelquefois  un  peu  -prématurées,  soulevèrent 
contre  lui  une  forte  opposition,  notamment  dans  l'épis 
copat  et  les  monastères.  Une  campagne  fut  menée 
contre  lui,  furibonde  et  à  grand  fracas.  Déjà  en  1769, 
quelques  évêques  avaient  tenu  un  conciliabule  d'op- 


93 


MARONITE    (ÉGLISE),     PATRIARCHES,     XVIII*     SIÈCLE 


M 


position  et  exhalé  leur  rancoeur  dans  une  lettre  col- 
lective adressée  au  peuple.  'Abboud,  ibid.,  p.  17-18. 
Or  le  synode  du  Liban  avait  prévu  ces  actes  d'insu- 
bordination :  Eeundem  quoque  exconvnuiiicalionis  sen- 
tentiam  Sancta  Synodus  pronuntiat  in  episcopos  et 
métropolitaines,  qui...  conciliabulum  advenus  eum 
(patriarcham)  congregare,  vel  ipsum  quoquomodo  inho- 
norare  seu  scriptis  vel  dictis,  injurias  quasdam  contra 
eum  promulgare,  sub  occasione  quasi  difjamatorum 
quorumdam  rriminum...  prœsnmpserint.  Sedes  enim 
palriarchalis  a  nemine,  pnvterquam  a  Romano  Ponti- 
fier, judicari  potest.  Part.  III,  c.  vi,  n.  10.  Le  patriarche 
ne  manqua  pas  de  rappeler  aux  récalcitrants  la  menace 
synodale;  l'avertissement  parut  suffire  pour  les  faire 
rentrer  dans  l'ordre.  .Mais,  le  29  novembre  de  la  même 
année,  ils  portèrent  leur  plainte  devant  la  Propagande. 
Le  cardinal  Castelli,  préfet  de  cette  congrégation,  leur 
répondit  par  un  blâme.  P.  'Abboud,  Biographie  du 
patriarche,  append.,  p.  67-70;  cf.  p.  18-20.  Ils  écrivirent 
de  nouveau,  mais  cette  fois  directement  au  pape,  le 
25  septembre  1771.  Quelques  membres  de  la  famille 
El-Khazen  joignirent  une  lettre  à  la  leur  pour  appuyer 
leurs  doléances.  Clément  XIV  répondit  aux  uns  et  aux 
autres  en  leur  prodiguant  de  sages  conseils  et  confia 
l'examen  de  l'affaire  à  la  Propagande.  Lettres  Acce- 
pimus,  23  mai  1772,  et  Acceptis,  même  date,  dans 
Jus  pontifie,  t.  vu,  p.  206-208.  Loin  d'adoucir  les 
esprits,  la  réponse  de  Rome  les  aigrit  plutôt.  L'oppo- 
sition s'avisa  de  mettre  à  profit  l'irritante  question 
de  Hendiyé. 

La  congrégation  du  Sacré-Cœur  venait  de  prendre, 
sous  les  auspices  du  patriarche,  un  nouvel  essor. 
Estéphan  était  un  ardent  apôtre  de  la  dévotion  au 
Cœur  de  Jésus.  Il  avait  déclaré  fête  de  précepte,  dans 
son  patriarcat,  le  premier  vendredi  après  l'octave  de 
la  Fête-Dieu,  et  exigé  qu'il  fût  célébré  avec  autant  de 
solennité  que  Pâques  et  l'Ascension.  P.  'Abboud, 
Relazioni,  t.  i,  p.  199-205  de  la  partie  arabe,  et  t.  n, 
p.  235-261.  II  estimait  une  gloire  pour  l'Église  maro- 
nite, à  l'exemple  de  Simon  'Aouad,  d'avoir  une  insti- 
tution sous  le  vocable  du  Sacré-Cœur.  Aussi  fut-il 
heureux  d'approuver,  à  son  tour,  la  congrégation  de 
Békorki,  à  laquelle  il  agrégea'même  trois  autres  com- 
munautés de  religieuses.  P.  'Abboud,  Biographie  de 
Hendiyé,  p.  156-158;  cf.  p.  11-13.  La  protection 
déclarée  de  Jos.  Estéphan  exalta  encore  le  prestige 
de  la  visionnaire,  dont  l'enthousiasme  dévoyé  ne  con- 
nut désormais  plus  de  limites.  De  graves  rumeurs 
commençaient  à  circuler  sur  la  personne  de  Hendiyé 
et  sur  sa  communauté;  elles  couraient  la  Montagne. 
Bientôt,  aux  réalités  s'ajoutèrent  les  légendes,  forgées 
par  des  esprits  mécontents  ou  aigris.  Parmi  ceux  qui 
menaient  la  cabale  se  trouvait  le  propre  frère  de 
Hendiyé,  Nicolas  'Ajeymi,  jésuite,  naguère  père  spi- 
rituel et  économe  du  couvent  de  Békorki.  D'abord, 
défenseur  décidé  de  sa  sœur,  il  fit  volte-face  quand  on 
le  congédia  du  monastère,  et  se  montra  d'une  violence 
extrême.  Dans  la  suite,  il  est  vrai,  on  le  vit  se  rétracter 
et  reprendre  son  rôle  d'apologiste.  Il  en  fut  de  même 
du  P.  Arsène  Diab,  qui  changea  trois  fois  d'attitude, 
mais  dont  les  propos  corrosifs  contribuèrent  puissam- 
ment à  la  destruction  de  l'œuvre  de  Békorki.  'Abboud, 
Biographie  de  Hendiyé,  p.  159-174,  178-187,  193,  299- 
.313.  315-317,  et  append.  p.  47-49;  Relazioni,  t.  i, 
p.  303-306;  t.  n,  p.  406  sq.  et  450-451.  Hendiyé  était 
devenue,  pour  ses  détracteurs,  la  synthèse  de  toutes  les 
hypocrisies,  l'objet  de  toutes  les  malédictions,  le  sym- 
bole de  l'orgueil,  une  flamme  allumée  dans  l'enfer. 

Les  extravagances  de  cette  pauvre  fille,  les  étranges 
pratiques  de  son  couvent   servaient   d'armes  contre  . 
Joseph  Estéphan.  On  le  rendit  responsable  des  méfaits 
de   Békorki;    on   le    vilipenda,  on  en    lit  un  complice 
d'actes  criminels.  On    voulait  arriver  à  lui    ôter  toul 


crédit  et  à  le  pousser  à  l'écart .  pantelant  et  déshonoré. 
Voir  sa  lettre  au  préiel  de  la  Propagande,  dans  P.  '  \l> 
boud,  Relazioni,  t.  Il,  p.  482-41)1.  Devant  l'énormité 
des  calomnies,  le  peuple  maronite  restait  consterné. 
Les  dénonciations  pleuvaient  à  la  curie  romaine.  Il 
fallut  bien  que  le  Saint-Siège  intervînt  de  nouveau. 
Deux  missions  pontificales  furent  députées  en  Syrie 
coup  sur  coup.  Vint  d'abord  le  P.  Valeriano  di  Pralo, 
custode  de  Terre-Sainte.  Arrivé  à  Harisa  le  20  juillet 
1773, il  avait  déjà  terminé  son  enquête  le  10  septembre, 
Relation  dans  'Abboud,  op.  cit.,  t.  i,  p.  217-232. 
N'ayant  pu  se  faire  lui-même  une  idée  juste  de  la 
situation,  il  épousa  l'opinion  des  opposants,  mais 
quitta  le  Liban  sans  avoir  rien  réglé.  Voir  les  plaintes 
formulées  par  le  patriarche,  dans  'Abboud,  Biographie 
du  patriarche,  append.,  p.  73-76;  et  comparer  la  rela- 
tion du  P..  Valeriano  avec  une  lettre  adressée  à  la 
Propagande,  le  10  septembre  1773,  par  neuf  évêques  et 
une  déclaration  signée  par  eux,  dans  'Abboud,  Rela- 
zioni, t.  i,  p.  217-232;  t.  n,  p.  351-355;  Biographie  du 
patriarche,  p.  35-37. 

D'accord  avec  une  partie  des  évêques  et  la  plupart 
des  notables,  Estéphan  dépêcha  à  Rome,  au  mois 
d'août  1774,  muni  des  documents  nécessaires,  l'arche- 
vêque de  Damas,  Arsène  'Abd'oul-Ahad  (Dominique). 
P.  'Abboud,  Relazioni,  t.  n,  p.  382-383;  Biographie  du 
patriarche,  p.  41;  append.  p.  75.  Malheureusement,  les 
cardinaux  de  la  Propagande  avaient  déjà  statué  sur  la 
question  lorsque  le  messager  patriarcal  arriva  à  Rome. 
Il  n'y  arriva,  en  effet,  que  vers  la  fin  de  l'année  1774, 
et  la  décision  était  rendue  depuis  le  8  juillet.  La 
S.  Congrégation,  il  est  vrai,  révisa  l'affaire  plus  tard, 
le  22  mars  1777,  mais  sans  apporter  à  ses  solutions  de 
bien  substantielles  retouches.  C'est  que  les  ennemis  du 
patriarche  avaient  acquis,  dans  les  milieux  de  la  curie, 
une  telle  influence  qu'en  1777  Mgr  Arsène  qui  était 
à  Rome  depuis  trois  ans  n'avait  pas  encore  pu  obtenir 
une  audience  du  pape  et  exposer  lui-même  le  but  de  sa 
mission.  Lettre  de  Jos.  Estéphan  à  Pie  VI,  29  juin  1777, 
dans  P.  'Abboud,  Biographie  du  patriarche,  p.  61-63; 
cf.  p.  58;  Relazioni,  1. 1,  p.  217  sq.  et  277  sq. 

La  Propagande  confia  l'exécution  des  décrets  du 
8  juillet  1774  à  un  autre  franciscain,  Fr.  Pietro  Craveri 
da  Moretta.  Celui-ci  arriva  au  Kasrawân  vers  la  fin 
de  janvier  1775;  il  fixa  sa  résidence  au  couvent  de 
Harisa.  Il  serait  trop  long  d'exposer  en  détail  la 
manière  dont  il  s'acquitta  de  sa  mission.  Il  nous  suffira 
de  dire  que,  s'étant  trouvé  en  face  d'un  patriarche 
profondément  versé  dans  la  connaissance  du  droit 
canonique  et  d'une  remarquable  ténacité  pour  la 
défense  de  ses  prérogatives,  il  se  mit  à  la  tête  de  l'oppo- 
sition. Il  prit  une  attitude  si  violente  que  les  ennemis 
d'Estéphan  se  croyaient  toul  permis.  Par  exemple, 
fort  de  l'appui  du  délégué,  un  évêque  alla  jusqu'à 
insulter  publiquement  le  patriarche,  le  traitant  de 
païen,  de  publicain,  dans  une  lettre  pastorale  qu'il  fit 
lire  le  jour  de  Pâques  1775,  à  la  cathédrale  de  Bey- 
routh. P.  'Abboud,  Biographie  du  patriarche,  p.  54. 
La  conduite  de  Fr.  P.  da  Moretta  indigna  le  supérieur 
du  couvent  franciscain  de  Harisa,  où  le  délègue 
séjournait;  il  la  qualifie  en  termes  durs  dans  un  rap- 
port qu'il  rédigea  en  1779  et  que  l'on  conserve  aux 
archives  du  couvent.  Cité  par  'Abboud,  Biographie  du 
patriarche,  p.  53-54.  Le  supérieur  de  Harisa  parlait 
avec  d'autant  plus  d'autorité  qu'il  voyait  de  ses  yeux 
la  plupart  des  faits  qu'il  relate.  Harisa,  en  elle!,  se 
trouve  à  proximité  de  Békorki  et  de  Ghosta.  Voir  une 
relation  et  diverses  lettres  du  patriarche  Estéphan  à 
Louis  XVI,  au  cardinal  de  Bernis,  au  préfet  de  la 
Propagande;  une  lettre  du  patriarche  melkite  catho- 
lique a  la  Propagande,  20  juillet  1782;  une  lettre  des 
Khazen  au  roi  de  fiance,  dans  I'.  'Abboud,  Relazioni, 
t.  n,  p.  344-394,    196  199,  et,  dans  la  partie  arabe, 


95 


MARONITE    (ÉGLISE),    PATRIARCHES,    \YIIIe    SIÈCLE 


96 


p.  390-395  ;  Biographie  du  patriarche,  p.  69-72, 128-134. 
Joseph  Estéphan  lui-môme  nous  met  au  courant-  de 
la  méthode  d'information  du  délégué  apostolique  : 
Celui-ci,  dit-il,  qualifie  de  voix  publique  celle  de 
deux  ou  trois  évêques  et  de  quelques  religieux  et 
appelle  vérité  le  produit  de  leur  imagination.  Lettre 
au  préfet  de  la  Propagande,  10  nov.  1780,  dans 
'Abboud,  Relazioni,  t.  n,  p.  389. 

Les  rapports  de  Pietro  da  Moretta  transmettaient 
à  Home  l'écho  fidèle  de  toutes  les  accusations  col- 
portées contre  Estéphan.  Il  suffit  de  les  lire  pour  sentir 
que  leur  auteur  accueillait  sans  critique  les  histoires 
les  plus  étranges.  On  racontait,  par  exemple,  que  le 
patriarche  se  prosternait  devant  Hendiyé  pour 
demander  sa  bénédiction  et  se  faire  réciter  des  prières 
sur  la  tête.  Et  le  délégué  enregistre  la  chose  comme 
authentique;  sans  remarquer  combien  elle  cadrait 
mal  avec  le  tempérament  du  personnage  incriminé. 
Estéphan  ne  manqua  pas,  d'ailleurs,  de  protester 
contre  de  telles  absurdités.  Lettre  à  la  Propagande, 
dans  'Abboud,  Relazioni,  t.  n,  p.  514  sq.  Veut-on 
mieux?  Voici  un  fait  attesté  par  un  témoin  oculaire  et 
non  suspect,  le  P.  Tian  (plus  tard  patriarche),  qui, 
ayant  terminé  ses  études  à  Rome,  fut  désigné  pour 
accompagner  Craveri  dans  une  seconde  mission  dont 
nous  parlerons  plus  loin.  Un  jour,  lorsque  Joseph 
Estéphan  était  privé  de  l'exercice  de  ses  fonctions, 
Tian  se  trouvait  à  Békorki,  chez  le  vicaire  patriarcal. 
Celui-ci  lui  dit  que  le  portrait  de  Hendiyé  était  exposé 
près  du  maître-autel,  à  l'église  de  Saint-Joseph  de 
Ghosta.  C'est  l'église  du  couvent  où  Estéphan  avait 
fixé  sa  résidence.  Tian  s'y  rendit  aussitôt  pour  vérifier 
lui-même  l'étrange  affirmation  qu'il  venait  d'entendre. 
11  ne  trouva  à  l'église  aucune  image  qui  pût  offrir  la 
moindre  ressemblance  avec  la  visionnaire.  Voir  la 
relation  du  cardinal  Antonelli  dans  'Abboud,  Rela- 
zioni, t.  n,  p.  592-593.  Le  fait  serait  à  peine  croyable, 
s'il  n'était  raconté  par  un  personnage  tel  que  Tian. 
Or  le  vicaire  patriarcal  était  l'homme  de  confiance 
du  délégué  apostolique  et  sa  principale  source  d'infor- 
mation. Voir  le  rapport  du  supérieur  du  couvent 
franciscain  de  Harisa  dans  'Abboud,  Biographie  du 
patriarche,  p.  53.  Un  tel  détail  peut  édifier  sur  la  faci- 
lité avec  laquelle  on  chargeait  le  patriarche. 

Quoi  qu'il  en  soit,  les  rapports  du  délégué  produi- 
sirent les  plus  fâcheuses  conséquences.  Le  25  juin  1779 
la  congrégation  particulière  chargée  par  le  pape  d'exa- 
miner et  de  juger  cette  question,  faisant  état  des  ren- 
seignements fournis  par  l'ablégat,  suspendit  le  pa- 
triarche de  tout  pouvoir  d'ordre  et  de  juridiction,  sauf 
celui  de  la  prêtrise,  et  lui  enjoignit  de  venir  à  Rome 
pour  y  rendre  raison  de  ses  actes.  Un  vicaire  patriarcal 
était  nommé,  qui  gérerait  les  affaires  à  la  réserve  des 
élections  et  des  consécrations  épiscopales.  Ce  décret  fut 
confirmé  par  lettres  apostoliques  du  17  juillet  1779. 
Texte  dans  Jus  pontificium,  t.  iv,  p.  244.  De  toute 
évidence,  la  responsabilité  de  cette  décision  pèse 
lourdement  sur  le  P.  Valeriano  di  PratoetleP.  Pietro 
Craveri  da  Moretta,  qui  fournirent  aux  juges  des 
informations  erronnées. 

Que  le  patriarche  Estéphan  ait  été  trompé  dans 
l'affaire  de  Hendiyé,  ce  n'est  pas  douteux.  Mais  de  là 
à  le  rendre  responsable  des  singulières  extravagances 
de  la  visionnaire  et  surtout  à  faire  de  lui  le  complice 
des  scandales  commis  au  couvent  de  Békorki,  il  y  a 
loin.  En  tout  cas,  Estéphan  ne  se  départit  jamais  de  la 
soumission  qu'il  devait  au  chef  de  l'Église.  Pietro  da 
Moretta  lui-même  dut  l'avouer  dans  sa  lettre  au  secré- 
taire de  la  Propagande  du  10  janvier  1779.  Dans 
'Abboud,  Biographie  de  Hendiyé,  p.  264-265.  Cf.  aussi 
diverses  lettres  d'Estéphan  dans  'Abboud,  Biographie 
du  patriarche,  p.  148-152;  cf.  aussi  ibid.,  p.  60,  61,  73  et 
78-80;  Relazioni,  t.  n,  p.  482-491,  503-539;  cf.  ibid.. 


la  relation  du  cardinal  Antonelli,  18  sept.  1781,  t   n, 
p.  401-402. 

Pour  mieux  comprendre  la  situation,  il  faut  se 
rappeler  que  Rome  se  fondait,  dans  la  question  de 
droit,  sur  le  texte  latin  du  synode  du  Liban,  tandis 
que  le  patriarche  n'en  possédait  que  l'original  arabe. 
Or,  les  deux  textes,  nous  l'avons  déjà  dit,  présentent 
de  notables  variantes.  D'où  divergence  de  vue  dans 
l'appréciation  juridique  des  faits.  Mais  il  n'empêche, 
qu'en  tout  le  patriarche  ne  cessait  de  déclarer  qu'il 
soumettait  son  jugement  à  celui  de  Rome.  La  meilleure 
preuve,  c'est  qu'il  n'hésita  pas,  dès  qu'il  reçut  la  sen- 
tence portée  contre  lui,  à  se  conformer  à  l'ordre  pon- 
tifical. Relation  du  cardinal  Antonelli,  18  sept.  1781, 
dans  'Abboud,  op.  cit.,  t.  n,  p.  398  et  401,  402;  Lettre 
d'Estéphan  au  préfet  de  la  Propagande,  11  juin  1780, 
ibid.,  p.  425-426,  partie  arabe,  p.  386-389. 

Quant  à  Hendiyé,  elle  reçut  la  récompense  que  méri- 
taient les  trouvailles  de  son  imagination.  Rome  la 
déclara  victime  d'illusions,  la  condamna  à  rétracter 
ses  prétendues  révélations  et  à  désavouer  ses  doc- 
trines, qualifiées  de  fausses,  téméraires  et  sentant 
l'hérésie.  Puis  on  la  relégua  dans  un  monastère  de 
tout  repos.  Quant  à  la  congrégation  et  à  la  confrérie 
du  Sacré-Cœur,  elles  furent  définitivement  supprimées. 
Décrets  de  la  Propagande,  25  juin  1779,  confirmés  par 
Pie  VI,  dans  Jus  pontifie,  t.  iv,  p.  243-244.  Les  maro- 
nites obéirent  aux  ordres  de  Rome.  Mais  la  conduite 
du  P.  da  Moretta  et  du  vicaire  patriarcal,  à  cette 
occasion,  fut  d'une  injustice  tellement  criante  que  le 
Saint-Siège  dut  la  blâmer.  Lettre  du  cardinal  Antonelli 
au  vicaire  patriarcal  et  relation  du  même,  dans 
'Abboud,  Relazioni,  t.  n,  p.  408-416,  450-452,  477, 
540-546;  Biographie  de  Hendiyé,  p.  299-313.  Hendiyé, 
transférée  au  couvent  de  Saïdat-El-Haqlah  (N.-D.  du 
Champ),  y  termina  ses  jours  dans  des  sentiments  meil- 
leurs et  passa  de  vie  à  trépas  le  13  février  1798. 
P.  'Abboud,  Biographie  de  Hendiyé,  p.  313-320; 
Biographie  du  patriarche,  p.  141-142. 

L'Église  maronite  avait  courbé  le  front  sous  le  coup 
qui  frappait  son  chef.  Ce  dernier,  malgré  les  pénibles 
infirmités  qui  l'accablaient,  se  mit  en  route  pour 
Rome.  A  bout  de  forces-,  quand  il  arriva  à  Beyrouth, 
il  s'y-alita  pendant  45  jours,  sans  pourtant  renoncer  à 
son  voyage.  Relation  du  cardinal  Antonelli,  dans 
'Abboud,  Relazioni,  t.  n,  p.  416;  lettres  du  patriarche 
à  la  Propagande,  ibid.,  p.  386-389  de  la  partie  arabe; 
Biographie  du  patriarche,  p.  128-134.  Avant  de 
reprendre  sa  route  pour  se  rendre  à  Sidon,  il  se  fit 
délivrer  par  le  pacha  de  cette  ville  un  laissez-passer. 
A  propos  de  ce  permis,  délivré  uniquement  pour 
donner  à  sa  personne  toute  facilité  de  passage,  le 
P.  Pietro  da  Moretta  et  l'archevêque  Michel  El-Kha- 
zen,  vicaire  patriarcal,  trouvèrent  moyen  d'attribuer 
au  patriarche  des  intentions  perverses.  Mais  le  cardinal 
Antonelli  fit  justice  de  leurs  calomnies.  Cf.  P.  'Abboud, 
Relazioni,  t.  il,  p.  417.  L'infortuné  patriarche  pour- 
suivit donc  sa  route  jusqu'à  Sidon;  à,  il  s'embarqua 
avec  quatre  prêtres  qu'il  avait  choisis  pour  compa- 
gnons. Avec  sa  santé  délabrée  depuis  longtemps,  par- 
ticulièrement ravagée  par  les  derniers  événements, 
il  ne  put  résister  à  la  fatigue  du  voyage  :  demi-mort 
lorsque  le  navire  s'amarra  dans  le  port  de  Caïffa,  le 
8  juin  1780,  il  lui  fut  impossible  d'aller  plus  loin.  II 
descendit  à  l'hospice  des  carmes  qui  témoignèrent  à 
son  endroit  de  beaucoup  d'égards.  Mais  ils  n'étaient 
pas  organisés  pour  recevoir  de  tels  malades.  Le  len- 
demain, soutenu  par  quatre  hommes,  Estéphan  fut 
conduit  à  cheval  au  monastère  du  Mont-Carmel. 
Les  certificats  donnés  par  trois  médecins  français, 
par  le  vicaire  du  Mont-Carmel  et  deux  de'ses  religieux 
mirent  le  Saint-Siège  au  courant  de  l'état  lamentable 
de  sa  santé.  Au  mépris  de  l'évidence,  le  vicaire  pa- 


MARONITE    (ÉGLISE),    PATRIARCHES    XVIIie   SIÈCLE 


!IS 


friarcal  et  Pietro  da  Moretta  ne  voulurent  voir  qu'une 
teinte  dans  le  triste  état  du  malheureux  et  ils  ne  se 
génèrent  pas  pour  proclamer  leur  opinion.  Relation 
du  oardinal  Antonelli,  ibid.,  t.  ri, p.  419-423.  .Mgr  Esté- 
plian  envoya  à  Home,  pour  le  représenter  et  défendre 
vi  cause,  les  quatre  piètres  qui  raccompagnaient.  Il 
leur  remit,  avec  les  documents  nécessaires  à  sa  réha- 
bilitation, des  lettres  pour  le  pape,  le  cardinal  Castelli, 
les  cardinaux  de  la  Propagande:  il  écrivit  aussi  à 
Louis  XVI  et  à  son  ambassadeur  à  Rome,  le  cardinal 
de  Bernis.  Quant  à  lui,  il  résolut  d'attendre  au  Carmel 
la  décision  pontificale,  mais  toujours  avec  l'intention 
de  reprendre  son  voyage  si,  dans  la  suite,  son  état  de 
santé  le  lui  permettait.  Relation  du  cardinal  Antonelli 
ibid.,  p.  424-427;  cf.  aussi  p.  386-395  de  la  partie 
arabe  ;  Biographie  du  patriarche,  p.  76-79. 

Sur  ces  entrefaites,  le  vicaire  patriarcal,  Michel 
El-Khazen,  suivant  le  conseil  de  l'ablégat,  Pietro  da 
Moretta,  convoqua,  pour  le  21  juillet  1780,  un  synode 
au  couvent  de  Maïphouq.  On  tint,  sous  la  présidence  de 
l'ablégat,  cinq  sessions.  Tous  les  décrets,  rendus  par 
Rome  durant  le  patriarcat  de  Joseph  Estéphan,  y 
furent  solennellement  promulgués.  Chose  inutile,  à  la 
vérité,  puisque  ces  décrets  étaient  déjà  publiés  et 
appliqués.  Pour  faire  œuvre  nouvelle,  on  y  ajouta, 
sous  l'inspiration  du  délégué  pontifical,  quelques 
canons  relatifs  à  la  discipline  du  clergé  et  des  fidèles. 
Le  but  de  cette  réunion  synodale,  déclaraient  les 
Pères,  était  de  mettre  en  pratique  les  décrets  donnés 
ou  envoyés  au  P.  da  Moretta,  d'appliquer  le  synode  du 
Liban  et  de  rétablir  la  paix  dans  l'Église  maronite. 
Au  fond,  ce  n'était  que  pour  assener  le  coup  de  grâce 
au  pontificat  de  Joseph  Estéphan,  réduire  ses  fidèles 
partisans  et  donner  une  occasion  de  chanter  les 
louanges  de  l'ablégat  et  du  vicaire  patriarcal.  Texte 
du  synode  dans  'Abboud,  Relazioni,  t.  n,  p.  397  sq. 
de  la  partie  arabe;  relation  du  cardinal  Antonelli, 
ibid.,  p.  430-431.  Dans  sa  lettre  du  28  juillet  1780  au 
secrétaire  de  la  Propagande,  Pietro  da  Moretta  se 
glorifie  d'avoir  bien  accompli  sa  mission  et  de  l'avoir 
couronnée  par  la  tenue  d'un  pareil  synode.  Dans 
'Abboud,  ibid.,  t.  m,  p.  432-433.  En  faisant  son  propre 
éloge,  le  délégué  glorifiait  du  même  coup  le  vicaire 
patriarcal,  autour  duquel  les  esprits,  à  son  dire, 
s'unissaient.  En  d'autres  termes,  Estéphan  troublait 
la  paix;  Michel  El-Khazen  était  parvenu,  sous  les 
auspices  du  délégué  apostolique,  à  rétablir  l'ordre  et 
la  concorde.  Mais  Pietro  da  Moretta  se  gardait  bien 
d'avouer,  dans  sa  lettre,  qu'il  avait  dû  recourir  au  bras 
séculier  pour  forcer  les  évèques  à  venir  au  synode. 
Voir  la  lettre  de  menace,  écrite  aux  évèques,  sur  la 
demande  de  Pietro  da  Moretta,  par  le  gouverneur  de  la 
Montagne,  dans  'Abboud,  op.  cit.,  t.  n,  p.  396  de  la 
partie  arabe.  Telle  était  la  belle  concorde,  vantée  par 
le  délégué!  mais  des  lettres  de  protestation  contre 
l'assemblée  de  Maïphouq  ne  devaient  pas  tarder  à  par- 
venir à  Rome.  Voir  la  relation  du  cardinal  Antonelli, 
dans  P.  'Abboud,  Relazioni,  t.  u,  p.  435-437;  voir  aussi 
h>c.  cit.,  p.  344-386,  434-435.  l'n  peu  plus  loin,  la  même 
relation  du  cardinal  Antonelli  montre  que  la  concorde 
dont  le  P.  Pietro  da  Moretta  se  glorifiait  d'être  le 
principal  artisan  n'était  qu'une  invention,  p.  462  sq. 

Une  fois  le  synode  terminé,  Pietro  da  Moretta  reprit 
le  chemin  de  Rome.  De  Chypre  et  d'Alexandrie,  il 
adressa  au  patriarche,  le  29  août  et  le  6  octobre  1780, 
deux  lettres  peu  courtoises,  pour  ne  pas  dire  insolentes. 
'Abboud,  ibid.,  t. il,  p.  143-444  delà  partie  arabe;  Bio- 
graphie  du  patriarche,  p.  125-127.  Le  prélat  exilé  lui 
répondit,  le  1"  novembre  17X0,  en  quelques  mots  secs. 
Mais,  aussitôt  après,  le  9  et  le  10  du  même  mois,  il 
adressa  à  la  Propagande  deux  longues  lettres  qui 
réduisent  à  néant  les  accusations  de  l'ablégat  ponti- 
fical. Texte  dans  'Abboud,  Relazioni,  t.  n,  p.  387-391; 

DICT.    DE  TIIÉOL.   CATH. 


Biographie  du  patriarche,' p.  127-134.  A  Home,  la 
vérité  commençait  à  se  faire  jour  peu  à  peu,  sur  les 
injustices  commises  contre  Estéphan.  Antonelli,  ibid., 
t.  n,  p.  464  sq. 

L'n  détail  dut  contribuer  à  ouvrir  les  yeux  du  Saint- 
Siège  sur  les  agissements  de  l'opposition  soutenue  par 
l'ablégat  :  le  traitement  infligé  au  patriarche,  réduit 
par  elle  à  l'indigence.  Voir  ses  lettres  à  la  Propagande 
et  au  cheikh  Sa'd  El-Khoury  dans  'Abboud,  op.  cit., 
t.  n,  p.  509-510  et,  partie  arabe,  p.  450-456;  la  lettre 
du  patriarche  melkite,  Théodose  VI  Dahàn,  à  la  Pro- 
pagande, 30  juillet  1782,  ibid.,  p.  465-469.  Sir  l'ordre 
du  souverain  pontife,  le  cardinal  Antonelli,  préfet  de 
la  Propagande,  adressa,  le  24  sept.  1783,  à  Michel  El- 
Khazen,  vicaire  patriarcal,  un  blâme  énergique.  Ibid.. 
p.  540-546 

Pourtant,  le  Saint-Siège  ne  jugeait  pas  encore  à 
propos  de  rétablir  Estéphan  dans  la  possession  du 
siège  patriarcal.  De  retour  à  Rome,  en  effet,  Pietro 
da  Moretta  répandait,  sous  forme  de  petits  écrits 
pathétiques,  la  substance  des  rapports  envoyés  par 
lui  du  Liban,  et  y  déversait  à  pleines  mains  la  défiance 
sur  la  personne  du  patriarche.  On  peut  en  juger  par 
les  quelques  citations  faites  dans  le  rapport  du  car- 
dinal Antonelli.  Ibid.,  p.  464-466.  Aussi,  à  la  réunion 
du  18  sept.  1781,  la  congrégation  particulière  chargée 
par  le  pape  de  traiter  les  affaires  maronites  ajourna-t- 
elle  la  réintégration  du  patriarche  pour  lui  faire  signer, 
au  préalable,  une  formule  de  rétractation.  Cette  for- 
mule, jointe  à  une  lettre  explicative,  lui  fut  envoyée  le 
29  septembre.  'Abboud,  Biographie  du  patriarche, 
p.  153.  Le  décret  d'ajournement  du  18  septembre  1781 
donna  lieu,  au  Liban,  à  force  commentaires.  Les  enne- 
mis du  prélat  exilé  voulaient  assurer  sa  déchéance 
définitive.  Ils  estimèrent  nécessaire  de  le  discréditer 
encore  davantage;  et  ils  ne  manquèrent  pas  de  mettre 
en  jeu  tout  ce  qui  pouvait  exciter  contre  lui  l'horreur 
de  l'opinion.  Le  vicaire  patriarcal  et  ses  partisans 
soumirent  Hendiyé  à  un  nouvel  interrogatoire  et  lui 
extorquèrent  contre  Estéphan  une  déposition  dictée 
par  eux.  Ils  surent  si  bien  intimider  la  pauvre  fille 
qu'elle  répéta,  devant  le  jury,  les  horreurs  qu'on  lui 
avait  inculquées.  Lettre  d'Ëstéphan  à  la  Propagande, 
2  avril  1782,  dans  'Abboud,  Relazioni,  t.  n,  p.  482-491. 
Les  détracteurs  avaient  beau  jeu,  et  Estéphan  sem- 
blait au  plus  bas.  Dans  sa  résidence  forcée  du  Carmel, 
le  malheureux  prélat  suivait  tout  le  mouvement. 
Quand  la  nouvelle  de  l'interrogatoire  forcé  parvint 
à  ses  oreilles,  blessé  dans  sa  dignité,  outré  d'être  sans 
cesse  en  butte  aux  pires  calomnies,  ulcéré  de  se  voir 
acculé  à  la  misère,  il  écrivit,  le  2  avril  1782,  une  lettre 
véhémente  au  Préfet  de  la  Propagande.  Texte  dans 
'Abboud,  op.  cit.,  t.  n,  p.  482-491.  A  Rome,  on  en 
trouva  le  ton  déplacé.  Mais  voici  plus  grave.  La  for- 
mule de  rétractation  fut  remise  au  patriarche,  le 
24  juin  1782,  par  le  P.  Hilaire  de  Rennes,  supérieur 
des  capucins  de  Sidon.  Estéphan  s'avise,  sans  arrière- 
pensée,  d'en  modifier  le  texte.  Voir  une  lettre  du 
patriarche  melkite.  Théodose  VI  Dahân,  au  préfet  de 
la  Propagande,  20  juillet  1782,  et  une  autre  d'Ësté- 
phan, également  au  préfet  de  la  Propagande,  29  mars 
1784,  dans  'Abboud,  op.  cit.,  t.  n,  p.  465-469  et  473- 
474;  Biographie  du  patriarche,  p.  153-156.  En  outre, 
on  l'accusa  d'avoir,  malgré  la  suspense  dont  il  était 
frappé,  accordé  des  dispenses  matrimoniales  et  levé 
des  censures.  Enfin  on  prélendit  qu'il  avait  eu  recours. 
pour  être  soutenu  dans  ses  revendications,  au  pacha 
de  Sidon.  Aussi,  à  la  congrégation  tenue  le  15  sep- 
tembre 1783,  sa  réhabilitation  lut-elle  encore  une  fois 
ajournée.  Relation  du  cardinal  Antonelli,  21  sept.  1784, 
dans  le  P.  'Abboud,  toc.  cit.,  p.  567  sq.  Ces  incidents 
amenèrent  la  Propagande  à  faire  procéder  sur  place  à 
une  nouvelle  enquête.   Elle  désigna  au   choix  du  SOU- 

X.  —  4 


9!» 


MARONITE   (ÉGLISE),    PATRIARCHES,    XVIIIe   SIÈCLE 


100 


verain  pontife  le  môme  Pietro  Craveri  da  Moretta 
dont  nous  savons  l'attitude,  et,  pour  lui  donner  plus 
d'autorité,  le  lit  sacrer  évoque  titulaire  d'Énos.  Rela- 
tion du  cardinal  Antonelli,  21  sept.  1784,  ibid.,  p.  567- 
568. 

Dans  l'intervalle,  le  patriarche  avait  quitté  le 
Carme!,  vers  le  milieu  de  juin  1782,  pour  se  rendre  au 
Liban.  Il  voulait  se  défendre  contre  les  attaques 
répétées  de  ses  ennemis  et  régler,  une  fois  pour  toutes, 
la  question  de  son  entretien.  'Abboud,  Relazioni,  t.  ir, 
p.  453-456  de  la  partie  arabe;  Biographie  du  patriarche, 
p.  152-153.  Il  alla  trouver  l'Émir  de  la  Montagne, 
Joseph  Cliihàb,  et  lui  exposa  le  but  de  son  voyage, 
le  priant  de  faire  nommer  comme  arbitres  les  deux 
patriarches  catholiques,  melkite  et  arménien,  person- 
nages intègres  et  au-dessus  de  tout  soupçon.  L'émir 
Joseph  approuva  l'idée.  Cependant,  malgré  ses  ins- 
tances et  celles  de. son  ministre,  l'illustre  cheikh  maro- 
nite Sa'd  El-Khouri,  le  vicaire  patriarcal  et  ses  par- 
tisans n'acceptèrent  pas  de  paraître  en  face  de  leur 
victime.  Lettres  de  Sa'd  El-Khoury  et  du  patriarche 
melkite  dans  'Abboud,  Relazioni,  t.  n,  p.  457  sq.  ; 
Biographie  du  patriarche,  p.  156  sq. 

Mgr  Craveri  repartit  pour  le  Liban.  Parmi  les  docu- 
ments dont  il  était  porteur,  figuraient  deux  brefs,  l'un 
pour  l'émir  Joseph  Chihâb  et  l'autre  pour  l'épiscopat, 
le  clergé  et  le  peuple  maronites.  Il  choisit  pour  secré- 
taire un  jeune  prêtre,  Joseph  Tian  (plus  tard  pa- 
triarche), qui  venait  de  terminer  ses  études  à  Rome, 
un  soggetto  di  molta  probità  e  capacità.  Relat.  d'An- 
tonelli,  op.  cit.,  t.  n,  p.  568.  Le  visiteur  apostolique  et 
Joseph  Tian  s'embarquèrent  à  Livourne  dans  les  der- 
niers jours  de  novembre  1783  et  arrivèrent  à  Alexan- 
drie le  12  janvier.  L'évêque  d'Énos  jugea  plus  opor- 
tun  de  se  faire  précéder  au  Liban,  pour  préparer  les 
voies,  par  son  secrétaire.  Il  remit  donc  à  ce  dernier  les 
lettres  de  Rome  et  d'autres  qu'il  écrivit  lui-même. 
Tian  arriva  à  Beyrouth  le  6  mars  1784  et  exécuta  sans 
tarder  les  ordres  de  son  maître.  Ce  fut  une  déception 
générale  lorsqu'on  apprit  que  le  patriarche  n'était  pas 
réintégré  dans  ses  fonctions,  et  que  le  pape  reprochait 
aux  maronites  d'avoir  désobéi  à  ses  ordres.  La  décep- 
tion s'accrut  encore  lorsqu'on  apprit  l'identité  du 
nouveau  délégué.  On  se  rappelait  trop  ses  anciens  pro- 
cédés. Aussi  pria-t-on  Tian  de  retourner  à  Rome  en 
qualité  de  délégué  national,  chargé  de  défendre  la 
cause  de  son  Église  auprès  du  Saint-Siège  et  de  deman- 
der la  réintégration  du  patriarche.  Le  jeune  prêtre 
maronite  resta  quelque  temps  perplexe.  Mais,  ayant 
étudié  de  près  les  faits  et  constaté  l'injustice  des  accu- 
sations lancées  contre  Joseph  Estéphan,  il  répondit 
à  l'appel  de  ses  compatriotes.  Il  lui  avait  fallu  peu  de 
temps,  du  reste,  pour  voir  clair  dans  la  situation. 
Homme  du  pays,  il  en  connaissait  les  usages;  il  pou- 
vait se  mêler  au  peuple  et  l'amener  à  lui  parler  avec 
confiance. 

Épiscopat,  clergé,  notables  remirent  les  lettres  à 
Tian.  Le  patriarche  écrivit,  de  son  côté,  pour  expliquer 
les  actes  dont  on  dénaturait  l'intention  et  se  soumettre 
au  jugement  du  Saint-Siège.  Il  copia  de  sa  main  la 
formule  de  rétractation  telle  qu'elle  avait  été  rédigée 
à  Rome  et  la  signa.  Porteur  de  tous  ces  documents, 
Tian  quitta  le  Liban  et  se  dirigea  vers  Chypre  pour  y 
rencontrer  Craveri.  Il  tenait  à  lui  exposer  d'abord  la 
situation  telle  qu'il  la  jugeait.  La  démarche  était  plus 
que  correcte;  l'évêque  d'Énos  ne  l'apprécia  point.  En 
acceptant  de  défendre  la  cause  de  son  patriarche,  Tian 
perdait,  aux  yeux  du  délégué,  les  qualités  de  probité 
et  d'impartialité  qu'il  s'était  plu,  d'abord,  à  recon- 
naître en  lui.  Aussi  l'accueil  fut-il  glacial.  Sans  se 
laisser  décourager,  Tian  poursuivit  son  voyage.  Le 
7  juillet  1784,  il  était  à  Livourne  et>  quelque  temps 
après,  à  Rome.  Il  s'y  trouvait  en  pays  de  connaissance, 


et  se  mit  à  l'œuvre  aussitôt.  Ses  conversations,  ses 
rapports  clairs  et  bien  documentés  projetèrent  la 
lumière  sur  les  accusations  portées  contre  Estéphan: 
les  mobiles  de  l'opposition  apparurent  sous  leur  vrai 
jour.  Le  résultat  de  ce  travail  fut  celui  que  Tian  espé- 
rait. Le  21  septembre  1784,  la  congrégation  particu- 
lière pour  les  maronites,  enfin  tirée  de  son  incertitude, 
prononça,  en  faveur  du  patriarche,  le  verdict  définitif, 
homologué  ensuite  par  lettres  apostoliques  du  28  du 
même  mois.  Voir  les  documents  dans  'Abboud, 
op.  cit.,  t.  h,  p.  473-474  de  la  partie  arabe,  567-604 
et  607-614  de  la  partie  italienne;  Biographie  du 
patriarche,  p.  181-188. 

Joseph  Tian  porta  au  Liban  les  précieux  documents 
qui  témoignaient  de  sa  victoire  et  de  la  sollicitude 
pontificale  envers  sa  nation.  Il  fut  réservé  à  l'évêque 
d'Énos  d'aller  lui-même  au  Kasrawân  pour  y  pro- 
mulguer solennellement  les  ordres  du  Saint-Siège. 
Ce  fut  le  11  février  1785.  'Abboud,  Biographie  du 
patriarche,  p.  178  sq.  Le  bref  apostolique  Maximum 
nobis  du  28  sept.  1784  fait  état,  il  est  vrai,  d'un  retour 
du  patriarche  à  des  sentiments  meilleurs.  A  notre  avis, 
il  s'agit  plutôt  là  d'une  clause  de  style.  Les  chefs 
d'accusation  étaient,  en  effet,  si  graves  que  jamais  le 
Saint-Siège  n'aurait  rétabli  Estéphan  dans  ses  fonc- 
tions patriarcales,  s'il  n'avait  constaté  l'innocence  de 
l'inculpé. 

Sur  l'ordre  du  Saint-Siège,  Estéphan  réunit  un 
synode  à  'Aïn-Chaqiq,  du  6  au  11  septembre  1786. 
Texte  dans  'Abboud,  op.  cit.,  t.  n,  p.  493-524.  .Mais 
Pie  VI  cassa  les  actes  de  cette  assemblée  lamquam 
memoralo  Libanensi  concilio  contraria  perniciosaque 
recto  animarum  regimini,  ac  liberlatis  juriumque  epis- 
copalium  Isesiva.  Bref  Cumnon  sine,  15  décembre  1787, 
dans  Jus  pontifie,  t.  iv,  p.  327-328.  Le  ton  de  la  lettre 
pontificale  reflète,  sans  doute,  une  survivance,  dans 
les  milieux  de  la  curie,  des  intrigues  de  naguère. 
Une  lettre  de  Michel  El-Khazen  du  15  mars  1789  au 
préfet  de  la  Propagande  porte  bien  à  le  croire.  L'ancien 
vieaire  patriarcal  se  plaignait  de  mesures  qu'il  avait 
pourtant  admises  lui-même  à  l'assemblée  de  'Aïn- 
Chaqiq  et  qu'il  devait  encore  admettre,  plus  tard,  au 
synode  de  1790.  Voir  sa  lettre  dans  Anaïssi,  Collectio, 
p.  154-156.  Quoi  qu'il  en  soit,  l'attitude  du  patriarche, 
au  synode  de  'Aïn-Chaqiq,  reste,  au  point  de  vue  juri- 
dique, à  l'abri  de  tout  reproche  :  il  ne  signa  les  actes 
qu'avec  la  réserve  formelle  de  l'approbation  de  Rome: 
on  ne  peut  donc  dire  qu'il  ait  contrevenu  à  aucune  loi. 
Cf.  le  synode  dans  'Abboud,  ibid.,  p.  523. 

Pie  VI  ordonna  la  tenue  d'un  nouveau  synode, 
sous  la  présidence  de  Germanos  Adam,  métropolite 
melkite  d'Alep,  désigné  comme  délégué  apostolique. 
Le  synode  fut  assemblé,  du  3  au  18  décembre  1790, 
au  couvent  de  Békorki  ;  il  avait  pour  principal  but  de 
pourvoir  à  l'application  du  synode  du  Mont-Liban  et 
des  instructions  pontificales.  A  la  ix"  session,  les  Pères 
décrétèrent  le  transfert  du  siège  patriarcal  au  couvent 
de  Békorki.  Texte  synodal  dans 'Abboud,  op.  cit.,  t.  n, 
p.  537-603.  Les  actes  de  cette  assemblée  furent  confir- 
més en  partie  par  le  Saint-Siège.  Lettre  de  la  Propa- 
gande, 9  juillet  1796,  dans  Anaïssi,  Collectio,  p.  160- 
166.  Le  patriarche  Joseph  Estéphan  mourut  le 
22  avril  1793.  Prélat  de  haute  culture,  écrivain  facile, 
profondément  versé  dans  les  sciences  ecclésiastiques, 
il  a  laissé  de  nombreux  écrits.  On  a  de  lui,  entre  autres, 
plusieurs  offices  de  saints,  dignes  d'une  place  de  choix- 
dans  la  littérature  syriaque. 

Le  successeur  d'Estéphan  ne  fut  élu  que  le  10  sep- 
tembre 1793,  les  évêques  n'ayant  pu  se  réunir  avant 
cette  date,  à  cause  d'une  épidémie  de. peste  qui  rava- 
geait le  pays.  L'assemblée  électorale  porta  son  choix- 
sur  Michel  Fadel,  archevêque  de  Beyrouth,  qui  dépê- 
cha à  Rome,  pour  solliciter  le  pallium  et  la  confirma- 


f. 


bibl: 


101 


MARONITE    (ÉGLISE),    PATRIARCHES,    X I  \«'   SIÈCLE 


102 


lion  pontificale,  l'archiprètre  Georges  Giiànem.  Mais 
la  dernière  heure  du  patriarche  avait  déjà  sonné,  le 
17  niai  1795,  lorsque  son  messager  parvint  à  la  Ville 
éternelle. 

Le  11  juin  1705,  l'archevêque  de  Chypre,  Philippe 
Gémaïel,  était  proclamé  patriarche.  11  s'empressa, 
aussitôt  élu,  d'envoyer  à  Rome  le  1'.  Arsène  Qardàhî. 
Voir  les  lettres  synodales  dans  Anaïssi,  Bull.,  p.  431- 
136.  Au  consistoire  du  27  juin  1796,  Pie  VI  le  confirma 
et  lui  accorda  le  pallium.  Ibid.,  p.  -131-413,  et  Collectio, 
p,  158-159.  (lémaïel  ne  gouverna  l'Église  maronite  que 
quelques  mois.  Il  n'eut  même  pas  le  temps  de  recevoir 
le  pallium  et  le  bref  de  confirmation,  conservés  au 
couvent  de  N.-D.  de  Chouaïa  (Liban).  Le  28  avril  1796, 
fut  élu,  à  sa  place,  l'archevêque  Joseph  Tian  (ou 
Thian).  Le  24  juillet  1797,  le  pape  ratifia  le  choix  de 
l'épiscopat  et  accorda  le  pallium  au  nouveau  pa- 
triarche. Anaïssi,  Bull.,  p.  443-451;  Ghabriel,  op.  cit., 
t.  u  a,  p.  670. 

Joseph  Tian  dont  la  science  théologique  s'accompa- 
gnait d'une  vaste  érudition  eut  à  défendre  la  primauté 
romaine  contre  les  attaques  de  Germanos  Adam, 
métropolite  melkite  d'Alep,  celui-là  même  que  le 
.Saint-Siège  avait  naguère  envoyé  comme  délégué 
apostolique  auprès  des  maronites.  Voir  la  correspon- 
dance échangée  entre  les  deux  prélats  dans  Ghabriel, 
op.  cit.,  t.  u  a,  p.  701-710. 

La  discussion,  si  âpre  fût-elle,  ne  déconcertait  pas  le 
théologien  exercé  et  le  polémiste  infatigable  qu'était 
Joseph  Tian.  Mais  il  eut  à  se  résigner  devant  les  diffi- 
cultés d'un  ordre  tout  différent,  qui  paralysèrent  son 
action,  fl  s'agissait  de  liquider  tout  un  long  passé  de 
troubles  et  de  scandales.  Sans  doute,  Fadel  et  Gémaïel 
avaient  exposé  la  situation  au  Saint-Siège.  Mais  la 
mort  les  emporta  avant  que  le  Saint-Siège  eût  donné 
ses  directives.  Joseph  Tian  s'employa  de  toutes  ses 
forces  à  rétablir  l'ordre  et  la  paix.  Voyant  qu'il  ne 
pouvait  en  venir  à  bout,  il  préféra  se  retirer  et  achever 
ses  jours,  à  l'ombre  d'un  cloître.  En  1809,  il  se  démit 
donc  de  ses  fonctions  patriarcales.  Allocution  consis- 
toriale  du  19  décembre  1814,  dans  Jus  pontifie,  t.  iv, 
p.  517. 

Au  patriarche  démissionnaire  succéda,  le  8  juin  1809, 
Jean  El-Hélou,  évêque  de  Saint- Jean-d'Acre.  (Dans 
les  documents,  le  mot  arabe  El-Hélou  est  traduit  en 
doke.)  L'élection  fut  accomplie,  suivant  les  prescrip- 
tions du  synode  du  Liban,  à  la  suite  d'un  ordre  ponti- 
fical en  date  du  19  novembre  1808,  déclarant  la 
vacance  du  siège.  Pie  VII  était  déjà  à  Savone  lorsque 
le  dossier  électoral  arriva  à  Rome.  La  Propagande  en 
prit  aussitôt  connaissance;  et,  ayant  reconnu  la  légi- 
timité des  opérations,  elle  en  informa  le  pape.  Par 
lettre  du  25  janvier  1810,  celui-ci  confirma  le  choix  des 
évoques,  laissant  à  plus  tard  les  solennités  accoutu- 
mées. De  retour  à  Rome,  Pie  VII,  au  consistoire  du 
19  décembre  1814,  préconisa  le  nouveau  patriarche  et 
remit  le  pallium  à  son  procureur,  le  P.  Arsène  Qardàhî 
(Cardachi).  Les  pièces  relatives  à  cette  affaire  dans 
Jus  pontifie,  t.  iv,  p.  516-520;  Anaïssi,  Bull.,  p.  455- 
470. 

Jean  El-Hélou  s'installa  au  vieux  monastère  de 
Qannoûbîn,  bien  délabré  à  la  suite  de  longues  années 
d'abandon.  Il  s'efforça  d'en  relever  les  ruines  et  de 
remettre  en  état  ses  propriétés.  Les  travaux  de  restau- 
ration permirent  de  retrouver,  au  milieu  des  ruines,  le 
registre  des  meubles  et  immeubles  du  monastère  pa- 
triarcal, établi  par  le  patriarche  Douaïhi.  Grâce  aux 
indications  précises  de  ce  document,  Jean  El-Hélou 
K  rendit  compte  des  nombreux  empiétements  dont  le 
domaine  avait  été  l'objet,  et  il  entreprit  de  faire  resti- 
tuer à  Qannoûbîn  les  biens  dont  le  privait  une  injuste 
spoliation.  Ghabriel,  ibid.,  p.  729-730;  Dcbs,  op.  cit., 
t.  vin,  p.  747  et  769.  Les  préoccupations  matérielles, 


avec  leur  cortège  fastidieux  de  longues  négociations, 
ne  l'empêchèrent  pas  de  songer  à  une  restauration 
dans  l'ordre  spirituel.  Il  convertit  notamment  en 
séminaire  le  couvent  de  Saint-Jean-Maron  de  Kafarhaï 
(éparchie  de  Gébaïl  et  Batroun).  Debs,  ibid.,  p.  747 
et  794.  Le  plus  grand  événement  du  pontificat  de 
Jean  El-Hélou  est  la  tenue  du  synode  de  Loaïsah. 
Le  retour  de  Pie  VII  à  Rome  avait  offert  aux  maro- 
nites une  occasion  de  témoigner  de  la  constance  de 
leur  fidélité  au  Vicaire  du  Christ;  et,  à  cet  etfet,  ils 
avaient  envoyé  à  Rome  le  P.  Joseph  Assémani  pou  r 
offrir  au  pape  l'hommage  de  leurs  félicitations.  Cette 
démarche  leur  valut,  avec  les  éloges  du  pape,  le  rappel 
de  la  réforme  concernant  la  résidence  des  évêques  et 
les  monastères  mixtes  et  l'ordre  de  tenir  un  synode 
pour  le  règlement  de  cette  affaire.  Bref  In  commuai  du 
1er  nov.  1816  et  deux  décrets  de  la  Propagande,  joints 
à  ce  bref,  dans  Anaïssi,  Bull.,  p.  470-474.  Le  porteur 
des  documents  pontificaux  fut  l'envoyé  maronite  lui- 
même.  Celui-ci  dut  arriver  au  Liban  vers  le  milieu  de 
1817;  le  15  février,  en  effet,  il  était  encore  à  Rome. 
Voir  deux  lettres  de  Pie  VII  en  date  du  15  février  1817, 
dans  Anaïssi,  Bull.,  p.  475-476.  Après  les  discussions 
préparatoires  assez  longues  et  laborieuses,  portant 
notamment  sur  les  droits  de  patronat  dont  plusieurs 
couvents  faisaient  l'objet,  les  sessions  commencèrent 
à  N.-D.  de  Loaïsah,  en  présence  d'Aï.  Gandolfi,  délé- 
gué apostolique.  La  première,  du  13  avril  1818,  fut 
consacrée  à  la  question  des  monastères.  On  les  répartit 
en  quatre  catégories  :  séminaires,  couvents  de  moines, 
couvents  de  moniales  et  asceteria  pour  les  femmes 
menant  la  vie  commune  ■•ans  prononcer  de  vœux.  Une 
commission  spéciale  fut  désignée  pour  trancher  les 
litiges  que  les  droits  de  patronage  pourraient  surciter. 
A  la  deuxième  session,  14  avril,  on  indiqua  quels  cou- 
vents serviraient  de  résidence  au  patriarche  et  aux 
évêques,  et  l'on  prit  une  excellente  décision  concernant 
les  séminaires  :  le  couvent  de  Roumiyah  (Rumje)  ser- 
virait de  petit  séminaire  national  et  'Ain  Warqa  serait 
réservé  exclusivement  aux  études  de  rhétorique,  de 
philosophie  et  de  théologie.  Par  malheur,  cette  déci- 
sion si  favorable  à  la  bonne  formation  du  clergé  resta 
lettre  morte.  Roumiyah  dévint  un  séminaire  patriarcal 
tout  comme  'Aïn-Warqa  où  l'on  entrait  enfant  pour 
sortir  prêtre.  (On  trouve  les  pièces  relatives  au  synode 
de  Loaïsah  dans  les  archives  de  la  Propagande,  Atli 
de  1818.) 

Les  actes  du  synode,  signés  par  le  délégué  aposto- 
lique, le  patriarche  et  les  évêques,  furent  soumis, 
suivant  les  instructions  du  Saint-Siège,  à  l'approbation 
pontificale.  La  Propagande  y  apporta  quelques  correc- 
tions, et  quelques  additions,  que  l'on  peut  remarquer 
dans  le  décret  du  15  mars  1819.  Pie  VII,  de  vive  voix 
d'abord,  à  l'audience  du  4  avril,  puis  par  lettres  apos- 
toliques du  25  mai,  accorda  l'approbation.  Collectio 
laceasis,  t.  n,  col.  575-580. 

On  pourrait  s'étonner  que  les  réformes  du  concile  du 
Liban,  en  1736,  plus  d'une  fois  sanctionnées  par  Rome, 
n'aient  été  complètement  réalisées  qu'à  la  suite  du 
synode  de  1818.  Le  Liban  ne  voyait  pas  les  choses 
avec  les  mêmes  yeux  que  la  curie.  Les  monastères 
mixtes  ne  choquaient  pas  le  populaire,  pas  plus  que  la 
cohabitation,  dans  un  séminaire,  des  élèves  et  des 
religieuses  de  service  n'étonne  actuellement  les  occi- 
dentaux. Guère  plus  que  dans  les  séminaires  modernes 
on  n'entendait  parler  de  scandales,  et  on  ne  voyait 
rien  qui  blessât  la  morale  ou  choquât  le  sens  chrétien. 
En  Orient,  le  souci  de  la  bonne  tenue  chez  la  femme  et 
la  condition  sociale  qui  lui  est  imposée  écartent  les 
dangers  d'abus  même  parmi  les  gens  du  monde  :  à  plus 
forte  raison  dans  les  monastères  où  fleurit  la  mortifi- 
cation corporelle.  Cf.  Dandini,  op.  cit.,  p.  67-68,  75-76. 
De  loin  en  loin,  sans  doute,  quelques  fâcheux  incidents 


103 


MARONITE   (EGLISE),    PATRIARCHES    XIX«   SIÈCLE 


J<>4 


se  produisirent,  et  c'est  ce  qui  motiva  la  réforme  de 
1736.  Voir  une  lettre  de  trois  évêques  maronites, 
adressée  à  Rome  le  28  février  1733,  dans  le  cod.  vat. 
lat.  7262,  fol.  178  r°  et  V.  Mais  c'étaient  des  cas  isolés 
dont,  parfois,  on  exagéra  la  portée.  On  pourrait  citer 
ici  quelques  témoignages  intéressants;  contentons- 
nous  de  renvoyer  aux  textes  suivants  :  une  lettre  du 
P.  Fromage,  S.  J.,  dans  les  Lettres  édifiantes,  Levant, 
t.  i,  Lyon,  1819,  p.  406  sq.  ;  le  comte  Volney,  Voyage 
en  Egypte  et  en  Syrie  pendant  les  années  1 783,  1 784  et 
1785,  t.  il,  1792,  p.  18;  H.  Guys,  Beyrouth  et  le  Liban, 
Relation  d'un  séjour  de  plusieurs  années  dans  ce  pays, 
t.  ii,  Paris,  1850,  p.  185-187.  Ces  témoignages  sont 
d'autant  plus  probants  que  leurs  auteurs,  témoins 
oculaires  et,  d'un  esprit  observateur,  ne  manquent  pas 
de  relever  les  abus  quand  ils  en  rencontrent. 

Somme  toute,  le  régime  des  monastères  mixtes 
n'impliquait  pas  grand  danger  pour  la  vertu,  pas  plus 
que  la  présence  de  sœurs  dans  les  évêchés  et  les  sémi- 
naires d'Occident  n'entrave  l'observation  des  vœux 
religieux  et  des  obligations  de  l'état  clérical.  Dans  ces 
conditions,  les  autorités  locales  responsables  ne  sai- 
sissaient pas  trop  l'urgence  de  la  réforme.  Ils  la  pres- 
saient d'autant  moins  que  beaucoup  d'obstacles,  même 
d'ordre  matériel,  s'opposaient  à  sa  réalisation.  Voir  le 
synode  de  Békorki,  tenu  en  1790,  sess.  vu,  dans 
'Abboud,  Relazioni,  t.  n,  p.  577-580.  Au  surplus,  à 
l'imitation  du  deuxième  concile  de  Nicée,  le  synode  du 
.Mont-Liban  tolère  les  monastères  déjà  existants,  mais 
à  la  condition  que  les  moines  et  les  nonnes  habitent 
deux  corps  de  bâtiments,  entièrement  séparés. 
Part.  IV,  c.  ii,  n.  16. 

Quoi  qu'il  en  soit,  il  fallut  attendre  l'avènement  du 
patriarche  Hobaïch  pour  assister  à  la  disparition  com- 
plète des  monastères  mixtes.  Sa  lettre  du  26  sep- 
tembre 1826,  adressée  aux  communautés  de  moniales 
et  de  femmes  dévotes  vivant  à  la  manière  des  religieuses, 
donna  au  régime  le  coup  de  grâce. 

D'autres  obstacles,  d'ordre  économique  ou  même 
politique,  entravèrent  l'application  de  la  réforme  rela- 
tive à  la  résidence  des  évêques.  On  ne  crée  pas  des 
évêchés  du  jour  au  lendemain,  surtout  quand  les  cir- 
constances ne  s'y  prêtent  pas.  Nous  avons  dit  qu'avant 
le  synode  du  Mont-Liban,  les  évêques,  considérés 
comme  vicaires  du  patriarche,  demeuraient  générale- 
ment près  de  celui-ci  ou  habitaient  un  monastère  ou 
un  ermitage.  Ayant  divisé  le  patriarcat  en  éparchies, 
l'assemblée  de  1736  leur  imposa  l'obligation  de  la  rési- 
dence. A  défaut  de  maisons  épiscopales,  les  titulaires 
des  nouveaux  diocèses  se  fixèrent  où  ils  purent,  de  pré- 
férence dans  des  couvents  placés  sous  le  patronage  de 
leurs  parents  ou  d'une  famille  qu'ils  connaissaient, 
même  en  dehors  de  leur  territoire.  Cette  situation  ne 
tarda  pas  à  engendrer  des  inconvénients  graves,  si 
bien  que  le  synode  de  'Aïn-Chaqiq,  en  1786,  à  la 
demande  des  notables  de  la  nation,  jugea  nécessaire 
de  rétablir  la  résidence  des  évêques  auprès  du  pa- 
triarche. Texte  dans  'Abboud,  op.  cit.,  t.  n,  p.  493  sq. 
Les  actes  de  cette  assemblée,  on  l'a  dit,  furent  annulés 
par  Pie  VI  et  les  évêques  continuèrent  d'agir  comme 
par  le  passé  jusqu'en  1818.  Le  synode  de  Loaïsah  fixa 
le  couvent  où  chacun  d'eux  vivrait,  mais  il  fallut 
attendre  le  patriarcat  de  Joseph  Hobaïch  (1823-1845) 
pour  voir  l'application  définitive  des  décrets  concer- 
nant la  résidence.  A  partir  de  1835,  les  prélats  maro- 
nites commencèrent  à  doter  de  demeures  épiscopales 
leurs  éparchies  respectives.  Actuellement,  la  résidence 
est  strictement  observée  et  chaque  diocèse  possède  son 
évêché.  Debs,  Histoire  de  la  Syrie,  t.  vin,  p.  769-770; 
P.  Chebli,  Biographie  du  patriarche  Douai hi,  p.  40-41. 

Jean  El-Hélou  mourut  le  12  mai  1823.  Son  succes- 
seur, Joseph  Hobaïch  (Habaisci),  fut  élu  le  25,  intro- 
nisé le  29,  et  le  P.  Basile  Dursun,  du  couvent  arménien 


de  Koraïm,  partit  pour  Home  afin  d'accomplir  les 
démarches  d'usage.  Hobaïch  n'avait  ni  l'âge  cano- 
nique (40  ans)  ni  la  majorité  des  deux  tiers,  requise 
pour  l'élection  patriarcale.  La  Propagande,  en  exami- 
nant le  dossier  électoral,  constata  ces  défauts,  suffi- 
sants pour  entacher  de  nullité  l'acte  du  25  mai  1823. 
Mais  le  pape  valida  et  confirma  l'élection  au  consis- 
toire du  3  mai  1824.  Les  pièces  relatives  à  cette  ques- 
tion sont  dans  le  Bullarium  pontificium  S.  Congregat. 
de  prop.  fide,  t.  v,  p.  1-11;  Anaïssi,  Bull.,  p.  487-501. 

Énergique,  tenace,  d'une  piété  exemplaire  et  d'une 
pureté  de  vie  et  de  doctrine  irréprochables,  Hobaïch 
dirigea  toutes  ses  pensées  vers  l'observation  des 
canons  réformateurs  du  Mont-Liban,  l'éducation  du 
jeune  clergé  et  la  protection  de  la  foi  catholique  dans 
les  âmes  populaires.  Un  danger  nouveau  menaçait 
celle-ci  :  des  protestants  venaient  d'arriver  à  Bey- 
routh et  commençaient  leur  propagande.  Hobaïch 
édicta  des  mesures  rigoureuses  et  brandit  la  menace 
des  peines  ecclésiastiques  pour  arrêter  l'action  des 
nouveaux  venus. 

Le  coiiège  de  Rome  n'existait  plus  depuis  1808  Le 
patriarche  eût  voulu  le  ressusciter;  mais  les  circons- 
tances firent  échouer  ses  démarches.  Voir  les  deux 
brefs  Magno  semper,  11  janvier  1830,  et  Etsi  dubium, 
14  juillet  1832,  dans  Jus  pontifie,  t.  iv,  p.  723;  t.  v. 
p.  47-48.  Il  dut  donc  pourvoir  à  la  formation  cléricale 
avec  les  moyens  dont  il  disposait  sur  place.  Il  le  fit 
en  réorganisant  le  séminaire  de  'Aïn-Warqa  et  en  éri- 
geant deux  nouveaux,  celui  de  Mar-'Abda  Harharaïa, 
en  1830,  et  celui  de  Mar-Sarkis  et  Bakhos  (saints  Serge 
et  Bacchus),  en  1832.  Comme  'Aïn-Warqa  et  Roumi- 
miyah,  les  deux  nouveaux  séminaires  ont  rendu  à 
l'Église  maronite  de  très  grands  services.  De  plus,  en 
1840,  Hobaïch  fonda  et  dota  la  société  dite  des  mis- 
sionnaires évangéliques,  laquelle,  toutefois,  ne  lui  sur- 
vécut pas  longtemps. 

Sans  se  lasser,  il  rappelait  prêtres  et  moines  à  l'ob- 
servation des  articles  conciliaires,  et,  sous  son  ponti- 
ficat, l'organisation  paroissiale,  notamment,  fit  un 
sérieux  progrès. 

Malheureusement,  Hobaïch  ne  déployait  pas  le 
même  zèle  pour  le  maintien  des  traditions  liturgiques, 
même  de  celles  qu'avait  sanctionnées  l'assemblée  de 
1736.  Sur  ses  instances,  le  Saint-Siège  approuva 
l'édition  d'un  nouveau  rituel,  préparé  sous  le  précédent 
patriarcat,  mais  que  le  secrétaire  de  la  Propagande, 
Angelo  Mai,  plus  tard  cardinal,  avait  sévèrement  cen- 
suré. Ce  rituel,  il  faut  bien  le  dire,  n'est  pas  celui  de 
l'Église  maronite.  P.  Dib,  La  liturgie  maronite,  p.  89- 
104.  Aux  yeux  des  liturgistes  au  moins,  cette  malen- 
contreuse réforme  du  rit  traditionnel  projette  une 
ombre  sur  ce  pontificat,  par  ailleurs  si  bienfaisant. 

Sa  droiture,  sa  fermeté,  sa  sincérité  valurent  à 
Hobaïch  non  seulement  la  vénération  de  son  clergé 
et  de  sa  nation,  mais  l'estime  des  autorités  ottomanes 
elles-mêmes.  La  Porte  lui  accorda  la  faveur  d'avoir 
un  chargé  d'affaires  à  Constantinople,  et  lui  envoya  le 
medjidié  de  lre  classe,  distinction  rare  à  cette  époque. 
Les  soucis  de  l'administration  spirituelle  n'empê- 
chèrent pas  Hobaïch  de  veiller  aux  intérêts  temporels 
de  son  peuple.  Afin  de  les  mieux  connaître  et  de  les 
gérer  plus  efficacement,  il  établit  le  système  de  deux 
résidences  :  l'une,  pour  l'hiver,  à  Békorki,  et  l'autre, 
pour  l'été,  dans  la  région  des  cèdres.  Mais,  au  lieu  de 
laisser  cette  dernière  dans  la  vallée  de  Qannoùbîn, 
difficilement  accessible,  il  la  transféra  à  Dîmàn,  loca- 
lité voisine,  dominant  la  vallée.  Il  y  bâtit  une  église  et 
à  côté  d'elle,  un  cloître. 

Les  événements  tragiques  de  1841  remplirent  les 
dernières  années  du  pontificat  de  Hobaïch  de  tristesse 
et  d'amertume.  Us  fournirent  aussi  au  patriarche, 
auquel  ils  imposèrent  de  lourds  sacrifices  et  de  cruelles 


!  1 15 


MARONITE   (ÉGLISE),   PATRIARCHES,    XIX*   SIÈCLE 


103 


préoccupations,  l'occasion  do  donner  la  nu-sure  de  son 
intelligence,  de  son  activité,  de  son  énergie  et  de  sa 
charité.  Les  chrétiens  fuyaient  devant  les  flammes,  les 
massacres  et  toutes  les  horreurs  de  la  guerre  civile. 
Il  fallait  les  recueillir,  les  proléger,  les  faire  vivre. 
Hobaïch  se  dépensa  sans  compter,  et  mérita,  de  ce 
chef,  de  spéciales  félicitations  du  pape  Grégoire  XVI. 
Bref  Quum  dilectus  du  16  février  1841,  dans  Jus  pon- 
tifie, t.  v,  p.  263. 

Au  milieu  de  si  cruelles  épreuves,  une  tentative 
s'offrit  a  Hobaïch.  L'agent  diplomatique  d'une  puis- 
sance qui  voulait  enlever  à  la  France  sa  traditionnelle 
influence  au  Liban,  essaya  auprès  de  lui  des  marchan- 
dages fructueux.  Peine  perdue.  Après  de  longs  et 
inutiles  essais,  l'agent  menaça  le  patriarche  et  les 
maronites  des  pires  catastrophes.  A  quoi  Hobaïch  se 
contenta  de  répondre  :  «  Les  maronites  ont  la  France 
dans  le  sang.  Supposez  que  vous  arriviez  à  nie  con- 
\aincre,  mon  peuple  me  lapiderait.  »  Ces  détails  sont 
relatés  par  un  contemporain,  le  patriarche  Jean  Hadj; 
voir  Darian,  Les  maronites  au  Liban,  p.  296-298. 

La  déplorable  transaction  du  double  qâïniaqàmat 
prétendait  introduire  la  paix  au  Liban.  En  réalité,  elle 
prépara,  comme  on  l'a  dit  ci-dessus,  les  troubles  de 
1845.  Cette  fois,  le  patriarche  n'eut  plus  la  force  de 
supporter  le  choc.  Frappé  de  paralysie,  il  tomba  sur 
la  brèche,  comme  un  soldat,  le  23  mai  1845.  Sur  le 
patriarche  Hobaïch,  voir  Debs,  Histoire  de  la  Syrie, 
t.  vin,  p.  7-19,  769;  Ghabriel,  op.  cit.,  p.  757-767;  le 
P.  Mansoûr  El-Hattoùnî,  op.  cit.,  p.  253  sq.,  309-312. 
Nous  avons  aussi  utilisé  une  biographie  inédite  du 
patriarche  Hobaïch,  écrite  par  un  prêtre  de  ses  con- 
temporains. 

La  tempête  épouvantable  que  traversait  alors  le 
Liban  empêcha  le  collège  électoral  de  se  réunir,  suivant 
l'usage,  le  neuvième  jour  après  la  mort  du  patriarche. 
Ce  fut  seulement  le  16  août  1845  que  les  évêques 
luirent  s'assembler  à  Dîmân  pour  élire,  le  18,  l'évêque 
de  Damas,  Joseph  El-Khazen.  Les  lettres  synodales 
portent  la  date  du  18  et  du  24;  elles  partirent  pour 
Rome  comme  de  coutume.  Au  consistoire  du  19  jan- 
vier 1846,  sur  la  demande  de  Nicolas  Murad,  arche- 
vêque maronite  de  Laodicée,  le  pape  confirma  le  nou- 
veau patriarche  et  lui  accorda  le  pallium.  L'élection 
de  Joseph  El-Khazen  donna  lieu,  il  est  vrai,  à  quelques 
manifestations  hostiles  auxquelles  fait  allusion  l'allo- 
cution consistoriale  du  19  janvier  1846.  Mais,  grâce  à 
sa  charité  exquise,  à  ses  manières  à  la  fois  graves  et 
aimables,  que  l'éclat  d'une  noble  origine  faisait  par- 
ticulièrement apprécier,  le  nouveau  patriarche  se 
concilia  bientôt  la  sympathie  de  tous.  Debs,  op.  cit., 
t.  vm,  p.  751-752;  Ghabriel,  op.  cit.,  p.  768-787;  Man- 
soûr El-Hattoùnî,  op.  cit.,  p.  312-314  et  323;  Mislin, 
Die  Heiligen  Orte,t.  i,  Vienne,  1860,  p.  380.  Le  ponti- 
ficat de  Joseph  El-Khazen  marqua  un  retour  à  la  dis- 
cipline dans  l'administration  de  la  pénitence.  Aux 
termes  du  concile  du  Mont-Liban  :  Sacerdos  in  ecclesia, 
non  autem  in  priuatis  aedibus  confessiones  audial,  nisi 
msu  ralionabili,quœ  quum  inciderit,  studeal  tamen 
idtlccenti,  ac  patenti  loco  prwslare.  Extra  ecclesiam  sine 
necessitate,  qui  pœnilentiœ  sacramentum  administra- 
oerit.sive  sœcularis  sit,  sii>e  regularis,  et  etiam  parochus, 
urbitrio  Ordinarii  puniatur.  Exceplis  sacerdotibus,  qui 
commode  in  ecclesia  confileri  non  possunt.  Part.  I, 
C.  iv,  n.  10.  L'oubli  de  cette  loi  et  l'abus  de  la  con- 
fession  hors  des  églises  provoquèrent  un  décret  de  la 
Propagande,  du  18  février  1851,  renforçant  la  pres- 
cription conciliaire  et  interdisant  à  tout  prêtre,  sous 
peine  d'encourir  la  suspense  ipso  facto,  d'entendre, 
hors  le  cas  de  maladie  ou  d'une  cause  grave  reconnue 
par  l'Ordinaire  du  lieu,  la  confession  des  fidèles  dans 
leurs  maisons.  Le  synode  du  Liban  ajoutait  au  même 
endroit    :  Curent  ordinarii,  ut  confessarius  habeat  in 


ecclesia  sedem  confessionalem,  in  qua  sacras  confes 
siones  excipiat,  quœ  sedes  patenti,  conspicuo,  et  apto 
ecclesia  loco  posita,  craie  etiam  per/onda,  inlcr  pseni- 
tentem,  cl  sacerdotem  omnino  sit  instrucla.  Le  même 
décret  de  la  Propagande  renouvela  cette  prescription 
par  rapport  à  la  confession  des  femmes  cl  porta 
contre  les  contrevenants  la  suspense  ipso  facto.  Ces 
mesures  ne  furent  pas  sans  effet.  Ghabriel,  loc. 
cit.,  p.  786-787. 

Le  patriarche  El-Khazen  mourut  le  3  novem- 
bre 1854.  L'état  politique  du  Liban  exigeait  que  son 
successeur  fût  capable,  à  la  fois,  de  parler  ferme  aux 
persécuteurs  et  de  prodiguer  aux  victimes  le  réconfort 
et  les  motifs  d'espérer.  Un  prélat  maronite  possédait 
ces  qualités  :  Paul  Mas'ad,  archevêque  de  Tarse, 
homme  au  visage  volontaire  et  dont  le  regard  aigu 
fouillait  les  consciences.  Le  12  novembre  1854,  l'épis- 
copat  le  désigna  par  acclamation,  et,  au  consistoire  du 
23  mars  1855,  Pie  IX  le  préconisa.  Le  patriarche 
Mas'ad,  op.  cit.,  p.  189,  n.  1  ;  une  lettre  du  même  pa- 
triarche dans  Anaïssi,  Colleclio,  p.  181;  J.  Debs,  op. 
cit.,  t.  vm,  p.  754.  Le  nouveau  patriarche  inaugura 
son  pontificat  par  la  préparation  d'un  concile  national, 
qu'il  tint  à  Békorki,  au  mois  d'avril  1 856.  sous  la 
présidence  du  délégué  apostolique,  Mgr  Brunoni.  Il 
en  rédigea  lui-même  le  texte;  et,  pour  donner  plus  de 
solennité  à  cette  assemblée,  il  y  convoqua  non  seule- 
ment les  évêques,  mais  les  supérieurs  généraux  et  les 
assistants  des  trois  ordres  maronites,  les  recteurs  des 
missions  latines  et  quelques  notables  de  la  nation. 
J.  Debs,  op.  cit.,  t.  vm,  p.  767-768;  El-Hattoûnî, 
op.  cit.,  p.  324-325. 

Le  texte  de  ce  concile,  réuni  dans  l'intention  non 
seulement  d'assurer  l'application  du  synode  du  Liban, 
mais  d'introduire  dans  ses  décrets  les  modifications 
qu'exigeaient  les  circonstances,  est  par  lui-même 
plein  d'intérêt.  En  pratique,  cependant,  sa  portée 
fut  insignifiante.  Le  Saint-Siège,  en  effet,  bien  que  le 
pape  eût  écrit  au  patriarche  pour  le  louer  de  l'œuvre 
accomplie,  ne  confirma  jamais,  du  moins  officielle- 
ment, les  actes  de  l'assemblée,  lesquels  restèrent,  par 
suite,  lettre  morte.  Cf.  le  bref  (iralx  nobis,  2  juin  1856, 
dans  Jus  pontifie,  t.  vi  a,  p.  256,  et  voir  ibid.,  n.  1 
qui  renvoie  à  la  page  232  du  même  volume,  n.  1  ; 
Debs,  op.  cit.,  t.  vm,  p.  767-768. 

C'est,  peut-être,  en  1860  que  la  situation  de  l'Église 
maronite  fut  la  plus  douloureuse.  Au  milieu  de  la 
tourmente,  Mas'ad  se  montra  constamment  à  la 
hauteur  de  sa  tâche,  se -prodiguant  pour  adoucir  les 
misères  et  usant  de  ses  hautes  qualités  d'énergie  et 
de  tact  pour  préparer  les  voies  à  la  justice  et  à  la 
paix.  Lorsque  cessèrent  les  massacres,  des  difficultés 
d'un  autre  ordre,  diplomatique  celui-là,  s'offrirent 
à  lui.  Sur  ces  difficultés,  on  trouvera  d'intéressants 
détails  dans  C.  de  Rochemonteix,  op.  cit.,  p.  174- 
175;  Debs,  loc.  cit.,  t.  vm,  p.  727,732,  754;  El-Hat- 
toùnî,  ibid.,  p.  365-379. 

En  1867,  Mas'ad  se  rendit  à  Rome  pour  assister 
aux  fêtes  centenaires  des  saints  apôtres  Pierre  et 
Paul.  Depuis  Jérémie  Al-'Amchîtî  (i  1230),  c'était, 
peut-être,  le  premier  patriarche  maronite  qui  lit 
par  lui-même  la  visite  ad  limina.  Par  contre,  il  ne 
viendra  pas  au  concile  du  Vatican,  où  il  se  fit  repré- 
senter par  une  mission  que  présidait  Pierre  Bostàni, 
archevêque  de  Tyr  et  Sidon.  De  Rome,  le  patriarche 
se  rendit  à  Paris  où  Napoléon  III  l'accueillit  avec- 
tous  les  honneurs  dus  à  son  rang.  Il  poursuivit  ensuite 
son  voyage  jusqu'à  Constantinople.  Le  sultan  'Abd- 
oul-'Aziz  lui  offrit  l'hospitalité  dans  un  palais  parti- 
culier où  il  avait  eu  le  soin  de  faire  pourvoir  à  tout, 
même  à  l'installation  d'une  chapelle.  Le  patriarche  eut 
l'occasion  de  connaître  à  Constantinople  et  d'apprécier 
Franco  pacha,   un   Alépin    de   rit    latin.    Il   exprima. 


107 


MARONITE   (ÉGLISE),   PATRIARCHES,    XIX*   SIÈCLE 


108 


dans  les  sphères  officielles,  le  désir  de  le  voir  à  la  tête 
du  moutasarrijat  du  Liban.  Le  23  septembre  18(57,  il 
s'embarqua  pour  la  Syrie;  et  le  1er  octobre,  il  était  à 
Tripoli.  Debs,  op.  cit.,  t.  vin,  p.  754-750  ;  Ghabricl, 
loc.  cit.,  p.  788-798;  Al-Mas'oudi  (=  Paul  Mas'ad), 
La  Puissance  ottomane  au  Liban  et  en  Syrie,  en  arabe, 
(Le  Caire),  1917,  p.  76,  n.  1. 

Le  14  juin  1868,  Franco  pacha  fut  nommé  gouver- 
neur du  Liban.  Il  n'oublia  pas  les  démarches  faites 
en  sa  faveur  à  Constantinople.  Durant  l'exercice  de 
ses  hautes  fonctions,  il  entretint  avec  les  autorités 
religieuses  les  meilleures  relations.  Son  successeur, 
Ruslem  pacha  (1872-1882),  administrateur  remar- 
quable, mais  caractère  de  despote,  ne  conserva  pas 
cette  politique  de  bons  rapports  avec  la  hiérarchie 
ecclésiastique.  Il  afficha  même  des  tendances  anticlé- 
ricales et  lit  exiler  par  la  Porte,  en  1878,  un  prélat 
maronite  des  plus  vénérables,  Pierre  Bostànî,  sous,  le 
prétexte  mensonger  que  la  présence  de  l'archevêque 
pouvait  déchaîner  des  conflits  sanglants  entre  druses 
et  maronites.  Cf.  Louis  de  Baudicour,  La  France  au 
Liban,  Paris,  1879,  p.  296-297.  On  devine  les  soucis 
du  patriarche  et  l'activité  qu'il  déploya  pour  donner  à 
cette  affaire  une  solution  honorable.  Au  Liban,  il  avait 
trouvé,  dans  cette  question  comme  dans  tant  d'au- 
tres, un  conseiller  sage  et  expérimenté  en  la  personne 
de  Jean  Hadj,  archevêque  de  Ba'albek.  En  France,  le 
cardinal  Guibert  et  Mgr  Dupanloup  négocièrent  auprès 
du  gouvernement  pour  faire  réparer  l'outrage  infligé 
à  l'Église  maronite.  Baudicour,  loc.  cit.,  p.  295-296.  Le 
résultat  fut  le  retour  du  vénérable  exilé  dans  des  condi- 
tions dignes  de  sa  personne.  Les  anciens  du  Liban 
évoquent  encore  avec  fierté  les  cérémonies  de  ce 
retour,  réglées  par  le  patriarche  lui-même.  L'exil 
n'avait  pas  duré  longtemps  :  Bostànî  se  trouvait  déjà 
auprès  du  patriarche  le  9  novembre  1878. 

Mas'ad  mourut  le  18  avril  1890,  âgé  de  85  ans. 
L'histoire  des  Églises  orientales  le  range  parmi  les 
grands  patriarches.  D'une  culture  intellectuelle  remar- 
quable, il  a  laissé  plusieurs  ouvrages  :  a)  Addor-oul- 
manzoûm  (les  perles  disposées  en  série)  ou  réfutation 
des  questions  et  réponses  signées  par  Mgr  le  patriarche 
Maxime  Mazloûm,  imprimerie  du  monastère  de 
Tamich  (Liban),  1863.  C'est  un  livre  où  l'on  trouve 
sur  les  Églises  d'Orient  beaucoup  plus  de  renseigne- 
ments que  le  titre  n'en  promet,  b)  Un  ouvrage  sur  la 
procession  du  Saint-Esprit,  réponse  à  Fathallah  Mar- 
râch.  L'argumentation  était  si  bien  menée  que  Mar- 
râch  entra  dans  l'Église  catholique,  c)  Un  traité  sur 
la  perpétuelle  virginité  de  la  Mère  de  Dieu,  d)  Plu- 
sieurs dissertations  relatives  aux  maronites,  e)  Un 
précis  historique  de  la  famille  El-Khazen.  /)  Un  recueil 
de  documents.  Cf.  Debs,  op.  cit.,  t.  vm,  p.  756-757. 

Le  28  avril  1890,  à  l'unanimité,  l'épiscopat  maro- 
nite proclama  patriarche  l'archevêque  de  Ba'albek, 
Jean  Hadj.  Le  4  mai  suivant,  eut  lieu  la  cérémonie  de 
l'intronisation  et  Mgr  Élie  Hoyek,  archevêque  d'Arka, 
aujourd'hui  (1927)  patriarche,  partit  pour  Rome 
avec  le  dossier  traditionnel.  Léon  XIII  accorda 
pallium  et  confirmation  au  consistoire  du  23  juin  1890. 
Leonis  XIII  pontifteis  maximi  acta,  t.  x,  Rome,  1891, 
p.  166-169;  Anaïssi,  Bull.,  p.  532-537.  Des  relations 
d'étroite  amitié  unissaient  Mgr  Hadj  au  patriarche 
défunt.  Mas'ad  avait  fait  de  lui  son  confident  et  son 
conseiller,  et  il  ne  pouvait  mieux  placer  sa  confiance. 
Au  moral  comme  au  physique,  Jean  Hadj  était  d'une 
incomparable  distinction.  Haute  stature,  taille  mince 
et  élancée,  une  tête  d'une  remarquable  finesse,  un 
large  front  derrière  lequel  on  devinait  une  pensée  tou- 
jours en  éveil,  le  regard  clair,  profond,  pénétrant.  A 
une  expérience  consommée  des  hommes  et  des 
affaires,  il  alliait  le  sentiment  aigu  de  son  rôle  et  de 
sa  dignité,  un  zèle  dévorant,  un  mépris  complet  des 


difficultés,  la  passion  de  créer.  Par-dessus  tout, 
l'amour  de  Dieu,  de  l'Église  catholique  et  du  peuple 
maronite.  Au  cours  de  sa  carrière,  Jean  Hadj  avait 
eu  mainte  occasion  de  mettre  en  évidence  les  qualités 
de  son  caractère  :  prudence,  fermeté,  persévérance,  et 
cette  parfaite  maîtrise  de  soi  que  ses  contemporains 
ne  se  lassaient  pas  d'admirer.  On  lui  confie  les  fonc- 
tions délicates  de  juge  civil,  au  moment  où  la  révolu- 
tion bouleversait  le  Liban.  Sans  crainte,  avec  calme, 
il  prend  en  main  l'intérêt  de  ses  administrés,  défend 
leurs  droits  sans  autre  préoccupation  que  celle  de  la 
justice,  et  force  l'estime  de  tous.  On  le  nomme  à  la 
tête  d'une  éparchie  dont  l'évêque  n'avait  même  pas 
où  reposer  sa  tête  :  point  de  résidence,  nulle  ressource. 
Il  quitte  le  diocèse  de  Ba'albek  après  en  avoir  fait  un 
des  évêchés  les  plus  enviés  de  la  Syrie.  Tel  est  le  per- 
sonnage qui  présida  aux  destinées  de  l'Eglise  maro- 
nite de  1890  à  1898.  Sous  son  pontificat,  la  dignité 
patriarcale  s'entoure  d'un  éclat  qu'elle  n'avait  jamais 
connu.  Il  transforme  les  résidences,  donne  du  pres- 
tige à  la  fonction.  Jusque-là,  le  chef  de  l'Église  maro- 
nite habitait  à  Békorki  «  un  monastère  aux  hautes 
murailles,  percées  de  loin  en  loin  par  d'étroites  fenê- 
tres, et  ressemblant  plutôt  à  une  forteresse  qu'à  un 
patriarcat.  Autour  d'une  cour  intérieure,  régnait  un 
cloître  blanchi  à  la  chaux  et  dallé  de  pierres  sous 
lequel  donnait  la  porte  du  divan  ou  salle  de  réception.  » 
ytesse  d'Aviau  de  Piolant  (qui  visita  Békorki  en 
1880),  Au  pays  des  Maronites,  Paris,  1882,  p.  18. 
Mgr  Hadj  estime  cette  demeure  trop  modeste  pour  le 
chef  d'un  peuple.  A  peine  avait-il  pris  possession  de 
son  office  qu'il  commença  la  construction  d'un  vrai 
palais,  sur  les  voûtes  de  l'antique  couvent.  La  nou- 
velle résidence,  dotée  d'une  église,  d'une  bibliothèque, 
de  salons  spacieux  et  clairs,  d'une  suite  de  chambres 
desservies  par  de  larges  corridors,  est  conçue  dans  un 
style  sobre,  mais  élégant,  d'une  saisissante  beauté. 
Même  transformation  à  Dîmàn,  où  Hadj  faisait  bâtir 
sa  nouvelle  maison  d'été,  plus  modeste  cependant 
que  Békorki,  à  quelques  mètres  de  celle  qu'avait  élevée 
Hobaïch.  Et  dans  ces  demeures,  sous  le  pontificat  de 
Jean  Hadj,  défilent  les  autorités  religieuses  et  civiles 
de  l'Orient  asiatique  :  prélats  de  tous  les  rites,  consuls, 
pachas,  gouverneurs,  émirs,  cheikhs,  notables  de 
toutes  les  races  et  de  toutes  les  nationalités.  Le 
patriarche  n'a  rien  à  craindre  de  ces  regards;  il  fait 
grande  figure  dans  tous  les  milieux.  Du  reste,  l'émi- 
nence  de  ses  vertus,  la  rareté  de  ses  talents,  le  succès 
de  ses  entreprises  lui  assurent  le  respect  et  la  considé- 
ration. Le  président  de  la  République  Française  lui 
décerne  la  cravate  de  commandeur  de  la  Légion 
d'honneur,  le  sultan  de  Turquie,  le  Medjidié  de  pre- 
mière classe  et  —  ce  qu'aucun  patriarche  n'avait  en- 
core obtenu  —  le  grand  cordon  Osmanié. 

On  se  tromperait  étrangement,  toutefois,  en  se  figu- 
rant Mgr  Hadj  comme  un  grand  seigneur  oriental 
dont  les  soucis  se  bornent  à  la  représentation.  Le 
côté  extérieur  de  sa  charge  n'avait  pour  lui  qu'une 
importance  secondaire;  le  but  principal  que  poursui- 
vait son  autorité  était  d'un  ordre  plus  élevé,  de  l'ordre 
spirituel.  Il  s'attache  à  promouvoir  le  progrès  du 
peuple  maronite  dans  toutes  les  sphères  religieuse, 
sociale,  intellectuelle.  Il  donne  une  vigoureuse  impul- 
sion aux  établissements  scolaires,  à  la  discipline  du 
clergé,  aux  œuvres  diverses  susceptibles  d'élever  le 
niveau  des  fidèles.  Ses  lettres  pastorales  témoignent 
de  cette  sollicitude.  En  toutes  circonstances,  il  se 
montre  l'ami  dévoué,  le  défenseur  averti  des  fonda- 
tions latines  ou  maronites,  destinées  à  l'instruction 
de  la  jeunesse,  au  soulagement  des  pauvres,  au  déve- 
loppement intelligent  de  la  vie  chrétienne.  On  se 
rappelle  encore,  au  Liban,  le  beau  geste  qu'il  accom- 
plit au  lendemain   de   la   promulgation   de  la  lettre 


109 


MARONITE    (ÉGLISE),   PATRIARCHES,    XX*   SIÈCLE 


J10 


Orienlalium  dignitas  Ecclesiarum  du  30  novem- 
bre 1894,  par  laquelle  Léon  XIII  prenait  d'énergiques 
mesures  pour  sauvegarder,  devant  l'envahissement  du 

latinisme,  les  vieux  rites  orientaux.  Avant  de  pro- 
mulguer cette  constitution.  Léon  XIII  avait  convoqué 
à  Home  les  patriarches  d'Orient  pour  y  prendre  part 
aux  conférences  tenues  au  Vatican  en  1894.  Hadj 
n'avait  pu  y  assister.  Mais  afin  de  témoigner  de  son 
estime  et  de  sa  reconnaissance  à  l'égard  des  mission- 
naires latins,  il  écrivit  au  pape  pour  louer  leur  dévoue- 
ment. Et  joignant  les  actes  aux  paroles.il  leur  confia 
l'éducation  complète  des  jeunes  maronites.  «  Dans 
l'Église,  répétait-il,  il  n'y  a  ni  grecs,  ni  latins,  ni  armé- 
niens, ni  maronites,  mais  des  chrétiens  soumis  au 
vicaire  du  Christ.  »  Le  pape  et  la  Propagande  tinrent  à 
lui  écrire  pour  le  féliciter  de  cette  attitude.  Voir  sa 
lettre  pastorale  du  15  mai  1895,  dans  laquelle  il  publie 
la  traduction  arabe  de  la  constitution  Orientalium, 
et  de  deux  lettres  à  lui  adressées  par  Léon  XIII  et  la 
Propagande,  dans  Ghabriel,  op.  cit.,  p.  808-828. 

La  formation  du  clergé  occupait  une  place  de  choix 
dans  la  sollicitude  de  -Mgr  Hadj.  Quatre  séminaires 
nationaux  existaient  au  Liban,  mais  soumis  à  des 
droits  de  patronage  qui  pourraient  entraver  l'action 
du  patriarche  dans  l'organisation  des  études,  de  la 
discipline  et  du  temporel.  Hadj  voulut  un  séminaire 
ne  relevant  que  de  l'autorité  patriarcale.  A  cet  effet, 
il  constitua  un  patrimoine  en  biens-fonds,  dont  les 
revenus  suffiraient  à  en  assurer  l'entretien.  Mais  pour 
créer  l'élite  ecclésiastique  dont  rêvait  Jean  Hadj,  il 
importait  d'établir,  hors  du  Liban,  des  centres  maro- 
nites qui  permissent  à  des  étudiants  de  choix  de  se 
former  aux  grandes  écoles.  Le  patriarche  en  voulut  à 
Rome  et  à  Paris.  Pour  réaliser  son  rêve,  il  lui  fallait 
un  négociateur  dans  lequel  s'associaient  l'intelligence, 
l'habileté,  la  finesse  et  la  ténacité.  Il  le  trouva  en  la 
personne  de  son  vicaire,  le  futur  patriarche  Élie 
Hoyek.  Celui-ci,  muni  des  pouvoirs  et  des  instructions 
nécessaires,  se  mit  aussitôt  à  l'œuvre.  En  1891,  le 
collège  maronite  de  Rome  était  officiellement  rétabli. 
Rref  Sapienter  olim,  30  novembre  1891,  dans  Lconis 
XIII  acta,  t.  xi,  p.  377-378.  Le  nouveau  collège  cano- 
niquement  érigé,  il  fallait  lui  procurer  des  ressources. 
Mgr  Hoyek  fit  appel  notamment  à  la  charité  française; 
il  n'hésita  pas  à  frapper  à  la  porte  du  sultan  de  Cons- 
tantinople,  et  obtint  de  lui  500  livres  turques  or.  De 
la  capitale  ottomane,  il  rentra  au  Liban  pour  exposer 
au  patriarche  les  résultats  de  sa  mission.  En  1893,  il 
se  rendit  à  Jérusalem,  accompagné  d'autres  prélats, 
pour  représenter  l'Église  maronite  au  congrès  eucha- 
ristique. De  là,  il  poursuivit  son  voyage  avec  eux  jus- 
qu'à Rome  afin  de  prendre  part  au  jubilé  épiscopal 
de  Léon  XIII  et  d'achever  l'œuvre  du  collège.  Aux 
fonds  réunis  par  ses  soins,  aux  offrandes  faites  par  les 
maronites.il  ajouta  un  don  de  150  000  francs  que  lui 
remit  le  pape.  Il  put  alors  acheter  un  vaste  immeuble, 
Via  di  Porta  Pinciana,  et  installer  dans  une  partie 
le  collège  maronite.  Plus  tard,  on  édifia  de  nouvelles 
constructions,  et  le  collège  y  fut  transféré  et  défini- 
tivement établi.  Cf.  Debs,  op.  cit.,  t.  vin,  p.  759-762. 

En  même  temps  qu'il  recueillait  des  fonds  pour  le 
collège  de  Rome,  Mgr  Hoyek  traitait  auprès  du  gou- 
vernement français  en  vue  de  la  concession  d'une 
église  et  de  l'établissement  d'une  procure  à  Paris.  Il 
sollicita  aussi  l'attribution  de  bourses  permettant  à 
quelques  jeunes  clercs  de  sa  nation  d'étudier  en  France, 
foutes  ces  négociations  lui  réussirent  à  souhait.  Le 
gouvernement  de  la  République  ouvrit  aux  maronites 
la  chapelle  de  .Marie  de  Médicis,  au  Petit  Luxem- 
bourg; le  patriarche  put  nommer  un  procureur;  huit 
bourses  furent  accordées  à  des  étudiants.  —  Jean 
Hadj  voulut  aussi  un  centre  maronite  en  Palestine. 
Mgr  Hoyek  fut  chargé  de  réaliser  le  désir  du  patriarche; 


et,  en  1895,  une  procure  était  créée  à  Jérusalem. 
Désormais,  les  maronites  avaient  dans  la  Ville  sainte 
une  église  et  une  maison.  CI.  Debs,  ibitl. 

La  complexité  des  affaires  pour  lesquelles  Mgr  Hadj 
travaillait  à  obtenir  des  solutions  rapides  ne  détourna 
point  son  attention  de  la  défense  des  droits  du  siège 
patriarcal.  Il  savait  faire  entendre  sa  voix  dans  tous 
les  milieux.  A  Rome,  notamment,  on  faisait  le  plus 
grand  cas  de  ses  suggestions. 

On  comprend  quel  coup  la  disparition  d'un 
tel  prélat  porta  à  la  nation  maronite.  Après  huit  ans 
d'une  activité  non  moins  féconde  qu'intense,  Hadj 
mourait,  le  24  décembre  1898,  à  l'âge  de  quatre-vingt- 
deux  ans.  Les  manifestations  provoquées  par  sa  der- 
nière maladie,  puis  par  sa  mort,  les  regrets  unanimes 
de  toutes  les  classes  de  la  société,  les  hommages  rendus 
à  sa  mémoire  par  les  autorités  religieuses  et  civiles  de 
la  Syrie,  attestent  suffisamment  quelle  place  il  occu- 
pait. Il  s'inscrit  parmi  les  pontifes  dont  le  souvenir 
reste  immortel  et  constamment  béni. 

Le  6  janvier  1899,  Mgr  Élie  Hoyek,  archevêque 
d'Arka,  fut  proclamé  patriarche  d'Antioche.  Au 
consistoire  du  19  juin  de  la  même  année, 
Léon  XIII  ratifia  le  choix  des  évêques  et  accorda  le 
pallium  à  l'élu,  représenté  par  Mgr  Paul  Basbous. 
Leonis  XIII  acta,  t.  xix,  p.  88-90;  Anaïssi,  Bull., 
p.   540-548. 

Né  à  Helta  (Liban),  le  4  décembre  1843,  le  jeune 
Élie  entra,  en  1859,  au  séminaire  oriental  de  Ghazir, 
fondé  par  les  jésuites;  puis,  en  1860,  il  alla  au  collège 
de  la  Propagande,  à  Rome.'où  ses  études  furent  cou- 
ronnées par  le  doctorat  en  théologie.  En  1870,  il 
reçut  la  prêtrise  et  retourna  au  Liban.  Grâce  à  sa  vertu 
et  à  sa  science,  et  par  ses  allures  graves  et  austères,  sa 
renommée  ne  tarda  pas  à  se  répandre  en  Orient. 
D'abord  professeur  de  théologie,  il  fut  ensuite, 
pendant  17  ans,  secrétaire  du  chef  de  l'Église  maronite, 
et,  pendant  9  ans,  archevêque  et  vicaire  patriarcal. 
Dans  l'exercice  de  ces  fondions,  il  donna  toujours  les 
preuves  d'un  esprit  vigoureux,  avisé  et  pénétré  de 
toute  la  grandeur  de  sa  tâche  et  de  sa  responsabilité, 
d'un  solide  bon  sens,  d'une  sagesse  éclairée,  d'un 
caractère  résolu  et  loyal,  d'un  cœur  soucieux  d'union, 
et,  par-dessus  tout,  d'u'ne  piété  sincère  et  confiante. 
Aussi  son  élection  au  siège  d'Antioche  fut-elle  accueil- 
lie par  des  témoignages  de  satisfaction  générale. 

Entretenir  la  piété,  accroître  l'instruction,  sauve- 
garder la  foi,  veiller  au  maintien  des  traditions 
maronil  es,  fortifier  le  prestige  delà  dignité  patriarcale, 
tel  était  le  programme  de  gouvernement  de  Mgr  Hoyek  : 
il  voulait  continuer  et  développer  l'œuvre  de  ses 
prédécesseurs,  comme  il  le  dit  lui-même  dans  sa 
première  lettre  pastorale  de   1899. 

L'un  de  ses  premiers  actes  fut  d'élever  à  Dîmân, 
pour  l'été,  comme  l'avait  fait  Hadj  à  Békorki,  pour 
l'hiver,  un  imposant  palais.  Il  choisit  pour  cette 
construction  une  colline  d'où  l'œil  embrasse  toute 
la  vallée  de  la  Qadtcha,  refuge  d'une  longue  suite 
de  patriarches  en  temps  de  persécution.  La  première 
pierre  fut  posée  le  29  septembre  1899,  et,  en  sou- 
venir du  passé,  l'endroit  reçut  le  nom  de  Neo 
Qannoûbtn.  C'est  là  que  la  cour  patriarcale  se  trans- 
porte chaque  année,  pour  y  passer  la  saison  chaude. 
La  grandeur  de  cette  construction  n'étonne  pas  ceux 
qui  connaissent  les  mœurs  du  pays.  La  résidence 
patriarcale  est  la  maison  maronite  par  excellence. 
Le  patriarche  y  accorde  aux  étrangers,  comme 
à  ses  enfants,  la  plus  large  hospitalité.  Les  per- 
sonnes qu'il  accueille  à  sa  table  se  comptent,  à 
certains  jours,  par  centaines.  Aussi  la  gestion  du 
domaine  temporel  a-t-elle  toujours  sa  part  dans  les 
préoccupations  du  chef  de  l'Église  maronite.  11  lui 
faut,   du   reste,   prélever   sur   ses   revenus   les  sommes 


111 


MARONITE   (ÉGLISE),   LES   PERSÉCUTIONS 


112 


qu'il  destine  aux  œuvres,  aux  aumônes,  à  l'entretien 
des  paroisses  pauvres.  Mgr  Hoyek,  fidèle  à  la  ligne 
de  conduite  de  ses  devanciers,  surveille  avec  soin  le 
dépôt  confié  à  sa  garde  et  sait  le  faire  fructifier. 

Il  ne  se  préoccupe  pas  moins  du  prestige  de  son 
siège.  Les  nombreuses  manifestations  populaires  orga- 
nisées en  son  honneur,  l'hommage  rendu  à  sa  personne 
par  le  monde  civil  et  religieux,  les  marques  d'estime 
dont  il  fut  l'objet,  en  1905  et  en  1919,  à  Rome  et  à 
Paris,  les  distinctions  les  plus  flatteuses,  telles  qu'au- 
cun patriarche  n'en  avait  obtenues  jusque-là,  comme 
le  grand  cordon  de  la  Légion  d'honneur,  témoignent 
de  l'éclat  qu'il  a  su  donner  à  la  dignité  patriarcale. 
.Même  dans  cette  partie  de  son  programme  de  gou- 
vernement, Mgr  Hoyek  s'inspire  toujours  d'une  idée 
de  piété  :  il  considère  les  biens  d'église  comme  les  choses 
de  Dieu,  le  prestige  du  patriarcat  comme  l'expression 
de  la  gloire  du  Christ.  Cette  idée  dirige  d'ailleurs  tous 
ses  actes  vers  l'oeuvre  capitale,  le  maintien  de  son 
peuple  dans  la  foi  et  sa  défense  contre  les  dangers  de 
la  vie  moderne.  Mgr  Hoyek  a  souvent  exposé  ses  prin- 
cipes de  direction  pastorale,  surtout  dans  ses  mande- 
ments. Non  content  de  donner  la  pure  doctrine  évan- 
gélique,  il  y  descend  aux  conseils  pratiques)  insistant 
sur  les  moyens  les  plus  efficaces  pour  vivre  conformé- 
ment à  l'enseignement  divin;  il  y  insiste  sur  la  dévo- 
tion au  Sacré-Cœur  et  à  la  Mère  de  Dieu.  Son  zèle 
pour  l'expansion  du  culte  de  Marie  trouve  son  sym- 
bole dans  l'institution  d'un  nouveau  centre  de  pèle- 
rinage à  Harisa,  en  souvenir  du  cinquantenaire  de  la 
définition  du  dogme  de  l'Immaculée-Conception.  Il 
en  sera  de  même  pour  le  culte  du  Sacré-Cœur.  Après 
avoir  solennellement  consacré  le  peuple  maronite  au 
Cœur  de  Jésus,  le  29  mai  1921,  Mgr  Hoyek  a  recueilli 
les  fonds  nécessaires  pour  lui  élever  un  monument 
national  sur  une  des  cimes  du  Liban. 

Un  des  moyens  les  plus  propres  à  développer  la 
vie  chrétienne  dans  un  peuple,  c'est  d'infuser  dans  les 
âmes  des  mères  de  famille  une  foi  sincère  et  éclairée. 
Mgr  Hoyek  ne  visait  pas  à  autre  chose  quand  il 
fondait,  en  1895,  la  première  congrégation  féminine 
enseignante  de  rit  oriental  en  Syrie  :  la  congrégation 
maronite  de  la  Sainte-Famille.  A  elle  seule,  cette  fon- 
dation suffirait  à  illustrer  son  pontificat.  Elle  est  ap- 
pelée à  rendre  au  pays  les  plus  grands  services.  Nous 
verrons  plus  loin  l'extension  remarquable  déjà' prise 
par  cette  congrégation  nouvelle.  Le  même  souci  du 
maintien  de  la  foi  pousse  encore  le  patriarche  à  adapter 
l'éducation  des  clercs  aux  nécessités  de  l'heure  pré- 
sente, à  favoriser  les  missions,  l'instruction  de  la 
jeunesse  et  l'ouverture  de  nouveaux  établissements 
scolaires.  Nous  avons  dit,  col.  109,  comment  il  a  tra- 
vaillé pour  la  restauration  du  collège  maronite  de 
Rome.  Le  développement  de  ce  collège  n'a  cessé, 
depuis,  de  tenir  une  grande  place  dans  ses  préoccu- 
pations. On  devine  sa  joie  lorsque  Léon  XIII  en  a 
augmenté  les  revenus  au  point  de  permettre  de 
doubler  le  nombre  des  élèves.  Bref  Quam  alte, 
19  août  1900,  dans  Leonis  XIII  acta,  t.  xx,  p.  244, 
245.  Pour  mettre  les  fidèles  en  contact  plus  étroit 
avec  leur  pasteur,  Mgr  Hoyek  a  créé,  en  1904,  le 
vicariat  patriarcal  d'Egypte  avec  un  évèque  pour 
titulaire,  et  a  obtenu  du  Saint-Siège  la  division  de 
l'éparchie  de  Tyr  et  de  Sidon.  Bref  Supremi,  du 
26  janvier  1906,  dans  PU  X  acta,  t.  m,  p.  15-17. 

Mgr  Hoyek  ne  se  contente  pas  d'enseigner;  il  prêche 
d'exemple.  L'auréole  de  sa  sainteté  frappe  les  incré- 
dules eux-mêmes.  Et  que  dire  de  sa  charité?  Elle  a 
trouvé  des  occasions  de  s'affirmer,  notamment  aux 
heures  douloureuses  qu'a  vécues  le  Liban  pendant 
la  guerre  de  1914-1918.  Ceux  qui  se  trouvaient  alors 
dans  ce  pays  se  rappellent  les  libéralités  qu'elle 
répandit,   les   détresses    qu'elle    soulagea,    les    plaies 


qu'elle  adoucit,  les  larmes  qu'elle  essuya.  Nombreuses 
sont  les  familles  qui  lui  doivent  de  survivre  à  cette 
épouvantable   tempête. 

De  tels  actes  ont  encore  rehaussé  le  prestige  du 
patriarche  maronite.  Après  la  tourmente,  les  popu- 
lations du  Liban,  chrétiennes  ou  non,  se  tournèrent 
vers  lui  pour  la  défense  de  leur  cause.  Il  n'hésita  pas  à 
répondre  à  leur  appel;  et,  malgré  ses  soixante-seize 
ans,  il  s'imposa,  en  1919,  les  fatigues  d'un  long 
voyage  à  Paris,  pour  demander  à  la  Conférence  de  la 
paix,  avec  le  mandat  de  la  France,  la  reconnaissance 
de  l'autonomie  et  des  frontières  géographiques  du 
grand  Liban.  Voir  le  mémoire  présenté  par  lui  à  la 
Conférence  de  la  paix  sous  le  titre  :  Les  revendications 
du  Liban,  Paris,  1919. 

Mgr  Hoyek  continue  de  présider  aux  destinées  de 
l'Église  maronite,  entouré  du  respect  et  de  la  vénéra- 
tion non  seulement  de  ses  fidèles,  mais  de  tous  ses 
compatriotes. 

2.  Les  persécutions.  —  La  période  ottomane  vit 
s'accomplir,  sous  forme  pacifique,  la  reprise  de  l'œuvre 
des  croisés;  elle  vit  se  rétablir  le  patronage  tradi- 
tionnel de  la  France  sur  les  catholiques  d'Orient. 
«  La  première  (capitulation),  signée  par  François  Ier  en 
1536,  avait  jeté  les  bases  du  protectorat  économique, 
politique,  religieux  de  la  France,  tel  qu'il  se  dévelop- 
pera, à  la  suite  de  laborieuses  négociations  diploma- 
tiques, au  cours  des  trois  siècles  suivants.  »  Lammens, 
La  Syrie,  t.  ri,  p.  83.  C'est  aux  missionnaires  et  aux 
négociants  que  revient  l'honneur  d'avoir  préparé  le 
nouvel  état  de  choses.  «  Au  commencement  du 
xvii»  siècle,  l'influence  française  s'établit  donc  soli- 
dement au  Liban  sur  une  double  base,  religieuse  et 
commerciale.  D'une  part,  la  protection  du  culte  catho- 
lique et  les  secours  accordés  à  ce  titre  aux  popula- 
tions maronites  molestées  par  les  Turcs,  de  l'autre,  le 
développement  de  nos  relations  commerciales  avec  le 
Levant,  le  trafic  des  soies  du  Liban  en  particulier, 
furent  l'origine  de  nos  fréquents  rapports  avec  cette 
région,  puis  la  cause  de  la  rapide  expansion  de  notre 
influence.  Aux  consuls  et  aux  missionnaires  incombait 
la  tâche  de  collaborer  à  l'œuvre  que  Louis  XIV  s'était 
fixée  comme  but  de  sa  politique  orientale  :  développer 
le  commerce  français  et  protéger  la  religion  catholique. 
Animés  d'un  profond  esprit  patriotique,  ils  concer- 
tèrent leurs  efforts  pour  la  remplir.  Nulle  part  peut- 
être  mieux  qu'au  Liban,  il  n'est  possible  de  suivre 
cette  double  action  menée  parallèlement.  Rapports 
des  consuls,  relations  des  missionnaires,  récits  des 
commerçants  et  des  voyageurs,  travaux  des  savants, 
contribuèrent  à  faire  connaître  en  France  les  maro- 
nites. On  s'y  intéressa  à  ce  petit  peuple  qui,  dans  son 
infortune,  plaçait  tout  son  espoir  en  nous.  Tant  de 
malheur  et  de  confiance  touchèrent  le  cœur  des 
Français.  La  cour  s'émut  de  la  détresse  des  Libanais 
en  même  temps  qu'elle  se  montra  sensible  à  leurs 
témoignages  d'attachement.  S'efforcer  d'améliorer  le 
sort  des  catholiques  d'Orient  en  intervenant  en  leur 
faveur  fut  toujours  une  tradition  de  nos  rois.  A  vrai 
dire,  rien  dans  les  Capitulations  ne  leur  conférait  un 
tel  droit.  Elles  se  bornaient  à  accorder  à  la  France  la 
protection  des  Lieux  saints  et  des  religieux  étrangers. 
Mais,  depuis  longtemps,  par  une  extension  du  droit 
de  protectorat,  celui-ci  s'était  également  exercé  au 
bénéfice  des  catholiques  indigènes  eux-mêmes.  Sans 
jamais  le  reconnaître  formellement,  la  Porte  l'avait 
admis  en  fait.  C'était  pour  nos  représentants  dans  le 
Levant  une  question  de  tact,  de  mesure  et  de  circons- 
tance. A  condition  de  ne  pas  être  invoqué  abusive- 
ment, le  patronage  de  la  France  sur  les  catholiques 
orientaux  était  peu  à  peu  passé  dans  les  usages...  Les 
maronites  avaient  tout  particulièrement  besoin 
de    cette    assistance     à    laquelle    ils     firent    main- 


113 


MARONITE  (EGLISE),   LES    PERSECUTIONS 


11'. 


tes   fois  appel.    »    Ristelhueber,  op.   rit.,   p.  L28-130. 

Toutefois,  si,  dans  certaines  circonstances,  la  pro- 
tection de  la  France  améliorait  leur  sort,  elle  ne  pou- 
vait les  mettre  à  l'abri  de  toute  persécution  religieuse. 
Nous  parlerons  d'abord  des  maronites  de  Chypre. 
L'invasion  de  l'île  par  les  Turcs  (1570-1571)  ruina 
leur  colonie.  Un  certain  nombre  d'entre  eux  furent 
massacrés;  d'autres  retournèrent  au  Liban;  un  groupe 
accompagna  les  Vénitiens  à  Malte.  Les  quelques 
l'amilles  qui  restèrent  à  Chypre  eurent  à  subir,  outre 
le  joug  du  conquérant,  celui,  non  moins  vexatoire,  du 
Grec.  Ristelhueber,  op.  cit.,  p.  309.  Vers  la  lin  du 
xvi"  siècle,  les  maronites  étaient  déjà  réduits  à  près 
de  1  500  âmes,  et  dispersés  dans  19  villages,  nous  le 
savons  par  les  PP.  Eliano  et  Dandini  qui  les  visi- 
tèrent, le  premier,  en  1580  et  le  second  en  1596.  Voir 
Cheikho,  La  nation  maronite  et  la  Compagnie  de  Jésus 
aux  Ai/'-  et  xvil'  siècles.  Beyrouth,  1923,  p.  37; 
Dandini,  op.  cit.,  p.  23.  En  1686,  ils  n'étaient  plus 
qu'environ  150,  éparpillés  dans  huit  bourgades.  Voir 
un  mémoire  adressé  par  eux,  le  1er  juillet  1686,  à  l'am- 
bassadeur de  France  à  Constant inople,  dans  A.  Rab- 
bath,  op.  cil.,  t.  ii,  p.  101.  La  France  dut  intervenir  plus 
d'une  fois  pour  adoucir  leurs  souffrances  et  permettre 
à  leurs  chefs  religieux  de  s'acquitter  de  leurs  fonctions 
pastorales.  Bulletin  du  Comité  de  l'Asie  Française,  jan- 
vier 1920.  dans  Ristelhueber,  op.  cit.,  p.  310-318; 
Rabbath,  ibid.,  p.  98  sq.  Actuellement,  ils  sont  au 
nombre  d'environ  3  000,  distribués  en  cinq  paroisses. 

Si  leurs  frères  du  Liban  se  trouvaient,  grâce  à  leurs 
montagnes  et  à  leur  organisation  particulière,  mieux 
favorisés,  ils  n'étaient  pourtant  pas  soustraits  aux 
atteintes  de  leurs  ennemis  religieux;  ils  eurent  même 
leurs  martyrs.  A  la  veille  de  la  conquête  ottomane,  en 
1515,  le  patriarche  écrivait  à  Léon  X  :  Sumus  enim 
in  in/idelium.  et  hareiicorum  medio  constitua,  a  quibus 
perseculionem  patimur,  bonis  noslris  expoliamur,  ac 
ssepe  numéro  flagellis  cwdimur.  Labié,  Concilia, 
t.  xiv,  col.  355.  Cf.  col.  352-353,  une  autre  lettre  du 
même  patriarche  au  même  pape,  8  mars  151-1.  Ces 
plaintes  furent  souvent  répétées  par  les  patriarches 
des  temps  postérieurs.  Il  serait  trop  long  de' décrire 
ici  les  persécutions  subies  par  les  maronites  durant 
cette  période.  Nous  nous  contenterons  d'ajouter  aux 
documents  cités  au  cours  de  cette  étude  quelques 
témoignages  contemporains.  Lue  note  arabe  écrite 
sur  un  ms.  syriaque,  conservé  à  la  Bibliothèque  natio- 
nale de  Paris  sous  le  n°  270,  nous  apprend  qu'en 
1897  des  Grecs  (=  1586  de  J.-C.)  une  persécution 
sévissait  au  nord  du  Liban,  particulièrement  à 
Ehden.  L'auteur  de  cette  note  lui-même  fut  obligé 
«te  s'enfuir  à  Damas  (fol.  154  v°).  -  Même  témoi- 
gnage dans  une  lettre  écrite  le  25  décembre  1596  à 
Clément  VIII  par  le  futur  patriarche  'Amira,  Anaïssi, 
Collect.,  p.  92,  et  dans  une  lettre  de  1603  du  patriarche 
P.isi  au  cardinal  Aldobrandini.  ibid.,  p.  103.  En  1609, 
une  supplique  présentée  à  Paul  V  pour  demander 
la  confirmation  du  patriarche  Jean  Makhlouf,  attribue 
le  retard  de  l'élection  aux  difficultés  suscitées  par  les 
Turcs,  Ibid.,  p.  105.  —  Un  mineur  observantin,  le 
P.  Boucher,  qui  visita  Qannoùbîn  en  1612,  raconte 
ce  qui  suit  :  «  Les  Grecs  les  (les  maronites)  molestent 
s  toute  heure.  Le  RR.  Patriarche  me  disl  à  Canubi 
(Qannoùbîn)  lorsque  j'y  estois,  que  depuis  trois  ans 
les  Grecs  par  leurs  impostures  luy  avoient  fait  couster 
plus  de  2  000  sekins,  qu'il  avoit  esté  condamné  de 
payer  au  grand  Turc  pour  satisfaction  de  déseobeys- 
sances,  dont  il  avoit  esté  faussement  accusé  par  ces 
sehismatiques  imposteur.,.  Et  puis  quand  le:,  Crées 
les  ont  escorchez,  les  Turcs  qui  demeurent  à  Tripoli 
les  vont  manger  et  ronger  jusques  aux  os,  de  sorte 
(pie  les  pauvres  gens  sont  tousiours  travaillez,  ou 
par  les  faux  amis,  ou  par  les  vrays  ennemys.       Le 


bouquet     sacre,      Paris.      1620,      p.      597-598.  Le 

1"  juin  1655,  le  patriarche  Jean  Safràouî  écrivait  à 
Alexandre  VII  que  les  maronites,  en  proie  à  des  tra- 
casseries de  toute  sorte,  étaient  sacchegiati  dalli  nemici 
délia  jede.   Anaïssi,   Colleclio,   p.   117.  En   1659,  la 

main  de  l'ennemi  avait  tellement  pesé  sur  eux  qu'ils 
ne  trouvaient  plus  de  refuge  que  dans  la  fuite.  Us 
avaient  été,  en  effet,  dépouillés  de  leurs  biens,  et  l'on 
commençait  à  leur  arracher  leurs  enfants  pour  les 
vendre  comme  esclaves.  Le  patriarche,  qui  se  privait 
de  tout  pour  les  racheter,  n'était  guère  épargne;  il 
se  vit  obligé  de  s'enfuir  [jour  échapper  au  poignard 
des  assassins.  Anaïssi,  Ibid.,  p.  126.  -  Kn  1696,  le 
cardinal  secrétaire  d'État  demandait  au  nonce  de 
Paris  de  faire  intervenir  le  roi  en  faveur  des  maro- 
nites qui  gémissaient  sous  le  poids  de  la  tyrannie  pour 
la  cause  de  la  foi.  Ibid.,  p.  132-133.  —  Un  exemple  des 
dernières  années  du  xvn°  siècle  illustre  d'une  manière 
tragique  la  barbarie  de  certains  pachas  de  Tripoli.  Il 
s'agit  des  tortures  infligées  au  cheikh  Vounès,  chef  de 
la  famille  maronite  Rezq.  Véritable  martyr,  dans 
toute  la  force  du  terme,  il  fut  empalé  pour  la  cause  de 
la  religion.  Voir  le  récit  de  son  supplice  dans  de  la 
Roque,  op.  cit.,  t.  n,  Paris,  1722,  p.  275-276,  279-280. 
«  Ce  n'était  malheureusement  pas  un  fait  isolé.  Le 
Liban  tout  entier  gémissait  sous  les  exactions  des 
Turcs.  Leurs  violences  ne  connaissaient  plus  de  bornes. 
Ils  avaient  ruiné  des  villages,  dispersé  au  loin  les  habi- 
tants exilés,  jeté  des  pères  de  famille  en  prison,  pendu 
des  femmes  aux  arbres  par  les  seins.  Sans  respect  pour 
la  dignité  sacerdotale,  n'avaient -ils  pas  également 
outragé  le  patriarche  et  les  évêques!  Afin  d'échapper 
à  de  nouveaux  affronts,  ceux-ci  «  travestis  en  sécu- 
liers »,  avaient  dû  fuir  dans  les  rochers  abandonnés 
de  la  haute  montagne.  »  Ristelhueber,  qui  se  réfère  à 
une  lettre  du  patriarche  au  roi,  20  mars  1700,  conser- 
vée aux  Archives  nationales  de  Paris,  op.  cit.,  p.  205. 
Cf.  aussi  Douaïhi,  Annales,  an.  1634,  1640,  fol.  105  v°- 
100  r°  et  108  v°;  Fr.  E.  Roger,  La  Terre  sainte,  Paris, 
1664,  p.  495-497;  une  relation  des  missions  de  la  Com- 
pagnie de  Jésus  en  Syrie,  en  1Ç54  et  1655,  dans 
A.  Rabbath,  op.  cit.,  t.  n,  p.  245,246;  une  relation 
écrite,  en  1654,  par  le  P.  Poirresson,  supérieur  des 
jésuites  de  Perse  et  c\e  Syrie,  parmi  les  mss.  de  la 
Bibliothèque  nationale  de  Paris,  coll.  Moreau,  n.  842; 
une  lettre  du  patriarche  Douaïhi  au  pape,  11  sep- 
tembre 1685,  dans  Anaïssi,  Collect., p.  130,131;  diverses 
lettres  écrites,  en  1697  et  1701,  par  Louis  XIV,  le 
marquis  de  Torcy  et  Pontchartrain,  dans  de  la  Roque, 
op.  cit.,  t.  u,  p.  290  sq. 

En  considération  de  toutes  ces  soulfrances  endurées 
pour  la  cause  de  la  foi,  Alexandre  VII  disait  des  maro- 
nites :  Veluti  rosas  esse  inter  orientolium  infidelium. 
hœrelicorum  et  schismaticorum  spinas,  gratia  JJei  //o- 
rentes.  Cité  par  Assémani,  Bibl.  juris,  1. 1,  p.  xvu-xvm. 

Le  xviiie  et  le  xix°  siècles  réservaient  encore  aux 
maronites  de  cruelles  persécutions  de  la  part  de 
leurs  ennemis  traditionnels.  Le  1er  août  1704,  leurs 
évêques  et  notables  se  plaignent  amèrement  à  Clé- 
ment XL  Anaïssi,  Colleclio,  p.  134.  —  A  l'issue  du 
synode  libanais  de  1736,  l'ablégat  pontifical,  J.-S.  As- 
sémani écrivait,  le  15  octobre  de  la  même  année,  en 
îles  termes  plus  pathétiques  encore,  au  cardinal 
Fleury.  Texte  dans  A.  Rabbath,  op.  cit.,  t.  i,  p.  182; 
cf.  lielazione,  p.  15. 

Celte  énumération  de  témoignages,  d'ailleurs  bien 
incomplète,  suffit  à  montrer  quelle  lut  la  triste  situa- 
tion des  maronites  durant  de  longs  siècles.  On  peut 
dire  qu'ils  vécurent  dans  un  état  presque  toujours 
pre;  ;ure  i  n  butte  i  la  perse,  utian  religieuse,  jusque 
la  seconde  moitié  du  xi.v  siècle,  trois  victimes  des 
massacres  de  1860  viennent  d'être  béatifiées,  le 
10  octobre   1926.   Pie   XI   fil   joindre  leur  cause  a  celle 


11! 


MARONITE    (ÉGLISE),    LA    RENAISSANCE    [NTELECTUELLE 


L16 


de  liuit  franciscains  qui  cueillirent  avec  elles,  au  cou- 
vent de  Damas,  la  palme  du  martyre.  Il  s'agit'  de 
trois  frères,  François,  'Abdoul-Mo'tî  et  iïaphaël  Mas- 
sabki,  qui  le  10  juillet  1H(>0  se  précipitèrent  au  secours 
des  religieux  et  partagèrenl  leur  sort.  Lettre  apost. 
Coniingit,  dans  Acta  apostat.  Sedis,  1926,  t.  xvni, 
p.  412-413. 

.'{.  La  renaissance  intellectuelle.  -  -  Malgré  1er,  dures 
conditions  dans  lesquelles  elle  se  débattait,  l'Église 
maronite  fit  preuve  d'une  remarquable  vitalité.  Le 
collège  de  Rome  lui  donna  une  pléiade  de  patriarches, 
d'évêques  et  d'écrivains  auxquels  revient  le  mérite 
d'avoir  été,  dans  leur  pays,  les  premiers  et  les  princi- 
paux instigateurs  de  la  rénovation  intellectuelle  du 
Liban.  Grâce  à  eux,  le  mouvement  vers  les  études 
gagna  les  régions  les  plus  reculées,  et  l'on  peut  dire 
que  la  Syrie'  moderne  tout  entière  doit  son  progrès, 
pour  une  large  part,  à  l'impulsion  donnée  par  cette 
élite  d'infatigables  ouvriers,  sortis  du  collège  maronite 
de  Rome.  C'est  à  eux,  aussi,  que  revient  l'honneur 
d'avoir  répandu  en  Occident  la  connaissance  de 
l'Orient.  Au  xvne  siècle,  on  les  rencontre  en  Orient 
comme  en  Occident,  se  consacrant  aux  travaux  scien- 
tifiques ou  littéraires.  Citons  seulement  quelques 
noms  parmi  les  plus  connus.  —  Gabriel  Sionite  ou 
Sionita,  après  avoir  professé  au  collège  de  la  Sapience  à 
Rome,  fut  appelé  à  Paris,  en  1614,  par  Louis  XIII.  Il 
fit  fonder  au  Collège  royal  (Collège  de  France)  les 
chaires  d'arabe  et  de  syriaque  et  en  devint  le  premier 
titulaire.  Aux  fonctions  de  professeur  de  langues 
orientales  il  joignit  celles  de  drogman  du  roi.  Il  publia 
des  ouvrages  remarqués  et  collabora  à  la  Polyglotte 
de  Le  Jay.  Prœclaram...  utilissimamque  operam,  disait 
de  lui  l'auteur  de  l'introduction  à  la  Polyglotte  de 
Londres,  virum  magnum  navasse  omnibus  tam  lin- 
guarum  quam  Scripturœ  studiosis,  malevolus  et  maxime 
ingratus  esset,  qui  non  agnosceret,  imo  immortales  ipsi 
gratins  ab  omnibus  deberi  concedimus.  B.  Wallon,  In 
Biblia  polyglotta  prolegomena,  Leipzig,  1777,  p.  609. 
II  avait  pour  principal  auxiliaire  un  autre  élève  du 
collège  de  Rome,  Jean  Hesronite.  Le  successeur  de 
Sionite  au  Collège  de  France  fut  un  autre  maronite, 
Abraham  d'Ekel  ou  Ecchellensis  ou  Al-Haqelânî. 
Avant  de  venir  à  Paris,  il  avait  été  professeur  d'arabe 
et  de  syriaque  à  l'Université  de  Pise,  à  la  Sapience  et 
au  collège  de  la  Propagande  à  Rome.  En  outre  de  ces 
nombreux  ouvrages  personnels  (voir  ci-dessus,  t.  i, 
col.  116-118,  et  Diclionn.  d'hist.  et  de  géogr.  ecclcs.,  1. 1, 
col.  169-171),  Ecchellensis  collabora,  à  son  tour,  à  la 
Bible  de  Le  Jay  et  à  d'autres  publications,  notamment 
à  la  Biblia  sacra  arabica,  imprimée  par  la  Propagande 
en  1671.  Dans  la  relation  de  son  voyage  en  Syrie  au 
xvne  siècle,  De  la  Roque  consacre  plus  de  deux  pages 
à  Ecchellensis  «  dont  la  haute  réputation  et  les  ou- 
vrages sont  assez  connus  des  sçavants,  qui  n'ignorent 
pas  aussi  l'estime  et  la  bienveillance  dont  les  prélats 
les  plus  distingués,  et  les  hommes  de  Lettres  les  plus 
illustres  de  l'Europe  l'ont  honoré  ».  Op.  cit.,  t.  n, 
p.  125.  De  la  Roque  nous  a  conservé  les  noms  d'autres 
savants  maronites  de  cette  époque,  notamment  celui 
de  Fauste  Nairon  (Morhedj  ibn  Namroùn)  qui  «  était 
originaire  de  Ban,  gros  bourg  du  îMont-Liban,  situé 
vis-à-vis  de  Canubin,  dont  les  habitants  encore  aujour- 
d'huy  parlent  la  langue  syriaque.  Abraham  Ecchel- 
lensis, son  oncle  maternel,  le  fit  venir  à  Rome,  où  il  se 
distingua  parmy  ses  compatriotes,  surtout  par  sa 
grande  capacité  dans  les  langues  orientales.  Dans  la 
suite,  il  fut  successeur  d'Ecchellensis  dans  sa  chaire 
de  Professeur  au  Collège  de  la  Sapience,  et  Interprète 
de  la  Propagande...  J'ai  reçu,  comme  je  l'ai  dit 
ailleurs,  quelques  Lettres  Latines  de  ce  sçavant  maro- 
nite... »  Ibid.,  p.  127-129.  Voir  aussi  p.  119-127. 
Ecchellensis  et  Nairon  firent  le  premier  catalogue  des 


mss.  orientaux  de  la  Yaticane  :  Calalogus  codicum  mss- 
linguarum  orienlalium  Vaticame  bibliothecœ,  nempi 
linguie  arabica,  et'-.,  inceplus  ab  Abrahamo  Ecchel- 
lensi,  et  absoliitus  a  Jo.  Maithseo  Kairono  Banesio, 
maronitis,  in  eadem  bibliothe'M  scriptoribus  an.  1686, 
Ang.  Mai',  Script,  vel.  nova  collectio,  t.  iv,  Rome.  1831, 

p.   VIII. 

Au  xvme  siècle,  l'Église  maronite  fut  encore 
illustrée  par  des  hommes  dont  l'activité  dépassa 
le  cercle  d'une  Église  nationale.  Nous  nous  conten- 
terons de  citer  la  lignée  des  Assémani,  gloire  immor- 
telle du  Liban  et  de  la  Syrie. 

C'est  un  Assémani  (Élie)  qui  dirigea  vers  l'Europe 
l'un  des  premiers  exodes  de  mss.  orientaux.  Il  se  trou- 
vait à  Rome  lorsque  Clément  XI,  avisé  de  l'existence 
d'inestimables  richesses  littéraires  en  Orient,  l'envoya 
aux  bibliothèques  monastiques  de  Nitrie.  Il  revint 
avec  quarante  livres.  Il  était  réservé  à  son  neveu. 
Joseph-Simon  Assémani  (f  1768),  de  recueillir  une 
moisson  plus  abondante  de  mss.  grecs,  syriaques  et 
arabes.  La  nouvelle  mission  à  lui  confiée  par  le  même 
pontife  eut  pour  résultat  de  former  une  précieuse 
collection  d'ouvrages  qui  augmentèrent  considéra- 
blement le  fonds  de  la  Vaticane.  Cette  collection 
demeure  encore  l'une  des  principales  sources  de  l'his- 
toire ecclésiastique  de  l'Orient.  Si  l'on  y  ajoute  les 
Codices  acquis  par  Ecchellensis,  Fauste  Nairon,  André 
Scandar  et  Gabriel  Heva  (Hawa),  on  jugera  de  ce 
que  doit  la  bibliothèque  vaticane  aux  maronites. 
Jos.-Sim.  Assémani,  et  Ét.-Év.  Asstmani,  Bibl.  apost. 
vat.  cod.  mss.  cat.,  t.  n,  p.  xxn,  xxxn  ;  Ét.-Év.  Assé- 
mani, Acta  sanctorum  martyrum  orientalium  et  occi- 
dentalium,  t.  i,  Rome,  1748,  Prœjatio  generalis: 
A.  Mai,  op.  cit.,  t.  iv,  p.  vm-ix.  —  Jos.-Sim.  Assémani 
ne  se  contenta  pas  de  doter  la  bibliothèque  du  Vatican 
de  nombreux  et  importants  manuscrits;  il  les  mit  à 
profit  et  en  révéla  l'intérêt  dans  ses  propres  publica- 
tions. D'une  remarquable  activité  d'esprit,  il  ne  se 
confina  pas  dans  la  littérature  syriaque,  et  ses  tra- 
vaux étonnaient  tout  aussi  bien  par  la  profondeur 
de  sa  pensée  que  par  la  variété  de  son  érudition. 
Malheureusement,  un  incendie  en  détruisit  la  plus 
grande  part,  en  1768.  La  liste  nous  en  a  été  conservée 
par  le  cardinal  Mai';  nous  la  donnons  ici  à  titre  docu- 
mentaire; elle  servira  de  complément  à  l'article 
Assémani  (Joseph-Simon),  1. 1,  col.  2120-2122. 

Opéra  omnia  J.  S.  Assemanii,  quœ  mss.  exlabant  unie 
incendium  fortuilum  ejas  et  Stephani  Evodii  archiepiscopi 
Apamas  supellectilis  et  bibliolhecarum,  quod  incendium  in 
cubiculis  vuticumv  bibliothecœ  adnexis  die  trigesima  augusti 
1768  conligii.  Opéra  omnia  incepla  vel  absoluia  : 

1°  Bibliotheca  orienialis  (dont  les  quatre  premiers  volumes 
édités,  Rome,  1719-1728)  :  t.  v.  De  syriacis  et  arabicis  sacra- 
rum  scripiwarwn  versionibas;  t.  vi.  De  libris  eeclesiaslicis 
Syrorum;  t.  vu.  De  conciliorum  collectionibus  syriacis; 
t.  vm.  De  collectionibus  arabicis;  t.  IX.  De  scriptoribus  gratis 
in  syriacum  et  arabicum  conversis;  t.  x.  De  scriptoribus  ara- 
bicis ebristianis;  t.  xi  et  xn.  De  scriptoribus  arabicis  maho- 
metanis. 

2°  Kalendaria  Ecclesiiv  universœ  (dont  les  6  premiers 
volumes  publiés,  Rome,  1755)  :  t.  vn.  Kalendaria  vetusta 
Grœcorum;  t.  vm.  Eadem  Syrorum  MaroniUwum,  Jacu- 
bitarum  et  Nestorianorum;  t.  ix.  Eadem  Armcnorum; 
t.  x.  Eadem  JEgyptiorum  et  .Etbiopum;  t.  xi  et  xn.  Eadem 
Latinorum. 

3°  Italicœ  historia'  scriptores  (dont  les  quatre  premiers 
volumes  édités,  Rome,  1751-1753)  :  t.  v  et  vi.  De  antiquia 
rerum  neapolilanarum  et  sicularum  scriptoribus;  t.  vu  et 
vm.  Anccdota  rerum  ncapolitanarum  et  sicularum  monu- 
menta.  Subjiciuntur  alia  luijusmodi  ad  res  italicas  spectantia, 
nimirum  ad  regnum  tongobardicum,  Ducatus  romanum, 
spoletinum,  foroiidiensem,   Tuscise,  etc. 

4°  De  sacris  imaginibus  et  reliquiis  :  t.  i.  De  sacris  ima- 
ginibus  musivis,  pietis,  et  (uiaglypiis,  quœ  in  vetusiis 
orientis  et  occidentis  ccclesiis  servantur;  t.  n.  De  sacris  ima- 
ginibus, quœ  in  antiquis  mss.  codicibus  latinis,  gra-cis,  <t 


117 


MARONITE   (ÉGLISE),   L'UNION    DES    ÉGLISES 


IIS 


■orienialilms  adservantw,  t.  m.  De  sacris  imaginibus  l>.  X. 
Jcsu  Christi;  t.  i\.  De  sacris  deiparœ  Virginia  imaginibus 

in  oriente  et  accidenté  eultis;  t.  v.  De  sacris  Palsestina  lacis 
et  venerandis  reliquiis,  quas  ml  Christian  dominum  et  ad 
Virgtnem  deiparam  referuntur.  Excerpta  ex  hujus  o/>eris 
I.  /•  imlgavil.  I.  Boltarius  in  disseriatione  de  lateranensibus 
pariclinis  Nicolai  Alemanni  rerusa  Romœ  anno  MDCCLV1  : 
haud  exigua  pars  ex  ineendio  erepta, 

Synodus  antiochena  Maronitarum  a  Josepho  l'etro  Gazeno 
palriarcha,  eiusque  archiepiscopis  episcopisque  celebrala  in 
Munie  Libano  anno  1736,  prœside  Josepho  Simonio  Asse- 
manio  démentis  XII.  ablegalo  apostolico,  qui  eamdem 
sgnodum  arabice  composait,  et  lutine  reddidit.  Lalinum 
exemplar  u  Benedicto  XIV.  approbatum  et  confirmation  extat 
in  archiv.  S.  Congrcgationis  de  propagundu  fuie;  arabicum 
rem  ad  archetgpum  Collatum,  quoeum  concordare  testanlur 
ejusdem  sgnodi  paires,  quorum  subscriptiones  et  sigilla  in 
calce  occurruni,  servatum  est  ex  ineendio. 

5°  Euchologia  Ecclesim  orientalis  compleclenlia  ritus  et 
ordines  divines  lilurgiee,  officiorum,  saeramenlorum,  conse- 
crationum  et  benediclionum,  addilis  doctorum  utriusque  Eccle- 
siœ opuseulis  nondam  editis,  in  septem  libros  distributa  :  1.  I. 
Euchologiam  Ecclesiœ  syriaca'  Maronitarum;  1.  II.  Ecclesiie 
syriacœ  Jaeobitarum;  1.  III.  Ecclesiœ  syriaca-  Xestoria- 
norum;  1.  IV.  Ecclesiœ  grœcœ  Melchitarum;  I.  V.  Ecclesiœ 
Armenorum;  1.  VI.  Ecclesiœ  uyyptiacœ  Coplorum;  1.  VII. 
Ecclesiœ  œtbiopicœ  Abyssinorum. 

6°  Concilia  Ecclesiie  orientalis  sex  in  tomos  digesta,  quorum 
plurima  vel  intégra,  vel  magna  ex  parle  in  luccm  exeunl  ex 
mss.  codicibus  orienlalibus  :  t  i.  Concilia  Ecclesiœ  syriacœ 
Maronitarum;  t.  h.  Clialda'orum  seu  Neslorianorum; 
t.  m.  Syrorum  Jaeobitarum;  t.  IV.  Coplorum;  t.  v.  Arme- 
norum;  t.  VI.      Grœcorum,  Albanorum,  Ruthenorum. 

7°  Syria  velus  et  nova.  Libri  IX  :  t.  i.  Summaria  lotius 
Syriœ  descriptio;  t.  n.  De  Palœstina;  t.  m.  De  Phcenice; 
t.  iv.  De  Syria  cœle  et  euphratesia;  t.  v.  De  Meso/wtamia; 
t.  vi.  De  Assyria;  t.  vn.  De  Cilicia;  t.  vra.  De  Arabia; 
t.  IX.  De  /Egypto;  liber  I  et  IX  cum  variis  fragmentis  eete- 
rorum  librorum  ex  ineendio  erepti  fuere. 

S0  Hisloria  orientalis.  Libri  IX  :  t.  I.  De  Syris  Maro- 
nitis;  t.  n.  De  Grœcis  Melcbitis;  t.  m.  De  Drusis  et  Naza- 
rœis;  t.  iv.  De  Mahometanis;  t.  v.  De  Coptis;  t.  vi.  De 
Syris  Jacobitis;  t.  vn.  De  <Elhiopibus  sive  Abyssinis; 
t.  vin.  De  Syris  Xestorianis;  t.  ix.  De  Armenis, 

9°  Dissertalio  theologica  de  validitate  ordinis  ab  episcopis 
œgyptiis  collati;  nec  non  dissertationes  aliœ,  relationes  et 
vota  in  variis  causis  et  dubiis  Christianorum,  prœsertim 
orientalium,  Josepho  Simonio  Assemanio  a  SS.  Congrega- 
tionibus  de  propaganda  fide  et  s.  inquisitionis  commendari 
solitis  :  quœ  scripta  exlant  in  archiis  earumdem  congregatio- 
num.  Ea  uulem  omnia  in  ununi  congesla,  ccnlum  magna 
volumina  minimum  conficiunl. 

10°  Grammalica  syriaca  absolutissima  arabice  exposila, 
nolis  et  vocalibus  animala,  ex  ineendio  erepla.  —  A.  Maï, 
Script,  vel.  nova  collectio,  t.  ma,  p.  166-168. 

Ajouter  la  Bibliotheca  iuris  orientalis  canonici  et  civilis, 
ô  in-4°,  Rome,  1762-1766. 

Rien  d'étonnant  que  J.-S.  Assémani  ait  été  entouré 
à  Rome  de  respect  et  d'estime.  Il  était  préfet  de  la 
bibliothèque  vaticane,  chanoine  de  la  basilique  de 
Saint-Pierre,  prélat  référendaire  des  deux  Signatures, 
consulteur  du  Saint-Offlcev  sigillalor  de  la  Péniten- 
cerie  apostolique,  etc. 

L'exemple  de  J.-S.  Assémani  fut  suivi  par  ses 
neveux,  Étienne-Évode  (Stephanus  Evodius)  et 
.Joseph-Aloys  et  par  son  petit-neveu  Simon.  Etienne 
Evode  Assémani,  archevêque  d'Apamée,  préfet  de  la 
bibliothèque  vaticane  (t  1782),  après  avoir  étudié  les 
mss.  orientaux  de  la  Laurentienne  de  Florence  dans 
Bibliotheae  medicea'  Laurenliunœ  et  Palatw.se  codicum 
mss.  orientalium  calalogus,  in-fol.,  Florence,  1752,  et 
édité  les  Acta  sanctorum  marlyrum  orientalium,  2  in- 
fol.,  Rome,  1748,  travailla  avec  son  oncle  à  la  publi- 
cation du  Bibliothecœ  aposlolicœ  vaticanœ  codicum 
mss.  calalogus,  3  in-fol.,  Rome,  1756-1759,  et  dressa 
le  caialogo  délia  bibliolecu  Chigiana,  in-fol.,  Rome, 
1764.  On  lui  doit  également  le  catalogue  des  mss. 
persans  et  turcs  et,  en  grande  partie,  celui  des  mss. 
arabes  de  la  Vaticane,  édités  par  A.  Mal.  Cf.  Script, 
vet.  nova  collect.,  t.  iv,  p.  vi-vm  et  xvi. 


Joseph  Aloys  Assémani  ( t  1783;,  membre  .le  l'aca- 
démie pontificale,  est  surtout  connu  comme  auteur  du 
Codex  liturgicus  Eclesise  universœ,  13  in-4°,  Rome, 
1749-1766.  A  son  neveu,  Simon  Assémani  (t  1821), 
de  l'académie  des  sciences,  lettres  cl  arts  «le  Padoue, 
professeur  de  langues  orientales  à  l'université  de  cette 
ville,  nous  devons  le  Caialogo  de'codici  manoscritii 
orientali  délia  biblioleca  naniana,  2  in-4°,  Padcue, 
1787-1792. 

L'activité  des  écrivains  maronites  du  xvnc  et  du 
xviii'  siècles  faisait  dire  au  célèbre  orientaliste  fran- 
çais, Rubens  Uuval  :  «  Si  l'on  excepte  Renaudot  qui, 
dans  sa  collection  des  liturgies  orientales,  traduisit  les 
liturgies  syriaques,  il  faut  reconnaître  que  c'est  aux 
maronites  et  notamment  à  la  famille  des  Assémani  que 
revient  l'honneur  d'avoir  initié  les  savants  de  l'Eu- 
rope aux  richesses  littéraires  renfermées  dans  les 
manuscrits  syriaques.  Ces  manuscrits  n'étaient  pas 
encore  très  nombreux  dans  nos  bibliothèques.  J.-S. 
Assémani  avait  doté  la  bibliothèque  du  Vatican  d'une 
belle  collection,  qu'il  tira  en  partie  du  couvent  de 
Notre-Dame  des  Syriens,  situé  dans  le  désert  de  Nitrie 
(ou  Scété)  en  Egypte:  c'est  dans  cette  collection  qu'il 
prit  les  matériaux  de  sa  Bibliotheca  orientalis.  Le 
catalogue  des  mss.  orientaux  du  Vatican,  qu'il  rédigea 
avec  l'aide  d'Étienne-Évode  Assémani,  permet- 
tait à  d'autres  orientalistes  de  continuer  et  d'amé- 
liorer son  œuvre,  mais  la  Bibliothèque  vaticane  était 
alors  peu  accessible  aux  étrangers.  Les  autres  biblio- 
thèques de  l'Europe,  moins  riches,  n'avaient  pas 
encore  publié  leurs  catalogues,  à  l'exception  de  la 
Laurentienne  de  Florence,  dont  (Etienne)  Évode 
Assémani  avait  décrit  les  mss.  orientaux,  parmi  les- 
quels figurent  quelques  mss.  syriaques.  »  La  littéra- 
ture syriaque,  Paris,  1907,  p.  xi-x.  Cf.  A.  Baumstark, 
Geschichte  der  syrischen  Literatur,  Bonn,  1922,  p.  6. 

Loin  de  s'arrêter  à  la  fin  du  xvnie  siècle,  cette  renais- 
sance intellectuelle  n'a  fait  que  s'épanouir  davantage 
au  cours  du  xixe.  Les  séminaires  et  collèges  nationaux 
se  sont  multipliés.  Des  congrégations  religieuses 
latines  ont  ouvert  au  Liban  et  en  Syrie  d'autres  éta- 
blissements, au  premier  rang  desquels  il  faut  citer 
l'Université  de  Saint-Joseph,  fondée  par  les  pères  de 
la  Compagnie  de  Jésus.  Ajoutons  que  le  clergé  doit  la 
formation  d'une  partie  de  son  élite  aux  séminaires  di 
Saint-Sulpice  de  France,  au  séminaire  oriental  de* 
jésuites  à  Beyrouth,  au  collège  de  la  Propagande  et 
au  nouveau  collège  maronite  de  Rome. 

4.  L'union  des  Églises.  -  -  Nous  serions  incomplet  si 
nous  passions  sous  silence  la  part  qui  revient  aux 
maronites  dans  la  poursuite  de  l'union  des  Églises. 
Aux  xvie  et  xviie  siècles,  se  dessina,  en  Orient,  un 
mouvement  de  retour  vers  le  centre  de  la  catholicité. 
Le  clergé  maronite  y  joua  un  rôle  de  première  impor- 
tance. Lorsque  le  patriarche  chaldéen,  Élie  VI  (1591- 
1617),  envoya  un  délégué  auprès  de  Paul  V  pour  rece- 
voir la  doctrine  de  l'Église  de  Rome,  le  pape  écrivit 
au  patriarche  maronite  et  à  l'archevêque  d'Ehden, 
Georges  'Amira  (plus  tard  patriarche),  pour  lus  remer- 
cier des  services  qu'en  toute  cette  affaire  lui  avaient 
rendus  deux  élèves  du  collège  maronite  de  Rome. 
Lettre  Reuert'tur,  25  mars  1614,  dans  Samuel  Giamil, 
Genuinœ  relationes  inler  Salem  uposlolic.am  et  Assyrio- 
rum  orientalium  seu  Chaldseorum  Ecclesiam,  Rome, 
1902,  p.  132-133;  cf.  lettre  Comilantur,  25  mars  161  I 
ibid.,  p.  137-138,  et  voir  (,.  E.  Khavyath,  Syri  orien- 
tales, seu  Chaldœi,  Nestoriani  et  Romanorum  Ponti- 
ficum  primatus,  Rome,  1870,  p.  105-106. 

Les  maronites  prirent  une  part  active  a  la  forma 
tion  de  L'Église  syrienne  catholique.  André  Akidjan. 
qui  devint  le  premier  patriarche  de  cette  nouvelle 
communauté,  leur  doit  son  éducation.  Né  ;i  Mardin  de 
parents  jacobites,  il  fut  confié  au  patriarche  maronite 


119 


MARONITE   (ÉGLISE),    HIÉRARCHIE 


120 


Joseph  Halib  AJ-'Aqoûrl  (1644-1648),  qui  l'admit 
d'abord  parmi  ses  moines,  et  l'envoya  ensuite  au  col- 
lège de  Home.  Le  successeur  d'AI-'Aqoûrl  lui  conféra 
la  prêtrise  et,  le  29  juin  1656,  le  sacra  évêque  d'Alep. 
.Mais,  dès  l'année  suivante,  le  nouvel  évêque  syrien, 
aux  prises  avec  de  graves  difficultés,  dut  abandonner 
Alep  et  se  réfugier  à  Qannoùbîn.  Douaïbi,  le  futur 
patriarche  maronite,  venait  d'être  ordonné  prêtre,  le 
25  mars  1656.  Il  encouragea  Akidjan  et  finit  par  le 
décider  à  rentrer  dans  sa  ville  épiscopale.  Bien  plus,  il 
l'accompagna  à  Alep  et  s'employa,  plusieurs  mois 
durant,  à  le  soutenir,  à  l'aider,  à  raffermir  dans  leur 
foi  les  jacobites  unis.  Voir  la  lettre  écrite  par  Douaïhi 
lui-même  au  P.  Pierre  Mobarak  (Benedictus)  le 
\"  mai  1701,  dans  Debs,  op.  cit.,  t.  vu,  p.  308-310; 
Cbebli,  Biographie  du  patriarche  Douaïhi,  p.  24-28; 
D.  Naqqachah,  archevêque  syrien  d'Alep,  La  conver- 
sion des  Syriens  (en  arabe),  Beyrouth,  1910,  p.  36-41; 
A.  Rabbath,  op.  cit.,  t.  i,  p.  94  sq.;  453-455;  t.  u, 
p.  78-79,  297-299. 

Certains  auteurs,  se  fondant  sur  une  relation  écrite 
à  Alep,  en  1662,  par  les  supérieurs  des  missions  des 
jésuites,  des  capucins  et  des  carmes,  affirment  qu'à 
Rome  Akidjan  était  au  collège  de  la  Propagande.  Voir 
cette  relation  dans  Rabbath,  op.  cit.,  t.  I,  p.  450  sq. 
Mais,  en  l'espèce,  Douaïhi,  qui  se  trouvait  à  la  Ville 
éternelle  en  même  temps  que  le  futur  patriarche  des 
syriens,  est  une  plus  sûre  autorité  que  les  mission- 
naires. Or,  nous  savons  par  lui  qu'Akidjan  était  au 
collège  maronite.  Annales,  an.  1656,  fol.  112  v°. 

Le  dévouement  des  maronites  à  leurs  frères  des 
Églises  voisines  ne  se  ralentit  pas  au  cours  du 
xviii1  siècle. 

A  la  mort  d'Athanase  IV  Dabbàs,  patriarche 
melkite,  survenue  en  1724,  la  lutte  entre  Cyrille  VI 
Tànâs  et  Sylvestre  de  Chypre,  pour  la  possession  du 
siège  patriarcal  d'Antioche,  déchaîna,  surtout  à  Alep 
et  cela  à  l'instigation  du  Phanar  —  une  terrible, 
persécution  contre  les  melkites  unis.  C.  Karalevskij 
art.  Alep,  dans  le  Diction,  d'hist.  et  de  géogr.  eccle's. 
Bon  nombre  de  ces  derniers  se  réfugièrent  au  Liban, 
auprès  du  patriarche  maronite,  alors  Jacques  'Aouad. 
Celui-ci  les  accueillit  et  leur  donna  l'hospitalité  au 
monastère  de  Qoshaïya,  situé  au  fond  d'une  vallée, 
a  près  de  deux  lieues  de  Qannoùbîn.  Les  melkites 
orthodoxes  de  Koura  (Liban  nord)  l'apprirent  et, 
d'accord  avec  ceux  de  Tripoli,  dénoncèrent  le  patriar- 
che et  ses  hôtes  au  pacha  de  cette  ville,  comme  traîtres 
à  l'empire.  Jacques  'Aouad  dut  se  réfugier,  lui  aussi, 
a  Qoshaïya.  Mais,  grâce  à  l'influence  des  Khazen,  il 
parvint  à  calmer  la  colère  du  pacha  et  dirigea  ses 
protégés  vers  le  Kasrawàn  afin  de  les  mettre  à  l'abri 
de  toute  perquisition.  Peu  de  temps  après,  ce  fut 
Cyrille  VI  Tânâs  lui-même  qui  s'enfuit  au  Liban. 
L'épiscopat  maronite  le  reçut  avec  un  empressement 
fraternel.  Puis,  patriarche  et  évêques  écrivirent  en 
sa  laveur  à  l'ambassadeur  de  France  à  Constanti- 
nople.  Par  malheur,  la  lettre  tomba  entre  les  mains 
de  Sylvestre,  son  rival.  Sylvestre,  porté  sur  le  siège 
d'Antioche  par  le  Saint  Synode  de  Constantinople  et 
pourvu  du  firman  de  reconnaissance  civile,  accusa  de 
t  rahison  Jacques  'Aouad  et  ses  évêques  pour  avoir  pris 
la  défense. des  melkites  catholiques,  soi-disant  enne- 
mis de  la  Porte.  Le  pacha  de  Tripoli  envoya  ses 
troupes  au  monastère  de  Qannoùbîn.  Elles  le  pillèrent, 
se  saisirent  des  moines  et  du  frère  du  patriarche  et 
les  conduisirent  à  la  prison  de  Tripoli.  Détenus  comme 
criminels,  ils  ne  furent  libérés  qu'à  prix  d'or.  Quant 
à  Jacques  'Aouad  et  à  ses  évêques,  ils  se  cachèrent 
jusqu'au  rétablissement  de  l'ordre  par  les  soins  des 
Khazen.  Le  récit  de  ces  événements  se  trouve  consi- 
gné dans  les  registres  du  monastère  de  Qoshaïya, 
cité  par  .1.  Darian,  Les  maronites  au  Liban,  p.  164- 


171.  Cf.  le  patriarche  Mas'ad,  op.  cit.,  p.  82-83. 
Avec  le  même  dévouement  le  successeur  de  'Aouad 
mit  au  service  de  l'union  le  prestige  de  son  auto- 
rité. Elias  Neslorianorum  per  universum  orientent 
degentium  patrlarcha,  dit  J.-S.  Assémani,  qui  Sedem 
in  Mossulana  urbe,  seu  nova  Xinive  ad  Tigrim  habet, 
audiia  ('démentis  (XII)  in  omite  christianorum  orien- 
taiium  genus  benignitalis  fuma,  literis  insuper  loin 
a  Josepho  Antiocheno  maronitarum  palriarcha,  et  a 
Stephano  Evodio  meo  ex  sorore  nepote,  archiepiscopo 
Apamete,  anno  1735,  quam  a  me  anno  sequenli  ud 
ipsum  pencriptis  excitatus,  Humante  Ecclesia'  doclri- 
nam,  deteslatis  erroribus,  se  profiteri,  missis  ad  eumdent 
l'onlificem  et  ad  Sacram  congregationem  de  Propaganda 
Fide  epistolis,  signi/icavit.  Bibl.  juris,  t.  ni,  p.  xxx- 

XXXI. 

Le  même  dévouement  fut  manifesté  à  l'égard  des 
arméniens  auxquels  «  les  maronites  ouvrent  leurs 
bras  ».  Goudard,  op.  cit.,  p.  180. 

C'est  encore  pour  la  même  cause  qu'on  vit  en 
Egypte  et  ailleurs  Joseph-Simon  Assémani  et  son 
neveu  Étienne-Évode.  Le  succès  de  leur  mission  nous 
est  raconté  par  Assémani  lui-même.  Lettre  au  car- 
dinal Fleury,  dans  Rabbath,  op.  cit.,  t.  i,  p.  182: 
et   Relazione,  p.  25-29. 

Ces  quelques  indications  suffisent  à  montrer  l'acti- 
vité des  maronites  à  promouvoir  l'union.  Une  assem- 
blée tenue  à  Alep  (Syrie)  au  xvm«  siècle  et  qui  réunit 
les  chefs  des  différentes  confessions  chrétiennes  de 
cette  ville  :  maronites,  melkites,  syriens,  arméniens 
et  les  supérieurs  des  communautés  religieuses  latines, 
disaient  de  l'Église  maronite  qu'elle  était  Je  rifugio  di 
lutte  le  nazioni  orientait  cattoliche.  On  aurait  pu  ajou- 
ter :  et  l'ouvrière  du  rapprochement  avec  les  non- 
catholiques.  Voir  le  compte  rendu  de  cette  assem- 
blée à  la  Bibliothèque  vaticane,  mss.  Jat.  7259,  7263, 
7264,  cité  par  Mgr  Xehmatalla  Auad,  Per  la  verilù. 
Rome,  1909,  p.  16.  Cf.  aussi  Faustus  Naironus,  Disser- 
tatio  de  origine,  no  mi  ne  ac  religione  maronitarum, 
Rome,  1679,  p.  48,  49;  extraits  du  diaire  des  mission- 
naires carmes  d'Alep,  ad  an.  1692,  dans  Rabbath,  op. 
cit.,  t.  n,  p.  12,  49,  50,  58;  le  patriarche  Mas'ad,  op.  cit., 
p.  81,  106;  J.  Debs,  op.  cit.,  t.  vin,  p.  471,  598,  599, 
718,  719;  Chebli,  Biographie  du  patriarche  Douaïhi, 
p.  142-144;  L.  Cheikho,  dans  Al-Machriq,  1900,  t.  m, 
p.  915. 

Le  P.  Dandini  voyait  donc  juste  quand,  à  la  suite 
de  son  voyage  au  Liban  en  1596,  il  recommandait  à 
Clément  VIII  le  peuple  maronite  comme  une  avant- 
garde  des  missions  catholiques  en  Orient,  op.  cit., 
]).  233-234. 

III.  CONSTITUTION         ET         SITUATION 

ACTUELLE  DE  L'ÉGLISE  MARONITE.  —  Nous 
étudierons  succesiveinevnt  :  I.  La  hiérarchie  ecclé- 
siastique. II.  La  liturgie  (col.  128).  III.  La  vie 
religieuse  (col.  132).  Nous  terminerons  par  quelques 
données  statistiques  (col.  139). 

I.  Hiérarchie  ecclésiastique.  — ■  La  hiérarchie 
maronite  se  compose,  comme  celle  de  toutes  les 
Églises,  d'ordres  et  de  dignités.  Le  synode  du  Mont- 
Liban,  s'exprime  ainsi  :  «  Les  ordres  mineurs  sont  ceux 
de  chantre,  de  lecteur,  de  sous-diacre;  les  majeurs, 
ceux  de  diacre,  de  prêtre,  d'évêque.  Les  dignités  sont 
celles  d'archidiacre,  de  périodeute,  d'archiprêtre,  de 
chorévèque  et  de  patriarche.  »  II.xiv,  48. 

1°  Les  ordres  mineurs  :  ceux  de  chantre  ou  psalmiste, 
de  lecteur,  de  sous-diacre. 

1.  L'ordre  de  chantre.  —  La  liturgie  maronite  n'a  pas 
de  cérémonie  spéciale  pour  la  tonsure;  celle-ci  est 
incluse  dans  l'ordination  du  chantre  ou  psalmiste  : 
«  L'ordination  de  chantre  contient  chez  nous  ia  ton- 
sure cléricale;  l'évèque  la  conservera  avec  exactitude, 
car,  en  certains  manuscrits  qui  proviennent  des  jaco- 


121 


MARONITE    (ÉGLISE),    111  K  RAUC  II  I  K 


122 


biles  et  que  des  ignorants  prennent  pour  de  chez  nous, 
la  tonsure  est  omise.     Synode  du  Liban,  III, u,  l.    - 

La  fonction  du  psalmiste  consiste  dans  le  chant  des 
psaumes  et  des  hymnes  et  la  lecture  des  livres  de 
l'Ancien  Testament,  à  l'exception  des  prophéties. 
Ibid.,  II,  xiv,  49;  III.  n,  1,  2,  G.  Il  reçoit  aussi  le 
pouvoir  d'exorciser,  a  D'après  notre  rit,  l'exorcistai  est 
contenu  dans  le  dernier  ordre,  celui  de  chantre.  Quand 
on  ordonne  celui-ci,  on  lui  donne  pouvoir  d'imposer 
les  mains  aux  énergumènes  et  de  chasser  les  démons... 
Mais  que  nul  n'exerce  cette  fonction,  sans  une  per- 
mission spéciale  de  l'évèque,  qui  ne  sera  d'ailleurs 
accordée  qu'aux  prêtres  ou,  en  cas  de  nécessité,  aux 
diacres.  ■  II,  xiv,  49;  III, II,  6. 

2.  Le  lectorat.  -  Le  lecteur  est  chargé  de  lire  les 
leçons  prophétiques.  «  Chez  nous,  les  leçons  scrip- 
luraires  sont  divisées  en  cinq  catégories  et  attribuées  à 
autant  d'ordres.  La  1"  comprend  l'Ancien  Testament, 
excepté  les  Prophètes;  la  2\  les  Prophètes;  la  3e,  les 
Épîtres  catholiques  et  les  Actes  des  Apôtres;  la  4e,  les 
Épîtres  de  Paul:  la  5°,  les  Évangiles.  Les  chantres 
lisent  la  lrc,  les  lecteurs,  la  2e;  les  sous-diacres,  la 
3»;  les  diacres,  la  1e;  les  archidiacres,  la  5e.  Quand, 
dans  une  église,  il  n'y  a  que  des  lecteurs,  ils  lisent 
toutes  les  leçons,  et  le  prêtre,  l'évangile.  Quand  il  y  a 
un  prêtre  et  un  diacre,  le  prêtre  lit  l'évangile,  le  diacre, 
l'épître.  Quand  un  diacre  et  un  sous-diacre  assistent 
le  prêtre,  le  sous-diacre  chante  l'épître,  et  le  diacre, 
l'évangile;  car  l'archidiacre  est  supérieur  au  diacre 
par  la  juridiction,  non  par  l'ordre.  »  III, ri,  2. 

3.  Le  sous-diaconat.  —  Le  sous-diacre  cumule  les 
fonctions  du  portier,  de  l'acolyte  et  du  sous-diacre  de 
l'Église  latine,  i  L'office  du  sous-diacre  est  de  servir 
le  diacre,  de  garder  les  portes  de  l'église,  de 
sonner  clochettes  et  cloches,  de  porter  le  chandelier, 
d'allumer  les  lampes  de  l'église,  de  préparer  l'eau  et 
le  vin  pour  le  service  de  l'autel,  de  prendre  l'aiguière 
et  de  présenter  au  célébrant  l'eau  pour  se  laver  les 
mains  et  le  manuterge  pour  les  essuyer,  de  laver  les 
pales  et  les  corporaux,  de  donner  au  diacre  le  calice  et 
la  patène  durant  le  sacrifice,  enfin  de  lire  à  l'église  les 
leçons  tirées  des  Épîtres  catholiques  et  des  Actes  des 
apôtres.  Ainsi,  le  sous-diaconat  contient  trois  ordres 
qui,  dans  l'Église  romaine,  sont  conférés  séparé- 
ment :  l'ostiariat,  l'acolvtat,  et  le  sous-diaconat.  » 
III,  u,  3. 

Cette  énumération  des  fonctions  du  sous-diacre  est 
suivie  de  la  remarque  qu'on  va  lire  et  qui  fixe  pour 
l'Église  maronite  les  règles  du  célibat  ecclésiastique  : 

Puisque,  chez  nous,  le  sous-diaconat  est  encore 
compté  parmi  les  ordres  mineurs,  le  sous-diacre  n'est 
tenu  ni  aux  heures  canoniques  ni  à  la  garde  de  la 
chasteté,  comme  y  sont  tenus  le  diacre  et  le  prêtre. 
Il  lui  est  donc  loisible,  même  après  l'ordination,  de 
prendre  femme;  si  cette  femme  est  vierge  et  si  lui- 
même  ne  se  marie  qu'une  fois,  il  pourra  être  promu 
aux  degrés  plus  élevés  du  sacerdoce.  .Mais  si,  après 
son  ordination,  il  épouse  une  seconde  femme,  ou  bien 
une  veuve  ou  une  femme  déflorée,  son  mariage  sera 
valide;  mais  tout  accès  au  diaconat  ou  à  la  prêtrise  lui 
sera  interdit,  et  il  ne  pourra  plus  continuer  à  remplir 
dans  l'église  les  fonctions  de  son  ordre.  Cela  vaut  aussi 
pour  le  chantre  et  le  lecteur  bigames.  »  III,  n,  3.  Autre- 
fois, comme  du  reste  dans  les  autres  Églises  orien- 
tales, les  membres  du  clergé  séculier  étaient  générale- 
ment tous  mariés.  C'est  pourquoi,  on  choisissait 
parmi  les  moines  les  candidats  à  l'épiscopat.  Mais 
après  la  fondation  du  collège  de  Rome,  le  célibat  des 
clercs,  sans  être  imposé  par  une  loi,  a  commencé  à 
s'introduire  dans  la  pratique;  l'établissement  des 
séminaires  a  soutenu  et  favorisé  ce  mouvement  spon- 
tané vers  la  continence  absolue.  Actuellement,  les 
clercs  séculiers  sont    en   grande   majorité  célibataires. 


On  n'a  pas  jugé  à  propos  d'abolir  la  discipline  primi- 
tive qui  autorise  l'évèque  à  conférer  les  ordres  sacrés 
aux  personnes  mariées  sans  leur  interdire  l'usage  de 
leurs  droits  conjugaux. 

2°  Les  ordres  majeurs  :  diaconat,  prêtrise,  épiscopat. 

1 .  Le  diaconat.  -  -  C'est  le  premier  des  ordres  majeurs 
dans  l'Église  maronite;  il  impose  au  clerc  l'obligation 
du  bréviaire  et  le  rend  inhabile  à  contracter  ma- 
riage. «  L'office  du  diacre  est  d'assister  le  prêtre  à 
l'autel,  d'encenser  l'église  et  le  peuple,  de  lire  publique- 
ment l'épître  et  l'évangile,  d'apporter  à  l'autel  le 
pain  et  le  vin  au  célébrant,  d'agiter  le  flabellum  pour 
écarter  de  l'autel  les  insectes,  et  aussi  pour  faire 
honneur  au  célébrant  et  aux  mystères,  de  distribuer 
l'eucharistie  aux  diacres,  aux  clercs  inférieurs  et  au 
peuple,  de  baptiser  solennellement  en  l'absence  de 
l'évèque  et  du  prêtre,  de  prêcher  avec  leur  permis- 
sion, d'être  préposé  par  l'évèque  à  l'administration 
de  la  caisse  de  l'église.  Mais,  pour  que  les  diacres  n'ex- 
cèdent pas  leurs  pouvoirs,  les  Pères  ordonnent  :  1.  que 
jamais  le  diacre  ne  s'assoie  devant  un  prêtre  sans  son 
ordre;  2.  Que  jamais  il  n'ait  la  présomption  d'adminis- 
trer la  sainte  communion  aux  prêtres...  »  III,  n,  4. 

2.  La  prêtrise.  —  Nous  n'avons  rien  de  particulier 
à  dire  sur  l'ordre  sacerdotal.  Mais  il  nous  faut  toucher 
d'un  mot  l'organisation  paroissiale.  L'on  sait  qu'avant 
le  concile  de  Trente  on  pouvait  fréquemment  rencon- 
trer plusieurs  curés  sur  un  même  territoire.  A  raison 
des  inconvénients  qui  en  résultaient,  les  Pères  du 
concile  exigèrent  que  chaque  circonscription  parois- 
siale possédât  un  unique  pasteur  (sess.  xxiv,  c.  13, 
De  réf.).  Le  synode  du  Liban  adopta  cette  réforme  : 
Ha  distinguante  ab  episcopo  Hcclesiœ  parochiales,  ut 
unaqiiœque  habeat  proprium  parochum,  III,  m,  2. 
Toutefois,  pas  plus  en  Occident  que  dans  le  patriarcat 
maronite  d'Antioche,  la  règle  de  l'unique  curé  ne  fut, 
dans-  la  pratique,  rigoureusement  observée.  Joan. 
Chelodi,  Jus  de  personis,  Trente,  1922,  n.  223,  p.  345: 
J.-B.  Ferrères,  S.  J.,  Institutiones  canonicœ,  i,  Barce- 
lone, 1920,  n.  733,  p.  312;  A.  Vermeersch-J.  Creusen, 
Epitome  juris  canonici,  Malines-Rome,  1921,  t.  i, 
n.  404,  p.  174,  et  ici  l'art.  Curés,  t.  m,  col.  2436. 
Il  fallut  attendre  la  promulgation  du  Code  pour 
assister  à  la  disparition  complète  et  définitive,  dans 
l'Église  latine,  de  ce  système.  //)  eadem  parœcia  anus 
tantum  débet  esse  parochus  qui  actualem  animarum 
curam  gerat,  reprobata  contraria  consuetudine  et  revo- 
calo  quolibet  contrario  privilégia.  Can.  4G0,  §  2.  Voir 
aussi  une  réponse  de  la  Commission  pontificale  pour 
l'interprétation  du  Code  dans  les  Acta  apost.  Sed.,  IWA2. 
t.  xiv,  p.  526.  En  Orient,  chez  les  maronites  et  ailleurs, 
on  continue  de  voir  plusieurs  prêtres  simultanément 
et  également  chargés  de  prêcher  la  doctrine  chrétienne 
et  d'administrer  les  sacrements  à  un  même  peuple, 
sans  que  l'un  d'eux  ait  l'autorité  sur  les  autres  comme 
un  curé  sur  ses  vicaires. 

3.  L'épiscopat.  -  a)  Evêqucs  résidentiels.  Jus- 
qu'au synode  du  Mont-Liban,  les  éparchies  (ÈTrap/Ja, 
en  arabe  abrachiyat)  n'étaient  pas  délimitées,  ni  même 
connues.  Les  évoques  étaient  considérés  comme  auxi- 
liaires du  patriarche.  Aussi  avaient-ils  pris  l'habitude 
de  porter  indifféremment  les  titres  d'évêque,  d'arche- 
vêque ou  de  métropolite.  Par  deux  décrets  de  162.")  et 
1635,  la  S.  C.  de  la  Propagande  avait  ordonné;  il  est 
vrai,  la  division  canonique  du  patriarcat  maronite 
en  éparchies  ou  diocèses.  Ces  deux  décrets  sont  cités 
par  le  P.  Rodota  dans  son  rapport  concernant  le 
synode  du  Mont-Liban,  conservé  à  la  Vaticane.  Cod. 
rat.  lai.  7101,  fol.  217  v".  Mais  celte  prescription  resta 
lettre  morte  jusqu'à  l'assemblée  de  1736.  Le  synode 
du  Mont-Liban  divisa  le  patriarcat  en  huit  éparchies  ; 
Alep,  Beyrouth,  Byblos  et  Botrys  (Gébaïl  et  Batroun), 
Chypre.    Damas,    Héliopolis     (Ba'albckl,     Tripoli    de 


123 


MARONITE     ÉGLISE),    HIÉRARCHIE 


124 


Syrie,  Tyr  et  Sidon.  Voir  le  document  officiel  de  celte 
division  dans  Vappend.  du  synode,  n.  11.  p.  428-429. 
En  même  temps  qu'ils  en  tracèrent  les  limites,  les 
Pères  du  synode  désignèrent  les  monastères  qui 
devaient  servir  de  résidence  à  certains  évêques.  Mais 
ces  couvents  ne  se  trouvaient  pas  tous  sur  le  territoire 
des  éparchies  respectives.  Cette  anomalie  canonique, 
due  à  l'état  politique  du  pays  et  à  la  situation  maté- 
rielle des  évêques,  ne  disparut  qu'au  xixe  siècle,  ainsi 
que  nous  avons  eu  déjà  l'occasion  de  le  voir. 

L'institution  des  diocèses  fut  contestée,  dans  la 
suite,  comme  nous  l'avons  vu  plus  haut  (cf.  col.  82). 
Benoît  XIV  dut  intervenir  pour  régler  définitivement 
cette  question.  Le  bref  Apostolica  pnedecessorum, 
du  14  février  1742,  ramenait  à  sept  les  sièges  épis- 
copaux  en  dehors  du  siège  patriarcal,  fixait  les  circons- 
criptions des  ressorts,  déclarait  inamovibles  les  titu- 
laires de  chacun  de  ces  sièges,  donnait  au  patriarche 
le  droit  de  nommer  Ces  titulaires  suivant  la  coutume. 
Le  patriarche  devrait  visiter  les  diocèses  tous  les 
trois  ans  et  y  percevoir  les  dîmes  et  les  redevances 
accoutumées;  il  garderait  le  droit  de  consacrer  les 
saintes  huiles  et  de  les  distribuer  aux  sept  diocèses. 
Par  mesure  transitoire,  les  évêques  actuellement 
vivants  demeureraient  comme  des  vicaires  du  patriar- 
che, tant  que  leur  nombre  ne  serait  pas- ramené  à  sept 
(ils  étaient  onze  à  ce  moment).  Une  fois  ce  nombre 
atteint  par  les  décès  successifs,  le  patriarche  attri- 
buerait à  chacun  d'eux  le  ressort  diocésain  qu'il 
jugerait  lui  convenir  le  mieux.  De  Martinis,  Jus  ponti- 
fie, t.  m,  p.  51-52.  En  1906,  l'éparchie  de  Tyr  et 
Sidon  fut  divisée  en  deux.  Cf.  ci-dessus,  col.  111. 
Les  maronites  ont  donc  actuellement  neuf  diocèses. 

Pour  la  provision  canonique  des  diocèses,  le  patriar- 
che procède  ainsi  :  A  la  vacance  d'un  siège,  il  nomme 
d'abord  un  administrateur  auquel  il  confie  le  gouver- 
nement de  l'éparchie,  et  dont  il  détermine  exactement 
les  pouvoirs.  Il  s'occupe  ensuite  de  la  désignation 
du  titulaire.  Mais  il  n'est  pas  entièrement  libre  dans 
le  choix  du  candidat  :  il  lui  faut  l'assentiment  des 
évêques,  donné  à  la  majorité  des  voix.  En  outre,  la 
loi  exige  la  consultation  de  l'éparchie  vacante.  Tou- 
tefois, le  clergé  et  les  fidèles  n'expriment  que  des 
vœux;  la  décision  reste  au  patriarche  et  aux  évêques. 
Synode  du  Liban,  III,  iv,  15. 

b)  Évêques  titulaires.  —  La  nomination  des  évêques 
titulaires  se  fait  de  la  même  manière,  sauf,  évidem- 
ment, l'intervention  du  clergé  et  du  peuple.  Le  synode 
du  Liban  ne  détermine  pas  le  nombre  des  prélats  de 
cette  catégorie.  Il  porte  à  leur  sujet  les  dispositions 
suivantes  :  L'épiscopat  peut  être  conféré,  honoris 
causa,  à  divers  personnages,  surtout  parmi  les  chefs 
des  monastères  ;  mais  pour  réprimer  toute  ambition 
qui  porterait  les  évêques  titulaires  à  réclamer  un  res- 
sort à  gouverner,  au  détriment  de  l'unité  des  diocèses, 
il  est  décidé  que  dorénavant  nul  diocèse  ne  sera 
divisé  et  que  les  évêques  titulaires  promettront  par 
écrit  de  ne  point  demander  au  patriarche  de  ressort 
juridictionnel,  sauf  en  cas  de  vacance  d'un  diocèse. 
Les  contrevenants  seront  suspens  ipso  facto,  et  ne 
pourront  être  relevés  de  cette  peine  que  de  l'assenti- 
ment du  Synode  et  de  l'évêque  du  diocèse  où  ils 
auraient  réclamé  une  juridiction.  III,  iv,  20. 

Au  patriarche  seul  revient  le  droit  de  délivrer  au 
nouvel  évêque  le  diplôme  du  sacre,  ou,  quand  il  s'agit 
de  prélats  résidentiels,  les  lettres  synodales  dites  de 
juridiction,  sans  lesquelles  ces  derniers  ne  pourront 
prendre  possession  de  leur  siège.  Ibid.,  part.  III,  c.  iv, 
n.    18. 

Rome,  on  a  pu  le  remarquer,  n'intervient  pas  dans 
le  choix  des  évêques.  Récemment,  toutefois,  le  sou- 
verain pontife  a  publié  en  consistoire  le  nom  de  deux 
nouveaux  prélats  sous  cette  forme  :  Ratas  se  habere 


dixit  promotiones  et  electiones  canonice  /actas  in  Synodo- 
Episcoporum  maronilurum.  Actu  apost.  Sed.,  1926, 
t.  xvin,  p.  253.  La  première  publication  de  ce  genre 
date,  sauf  erreur  de  notre  part,  du  21  juin  1926.  Acta 
apost.  Sed.,  ibid.,  p.  249  et  253. 

3°  Les  dignités.  —  1.  L'archidiaconat.  —  L'archi- 
diacre occupe  le  premier  rang  dans  l'ordre  diaconal. 
Des  prérogatives  dont  il  a  pu  jouir  autrefois  il  ne  lui 
reste  plus  que  le  droit  de  préséance  sur  les  diacres  et 
les  clercs  inférieurs,  et  le  pouvoir  de  lire  l'évangile. 
En  pratique,  il  n'est  même  plus  question  de  préséance, 
car  la  dignité  d'archidiacre  est  généralement  accordée, 
aujourd'hui,  suivant  un  rit  particulier,  à  tous  les 
diacres.  On  la  leur  confère  aussitôt  après  le  diaconat; 
quelquefois,  cependant,  le  jour  de  l'ordination  sacer- 
dotale. Sans  doute,  la  collation  de  cette  dignité  n'est 
pas  obligatoire,  mais  si  on  l'omet,  le  diacre  obtient 
par  ailleurs,  à  l'égard  de  la  lecture  de  l'évangile,  des 
pouvoirs  équivalents.  En  effet,  si  l'évêque  n'entend 
pas  conférer  l'archidiaconat  au  nouveau  diacre,  il  doit 
lui  remettre,  au  moment  de  l'ordination,  avec  les 
Épîtres,  le  livre  des  Évangiles.  In  ordinatione  diaconir 
quando  prœ\ler]  mitlenda  essel  archidiaconatus  bene- 
dictio,  epistolse  Pauli  una  cum  sacro  evangeliorum 
codice  sunt  tradendœ,  ut  disertius  exprimalur  potestas 
legendi  lum  epislolas,  tumevangelium.  Synode,  III,  n,  4. 

2.  Les  dignités  de  l'ordre  presbytéral  :  celles  de  pério- 
deute,  d'archi prêtre,  de  chorévêque.  —  La  date  exacte 
de  l'institution  du  chorépiscopat  n'est  pas  connue. 
En  Orient,  elle  n'apparaît  pas  dans  les  textes  anté- 
rieurs à  la  paix  de  l'Église.  Mais,  d'après  les  indica- 
tions que  les  documents  les  plus  anciens  nous  four- 
nissent, «  les  chorévêques  doivent  leur  raison  d'être 
à  la  nécessité  d'aider  le  chef  du  diocèse  dans  l'admi- 
nistration et  la  surveillance  des  églises  secondaires 
fondées  au  milieu  de  groupes  de  population  plus  ou 
moins  distincts  de  la  cité  épiscopale,  à  mesure  que  le 
christianisme  eut  la  liberté  de  se  propager  hors  des 
\  illes  ».  J.  Parisot,  Les  chorévêques,  dans  la  Revue  de 
l'Orient  chrétien,  1901,  t.  vi,  p.  158.  Aussi  portaient-ils 
e  titre  d's7na>tcTcot  ttjç  x^PaÇ  ou  XwPe7T'-a>c&Tr01-- 
C'étaient  les  évêques  de  la  campagne,  des  commu- 
nautés.rurales,  subordonnés,  pourtant,  aux  évêques 
des  villes. 

L'importance  que  prit  le  chorépiscopat  suscita  des 
abus;  les  chorévêques  passaient  outre  aux  prescrip- 
tions conciliaires  qui  réglementaient  leur  situation. 
On  édicta  alors  les  mesures  qui  s'imposaient,  suivant 
les  régions.  Dans  certaines  Églises,  on  supprima  ces 
dignitaires  pour  leur  substituer  de  simples  visiteurs 
ou  périodeutes.  Dans  d'autres,  sans  aller  jusqu'à  cette 
mesure  radicale,  on  se  contenta,  comme  dans  les 
Églises  de  Syrie,  de  réduire  leur  nombre  et  de  limiter 
leurs  prérogatives  ou  seulement  de  restreindre  celles-ci. 
Cependant,  les  périodeutes  ne  tardèrent  pas  à  figurer 
dans  la  hiérarchie  des  Églises  où  le  chorépiscopat 
s'était  maintenu.  Ainsi,  dans  la  nomenclature  des 
divers  degrés  hiérarchiques,  on  trouve  le  périodeute 
à  côté  du  chorévêque.  Voir  H.  Bergère,  Étude  histo- 
rique sur  les  chorévêques,  Paris,  1905;  J.  Parisot,  art. 
cité,  p.  157-171,  419-443;  H.  Leclercq,  art.  Chorévêque, 
dans  le  Diction,  d'archéologie  chrétienne;  J.-S.  Assé- 
mani,  Bibl.  or.,  t.  m  b,  p.  826-838. 

Les  maronites  adoptèrent  dès  l'origine  les  choré- 
vêques et  les  périodeutes  et  introduisirent  après  coup 
dans  leur  hiérarchie  particulière  les  archiprêtres.  Dans 
leur  Église,  l'archipresbytérat  n'est  que  le  dédou- 
blement du  chorépiscopat.  En  effet,  à  côté  du  choré- 
vêque préposé  aux  communautés  rurales,  l'archi- 
prêtre  a  la  surveillance  de  la  ville  chef-lieu- de  l'épar- 
chie. Maronitœ  quidem,  dit  Assémani,  non  modo  pério- 
deutes a  chorepiscopis  distinguunt;  sed  bina  etiam 
chorepiscoporum  gênera  agnoscunt  quorum  unumeorum 


12,"- 


MARONITE    i  EGLISE),    HIÉRARCHIE 


L26 


est  qui  in  civitatibus  inslituuniur;  allerum  corum,  qu 
in  oppidis  et  ma  ;  or  i  bus  vicis.  l'rimi  dicuntur  absolute... 
Churaie,  et  cum  addito...  Churai-Episcupe,  hoc  est 
chorepiscopi,  respondentque  Latinorum  archipres- 
byteris  et  Grsecorum  proiopapïs  seu  prolopresbyteris... 
Alteri  sunt  absolute  chorepiscopi,  hoc  est  vicorum  seu 
pagorum,  sive  oppidulorum  episcopi...  Utrorumque 
natio  exstat  in  Rituali  Maronilarum.  Bibl.  or., 
t.  m  b,  p.  831.  L'ordinal  désigne  ces  deux  dignitaires 
sous  le  même  nom  de  chorévêque.  Mais  la  décomposi- 
tion que  les  copistes  ont  l'ait  subir  au  mot  syriaque 
Kourai-Episcupe  (chorévêque)  donna  lieu,  dans  le 
langage  courant,  à  la  dénomination  inexacte  du 
chorévêque  urbain  par  le  terme  Khouri,  dénomination 
appliquée  actuellement,  sauf  dans  l'éparchie  d'Alep, 
a  tous  les  prêtres  séculiers.  Aucun  document  ne  four- 
nit, à  notre  connaissance,  la  date  de  ce  dédoublement. 
Il  nous  semble  qu'il  fut  définitivement  établi  vers  la 
lin  du  pontificat  de  Douaïhi  (t  1704).  En  effet,  celui- 
ci  eut  d'abord  sur  cette  question  une  doctrine  assez 
Ilot  tante.  Tantôt,  il  parle  de  l'archiprêtre,  tantôt  il  le 
passe  sous  silence.  Puis  il  finit  par  fixer  la  discipline 
a  cet  égard  en  assignant  dans  le  pontifical  un  rit  spé- 
cial pour  la  collation  de  l'archipresbytérat.  Voir  les 
divers  pontificaux  manuscrits  de  Douaïhi  à  la  Vati- 
eane,  Vat.  sur.  311,  au  patriarcat  maronite,  à  l'ar- 
chevêché de  Chypre;  le  commentaire  de  Douaïhi, 
cité  par  Joseph-Aloys  Assémani,  Codex  liturgicus, 
t.  x,  p.  xxvi-xxvii.  Dans  le  t.  n  b  de  sa  Bibl.  or., 
imprimé  à  Rome  en  1728,  J.-S.  Assémani,  nous  venons 
de  le  citer,  parle  de  l'archipresbytérat  comme  d'une 
institution  déjà  bien  assise;  et  le  synode  du  Mont- 
Liban,  tenu  en  1736,  met  le  sceau  à  l'œuvre  de  Douaïhi 
en  imposant  son  pontifical  à  la  pratique  et  en  résumant 
les  divers  rites  suivant  lesquels  doit  s'accomplir  la 
consécration  du  chorévêque,  de  l'archiprêtre  et  du 
périodeute. 

Ces  trois  consécrations  comportent  l'imposition  des 
mains.  Cependant,  la  collation  du  chorépiscopat  dont 
le  rit  a  été  emprunté  en  abrégé  au  sacre  des  évêques, 
revêt  une  forme  plus  solennelle.  Voir  le  pontifical  des 
ordinations  dans  J.-Al.  Assémani,  Codex  liturgicus, 
t.  ix;  J.-S.  Assémani,  Bibl.  or.,  t.  m,  p.  831-832.  A  cet 
endroit,  J.-S.  Assémani  relève  les  différences  essen- 
tielles entre  le  rit  de  l'ordination  épiscopale  et  celui 
de  la  consécration  du  chorévêque  ;  puis  il  indique  les 
parties  communes  aux  deux  rites,  par  exemple,  la 
tradition  des  insignes  de  la  dignité  :  mitre  et  crosse,  etc. 

L'origine  de  ces  degrés  hiérarchiques  nous  explique 
pourquoi  le  chorévêque,  l'archiprêtre  et  le  périodeute 
partagent  certaines  fonctions  strictement  épiscopales, 
et  pourquoi  les  deux  premiers  jouissent  de  plus  amples 
prérogatives  que  le  périodeute.  Les  trois  dignités  sont 
parfois  accordées  à  titre  purement  honorifique,  avec 
tous  les  droits  et  privilèges  qui  leur  sont  propres. 

3.  Les  métropolites  et  les  archevêques.  —  Le  synode 
du  .Mont-Liban,  en  érigeant  les  éparchies,  n'a  pas 
rétabli  les  divisions  provinciales;  il  soumet  les  évêques 
directement  au  patriarche.  Synode,  III,  iv,  14.  Dès 
lors,  la  dignité  d'archevêque  se  ramène,  chez  les  maro- 
nites, à  un  titre  purement  honorifique,  et  tous  les 
évêques  en  sont  investis. 

4.  Le  patriarche.  —  Le  patriarche  est  le  chef  suprême 
de  l'Eglise  maronite.  Il  n'a  de  supérieur  que  le  pape. 
Il  porte  le  titre  de  patriarche  d'Antioche  et  de  tout 
l'Orient.  Le  synode  du  Mont-Liban  détermine  les 
limites  de  sa  juridiction  en  ces  termes  :  «  Nos  anciens 
patriarches,  dit-il,  du  jour  où  la  nation  maronite  s'est 
séparée  des  autres  peuples  de  l'Orient,  ont  non  seule- 
ment porté  le  titre  et  le  nom  de  patriarche  d'Antioche, 
niais  aussi  exercé  une  pleine  juridiction  patriarcale 
sur  les  métropolites,  les  évêques,  les  prêtres,  les  clercs 
et  les  laïques  de  la  nation  maronite,  tant  dans  le  dis- 


trict du  patriarcat  d'Antioche  que  dans  les  autres 
régions  de  l'Orient.  Aujourd'hui  encore,  ils  jouissent 
de  ce  titre  et  de  cette  juridiction  patriarcale.  Ceci  ne 
leur  a  jamais  été  contesté  par  les  souverains  pontifes; 
bien  au  contraire,  des  diplômes  leur  confèrent  expres- 
sément ce  titre  de  patriarche  d'Antioche  et  la  pleine 
et  absolue  juridiction  sur  toute  la  nation  des  maro- 
nites en  tous  les  pays  d'Orient  (in  totam  nationem 
maronilarum  in  partibus  orientalibus  ubique  locorum 
existentium).  Nous  ordonnons  donc  à  tous  et  à  chacun 
des  maronites  de  Syrie,  de  Phénicie,  du  Liban,  de 
Palestine,  de  Chypre,  d'Egypte  et  de  toutes  autres 
provinces  et  localités  d'Orient,  d'une  manière  très 
stricte  et  au  nom  de  la  sainte  obéissance,  de  recon- 
naître pour  leur  légitime  supérieur  et  prélat  le  Révé- 
rendissime  Patriarche,  d'obéir,  au  spirituel,  à  ses 
ordres  et  à  ses  mandements,  d'observer  exactement 
les  lois  portées  par  lui,  les  rites  accoutumés  de  l'Église 
patriarcale  pour  les  divins  offices,  les  fêtes,  les  jeûnes. 
Laïques  ou  ecclésiastiques  devront  lui  payer  la  dîme, 
honorer  et  vénérer  les  prêtres  (sacerdoles)  constitués 
par  lui  et  recevoir  d'eux  les  sacrements.  »  III,  vi,  4. 

Le  choix  du  patriarche  se  fait,  comme  dans  les 
autres  Églises  orientales,  par  élection.  Mais,  à  défaut 
d'une  loi  précise,  les  formes  électorales  varièrent  au 
cours  des  siècles.  Nous  indiquerons  rapidement  celles 
dont  nous  avons  pu  rencontrer  les  éléments  dans  les 
documents  historiques.  Le  premier  témoignage  d'une 
élection  patriarcale  se  trouve  dans  une  note  syriaque 
écrite  de  la  main  du  patriarche  Jérémie,  qui  nous 
apprend  qu'en  1183  il  fut  élevé  à  cette  dignité  par  les 
évêques,  les  chorévêques  et  les  prêtres.  Voir  cette 
note  sur  l'évangéliaire  conservé  à  la  Laurentienne  de 
Florence,  cod.  syr.  1,  fol.  6  y3;  elle  est  reproduite  par 
Etienne  Évode  Assémani  dans  Bibl.  med.  Laurent,  mss. 
catalogus,  p.  xxvm.  —  Dans  une  lettre  adressée  à 
Léon  X(8  mars  1514),  le  patriarche  Simon  Ibn-Hassàn 
(1492-1524)  nous  explique  le  mécanisme  des  opéra- 
tions électorales  de  son  temps  :  A  la  vacance  du  siège 
patriarcal,  douze  prêtres,  réunis  au  monastère  de 
Qannoùbîn,  et  enfermés  dans  des  cellules  séparées, 
devaient  écrire  chaque  jour  sur  une  feuille  de  papier  le 
nom  de  celui  auquel  ils  donnaient  leur  vote.  L'élection 
était  acquise  à  l'unanimité  absolue.  Une"  fois  le 
patriarche  désigné,  prélats,  prêtres,  diacres,  sous- 
diacres,  et  fidèles  s'assemblaient  pour  le  proclamer 
et  l'introniser.  Labbe,  Concil.,  t.  xiv,  col.  350-351. 
Lorsque  les  électeurs  ne  pouvaient  arriver  à  l'accord 
absolu,  ils  confiaient  à  trois  d'entre  eux,  désignés  au 
sort,  le  mandat  de  choisir,  à  la  pluralité  des  voix,  le 
nouveau  titulaire  du  siège  patriarcal.  R[ichard] 
S[imon],  Voyage  du  Mont-Liban,  traduit  de  l'Italien,  du 
R.  P.  Jérôme  Dandini  (Remarques),  Paris,  1675, 
p.  401-402. 

D'autres  fois,  l'élection  s'est  faite,  à  la  majorité  des 
voix,  par  l'assemblée  de  l'épiscopat,  du  clergé  et  du 
peuple.  Voir  l'acte  d'élection  de  Serge  Risi  en  1581, 
dans  L.  Cheikho,  La  nation  maronite  et  la  Compagnie 
de  Jésus  aux  XVI'  et  XTII*  siècles,  Beyrouth,  1923, 
p.  56-58;  Dandini,  op.  cit.,  (élection  de  Joseph  Risi  en 
1596),  p.  113-115;  une  lettre  adressée  en  1604  au  pape 
par  l'épiscopat,  le  clergé  et  le  peuple  maronites  dans 
cod.  vat.  M.  7258,  fol.  215-219;  l'acte  d'élection  de 
Joseph  Al-'Aqoûrî,  dans  Anaïssi,  Collectio,p.  113-114; 
Douaïhi,  Annales,  an.  1670,  fol.  115  v°  et  passim. 

Une  quatrième  procédure  prépara  la  voie  à  la  légis- 
lation du  synode  du  Mont-Liban  :  les  évêques  seuls 
désignaient  le  candidat,  le  clergé  donnait  son  adhé- 
sion et  le  peuple  son  acceptation.  Ainsi  furent  élus 
Gabriel  de  Plauza  en  1701  et  Joseph  Dergham  El- 
Khazen  en  1733.  Voir  les  lettres  électorales  dans  les 
cod.  rai.  lui.  7262,  loi.  1  1 1-1  l!<;  et  72.r,8,  fol.  208-209  et 
212,  213. 


127 


MARONITE     ÉGLISE),   LITURGIE 


128 


Enfin  le  synode  du  Mont-Liban  fixa  définitivement 

les  modalités  de  l'élection.  Seuls  les  métropolites  et  les 
évèques  forment  le  collège  électoral.  L'élection  peut  se 
faire  par  scrutin;  et  alors,  elle  sera  définitive  si  un 
candidat  réunit  au  moins  les  deux  tiers  des  votants; 
si  non,  il  faudra  recommencer  les  opérations  jusqu'à  ce 
(pie  le  quantum  soit  obtenu  :  III,  vi,  8,  cf.  7,  §  17.  Le 
synode  admet  aussi  l'élection  sans  scrutin,  par  accla- 
mation; mais,  dans  ce  cas,  le  candklat  n'est  élu  que 
s'il  réunit  tous  les  suffrages.  Ibid.,  7,  §  18.  La  période 
électorale  s'ouvre  le  neuvième  jour  après  la  mort 
du  patriarche.  Les  candidats  doivent  avoir  quarante 
ans  révolus,  être  au  moins  prêtres  et  réunir  les  autres 
qualités  requises  par  les  canons.  Ibid.,    7,  §  5,  10. 

Le  synode  du  Liban  a  précisé  minutieusement  le 
mécanisme  des  opérations.  Ibid.,  7 '. 

Le  nouveau  patriarche  une  fois  élu,  on  fixe  le  jour 
de  sa  consécration.  Celle-ci  doit  s'accomplir  en  pré- 
sence du  corps  électoral,  suivant  un  rit  prévu  par 
le  Pontifical.  A  la  suite  de  cette  cérémonie,  élu  et 
électeurs  doivent  écrire  au  pape  pour  solliciter  le 
pallium  et  la  confirmation  du  nouveau  patriarche. 
Celui-ci  joint  à  sa  lettre  une  profession  de  foi  catho- 
lique. Ibid.  Tant  qu'il  n'a  pas  reçu  le  pallium  et  la 
confirmation  de  son  élection,  il  n'a  pas  la  plénitude 
de  la  juridiction  patriarcale.  Quibus  rébus,  id  est, 
diplomate  pontiprio  et  pallio,  a  snmmo  Pontifice  de 
more  acceptie  et  a  Remo  D.  Patriarcha  solenni  ritu 
exceptis  quemadmodum  ad  ealeem  ordinationis  Patriar- 
chœ  in  ponlipcali  prœscribilur,  plena  et  absoluta  in  sno 
Antiocheno  patriarehatu  super  universam  maroniticam 
nationem  iurisdictione  jungilur.  Ibid.,  n.  7,   §  22. 

Les  droits  et  privilèges  du  patriarches  sont  définis 
au  ch.  vi,  n.  2,  de  la  troisième  partie  du  synode.  En 
voici  l'énumération  : 

1.  Droit  de  préséance  sur  tous  les  primats,  les  mé- 
tropolitains et  les  évèques.  2.  Faire  porter  devant  lui 
la  croix  en  tout  lieu  sauf  à  Rome,  ou  en  présence  du 
pape  ou  de  son  légat.  3.  User  des  insignes  patriarcaux, 
notamment  des  vêtements  de  pourpre.  4.  Écrire  des 
lettres  synodiques  aux  autres  patriarches.  5.  Juger  en 
appel  des  controverses  déjà  dirimées  dans  les  provinces 
ou  les  diocèses.  6.  Consacrer  personnellement  ou  par 
délégués  les  métropolitains  et  les  primats  de  son 
patriarcat  et  leur  donner  le  pallium.  7.  Au  cas  où  la 
nécessité  ou  l'utilité  de  l'Église  le  demande,  il  peut 
transférer  d'un  siège  à  un  autre  les  évèques  et  les 
métropolites,  leur  donner  des  coadjuleurs  :  mais  ceci  ne 
peut  se  faire  qu'avec  l'assentiment  des  évèques.  8.  fl 
peut  accepter  la  démission  d'un  évèque  et  lui  donner 
la  faculté  d'entrer  en  religion;  mais  cela  doit  s'accom- 
plir au  synode  des  évèques.  9.  Il  peut  connaître  des 
causes  majeures  et  des  affaires  graves  des  évèques  de 
son  patriarcat,  à  l'exception  de  celles  qui  sont  réser- 
vées au  pape.  10.  Il  peut  recevoir  les  recours  des 
évèques  contre  les  métropolitains  et  ceux  des  clercs 
et  des  laïques  contre  les  évèques.  11.  Il  lui  appartient 
de  veiller  à  la  pureté  de  la  foi  et  à  l'exactitude  de  la 
discipline  et,  pour  cela,  de  visiter  par  lui-même  ou  par 
un  délégué  les  divers  diocèses.  12.  Il  rassemble  et 
préside  le  synode  des  métropolitains  et  des  évèques. 
13.  Il  peut  édicter  des  canons  obligatoires  pour  les 
métropolitains  et  les  évèques.  14.  Il  peut  frapper  de 
censures  les  évèques  et  les  métropolitains  délinquants; 
mais  le  pouvoir  de  les  déposer  est  désormais  réservé 
au  pape.  Le  patriarche  peut  néanmoins,  à  la  suite 
d'une  décision  synodale,  faire  enfermer  l'évêque  cou- 
pable dans  un  monastère  en  attendant  la  sentence 
définitive  du  Saint-Siège.  15.  Il  veille  à  la  discipline 
monastique,  approuve  les  instituts  religieux  et  exerce 
sa  juridiction  sur  tous  les  moines  de  son  ressort. 
16.  Il  peut  donner  l'exemption  aux  églises  et  aux 
monastères  dans  les  éparchies  de  son  patriarcat.  17.  Son 


nom  doil  être  proclamé  dans  la  liturgie  après  celui  du 
pape.  18.  Il  peut  se  réserver  des  cas  que  nul  évèque 
ou  métropolitain  ne  peut  absoudre,  et,  inversement, 
absoudre  de  tous  les  cas  réservés  dans  son  patriarcat  : 
il  peut  réconcilier  à  l'Église  les  hérétiques  et  les  schis- 
matiques  de  n'importe  quelle  secte  ou  nation,  dis- 
penser des  empêchements  de  mariage,  soit  dirimants 
soit  prohibants,  absoudre  ceux  qui  ont  été  excommu- 
niés, suspendus  ou  interdits  par  les  prélats  de  son 
ressort,  lever  les  irrégularités  pour  la  réception  ou 
l'exercice  des  ordres.  19.  Tous  les  sujets  du  patriarche 
tant  ecclésiastiques  que  séculiers  lui  doivent  la  dîme. 
20.  Seal  il  peut  dans  toute  l'étendue  du  patriarcat, 
même  en  présence  de  l'Ordinaire  du  lieu,  bénir,  pré- 
sider, exercer  les  fonctions  pontificales.  21.  Seul  il  peut 
instituer  des  fêtes  de  précepte  pour  tout  le  patriarcat, 
imposer  des  jeûnes  extraordinaires,  dispenser,  pour 
motif  d'ordre  public,  des  jeûnes  prescrits  sans,  d'ail- 
leurs, pouvoir  les  abolir  définitivement.  22.  Seul  il  a 
juridiction  sur  les  rites  ecclésiastiques  du  patriarcat, 
avec  pouvoir  de  réviser  ou  corriger  rituel,  pontifical, 
missel  et  autres  livres  liturgiques,  d'introduire  de 
nouveaux  offices,  d'en  supprimer  d'anciens;  il  peut 
se  réserver  certaines  fonctions,  qui  seront  interdites 
aux  évèques  et  aux  métropolitains,  telle  la  consé- 
cration du  chrême;  en  confier  d'autres  même  à  de 
simples  prêtres,  comme  la  dédicace  des  églises  et  des 
autels,  la  confirmation,  l'usage  de  la  mitre  et  de  la 
crosse  et  la  collation  des  ordres  mineurs;  augmenter 
ou  diminuer  tel  rit,  à  condition  d'en  garder  la  sub- 
stance, et  ce  de  l'avis  des  évèques  et  de  personnes 
compétentes.  Il  est  bien  entendu  que  tout  ce  qui  a  été 
dit  des  pouvoirs  patriarcaux  doit  se  comprendre  en  ce 
sens  qu'il  convient  de  ne  rien  faire  d'important  sans  le 
synode  des  évèques  et  des  métropolitains,  de  même  que 
ces  derniers  ne  doivent  rien  entreprendre,  en  dehors  de 
l'administration  ordinaire,  sans  consulter  le  patriarche. 

IL  La  liturgik.  -  Le  rit  maronite  appartient  au 
groupe  des  liturgies  syriennes  du  patriarcat  d'An- 
tioche.  Il  utilise  la  langue  syriaque  et,  pour  certaines 
parties,  l'arabe. 

Les  relations  des  maronites  avec  l'Occident  ont 
exercé  une  profonde  influence  sur  la  discipline  de  leur 
Église.  Mais  ces  effets  n'ont  commencé  à  se  produire 
d'une  manière  systématique,  dans  le  domaine  pro- 
prement liturgique,  que  vers  la  fin  du  xvi8  siècle. 
Cf.  ci-dessus,  col.  63.  Le  pouvoir  pontifical,  les  mis- 
sionnaires, la  plupart  des  maronites  élevés  à  Rome  ont 
été  les  artisans  de  la  latinisation.  Nous  en  étudierons 
brièvement  les  résultats  dans  les  principaux  livres 
liturgiques. 

1.  Le  missel.  —  Dans  le  rit  syrien,  comme  du  reste 
dans  les  autres  rites,  la  liturgie  eucharistique  se  com- 
pose de  la  messe  des  catéchumènes  et  de  l'anaphore. 
•  ('Avatpopdc)  qui  correspond  au  canon  romain. 

Mais  à  la  différence  de  la  liturgie  latine,  le  rit  syrien 
possède  un  nombre  considérable  d'anaphores  de 
rechange  composées  sur  le  modèle  de  la  liturgie  de 
saint  Jacques.  Les  maronites  ont,  en  outre,  une  ana- 
phore  particulière,  celle  qui  commence  par  le  mot 
eharar,  et  qui  a  beaucoup  de  ressemblances  avec  la 
liturgie  des  chrétiens  de  l'empire  perse,  connus  sous 
le  nom  de  syriens  orientaux.  L'ensemble  des  anaphorcs 
ne  se  trouve  pas  dans  un  missel  unique.  Les  missels 
offrent  entre  eux,  de  ce  chef,  une  assez  grande  variété. 
Pour  ne  parler  que  des  maronites,  nous  citerons  trois 
recueils  mss.  qui  étaient  en  usage  chez  eux  et  qui  sont 
conservés  à  la  Vaticane  sous  les  n.  29  et  31  du  fonds 
vat.  syr. ,  et  le  n.  56  du  fonds  syr.  Rorgia.  Le  29,  exé- 
cuté en  1536,  contient  vingt-deux  anaphores,  le  'M, 
écrit  en  1564  et  1579,  dix  et  le  56,  copié  sur  un  codex 
de  l'année  1527,  n'en  renferme  que  sept.  Sur  le  rit 
syrien,  voir  Mgr   Rahmani,   patriarche  syrien    d'An- 


129 


MARONITE     (EGLISE).    LITURGIE 


130 


Hoche,  Les  liturgies  orientales  et  occidentales,  Charfet 

(Liban),   1924,   p.    151    sq. 

Jusqu'à  la  fin  du  xvi«  siècle,  le  missel  était  encore 
manuscrit  et,  partant,  les  modifications  qu'on  cher- 
cha à  y  introduire  n'eurent  d  abord  qu'une  diffusion 
restreinte.  L'imprimerie  aida  à  les  généraliser.  La 
première  édition  du  missel  fut  faite  à  Home  en  1592, 
sous  le  titre  de  Missale  chaldaicum  juxta  ritum  Eccle- 
sûr  nationis  Maronitarum.  Elle  entra  officiellement  en 
\  igueur  en  1596,  au  synode  tenu  en  présence  du  P.  Dan- 
dini  qui  en  avait  apporté  au  Liban  200  exemplaires. 
Dandini,  op.  cit.,  p.  102  et  125:  Douaïhi,  Mandrat  El- 
<i(jdds  (lampe  du  sanctuaire),  t.  n,  Beyrouth,  1896, 
p.  326.  Elle  contient  14  anaphores.  Les  retouches 
importantes  que  le  texte  liturgique  y  a  subies  concer- 
nent les  paroles  de  l'institution  et  l'épiclèse.  Le  récit 
de  la  cène  était  raconté  en  d'autres  termes  que  dans 
la  messe  latine.  Ces  termes  variaient,  du  reste,  avec  les 
anaphores.  .Maintenant,  les  paroles  de  l'institution 
sont  une  simple  traduction  du  missel  romain.  Quant  à 
l'épiclèse,  elle  est  mutilée  :  le  célébrant  ne  demande 
plus  que  le  Saint-Esprit  soit  envoyé  sur  le  pain  et  le 
vin  pour  les  transformer  au  corps  et  au  sang  du  Christ, 
mais  pour  appliquer  aux  fidèles  les  effets  du  sacre- 
ment eucharistique.  Toutefois,  on  rencontre  encore 
dans  trois  anaphores  les  traces  de  l'épiclèse  primitive. 
Dans  la  première  édition  faite  à  Rome,  en  1596,  le 
diaconicon  n'a  pas  été  corrigé  à  cet  endroit.  Le  diacre 
continue  d'inviter  les  fidèles  à  se  recueillir  devant  le 
Saint-Esprit  qui  descend  sur  l'oblation  pour  la  sancti- 
fier. Mais,  dans  les  éditions  suivantes,  il  dira  que  le 
Saint-Esprit  descend  sur  l'autel  pour  nous  sanctifier. 

La  deuxième  édition  du  missel,  faite  également  à 
Home  en  1716,  ne  rétablit  ni  les  formules  tradition- 
nelles du  récit  de  la  cène,  ni  l'épiclèse.  Elle  supprime 
certaines  anaphores  de  l'édition  précédente  et  les 
remplace  par  d'autres;  notamment,  elle  ajoute  l'ana- 
phore  dite  de  l'Église  romaine,  qui  contient  quel- 
ques prières  d'origine  latine,  et  introduit  dans  la  pra- 
tique la  liturgie  des  présanctifiés  pour  le  vendredi 
saint.  La  messe  des  présanctifiés  célébrée  jadis  tous 
les  jours  du  carême,  sauf  le  samedi  et  le  dimanche, 
était  depuis  longtemps  tombée  en  désuétude,  sans 
laisser  de  traces  dans  les  livres  usuels.  On  voulut  la 
rétablir,  suivant  l'usage  romain,  pour  le  seul  vendredi 
saint;  mais  une  autre  anaphore  qui  n'a  aucun  rap- 
port particulier  avec  l'ancienne  liturgie,  l'anaphore 
charar,  fut  adaptée  à  cette  cérémonie.  Synode  du 
Liban,  II,  xm,  17.  Cf.  M.  Andrieu,  Immixtio  et  conse- 
cratio,  Paris,  1924,  p.  225  sq.  ;  M.  Hajji,  Une  anaphore 
syriaque  de  Sévère  pour  la  messe  des  présanctifiés,  dans 
la  Revue  de  l'Orient  chrétien,  t.  xxi,  1918-1919,  p.  25- 
39.  Les  anaphores  de  l'édition  de  1716  restent  au 
nombre  de  quatorze. 

Nous  avons  encore  une  troisième  édition  romaine 
en  1762-1763.  Elle  réduit  le  nombre  des  anaphores  à 
neuf.  Les  éditions  postérieures  xécutées  à  Qozhaïya 
et  à  Beyrouth  (Liban),  en  1816,  1838,  1855,  1872, 
1888,  1908,  ne  dépassent  plus  ce  chiffre.  Elles  ont 
toutes  le  même  texte  pour  les  paroles  de  l'institution, 
celui  de  la  messe  latine,  et  quelques-unes  conservent 
les  vestiges  de  l'ancienne  épiclèse.  Les  éditions  du 
Liban  ajoutent  des  péricopes  évangéliques  pour  tous 
les  jours  non  fériés,  ainsi  que  pour  les  fêtes  fixes  et  mo- 
biles. Les  maronites  avaient  un  calendrier  de  saints  peu 
fourni,  et  les  missels  imprimés  à  Rome  ne  donnaient 
de  lectures  évangéliques  que  pour  certains  jours  de 
l'année.  L'élaboration  d'un  calendrier  complet  ne  fut 
pas  immédiatement  suivie  de  l'assignation  à  chaque 
jour  des  péricopes  scripturaires  (épîtres  et  évangiles). 
Il  était  réservé  à  Farhât,  archevêque  d'Alep  (1725- 
1732),  d'accomplir  ce  travail.  Debs,  op.  cit.,  t.  vin, 
p.  545-546.  Les  péricopes  évangéliques  furent  impri- 

D.CT.     DE    THÉOI..     CA.TH, 


niées  pour  la  première  fois  dans  le  missel  de  Qozhaïya. 
Les  épîtres  forment  un  volume  à  part,  qui  a  déjà  plus 
de  huit  éditions.  Ajoutons  que  les  maronites  ont 
adopté  les  ornements  et  les  hosties  de  l'Église  latine, 
et  nous  aurons  presque  tous  les  éléments  de  prove- 
nance occidentale. 

2.  Le  rituel.  —  Le  rituel  lui  aussi  a  été  profondé- 
ment latinisé.  Mais  les  changements  ne  s'introdui- 
sirent que  lentement  dans  la  pratique. 

Le  rituel,  en  effet,  fut  imprimé  beaucoup  plus  tard 
que  le  missel.  On  inséra  d'abord  des  modifications 
dans  les  nouvelles  copies  manuscrites;  on  chargea  les 
anciennes  de  ratures  et  d'additions.  Un  maronite, 
Joseph  El-Bàni,en  témoigne  dans  une  note  écrite  par 
lui,  en  1665,  sur  un  codex  conservé  au  fonds  syr.  du 
Vatican,  n°  48,  fol.  1;  et  Assérnani  l'atteste  à  son 
tour,  dans  Bibl.  Apost.  Val.  cod.  mss.,  catalogus,  t.  n, 
p.  307-308.  De  plus,  quelques  rituels  conservés  à  la 
Vaticane,  Vat.  syr.  300  et  313,  et  à  la  Bibliothèque 
nationale  de  Paris,  ms.  syr.  117,  en  font  également  la 
preuve.  D'autres  latinisateurs  recoururent  à  un  pro- 
cédé plus  radical.  Ils  traduisirent  du  latin  une  partie 
du  rituel  et  l'imposèrent  à  l'usage.  Ainsi,  nous  avons 
vu,  notamment,  les  rituels  du  baptême  et  de  l'ex- 
trême-onction,  imprimés  à  Rome  avec  l'office  férial 
abrégé,  en  1647.  On  se  trouvait  donc,  peut-on  dire,  en 
présence  d'une  sorte  d'anarchie  qui  envahissait  la 
discipline  liturgique.  Le  patriarche  Douaïhi  voulut  une 
reforme;  il  se  mit  à  étudier  les  vieux  mss.  afin  de  réta- 
blir le  rit  de  son  patriarcat.  Achevé  en  1694,  le  rituel 
réformé  fut  promulgué  par  une  lettre  patriarcale  qui 
lui  servait  de  préface.  Le  Saint-Siège  approuva 
l'œuvre  de  Douaïhi,  et  la  Propagande  proposa  de 
l'éditer  à  ses  frais.  Malheureusement,  le  projet  n'eut 
pas  de  suite.  Voir  les  documents  parmi  les  mss.  de  la 
Vaticane,  Vat.  syr.  310,  312,  et  Vat.  lat.,  n.  9552,  fol.  37 
sq.,  et  n.  7261,  fol.  109-114.  Les  tendances  latini- 
santes '  reprirent  bientôt  leur  cours,  d'autant  plus 
fortement  que  le  xvme  siècle  manifeste,  en  matière 
d'innovations  liturgiques,  une  particulière  fécondité. 
On  ne  se  contentait  plus  de  copier  le  rituel  romain;  on 
allait  puiser  dans  les  ouvrages  ascétiques  d'Occident 
de  nouvelles  pratiques,  et  on  leur  assignait  une  place 
dans  le  domaine  cultuel. 

En  1752  paraissait  à  Rome  un  nouveau  rituel  inti- 
tulé :  Sacerdotale  Ecclesise  Antiochenie  nationis  Maro- 
nitarum. Accentuant  toujours  davantage  le  mouve- 
ment de  latinisation,  il  reproduit  entre  autres  cérémo- 
nies et  bénédictions  empruntées  au  rituel  romain,  avec 
le  rit  du  baptême  et  de  l'extrême-onction,  celui  de  la 
communion  des  malades  et  de  l'administration  du 
sacrement  de  pénitence.  Par  réaction,  le  synode  de 
1755  permit  l'emploi  du  Sacerdotale  seulement  pour 
les  funérailles  et  prescrivit  au  clergé  de  se  conformer, 
pour  le  reste,  au  rituel  de  Douaïhi.  Can.  5.  Mais  le 
décret  synodal  ne  put  arrêter  le  courant,  déjà  trop 
fort.  En  effet,  le  Sacerdotale  était  presque  entre  toutes 
les  mains,  et  les  prêtres  en  suivaient  les  prescriptions. 
Le  rituel  s'encombra  même  de  nouvelles  dévotions  cul- 
tuelles dont  plusieurs  ont  pour  auteur  le  patriarche 
Joseph  Estéphan  (f  1793).  'Abboud,  Biographie  du  pa- 
triarche, p.  239,  240;  Debs,  op.  cit.,  t.  vin, p.  536-537. 
Une  réforme  s'imposait.  Un  autre  Joseph  Esté- 
phan, archevêque  de  Cyr  (1810-1823),  se  chargea  d'en 
élaborer  le  plan.  Par  malheur,  au  lieu  de  s'inspirer 
de  la  méthode  et  de  l'œuvre  de  Douaïhi,  il  enre- 
gistra purement  et  simplement  les  résultats  acquis 
et  soumit  son  travail  au  patriarche  El-Hélou.  Celui-ci 
n'eut  pas  le  temps  de  s'en  occuper;  il  mourut  en  1823. 
Son  successeur  envoya  le  projet  du  rituel  au  Saint- 
Siège,  en  1825,  pour  qu'il  l'approuvât  et  le  fît  impri- 
mer à  Rome.  Angelo  -Mai,  l'ayant  examiné  et  comparé 
avec  celui   de   Douaïhi,   réd:gea    un    rapport    défavo- 

X.  5 


131 


MARONITE    (ÉGLISE),     INSTITUTS     RELIGIEUX 


132 


rable;  il  fit  surtout  remarquer  que  le  nouveau  rituel 
n'était  pas  celui  de  l'Église  maronite.  La  Propagande 
le  retourna  alors  au  patriarche  et  y  joignit  les  réserves 
que  les  cardinaux  avaient  formulées  à  la  congrégation 
du  21  janvier  1833.  Sur  de,  nouvelles  instances  du 
patriarche  et  de  l'épiscopat,  le  rituel  d'Kstéphan  fut 
enfin  imprimé  à  la  typographie  de  la  Propagande  en 
1839-1810,  divisé  en  deux  volumes  dont  l'un  a  pour  titre, 
Rituale  alimque  pire  preeation.es  ad  usum  Ecclesiœ  Maro- 
nitiav  et  l'autre,  Ritus  administrandi  nonnulla  sacra- 
menta  ad  usum  Ecclesiie  Antiochenx  Maronitarum. 
Voir  les  documents  parmi  les  mss  de  la  Vaticane,  Vat. 
M.  9552,  fol.  39,  46,  175-177,  252-253,  259,  204,  266, 
268.  C'est  le  rituel  qui  est  actuellement  en  usage.  Le 
premier  volume  a  été  réédité  en  1909  et  le  second 
en   1897. 

3.  Le  pontifical.  —  Ce  livre  était  compris  dans  la 
réforme  de  Douaïhi.  A  son  tour,  il  fut  ensuite  retouché 
et  modifié,  mais  sans  trop  subir  l'influence  latine. 

Dans  l'ensemble,  il  reste  conforme  au  cadre  tradi- 
tionnel des  usages  du  patriarcat  d'Antioche.  Il  existe 
pourtant  un  rit  d'importation  romaine,  qui  figure 
parmi  les  fonctions  épiscopales,  celui  de  la  confir- 
mation. A  la  suite  des  ordres  réitérés  de  Rome,  l'ad- 
ministration de  ce  sacrement  a  été  réservée  à  l'évêque. 
Elle  avait  jadis  fait  partie,  comme  c'est  encore  la 
règle  dans  les  autres  églises  orientales,  de  l'initiation 
chrétienne  :  le  prêtre  confirmait  lui-même  le  nouveau 
baptisé.  L'attribution  exclusive  de  ce  pouvoir  à 
l'évêque  a  été  effectivement  établie  au  cours  du 
xvm6  siècle,  notamment  après  le  synode  du  Liban, 
tenu  en  1736.  Voir  une  lettre  d'Abraham  Ecchellensis 
de  1654,  dans  Antiquitates  Ecclesiœ  orientalis,  Londres, 
1682,  p.  468;  J.-A.  Assémani,  Codex  liturg.,  t.  il, 
p.  350,  n.  2  et  t.  m,  p.  187-188.  Ce  changement  de 
discipline  exigeait  qu'un  rit  spécial  fût  assigné  à  la 
confirmation  et  rattaché  au  pontifical.  On  adopta 
celui  de  l'Église  latine;  mais  il  figure  tantôt  seul,  tantôt 
encadré  de  prières  et  d'hymnes  plus  ou  moins  longues. 

Anciennement,  le  saint  chrême  (miïroun  =  u,ûpov) 
était,  suivant  la  discipline  de  l'Orient,  composé 
d'huile  et  de  baume  mélangés  avec  d'autres  parfums. 
Voir  l'énumération  de  ces  substances  dans  une  lettre 
du  patriarche  à  Léon  X,  Labbe,  Conc.il.,  t.  xiv, 
col.  348,  349.  Pour  se  conformer  aux  ordres  du  Saint- 
Siège,  les  maronites  étendirent  encore  à  cette  matière 
la  pratique  romaine  :  le  chrême  n'est  plus  qu'un 
mélange  d'huile  et  de  baume.  Ils  avaient  déjà,  depuis 
plusieurs  années,  adopté  cet  usage  lorsque  le  synode 
du  Liban  fut  réuni  en  1736.  Synode,  II,  m,  3. 

4.  L'office  divin.  —  La  récitation  privée  de  l'office 
n'est  pas  de  règle  traditionnelle  dans  la  discipline  de 
l'Orient;  le  principe  est  que  l'office  doit  être  célébré 
au  chœur.  Cependant,  l'obligation  du  bréviaire  au 
sens  occidental  s'est  peu  à  peu  introduite  dans  les 
églises  catholiques. 

Son  application  chez  les  maronites  doit  dater  de 
loin,  car,  dans  les  vieux  pontificaux,  l'exhortation 
de  l'évêque  rappelle  au  nouveau  diacre  le  devoir 
d'être  assidu  à  l'office  le  matin,  le  soir  et  à  minuit,  et 
de  réciter  en  son  particulier  les  autres  prières.  C'est 
qu'en  effet,  jadis,  clercs  et  fidèles  allaient  chanter  à 
l'église  l'office  de  l'aurore,  des  vêpres  et  de  la  nuit. 
Synode  du  Liban,  II,  xiv,  34.  Au  rapport  de  Dandini 
qui  était  au  Liban  en  1596,  les  maronites  avaient,  à 
cette  époque,  l'habitude  de  chanter  également  les 
autres  parties  de  l'office.  L'accomplissement  de  ce 
devoir  s'était  tellement  ancré  dansleurs  mœurs,  qu'ils 
s'étonnaient  grandement  de  ne  pas  voir  le  délégué 
apostolique  les  suivre  à  l'église  à  toutes  les  heures  de 
la  prière.  Dandini,  op.  cit.,  p.  82-83.  C'était  encore  la 
règle  générale  lorsque  Richard  Simon  publiait,  en 
1675,   la   traduction   française  du    Voyage   du    Mont- 


Liban  du  P.  Dandini.  Voir  ses  Remarques,  ibid.,p.  363. 

Cependant,  avant  cette  date,  la  récitation  privée  de 
l'office  avait  commencé  à  entrer  dans  la  pratique.  Il 
existait  déjà  en  effet,  une  édition  abrégée  de  l'office 
férial,  faite  à  Rome,  le  bréviaire,  et,  en  1633,  le  patriar- 
che en  demandait  au  pape  200  exemplaires.  Anaïssi, 
Colleclio,  p.  111  ;  cf.  Dandini.  ibid.  Quoi  qu'il  en  soit, 
le  synode  du  Liban,  de  l'année  1736,  en  imposant  aux 
clercs  majeurs  l'obligation  du  bréviaire,  leur  laisse  la 
liberté  de  choisir  entre  l'office  choral  et  la  récitation 
privée.  II,  xiv,  34.  Aujourd'hui,  ils  s'en  acquittent 
généralement,  comme  en  Occident,  chacun  en  son 
particulier,  mais  ils  peuvent  toujours  se  servir  du 
bréviaire  férial. 

Les  syriens  réglementent  l'office  de  deux  manières. 
Les  syriens  orientaux  ont  introduit  une  certaine 
variété  dans  la  disposition  de  ses  parties;  ils  font 
exécuter,  outre  les  psaumes  quotidiens,  des  psaumes 
assignés  à  chaque  jour.  Les  syriens  occidentaux  n'ont 
que  peu  de  psaumes;  en  revanche,  ils  multiplient  les 
homélies,  les  hymnes,  les  cantiques  et  les  oraisons. 
Le  plus  célèbre  hymnographe  de  l'antiquité,  dont  les 
écrits  ont  enrichi  les  offices,  est  saint  Éphrem.  Les 
maronites  suivent  ce   dernier  système. 

Les  prières  canoniales  sont  au  nombre  de  sept  :  1.  la 
prière  du  soir  (vêpres);  2.  l'apodypne  (<xTi68snzv'sj 
=  complies);  3.  l'office  de  la  nuit;  4.  l'office  de  l'au- 
rore; 5.  tierce;  6.  sexte;  7.  none.  — ■  Lorsque  l'office 
est  célébré  à  l'église,  on  le  chante  à  deux  chœurs  et 
on  y  ajoute  la  lecture  du  synaxaire  et  des  leçons 
scripturaires  tirées  de  l'Ancien  et  du  Nouveau  Testa- 
ment. 

La  latinisation,  on  a  pu  le  remarquer,  affecte  parti- 
culièrement le  rituel.  C'est  incontestablement  une 
chose  regrettable.  Mais,  pour  en  juger  les  auteurs, 
il  convient  de  tenir  compte  du  milieu  dans  lequel 
l'œuvre  fut  accomplie.  Tous  s'inspiraient  d'une  noble 
préoccupation,  que  souvent  les  circonstances  leur 
imposaient  :  mettre  hors  de  doute  l'attachement  des 
maronites  au  Saint-Siège.  D'autre  part,  la  mentalité 
qui  dominait  en  Occident  attribuait  au  rit  latin  une 
prééminence  spéciale  sur  le  rit  oriental.  Voir  la  constit. 
Etsi  pastoralis  de  Renoît  XIV,  26 mai  1752,  §2,  n.  13. 
Une  autre  communauté  catholique  qui  se  fût  trouvée 
à  la  place  des  maronites  n'eût  pas  échappé  à  l'in- 
fluence occidentale.  Au  reste,  malgré  ces  modifica- 
tions, le  rit  maronite  conserve  encore  dans  son  ensem- 
ble le  cadre  et  les  caractères  essentiels  de  la  liturgie 
d'Antioche. 

III.  La  vie  religieuse.  —  1°  Instituts  d'hommes.  - 
1.  Instituts  à  vœux  solennels.  ■ — ■  A  la  suite  de  la  con- 
quête de  la  Syrie  par  les  Arabes,  les  moines  maro- 
nites, en  butte  aux  vexations  des  envahisseurs  et  de 
leurs  ennemis  religieux,  affluèrent  au  Liban  pour  y 
chercher  refuge.  Transplanté  sur  une  terre  particulière 
ment  favorable  au  recueillement  et  à  la  méditation,  le 
monachisme  se  mit  à  refleurir  avec  une  vigueur  nou- 
velle. Il  établit  son  centre  au  milieu  des  gorges  aus- 
tères de  la  Vallée-Sainte,  la  Qadîcha,  qui  s'ouvre  au 
pied  des  cèdres  pour  aller  finir  à  Tripoli,  dans  la 
Méditerranée.  Rientôt,  les  couvents  pullulèrent  sur 
les  collines;  les  ermites  peuplèrent  les  flancs  des  mon- 
tagnes, perchés  sur  les  rocs  surplombants  ou  blottis 
dans  les  cavernes.  On  ne  visite  pas,  aujourd'hui,  sans 
une  émotion  profonde,  ces  grottes  silencieuses  où 
s'abritèrent  tant  de  moines,  d'évêques  et  de  patriar- 
ches. Voir  de  la  Roque,  Voyage  de  Syrie  et  du  Mont- 
Liban,  t.  i,  Paris,  1722,  p.  57-59.  La  réputation  de 
ces  moines  dépassa  les  frontières  de  la  Syrie  et  attira 
auprès  d'eux,  même  de  la  terre  de  France,  des  hommes 
remarquables,  tel  ce  gentilhomme  de  Provence,  Fran- 
çois de  Chasteuil  (t  1644),  désireux  de  vivre  de  leur 
régime  et  sous  leur  conduite.  Vop-  la  vie  de  François 


133 


MARONITE    (EGLISE),    INSTITUTS     RELIGIEUX 


134 


de  Chasteuil  dans  de  la  Roque,  op.  cit.,  t.  n,  p.  153- 
262;  Douaïhi,  Annales,  an.  1008,  fol.  115  r°. 

Les  moines  se  divisèrent  en  deux  catégories  :  les 
solitaires  et  les  cénobites.  L'ascétisme  était  rude  chez 
tous  mais  particulièrement  impitoyable  chez  les 
ermites.  Ils  se  provoquaient,  avec  une  sorte  de  sainte 
émulation,  à  qui  materait  le  mieux  son  corps.  <>  Esquis- 
sons une  de  ces  existences  (d'après  Douaïhi,  Annal., 
an.  15-12,  154-1,  et  des  manuscrits  de  Qozhaïya).  En 
l'année  15-12,  mourut  saintement,  muni  de  la  bénédic- 
tion du  patriarche  Moussa  et  de  Koriakos,  évèque 
d'Ehden,  le  pieux  ermite  Younan-el-Matriti.  Pen- 
dant cinquante  ans,  il  avait  vécu  dans  l'ermitage  de 
Saint-Michel.  D'une  pureté  de  cœur  parfaite,  il  célé- 
brait la  messe  chaque  matin;  quatre  ans  avant  sa 
mort,  il  ne  mangeait  qu'une  fois  tous  les  deux  jours, 
et,  pendant  le  carême,  le  samedi  et  le  dimanche  seu- 
lement. Ses  jeûnes  se  prolongeaient  encore  de  la 
Pentecôte  à  Noël,  de  l'Epiphanie  à  Pâques.  Il  ne 
buvait  que  le  samedi  et  faisait  des  prostrations  jus- 
qu'à se  mettre  tout  en  sueur;  pendant  la  semaine 
sainte,  il  en  faisait  24  000,  et  n'était  surpassé  en  cela 
que  par  son  disciple  Hanna-el-Lahfedî  qui,  plus  vi- 
goureux, allait  jusqu'à  26  000...  ».  J.  Goudard,  S.  J., 
op.  cit.,  p.  297. 

Jusqu'au  début  du  xvne  siècle,  le  monachisme 
garda  la  préférence  à  la  région  de  la  Vallée-Sainte. 
A  partir  de  cette  époque,  grâce  au  prestige  de  la 
noblesse  maronite,  notamment  de  la  famille  El- 
Khazen.il  commença  à  élargir  son  territoire,  surtout 
du  côté  du  district  de  Kasrawân,  qui  devenait  de  plus 
en  plus  le  centre  chrétien  de  la  Montagne.  (Sous  la 
dénomination  de  Kasrawân,  on  comprenait  alors  un 
espace  plus  étendu  que  celui  d'aujourd'hui.)  «  Une 
nuit,  en  1654,  trois  jésuites,  jetés  à  la  côte  par  un 
naufrage  et  pris  pour  des  corsaires,  sont  menés  au 
célèbre  Abou-Naufel  (El-Khazen),  qui  aussitôt  les 
établit  dans  ses  domaines  d'Antoura  (du  Kasrawân.) 
Les  Pères  sont  ravis  d'y  trouver  comme  une  oasis 
du  catholicisme  :  Dans  cette  région,  écrit  l'un  d'eux 
(le  P.  Besson,  Syrie  et  Terre  sainte,  p.  101,  etc.)...  la 
simplicité  des  premiers  siècles  y  fleurit...  Le  naturel 
des  habitants  est  bon,  d'humeur  fort  douce.  Ils  ne 
rebutent  personne,  et,  ne  pouvant  donner  ce  qu'on 
désire,  du  moins  ils  donnent  de  bonnes  paroles.  Le 
blasphème  est  un  monstre  rare;  on  n'y  parle  point  de 
vol;  s'ils  sont  malades  ou  éprouvés,  ils  disent  que  cela 
vient  de  Dieu.  Ils  sont  forts  en  jeûnes  et  abstinences; 
les  femmes  y  sont  bien  retirées...  Un  sermon  peut 
durer  dix  heures,  et  plus  l'entretien  est  long,  plus 
l'attention  redouble.  Les  vieillards  se  font  un  bonheur 
de  réciter  le  catéchisme  en  public;  ils  se  montrent 
friands  de  chapelets,  médailles  ou  images  et  sem- 
blables petits  présents.  »  Joseph  Goudard,  S.  J.,  op. 
cit.,  p.  174.  Un  autre  témoin  qualifie  le  Kasrawân  de 
terre  d'asile  pour  les  catholiques  :  «  Aussi,  dit-il,  y 
voit-on  beaucoup  de  couvents  de  religieux  et  reli- 
gieuses. »  Granger  (1735),  Arch.  du  ministère  des 
A/Taires  étrang.,  322,  n.  27,  cité  par  le  P.  Goudard, 
op.  cit.,  p.  173;  Debs,  op.  cit.,  t.  vu,  p.  350-354  et 
t.  vin,  p.  591-599  et  780-787;  Chebli,  Biographie  du 
patriarche  Douaïhi,  p.  177-181. 

Les  monastères  avaient  formé  chacun,  jusqu'à 
la  fin  du  xvn«  siècle,  un  tout  complet  et  autonome. 
Point  de  constitutions  écrites,  mais  une  discipline 
fondée  sur  une  sorte  de  droit  coutumier.  Les  moines 
ne  prononçaient  pas  de  vœux  explicites,  comme  ils  le 
font  actuellement;  ils  observaient  la  vieille  règle  de  la 
profession  tacite  qui  consistait  dans  le  port  de  l'habit, 
ou  l'entrée  en  religion  selon  un  rit  déterminé  ou  l'usage 
en  vigueur.  Cf.  Dandjni  (qui  visita  les  maronites  au 
nom  du  Saint-Siège,  en  1590)  op.  cit.,  p.  75-76; 
Relazione  dell'ablegazione  (en  1730)  de  ./.-.S.  Assémani, 


p.  29-30;  une  relation  en  arabe  de  l'archevêque 
'Abdallah  Qaraali,  dans  Chartoûnî,  Chronologie  des 
patriarches  maronites,  p.  192-193;  Hélyot,  Diction- 
naire des  ordres  religieux,  t.  u,  dans  l'Encyclopédie 
théologique  de  Aligne,   t.   xxi,   Paris,   1848,  col.  894. 

Le  patriarche  Douaïhi,  on  se  le  rappelle,  avait  à 
cœur  d'introduire  da'ns  les  couvents  le  système  des 
ordres  d'Occident.  Il  en  avait  vu  les  avantages  quand 
il  était  à  Rome,  et  la  puissance  qui  résultait  de  l'union 
des  monastères  sous  le  gouvernement  d'un  chef 
unique  l'avait  frappé.  La  Providence  lui  envoya,  pour 
réaliser  son  désir,  trois  maronites  d'Alep  :  Gabriel 
Hawa  (plus  tard  archevêque  de  Chypre);  'Abdallah 
Qaraali  (depuis  archevêque  de  Beyrouth);  et  Joseph 
El-Batn.  Ils  entreprirent,  sous  son  patronage,  l'œuvre 
de  la  réforme.  Ils  lui  soumirent  d'abord  leur  projet, 
puis  reçurent  de  ses  mains  l'habit  monastique,  le 
10  novembre  1695,  mais  seulement  ad  experimentum, 
sans  se  lier  encore  par  les  vœux  de  religion.  Cepen- 
dant, quelque  temps  après,  ils  émirent,  la  même 
année,  le  vœu  de  pauvreté.  Tout  en  élaborant  les 
constitutions,  ils  ne  manquèrent  pas  d'en  faire  eux- 
mêmes  l'expérience  immédiate.  En  1698,  quand  ils 
eurent  achevé  la  rédaction  des  statuts,  leur  institu- 
tion comptait  déjà  plusieurs  recrues  nouvelles.  Ils 
s'appelèrent  d'abord  moines  alépins,  du  nom  de  la 
ville  des  fondateurs,  puis,  en  1706,  moines  libanais  de 
Saint-Antoine,  en  souvenir  du  pays  où  l'ordre  se 
fonda.  Avant  d'être  définitivement  érigée,  cette 
famille  monastique  eut  à  subir  l'épreuve  d'une  grave 
dissension  entre  ses  fondateurs  eux-mêmes.  Ga- 
briel Hawa  se  sépara  de  ses  frères  pour  établir  une 
autre  communauté;  il  échoua  dans  sa  tentative  et 
alla  se  fixer  à  Rome.  Son  départ  rétablit  la  paix. 
Qaraali  élu  au  poste  de  supérieur  général,  se  donna 
la  tâche  de  faire  approuver  les  constitutions.  Il  les 
soumit  .au  patriarche  Douaïhi.  Après  un  mûr  examen, 
celui-ci  leur  conféra  la  reconnaissance  canonique,  le 
18  juin  1700.  On  peut  voir  l'original  du  document 
d'approbation  au  couvent  de  N.-D.  de  Loaïsah.  Alors 
seulement  les  moines  de  la  nouvelle  réforme  pronon- 
cèrent simultanément  les  trois  vœux  de  pauvreté, 
de  chasteté  et  d'obéissance.  P.  Chebli,  Biographie  du 
patriarche  Douaïhi,  p.  176-194;  Rachid  Chartoûnî, 
Histoire  de  la  nation  maronite,  p.  266-268. 

Plus  tard,  on  ajouta  aux  constitutions  trois  nou- 
veaux chapitres,  et  les  moines  s'astreignirent  à  un 
quatrième  vœu,  celui  d'humilité.  Le  patriarche  Jac- 
ques 'Aouad  approuva  de  nouveau  les  statuts  avec 
ces  additions,  le  23  novembre  1725.  Nous  avons  vu 
l'original  de  son  décret  aux  archives  de  l'hospice 
maronite  de  Rome.  Cf.  Chartoûnî,  op.  cit.,  p.  208. 

Entre  temps,  l'institut  traversa  de  pénibles  vicis- 
situdes; ses  ennemis  le  dénoncèrent  même  à  Rome 
comme  illégal,  et  la  Congrégation  de  la  Propagande 
le  condamna.  Voir  la  relation  de  Qaraali,  lue.  cil., 
p.  182-195.  Aussi,  pour  lui  donner  plus  de  garantie,  le 
chapitre  général  crut-il  nécessaire  de  le  faire  ériger 
en  institut  de  droit  pontifical.  Le  constitutions,  revues 
et  considérablement  augmentées,  furent  donc  sou- 
mises au  pape  qui  les  approuva  par  le  bref  Aposto- 
latus  of/icium  du  31  mars  1732.  Texte  du  bref  dans 
Régula;  et  consliluliones  monachorum  syrorum  maroni- 
tarum  ordinis  S.  Anlonii  Abbatis  congregationis  Montis 
Libani,  Rome,  1735,  p.  xi,  137.  Voir  aussi  Jus  ponti- 
ftcium,  t.  n,  p.  428-431;  les  constitutions  sont  repro- 
duites, ibid.,  t.  v,  p.  381-436.  Le  synode  du  Liban 
imposa  de  nouveau  aux  communautés  religieuses 
l'observance  de  cette  règle,  IV,  h,  21.  lin  1737  et  1740, 
l'abbé  général  et  ses  quatre  assistants,  réunis  en 
conseil,  expliquèrent  officiellement  certains  articles 
des  constitutions  el  soumirent  leurs  délibérations  au 
souverain    pontife.    Benoît     XIV    les     ratifia    par    les 


1  .(.- 


MARONITE     (ÉGLISE).    INSTITUTS     RELIGIEUX 


136 


lettres  Semper   probavimus  du  5  octobre   1712.  Jus 
pontifie,  t.  vu,  p.  153-157. 

Sur  le  modèle  de  la  congrégation  du  Mont-Liban, 
l'archevêque  Gabriel  de  Blauza  (plus  tard  patriarche), 
fonda  une  autre  communauté,  celle  de  Saint-Isaïe.  Les 
moines  de  ce  nouvel  Institut  rivalisèrent  de  piété  et 
d'abnégation  avec  leurs  frères  aînés.  Aussi  virent-il, 
leur  règle  approuvée,  en  1703,  par  Douaïhi,  puis 
par  ses  successeurs  Gabriel  de  Blauza,  Jacques 'Aouad 
et  Joseph  Dergham  El-Khazen.  Chebli,  Biographie 
du  patriarche  Douaïhi,  p.  195-196;  Debs,  op.  cit.,  t.vm, 
p.  593-594.  Le  17  janvier  1740,  elle  reçut  la  confir- 
mation du  Saint-Siège.  Bref  Misericordiarum,  17  jan- 
vier 1740.  Jus  pontifie,  t.  n,  p.  516,  517.  Cependant, 
celle  règle  ne  diffère  presque  pas  de  celle  de  la  congré- 
gation  du   Mont-Liban. 

Ainsi,  à  côté  des  monastères  autonomes,  l'Église 
maronite  comptait  dès  lors  deux  ordres  à  maisons  mul- 
tiples, unies  sous  la  crosse  de  deux  supérieurs  géné- 
raux. Cf.  le  bref  Apostolatus  officium  du  31  mars  1732. 

La  Congrégation  du  Mont-Liban  trouva  dans  sa 
diffusion  rapide  et  la  prospérité  trop  hâtive  de  ses 
couvents  un  principe  de  désagrégation.  Devenus  très 
nombreux  avant  de  posséder  une  tradition  suffisam- 
ment longue,  les  moines  se  partagèrent  en  deux 
camps  :  d'un  côté  ceux  d'Alep,  de  l'autre  ceux  du 
Liban.  Le  conflit  s'envenima  tellement  qu'une  divi- 
sion complète  s'opéra  entre  Alépins  et  Montagnards 
(Libanais),  suivie  de  l'élection  de  nouveaux  supé- 
rieurs pour  chacune  des  deux  branches.  Benoît  XIV 
d'abord,  puis  Clément  XIII,  réprouvèrent  cette  divi- 
sion. Mais  ni  les  instances  pontificales,  ni  les  efforts 
du  patriarche  ne  purent  mettre  un  terme  à  ces  agita 
tions.  Voir  les  lettres  Suprcmum  du  17  mai  1757; 
Quanta  quidem,  même  date;  Quœcumque  a  te,  11  avril 
1759;  Laudamus,  15  novembre  1760,  dans  Jus  ponti- 
fie, t.  m,  p.  686-689;  t.  iv,  p.  27-28;  Anaïssi,  Bull., 
p.  375-383.  Les  tristes  événements  qui  troublaient 
l'Église  maronite  à  cette  époque  contribuèrent,  sans 
aucun  doute,  à  l'entretien  de  cette  animosité  fami- 
liale. Bref,  le  rétablissement  de  l'état  primitif  s'avé- 
rait impossible;  il  fallut  bien,  pro  bono  pacis,  que  l'au- 
torité sanctionnât  le  fait  acquis.  Le  bref  Ex  injuncto 
nobis  du  19  juillet  1770  approuva  la  division  faite 
entre  Alépins  et  Montagnards  des  biens  et  des  monas- 
tères de  la  congrégation.  Jus  pontifie.,  t.  iv,  p.  164- 
167. 

Désormais,  ce  n'était  donc  plus  deux  ordres  reli- 
gieux que  les  maronites  possédaient,  mais  bien  trois, 
parfaitement  distincts  entre  eux  et  légitimement 
établis  :  l'ordre  des  moines  Libanais  ou  Baladites 
(  =  indigènes),  l'ordre  des  Alépins  et  celui  de  Saint- 
Isaïe,  dit  Antonin.  Ces  trois  congrégations  se  répan- 
dirent assez  vite, soit  par  la  fondation  de  nouvelles 
maisons,  soit  en  s'agrégeant  des  couvents  de  l'an- 
cienne observance.  Les  monastères  autonomes  se 
vidèrent  peu  à  peu.  Et,  avec  le  temps,  ils  finirent  par 
s'éteindre.  En  tout,  ils  ne  possèdent  plus,  aujourd'hui, 
que  deux  ou  trois  moines, 

A  la  différence  du  monachisme  antique,  les  trois 
ordres  :  Baladite,  Alépin  et  Antonin  forment  chacun 
une  société  hiérarchisée  avec  provinces  et  maisons 
multiples,  sous  la  direction  d'un  chef  unique.  Le  cha- 
pitre doit  se  réunir  tous  les  trois  ans  pour  l'élection 
de  l'abbé  général  et  de  ses  quatre  assistants.  Puis,  ces 
derniers  s'assemblent  à  leur  tour,  pour  désigner  les 
supérieurs  provinciaux  et  locaux.  Le  but  de  cette 
nouvelle  forme  de  monachisme  est  plutôt  l'ascèse 
personnelle,  et  les  monastères  sont  organisés  surtout 
en  vue  de  la  contemplation.  Cependant,-  les  constitu- 
tions n'excluent  pas  absolument  la  vie  active;  elles 
la  prescrivent  même  dans  certaines  circonstances  : 
Curam  animarum  nemo  ex  noslris   suscipiat,  neque  in 


iis,  quœ  parochorum,  aut  episcoporum  juris  sunt,  se 
immisceat.  Si  quando  autem  ab  episcopo,  aut  Iiemo 
Domino  Palriarca  jussus  juerit  Abbas  monasterii,  ut 
ipse,  vel  aliquis  monachorum  in  monasterio,  aut  in 
vicinis  sive  remotis  locis  populum  doceat,  vel  confes- 
siones  audiat,  aut  alia  quœcunque  sacramenta  adminis- 
tret,  ab  eo  jacullatem  in  scriplis  habere  curel.  Part.  II, 
c.  v,  n.  3.  De  son  côté,  le  Synode  du  Liban  règle  les 
formes  de  la  participation  des  moines  aux  fonctions 
pastorales  de  la  façon  suivante  :  Nul  monastère 
n'aura  charge  d'âmes,  mais  l'évêque, en  cas  de  besoin, 
pourra  confier,  à  défaut  de  prêtres  séculiers,  une 
paroisse  à  un  moine  prêtre,  soit  temporairement  soit 
même  à  vie,  utiliser  les  moines  pour  les  missions 
diocésaines,  leur  confier  les  écoles,  dans  les  villages 
de  façon  perpétuelle,  dans  les  villes  de  façon  tem- 
poraire... Mais  les  moines  continueront  à  tenir  école 
ouverte  dans  leurs  couvents  pour  y  instruire  la  jeu- 
nesse. IV,  n,  7  et  vi,  5. 

Conformément  à  ces  prescriptions  et  à  ces  conseils, 
les  moines,  sans  perdre  de  vue  la  sanctification  per- 
sonnelle, qui  demeure  leur  principale  raison  d'être, 
prêtent  leurs  concours  aux  œuvres  d'apostolat  :  ils 
confessent,  prêchent,  à  l'occasion  dirigent  une  paroisse, 
et  s'adonnent  à  l'enseignement,  tant  primaire  que 
secondaire.  Aussi,  dans  les  monastères,  cherche-t-on 
de  plus  en  plus  à  promouvoir,  avec  l'éducation  reli- 
gieuse, la  culture  intellectuelle. 

Sans  parler  des  novices,  les  moines  se  partagent 
actuellement  en  trois  catégories  :  les  frères  lais,  les 
prêtres  et  les  solitaires.  Ces  derniers  deviennent  rares. 
On  en  rencontre  encore  quelques-uns,  qui  continuent 
les  traditions  érémitiques.  D'après  les  constitutions,  il 
est  permis  aux  profès,  après  cinq  ans  de  profession  et 
avec  la  permission  de  l'abbé,  de  se  retirer  soit  tempo- 
rairement, soit  perpétuellement  dans  une  cellule 
séparée  de  la  communauté  pour  s'y  livrer  à  la  prière 
et  aux  exercices  spirituels.  Cette  cellule  aura  sa  clô- 
ture propre.  Le  solitaire,  s'il  est  valide,  doit  aussi 
cultiver  le  champ  qui  serait  adjoint  à  l'ermitage  ou 
faire  d'autres  travaux  manuels  utiles.  Conslitut., 
II,  xiii,  1.  Cf.  le  synode  du  Liban,  IV,  n,  21,  §  20.  On 
trouvera  dans  le  P.  Goudard,  op.  cit.,  p.  263-264,  la 
description  édifiante  et  très  pittoresque  de  la  vie  de 
deux  ermites  contemporains  que  nous  avons  visités 
nous-même  à  Maïphouq  (Meïfouk). 

Le  bien  qui  résulta  de  la  réforme  monastique  chez 
les  maronites  ne  resta  pas  confiné  dans  leurs  monas- 
tères ni  dans  les  éparchies  du  patriarcat.  Il  se  répandit 
dans  d'autres  églises  de  rit  oriental.  La  congrégation 
religieuse  arménienne  érigée  à  Koraïm  (Liban)  en 
1718,  adopta  les  constitutions  des  moines  maronites, 
deux  de  ses  fondateurs  ayant  étudié  et  pratiqué  sous 
la  conduite  de  ces  derniers  la  vie  religieuse.  Cf.  le 
patriarche  Mas'ad,  op.  cit.,  p.  189;  Debs,  op.  cit., 
t.  vin,  p.  599;  Ghabriel,  ibid.,  t.  n  a,  p.  713-714.  Il  en 
est  de  même  des  basiliens  melkites.  Voir  le  P.  Gabriel 
Naba',  La  juridiction  sur  les  congrégations  basiliennes 
melkites,  dans  la  revue  Stoudion,  1925,  t.  n,  p.  16.  A 
leur  tour,  les  moines  chaldéens  de  Saint-Hormisdas 
empruntèrent  leur  règle  aux  ordres  maronites.  Leur 
fondateur,  Gabriel  Derhbou,  vint  au  Liban,  dans  les 
premières  années  du  xixc  siècle,  s'initier  à  la  vie  mo- 
nastique sous  la  direction  des  moines  du  pays.  Voir 
Clément  Joseph  David,  archevêque  Syrien  de  Damas, 
op.  cit.,  p.  330,  n.  1;  et,  lorsque  le  Saint-Siège,  en 
1845,  approuva  l'ordre  chaldéen,  ce  sont  les  consti- 
tutions des  maronites  qu'il  leur  donna,  en  les  adap- 
tant à  leurs  besoins.  Le  bref  Monachorum  institula  de 
Grégoire  XVI,  26  sept.  1845,  et  l'instruction  de  la 
Propagande  du  8  décembre  de  la  même  année,  dans 
Jus  pontifie,  t.  v,  p.  356,  357  et  381-383  en  note. 

2.  Instituts  à  vœux  simples.  —  Le  patriarche  Ho- 


I 


MARONITE      ÉGLISE),     INSTITUTS     RELIGIEUX 


L38 


balch,  nous  l'avons  dit  plus  haut,  avait  fondé  une 
société  de  missionnaires.  Elle  ne  vécut  pas  longtemps, 
mais  le  souvenir  en  resta,  et  le  sentiment  de  son 
utilité. 

En  1865,  le  P.  Jean  Habib  (plus  tard  archevêque 
de  Nazareth)  reprit  l'œuvre  de  Hobaich  et  créa,  au 
coin  eut  de  Koraïm,  acheté  aux  arméniens,  la  Congré- 
gation de  la  mission  libanaise  maronite.  Les  statuts 
de  cette  congrégation,  analogues,  sur  bien  des  points, 
à  ceux  des  pères  rédemptoristes,  furent  continués  par 
te  patriarche  Mas'ad.  La  jeune  mission  progressa  rapi- 
dement; et  lorsque  son  fondateur  mourut,  en  1894,  elle 
était  déjà  florissante.  Elle  a  pour  but  principal  la 
prédication,  notamment  sous  forme  de  retraites.  Tou- 
tefois, les  Pères  de  Koraïm  ne  négligent  pas  les  autres 
aspects  du  ministère  des  âmes.  A  Djounieh,  centre 
important  du  Kasrawàn,  leur  résidence  possède  une 
chapelle  ouverte  au  public,  et  ils  y  exercent  très  uti- 
lement les  fonctions  sacerdotales.  A  Beyrouth,  ils 
dirigent  le  grand  établissement  scolaire  maronite,  le 
collège  de  la  Sagesse.  L'archevêque  actuel  de  cette 
ville,  Mgr  Mobarak,  leur  a  confié,  en  outre,  les  sémi- 
naristes du  diocèse.  A  Buenos-Ayres  (Argentine)  où 
se  trouve  une  colonie  maronite  assez  considérable, 
ils  s'occupent  du  ministère  pastoral,  tiennent  un  col- 
lège, dirigent  une  imprimerie  et  publient  un  journal 
en  langue  arabe,  le  Missionnaire.  Partout,  la  confiante 
estime  de  leurs  compatriotes  les  entoure.  La  réputa- 
tion de  leurs  oeuvres  a  suggéré  à  Mgr  Germanos 
Mo'aqqad,  métropolite  titulaire  melkite  de  Laodicée, 
l'idée  de  fonder,  sur  leur  modèle,  la  Société  des  mis- 
sionnaires de  Saint-Paul.  Avant  de  mettre  son  projet 
à  exécution,  en  1903,  il  vint  étudier  de  près  l'orga- 
nisation de  Koraïm.  Les  deux  Instituts  rivalisent 
d'ardeur  pour  le  service  de  la  cause  catholique. 

2°  Instituts  de  femmes.  —  A  l'imitation  des  moines, 
les  moniales  avaient  pratiqué  à  la  fois  les  deux 
régimes  solitaire  et  cénobitique  :  c'est-à-dire,  comme 
l'explique  Ét.-Év.  Assémani,  qu'après  un  certain 
temps  de  vie  religieuse,  on  donnait  aux  professes  q  : 
le  demandaient  une  cellule  située  près  du  monastère  où 
elles  restaient  recluses  jusqu'à  la  mort.  Ét.-Év.  Assé- 
mani, Bibl.  medicese  catal.,  p.  26.  Et  cet  auteur  ren- 
voie à  une  note  écrite  par  le  patriarche  Jérémie, 
enregistrant  la  mort  d'une  moniale  recluse,  arrivée  le 
fi  novembre  1511  des  Grecs  =  1199  de  J.-C.  (Cette 
note  est  sur  un  évangéliaire  conservé  à  la  Laurentienne 
de  Florence;  elle  est  reproduite  par  Ét.-Év.  Assé- 
mani, ibid.,  p.  xxxiii,  texte  syriaque,  et  p.  26,  trad. 
lat.)  Le  P.  Eugène  Boger,  récollet,  qui  visita  le  Liban 
dans  la  première  moitié  du  xviie  siècle,  rencontra, 
auprès  d'un  vieux  religieux,  une  moniale  qui  avait 
mené  auparavant  la  vie  solitaire.  Op.  cit.,  édit.  de  1646, 
p.  429.  Cf.  aussi  Hélyot,  ibid.,  col.  893.  On  en  trouvait 
encore  quelques-unes  au  début  du  xvme  siècle.  Hélyot, 
loi:  cit.,  col.  894.  Mais  bientôt,  ce  régime  disparut;  et 
lorsque  Ét.-Év.  Assémani  rédigeait  le  catalogue  de  la 
Laurentienne,  publié  en  1742,  les  religieuses  prati- 
quant la  vie  solitaire  n'existaient  plus.  Ibid.,  p.  26. 

Actuellement,  toutes  les  religieuses  mènent  l'exis- 
tence de  la  vie  de  communauté.  Elles  se  répartissent 
en  trois  groupes  : 

1.  Les  moniales  de  l'ancienne  observance. —  Quelques- 
unes  se  rattachent  à  un  ordre  de  moines,  les  autres 
dépendent  uniquement  de  l'Ordinaire  du  lieu.  Jadis 
aucun  couvent  ne  possédait  de  constitutions  écrites; 
les  religieuses  vivaient  suivant  un  ensemble  de  tra- 
ditions et  de  coutumes  plusieurs  fois  séculaires.  Quand 
furent  approuvées  les  constitutions  pour  les  moines, 
on  les  adapta  à  quelques  monastères  féminins.  Synode 
du  Liban,  IV,  m,  3.  Aux  autres,  J.-S.  Assémani,  à  la 
suite  du  synode  du  Mont-Liban,  proposa  d'imposer 
la  règle  écrite  par  'Abdallah  Qaraali  (f  1742;  pour  les 


religieuses  de  Saint-Jean-Baptiste  de  Harache.  Rela- 
zione  dell'ablegazione,  p.  29.  Le  concile  de  Loaïsah, 
en  1818,  se  rangea  à  cet  avis  et  Borne  approuva  sa 
décision  :  Servetur  a  monialibus  régula  iam  iradita 
ab  episcopo  Abdalla  Caralli  ('Abdallah  Qaraali)  Hirru- 
politano.  excepta  obligalione  surgendi  média  nocte  ad 
orandum,  a  qua  moniales  dispensantur.  Décret  de  la 
Propagande,  15  mars  1819,  dans  Jus  pontifie,  t.  iv, 
p.  579! 

Les  moniales  de  l'ancienne  observance  sont  cloî- 
trées; tous  les  jours  elles  chantent  le  grand  office  et 
mènent  une  vie  fort  austère.  Elles  occupent  douze 
monastères,  dont  cinq  affiliés  à  la  congrégation  des 
moines  baladites  ou  libanais  et  deux  à  la  congréga- 
tion de  Saint- Isaïe;  les  autres  dépendent  de  l'évêque 
diocésain.  Tous  ces  monastères  demeurent  cependant 
autonomes,  sans  qu'aucun  lien  canonique  les  rattache 
l'un  à  l'autre.  D'après  les  constitutions  des  moines, 
un  ordre  ne  doit  prendre  la  direction  de  moniales  que 
du  consentement  écrit  du  patriarche  et  de  l'évêque 
diocésain.  Dès  lors,  la  direction  appartiendra  à  l'abbé 
général  qui  en  deviendra,  après  le  patriarche  et  l'évê- 
que, le  visiteur  ordinaire,  le  supérieur  et  le  directeur. 
Par  conséquent,  il  lui  appartiendra  de  pourvoir  les 
moniales  de  confesseurs  tant  ordinaires  qu'extraor- 
dinaires, et  il  pourra  lui-même  recevoir,  s'il  le  veut, 
les  confessions,  et,  en  cas  d'empêchement,  désigner, 
parmi  ses  moines,  un  visiteur.  Les  divers  couvents 
de  moniales  seront  autonomes,  et  nulle  abbesse  n'aura 
prééminence  sur  les  autres  ;  •  chaque  couvent  sera 
administré  par  son  abbesse,  et  c'est  l'abbé  général  qui 
sera  le  chef  de  toutes  les  abbesses.  II,  xiv,  1-2. 

2.  Les  visitandines  maronites.  —  Il  en  existe  deux 
couvents  au  Liban.  L'un  d'eux  fut  fondé  à  'Antoura 
(Kasrawàn),  en  1744-1746,  sous  l'inspiration  et  la 
conduite  des  jésuites,  et  avec  l'approbation  du 
patriarche  Simon  'Aouad,  par  les  principaux  de  la 
famille  El-Khazen.  Edifiés  par  la  piété  de  ces  reli- 
gieuses, d'autres  membres  de  la  même  famille  vou- 
lurent constituer,  à  leur  tour,  un  couvent  analogue. 
Ils  l'installèrent  dans  leur  maison  de  Zouq-Mikaïl,  non 
loin  de  'Antoura,  et  le  dotèrent  de  leurs  biens.  La 
nouvelle  communauté  naquit  en  1836,  sous  l'égide 
des  jésuites  et  la  direction  de  deux  moniales  venues 
de  'Antoura.  Bien  qu'elles  suivent  exactement  la 
règle  de  la  Visitation,  les  religieuses  de  ces  deux 
couvents  appartiennent  à  l'Église  maronite  et  relèvent 
de  la  juridiction  de  son  patriarche. 

La  maison  de  'Antoura  a  affecté  une  partie  de  ses 
bâtiments  à  une  institution  de  jeunes  filles.  Il  en  sera 
bientôt  de  même  pour  celle  de  Zouq.  Sur  ces  deux 
monastères,  voir  une  notice  écrite  par  un  lazariste, 
dans  Al-Machriq,  1901,  t.  iv,  p.  704-710;  J.  Debs, 
op.  cit.,  t.  vm,  p.  596-597  et  786-787. 

3.  La  congrégation  maronite  de  la  Sainte-Famille.  — 
C'est  la  première  congrégation  féminine,  proprement 
active,  de  rit  oriental,  en  Syrie.  L'honneur  de  cette 
initiative  revient  à  Mgr  Élie  Hoyek,  patriarche  d'An- 
tioche  et  de  tout  l'Orient.  «  La  fin  de  cette  congré- 
gation consiste  :  1°  à  procurer  à  ses  membres  la 
perfection  personnelle;  2°  à  donner  aux  jeunes  filles, 
en  particulier  à  celles  de  la  classe  pauvre,  une  édu- 
cation conforme  aux  mœurs  et  aux  principes  de  la 
religion  chrétienne.  En  conséquence,  les  sœurs  ouvri- 
ront, surtout  dans  les  villages,  des  pensionnats 
et  des  externats,  où,  avec  l'éducation  chrétienne, 
elles  donneront  aux  jeunes  filles  une  instruction 
en  rapport  avec  leurs  besoins  et  les  exigences 
de  leur  pays.  Elles  auront,  en  outre,  à  diriger 
des  ouvroirs,  des  asiles  et  des  orphelinats.  Elles 
pourront  ajouter,  le  dimanche,  l'explication  du  caté- 
chisme aux  pauvres  de  la  localité  et  des  villages  envi- 
ronnants,  la   direction   des  congrégations   de  jeunes 


139 


MARONITE    (ÉGLISE),    STATISTIQUE 


140 


lillcs  ou  fie  femmes  sous  la  dépendance  du  Père  Direc- 
teur ou  des  curés  de  paroisses.  Puis,  pour  répondre  à 
l'appel  de  la  charité  chrétienne,  les  sœurs  de  la  Sainte- 
Famille  devront,  quand  les  moyens  le  leur  permettent, 
diriger  des  hôpitaux  et  établir,  dans  les  centres  les 
plus  importants,  des  dispensaires,  où  les  remèdes 
seront  distribués  gratuitement  aux  pauvres  sans  dis- 
tinction de  rites  ni  de  nationalités.  »  Constitutions  et 
règles  de  la  congrégation  maronite  de  la  Sainte-Famille, 
Beyrouth,  1924,  p.  6-7. 

Cette  congrégation  a  donc  pour  objet  principal  de 
donner  à  la  jeune  fille  une  formation  religieuse,  morale 
et  intellectuelle  en  rapport  avec  les  mœurs  de  son 
pays  et  le  rang  social  de  sa  famille.  Elle  répondait  à 
un  des  besoins  les  plus  urgents  de  l'heure  présente. 
Aussi  s'accrut-elle  rapidement  et  ne  cesse-t-elle  de 
prospérer.  Fondée,  en  1895,  à  'Ebrîn,  près  de  Batroûn 
(Liban),  elle  comptait,  en  1904,  une  vingtaine  de  reli- 
gieuses et  dirigeait  six  écoles  fréquentées  par  environ 
400  élèves.  Lettre  du  patriarche,  Mgr  Hoyek,  au  Bulle- 
tin de  l'œuvre  des  écoles  d'Orient,  1903-1904,  t.  xxn, 
p.  246-249.  En  1924,  elle  possédait  70  sœurs  professes, 
9  novices  et  une  postulante,  et  réunissait  dans  ses 

15  écoles,  et  son  orphelinat  plus  de  1  300  enfants. 
Ses  constitutions,  dressées  sur  le  modèle  de  celles  des 
instituts  d'Occident,  furent  imprimées  à  Beyrouth, 
d'abord  en  arabe  en  1910,  puis  en  français,  avec  quel- 
ques modifications,  en  1924.  En  vertu  de  l'approba- 
tion patriarcale,  en  date  du  18  mars  1924,  cette  der- 
nière édition  remplace  la  première  et  fait  loi  pour 
toute    la  congrégation. 

Les  religieuses  maronites  de  la  Sainte-Famille  s'ap- 
pliquent, avec  un  dévouement  admirable,  à  procurer 
à  leurs  élèves  une  éducation  solide  et  pratique,  en 
conformité  avec  les  exigences  des  programmes  officiels. 

IV.  Statistique.  ■ —  Il  n'existe  pas  de  statistique 
officielle  pour  l'Église  maronite.  Les  chiffres  que  nous 
allons  donner  sont  le  résultat  d'une  enquête  person- 
nelle, faite  sur  place  en  1924.  Plusieurs  n'ont,  sans 
doute,  qu'une  valeur  approximative. 

Le  patriarcat  maronite  d'Antioche  compte,  à 
l'heure  actuelle,  neuf  éparchies  :  Gebaïl  (Byblos)  et 
Batroûn  (Botrys),  Alep,  Ba'albek  (Héliopolis),  Bey- 
routh, Chypre,  Damas,  Sidon,  Tripoli,  Tyr.  L'ensem- 
ble de  ces  éparchies  comprend  850  paroisses,  1  200  prê- 
tres séculiers,  en  grande  majorité  célibataires,  et  le 
nombre  total  des  maronites  est  de  400  000. 

Sept  séminaires  patriarcaux  et  diocésains  fonc- 
tionnent au  Liban.  Le  collège  de  Borne  reçoit  des 
jeunes  gens  de  tous  les  diocèses  du  patriarcat.  Le 
séminaire  oriental  de  l'Université  Saint- Joseph  de 
Beyrouth  a  toujours  des  étudiants  maronites.  En 
France,  huit  élèves  boursiers  sont  répartis  entre 
Saint-Sulpice  et  les  petits   séminaires. 

Les  moines  possèdent  70  monastères  ou  demeures 
(demeure,  en  arabe  vulgaire  amtouch  ou  antouche, 
déformation  du  mot  grec  (xstô/iov).  Les  trois  ordres 
réunis  comptent  900  religieux,  prêtres  ou  frères.  A  la 
mission  libanaise,  composée  de  40  membres,  appar- 
tiennent, outre  le  couvent  de  Koraïm,  deux  mai- 
sons dont  l'une  à  Djounieh  (Liban)  et  la  seconde  à 
Buenos-Ayres  (Argentine). 

Dans  les  douze  monastères  de  femmes  de  l'an- 
cienne observance,  vivent  160  moniales.  Les  visi- 
tandines  sont  une  cinquantaine.  Quant  à  la  Congré- 
gation de  la  Sainte-Famille,  elle  compte,  nous  venons 
de   le    voir,    70   religieuses    professes    distribuées   en 

16  maisons  (maison  mère,  plusieurs  écoles  et  un  orphe- 
linat). —  Cette  statistique,  nous  le  répétons,  n'a  rien 
d'officiel;  elle  est  approximative  et  remonte  à  1924. 

I.  Manuscrits.  — ■  1°  Bibliothèque  Vaticane.  —  1.  Val. 
syr.  215,  395,  396,  683.  Les  mss.  215  et  683  contiennent 
les  Annales  du  patriarche  Etienne  Douaïhi  (t  1704).  Ces 


Annales  ont  deux  rédactions  différentes.  L'une,  plus  géné- 
rale, commence  à  l'hégire  (622)  et  s'arrête  à  l'année  1703 
de  notre  ère.  L'autre,  plus  particulière,  embrasse  la  période 
qui  va  de  1095  à  1699.  Les  mss.  395  et  396  renferment 
la  Défense  de  la  nation  maronite  également  de  Douaïhi. 
Cet  ouvrage  est  divisé  en  trois  livres.  Rachid  Chartoûnl 
en  a  publié  les  deux  premiers  avec  de  nombreux  extraits 
des  Annales  dans  son  Histoire  de  la  nation  maronite,  Bey- 
routh, 1890.  Mais  cette  publication  n'offre  pas  de  garanties 
scientifiques.  Aussi  avons-nous  préféré  nous  servir  des  mss. 
conservés  à  la  Vaticane.  Nous  les  avons  cités  de  cette 
manière  :  Annales=  ms.  683;  Défense  de  la  nation  maronite 
=  ms.  395  ou  396.  —  2.  Vat.  syr.  29,  31,  48,  133,  300,  310, 
312,  313,  399.  —  3.  Val.  arab.  640.  —  4.  Fonds  syr. 
Borgia   56.  —  5.  Val.  ta/.,  7258,  7261,  7262,    7401,  9552. 

2°  Archives  Vatieanes,  AA.  arm.  i-xvm,  1755. 

3°  Bibliothèque  nationale  de  Paris.  —  1.  Ms.  syr.,  71, 
116,  117,  118,  119,  203.  Le  203  contient  les  Dix  chapitres 
de  l'évêque  Thomas  de  Kaphartâb  qui  vivait  au  n«  siècle. 
Citation  :  Les  dix  chapitres.  —  2.  Ms.  arabe  169  et  1704. 
Le  169  renferme  les  opuscules  théologiques  de  Habib 
Abou-Raïla,  métropolite  de  Tagrit,  qui  vivait  au  IXe  siècle; 
le  1704  (fin  du  xm«  siècle),  l'Histoire  du  sultan  et  du  roi 
Victorieux  (Qalâoûn). 

IL  Imprimés.  —  1.  'Abboud(Le  P.  Paul),  Relazioni  délia 
nazione  maronita  colla  Santa  Sede  nel  secolo  XVIII  ossia 
Document!  inedili  risguardanti  la  storia  di  Mons.  Giuseppe 
de  Stefanis,  patriarca  antiocheno  dei  Maroniti...,  2  vol., 
Beyrouth,  1909,  cité  Relazioni;  Biographie  du  patriarche 
Joseph  Estéphan  (De  Stefanis),  Beyrouth,  1911,  cité 
Biographie  du  patriarche;  Biographie  de  la  célèbre  religieuse 
Hendiyé,  Beyrouth,  1910,  cité  Biographie  de  Hendiyé. 
Ces  ouvrages  sont  en  arabe,  sauf,  dans  les  Documenti 
inediti,  une  partie  en  latin  et  en  italien.  —  2.  Anaïssi  (le 
P.  Abbé  Tobie),  Bullarium  Maronitarum,  Rome,  1911,  cité 
Bullarium;  Collectio  documentorum  Maronitarum,  Livourne, 
1921,  cité  Collectio.  —  3.  Andrieu  (M.),  Immixtio  et  conse- 
cralio,  Paris,  1924.  —  4.  Annales  de  Denys  de  Tell-Mahré, 
patriarche  jacobite  d'Antioche  (818-845),  conservées,  en 
grande  partie,  dans  la  Chronique  de  son  successeur,  Michel 
le  Syrien  ou  le  Grand  (1166-1199),  traduite  du  syriaque  en 
français  et  éditée  par  J.-B.  Chabot,  Paris,  1899-1910. 
Les  t.  i-in  donnent  la  traduction,  le  t.  iv,  le  texte  original. 
I  "s  Annales  de  Denys,  t.  n,  p.  357-529,  t.  m,  p.  1-111.  — 
l  Assémani  (Ét.-Év.),  Bibliotheeœ  mediceœ  laurentianœ 
et  palatinœ  codicum  mss.  orientalium  calalogus,  Florence, 
1742,  cité  Bibl.  med.  calai.  —  6.  Assémani  (J.-A.),  Codex 
liturgicus  Ecelesiœ  universœ,  13  vol.,  Rome,  1749-1766,  cité 
Coderc  liturg.  —  7.  Assémani  (J.-S.),  Bibliotheca  orientalis 
Clementino-Vaticana,  4  vol.,  Rome,  1719-1728,  cité  Bibl., 
orienf.;  Bibliotheca  juris  orienlalis  canonici  et  civilis,  5  vol. 
Rome,  1762-1766,  cité  Bibl.  juris.  —  8.  Barhebrseus  (Gré- 
goire Abou'l-Faradj  dit),  Chronicon  ecclesiasticum,  t.  i, 
édit.  Abbeloos-Lamy,  Louvain,  1872;  Chronicon  syriacum, 
édit.  N  (=  Bedjan),  Paris,  1890,  texte  syriaque  sans 
traduction;  Histoire  des  Dynasties,  édit.  Salhani,  Beyrouth, 
1S90,  en  arabe.  —  9.  Bergère  (H.),  Étude  historique  sur 
les  chorêvéques,  Paris,  1905.  —  10.  Boucher  (Le  P.),  Le 
bouquet  sacré,  Paris,  1620.  — •  11.  Brooks  et  Chabot,  Chro- 
nica  minora,  Pars  II»,  dans  Corpus  scriptorum  chrisliano- 
rum  orientalium,  scriplores  syri,  sér.  III,  t.  IV,  Paris,  1903. 
—  12.  Combefis  (F.),  Hisloria  heeresis  monothelitarum, 
Paris,  1648.  — ■  13.  Chartoûnî  (R.),  Les  synodes  maronites, 
Beyrouth,  1904,  en  arabe;  Chronologie  des  patriarches 
maronites  de  Douaïhi,  2e  édition  revue  et  considérablement 
augmentée,  Beyrouth,  1902,  en  arabe,  cité  Chronologie. — 
14.  Chebli  (P.),  archevêque  maronite  de  Beyrouth,  Bio- 
graphie du  patriarche  Etienne  Douaïhi,  Beyrouth,  1913,  en 
arabe,  cité  Biographie  de  Douaïhi.  —  15.  Cheikho  (Le  P.  L.), 
La  nation  maronite  et  la  Compagnie  de  Jésus  aux  XVI'  et 
XVII'  siècles,  Beyrouth,  1923,  en  arabe.  — 16.  Collectio 
Lacensis,  t.  n,  Fribourg-en-B.,  1876.  —  17.  Dandini  (Le 
P.  G.),  Missione  apostolica  al  patriarca,  e  Maroniti  del  Monte 
Libano,  Cesena,  1656,  cité  Miss.  Apost.  —  18.  Darian 
(Joseph),  archevêque  maronite  de  Tarse,  La  substance  des 
preuves  évidentes  concernant  la  situation  du  peuple  maronite, 
du  commencement  du  Ve  jusqu'au  début  du  XIIIe  siècle, 
Le  Caire,  1912,  en  arabe,  cité  Substance  des  preuves; 
Précis  historique  des  origines  de  la  nation  maronite  et 
de  son  indépendance  au  Mont-Liban,  Le  Caire,  1916, 
en  arabe,  cité  Les  Maronites  au  Liban.  ■ —  19.  David 
(C.-J.),  archevêque  syrien  de  Damas,  Recueil  de  docu- 
ments    et     de     preuves     contre     la     prétendue     orthodoxie 


l'.l 


MARONITE    (ÉGLISK)-    MAROUTA  DK  MAYPHERQAT 


112 


perpétuelle  des  Maronites,  Le  Caire,  190S,  en  arabe, 
cité  Recueil,  —  20.  Debs  (Josepb),  archevêque  maronite 
de  Beyrouth,  Histoire  de  la  Syrie,  t.  iv-vni,  Beyrouth, 
1899-1905,  en  arabe.  —  21.  Dib  (P.),  Étude  sur  la  liturgie 
maronite,  Paris,  1919,  cité  Liturgie  maronite.  —  22.  Douaïhi 
i  Etienne),  patriarche  maronite  d'Antioche,  Mutulrat  El- 
a.dàs  (lampe  du  sanctuaire).  2  vol.  Beyrouth,  1895-1896, 
edit.  Chartoûnî,  en  arabe,  —  23.  Eutychès  d'Alexandrie 
(Sa'id  ibn  Batriq),  Annales,  Beyrouth,  1905,  édit.  Cheikho, 
dans  Corpus  script,  christ,  orient.,  scrif  t.  arabiei.  Textus. 
Sér.  III.  t.  vi.  —  24.  Gaudefroy-Dcmombynes,  La  Syrie 
a  l'époque  des  mamelouks  d'après  les  uuleurs  arabes,  Paris, 
1923.  —  2.").  Ghabriel  (Le  P.  M.),  Histoire  de  l'Église 
syriaque  maronite  d'Antioche,  3  vol.  Ba'abda  (Liban), 
1900-1906,  en  arabe,  cité  Histoire.  -  26.  Golubovitch 
île  P.  ('■.),  Biblioteea  bio-bibliografiea  délia  Terra  Santa 
et  dell'oriente  irancescano,  Quaracchi,  t.  i-n,  1906,  cité 
Biblioteea.  —  27  Goudard  (Le  P.  J.),  La  Sainte  Vierge  au 
Liban,  Paris,  (1908).  —  2?.  Guillaume  de  Tyr,  Historia 
rerum  in  partibus  Iransmarinis  gestarum,  dans  P.  L., 
t.  CCI,  cité  :  Historia.  —  29.  Hattoûny  (Le  P.  Mansour  El), 
Précis  historique  de  la  province  du  Kasrawàn,  1884,  en  arabe. 
—  30.  Jacques  de  Vitry,  Historia  Hierosolimitana,  dans 
Bongars,  Gesta  Uei  per  Francos.  Orientalis  historia',  t.  I, 
Hanovre,  1011.  —  31.  Jouplain,  La  question  du  Liban, 
Paris,  1908.  —  32.  Labat  (Le  P.  J.-B.),  Mémoires  du  che- 
valier d'Arvicux  ;  envoyé  extraordinaire  du  roy  à  la  Porte,  etc., 
t.  u,  Paris,  1735.  —  33.  Lammens  (Le  P.  H.),  Le  Liban: 
notes  iwchéologiques,  historiques,  ethnographiques  et  géogra- 
phiques, 2  vol.,  Beyrouth,  1913-1914,  en  arabe,  cité  Le 
Liban;  La  Syrie.  Précis  historique,  2  vol.  Beyrouth,  1921.  — 
3t.  Lecnis  XIII  Pontifieis  Maximi  aeta,  t.  x,  xi  et  xx, 
Home,  1891,  1892  et  1901.  —  35.  Lettres  édifiantes  et  cu- 
rieuses. Mémoires  du  Levant,  t.  i,  Lyon,  1819.  —  36.  Mai 
i  A.  i,  Scriptorum  veterum  nova  collectio,  t.  iv,  Home,  1831.  — 
37.  Marcellin  de  Civezza,  Histoire  universelle  des  missions 
franciscaines,  trad.  du  P.  Victor-Bernardin  de  Bouen, 
t.  m,  Paris,  1S98.  ■ —  38.  Martinis  (B.  De),  Jus  ponlipeium  de 
PropagandaFide,  7  vol.,  Borne,  18S8-1S97;  Benedicti  XIV 
acta  sire  nondum  sive  sparsim  édita  nunc  primum  collecta, 
t.  i  et  n,  Naples,  1S94,  cité  :  Benedicti  XIV  acta.  — 
39.  Mas'oudi  (historien  arabe  du  xc  siècle),  Livre  de  l'aver- 
tissement et  de  la  révision,  édit.  de  M.  J.  de  Goeje,  Leyde, 
1894,  dans  Bibliothcca  geographorurn  arabicorum,  t.  vin.  — 
li>.  Mas'ad  (Paul),  patriarche  maronite  d'Antioche,  Addor- 
oul-Manzoûm  (les  perles  disposées  en  séries),  Tamich 
il.ihan),  1863.  —  41.  Mawardi  (ou  Maverdi,  juriste  du 
xi'  siècle),  Constitutiones  polilicœ  (Kitâb'l-ahkùm  as-  Sul- 
lanyyah),  édit.  Max-Enger,  Bonn,  1S53.  —  42.  Nau  (F.), 
Opuscules  maronites,  Paris,  1899-1900.  —  43.  Pastor  (L.), 
Geschichte  der  Pàpsle  im  Zeitalter  der  katholischen  Refor- 
mation und  Restauration.  Gregor  XIII  (1572-1585), 
l"ribourg-en-B.,  1923.  —  44.  PU  X  Pontifieis  Maximi  acta, 
t.  m.  Home,  1908.  —  45.  Quaresimus,  Hislorica,  theolo- 
gica  et  moralis  Terra;  sanetœ  clucidatio,  t.  i,  Venise,  1880. 

—  46.  Babbath  (Le  P.  Ant.),  Documents  inédits  pour  servir 
a  l'histoire  du  christianisme  en  Orient,  t.  i-n,  Paris-Leipzig, 
1905-1921,  cité  Documents  inédits.  —  47.  Bahmani  (Mgr 
Ignace  Ephrem  II>,  patriarche  syrien  d'Antioche,  Les 
liturgies  orientales  et  occidentales,  Charfet  (Liban),  1924.  — ■ 
48.  Recueil  des  hisl.  des  croisades.  Lois,  t.  i-n,  Paris,  1841- 
1843.  ■ —  49.  Relazione  dell' ablegazione  apostolica  alla  nazione 
de'Maroniti  nella  Siria,  e  Monte  Libano  (en  1736)  di  Mon- 
signor  Giuseppe  Simonio  Assemani  alla  S.  Congr.  de  Pro- 
paganda  Fidc,  Borne,  1741,  cité  Relazione  ;  Relazione  di 
alcuni  accidenti  eccorsi  nella  Siria  presso  la  nazione  ma- 
rnnila,  e  provvedimenti  sopra  di  essi  presi  dalla  Santa  Sede 
apostolica  (Home,  1744),  cité  :  Relazione  di  alcuni  acci- 
denti. —  50.  Renan  (E.),  Mission  de  Phénicie,  Paris,  1864. 

—  51.  Rey  (E.),  Les  colonies  franques  de  Syrie  aux  XIIe  et 
MU'  siècles,  Paris,  1883.  —  52.  Ristelhueber  (B.),  Les 
traditions  françaises  au  Liban,  Paris,  1925.  — ■  53.  Roche- 
monteix  (Le  P.  C.  de),  Le  Liban  et  l'expédition  française 
en  Syrie  (lH60-lS61).Dorumenlsinédits  du  général  A.  Ducrot, 
Paris,  1921.  —  54.  Roger  (Le  P.  E.),  La  Terre  sainte, 
l'aris,  1664.  —  55.  Rohricht,  Geschichte  des  Konigreichs 
Jérusalem  (1100-1291),  Inspruck,  1898.  —  56.  Hohricht- 
Meisner,  Deutsche  Pilgerreisen  nach  dem  Heiligen  Lande, 
Berlin,  1880.  —  57.  Sbaralea,  Bnltarium  franciscanum, 
t.  i,  Rome,  1759.  —  58.  Sinodo  libanese  (difesa  del)  celc- 
l'rnto  d'ordine  délia  Santa  Sede  nel  Monte  Libano  l'anno  1736, 
Home,  1741,  cité  :  Difesa  del  Sinodo.  —  59.  Suriano  (Le 
P.  F.),  //  tratlato  di   Terra  Santa  e  dell'oriente,  édit.  Golu- 


bovich,  Milan,  1900,  cité  Traita  <>  di  Terra  santa.  — 
60,  Synodus  proptneialis  a  Remo  Domino  Patriarcha 
Antiochcno,  arehiepiscopis  et  episcopis  nec  non  clero  s;veu- 
lari  et  reijahiri  nationis  syrorum  maronilarum  una  cum 
Remo  I).  Jos.  Sun.  Assemano,  Scdis  aposlolicœ  Ablegato,  in 
Monte  Libano  eclebrata,  .1mm  1736..,  Rome,  1820,  cité, 
Synode  du    Liban.  61.   Testa,   Recueil  des    traités  de  la 

Porte  ottomane  avec  tes  l'uissances  étrangères,  t.  ni  et  vi, 
l'aris,  1866  et  1881.  —  62.  W'illamont  (Les  voyages  du 
Seigneur  de),  Lyon,  1609.  —  63.  Volney  (C.-F.),  Voyage 
en  Egypte  et  enSyrie  pendant  les  années  17S3,  1784  et  17s,~>, 
t.  i,  Paris,  1822.  —  64.  Wright  (YV),  Catalogue  qf  syriac. 
Munuscripts  in  the  British   Muséum,  Londres,  1870-1872. 

P.    DlB. 
MAROUTA  DE  MAYPHERQAT  (SAINT). 

mort  évêque  de  cette  ville  (appelée  aussi  Mayyafari- 
quin  ou  Martyropolis)  probablement  entre  418  et  420. 
I.  Vie.  II.  Œuvres. 

I.  Vie.  — ■  Les  sources  habituelles  de  l'histoire  litté- 
raire syriaque  n'ont  fourni  jusqu'ici  aucun  renseigne- 
ment sur  la  naissance  et  la  jeunesse  de  Maroula;  mais 
un  auteur  musulman,  le  célèbre  géographe  Yâqout 
(t  1229),  dans  son  Kitâb  mu'djam  al-bouldân,  édit. 
Wustenfeld,  Leipzig,  18G9,  t.  iv,  p.  703-707,  au  mot 
Mayyâfâriqîn,  donne  sur  l'ensemble  de  sa  vie  des 
informations  qui  méritent   d'être   résumées. 

Le  père  de  Marouta  gouvernait  la  Sophène  (le  vilayet 
du  Diyâr  Bekr,  dit  Yâqout)  et  s'appelait  Liyoutà. 
De  ses  trois  fils,  les  deux  aînés  partirent  au  service  de 
l'empereur  Théodose  le  grand  (379-395),  tandis  que  le 
plus  jeune,  Marouta,  demeurait  au  logis  paternel  et 
s'appliquait  avec  le  plus  grand  succès  à  l'étude  des 
sciences.  Liyoutà  étant  mort,  Marouta  remplit  sa 
charge,  d'abord  sous  le  règne  de  Théodose,  puis  sous 
son  successeur  Arcadius  (Constantin,  dans  le  récit  de 
Yâqout,  qui  se  trompe  pour  avoir  retenu  que  l'empire 
après  la  mort  de  Théodose  Ier  fut  fixé  définitivement  à 
Constanlinople).  Marouta,  qui  se  faisait  remarquer 
par  son  zèle  a  construire  églises  et  monastères,  résidait 
d'abord  dans  la  ville  d'Amid;  mais  ayant  eu  à  souffrir 
des  déprédations  commises  par  les  Perses,  il  choisit  à 
une  cinquantaine  de  kilomètres  vers  le  nord,  un  empla- 
cement peu  accessible  pour  y  mettre  ses  richesses  à 
l'abri.  Sur  les  entrefaites,  une  fille  du  roi  de  Perse  étant 
tombée  malade,  un  courtisan  conseilla  de"  recourir  à 
l'habileté  médicale  de  Marouta.  Sapor  le  fait  demander 
à  Constantin  (Arcadius)  :  Marouta  vient  et  guérit 
la  jeune  fille.  Sapor  l'invite  à  fixer  lui-même  sa  récom- 
pense. Marouta  répond  :  «  la  paix  et  la  concorde  ». 
Et  il  rédige  un  traité  d'amitié  entre  les.deux  empereurs 
leur  vie  durant.  Puis,  lorsque  Marouta  est  sur  le  point 
de  partir,  Sapor  l'autorise  à  lui  adresser  une  nouvelle 
demande.  Et  Marouta  de  répondre  :  «  Je  désirerais  que 
tu  me  donnes  tout  ce  que  tu  as  dans  ton  pays  des 
ossements  de  ces  moines  et  de  ces  chrétiens,  que  tes 
soldats  ont  tués,  o  Ayant  reçu  satisfaction,  Marouta 
transporte  ces  reliques  au  lieu  qu'il  avait  choisi  pour  y 
établir  sa  fortune,  c'est-à-dire  à  Maypherqat.  Il  va 
rendre  compte  à  l'empereur  des  promesses  de  paix 
qu'il  a  obtenues,  puis  s'applique  à  la  construction  de 
la  nouvelle  ville,  avec  l'aide  de  l'empereur  qui  lui 
demande  quelques  années  plus  tard  d'y  édifier  une 
citadelle  pour  en  faire  un  bastion  de  la  défense  de  l'Em- 
pire contre  la  Perse.  —  Nous  avons  rapporte  le  récit 
de  Yâqout,  parce  qu'il  représente  la  tradition  locale 
de  Maypherqat.  Notre  géographe  a  <lù  visiter  la  ville, 
il  en  décrit  les  monuments,  les  murs,  les  portes,  il  sait 
que  les  Grecs  l'ont  appelée  Madoursâlâ  (Martyropolis), 
qu'il  explique  exactement  ■<  ville  des  martyrs  ».  Il 
existe  encore,  dit- il,  un  grand  monastère  construit  par 
Marouta  sous  le  vocable  des  apôtres  Pierre  et  Paul  et 
dans  la  synagogue  voisine  un  vase  de  marbre  noir  à 
l'intérieur  duquel  est  un  globe  de  verre  contenant  du 
sang,  que  Marouta  avait  rapporté  de  Home.     Ce  sang. 


113 


MAROUTA     DE     MAYPHEROAT 


144 


que  les  Juifs  ont  dit  à  Yàqout  être  celui  de  Josué,  fils 
de  Nun,  guérit  de  la  lèpre  ceux  qui  en  sont  oints;  on  y 
reconnaîtra  sans  doute  une  des  précieuses  reliques, 
comme  en  contenait  à  Rome  l'autel  du  Sancta  Sancto- 
rum  :  du  sang  de  martyr  renfermé  dans  une  ampoule 
de  verre.  Zakariyâ  al  Qazwînî  (t  1283)  a  reproduit 
dans  la  deuxième  partie  de  sa  cosmographie,  Kitâb 
âthâr  al  bouldân,  éclit.  Wiistenfeld,  Gcettingue,  1848, 
p.  379,  quelque  chose  du  récit  de  Yàqout.  Oscar  Braun, 
De  sancta  Nicœna  Synodo,  syrische  Texte  des  Maruta 
von  Maipherkat...  ùbersetzt,  dans  les  Kirchengeschi- 
chtliche  Studien  de  Knôpfler,  Schrôrs  et  Sdralek, 
.Munster,  1898,  t.  iv,  fasc.  3,  p.  5,  qui  cite  le  texte  de 
Qazwînî,  n'en  a  pas  découvert  la  source. 

Yàqout  ne  dit  rien  de  l'épiscopat  de  Marouta; 
n'oublions  pas  qu'il  est  musulman  et  ne  s'intéresse  à 
notre  personnage  que  comme  fondateur  de  Martyro- 
polis,  mais  il  a  conservé  les  faits  caractéristiques  de  sa 
vie,  sa  mission  en  Perse,  où  il  a  fondé,  pour  un  temps 
au  moins,  des  relations  d'amitié  entre  Perses  et  Ro- 
mains, et  son  culte  particulier  pour  les  martyrs  per- 
sans. Ce  qu'on  lui  a  rapporté  sur  l'origine  et  la  famille 
de  Marouta  n'est  pas  indifférent  pour  l'intelligence  de 
sa  vie  :  on  comprend  que  le  fils  d'un 'homme  important, 
ayant  occupé  lui-même  une  charge  officielle,  ayant  en 
outre  deux  frères  au  service  de  l'empereur  et  peut-être 
à  la  cour,  ait  été  chargé  de  missions  à  la  fois  diplo- 
matiques et  religieuses  auprès  des  souverains  sassa- 
nides.  Deux  fois  au  moins  Marouta  se  rendit  à  Ctési- 
phon  :  Socrates  l'affirme  explicitement,  //.  E.,  vu,  8, 
P.  G.,  t.  lxvii,  col.  753  :  «  Marouta  ayant  alors  quitté 
la  Perse  revint  à  Constantinople;  mais  peu  après  il  fut 
de  nouveau  envoyé  chez  les  Perses.  »  On  ne  comprend 
pas  comment  M.  Labourt  a  pu  écrire  :  «  Socrates 
semble  ne  connaître  qu'une  mission  de  l'évêque  de 
Maipherqat.  »  Le  christianisme  dans  l'Empire  perse, 
Paris,  1904,  p.  88,  n.  5.  Mari  et  Amr,  dont  les  témoi- 
gnages nous  ont  été  conservés  dans  le  Livre  de  la  Tour, 
connaissent  également,  bien  qu'avec  une  chronologie 
différente,  deux  interventions  de  Marouta  en  Perse. 
La  première  eut  lieu  au  plus  tard  en  399.  Le  motif  de 
l'ambassade  nous  échappe;  il  y  en  avait  souvent,  dit 
Socrates  (depuis  que  Bahram  IV  avait  inauguré  avec 
les  Romains  une  politique  de  rapprochement).  Nous 
ne  savons  même  pas  si  le  Roi  des  rois,  auquel  Marouta 
fut  envoyé,  était  Bahram  IV  ou  Yazdedjerd  Ier,  dont, 
le  règne  commença  le  14  août  399.  Les  historiens 
orientaux  pensent  que  Marouta  avait  été  appelé  à  la 
cour  de  Perse  comme  médecin,  parce  que,  dit  Amr, 
tous  les  médecins  chrétiens  de  ce  pays  avaient  été 
martyrisés  ou  avaient  fui,  Maris  Amri  et  Slibœ  de 
patriarchis  A'estorianorum  commentaria,  édit.  H.  Gis- 
mondi,  part.  II,  Rome,  1896,  p.  23,  trad.,  p.  13.  Mais 
il  vaut  mieux  tenir  avec  Socrates  que  Marouta  avait 
réellement  qualité  d'ambassadeur;  notre  historien  sait 
d'ailleurs  que  l'évêque  délivra  Yazdedjerd  d'une  dou- 
leur de  tête  opiniâtre  et  que  cette  guérison  merveil- 
leuse fut  l'origine  de  son  crédit,  loc.  cit.:  cf.  Mari,  op. 
cit.,  part.  I,  Rome,  1899,  p.  29,  trad.  p.  25  sq.  Devenu 
le  conseiller  du  nouveau  Roi  des  rois,  Marouta  vint 
au  secours  des  chrétientés  de  l'empire  sassanide,  si 
éprouvées  sous  Sapor  II  par  une  longue  et  violente 
persécution  (339-379)  :  il  obtint  pour  elles  un  régime 
de  liberté  et  même,  semble-t-il,  de  bienveillance. 
Socrates,  Mari,  Amr,  loc.  cit.;  Chronique  de  Se'ert, 
Patr.  Orient.,  t.  v,  p.  318  [206].  L'élection  du  catho- 
licos  Isaac  eut  lieu  dès  les  premiers  jours  de  la  paix 
religieuse  et,  comme  la  chronologie  habituellement 
reçue  la  place  avant  la  fin  de  399,  Labourt,  op.  cit., 
p.  85,  n.  4,  on  pensera  que  le  départ  de  Marouta  pour 
l'Orient  eut  lieu  avant  l'avènement  de  Yazdedjerd. 

Il  est  probable  que  Marouta  demeura  en  Perse  assez 
longuement;  Socrates  et  les  historiens  orientaux  nous 


le  font  voir  portant  ombrage  aux  conseillers  ordinaires 
du  roi,  échappant  aux  embûches  des  mages  qui  redou- 
tent les  effets  de  son  influence  sur  le  monarque.  Pour- 
tant au  cours  de  403  il  avait  regagné  l'Empire  romain  : 
il  assiste  aux  conciliabules  qui  précèdent  sur  la  rive 
asiatique  du  Bosphore  le  fameux  concile  du  Chêne. 
C'est  un  accident  fortuit  qui  nous  y  a  révélé  sa 
présence  :  un  jour  il  marcha  si  malencontreusement 
sur  le  pied  de  l'évêque  Cyrinus,  que  celui-ci  mourut 
de  gangrène,  après  plusieurs  interventions  chirurgi- 
cales. Socrates,  //.  E.,  vi,  15,  19,  P.  G.,  t.  lxvii, 
col.  709,  721  ;  Sozomène,  H.  E.,  vm,  16,  ibid.,  col.  1557. 
Marouta  aura  prolongé  son  séjour  dans  la  capitale 
jusqu'à  la  fin  de  la  tragédie  dont  Chrysostome  fut 
la  victime.  Vers  la  fin  de  404,  lorsque  le  patriarche 
exilé  était  déjà  arrivé  à  Cucuse,  il  écrivait  à  Olym- 
pias  :  «  N'abandonne  pas  l'évêque  Marouta,  dans  la 
mesure  où  tu  le  peux,  prenant  soin  pour  l'arracher  à 
l'abîme.  Je  tiens  beaucoup  à  lui  à  cause  des  affaires 
de  Perse...  »  Epist.,  xiv,  P.  G.,  t.  lu,  col.  618.  On 
voit  par  ce  texte  que  Marouta  était  resté  parmi  les 
adversaires  de  Jean;  mais  il  ne  devait  pas  être  des  plus 
acharnés,  car  Chrysostome  avait  eu  l'espoir  de  le  ren- 
contrer et  de  son  exil  même  lui  envoyait  deux  lettres, 
recommandées  à  la  diligence  d'Olympias.  Tillemont  a 
cru,  à  cause  d'une  expression  de  ce  texte,  que  Marouta 
était  allé  en  Perse  après  les  événements  de  403  et  qu'il 
en  arrivait  au  moment  où  Chrysostome  écrivait  à 
Constantinople;  mais  il  suffit  pour  expliquer  la  curio- 
sité de  celui-ci  qu'il  lui  ait  été  impossible  d'avoir  un 
entretien  avec  Marouta  à  la  fin  de  403,  ce  qui  est  très 
compréhensible  lorsqu'on  sait  dans  quel  trouble  Chry- 
sostome passa  les  derniers  mois  de  son  séjour  dans  sa 
ville  épiscopale.  Marouta  avait-il  eu  précédemment 
des  relations  personnelles  avec  Jean?  Il  est  vraisem- 
blable qu'avant  d'aller  en  Perse  il  avait  séjourné  une 
ou  plusieurs  fois  dans  la  capitale.  Mais  nous  n'avons 
sur  ce  point  aucun  témoignage  définitif.  Mari  parle 
de  la  participation  de  Marouta  à  un  concile  qui  aurait 
réuni  cent  cinquante  évêques  à  Constantinople,  pla- 
çant d'ailleurs  ce  concile  après  la  première  mission  en 
Orient,  loc.  cit.,  p.  31,  trad.,  p.  27;  Amr,  p.  25,  trad., 
p.  14  .sq.  Mais  le  concile  «  des  150  évêques  »  est  celui 
de  381,  et  aucun  des  documents  le  concernant  ne 
mentionne  Marouta. 

Le  seul  témoignage  relatif  à  une  activité  de  Marouta 
dans  les  atlaires  ecclésiastiques  de  l'Empire  romain, 
en  dehors  de  ce  qui  a  déjà  été  rapporté,  se  trouve  dans 
une  information  de  Photius  sur  un  concile  tenu  à 
Sidè  en  Bithynie  contre  les  Messaliens,  Biblioth., 
cod.  52,  P.  G.,  t.  cm,  col.  88.  Photius  appelle  Marouta, 
évêque  des  Sopharéniens,  ou  Sophéniens,  Mapou6â 
toû  Souçap-^vcôv  eôvouç,  tandis  que  Socrates  l'appelle 
évêque  de  la  Mésopotamie,  ô  Meao7roTauiaç  èniaxonoc. 
Ces  appellations  confirment  d'une  façon  assez  inat- 
tendue le  récit  de  Yàqout  :  c'est  seulement  après  avoir 
été  envoyé  en  Perse  que  Marouta  bâtit  à  Maypherqat 
(MaÏTia  pour  les  Grecs,  Ptolémée,  Géographie,  1.  Y, 
c.  xii,  édit.  MùIIer,  t.  n,  Paris,  1901,  p.  948),  un  éta- 
blissement stable,  une  ville  capable  de  donner  son 
nom  à  un  évêché.  La  date  du  concile  de  Sidè  n'est  pas 
exactement  connue;  Hefele,  qui  en  parle  sous  les 
années  388-390  met  en  doute  son  existence.  Hefele- 
Leclercq,  Histoire  des  Conciles,  t.  il  a,  p.  75. 

Marouta  retourna  en  Perse  pour  parfaire  l'œuvre 
commencée,  après  un  court  séjour  en  Occident,  et 
toujours  avec  la  qualité  d'ambassadeur,  d'après 
Socrates,  loc.  cit.,  P.  G.,  t.  lxvii,  col.  753.  Cette  léga- 
tion semble  avoir  eu  un  caractère  permanent.  Quoi 
qu'il  en  soit,  Marouta  était  à  la  cour  de  Perse  en  410; 
nous  n'avons  pas  seulement  pour  l'affirmer  le  témoi- 
gnage plus  ou  moins  sujet  à  caution  d'un  chroniqueur, 
mais  les  actes  du  concile  national  de    l'Église  perse 


1 15 


M A ROUTA    DE    MAYPHERQAT 


146 


tenu  la  onzième  année  du  règne  de  Yazdedjerd,  et  dont 
la  première  session  eut  lieu  le  1"  février  410.  O.  Braun, 
Das  Buch  der  Synhodos,  Stuttgart  et  Vienne,  1900, 
p.  5-35;  Synodicon  Orientale  ou  Recueil  de  synodes 
nestoriens,  édit.  J.  B.  Chabot,  dans  Notices  et  extraits, 
Paris,  1902.  t.  xxxvn,  p.  17-36,  trad.,  p.  253-275.  Cette 
date  n'est  pas  attestée  par  Mari,  qui  place  le  synode 
d'Isaac  durant  la  première  mission  de  Marouta,  mais 
elle  est  garantie  par  Amr  et  la  Chronique  de  Séert, 
onzième  année  de  Yazdedjerd  et  parElia  bar  Sinaya, 
i  an  721  des  grecs  ».  L.  J.  Delaporte,  Chronographie  de 
Mar  Elia  bar  Sinaya,  dans  Bibliothèque  de  l'École 
des  Hautes-Études,  fasc.  181,  Paris,  1910,  p.  71; 
Corp.  script,  or.  christ..  Script.  Syri,  sér.  III,  t.  vu, 
p.  111,  trad.,  p.  53.  Marouta  resta-t-il  encore  longtemps 
en  Perse?  Il  y  était  l'année  qui  suivit  le  synode  :  c'est 
a  lui  que  la  clironiquc  de  Séert  attribue  la  désignation 
du  catholicos  Ahav,  successeur  d'Isaac,  Pair.  Orient., 
t.  v,  p.  324   [212].' 

Bien  plus,  suivant  Amr  et  Mari,  et  même  suivant 
Socrates  en  lisant  <tjv  'ASXaàxcp  avec  J.  Labourt,  op. 
cit.,  p.  90,  n.  1,  l'action  de  Marouta  en  Perse  continua 
jusque  sous  le  pontificat  de  Yahballàhà  (415-420). 
Ces  trois  auteurs  racontent,  avec  quelques  diver- 
gences sur  les  détails,  une  guérison  opérée  par  le 
catholicos  en  présence  de  l'évêque.  L'événement  peut 
se  placer,  soit  au  début  du  pontificat  de  Yahballàhà, 
soit  après  que  ce  dernier  eut  été  envoyé  à  Constanti- 
nople  par  le  Roi  des  rois  en  417-419.  Les  actes  de 
Pîrôz,  dans  Bedjan,  Acta  sanctorum  et  martyrum,  t.  iv, 
p.  256,  disent  qu'à  son  retour  le  catholicos  était  accom- 
pagné de  Marouta;  Amr  dit  d'autre  part  qu'Acace, 
métropolite  d'Amid,  assistait  aussi  à  ce  miracle,  or 
la  mission  d'Acace  en  Perse  dura  jusqu'au  synode  de 
420.  Les  actes  de  cette  réunion,  Synodicon  orientale..., 
p.  37-42,  trad.,  p.  276-284,  ne  mentionnent  pas  Ma- 
routa; on  en  conclut  généralement  qu'il  avait  cessé 
de  vivre.  J.  Labourt,  op.  cit.,  p.  89.  Les  sources  histo- 
riques utilisées  ci-dessus  ne  contiennent  aucune  infor- 
mation sur  la  mort  de  Marouta.  Le  synaxaire  constan- 
tinopolitain  la  place  au  16  février,  Acta  SS.,  Propy- 
Iseum  ad  acta  novembris,  col.  469  sq.,  et  dit  qu'elle 
aurait  eu  lieu  au  jour  anniversaire  de  la  dédicace  par 
le  saint  évèque  de  l'église  de  Martyropolis.  Le  sy- 
naxaire arabe-jacobite  dépend  étroitement  de  ce  récit, 
22  'amsir,  Pair.  Orientât,  xi,  p.  841  [807] sq.,  de  même 
que  le  synaxaire  éthiopien,  22  yakatît.  Restaurateur 
de  l'Église  persane,  l'évêque  de  Maypherqat  est  cité 
au  4  décembre  par  le  martyrologe  romain;  il  a  dû 
être  cité  par  la  plupart  des  calendriers  syriaques,  nous 
trouvons  son  nom,  par  exemple,  au  3  octobre  dans  un 
calendrier  jacobite  d'Alep,  F.  Xau,  Martyrologes  et 
ménologes  orientaux,  Pair.  Orient.,  t.  x,  p.  63,  au 
sixième  vendredi  de  Moïse,  avec  d'autres  évêques 
d'Amid  et  Maypherqat  dans  un  évangéliaire  nestorien 
du  xme  siècle.  Ms.  Sachau  304,  dans  Hss.-verzeichnisse 
der  kgl.  Bibl.  zu  Berlin,  t.  xxm,  p.  30.  Mais  on  ne 
signale  aucune  vie  de  Marouta  en  syriaque 

Il  y  en  a  une  cependant  en  arménien,  qui  semble 
provenir  d'une  source  syriaque,  et  qui  manifeste  une 
certaine  ressemblance  avec  la  notice  de  Yâqout,  dont 
les  éléments  ont  été,  croyons-nous,  recueillis  à  May- 
pherqat. Cette  vie,  dont  on  a  un  texte  passable,  d'après 
trois  mss.  au  moins,  dans  les  Vitœ  et  passioncs  sancto- 
rum Cen  arménien),  Venise,  1874,  t.  il,  p.  17-32,  avait 
été  publiée  déjà  par  Aucher,  Sanctorum  acta  pleniora 
(en  arménien),  Venise,  1810,  t.  i,  p.  585-609,  annota- 
tions, p.  609-618  (corriger  Bibliotheca  hagiographica 
orientalis,  n.  720)  mais  avec  des  retouches  malheu- 
reuses inspirées  à  l'éditeur  par  la  Bibliotheca  orien- 
tons. Les  ascendants  d.e  Marouta  sont,  dans  ce  récit, 
l'un  d'origine  syrienne,  Auda,  probablement  'Abda 
prononcé  'Awdà,  prêtre  des  idoles  et  chef  de  la  Sophène 


(Dzoph),  l'autre,  Marie,  tille  d'un  nakharar  arménien 
et  chrétienne,  mais  ce  sont  les  grands-parents  de 
l'évêque.  Auda  se  fait  baptiser  et  prend  le  nom  de 
Marouta,  il  a  trois  fils  :  l'aîné  lui  succède,  les  deux 
autres  partent  au  service  du  roi.  Lorsqu'Auda- 
Marouta  est  mort,  sa  femme  va  en  pèlerinage  à  Jéru- 
salem et  Antioche;  à  son  retour  en  Sophène,  son  fils 
aine  vient  d'avoir  un  enfant,  qu'on  appelle  Marouta 
comme  son  grand-père.  A  l'âge  de  cinq  ans,  l'enfant 
est  confié  pour  son  éducation  au  prêtre  Marmara,  à 
restituer  màr  Mari.  Marouta  devient  évêque  de 
Dzoph,  il  va  en  Perse  pour  guérir  le  fils  de  Yazdedjerd, 
guérit  le  roi  lui-même  d'une  violente  douleur  de  tête 
et  devient  son  ami.  Marouta  se  rend  auprès  de  Théo- 
dose II  pour  lui  porter  le  message  de  paix  du  Roi  des 
rois;  renvoyé  en  Perse,  il  commence  en  passant  la 
construction  de  Maypherqat,  etc.  Ce  récit,  dont  la 
rédaction  paraît  tardive,  est  prolixe,  surchargé  de 
considérations  édifiantes,  moins  vivant  que  la  notice 
de  Yâqout.  Du  moins,  il  représente  comme  celle-ci 
la  tradition  de  l'Église  mésopotamienne,  dont  aucun 
témoignage  syriaque  ne  nous  est  parvenu.  Le  sy- 
naxaire arménien  contient  au  21  mareri  (=28  mai), 
édit.  de  Constantinople,  1706,  p.  777  sq.,  un  éloge  qui 
dépend  de  cette  vie.  Une  vie  grecque  se  trouve  au 
28  février  dans  un  recueil  de  menées  de  la  bibliothèque 
synodale  de  Moscou,  n.  376,  fol.  132-135  v°,  ms.  du 
xic  siècle  orné  de  riches  miniatures.  Voir  Archim.  Vla- 
dimir, Description  systématique  de  la  Bibliothèque  syno- 
dale de  Moscou  (en  russe),  part.  I,  Moscou,  1894,  p.  564, 
déjà  citée  par  Braun,  loc.  cit.,  p.  11. 

Le  corps  de  saint  Marouta,  d'abord  enterré  à  May- 
pherqat, avait  été  transféré  en  Egypte;  J.  S.  Assémani 
vit  au  monastère  de  Sainte-Marie-des-Syriens,  dans  le 
désert  de  Scété,  le  lieu  où  il  reposait.  Bibl.  orient., 
t.  i,  p.  179.  On  conservait  aussi  dans  la  bibliothèque 
de  ce  monastère  des  actes  de  saint  Marouta  qu'Assé- 
mani  ne  put  acheter,  ibid.  ;  ce  ms.  n'est  arrivé  ni  au 
Vatican,  ni  au  Musée  Britannique. 

IL  Œuvres.  —  Marouta  apparaît  avant  tout  devant 
l'histoire  comme  le  restaurateur  de  l'Église  de  Perse 
sous  Yazdedjerd  Ier,  mais  il  n'est  pas  douteux  qu'il  eut 
aussi  une  certaine  activité  littéraire.  'Abdisô  bar 
Berikhô,  à  la  fin  du  xmc  siècle,  écrit  au  c-  lvii  de  son 
catalogue  des  auteurs  syriens  :  «  Marouta,  évêque  de 
Maypherqat  et  médecin  expérimenté,  composa  un 
livre  de  passions  (des  martyrs),  des  hymnes  et  des 
chants  en  l'honneur  des  martyrs;  il  traduisit  aussi  les 
canons  des  318  Pères  et  composa  une  histoire  de  ce 
saint  concile  (de  Nicée).  »  Bibl.  orient.,  t.  m  a,  p.  73  sq. 
Il  est  assez  naturel  qu'un  évêque,  ami  des  martyrs, 
dans  la  situation  de  Marouta,  ait  recueilli  avec  un  soin 
égal  les  restes  de  leurs  corps  et  les  îécits  de  leurs  sup- 
plices: mais  il  est  permis  aussi  de  soupçonner  des  écri- 
vains tardifs  d'avoir  étendu  sans  preuves  certaines  le 
champ  de  son  activité.  Comment,  en  tout  cas,  distin- 
guer parmi  les  passions  en  langue  syriaque  la  collection 
de  l'évêque  de  Maypherqat?  J.-S.  Assémani,  qui  avait 
rapporté  du  monastère  de  Sainte-Marie-des-Syriens, 
au  désert  de  Scété,  deux  très  anciens  mss.  hagiogra- 
phiques, a  délibérément  revendiqué  pour  Marouta 
tous  les  actes  postérieurs  à  Eusèbe  de  Césarée  jusqu'au 
récit  du  martyre  de  saint  Jacques  PIntercis  inclusive- 
ment (t  27  novembre  421).  L'argumentation  n'esl  pas 
concluante  et  il  vaut  mieux  avouer  que,  dans  l'étal 
actuel  de  nos  connaissances,  on  ne  saurait  affirmer 
avec  certitude  ni  dans  un  sens  ni  dans  l'autre.  Il  fau- 
drait d'abord,  pour  étudier  l'authenticité  des  collec- 
tions, distinguer  entre  les  deux  mss.  du  Vatican, 
160  et  161.  C'est  ainsi,  par  exemple,  que  la  passion  de 
saint  Jacques  PIntercis,  postérieure  à  la  date  proposée 
ci-dessus  pour  la  mort  de  Marouta,  ne  figure  pas  dans 
le  Valic.  syr.  160.  <  >r  les  fol.  .S0-2I<»  de  ce  ms.,  qui  for 


147 


MAROUÏA    DE    MAYPHERQAT 


148 


nient  la  plus  ancienne  collection  de  passions  connue, 
ont  été  écrits  dans  la  première  moitié  du  v°  siècle,  car 
leur  caractère  est  très  proche  de  celui  des  mss.  de 
l'Eusèbe  syriaque,  datés  de  411  et  412;  cf.  Anal, 
liollond.,  1921,  t.  xxxix,  p.  338.  Bien  que  mutilé  de 
ses  dernières  pages,  ce  recueil  nous  prouve  que,  cer- 
tainement dans  la  première  moitié  et  probablement 
dans  le  premier  quart  du  v  siècle,  il  y  eut  en  Mésopo- 
tamie une  ample  collection  d'actes  de  martyrs,  orien- 
taux et  occidentaux.  Il  est  tentant  d'attribuer  la  com- 
position de  cette  collection  à  celui  dont  l'activité  à  la 
recherche  des  corps  saints  fit  donner  à  son  siège  le 
nom  de  Martyr  opolis  ;  l'ambassadeur  d'Arcadius 
n'ignorait  évidemment  pas  le  grec,  il  peut  donc  avoir 
été  à  la  fois  le  collecteur  des  passions  persanes  et  le 
traducteur  des  actes  occidentaux. 

D'autres  que  Marouta  avaient  aussi  travaillé  à 
recueillir  les  récits  des  supplices  endurés  sous  Sapor; 
d'après  la  chronique  de  Séert,  Pair.  Orient.,  t.  iv, 
p.  289  [79]  :«  Marouta,  évêque  de  Maypherqat,  et  le 
patriarche  Ahay  écrivirent  le  martyrologe  de  ceux  qui 
souffrirent  le  martyre  au  temps  de  Sapor.  »  Amr  et 
Mari,  loc.  cit.,  ne  mentionnent  même  à  ce  sujet  que  le 
catholicos  Ahay. 

Il  semble  impossible  également  de  déterminer  quels 
chants  liturgiques  ont  été  composés  par  Marouta  : 
A.  Baumstark  propose  de  lui  attribuer  certaines  pièces 
en  l'honneur  des  martyrs,  qui  sont  chantées  par  les 
nestoriens  et  chaldéens  catholiques  aux  vêpres  et  aux 
matines  des  jours  de  semaine.  Gesch.  dersyr.  Literatur, 
Bonn,  1922,  p.  53. 

Célèbre  pour  son  amour  envers  les  martyrs,  Marouta 
ne  le  fut  pas  moins  pour  le  zèle  à  faire  appliquer  en 
Perse  les  décisions  de  Nicce.  Il  est  certain  par  les  actes 
du  concile  de  410,  Synodicon  orientale,  p.  20  sq.,  trad., 
p.  258-260,  que  les  membres  de  ce  synode  prirent 
connaissance  d'une  collection  de  canons  «  des  318 
Pères  »  dont  l'ambassadeur  d'Arcadius  leur  apportait 
le  texte,  et  jurèrent  de  s'y  conformer.  La  chronique  de 
Séert  parle  des  canons  «  provenant  de  la  copie  de 
Marouta,  évêque  de  Maypherqat  »,  Pair,  orient.,  t.  iv, 
p.  280  [70];  'Abdisô  parle,  comme  il  a  été  dit,  d'une 
traduction  des  canons  et  d'une  histoire  du  concile. 
J.-S.  Assémani  n'en  avait  rien  retrouvé  et  se  lamentait 
de  ce  que  ces  précieux  ouvrages  devaient  en  quelque 
point  de  l'Orient  servir  de  pâture  à  la  vermine,  Bibl. 
orient.,  1. 1,  p.  195;  il  semble  bien  cependant  que  nous 
en  ayons  récupéré  quelque  chose.  Parmi  les  mss.  copiés 
en  Orient  par  les  soins  de  Mgr  Clément  David,  il  en 
est  deux,  Borgia  syr.  81  et  82  (autrefois  K.  VI.  3  et  4) 
qui  contiennent  une  série  de  textes  canoniques.  Le 
début  du  ras.  82  présente  un  aspect  singulier  :  l'ori- 
ginal sur  lequel  il  fut  copié,  au  monastère  de  Babban 
Hormizd,  près  Mossoul,  avait  ses  premiers  feuillets 
détériorés  et  déplacés;  le  copiste  consciencieux,  mais 
timide,  les  a  transcrits  bout  à  bout,  laissant  en  blanc 
la  place  des  mots  illisibles  ou  détruits.  Les  115  pre- 
mières pages  se  rapportent  au  concile  de  Nicée,  et 
comme  il  s'y  trouve  une  lettre  de  Marouta  au  catholi- 
cos Isaac,  on  est  fondé  à  y  chercher  le  corpus  rédigé  par 
Marouta  en  faveur  des  chrétientés  persanes.  M.  Braun, 
qui  a  publié  une  traduction  de  tout  cet  ensemble  dans 
l'ouvrage  mentionné  ci-dessus,  De  sancta  Nicœna 
synodo,  énumère  comme  suit  la  série  des  morceaux 
dont  l'enchaînement  est  certain,  p.  13  sq.  :  fragments 
des  canons  15-20  de  Nicée,  liste  des  évêques  présents 
au  concile,  lettre  de  l'empereur  Constantin  donnant 
l'ordre  de  brûler  les  écrits  d'Arius,  lettre  de  Marouta 
au  catholicos  Isaac,  enfin  73  canons.  Les  pièces  qui 
font  partie  de  la  collection,  mais  dans  un  ordre  indé- 
terminé sont  :  le  symbole  de  Nicée-Constantinople 
avec  commentaire,  qui  était  probablement  la  dernière 
pièce  du  recueil,  l'explication  de  certains  termes  grecs 


en  usage  dans  l'Église,  quelques  développements  his- 
toriques sur  le  monachisme,  un  catalogue  de  treize 
hérésies,  enfin  une  histoire  de  Constantin,  d'Hélène 
et  du  concile.  M.  Braun  pense  que  ces  trois  derniers 
morceaux  appartiennent  à  la  lettre  de  Marouta.  Mais 
cette  lettre  est-elle  bien  authentique,  dans  toutes  ses 
parties  au  moins?  Les  difficultés  ont  été  parfaitement 
discernées  par  M.  Braun  :  l'histoire  de  Constantin  et 
de  sa  mère,  qui  devient  originaire  des  environs 
d'Édesse,  est  trop  loin  de  la  vérité  pour  qu'on  puisse 
l'attribuer  à  un  évêque  à  peine  postérieur  d'un  demi- 
siècle  aux  événements  qu'il  rapporte  et  qui  avait  fré- 
quenté la  cour  de  Constantinople.  Il  est  probable 
cependant  qu'au  fond  du  texte  transmis  par  le  ms. 
Borgia  syr.  82  il  y  a  quelque  chose  de  Marouta,  mais 
les  additions  nous  empêchent  de  retrouver  l'état  pri- 
mitif. Quant  à  l'explication  du  symbole,  elle  ne  peut 
remonter  au  début  du  v6  siècle,  car  il  y  est  fait  allusion 
aux  controverses  entre  monophysites  et  nestoriens. 

Deux  parties  de  la  collection  méritent  une  attention 
particulière  :  les  73  canons  et  le  catalogue  des  hérésies. 
Si  le  contexte  est  seul  dans  le  syriaque  à  établir  une 
relation  entre  Marouta  et  les  73  canons,  il  est  dit 
expressément  dans  le  recueil  canonique  d'Abu'l- 
faradj  *Abd  Allah  ibn  at-Tibb  (t  1043),  ms.  Valic. 
arab.  153,  fol.  15,  qu'ils  furent  «  traduits  par  Marouta, 
évêque  de  Mayyâfârîqîn,  à  la  prière  de  mâr  Isaac  ». 
Leur  fortune  a  été  grande,  car  si  on  ne  les  trouve  avec 
leur  ordre  primitif  que  dans  les  recueils  nestoriens 
d'Ibn  at-libb  et  d'Elias  Djauharî  (f  vers  900),  ms. 
Vatic.  arab.  157,  fol.  31-52  v»,  ils  ont  passé  avec  une 
autre  distribution  dans  la  plupart  des  collections  cano- 
niques de  Syrie  et  d'Egypte,  melkites  ou  coptes- 
jacobites,  formant  une  partie  de  ce  qu'on  a  coutume 
d'appeler  «  canons  arabes  de  Nicée  ».  Cf.  Hefele- 
Leclercq,  Histoire  des  conciles,  1. 1  a,  p.  158  sq.  et  n.  3. 
Nous  n'avons  pas  à  nous  étendre  sur  cette  question; 
plusieurs  canons  ne  peuvent  remonter  à  l'époque  de 
Marouta.  M.  Braun  pense  toutefois  que,  pour  aider 
Isaac  dans  la  réorganisation  de  l'Église  persane, 
l'évêque  de  Maypherqat  avait  composé  un  recueil  de 
certains  règlements  en  usage  dans  l'Église  d'Anlioche, 
et  que  ce  recueil  formerait  le  fond  de  la  collection 
actuelle.  Cette  thèse  est  à  retenir. 

Le  catalogue  des  hérésies,  qui  intéresse  particuliè- 
rement les  théologiens  paraît  indiscutablement  au- 
thentique :  il  ne  contient  aucune  allusion  aux  contro- 
verses christologiques  du  ve  siècle,  et  les  hérésies  qu'on 
y  trouve  sont  bien'celles  qui  pouvaient  être  citées  par 
un  évêque  de  Mésopotamie  aux  environs  de  l'an  400. 
Ce  catalogue  avait  été  publié  dans  Mansi, 
Concil.,  t.  n  (1759),  col.  105C-1060,  en  une  traduction 
d'Abraham  Ecchellensis.  Mais  on  ne  savait  que  penser 
de  ce  passage  d'une  préface  au  concile  de  Nicée  tirée 
ex  arabicis  Orientalium  codicibus,  sans  aucune  indi- 
cation d'auteur.  La  publication  de  Braun,  en  replaçant 
ce  texte  dans  son  cadre  historique,  lui  conféra  une 
nouvelle  valeur;  ce  fut  l'occasion  pour  A.  von  Har- 
nack  d'en  réimprimer  les  éléments  connus,  traduction 
du  syriaque  par  Braun  et  de  l'arabe,  interpolé,  par 
Ecchellensis,  avec  un  bref  commentaire  historique, 
Der  Ketzer-Katalog  des  Bischofs  Maruta  von  Mai- 
pherkat,  dans  Texte  und  Untersuch.,  N.  F.,  t.  iv, 
fasc.  1  b,  Leipzig,  1899.  L'édition  du  texte  syriaque 
manquait  toujours;  Mgr  Rahmânî  l'a  publiée  d'après 
le  ms.  Borgia  et  un  autre  non  lacuneux  d'Alqoch,  avec 
une  traduction  latine  et  d'intéressantes  annotations 
d'après  les  écrivains  syriaques,  Sludia  Syriaca,  fasc.  4, 
Documenta  de  antiquis  hseresibus,  Charfé,  1909,  p.  98- 
103  de  la  pagination  syriaque;  introd.,p.  29-55,  trad., 
p.  76-80.  Il  y  aurait  peu  à  gagner  sans  doute  pour 
l'établissement  du  texte  dans  l'examen  des  traductions 
arabes;  il  est  bon  cependant  de  signaler  que  le  cata- 


1  i9 


M  BROUTA     DE    MAYIMIEROAT 


MA  HO TARD 


150 


logue  existe  sans  interpolations  dans  le  recueil 
d'Elias  Djauharî,  Vatic.  arab.  157,  fol.  19  v°-21  v»,  et, 
SOOS  une  forme  moins  pure,  dans  la  Lampe  des  Té- 
nèbres, c.  i.  §  18,  Yalic.  arab.  623,  fol.  17  V>-20  v°; 
cf.  art.  Kabab  (Sains  ar-Ri'dsah  Abû'-l  Barakât), 
t.  vin,  col.  2293. 

Les  hérétiques  mentionnés  sont  les  judéo-chrétiens 
désignés  sous  le  nom  de  sabbatiens,  les  partisans  de 
Simon  le  magicien  ou  simoniens,  les  marcionites,  les 
disciples  de  Paul  de  Samosate,  les  manichéens,  les 
audiens  (texte  syriaque  de  Rahmânî,  traductions 
arabes  d'Elias  Djauharî  et  d'Ibn  Kabar:  photiniens 
dans  Ecchellensis,  nom  en  blanc  dans  Braun-Har- 
nack),  les  borboriens,  les  koukécns  analogues  aux 
samaritains,  les  bardesanites,  les  ariens,  eunoméens 
et  macédoniens,  les  montanistes,  les  timothéens,  qui 
ressemblent  aux  apostoliques  ou  apotactiques  d'Épi- 
phane,  Heeres  lxi  (Harnack'K  enfin  les  cathares  ou 
novatiens. 

J.-S.  Assémani  a  revendiqué  aussi  pour  l'évêque  de 
Maypherqat,  la  composition  d'une  anaphore  et  d'un 
commentaire  sur  les  évangiles,  Bibl.  orient.,  t.  i, 
p.  179,  mais  ces  écrits  appartiennent  à  un  autre 
Marouta,  mort  évêque  de  Takrit  en  649.  Les  deux 
personnages  ont  été  confondus  et  Takrit  audacieuse- 
ment  identifiée  à  Maypherqat,  ibid.,  p.  174.  Cette 
erreur  a  la  vie  dure,  c'est  ainsi  qu'on  la  trouve  dans 
la  notice  du  Dictionanj  of  Christian  biography,  1882, 
t.  m,  p.  859;  Kirchenlexikon,  2°  édit.,  1893,  t.  vm, 
col.  958-960,  sous  lasignature  de  Zingerle;  The  catholic 
Encyclopwdia,  1910,  t.  ix,  p.  748;  Enciclopedia 
universal  ilustrada  Europeo-Americana,  Barcelone, 
t.  xxxiii,  p.  606. 

En  plus  des  ouvrages  mentionnés  dans  le  cours  de  l'ar- 
ticle, voir  :  W.  Wright,  A  short  hisiory  of  syriac  lilieralure, 
Londres,  1894,  p.  44-46;  Realenajïlopàdie  fur  protestan- 
tische  Théologie  und  Kirche,  t.  xn,  Leipzig,  1903,  p.  392  sq., 
art.  de  Nestlé;  Rubens  Duval,  La  littérature  syriaque,  3'  éd., 
Paris,  1907,  p.  122  sq.,  159  sq.;  A.  Baumstark,  Geschichle 
iler  syrischen  Lilcratur,  Bonn,  1922,  p.  53  sq.  ;  ().  Bardenhe- 
wer,  Geschichte  der  alkirehlichen  Lileratur,  t.  iv,  Fribourg- 
en-B.,  1925,  p.  3S0-3S5. 

.     E.      TlSSERANT. 

1.MARQUARD  Léon  d'Augsbourg,  mort  dans 
sa  patrie  le  30  janvier  1633,  avait  été  un  des 
religieux  les  plus  éminents  de  la  province  observan- 
tine  de  Strasbourg,  dont  il  fut  deux  fois  provincial. 
Au  chapitre  général  tenu  à  Rome  le  9  juin  1612,  le 
P.  Léon  était  élu  définiteur  général,  juste  hommage 
rendu  à  sa  science  et  à  ses  nombreux  mérites.  Non  seu- 
lement il  enseigna  ses  confrères  comme  lecteur  général, 
mais  il  s'appliqua  encore  avec  zèle  à  la  conversion  des 
protestants  et  publia  de  nombreux  ouvrages  de  con- 
troverse, tant  en  latin  qu'en  langue  vulgaire.  On  cite 
de  lui  :  Conclusiones  theoloyicee  de  sacramenlis  in 
yenere,  in-4°,  Munich,  1597;  Thèses  de  almo  eucharisties 
sacramenlo  ;  de  anima  in  commuai  et  de  vegetativœ,  sen- 
silivee  ac  ralionalis  quidditatibus  et  passionibus,  ibid.; 
de  ine/fabili  et  augustissimo  Verbi  incarnati  mysterio, 
ibid.,  1599;  de  supersubstantiali,  secrelissimaque  divina 
Dei  essenlia,  ibid.,  1601;  de  substanlia,  proprietatibus 
et  condilionibus  spirituum  angelicorum  bonorum  et 
malorum,  ibid.,  1603;  Axiomata  theologica  de  una,  vera 
et  sacrosancla  Christi  in  terris  Ecclesia  militante,  ibid., 
1605;  Grùndliche  Erôrhrung  und  christliche  Widerle- 
gung,  dass  Martin  Luther  in  allen  und  jeden  mil  dem 
Rômischen  Papslthum  slreitigen  Puncten  gelehrt  und 
geglaubt  habe  das  jenige,  was  stracks  nach  der  heiligen 
A  pastel  Zeiten  in  den  nachstjolgenden  600  Juhren 
ojlenllich  ist  geglaubt  und  gelehrt  worden  :  Von  D.  Georg 
Midler,  Wittenbergischen  Pràdicanten,  anno  1606. 
amgangen,  anjezo  aber,  nach  seinem  Ableben,  Jacob 
Ileylbrunners  unkatholischem  Papslthum,  dem  er  sich, 
neben   andern    Pràdicanten,    unlerschrieben,    enlgegen- 


gesetzt,    [ngolstadt,    1607:   Enumeratio   methodica   et 

compendiosa  selectissimorum  et  omni  excepiîone  majo- 
rum  scriplorum  totius  occidenlis,  meridiei  et  oricnti.t 
Ecclesiarum,  quibus  evidenlissimum  fit  certoque  probatur 
non  tanlitm  europœam,  sed  et  africanam,  alexandrinam, 
jerosolymitanam.  antiochenam,  conslantinopolitanam, 
asiaticam  et  orientaient  Ecclesias,  ante  mille  annos 
romanœ  Ecclesiœ  ut  capiti  suo  perpetuo  adhœsisse, 
et  vicissim  Pétri  successorem  ut  pastorem  œcumenicum 
eis  invigilasse,...  in-8°,  ibid.,  1609;  Eoangelisches 
Examen  und  rechlmàssige  Behôrung  der  oermeinten 
ehristlichen  Prcdiyt.  vom  Beruf  der  Kirchendiener, 
M.  Melchior  Volcii  Pràdicanten  bey  St.  Anna,  in-4°, 
ibid.,  1609;  Kalechismus  wahrer  Religion  und  Glau- 
bens,  darinn  ailes,  was  ein  jeder  guterzigcr  Christ  bey 
diesen  Religions-Streit  zu  bedenken,  als  in  einer  Summa 
begrifjen.  Sampt  anyehangten  ehristlichen...  Gebetlen, 
in-8°,  ibid.,  1610;  Qualiler  cum  heereticis  disputandum 
sit,  et  ubi  vera  Dei  Ecclesia  sit,  in-4°,  Bamberg,  1610; 
Kalechismus  oder  wahrer  chrisllich-und  recht  evange- 
lischer  Begrifj  und  Innhalt  aller  und  jeder  Puncten  der 
allein  seligmachenden  wahren  Religion  und  Glaubens, 
Dillingen,  1618;  Augsbourg,  1629;  Examen  tractalus 
Joannis  Henrici  Hiemers  prœconis  lutherani  de  fra- 
ternitale  B.  Mariée  Virginis  in  Reilh,  Dillingen,  1619, 
titre  donné  par  Wadding  d'un  livre  publié  en  alle- 
mand; Demonstratio  catholica  et  universalis  sanctee 
romanee  Ecclesiee  et  ejusdem  fidei  perpétuée,  in-fol., 
Lechhausen,   1622. 

Wadding-Sbaraglia,  Scriptores  ord.  minorum,  Rome, 
1906-1921;  Veith,  Bibliotheca  Auguslana,  Alphabetum  X, 
Augsbourg,  1793;  Hurter,  Nomenclator,  3e  édit.,  t.  m, 
col.  744;  Minges,  Geschichte  der  Franziskaner  in  Bayera, 
Munich,  1896. 

P.  Edouard  d'Alençon. 

2.  MARQUARD  Léon  de  Lindau  en  Bavière, 
est  un  des  meilleurs  représentants  de  la  mystique 
franciscaine  en  Allemagne  au  xive  siècle.  —  Il  étudia 
à  l'Université  de  Paris.  Le  26  octobre  1379,  le  pape 
Clément  VII  ordonna  à  son  légat  en  Rhénanie,  Jean 
de  Bâle,  O.  S.  A.,  de  lui  conférer  le  grade  de  maître  en 
théologie,  ainsi  qu'à  Théobald  d'Altkirch,  O.  P.,  quia 
in  pluribus  et  diversis  studiis  generalibus  in  theologia 
longis  temporibus  studuerunt  et  legerunt.'  K.  Eubel, 
Bullarium  franciscanum,  Rome,  1904,  t.  vu,  p.  219. 
Custode  de  Bodense,  il  fut  élu  en  1389,  au  chapitre  de 
Strasbourg,  provincial  de  l'Allemagne  supérieure. 
K.  Eubel,  Geschichle  der  obcrdeulschen  (Slrassburger) 
Minoriten-Provinz,  Wurzbourg,  1886,  p.  164.  En  1390, 
il  tint  un  chapitre  à  Nuremberg,  en  1391,  à  Essling, 
et  le  24  juin  1392  à  Bâle.  Peu  après,  le  13  août,  il 
mourut  à  Constance. 

Outre  les  Constitutions  qu'il  rédigea  pour  sa  pro- 
vince, Marquard  de  Lindau  composa  plusieurs  opus- 
cules mystiques  en  latin  et  en  allemand.  Glassberger, 
Analecla  franciscana,  Quaracchi,  1887,  t.  n,  p.  218,  219, 
en  énumère  29,  tout  en  omettant  ceux  qu'il  n'a  pas 
vu  et  qu'il  assure  nombreux  encore.  Plusieurs  de  ces 
traités  ont  été  conservés  mss.  :  De  arca  Noe,  Magde- 
bourg,  Bibl.  d'État,  cod.  12,  fol.  157;  Munich,  lat. 
18  729,  fol.  184.  —  De  perfeclione  humanitatis  Christi, 
Berlin,  Bibl!  d'État,  cod.  theol.  lat.  518,  fol.  218, 
Munich,  lat.  8414,  fol.  304,  lat.  18  729,  fol.  155,  lat. 
9022,  fol.  83,  Magdebourg,  cod.  12.  —  De  nobililate 
creaturarum,  Munich,  lat.  15  175,  fol.  153,  lat.  18  729, 
fol.  161,  lat.  8987,  fol.  300;  Berlin,  cod.  theol.  lat.  518, 
fol.  255.  —  De  trono  Salomonis,  Munich,  lat.  8987, 
fol.  188.  —  De  horto  spirituali,  Munich,  lat.  8434,  fol. 
292.  — De  horto  paradisi,  Munich,  lat.  8987,  fol.  290.  — 
De  ftliorum  Israël  in  Mgyptum  descensione,  Munich, 
lat.  15  325,  fol.  195,  lat.' 9003,  fol.  97.  —  De  quinqiu 
sensibus,  Munich,  lat.  18  729,  fol.  331,  tut.  8987, 
fol.   360.  De   septem   artibus,    Munich,    lat.    8987, 


151 


MARQUARD   —   MARSILE    D'INGEN 


152 


fol.  296.  —  De  decem  prœceptis,  Munich,  lat.  0003, 
fol.  149.  -  -  De  decem  vitiis  eorumque  remediis,  ibid., 
fol.  125,  cl  lat.  18  729,  fol.  174;  De  instinctibus, 
Munich,  lat.  9003,  fol.  205;  De  reparatione  hominis, 
Berlin,  cod.  theol.  lat.  361,  fol.  129;  Saint-Gall,  cod. 
773  et  787;  Engelberg,  Bibl.  des  PP.  bénédictins, 
cod.  321,  fol.  37  (écrit  à  Stams  le  2  mai  1386).  —  De 
partis  damnatorum,  Berlin,  cod.  theol.  lut.  518,  fol.  238; 
Munich,  lat.  8987,  fol.  352,  lat.  18  729,  fol.  145.  — 
De  remuneratione  clericorum,  Berlin,  ibid.,  fol.  243.  — 
De  quadruplici  homine,  Berlin,  ibid..,  fol.  259.  —  De 
septem  gradibus  amoris,  Berlin,  ibid.,  fol.  267.  —  De 
dignitate  sacerdolis,  ibid.,  fol.  230.  —  Interrogaliones 
quas  Deus  loquitur  in  anima  nostra,  Munich,  lat.  8987, 
fol.  259. 

Quant  aux  autres  opuscules  dont  Glassberger  repro- 
duit le  titre  et  l'incipit,  les  catalogues  des  bibliothèques 
d'Allemagne  ne  donnent  point  de  renseignements. 
Outre  ces  traités,  le 'cod.  theol.  lat.  518,  fol.  251,  255, 
274-314  de  Berlin  et  le  ms.  lat.  8987,  fol.  197,  253,  287, 
de  Munich,  contiennent  aussi  plusieurs  sermons  de 
Marquard,  dont  un  sur  l'immaculée  conception. 

Hasak,  M.  von  Lindau.  Ein  Epheukranz  oder  Erklàrung 
<l<r  10  Gtbcle  nath  der  Originalausgabc,  Augsbourg,  1889; 
K.  Eubcl,  Gcsehichte,  etc.,  p.  35,  164,228,  235,256,  341; 
P.  Mingf  s,  O.  F.  M.,  Geschichte  der  Franziskaner  in  Bayern, 
Munich,  1896,  p.  26. 

E.    LONGPRÉ. 

1 .  MARSILE  D'INGEN,  philosophe  et  théo- 
logien du  xive  siècle  (t  1396).  ■ —  Originaire  du  bourg 
d'Ingen,  dans  la  Gueldre  (Pays-Bas),  il  vint  à  Paris  à 
une  date  que  l'on  ne  saurait  préciser;  en  1362  il  com- 
mence à  «  régenter  »  à  la  Faculté  des  Arts,  où  il 
acquerra  bientôt  une  extrême  considération.  A  deux 
reprises,  en  1367  et  1371,  il  est  élu  recteur  de  l'Univer- 
sité (  à  cette  date  la  fonction  était  trimestrielle).  De 
son  côté  la  «  nation  anglaise  »  à  laquelle  il  appartenait 
le  choisit  comme  procureur  en  1362,  1373,  1374,  1375. 
Voir  le  Liber  j  rocuratorum  nationis  anglicœ,  dans 
Denifle,  Auctari  m  chartularii  Universit.  Paris.,  t.  i. 
Cette  même  «  nation  »  le  députe  en  1368  à  la  cour  pon- 
tificale (en  Avignon)  pour  y  porter  le  «  rôle  »  de  ses 
membres.  En  1376  encore  Marsile  est  élu  comme  repré- 
sentant de  la  nation  en  curie.  Parti  pour  Avignon  et 
l'Italie  (que  Grégoire  XIregagnait  alors)  en  mai  1377,  il 
se  trouve  en  curie  au  moment  de  l'élection  d'Urbain  VI 
(avril  1378);  en  juillet  1378  il  est  à  Tivoli,  auprès  du 
nouveau  pape,  au  moment  où  se  produisent  les  réunions 
qui'  vont  aboutir  au  Grand  Schisme.  La  lettre  qu'il  écrit 
àJ'Université  de  Paris,  le  27  juillet,  expose  que  jamais 
les  menaces  de  schisme  n'ont  été  plus  graves;  elle  ne 
témoigne  pas  d'une  bien  grande  chaleur  pour  la  cause 
d'Urbain  VI.  Texte  dans  Du  Boulay,  Hist.  Universit. 
Paris.,  t.  iv,  p.  466,  et  dans  Denifle,  Chartularium 
Universit.  Paris.,  t.  m,  n.  1608.  On  ignore  ce  que  fit 
Marsile  dans  les  années  qui  suivirent  immédiatement; 
son  nom  ne  se  retrouve  plus  dans  le  Liber  procura- 
torum.  Il  est  certainement  revenu  à  Paris,  mais  d'après 
Denifle,  Auctarium,  t.  i,  p.  659,  n.  5,  il  avait  quitté 
avant  1382,  sans  doute  à  cause  des  dissensions  qui 
déchirèrent  alors  l'Université.  En  1386  il  est  à  Heidel- 
berg  où  vraisemblablement  il  séjournait  depuis  quelque 
temps.  Le  comte  palatin  venait  de  décider  dans  cette 
ville,  peut-être  sur  les  suggestions  de  Marsile,  la  fonda- 
tion d'une  université  à  qui  Urbain  VI  donna  la  bulle 
d'érection  le  23  octobre  1385.  Marsile  devint  l'un  des 
membres  les  plus  actifs  de  la  nouvelle  institution  dont 
il  est  à  bon  droit  considéré  comme  l'organisateur.  Il 
l'établit  sur  le  même  plan  que  l'Université  de  Paris 
dont  il  ne  pouvait  oublier  les  leçons,  et,  lui  infusa  en 
même  temps  le  «  nominalisme  »  qui  régnait  alors  en 
maître  sur  les  bords  de  la  Seine.  Professeur  à  la  Faculté 
des   Arts,   où   il   commença  d'enseigner  le   19  octo- 


bre 1386,  il  fut  élu  recteur  le  17  novembre  de  la  même 
année,  et  fut  investi  jusqu'à  sept  fois  de  cette  charge. 
D'après  un  texte  que  l'on  va  lire,  il  est  clair  qu'il  a 
finalement  abandonné  les  Arts  pour  la  Théologie. 
Rome  le  revit  en  1389  où  il  vint  porter  à  Boniface  IX 
le  rôle  de  l'université.  La  date  de  sa  mort,  sur  laquelle 
les  critiques  ont  été  en  désaccord,  est  fixée  par  un 
texte  sans  ambiguïté  :  Anno  MCCCXCVI,  die  20' 
mensis  augusli,  obiit  venerabilis  Marsilius  de  Inghen. 
canonicus  Ecclesiœ  Sancti  Andrese  Coloniensis  et  the- 
saurarius,  /undator  hujus  studii  et  initialor,  in  sacra 

THEOLOGIA    DOCTOR   EGREGIUS   HIC  PRIMUS   FOR.MATUS. 

qui  multa  volumina  in  theologia  et  in  artibus  nostrœ 
universitati  legavit.  Acta  Univers.  Heidelb.,  t.  i,  p.  61 . 
cité  par  Wundt,  Skizze  einer  Geschichte...,  p.  309.310: 
voir  aussi  G.  Tœpke,  Die  Matrikel,  t.  i,  p.  645.  Cette 
notice  indique  clairement  que  Marsile  ne  prit  qu'à 
Heidelberg  le  grade  de  docteur  en  théologie,  n'ayant 
fait  partie,  à  Paris,  que  de  la  Faculté  des  Arts,  comme 
le  marquent  tous  les  textes  qui  parlent  de  son  séjour 
en  cette  ville.  Voir  G.  Tœpke,  loc.  cit.,  1. 1,  p.  3,  n.  6. 
Les  livres  composés  par  Marsile  avaient  été  légués, 
comme  le  reste  de  sa  bibliothèque,  assez  considérable 
pour  l'époque,  à  l'Université  de  Heidelberg.  Trithème, 
à  cent  ans  de  là,  donne  l'énumération  des  ouvrages 
du  docteur  qui  s'y  conservaient  :  Quaestiones  Senten- 
tiarum  libri  quatuor;  Dialectica  notabilis  liber  unus; 
Commentariorum  in  Aristotelem  libri  plures  et  quœdam 
alia.  Il  est  difficile  de  suivre  le  sort  de  ces  mss.  ;  mais 
plusieurs  de  ces  traités  ont  été  imprimés  à  la  fin  du 
xv»  et  au  début  du  x\ie  siècle.  —  1.  Les  Quœstiones 
super  1 V  libros  Sententiarum,  ont  paru  à  Strasbourg 
en  1501,  2  vol.  petit  in-fol.  (un  exemplaire  complet  se 
trouve  à  la  Bibliothèque  nationale  de  Strasbourg,  K, 
2523;  contrairement  aux  indications  de  Copinger, 
Supplément  lo  Hain,  n.  3885,  il  contient  des  questions 
sur  les  4  livres  et  non  pas  seulement  sur  les  2  premiers). 
Hauréau  dit  avoir  connu  une  édition  de  la  Haye,  1497, 
contenant  les  deux  premiers  livres.  — 2.  Les  Quœstiones 
exquisitœ  in  libros  Aristolelis  de  gencralione  et  corrup- 
tione  ont  paru  aussi  à  Strasbourg,  1501  (même  Biblio- 
thèque, E,ll  680);  Hain,  n.  10  782,  signale  une  édition 
parue  à  Venise,  1500,  avec  des  corrections  de  M"  Nico- 
let,  docteur  en  médecine.  —  3.  Abbreviationes  libri 
Physicorum  editœ  a  Marsilio  Inguen  doctore  parisiensi, 
signalées  par  Hain,  n.  10  780,  comme  publiées  s.l.n.d.; 
on  trouve  une  mention,  que  je  n'ai  pu  vérifier,  d'une 
édition  de  1482,  et  d'une  édit.  de  Venise,  1521.  — 
4.  Quœstiones  subtilissimœ  Johannis  Marcilii  Inguen 
super  VIII  libros  Physicorum  secundum  nominalium 
viam,  Lyon,  1518.  Cet  ouvrage,  au  témoignage  de 
P.  Duhem,  donne  la  même  doctrine  que  le  précédent  : 
mêmes  conclusions,  soutenues  par  les  mêmes  argu- 
ments, presque  dans  les  mêmes  termes.  Il  est  donc 
très  surprenant  que,  juste  cent  ans  plus  tard,  le 
P.  François  de  Petigianis,  O.  M.,  l'ait  publié  sous  le 
nom  de  Duns  Scot.  J.  Duns  Scoti,  docloris  sublilis 
in  VIII  lib.  Physicorum  Aristolelis  quœstiones  et 
expositio,  Venise,  1617;  dès  lors  ces  Quœstiones  pas- 
sèrent dans  l'édition  des  Œuvres  de  Scot,  édit.  de 
Lyon,  1639,  t.  n;  toutefois  Wadding,  dans  la  préface, 
fit  remarquer  la  difficulté  d'attribuer  cet  ouvrage  au 
Docteur  subtil  et  indiqua  Marsile  comme  l'un  des 
auteurs  probables.  Sbaraglia  dans  le  Supplcmcntum 
et  castigalio  ad  Scriptores,  Rome,  1806,  p.  410-411, 
confirma  que  le  nom  de  Marsile  se  lisait  sur  d'anciens 
mss.  et  sur  des  éditions  imprimées.  Voir  sur  cette 
question,  qui  est  définitivement  réglée  :  P.  Duhem, 
Le  mouvement  absolu  et  le  mouvement  relatif,  dans 
Revue  de  Philosophie,  1908,  t.  xn,  p.  608  sq:,  reproduit 
et  tiré  à  part,  Montligeon,  1909,  p.  123;  antérieure- 
ment le  P.  Daniels,  O.  S.  B.,  a  établi  que,  dans  le  traité 
en    question,    Thomas    Bradwarden    est    cité    :    Die 


153 


MARS1LE    D'INGEN 


MARSILE    DE    l» A  DOUE 


15  { 


l  nechtheil  der  dem  Scotus  zugeschriebenen  Schrifl 
Expositio...,  dans  Quellenbeitràge  und  Unlersuch.  zur 
Geschichte  der  Gottesbeweise  (fait  partie  de  la  collec- 
tion :  Beilrùge  zur  Gesch.  der  Phil.  des  M.  A.,  t.  vin, 
fuse.  1-2,  p.  162-164);  cf.  aussi  E.  Longpré,  dans 
Rioista  di  filosofia  neo-scolastica,  Milan,  1926,  t.  xvm, 
p.  34-35.  —  5.  Oratio  compleetens  dictionis  clausulas 
et  elegantias  oratorias,  Heidelberg,  1499;  cf.  Hain, 
n.  10  781.  —  6.  Quant  à  la  Dialectica  notabilis  dont 
parle  Trithème,  et  qui  était  une  révision  dans  le  sens 
nominaliste  du  célèbre  manuel  de  Pierre  d'Espagne; 
elle  a  été  imprimée  (mais  avec  de  graves  modifications) 
par  les  soins  de  Conrad  Pschlacher,  Vienne,  1507, 
1512,  à  la  suite  dudit  traité  de  Pierre  d'Espagne, 
C.larissimi  philosophi  Marsilii  de  Inguen  textus  dia- 
lecticus  de  suppositionibus,  ampliationibus,  appella- 
tionibus,  reslrictionibus,  alienationibus  et  duobus  conse- 
quentiarum  partibus.  Des  quœstiones  sur  les  grands 
traités  de  logique  sont  attribuées  aussi  à  Marsile  par 
des  traducteurs  hébraïques.  Le  ms.  991  de  la  Bibl.  nat. 
de  Paris  contient  ainsi  une  traduction  en  hébreu  de 
questions  sur  les  Catégories  et  le  Péri  Herméneias  ;  cf. 
Histoire  littéraire  de  la  France,  1893,  t.  xxxi,  p.  728; 
Ad.  Jellineck  a  eu  en  main  une  traduction  hébraïque 
de  Quœstiones  sur  l'Isagogéde  Porphyre,  les  Catégories 
et  la  Rhétorique  d'Aristote. 

*  Les  pièces  relatives  au  professorat  de  Marsile  se  trouvent 
pour  la  période  parisienne  dans  Déni  fie  et  Châtelain, 
Chartularium  Uniuersitatis  Parisiensis,  t.  m,  et  dans  l'Auc- 
tarium,  1. 1;  pour  la  période  de  Heidelberg,  dans  G.  Tcepkc, 
Die  Matrikel  der  Universilàt  Heidelberg,  von  1386  bis  1662, 
t.  i,  Heidelberg,  18S4. 

Notices  littéraires  dans  Trithème, De  scriploribusecclesiast., 

■  lit.  de  Paris,  1512,  fol.  exun;  J.  Baie,  Illuslrium  Majoris 
Britanniœ  scriptorum  summarium,  VII  Cent.,  c.  v.fait  de 
Marsile  un  Anglais  trompé  par  le  fait  qu'il  appartenait  à  la 

■  nation  anglaise  »  de  l'Université  laquelle  comprenait  aussi 
des  Flamands  et  des  Allemands;  Bellarmin,  De  script. 
tir!.,  édit.,  de  Cologne,  1657,  p.  230;  Fabricius,  Bibl.  lat. 
mcd.  et  inftm.  œtatis,  édit.  de  Hambourg,  1735,  t.  v,  p.  101. 
Le  rôle  de  Ma  sile  à  Heidelberg  est  bien  décrit  dans  D.  L. 
Wundt,  Skizze  einer  Geschichte  der  Hohenschule  zu  Hei- 
delberg, parue  dans  le  Magazin  fur  die  Pfàlzisehe  Geschichte, 
1. 1,  Heidelberg,  1793;  le  frère  de  ce  dernier,  Charles-Casimir 
Wundt,  a  consacré  à  Marsile  une  Commeniatio  historica. 
Programme  d'université,  Heidelberg  1775.  —  Les  histoires 
générales  consacrent  quelques  mots  à  Marsile  :  Brucker, 
Historia  critica  philosophiw,  t.  in,  Leipzig,  1743,  p.  855  sq.; 
rectifications  au  t.  vi,  1767,  p.  603-610;  Hauréau,  Histoire 
de  la  philosophie  scolasliquc,  t.  n,  p.  433.  —  Les  notices  les 
plus  récentes,  et  bien  imparfaites,  sont  celles  de  A.  Budinsky, 
Oie  Universitàt  Paris  und  die  Fremden  an  derselben  im 
Mittelalter,  Berlin,  1876,  p.  174;  I'éret,  La  Faculté  de  théolo- 
gie de  Paris,  au  Moyen  Age,  t.  ni,  Paris,  1896,  p.  234-2^6; 
la  très  courte  brochure  de  Ad.  Jellineck,  Marsilius  ab 
lnqhen,  Leipzig,1859,  signalée  par  les  bibliographies,  con- 
tient exactement  11  lignes  sur  Marsile,  mais  elle  donne  en 
hébreu  la  préface  d'un  traducteur  rabbinique  des  questions 
de  Marsile  sur  Vlsagogj  de  Porphyre,  les  Catégories  et  la 
Rhétorique  d'Aristote  (12  p.),  la  préface  est  d'ailleurs  sans 
intérêt  pour  l'histoire  même  de  Marsile. 

É.  Amann. 
2.  MARSILE  DE  PADOUE  (fvers  1343), 
défenseur  du  parti  impérial  dans  le  conflit  survenu 
entre  Louis  de  Bavière  et  Jean  XXII.  —  I.  Vie.  II. 
Œuvres.  III.  Doctrines.  IV.  Condamnation  par 
l'Église.  V.   Influence. 

I.  Vie.  —  On  est  peu  et  mal  renseigné  sur  les  débuts 
de  sa  carrière.  Les  sources  sont  réunies  et  discutées  par 
N.  Valois,  dans  Histoire  littéraire  de  la  France,  t.  xxxm, 
p.  528  sq. 

1°  Formation.  —  Marsile  naquit  certainement  à 
Padoue  et,  comme  il  était  susceptible  d'être  élu  recteur 
de  l'Université  de  Paris  en  1312-1313,  il  semble  que  sa 
naissance  doive  être  reportée  entre  les  années  1270 
et  1280.  Le  nom  de  sa  famille  se  présente  sous  deux 
forme,  différentes,  entre  lesquelles  les  biographes  se 


sont  longtemps  partagés.  Son  contemporain  et  ami, 
Albertino  Mussato,  l'appelle  Kaimondini.  et  la  plu- 
part des  historiens  anciens  ont  retenu  ce  témoignage 
comme  décisif.  D'autre  part,  des  mss.  anciens  de  son 
œuvre  le  dénomment  Menardinus  ou  Mainardinus, 
transformé  parfois  en  Menandrinus,  et  cette  version 
est  confirmée  par  les  bulles  de  provision  qu'il  reçut 
du  pape  Jean  XXII  (14  oct.  1316  et  5  avr.  1318), 
où  il  est  appelé  de  Mainardino.  On  connaît  dès  le 
xii"  siècle  une  famille  padouane  de  ce  nom;  c'est  à  elle 
que  les  auteurs  récents  rattachent  de  préférence  notre 
auteur.  N.  Valois,  loc.  cit.,  p.  561.  Quoi  qu'il  en  soit, 
Marsile  fit,  à  l'Université  de  sa  ville  natale,  des  études 
qui  durent  être  brillantes.  Alb.  Mussato  l'appelle  «  la 
lumière  »  de  son  pays,  «  le  flambeau  de  la  terre  », 
Epist.,  xii,  dans  Grœvius  et  Burmann,  Thésaurus  antiq. 
et  hist.  Italiœ,  La  Haye,  1722,  t.  vi  b,  Suppl.,  col.  48-50, 
et  loue  ses  prodigieux  succès.  A  la  fin  de  son  stage 
universitaire,  il  hésitait  entre  l'exercice  de  la  médecine 
et  la  profession  d'avocat.  Encore  incertain  de  ses  voies: 
mais,  au  dire  du  même  témoin,  désireux  d'argent  et  de 
gloire,  il  erra  quelque  temps  d'un  endroit  à  l'autre. 
Durant  l'été  de  1311,  il  prit  un  instant  du  service  dans 
les  armées  germaniques  qui  occupaient  le  nord  de 
l'Italie.  C'est  alors  que  son  ami  Mussato  lui  adressa 
l'épître  qui  nous  fournit  ces  renseignements  pour  le 
ramener  aux  «  saintes  études  ».  Marsile  se  rendit  à, 
ces  objurgations  et  se  consacra  désormais  à  la  science, 
médicale.  Peut-être  faut-il  faire  remonter  à  ce  moment- 
là  son  entrée  dans  la  cléricàture.  Souvent  contesté, 
le  fait  n'est  plus  contestable,  puisque  Marsile  devait, 
quelques  années  plus  tard,  être  pourvu  de  bénéfices 
ecclésiastiques  par  le  pape  Jean  XXII. 

2°  Enseignement  à  Paris.  —  Un  concours  inconnu  de 
circonstances  dirigea  vers  la  France  les  pas  du  jeune 
savant. 

Aucune  source  ne  garantit  qu'il  ait,  comme  on  l'a 
souvent  prétendu,  passé  d'abord  par  Orléans  pour  y 
étudier  le  droit.  Il  se  rendit  immédiatement  à  Paris, 
attiré  sans  doute  par  le  renom  de  cette  université.  Ses 
talents  durent  s'y  affirmer  de  bonne  heure,  puisqu'il 
y  exerçait  les  fonctions  de  recteur  pendant  le  premier, 
trimestre  de  l'an  1313.  Denifle,  Chartularium  Univ. 
Paris.,  t.  n,  p.  158.  Marsile  séjourna  quelque  temps  en 
cour  d'Avignon.  Ce  qui  lui  permettait  plus  tard  d'invo- 
quer son  témoignage  personnel  quand  il  critiquait  les 
abus  de  la  curie.  Defensor  pacis,  n,  21.  En  attendant, 
il  sollicita  et  obtint  du  pape  un  des  canonicats  de 
l'Église  de  Padoue.  Lettre  de  Jean  XXII,  en  date  du 
14  octobre  1316,  publiée  d'abord  par  Ant.  Thomas, 
Mélanges  d'archéologie  et  d'histoire,  t. n,  p.  448;  ana- 
lysée dans  Valikanische  Akten  zur  deulschen  Geschichte 
in  der  Zeit  K.  Ludwigs  des  Bayern,  Inspruck,  1891, 
p.  5,  et  G.  Mollat,  Jean  XXII  :  Lettres  communes, 
n.  1482, 1. 1,  p.  142.  Une  nouvelle  lettre  du  5  avril  1318 
lui  accordait  l'expectative  du  premier  bénéfice  à  la 
collation  de  l'évêque  de  Padoue  qui  viendrait  à  vaquer 
dans  cette  Église.  Vatikanische  Akten,  p.  66,  et  Mol- 
lat, n.  6849,  t.  il,  p.  123.  Malgré  les  scrupules  de 
Denifle,  Chartularium,  t.  n,  p.  158,  on  admet  commu- 
nément et  il  faut  tenir  pour  certain  que  le  Marsile  qui 
fait  l'objet  de  ces  lettres  est  identique  à  notre  person- 
nage. «  N'est-il  pas  piquant,  observe  N.  Valois,  loc.  cit., 
p.  567,  de  voir  Marsile  de  Padoue,  comme  d'ailleurs 
son  collaborateur  et  ami  Jean  de  Jandun,  commencer 
par  recevoir  les  faveurs  du  pontife  qu'ils  allaient  bien- 
tôt combattre  avec  tant  d'animosité  ?  » 

Rien  ne  permet  de  dire  quand  et  comment  ont 
débuté  les  relations  qui  unissent  dans  l'histoire  les 
noms  de  ces  deux  maîtres.  On  a  souvent  présenté 
Jean  de  Jandun  comme  l'élève  de  Marsile;  mais  à 
tort,  car  Jean  était  déjà  un  philosophe  célèbre  quand 
celui-ci   arriva  de   Padoue.    Voir  Jean    de  Jandun, 


155 


MARSILE    DE   PAD01   I.     ŒUVRES 


156 


t.  vni,  col.  764-765.  Le  seul  amour  des  études  les  mit 
peut-être  en  rapport.  Marsile  put,  en  tout  cas,  lui 
procurer,  à  sa  grande  joie,  la  primeur  du  commentaire 
des  Problèmes  d'Aristote  que  venait  de  publier,  en 
1310,  le  médecin  et  alchimiste  padouan,  Pierre 
d'Abano.  N.  Valois,  loc.  cit.,  p.  554-555.  Toujours 
est-il  qu'une  collaboration-  s'ensuivit,  qui  allait  les 
jeter  l'un  et  l'autre  dans  les  pires  aventures  de  la 
pensée  et  de  l'action. 

3°  Participation  au  conflit  politico-ecclésiastique.  — 
Depuis  l'avènement  de  Jean  XXII,  un  nouveau 
et  très  grave  conflit  venait  de  mettre  aux  prises 
l'Allemagne  et  le  Saint-Siège. 

Entre  Frédéric  d'Autriche  et  Louis  de  Bavière,  qui 
se  disputaient  le  trône  impérial,  le  pape  avait  pris 
parti  pour  le  premier.  Le  Bavarois  maintint  ses  pré- 
tentions et  parvint  à  se  débarrasser  de  son  adversaire 
par  la  victoire  de  Mûhldorf  (28  septembre  1322).  Il 
était  d'ailleurs  encouragé  à  la  résistance  par  un  petit 
groupe  de  franciscains  rebelles  qu'il  avait  recueillis  à 
sa  cour.  Après  diverses  sommations  infructueuses, 
Jean  XXII  finit  par  prononcer  contre  le  prince  la 
peine  d'excommunication  (23  mars  1324),  puis  la 
déchéance  de  l'Empire  (11  juillet).  Contre  quoi  celui-ci 
riposta  par  l'appel  de  Sachsenhausen,  où  il  accusait  le 
pape  d'hérésie  (22  mai  de  la  même  année). 

On  conçoit  que  de  tels  événements  aient  profondé- 
ment agité  l'opinion,  surtout  dans  les  milieux  universi- 
taires où,  vingt  ans  plus  tôt,  le  conflit  de  Boniface  VIII 
et  de  Philippe  le  Bel  avait  si  vivement  soulevé 
le  problème  de  l'Église  et  de  l'État.  Nos  deux 
maîtres  voulurent  trancher  dans  le  vif  de  la  question, 
en  vue,  non  seulement  de  résoudre  la  crise  présente, 
mais  d'en  éviter  de  semblables  à  l'avenir.  A  cette  fin, 
ils  conçurent  un  exposé  de  principes,  où  ils  dénonce- 
raient les  usurpations  de  la  papauté  pour  la  ramener  à 
son  véritable  rôle  et  proclameraient  la  souveraineté 
de  l'empereur  dans  l'Église. 

De  leurs  méditations  sortit  le  Dejensor  pacis,  qui 
semble  avoir  été  composé  en  juin  1324.  Seul  pourtant 
Marsile  mit  son  nom  en  tête  de  l'œuvre  commune. 
Antenorides  ego  quidam,  écrit-il,  i,  1  :  ce  qui  était 
l'équivalent  d'une  signature;  car  Padoue  passait  pour 
avoir  été  fondée  par  Anténor.  Cette  circonstance  et 
l'incontestable  unité  du  style  inspirent  encore  à  des 
auteurs  récents  quelques  doutes  sur  la  collaboration 
de  Jean  de  Jandun.  E.  Emerton,  The  Dejensor  pacis 
of  Marsilio  of-Padua,  Cambridge,  1920,  p.  13-19. 
Mais  ces  doutes  ne  sauraient  tenir  devant  le  témoi- 
gnage des  contemporains.  Toujours  est-il  que  Marsile 
fut,  sans  conteste,  «  l'auteur  principal  ».  G.  Piovano, 
//  Dejensor  pacis  di  Marsilio  Patavino,  dans  La  scuola 
cattolica,  1922,  t.  xxn,  p.  162.  Le  même  historien 
ramène  toute  la  genèse  de  l'ouvrage,  ibid.,  p.  164,  à 
des  calculs  d'intérêt.  Explication  trop  facile  pour 
répondre  adéquatement  à  la  réalité  des  faits  et  qui 
ne  doit  pas  faire  méconnaître  la  part  de  conviction 
qui  préside  à  l'œuvre  des  deux  réformateurs. 

Sans  nul  doute,  le  Dejensor  pacis  fut  dès  lors  adressé 
à  Louis  de  Bavière,  à  qui  il  était  pompeusement  dédié 
pour  l'illustration  de  sa  race,  l'éclat  de  ses  vertus  et 
son  attachement  à  la  foi  catholique.  Mais  il  resta 
quelque  temps  encore  inconnu  à  Paris,  où,  pendant 
plus  de  deux  ans,  les  deux  auteurs  continuèrent  en 
paix  leurs  fonctions  professorales.  C'est  seulement  au 
cours  de  l'été  1326  qu'ils  disparurent  subitement  pour 
se  réfugier  auprès  du  Bavarois,  tandis  qu'éclatait  dans 
la  capitale  le  scandale  de  leur  publication.  Ils  allaient 
mettre  désormais  une  main  active  à  l'application  de 
leurs  théories.  Au  premier  abord,  Louis  de  Bavière 
accueillit  avec  quelque  défiance  ces  alliés  qu'il  estimait 
sans  doute  compromettants  et  on  parlait  déjà,  dans 
son  entourage,  de  les  envoyer  au  bûcher.  Voir  la  suite 


de  la  chronique  de  Guillaume  de  Nangis,  ad  an.  1326, 
dans  Recueil  des  hist.  de  la  France,  t.  xx,  p.  642.  Mais 
ils  ne  tardèrent  pas  à  obtenir  ses  bonnes  grâces  et 
Marsile  devint  même  son  médecin.  L'année  suivante, 
on  le  retrouve  aux  côtés  du  prince  dans  sa  campagne 
d'Italie  :  à  Trente,  où,  de  concert  avec  le  parti  gibelin, 
fut  décidée  Ja  marche  sur  Rome  (janvier-mars  1327); 
à  Milan,  où  Louis  de  Bavière  ceignit  la  couronne  de 
fer  (31  mai),  pendant  que  Marsile  faisait  distribuer 
dans  tout  le  pays  des  libelles  diffamatoires  contre  le 
pape. 

C'est  dans  ces  circonstances  que  son  ami  Mussato 
lui  adressait  une  nouvelle  épître,  Epist.,  xvi,  dans 
Grsevius  et  Burmann,  op.  cit.,  col.  51,  pour  célébrer  sa 
puissance  et  inviter  les  Padouans  à  se  montrer  fiers  de 
leur  compatriote.  Mais  c'est  aussi  le  moment  où  les 
deux  docteurs  sont  assez  en  évidence  pour  être  remar- 
qués et  où  commence  contre  eux  cette  série  de  condam- 
nations pontificales  qui  sera  détaillée  plus  bas.  Pen- 
dant ce  temps,  les  événements  suivaient  leur  cours. 
Entré  à  Rome  en  janvier  1328,  Louis  de  Bavière  s'y 
faisait  décerner  la  dignité  impériale,  suivant  la  théorie 
démocratique  de  Marsile,  par  une  délégation  populaire. 
Toujours  en  vertu  des  principes  du  Dejensor,  la  dé- 
chéance de  Jean  XXII  était  proclamée  le  18  avril  et 
l'antipape  Nicolas  V  élu  à  sa  place  le  12  mai.  Marsile 
de  Padoue  avait  reçu  le  titre  de  vicaire  impérial  de  la 
ville,  et  il  profitait  de  son  autorité  pour  molester  les 
clercs  romains  qui  restaient  fidèles  au  pape  déchu. 
Bientôt  il  était  lui-même  promu  par  Nicolas  V  au 
siège  archiépiscopal  de  Milan.  Mais  les  revers  n'allaient 
pas  se  faire  attendre.  Car  l'empereur  dut  précipitam- 
ment quitter  Rome  devant  le  soulèvement  du  peuple, 
entraînant  à  sa  suite  toutes  ses  fragiles  créatures. 
Jean  de  Jandun  mourut  au  cours  de  la  retraite  (10- 
15  septembre  1328).  Quant  à  Marsile,  il  n'eut  sans 
doute  pas  le  loisir  d'occuper  son  archevêché  et  dut 
rentrer  en  Allemagne  avec  son  protecteur  déconfit. 

4°  Dernières  années.  —  Après  cet  éclat  momentané, 
l'obscurité  la  plus  complète  retombe  sur  l'existence 
de  Marsile.  Par  erreur,  certaines  chroniques  l'ont  fait 
mourir  dès  1328.  En  réalité,  il  semble  s'être  retiré 
auprès  de  Louis  de  Bavière  et  avoir  pris  à  tâche  de  se 
faire  o'ublier.  Il  sortit  une  dernière  fois  de  son  silence 
en  1342,  pour  soutenir  la  compétence  de  l'empereur 
en  matière  matrimoniale.  Un  discours  du  pape  Clé- 
ment VI,  en  date  du  10  avril  1343,  fait  allusion  à  sa 
mort.  Son  décès  doit  donc  remonter  aux  premiers 
mois  de  cette  année,  ou,  tout  au  plus,  à  la  fin  de  1342. 

IL  Œuvres.  —  -  Toutes  les  œuvres  de  Marsile  sont 
relatives  à  ce  conflit  politico-ecclésiastique  auquel  il 
fut  si  intimement  mêlé. 

1°  Dejensor  pacis., —  En  tête,  pour  l'importance  aussi 
bien  que  pour  la  date,  se  place  le  Dejensor  pacis,  dont 
on  a  raconté  plus  haut  l'origine.  C'est  un  gros  traité, 
composé  suivant  toutes  les  règles  de  l'École,  où  sont 
longuement  exposés  et  justifiés  les  principes  des  nova- 
teurs sur  l'Église  et  l'État. 

La  date  en  est  assez  exactement  déterminée  par  la 
critique  interne.  «  Dans  la  rédaction  définitive,  le 
Dejensor  pacis  contient  des  allusions  à  plusieurs  évé- 
nements connus,  à  l'excommunication  de  Louis  de 
Bavière,  n,  24,  prononcée  par  bulle  du  23  mars  1324, 
et  à  la  circulaire  adressée  par  le  pape  aux  électeurs  le 
26  mai  suivant,  n,  26.  D'autre  part,  il  prévoit  et 
annonce  seulement  comme  possible,  ibid.,  l'acte  par 
lequel  Jean  XXII  déclara  Louis  de  Bavière  privé  de 
ses  droits  à  l'Empire.  »  N.  Valois,  loc.  cit.,  p.  569.  Cet 
auteur  a  pu  aboutir  à  ces  précisions  importantes  en 
rectifiant  sur  les  mss.  le  texte  défectueux  des  éditions 
imprimées.  Ce  dernier  acte  de  Jean  XXII  étant  daté 
du  11  juillet,  on  a  ainsi  les  deux  points  limites  entre 
lesquels  se  place  la  rédaction  du  Dejensor.   <  Dans  ces 


157 


MARSILE    DE    PADOUE,    ŒUVRES 


138 


conditions,  continue  le  même  historien,  il  est  difficile 

de  récuser  le  témoignage  de  deux  mss.  du  xiv«  siècle, 
qui  assignent  précisément  à  l'achèvement  de  ce  traité 
une  date  comprise  entre  ces  deux  termes  extrêmes  : 
le  livre  fut  achevé  le  21  juin  1324,  lit-on  dans  le 
inv  4>>4  de  la  bibliothèque  impériale  de  Vienne  et 
dans  le  ms.  141  de  la  bibliothèque  du  chapitre  de 
Tortose.  Cette  date  nous  paraît  extrêmement  vrai- 
semblable. N.  Valois,  loc.  cit.,  p.  570.  —  On  a  objecté 
a  cette  conclusion  que,  dans  le  chapitre  premier, 
Louis  de  Bavière  est  déjà  qualifié  de  Romanorum 
Itnperalor  :  ce  qui  n'est  vrai  qu'à  partir  de  1328.  Aussi 
a-t-on  parfois  supposé  que  l'ouvrage  primitif  fut  un 
simple  livret  contenant  tout  juste  les  grandes  lignes 
du  système.  L'auteur  l'aurait  repris  dans  la  suite,  sous 
la  pression  des  événements,  pour  aboutir  au  traité 
actuel,  qui  serait  postérieur  au  couronnement  impé- 
rial. -M.  Hitter,  dans  Theologisches  Literaturblatt,  1871, 
t.  ix,  col.  558-560;  opinion  défendue  encore  par 
l'auteur  dans  Historische  Zeitschrift,  1879,  t.  xi.n, 
p.  302-303.  Reprenant  toute  la  question  sur  un  exa- 
men complet  des  manuscrits,  J.  Sullivan  retient  la 
date  de  1324,  mais  en  émettant  l'hypothèse  très  plau- 
sible que  le  premier  chapitre  fut  ajouté  après  le 
17  janvier  1328  ou,  tout  au  moins,  que  le  terme 
imperator  y  fut  substitué  au  mot  rex  qu'on  trouve  par- 
tout ailleurs.  The  english  historical  Review,  1905, 
t.  xx,  p.  299-300.  Il  n'y  a  donc  aucune  raison  pour  sup- 
poser l'existence  de  deux  ouvrages  successifs  ou  pour 
déplacer  le  Defensor,  qui  mérite  de  garder  son  rang  à 
l'entrée  de  Marsile  dans  sa  politique  de  sédition. 

Conservé  dans  de  nombreux  mss.,  le  Defensor  pacis 
fut  imprimé  pour  la  première  fois  à  Bàle,  en  1522,  par 
le  protestant  Valentin  Curio,  sous  le  pseudonyme  de 
Licentius  Evangelus,  dont  le  texte  a  fait  loi  dans  la 
suite.  Il  a  trouvé  place  dans  Goldast,  Monarchia, 
2'  édit.,  Francfort,  1668,  t.  n,  p.  154-3-12.  Une  édition 
abrégée  en  vue  des  exercices  académiques  en  a  été 
donnée  par  R.  Scholz,  Leipzig  et  Berlin,  Teubner, 
1911,  dans  la  Quellensammlung  zur  deutschen  Ge- 
schichte  dirigée  par  E.  Brandenburg  et  G.  Seeliger, 
t.  ix.  La  direction  des  Monumenta  Germanise  en 
annonce  une  édition  critique  qui  n'a  pas  encore  paru. 
Un  très  court  chapitre  final,  négligé  par  les  différents 
•éditeurs,  a  été  publié  d'après  les  mss.  par  K.  .Mùller, 
■dans  Gôtlingische  gelehrte  Anzeii/en,  1883,  t.  n,  p.  923- 
■925. 

2°  De  translatione  Imperii  Romani.  —  Vers  la  fin 
•du  Defensor,  n,  30,  .Marsile  a  l'occasion  de  rencontrer 
le  thème,  alors  classique,  de  la  translation  de  l'Empire. 
Il  y  écarte  en  quelques  mots  l'idée  que  le  pape  et  ses 
•clercs  l'auraient  fait  auctoritate  propria.  Puis  il  con- 
tinue :  Ilac  enim  translulione  quantum  de  facto  prœ- 
■cesserit  dicturi  sumus  in  altero  quodam  ab  hoc  tractatu 
seorsum.  Goldast,  p.  308. 

Ce  traité  spécial  fut  rédigé  par  lui  quelque  temps 
après.  Il  accompagne  généralement  le  Defensor  dans 
les  mss.  et  dans  les  éditions.  On  le  trouve  dans  Goldast, 
<pid.,  t.  n,  p.  147-153,  mais  avec  la  date  visiblement 
erronée  de  1313.  En  réalité,  cet  opuscule  fut  écrit,  non 
pas  avant,  mais  après  le  Defensor,  qui  s'y  trouve  rap- 
pelé dès  les  premières  lignes  et  plusieurs  fois  dans  la 
saite.  On  a  conjecturé  qu'il  fut  écrit  en  Allemagne, 
à  la  demande  spéciale  de  Louis  de  Bavière.  S.  Riezler, 
Die  literarischen  Widersacher  der  Pàpste,  Leipzig, 
1874,  p.  173,  suivi  par  N.  Valois,  p.  604.  Cette  hypo- 
thèse ne  paraît  guère  fondée  :  puisqu'en  écrivant  son 
Defensor  l'auteur  promet  déjà  ce  supplément,  il  est 
assez  vraisemblable  d'admettre  qu'il  l'ait  donné  sans 
rKard. 

L'ouvrage  se  compose  de  douze  petits  chapitres,  qui 
■exposent  la  manière  dont  l'Empire  e-,t  passé  des 
Romains  aux  Grecs,  des  Grecs  aux  Francs,  puis  des 


Francs  aux  Germains.  «  C'est  une  imitation,  a-t-on 
avancé,  N.  Valois,  p.  604,  ou,  pour  mieux'  dire,  une 
reproduction  du  traité  composé  sur  le  même  sujet 
vers  le  commencement  du  XIV*  siècle  par  Landolfo 
Colonna.  »  Voir  ici  t.  vm,  col.  2557-2558.  Seulement 
celui-ci  présentait  ces  diverses  translations  comme 
étant  l'exercice  des  prérogatives  souveraines  du  Saint- 
Siège.  -Marsile  écrit  justement  pour  le  réfuter  sur  ce 
point.  Ejus  scriplurœ  in  quibusdam  noslra  sententia 
dissOnat,  prœsertim  in  quibus  jura  lœsit  imperii  secun- 
dum  senlentiam  propriam  absque  demonstratione  su/fi- 
cienti.  Goldast,  p.  148.  Il  emprunte  donc  à  son  prédé- 
cesseur son  dossier  de  faits  ou  de  légendes,  souvent 
même  son  texte,  mais  en  supprimant  ou  corrigeant  ses 
interprétations  favorables  à  la  papauté.  Four  lui,  la 
translation  de  l'Empire  fut  toujours  le  fait  des  cir- 
constances, quand  elle  ne  donne  pas  lieu  d'affirmer, 
au  contraire,  la  subordination  du  pape  à  l'empereur. 
«  En  somme,  ouvrage  de  polémique,  dont  le  mérite 
n'est,  certes,  pas  celui  de  l'originalité  »,  N.  Valois, 
p.  605,  mais  qui  reflète,  en  les  appliquant  à  ce  cas 
particulier,  toutes  les  idées  générales  de  l'auteur. 

3°  Defensor  minor.  — ■  A  ces  deux  ouvrages  depuis 
longtemps  connus  les  recherches  de  l'érudition  mo- 
derne ont  permis  d'en  ajouter  un  troisième  non  moins 
important  :  savoir  le  Defensor  minor,  qui,  non  seule- 
ment abrège  le  grand  traité  de  même  titre,  mais  le 
complète  sur  bien  des  points. 

Il  est  contenu  dans  le  ms.-  Canon.  Mise.  188  de  la 
Bodléienne,  fol.  70  v°-80  r°,  où  il  a  été  découvert  par 
N.  Valois,  Comptes  rendus  de  l'Académie  des  inscrip- 
tions et  belles-lettres,  1903,  p.  601,  puis,  indépen- 
damment de  l'érudit  français,  par  J.  Sullivan,  The 
english  historical  Review,  1905,  p.  300  sq.,  qui  n'en  uti- 
lise d'ailleurs  que  le  dernier  chapitre.  Pour  l'étude 
intégrale  et  l'analyse  de  son  contenu,  voir  N.  Valois, 
Hist.  litt.  de  la  France,  t.  xxxm,  p.  606-616.  Ce  traité 
est  encore  inédit.  Aucun  doute  n'existe  sur  son  authen- 
ticité. Car,  non  seulement  l'auteur  renvoie  de  façon 
continue  au  Defensor  pacis,  mais  il  précise  en  terminant 
le  rapport  des  deux  œuvres  :  De  quibus  omnibus, 
supposilis  vel  probatis,  et  commemorata  et  etiam  expli- 
cata  sunt  plura  in  hoc  tractatu,  ex  majori  Pacis  defen- 
sore  pro  necessitate  tant  séquentiel  quant  dedùcta.  Prop- 
ter  quod  Defensor  minor  deinceps  vocabitur  tracta  tus 
iste.  ■ —  «  Il  est  évident  qu'à  un  moment  qu'il  reste  à  pré- 
ciser, Marsile  de  Padoue  éprouva  le  besoin  de  com- 
pléter son  grand  ouvrage  par  un  certain  nombre 
d'éclaircissements  sur  plusieurs  points  particuliers. 
Ces  points  sont  les  suivants  :  la  juridiction  ecclésias- 
tique; la  pénitence,  les  indulgences,  les  croisades  et  les 
pèlerinages;  les  vœux;  l'excommunication  et  l'inter- 
dit; la  primauté  du  pape;  le  pouvoir  législateur  su- 
prême du  peuple  romain  et  de  son  prince;  le  concile 
général;  le  mariage  et  le  divorce.  »  N.  Valois,  loc.  cit., 
p.  607.  On  voit  par  cet  aperçu  qu'après  le  domaine 
de  la  politique  les  vues  novatrices  de  Marsile  ont  gagné 
de  plus  en  plus  celui  de  la  théologie. 

Le  Defensor  minor  est  reporté  par  J.  Sullivan, 
loc.  cit.,  p.  305,  à  cause  uniquement  de  son  dernier  cha- 
pitre que  nous  allons  retrouver,  à  l'année  1342.  Avec 
plus  de  raison,  X.  Valois,  p.  615-616,  fait  observer 
que  tout  le  contenu  du  livre  suppose  la  pleine  puis- 
sance intellectuelle  et  politique  de  son  auteur.  Il  en 
fixe,  en  conséquence,  la  composition  en  1328. 

4°  De  jurisdictione  Imperatoris  in  causa  matrimoniali 
— ■  «  A  quelques  années  de  là,  continue  le  même  his- 
torien, Louis  de  Bavière,  convoitant  pour  son  fils 
Louis,  margrave  de  Brandebourg,  l'héritage  du  Tyrol. 
lui  fit  épouser  la  comtesse  Marguerite  à  la  Grande 
Bouche,  dont  le  mariage  avec  Jean,  fils  du  roi  de 
Bohème,  avait  dû  être  préalablement  annulé  ou  plutôi 
considéré-  comme  nul  (10  février   1342).   Ce  fut    l'ocra- 


150 


MARSILE    DE    PADOUE.    THEORIE    DE    L'ÉTAT 


teo 


sion  de  divers  mémoires,  dont  l'un  poile,  notamment 
dans  le  ms.  /,  35,  de  Brème,  antérieur  à  1360,  le  nom  de 
Marsile  de  Padoue.  C'est  une  sorte  d'apologie  mise  dans 
la  bouche  de  l'empereur,  établissant  qu'à  lui  seul 
il  appartient  de  statuer  sur  les  causes  matrimoniales. 
Elle  est  accompagnée  de  deux  actes  impériaux  non 
datés,  l'un  prononçant  le  divorce  entre  la  comtesse 
de  Tyrol  et  Jean.,...  l'autre  accordant  dispense  de 
consanguinité  à  Marguerite...  et  à  Louis...  L'opinion 
là  plus  vraisemblable  veut  que  ces  actes  soient  de 
simples  projets  composés  par  Marsile  de  Padoue  anté- 
rieurement au  second  mariage  et  présentés  par  lui, 
en  même  temps  que  son  mémoire,  à  Louis  de  Bavière.  » 
N.  Valois,  p.  617.  Les  pièces,  éditées  pour  la  première 
fois  par  Freher  en  1598,  sont  reproduites  dans  Go- 
dast,  Monarcfiia,  t.  n,  p.  1286-1291. 

Rien  n'était  plus  conforme  aux  principes  du  vieux 
réformateur  que  d'affirmer  la  souveraine  autorité  de 
l'empereur  en  matière  de  mariage.  Il  avait  déjà  traité 
cette  question  dans  le  dernier  chapitre  du  Dejensor 
minor  :  il  lui  suffit  d'en  reprendre  les  doctrines  et  sou- 
vent même  les  termes  pour  justifier  l'acte  de  Louis  de 
Bavière  en  faveur  de  son  fils.  Aucune  raison  décisive 
n'existe  pour  retarder  jusqu'à  cette  époque  le  Defensor 
minor  tout  entier,  que  les  données  de  la  critique  interne 
situent  en  toute  vraisemblance  quinze  ans  plus  tôt. 
Mais  on  conçoit  que  rien  n'ait  été  plus  facile  et  plus 
agréable  à  l'auteur  que  d'y  chercher  des  matériaux  en 
vue  des  circonstances  du  moment. 

5°  En  dehors  de  ces  traités  personnels,  on  a  pu,  non 
sans  raison,  supposer  la  main  de  Marsile  dans  la  rédac- 
tion de  certains  actes  émanés  de  la  chancellerie  impé- 
riale à  cette  époque  agitée.  Ce  serait  le  cas  pour  le 
réquisitoire  du  18  avril  1328  contre  Jean  XXII. 
N.  Valois,  p.  596,  après  K.  Muller,  Der  Kampf  Ludwigs 
des  Baiern  mit  der  rômischen  Kurie,  Tubingue,  1879- 
1880, 1. 1,  p.  369,  et  pour  l'apologie  impériale  qui  com- 
mence par  les  mots  Fidem  catholicam,  publiée  par 
Louis  de  Bavière  le  6  août  1338.  N.  Valois,  p.  618, 
après  .1.  Sullivan,  loc.  cit.,  p.  306-307. 

III.  Doctrines.  • —  Engagé  par  toute  sa  vie  et  son 
œuvre  dans  le  conflit  renaissant  du  Sacerdoce  et  de 
l'Empire,  Marsile  de  Padoue  a  naturellement  con- 
centré ses  réflexions  sur  le  problème  de  l'Église,  de 
l'État  et  de  leurs  mutuels  rapports.  Mais  sur  ce  point 
il  a  déployé  une  vigueur  de  critique  et  une  hardiesse 
de  vues  qui  dépassent  de  beaucoup  tout  ce  que  le 
Moyen  Age  avait  produit  dans  ce  genre  de  polémiques. 
Sur  tout  ce  qui  touche  à  la  politique  au  sens  le  plus 
large,  c'est-à-dire  à  la  constitution  interne  de  l'Église 
et  à  ses  relations  avec  le  pouvoir  civil,  Marsile  ne  fut 
pas  seulement  un  novateur,  mais  un  véritable  révolu- 
tionnaire. Le  programme  très  réfléchi  et  relativement 
méthodique  de  cette  révolution  est  contenu  dans  le 
Defensor  paeis,  à  propos  duquel  on  a  pu  parler  de 
«  machine  infernale  ».  G.  Piovano,  loc.  cit.,  p.  164.  Il 
suffit  d'analyser  les  principaux  thèmes  de  l'ouvrage 
pour  en  reconnaître  l'extrême  gravité. 

1°  Théorie  de  l'État.  —  Après  une  sorte  de  préface, 
où  il  annonce  son  intention  de  travailler  à  la  pacifi- 
cation publique  en  rappelant  les  principes  qui  pré- 
sident au  gouvernement  de  la  cité  terrestre,  en  dénon- 
çant à  mots  couverts  les  nouveaux  ennemis  qui  la 
menacent  de  son  temps,  l'auteur  consacre  toute  sa 
première  partie  à  développer  la  théorie  de  l'État. 
Il  en  emprunte  les  éléments,  comme  tous  les  penseurs 
de  l'époque,  à  la  Politique  d'Aristote  :  Aristoteles  phi- 
losophorum  eximius,  i,  3,  Goldast,  p.  157.  En  dehors 
de  l'intérêt  qu'ils  présentent  pour  l'histoire  des  idées 
politiques  au  Moyen  Age,  ces  développements  posent 
les  prémisses  qui  seront  ensuite  appliquées  à  la  consti- 
tution et  à  la  vie  même  de  l'Église. 

Marsile  commence  par  exposer  l'origine  et    la   fin 


de  la  société.  A  côté  de  la  fin  temporelle,  qui  est  évi- 
demment la  principale,  il  lui  reconnaît  aussi  une  fin 
spirituelle,  savoir  la  poursuite  du  bonheur  éternel 
promis  à  l'humanité  par  la  révélation  divine  et  qui 
d'ailleurs  réagit  à  tant  d'égards  sur  les  intérêts  de  la 
vie  présente.  Voir  i,  4  et  5,  p.  158  et  160.  La  réalisation 
de  cette  double  fin  est  assurée  par  les  grands  corps 
sociaux,  dont  les  trois  plus  essentiels  sont  le  sacerdoce, 
l'armée  et  la  justice.  Cette  incorporation  des  institu- 
tions religieuses  dans  l'organisme  de  la  cité  entraîne 
évidemment  comme  conséquence  le  droit  pour  les 
dirigeants  de  celle-ci  d'intervenir  dans  l'administra- 
tion de  celles-là.  Tout  le  régalisme  ultérieur  de  Marsile 
a  son  germe  dans  cette  conception  unitaire  de  l'État, 
où  est  entièrement  méconnue  la  transformation  intro- 
duite dans  l'ordre  politique  par  l'avènement  du  chris- 
tianisme. 

La  distribution  et  l'ordre  de  ces  parties  constitu- 
tives du  corps  social  appartient  au  pouvoir,  que  Mar- 
sile se  plaît  à  désigner  sous  le  terme  philosophique  et 
indéterminé  de  «  législateur  ».  Ce  pouvoir  vient  de 
Dieu,  directement  quelquefois  comme  dans  le  cas  du 
peuple  juif,  mais,  d'ordinaire,  a  Deo  tanquam  a  causa 
remota,  i,  9,  p.  164,  c'est-à-dire  par  l'intermédiaire  des 
volontés  humaines.  Marsile  accorde  ses  préférences 
à  la  monarchie  tempérée,  et  pour  en  choisir  le  titulaire, 
au  régime  électif. 

Du  pouvoir  ainsi  conçu  émane  la  loi.  Elle  a  pour 
but  de  diriger  les  actes  de  l'homme  vers  le  bien  collectif 
et  de  suppléer  aux  défaillances  individuelles,  dont  les 
chefs  eux-mêmes  ne  sont  pas  exempts.  Pour  Marsile, 
c'est  dans  la  volonté  populaire  que  la  loi  trouve  sa 
source  et  son  autorité.  Nos  autem  dicamus  secundum 
veritatem  alque  consilium  Aristolelis  legislatorem  seu 
causam  legis  efjectivam  primam  et  propriam  esse  popu- 
lum  seu  civium  universilatem,  i,  12,  p.  169,  ou  du  moins, 
ajoute-t-il  aussitôt  pour  prévenir  une  difficulté,  ejus 
valenliorem  parlem  per  suam  electionem  seu  volunta- 
tem  in  generali  civium  congregatione  per  sermonem 
expressam.  Ce  qui  ne  laisse  pas  de  donner  une  teinte 
sérieusement  oligarchique  à  son  esprit  républicain. 
N.  Valois,  p.  576.  Et  l'auteur  de  s'appliquer  aussitôt 
à  justifier  la  souveraine  compétence  de  la  démocratie 
en  matière  législative,  i,  13,  p.  171-176.  Mais  il  faut 
observer  que  plus  tard,  dans  le  Defensor  minor,  il  admet 
sans  peine  que  cette  volonté  commune  ne  trouve  nulle 
part  de  meilleure  et  plus  sûre  expression  que  dans  la 
volonté  de  l'empereur,  considéré  comme  l'incarna- 
tion du  peuple  romain,  qui  est  lui-même  le -chef 
suprême  de  tous  les  autres.  N.  Valois,  p.  613-614.  La 
démocratie  de  Marsile  ne  s'oppose  pas  à  l'autocratie. 
Cf.  Piovano,  loc.  cit.,  p.  14.  Au  peuple  également, 
comme  interprète  de  l'intérêt  collectif,  appartient 
l'institution  du  chef  de  l'État  et,  s'il  en  était  besoin, 
sa  correction  ou  sa  destitution.  Voir  i,  15,  p.  175-177. 
«  Cette  doctrine  de  la  souveraineté  populaire  ne  diffère 
pas  substantiellement  de  celle  qu'ont  enseignée  saint 
Thomas,  Suarez  et  Bellarmin.  »  Rien,  en  tout  cas,  ne 
permet  de  voir  en  lui  un  précurseur  de  l'idéal  révolu- 
tionnaire à  la  manière  de  J.-J.  Rousseau.  G.  Piovano, 
loc.  cit.,  p.  166-167. 

Tous  ces  principes  assureraient  largement  la  paix 
publique,  si  celle-ci  n'était  troublée  par  les  empiéte- 
ments de  l'Église,  spécialement  de  la  papauté,  que 
l'auteur  dénonce  violemment  à  la  fin  de  sa  première 
partie.  Ce  qui  l'amène  à  s'expliquer  sur  la  nature 
exacte  de  ses  pouvoirs,  à  l'analyse  desquels  le  reste  de 
l'ouvrage  est  désormais  consacré. 

2°  Théorie  générale  du  pouvoir  ecclésiastique.  — ■ 
Marsile  ne  conteste  pas  l'institution  divine  de  l'Église 
ni  la  juridiction  qui  lui  revient  de  ce  chef.  Tout  son 
effort  consiste  à  ramener  celle-ci^  par  delà  toutes  les 
déviations  et  tous  les  abus,  à  ce  qu'il  estime  être  son 


KU 


MARSILE    DE   PADOUE,   TlIKORIh"    1)1'   IMUTOIH    ECCLÉSIASTIQ1  E 


162 


véritable  concept.  Dans  cette  œuvre  il  s'attend  à  la 
persécution  «le  la  papauté  et  cie  ses  complices,  à  la 
résistance   d'une   opinion   ignorante   ou   prévenue,   à 

l'opposition  sournoise  des  jaloux.  Mais  il  compte  sur  le 
secours  de  Dieu  pour  accomplir  son  devoir  jusqu'au 
bout.  Voin,  19  et  h.  1.  p.  L89,  L90. 

Son  œuvre  à  cet  égard  est  d'abord  négative.  Il 
entend  combattre  la  doctrine  alors  classique  de  la 
plenitudo  poleslatis,  qu'il  expose  en  ces  termes,  il,  3, 
p.  103  :  Ronuuuini  episcopum,  vocatum  pupam,  judicem 
tsse  supremum...  super  omnes  mundi  episcopos  seu 
presbytères  et  ecclesiasticos  minislros  alios,  super  omnes 
quoque  hujus  sœculi  principautés,  commun itates,  collegia 
ei  singulares  personas,  eu  jusque  conditionis  existant. 
Témoignage  précieux,  pour  le  dire  en  passant,  de  la 
manière  dont  se  posait  alors  le  problème  du  pouvoir 
pontifical,  que  ses  apologistes  étendaient  volontiers, 
sans  distinctions  ni  réserves,  au  double  domaine  spiri- 
tuel et  temporel.  Ce  qui  amène  notre  novateur  à 
l'exclure,  par  une  réaction  non  moins  excessive,  de 
l'un  aussi  bien  que  de  l'autre.  Il  ne  s'agit  pas,  en  effet, 
pour  lui  de  disserter  sur  le  pouvoir  personnel  du  Christ, 
ni  sur  ceux  qu'il  aurait  pu  transmettre  à  ses  Apôtres, 
mais  de  préciser  ceux  qu'il  leur  a  transmis  de  fait.  Son 
exemple  est  une  première  indication,  n.  4,  p.  195  : 
Christus  ipse  non  venit  in  mundum  dominari  homini- 
bus...  nec  principari  temporaliter.  sed  inagis  subjici 
secundum  slalum  et  conditionem  prœsentis  sœculi.  Aussi 
bien  peut-on  établir  par  l'Écriture  et  la  tradition  qu'il 
a  interdit  aux  siens  toute  puissance  temporelle,  qu'il 
leur  a  enjoint,  au  contraire,  de  se  soumettre  à  l'autorité 
des  princes  et  que  les  Apôtres  l'ont  fidèlement  imité 
sur  ce  double  point.  Les  textes  invoqués  par  les 
adversaires  en  faveur  de  la  plenitudo  potestatis  sont 
discutés  seulement  à  la  fin  du  traité.  Voir  n,  27-28, 
p.  288-302. 

D'où  il  suit,  n,  5,  p.  204,  qu'aucune  juridiction  exté- 
rieure n'appartient  à  l'Église  de  droit  divin,  pas  même 
au  spirituel,  et  que  celle  dont  elle  peut  jouir  lui  vient 
de  l'État,  qui  garde  toujours  le  droit  de  la  lui  retirer. 
Nec  in  quemquam,  presbyterum  aut  non  presby- 
tehim,  coactivam  in  hoc  sœculo  jurisdictionem  habere 
quemquam  episcopum  sive  papam,  nisi  eadem  sibi 
per  humanum  legislatorem  concessa  juerit.  in  cujus 
poteslale  semper  est  hanc  ab  ipsis  revocare.  Le  croyant 
chez  Marsile  s'unit  au  politique  pour  subordonner 
entièrement  l'Église  à  l'État.  Exclue  du  temporel,  la 
puissance  ecclésiastique  se  trouve  ramenée  à  l'ordre 
spirituel  proprement  dit,  savoir  l'administration  des 
sacrements  et  spécialement  le  pouvoir  des  clés.  Ce 
dernier  est  d'ailleur..  fort  réduit,  par  le  fait  que  l'auteur 
m-  rallie  à  l'ancienne  doctrine  qui  réserve  à  Dieu  seul  la 
rémission  du  péché  et  de  la  peine  éternelle,  absque 
opère  sacerdolis  prweedente  vel  intervenienle  simul.  u, 
0.  p.  206. 

Au  nom  de  ces  prémisses.  Marsile  tranche  résolument 
les  principaux  cas  que  soulevait  la  civilisation  inédié- 
II  n'admet  pas  que  l'excommunication,  h,  6, 
p.  207,  relève  de  la  seule  autorité  ecclésiastique,  mais 
d'un  juge  compétent  pour  représenter  la  communauté 
des  fidèles,  lequel  consultera  le  clergé  comme  une  sorte 
de  jury.  Les  clercs  délinquants  ne  peuvent  pas  reven- 
diquer le  privilège  du  for,  n,  5  et  7,  p.  204  et  208;  cf. 
8.  p.  212  :  c'est  à  l'autorité  civile  qu'il  appartient  de 
les  punir.  Bien  plus,  l'Église  ne  possède  ici-bas  aucune 
espèce  d'autorité  coercitive;  elle  peut  seulement 
exhorter  et  reprendre  ou  faire  entrevoir  la  menace  des 
châtiments  éternels,  n.  7-10,  p.  210-217.  La  répression 
des  hérétiques  est  le  fait  du  pouvoir  séculier.  Ibid.,  10, 
p.  216-219. 

l'our  son  entretien,  le  clergé  a  droit  à  des  subsides 
honorables  de  la  part  des  fidèles;  mais  il  reste  soumis 
à  la  loi  de  la  pauvreté.  En  conséquence,  il  ne  saurait 

DICT.    Ul.    THÉOL.    CATH. 


avoir  la  propriété  d'aucun  immeuble,  n,  13;  p.  225- 
231.  Les  biens  mis  à  la  disposition  de  l'Église  par  la 
générosité  des  donateurs  appartiennent,  en  réalité,  à 
l'État;  ce  qui  fait,  n,  17,  p.  251,  qu'ils  restent  soumis 
de  plein  droit  à  tous  les  impôts.  Chemin  faisant,  n,  11, 
p.  220-221,  l'auteur  s'est  livré  à  une  très  vive  charge 
contre  les  richesses  excessives  des  elereset  les  désordres 
de  leurs  mœurs. 

3°  Applications  :  Théorie  de  la  juridiction  cpiscopale. 
-  Non  content  de  restreindre  l'objet  du  pouvoir 
ecclésiastique,  Marsile  interprète  en  fonction  de  son 
régàlisine  le  concept  même  de  la  hiérarchie. 

Du  moment  que  le  Christ  n'a  pas  ni  ne  veut  avoir 
de  puissance  temporelle,  il  y  a  lieu  de  se  demander 
comment  il  peut  être  l'auteur  du  sacerdoce,  qui  repré- 
sente, comme  on  l'a  vu,  col.  100,  une  fonction  de  la 
cité.  Sa  réponse  est  que  le  pouvoir  d'ordre  seul  vient 
immédiatement  de  Dieu,  encore  qu'il  l'accorde  par 
l'intermédiaire  de  rites  humains.  A  cet  égard  d'ail- 
leurs, il  n'y  a  pas  de  différence  entre  l'évêque  de  Rome 
ou  tout   autre  et  le  moindre  prêtre,  n,   15,  p.  239. 

L'inégalité  qui  existe  entre  les  membres  de  la  hiérar- 
chie est  une  institution  humaine,  humana  institutio 
qua  sacerdotum  unus  aliis  preeferlur,  et  tout  autant 
leur  attribution  à  tel  ou  tel  territoire.  Marsile  s'appuie, 
en  effet,  sur  saint  Jérôme,  n,  15,  p.  239-240,  pour  éta- 
blir que  les  évêques  et  les  prêtres  étaient  primitive- 
ment égaux  :  ce  sont  uniquement  des  raisons  d'ordre 
social  qui  ont  créé  entre  eux  une  distinction.  Voir 
également,  i,  19,  p.  187.  Comme  pour  les  autorités 
civiles,  le  choix  des  uns  et  des  autres  appartient  à  la 
communauté  des  fidèles  où  au  prince  qui  en  est  le 
légitime  représentant.  Hujus  institutionis  seu  deter- 
minationis  pra>sidis...  causa  /activa  immediata  sil  et 
esse  debeat  universa  ejus  loci  fidelium  mu.ltitu.do  per 
suam  electionem  seu  voluntatem  expressam,  aut  Me 
vel  Mi  cui  vel  quibus  jam  dicta  mullitudo  harum  insti- 
tulionum  auctorilatem  concessil.  n,  17,  p.  248.  Ce  qui 
comporte  logiquement  le  pouvoir  de  les  révoquer  et 
aussi,  conséquence  plus  curieuse,  celui  de  les  con- 
traindre, en  cas  de  négligence,  à  l'exercice  de  leur 
ministère.  Rien  de  plus  normal  dans  un  système  qui 
fait  du  clergé  un  corps  de  fonctionnaires  nationaux. 

Il  faut  cependant  prévoir  le  cas  des  communautés 
imparfaites,  dont  les  dirigeants  seraient  encore  infi- 
dèles. Alors  seulement,  ibid.,  p.  250,  l'accès  aux  fonc- 
tions sacrées  dépendrait  de  l'autorité  ecclésiastique, 
mais  avec  la  participation  obligatoire  du  peuple 
croyant.  Dans  cette  conception  étatistc,  au  lieu  d'être 
la  règle,  l'autonomie  du  recrutement  hiérarchique 
constitue  l'exception. 

4°  Applications  :  Théorie  de  la  papauté.  —  Tant  qu'il 
parle  du  clergé  ordinaire,  Marsile  se  montre  encore 
respectueux  :  évêques  et  prêtres  entrent  pour  lui  dans 
le  cadre  de  la  cité.  Il  en  va  autrement  du  pape  :  les 
conceptions  révolutionnaires  du  novateur  s'aggravent 
ici  d'un  ton  franchement  agressif. 

Comme  la  question  est  de  première  importance  et 
fournit,  à  vrai  dire,  la  clé  de  tout  le  problème  posé  par 
les  relations  de  l'Église  et  de  l'État,  .Marsile  éprouve  le 
besoin  de  préciser  ex  pro/esso  les  principes  de  sa 
méthode,  il,  19,  p.  254-256.  Il  ne  conteste  pas  i'exis- 
tence  d'un  droit  divin  en  matière  d'organisation  ecclé- 
siastique; mais  il  ne  consent  à  le  demander  qu'aux 
Écritures  canoniques  et  aux  décisions  des  conciles 
généraux.  Parce  que  ceux-ci  représentent  la  sui  cession 
des  Apôtres  et  des  premiers  fidèles,  il  faut  les  tenir 
pour  assistés  du  Saint-Esprit.  Quant  aux  autres  docu- 
ments, y  compris  les  décrétales  des  papes,  ce  sont  des 
textes  humains  et  qui  restent  comme  tels  sujets  à 
l'erreur. 

Au  nom  de  l'Écriture,  Marsile  affirme  l'égalité  pri- 
mitive de  tous  les  Apôtres  et  conteste  à  l'ierre  toute 

X.  —  6 


163 


MARSILE    DE    PADOUE,   THÉORIE    DE    LA    PAPAUTE 


10' 


primauté  sur  eux.  Nullam  potestatem,  toque,  minus 
CQactivam  jurisdictionem,  habuit  Petrus  a  Deo  immé- 
diate super  apostolos  reliquos,  neque  instituendi  eos  in 
offlcio  sacerdolali,  neque  segregandi  eos  seu  mittendi  ad 
offlcium  preedicationis.  Tout  au  plus  peut-on  lui  recon- 
naître une  prééminence  au  sens  large,  due  à  son  âge, 
à  la  ferveur  de  sa  foi,  ou  peut-être,  encore  que  l'Écri- 
ture n'en  fournisse  aucune  preuve,  au  libre  choix  de  ses 
pairs.  La  conduite  de  Pierre  continue  celle  interpré- 
tation :  Quoniam  beatus  Petrus  nullam  sibi  assumpsisse 
singulariter  auctoritatem  supra  reliquos  apostolos  inve- 
nimus  ex  Scriptura,  sed  mugis  cum  ipsis  sequalitatem 
servasse.  n,  16,  p.  242.  De  même  que  Pierre  s'est 
installé  à  Antioche,  les  autres  apôtres  ont  fixé  à  leur 
guise  le  centre  de  leur  apostolat,  sans  recevoir  de 
Pierre  ni  institution  ni  confirmation,  lit  ce  fait  est  un 
indice  de  la  loi  qui  régit  encore  leurs  successeurs.  Par 
là  s'écroulent,  faute  de  base,  toutes  les  prétentions 
du  pape  à  une  juridiction  universelle.  L'évèquc  de 
Rome  n'est  d'ailleurs  pas  le  successeur  de  saint  Pierre. 
Ibid.,  p.  244-246.  Car  il  n'est  pas  sûr  que  celui-ci  soit 
jamais  venu  à  Rome  :  il  est  curieux  de  retrouver  à  cet 
égard  dès  le  xive  siècle  les  objections  historiques  que 
devaient  reprendre  Baur  et  son  école.  En  tout  cas,  il 
n'y  est  certainement  pas  venu  avant  saint  Paul.  C'est 
ce  dernier  qui  fut  singulariter  et  principaliter  l'évêque 
de  Rome  et  c'est  à  lui,  par  conséquent,  non  à  Pierre 
que  le  pape  a  succédé. 

Il  s'agit  cependant  d'expliquer  l'origine  de  la 
papauté.  Le  fait  générateur  est  ici,  pour  Marsile,  la 
Donation  de  Constantin,  sur  laquelle  il  ne  se  lasse  pas 
de  revenir.  Voiri,  19,  p.  187  ;  n,  11,  p.  221;  16,  p.  243; 
22,  p.  265,  et  surtout  18,  p.  252-253.  Tous  les  évêques, 
en  effet,  étaient  primitivement  égaux.  Rome  néan- 
moins jouissait  d'un  grand  prestige  à  cause  de  sa 
situation  dans  l'Empire,  du  nombre  et  de  la  science  de 
ses  clercs,  du  souvenir  aussi  des  apôtres  Pierre  et  Paul. 
C'est  pourquoi  les  autres  Églises  la  consultaient  volon- 
tiers ou  lui  demandaient  de  leur  fournir  de  dignes 
évêques.  Tout  cela  ne  faisait  qu'une  sorte  de  droit 
coutumier,  cohsuetudinaria  prioritas,  mais  qui  encou- 
rageait déjà  les  évêques  de  Rome,  avec  le  consente- 
ment plus  ou  moins  tacite  des  autres,  à  des  actes 
d'intervention  de  plus  en  plus  caractérisés.  Constantin 
acheva  cette  évolution  en  donnant  au  pape  l'empire 
de  tout  l'Occident,  et  le  moindre  doute  ne  vient  évi- 
demment pas  à  Marsile  sur  l'authenticité  d'un  docu- 
ment qui  est  la  justification  idéale  de  son  régalisme. 
De  là  procèdent  tous  les  droits  spirituels  et  temporels 
dont  se  prévaut  depuis  la  papauté. 

5°  Applications  :  Théorie  du  gouvernement  cenifal  de 
l'Église.  —  Ne  faut-il  pourtant  pas  pourvoir  aux  inté- 
rêts généraux  de  la  chrétienté  en  matière  de  foi  et  de 
discipline?  Ses  principes  démocratiques  conduisent 
tout  naturellement  Marsile  à  charger  le  concile  œcumé- 
nique de  cette  mission. 

Il  faut,  en  effet,  pour  ce  gouvernement  une  compé- 
tence et  une  autorité  que  la  communauté  des  fidèles 
ou  ses  légitimes  représentants  sont  seuls  à  détenir. 
Huic  consequenter  ostendo  quod  hujus  determinationis- 
auctoritas  •principalis,  mediata  vel  immediata,  solius  sit 
generalis  concilii  christianorum  aut  valentioris  partis 
ipsorum  vel  eorum  ■  quibus  ab  universitate  fldelium 
christianorum  auctoritas  hsec  concessa  fuerit.  n,  20, 
p.  256.  —  De  ce  concile  non  seulement  les  laïques  ne 
sont  pas  exclus,  mais  ils  en  font  obligatoirement  partie 
en  seconde  ligne  après  le  clergé  :  Viros  eligant  fidèles, 
presbijtcros  primum  et  non  presbyteros  consequenter.  Les 
uns  et  les  autres  sont  élus  par  les  communautés,  secun- 
dum  ipsorum  proporlionem  in  quantitate  ac  qualitatc 
personarum.  C'est  toujours  au  suprême  législateur 
humain  qu'il  appartient  de  déterminer  les  modalités 
de    l'élection.    Marsile    reconnaît    d'ailleurs    que    les 


anciens  conciles  étaient  surtout  composés  de  prêtres, 
encore  qu'on  y  voie  figurer  imperalores  et  impératrices 
fidèles  cum  suis  o/ficiulibus.  L'ignorance  croissante  du 
clergé  eu  matière  religieuse  lui  paraît  exiger  qu'une 
plus  grande  place  soit  assurée  désormais  à  l'élément 
laïque.  Sur  les  inévitables  divergences  des  prélats  ce 
sont  les  fidèles  qui  auront  à  se  prononcer.  La  convoca- 
tion du  concile  est  réservée  au  «  suprême  législateur 
humain  ».  Par  ou  il  faut  évidemment  entendre  l'empe- 
reur. N.  Valois,  p.  582.  Marsile  en  trouve  la  preuve 
dans  les  conciles  des  premiers  siècles  :  l'ancienne  his- 
toire ecclésiastique  vient  à  l'appui  de  ses  principes 
régaliens.  Non  seulement  l'autorité  civile  a  le  droit 
d'inviter  au  concile,  mais  elle  peut  y  contraindre  toute 
personne  idoine  et  dûment  élue  à  cette  fin.  En  re- 
vanche, il  lui  appartient  de  faire  les  frais  de  l'assem- 
blée. 

Toutes  les  matières  qui  intéressent  la  vie  de  l'Église 
entrent  dans  la  compétence  du  concile.  Marsile  énu- 
mère  nommément,  avec  preuves  à  l'appui,  u,  20-21, 
p.  256-263,  la  détermination  de  la  foi  et  de  la  discipline 
ecclésiastique,  le  prononcé  des  excommunications,  la 
répartition  des  bénéfices,  les  règles  du  culte  et  la  cano- 
nisation des  saints.  Il  confirme  sa  doctrine  en  mon- 
trant les  inconvénients  qu'il  y  aurait  à  ce  que  des 
points  aussi  graves  fussent  décidés  par  l'arbitraire  d'un 
j  seul.  La  politique  de  Boniface  VIII  et  surtout  la  bulle 
Unam  Sanctam  lui  fournissent  des  exemples  de  ce 
despotisme  personnel,  que  l'intervention  tutélaire  du 
concile  a  précisément  pour  but  et  aurait  sûrement 
pour  résultat  d'éviter.  Il  conçoit  néanmoins  que  soit 
institué  une  sorte  de  président  de  la  fédération  ecclé- 
siastique, avec  mission  de  diriger  les  assemblées  géné- 
rales et  d'en  faire  appliquer  les  décisions.  Ce  rôle 
devrait,  en  principe,  être  attribué  au  plus  digne,  qui 
serait  d'ailleurs  assisté  par  un  sénat  sacerdotal  institué 
ad  hoc.  Marsile  ne  voit  aucun  inconvénient  à  ce  que 
ce  fût  l'évêque  de  Rome,  en  raison  des  titres  histo- 
riques dont  cette  Église  a  joui  dans  le  passé,  mais  à 
condition  qu'on  ne  veuille  pas  étayer  cette  fonction 
sur  un  droit  divin  inexistant.  Voir  n,  22,  p.  263-268. 
En  dehors  de  là,  tout  le  reste  est  abus,  contraire  tout 
à  la  fois  aux  plans  de  Dieu  et  aux  intérêts  de  la  société. 
Marsile  consacre  ses  derniers  chapitres  à  une  âpre  cri- 
tique des  empiétements  commis  par  les  papes,  au  nom 
d'une  prétendue  plenitudo  potestatis,  dans  le  double 
domaine  spirituel  et  temporel,  n,  23-26,  p.  268-288. 
puis  à  la  réfutation  méthodique  des  arguments  scrip- 
turaires,  n,  27-29,  p.  288-305,  et  rationnels,  n,  30, 
p.  305-308,  invoqués  en  sa  faveur. 

Cet  exposé  doctrinal,  qui  remplit  les  deux  premiers 
livres  du  Defensor,  se  termine  par  une  troisième  partie, 
beaucoup  plus  couite,  où  l'auteur  condense  en  qua- 
rante-deux conclusions  ou  thèses,  m,  2,  p.  309-312, 
d'une  manière  d'ailleurs  passablement  désordonnée, 
les  principales  positions  philosophiques  et  théolo- 
giques,- théoriques  ou  pratiques,  prises  et  défendues 
par  lui  au  cours  de  son  traité.  Partout  s'affirme  la 
volonté  de  soumettre  le  gouvernement  de  l'Eglise  à  la 
collectivité  des  fidèles  et,  par  celle-ci,  au  pouvoir  civil 
qui  en  incarne  les  droits  et  les  pouvoirs.  Il  suffit  de 
lire  ce  résumé  dressé  par  l'auteur  lui-même  pour  voir 
combien  fut  profonde,  consciente  et  systématique, 
dans  l'esprit  de  Marsile,  cette  conception  régalienne, 
cette  étatisation  de  l'Église  à  laquelle  son  nom  demeure 
attaché. 

6°  Quelques  cas  particuliers  de  la  juridiction  ecclésias- 
tique. — ■  A  ce  système  fondamental,  contenu  dans  le 
Defensor  pacis,  le  Defensor  minor  apporte  quelques 
précisions  ou  aggravations  supplémentaires  sur  cer- 
tains points  particuliers,  qu'il  faut  au  moins  indiquer 
en  terminant,  d'après  le  résumé  qu'en  donne  N.  Valois, 
p.  607-615. 


165 


MARSILE    DE    PADOUE,   CONDAMNATION 


L66 


Marsile  y  professe  la  souveraineté  absolue  de  la  loi, 
divine,  soit  humaine.  En  conséquence,  l'autorité 
ecclésiastique  ne  peut  rien  retrancher  de  la  première 
par  voie  de  dispense,  ni  rien  y  ajouter  par  voie  de 
commandement.  La  seconde  relève  tout  entière,  par 
définition,  de  l'autorité  civile.  Par  rapport  à  l'une  et  à 
l'autre,  l'Église  ne  peut  jamais  porter  de  sanction 
coactive,  fût-ce  pour  préserver  le  inonde  entier  de 
l'hérésie.  En  revanche,  le  vœu,  qui  est  une  promesse 
sacrée,  doit  être  sanctionné  par  une  peine,  même  au 
civil  s'il  s'agit  d'un  vœu  qui  intéresse  d'autres  hommes. 
Dans  l'ordre  proprement  spirituel,  Marsile  n'admet 
pas  que  la  confession  soit,  de  droit  divin,  autre  chose 
qu'un  conseil;  mais  il  faut  s'y  soumettre  tant  qu'elle 
est  ordonnée  par  le  droit  ecclésiastique.  Cette  confes- 
sion n'entraîne  pas  pour  le  prêtre  le  droit  d'imposer  des 
pénitences.  Les  croisades  et  les  pèlerinages  sont  d'ail- 
leurs, en  soi,  des  œuvres  médiocrement  méritoires  et 
doid  l'Église,  en  tout  cas,  ne  saurait  mesurer  la  valeur. 
Quant  à  l'excommunication  et  à  l'interdit,  ces  mesures 
De  se  justifient  pas  au  nom  du  droit  divin.  Sur  la  pri- 
mauté du  pape,  Marsile  précise  «  que  cette  croyance 
peut  être  admise...  comme  une  coutume  et  une  tradi- 
tion, mais  non  comme  un  dogme  nécessaire  au  salut 
éternel  ».  X.  Valois,  p.  612.  Elle  appartient  à  la  caté- 
iic  ces  décisions  prises  par  les  conciles  qui  doivent 
être  obéies  jusqu'à  révocation.  Il  ne  saurait  d'ailleurs 
probablement  y  avoir  de  concile  vraiment  œcumé- 
nique si  les  Grecs  n'y  sont  pas  convoqués.  Le  Defensor 
mtnor  s'achève  sur  la  question  du  mariage,  où  l'Église 
peut  bien  statuer,  en  théorie,  sur  ce  qui  est  ou  non 
conforme  à  la  loi  divine,  mais  où  les  solutions  pratiques 
sont  réservées  au  pouvoir  civil. 

III.  Condamnation  par  l'Église.  --  On  a  pu 
remarquer,  au  cours  de  cette  exposition,  que  Marsile 
de  Padoue  entend  toujours  parler  en  chrétien  et  en 
catholique,  qu'il  emprunte  ses  arguments  à  l'Écriture 
tt  aux  saints  Pères.  Pour  paradoxale  que  la  chose  nous 
puisse  paraître,  ce  bouleversement  de  la  constitution 
ecclésiastique,  qui  frappe  à  bon  droit  l'historien  par 
aractère  d'audacieuse  innovation,  fut  proposé  par 
son  auteur  comme  l'expression  même  de  l'orthodoxie. 
I  -  pires  hardiesses  de  l'intelligence  s'abritaient 
encore,  au  Moyen  Age,  sous  le  vêtement  de  la  foi  et  de 
la  tradition.  Ce  sentiment  éclate  d'une  manière  parti- 
culièrement formelle  dans  les  dernières  lignes  du 
Defensor,  exhumées  par  K.  Mùller,  Gôtting.  gelehrte 
Anzeigen,  1883,  p.  925,  où  l'on  a  la  surprise  de  lire  cette 
déclaration  :  Supradictis  a  nobis  omnibus  adjiciatur 
(juod,  si  quid  in  ipsis  reperiri  contingut  diffinitum  seu 
aliter  quomodolibet  pronunciatum  vel  scriptum  minus 
catholice,  id  non  pertinaciter  dictum  est,  ipsumque 
eorrigendum  utque  determinandum  supponimus  aucto- 
rituti  Ecclesise  calholicte  seu  generalis  concilii  ftdelium 
chrislianorum.  Il  est  vrai  que,  jusque  dans  cette  pro- 
fession de  loyalisme  catholique,  on  retrouve  les  posi- 
tions caractéristiques  de  Marsile  :  c'est  à  l'Église, 
•à-dire  au  concile  général,  qu'il  se  soumet .  A 
défaut  du  concile  de  tous  les  chrétiens  »,  c'est  du 
moins  le  pape,  par  lui  si  nettement  disqualifié,  qui  se 
chargea  d'administrer  au  novateur,  en  vertu  de  la 
tradition  catholique,  la  censure  qu'il  déclarait 
souhaiter. 

1  Premières  interventions  du  Saint-Siège.  —  Aussi- 
tôt que  le  Defensor  pacis  se  fut  divulgué  et  que  ses 
auteurs  se  furent  publiquement  découverts  en  se  réfu- 
giant auprès  d'un  empereur  déjà  condamné  pour 
hérésie.  l'attention  du  Saint-Siège  se  porta  sur  les  deux 
docteurs  parisiens  et  diverses  mesures  préparèrent  la 
damnation  qui  n'allait  pas  tarder. 

Une  première  bulle  contre  les  deux  hérésiarques  fut 
lancée  par  Jean  XXII  au  cours  de  l'été  1326.  Elle  ne 
s'est   pas  conservée;   mais  il    ressort    d'extraits   des 


archives  vaticanes  publiées  par  W.  Preger,  dans  les 

Abhandl.  der  hislor.  Classe  der  k.  bayer.  Akademie  der 
WiSS.,  Munich,  1886,  t.  xvu,  p.  199,  que  l'évèque 
Albert  de  Passait  rendit  compte  au  Saint-Siège  pour 
la  seconde  fois,  à  la  date  du  (i  septembre,  de  la  pro- 
mulgation de  ce  document  dans  son  diocèse.  L'année 
suivante,  une  bulle  fulminée  contre  Louis  de  Bavière. 
en  date  du  3  avril  1327,  signale  auprès  de  lui  ces  duos 
viros  nequam,  perditionis  filios  et  maledictionis  alumnos, 
quorum  unus  Marsilium  de  Padua  et  aller  Johannem 
de  Janduno  se  faciunt  nominari.  Elle  dénonce  égale- 
ment leur  ouvrage  :  librum  quemdam  erroribus  pro- 
feclo  non  vacuum  sed  plénum  hœresibus  variis,  en 
ajoutant  que  plusieurs  bons  catholiques  l'ont  déjà 
examiné.  Ce  qui  suggère  que  le  Saint-Siège  n'en  a  pas 
encore  pris  directement  connaissance,  puisque  le  pape 
n'en  parle  que  par  ouï-dire  :  sicut  ftde  dignorum  mul- 
torum  catholicorum  habet  asser-tio.  Bulle  Quia  juxta 
doctrinam,  dans  Martène-Durand,  Thés.  nov.  anecdot., 
Paris,  1717,  t.  u,  col.  683.  Quelques  jours  plus  tard, 
le  9  avril,  par  la  bulle  Dudum  propler  nolorios,  le  pape 
frappait  nos  deux  novateurs  d'excommunication  et  de 
suspense,  en  même  temps  que  les  autres  principaux 
partisans  ecclésiastiques  de  l'empereur  rebelle.  Jean 
et  Marsile  étaient,  en  outre,  sommés  de  comparaître 
personnellement  devant  le  Saint-Siège  dans  un  délai 
de  quatre  mois  pour  se  justifier  de  leurs  doctrines, 
sous  peine  d'être  déchus  de  leurs  bénéfices  et  dignités, 
sans  préjudice  des  autres  sanctions  jugées  opportunes, 
eorum  àbsenlia  non  obstante.  Martène-Durand,  ibid., 
col.  696-698.  Eaute  de  pouvoir  signifier  cette  citation 
aux  intéressés,  le  pape  faisait  afficher  aux  portes  de 
Notre-Dame  des  Doms  la  bulle  et  les  autres  pièces  du 
procès,  quœ  procession  ipsum  suo  quasi  sonoro  prœconio 
et  patulo  indieio  publicabunt.  Il  va  sans  dire  que  les 
deux  inculpés  se  gardèrent  bien  d'obtempérer  à  cette 
citation.  C'est  donc  en  dehors  d'eux  que  le  pape  fit 
procéder  à  l'examen  du  Defensor  pacis.  Il  semble 
d'ailleurs  que- cette  affaire  ait  été  conduite  avec  un 
soin  tout  particulier. 

La  bulle  définitive  de  Jean  XXII,  que  nous  retrou- 
verons tout  à  l'heure,  fait  allusion  aux  premières  argu- 
mentations que  nonnulli  Oiri  catholici  se  pro  defensione 
fidei  opponentes  firent  d'abord  valoir  pour  réfuter  les 
erreurs  des  deux  hérétiques.  De  guerre  lasse,  ces  inter- 
ventions privées  ne  suffisant  pas,  on  se  tourna  vers 
le  Saint-Siège  pour  solliciter  son  jugement  sur  une 
série  d'articles  extraits  de. l'ouvrage  incriminé.  Tandem 
tam  prsefati  quam  plures  privlati  neenon  et  alii  viri 
catholici...  nobis  certos  articulos  de  libro  prœdicto  cura- 
verunl  nonnulli  miltere  ac  per  seipsos  aliqui  priesentare. 
De  cette  liste  quelques  propositions  furent  spéciale- 
ment retenues,  sur  lesquelles  le  pape  voulut  conférer, 
en  de  sérieuses  délibérations,  non  seulement  avec  les 
cardinaux  et  plusieurs  évoques  ou  prélats,  mais  avec 
des  spécialistes  de  la  théologie  et  du  droit  canonique. 
L'érudition  moderne  a  retrouvé  le  nom  de  quelques- 
uns  au  moins  de  ces  consulteurs,  que  le  pape  ne 
nomme  pas,  et  le  texte  même  de  leurs  mémoires.  Voir 
R.  Scholz,  Unbekannte  kirchenpolitische  Streitschriften 
aus  der  Zeit  Ludwigs  des  Bayem,  Rome,  t.  i,  1911, 
p.  1-27,  et  t.  il,  1914,  p.  3-63.  D'aucuns  furent  officiel- 
lement saisis  de  la  question,  tels  que  le  carme  Sybert 
de  Beck  et  le  général  des  augustins,  Guillaume  de 
Crémone  ■ —  ordinairement  appelé  Guillaume  Amidani, 
mais  dont  le  nom  exact  semble  être  Guillaume  de 
Villana  — •  qui  déclarent  répondre  par  ordre  du  pape. 
Mais  le  cas  passionnait  suffisamment  les  docteurs  pré- 
sents à  la  Curie  pour  que  d'autres  s'y  soient  intéressés 
molu  proprio,  tels  (pie  le  prémontré  Pierre  de  l.utra. 
11  résulte  de  la  consultation  des  deux  premiers  que  les 
propositions  examinées  étaient  primitivement  au 
nombre  de  six.  Aux  cinq  qui  allaient  être  condamnées, 


167 


MARS1LE    DE   PADOUE,   CONDAMNATION 


168 


et  que  nos  auteurs  citent  déjà  dans  un  texte  et  un 
ordre  à  peu  près  identiques  à  celui  que  nous  connais- 
sons, s'en  ajoutait  une  autre,  ainsi  conçue  chez  Sybert  : 
Quilibet  prcsbyter  Un  plene  potest  absolvere  ub  omni 
rrimine,  ab  omni  injuria,  a  quocumque  periculoso  statu 
quem  homo  incurrat  modo  quocumque,  aient  papa. 
R.  Scholz,  t.  h,  p.  4.  Cf.  p.  17  le  texte  tout  à  fait  sem- 
blable donné  par  Guillaume  de  Crémone.  Pour  des 
motifs  que  nous  ignorons,  celte  proposition  fut  écartée 
au  dernier  moment  et  les  cinq  autres  seules  furent 
censurées  dans  le  document  définitif. 

2°  Bulle  de  condamnation.  —  Au  terme  de  ces  études 
et  consultations,  Jean  XXII  se  résolut  à  publier  sa 
bulle  Licet  juxla  doclrinam,  en  date  du  23  octobre  1327, 
où  il  portait  une  solennelle  condamnation  contre  les 
deux  hérésiarques  et  leurs  principales  erreurs.  Texte 
complet  dans  Martène-Durand,  Thésaurus,  t.  n, 
col.  704-716;  Raynaldi,  Annales  eccl.,  ad  an.  1327, 
n.  28-35,  et  Duplessis  d'Argentré,  Collectio  judiciorum, 
Paris,  1728,  1. 1  a,  p.  304-311. 

Le  prologue  rappelle  l'obligation  qui  incombe  à 
l'Église  d'arrêter  dès  le  début  la  propagande  des  doc- 
trines erronées,  puis  les  multiples  dénonciations  qui 
ont  été  faites  au  Saint-Siège  contre  JMarsile  de  Padoue 
et  son  complice  Jean  de  Jandun.  Des  nombreux  arti- 
cles tirés  de  leur  livre  le  pape  se  décide  à  condamner 
seulement  quelques-uns.  Bien  que  les  erreurs  en  soient 
tellement  manifestes  que  ce  soit  presque  vouloir 
éclairer  le  soleil  au  moyen  d'un  flambeau,  il  y  veut 
néanmoins  ajouter  quelques  considérations  propres  à 
en  montrer  le  vice. 

C'est  ainsi  que  le  pape  rapporte  successivement, 
pour  les  dénoncer  à  l'Église,  cinq  propositions  des 
novateurs,  qu'il  fait  suivre  chacune  d'une  longue  réfu- 
tation. Elles  sont  encore  une  fois  reprises  d'affilée  à  la 
fin  de  la  bulle,  sous  une  forme  à  peu  près  identique, 
et  frappées  à  nouveau  d'une  réprobation  collective. 
On  les  trouve  dans  Denzinger-Bannwart,  n.  495-500, 
soi-disant  d'après  Duplessis  d'Argentré,  mais,  en  réa- 
lité, avec  quelques  modifications  qui  ne  correspondent 
pas  toujours  exactement  ni  à  l'une  ni  à  l'autre  des 
deux  recensions  fournies  par  les  exemplaires  imprimés 
du  document  pontifical.  Nous  reproduirons  d'abord  le 
texte  de  Denzinger,  comme  plus  usuel,  mais  en  ayant 
soin  de  marquer,  à  l'occasion,  les  petites  différences 
qu'il  présente  avec  celui  des  premiers  éditeurs,  dont 
la  lecture  coïncide  à  quelques  détails  près. 

1.  Quod  illud  quod  de  Que  ce  qui  se  lit  du  Chris 
Christo  legitur  in  Evangelio  dans  l'Évangile  de  sain* 
beati  Mattha?i  quod  ipse  Matthieu,  à  savoir  qu'il  paya 
solvit  tributum  Cscsari  quan-  le  tribut  à  César  lorsqu'il 
do  staterem  sumptum  ex  prit  une  pièce  d'argent  dans 
ore  piscis  illis  qui  petehant  la  bouche  d'un  poisson  et 
didrachma  jûssit  dari,  hoc  ordonna  de  la  remettre  à 
facit  non  condescensive  e  ceux  qui  réclamaient  le 
liberalitate  sive  pietate  sed  didrachme,  il  le  fit  non  par 
necessitate   coactus.  condescendance,  poussé  par 

;  a  libéralité  ou  sa  piété,  mais 
contraint  par  la  nécessité. 

Le  second  texte  de  la  bulle  porte  ici  jussit  dure  au 
lieu  de  jussit  dari,  et  les  deux  sont  d'accord  sur  la  verJ 
sion  plus  plausible  :  liberalitate  sur1  pielalis.  Mais  ces 
deux  minces  variantes  n'ont  aucune  importance  pour 
le  sens. 

Il  s'agit  de  la  scène  rapportée,  Mat  th.,  xvn,  24-27. 
Elle  était  déjà  discutée  au  temps  de  Philippe  le  Bel, 
voir  J.  Bivière,  Le  problème  de  l'Église  et  de  l'État, 
Couvain,  1926,  p.  170  et  312,  pour  savoir,  si,  en 
payant  l'impôt,  Jésus  avait  ou  non  reconnu  la  supré- 
matie du  pouvoir  impérial.  Tous  les  régaliens,  bien 
entendu,  l'exploitaient  dans  le  sens  affirmatif;  cette 
exégèse  devait  recueillir  l'adhésion  de  Marsile  de 
Padoue,  qui  l'utilise,  en  effet,  longuement,  n,  4, 
p.  197-198,  pour  astreindre  les  clercs  à  la  soumission 


envers  l'État.  A  quoi  la  bulle  oppose  que  ce  fut  la  un 
acte  de  pure  condescendance,  comme  il  ressort  du 
contexte  où  l'on  voit  que  Jésus  se  déclare  libre  et 
accepte  seulement  de  payer  le  didrachme  pour  ne 
pas  causer  de  scandale. 

Cet  acte  du  Sauveur,  et  c'est  ce  qui  en  faisait  la 
gravité,  prenait  alors  les  proportions  d'un  symbole, 
qui  semblait  accréditer  le  droit  absolu  du  pouvoir 
civil  sur  les  biens  ecclésiastiques.  En  même  temps  que 
le  principe  le  pape  tient  à  désavouer  expressément 
cette  conséquence. 

Quod  omnia  temporalia  Que  tous  les  biens  tempo- 
Ecclesiae  subsunt  imperatori  rels  de  l'Église  sont  soumis 
et  ea  potest  accipere  velut  à  l'empereur  et  qu'il  peut 
sua.  les  prendre  comme  siens. 

Marsile  est  bien  responsable  de  cette  déduction.  N'on 
seulement  il  remarque,  avec  saint  Bernard,  qu'en 
acquittant  l'impôt  le  Christ,  bien  qu'il  pût  en  être 
dispensé  par  sa  dignité  royale,  voulut  accomplir  son 
devoir  de  bon  citoyen,  exhibuisse  debilam  reverentiam, 
non  ergo  coactam,  quoniam  hujusmodi  census  et  tribu- 
tum debetur  principibus  a  quocumque,  i,  4,  p.  198,  mais 
il  aime  voir  dans  ce  fait  un  exemple  de  plus  vaste 
portée.  Loin  de  requérir  aucune  sorte  d'immunité, 
le  Maître  dictait  par  là  leur  conduite  aux  prêtres  ses 
successeurs  et  montrait  en  acte  qu'il  ne  lui  répugnait 
pas  d'admettre  ipsorum  temporalia  subjecta  fore  prin- 
cipibus sieculi.  Ibid.,  p.  197.  Quelques  lignes  plus  haut, 
Marsile  reprenait  à  son  compte  une  parole  d'Origène, 
aux  termes  de  laquelle  les  exactions,  même  injuste".. 
des  princes  à  l'égard  de  l'Église  ne  font  que  les 
remettre  en  possession  de  ce  qui  leur  appartient  :  ut 
exigant  a  nobis  quie  sunt  ipsorum.  La  bulle  se  contente 
d'appliquer  à  l'empereur  au  singulier  ce  que  le  Dejensor 
disait  au  pluriel  des  princes  en  général.. 

Le  pape  s'attache  spécialement  à  réfuter  cette  con- 
clusion, en  faisant  observer  qu'elle  pèche  par  la  base, 
du  moment  que  le  Christ  s'affirme,  en  droit,  exempt  de 
l'impôt.  Quand  bien  même  il  l'eût  acquitté  ex  debito, 
la  conséquence  ne  serait  pas  légitime;  car  il  s'agissait 
d'un  impôt  personnel  et  non  pas  d'un  impôt  réel. 
Unde  non  sequilur  quod  ex  eo  quod  persona  est  Iri bu- 
tafia,  sunt  et  bona. 

De  cette  censure  exégético-juridique  il  ressort  que 
le  pape  entend  sauvegarder  l'indépendance  de  la  pro- 
priété ecclésiastique  à  l'égard  de  l'État. 

2.  Quod  beatus  Petrus  Que  le  bienheureux  apôtre 
apostolus  non  plus  aucto-  Pierre  n'a  pas  eu  plus  d'au- 
ritatis  habuit  quam  alii  torité  que  n'en  avaient  les 
apostoli  habuerunt,  nec  alio-  autres  apôtres  et  ne  fut 
rum  apostolorum  fuit  caput.   pas  leur  tète. 

Item  quod  Christus  nul-  De  même,  que  le  Christ 
lum  caput  dimisit  Keclesi;e  n'a  laissé  aucune  tète  à  son 
nec  aliquem  suum  vicarium  Église  et  n'a  fait  de  personne 
fecit.  son  vicaire. 

Cette  formule  suit  exactement  la  première  recension 
de  la  bulle.  La  seconde  la  fait,  en  outre,  précéder  de 
cette  proposition  du  même  ordre  :  Quod  beatus  I'elrus 
Apostolus  non  fuit  plus  caput  Ecclesise  quam  quilibet 
aliorum  Apostolorum.  En  revanche,  elle  ne  porte  pas 
la  phrase  complémentaire  :  nec  aliorum  apostolorum 
fuit  caput.  De  toutes  façons,  il  s'agit  de  «  l'autorité  de 
Pierre  par  rapport  au  corps  apostolique,  puis  à  l'en- 
semble de  l'Église.  Et  cette  autorité,  soit  avant,  soit 
après  le  mot  abstrait,  est  désignée  subsidiairement  sous 
l'image  classique  de  la  «  tète  ».  Il  s'agit  donc,  en  termes 
théologiques,  de  la  primauté  personnelle  de  Pierre  et 
de  sa  perpétuité  dans  l'Église.  Marsile  de  Padoue  pre- 
nait à  cet  égard  une  position  délibérément  négative. 
La  proposition  condamnée  résume  assez  bien  les  con- 
ceptions développées  dans  le  Dejensor,  n,  16-17.  p.  241- 
247.  Cf.  ibid.,  22,  p.  263-264  ;  m,  concl.  17,  p.  310. 

Naturellement  son  extrême  importance  lui  mérite 


169 


MARSILE    DE    PADOUE,   CONDAMNATION 


170 


une  réfutation  très  étendue,  OÙ  le  pape  établit  que  le 
Christ  a  fait  de  Pierre  son  vicaire  par  les  paroles  : 
Pasce  oves  meas.  pasce  agnos  meos.  Ce  qui  revient  à 
faire  de  lui,  suivant  une  métaphore  familière  à  l'Écri- 
ture, la  tète  .  c'est-à-dire  le  ehei'  de  l'Église,  sans 
préjudice,  bien  entendu,  pour  l'autorité  prédominante 
du  Christ,  qui  en  demeure  toujours  la  <  tète  »  princi- 
pale. \  l'appui  de  cette  vérité,  par  une  évidente 
méthode  d'argumentation  <ul  hominem,  le  pape  se  [liait 
a  invoquer  le  témoignage  des  empereurs  chrétiens. 
11  s'ensuit  que  ce  privilège  était  exclusivement  propre 
à  Pierre,  comme  le  montrent  les  textes  évangéliques 
ou  l'on  voit  que  des  pouvoirs  lui  sont  accordés  que  les 
autres  n'ont  pas  reçus.  Mais  la  bulle  ne  démontre  pas 
directement  la  perpétuité  obligatoire  de  cette  fonction 
dans  l'Église.  Nul  doute  que.  dans  la  pensée  de 
Jean  XXII,  la  primauté  personnelle  de  Pierre  n'em- 
porte suffisamment  celle  du  pape  son  successeur,  dont 
les  deux  censures  qui  suivent  vont  revendiquer  les 
droite  suprêmes,  en  affirmant  son  autonomie  par  rap- 
port au  pouvoir  civil,  son  autorité  supérieure  par  rap- 
port aux  autres  membres  du  clergé. 

:f.  Quod  ad  imperatorem  Qu'il  appartient  à  l'empe- 
ipectat  papam  corrigere,  reur  de  corriger  le  pape,  de 
Instituere  et  destituere  ac  l'instituer,  de  le  destituer 
puniic.  et  de  le  punir. 

Cette  proposition  présente  dans  la  bulle  deux  rédac- 
tions légèrement  différentes.  La  première  omet  le 
verbe  corrigere;  la  seconde  porte  bien  les  quatre 
verbes,  mais  dans  un  ordre  qui  paraît  plus  satisfaisant 
au  regard  de  la  logique  :  quod  ad  imperatorem  spectat 
corrigere  papam  et  punire,  ac  instituèrent  destituere.  Il 
s'agit  de  la  suprématie  que  Marsile,  en  termes  à  peu 
près  équivalents,  n,  22,  p.  265-266,  cf.  i,  15,  p.  177,  et 
m.  concl.  41,  p.  312,  reconnaissait  au  pouvoir  civil  sur 
le  pape,  suprématie  qui  comportait  le  droit  de  le 
réprimander  et  de  le  punir  en  cas  de  faute,  plus  encore 
le  pouvoir  normal  de  l'investir  de  son  siège  et,  au 
besoin,  de  l'en  retirer,  c'est-à-dire  tous  les  droits  du 
supérieur  sur  son  inférieur.  La  bulle,  ici  et  dans  la 
suite,  a  seulement  traduit  en  clair  par  1'  «  empereur  » 
ce  que  le  Defensor  désignait  par  le  terme  générique  de 
suprême  législateur  humain  »,  N.  Valois,  p.  582  et 
cf.  p.  584,  et  détaché  le  cas  particulier  du  pape 
d'une  théorie  qui  visait  tous  les  clercs. 

On  conçoit  sans  peine  que  Jean  XXII  n'ait  pas 
voulu  laisser  se  répandre  sans  le  censurer  un  tel  pro- 
gramme d'assujettissement.  La  question  cependant 
soulevait  bien  des  points  de  droit  et  de  fait.  Car  la  dis- 
cipline canonique  en  ces  matières  avait  toujours  été 
complexe  et  l'histoire,  aggravée  d'ailleurs  plus  d'une 
fois  par  la  légende,  attestait  sur  ce  chapitre  de  mul- 
tiples et  très  graves  interventions  du  pouvoir  civil  que 
personne  ne  pouvait  ignorer.  Aussi  la  discussion  est- 
elle  ici  particulièrement  longue  et  serrée.  Le  premier 
pape,  note  la  bulle,  fut  institué  par  le  Christ  en  la 
personne  de  Pierre,  et  cejie  sont  pas  les  empereurs  qui 
ont  pu  nommer  ses  successeurs  puisqu'ils  étaient 
païens.  Constantin  n'a  pas  davantage  acquis  ce  droit; 
car,  en  se  convertissant,  il  devint  papœ  filius  ac  disci- 
liulus  et  sLibjeclus.  Il  n'a  donc  pas  pu  le  transmettre 
aux  souverains  qui  l'ont  remplacé,  soit  en  Orient, 
soit  en  Occident.  Si  quelques-uns  ont  participé  à 
l'élection  du  pape,  ce  fut  ex  concessione  poslea  ipsis 
pu  ta  per  summum  pontificem.  D'ailleurs,  ce  droit 
consistait  seulement  à  être  les  témoins  de  l'élection, 
ncore  les  bons  empereurs  y  ont-ils  renoncé. 

N'ayant  pas  le  droit  d'institution,  l'empereur  ne 
saurait  avoir  celui  de  destitution,  qui  lui  est  juridique- 
ment corrélatif.  Ainsi  en  ont  jugé  les  princes  chrétiens, 
qui  ont  soustrait  aux  laïques  le  jugement  des  évêques. 
Ce  sont,  au  contraire,  les  souverains  pontifes  qui  ont 
excommunié  et  déposé  les  souverains  :  Jean  XXII  rap- 


pelle ici  les  précédents  déjà  invoqués  par  Grégoire  VII. 
Il  conteste  surtout  qu'on  puisse  tirer  argument  pour 
la  thèse  adverse  du  jugement  porté  par  Pilate  contre 
le  Sauveur.  Tandis  que  la  censure  de  la  proposition 
ne  tend  qu'à  mettre  in  tuto  l'indépendance  du  pape, 
on  voit  que  le  commentaire  en  développe  expressé- 
ment la  contre-partie,  savoir  la  pleine  supériorité,  au 
sens  médiéval,  du  pape  sur  l'empereur. 

4.      Quod     omnes     sacer-        Que  tous  les  prêtres,  qu'il 

dotes,    sive    sit    papa,    sive  s'agisse  du  pape,  d'un  arche- 

archiepiscopus,  sive  sacerdos  vcque  ou  d'un  simple  prêtre, 

simplex,  sunt  ex  institulione  sont,  en   vertu   de   l'institu- 

Christi  auctoritatis  et  juris-  tion  du  Christ,  égaux  en  au- 

dictionis  aequalis.  torité  et  en  juridiction. 

Ce  texte  coïncide  exactement  avec  le  premier  énoncé 
de  la  bulle.  Le  second  ajoute  d'abord  le  pronom  indé- 
terminé quicumque  après  sacerdos  simplex;  mais  sur- 
tout il  double  cette  formule  d'une  autre  qui  la  précise  en 
la  complétant.  Elle  se  trouve  d'ailleurs  dans  le  corps 
de  la  bulle,  mais  séparée  de  la  première,  tandis  qu'à 
la  fin  toutes  deux  sont  juxtaposées.  Sedquod  unus  habel 
plus  alio,  hoc  est  secundum  quod  imperator  concessil 
plus  vel  minus,  et  sicul  concessil  revocare  potest.  Ainsi  la 
proposition  entière,  au  lieu  de  se  mouvoir  dans  le 
domaine  d'une  théologie  abstraite,  prend  la  nuance 
très  concrète  du  régalisme  dont  Marsile  poursuivait 
partout  l'application. 

Là-contre,  le  pape  cherche  tout  d|abord  une  indica- 
tion de  l'inégalité  hiérarchique  des  prêtres  dans  l'An- 
cien Testament.  Il  en  voit  surtout  la  preuve  dans  le 
Nouveau,  avec  l'institution  séparée  des  apôtres  et  des 
soixante-douze  disciples,  qui  leur  sont  inférieurs  poul- 
ie rang  et  les  pouvoirs.  Le  droit  ecclésiastique  a  pré- 
cisé sur  ce  point  le  droit  divin,  en  établissant  des 
évêques,  archevêques  et  patriarches.  Institution  qui 
remonte  au  Christ,  dès  là  qu'elle  est  le  fait  de  son 
vicaire  ':  llle  enim  cujus  auctoritate  fit  aliquid  velul 
fecisse  videtur.  En  tous  cas,  elle  ne  relève  pas  de  l'em- 
pereur: les  règlements  de  Justinien  en  la  matière  se 
réfèrent  à  la  tradition  apostolique.  La  thèse  des  nova- 
teurs aboutirait  à  dire  que  l'Église  n'eut  pas  de  pas- 
teurs légitimes  avant  Constantin  :  ce  qui  serait  la  néga- 
tion de  sa  sainteté. 

Quant  au  pouvoir  d'ordre,  il  y  a  lieu  de  distinguer 
entre  la  dignité  et  la  puissance.  Sous  le  premier  rap- 
port, tous  les  prêtres  sont  égaux,  en  raison  du  carac- 
tère sacerdotal  qui  leur  est  commun.  Mais  la  puissance 
du  simple  prêtre  est  inférieure,  puisqu'elle  peut  être 
suspendue  par  le  pape,  au  moins  pour  la  licéité  de  son 
exercice.  A  cela  près,  les  pouvoirs  sacramentels  pro- 
duisent chez  les  uns  et  les  autres  les  mêmes  résultats. 

«  Dans  sa  teneur  absolue,  écrit  N.  Valois,  p.  593, 
(la  quatrième  proposition)  dépasse  peut-être  un  peu 
la  pensée  de  nos  auteurs...  Jean  XXII  généralise  ici 
ce  que  Marsile  de  Padoue  et  Jean  de  Jandun  disent  des 
évêques.  De  plus,  là  où  la  bulle  ne  fait  allusion  qu'à  la 
volonté  impériale,  nos  auteurs  font  aussi  intervenir  le 
consentement  des  Églises  ou  même  le  vote  d'un  concile 
général.  »  Même  sous  cette  forme  discrète,  ces  réserves 
du  savant  historien  ne  sont  pas  justifiées.  Il  est  certain, 
en  effet,  que  Marsile  professait,  comme  le  note  la 
deuxième  proposition,  l'égalité  de  tous  les  évêques  et 
ramenait  au  droit  humain  la  différence  de  leurs  pou- 
voirs. Mais  il  allait  plus  loin  et  complétait  sa  conception 
canonique  de  la  hiérarchie  par  une  vue  théologique  de 
l'ordre  en  lui-même.  Avec  saint  Jérôme  il  se  plaisait  a 
admettre,  au  sens  le  plus  littéral,  l'identité  primitive 
des  évêques  et  des  prêtres.  D'où  il  concluait  a  l'égalité 
du  caractère  sacerdotal  entre  ses  divers  délenteurs  : 
Hune  siquidem  sacerdotalem  characlerem...  probabiliter 
mihi  videtur  quod  omnes  sacerdotes  habent  eumdem 
specie,  nec  ampliorem  habet  hum-  Romanus  episcopus 
aul   aller   aliquis    quant    simplex    dictas    sacerdos    qui- 


171 


MARSILE    DE    PADOUE,    INFLUENCE 


175 


cumque.  Ce  qui  vaut  également  pour  leurs  pouvoirs  de 
juridiction  :  Ideoque  mirandum  est  cur  ((intendant  ali- 
qui...  Romanum  ponti/icem  reliquis  sacerdotibus  amplio- 
rem  clavium  a  Chrislo  potestatcm  ht/brrr,  a,  1"),  p.  23'.»; 
cf.  p.  240  et  241  :  Non  plus'  sacerdotalis  auctoritatis 
essentialis  habet  Romanus  episcopus  quam  aller  sdcerdos 
quilibel...  In  auelorilale  prima...  omn.es  sacerdotes 
eequales  sunl  merito  atque  sacerdotio.  ' 

Le  même  sylème  est  encore  repris  plus  loin,  n,  22, 
p.  264  :  Omnes  episcopi  sive  sacerdotes  sequalis  sunt 
auctoritatis  et  meriti  a  Dco  dati.  Toute  la  différence  de 
leurs  pouvoirs  relève  d'une  institution  positive,  qui 
prend  toujours  chez  Marsile  un  caractère  régalien, 
ibid.,  p.  263  :  ...  Neque  (aliquis  episcopus)  auctoritatis 
plus  habet  in  alterum  aut  sibi  commissum  populum 
quam  e  converso,  nisi  per  générale  concilium  aut-fide- 
lem  leyislatorem  humanum  super  alium  aut  alios  auclo- 
ritas  sive  potestas  heec  concessa  foret.  Et  il  n'y  pas  a 
lieu  de  s'arrèler  à  cette  mention  du  concile  général  ou 
à  ce  qui  est  dit  ailleurs,  ibid.,  17,  p.  250,  du  consente- 
ment occasionnel  des  Églises,  parce  que  ces  deux  formes 
de  la  démocratie  ecclésiastique  sont  toujours  sou- 
mises à  l'arbitraire  du  pouvoir  suprême,  qui  est  censé, 
par  hypothèse,  en  être  la  meilleure  expression.  Cette 
quatrième  proposition  ne  fait  donc  pas  tort  à  la  pensée 
de  Marsile.  En  la  condamnant,  Jean  XX 11  veut  évi- 
demment maintenir  que  la  hiérarchie  catholique,  dans 
ses  degrés  essentiels,  est  à  base  de  droit  divin. 

5.     Quod     tota     Ecclesia  Que  toute  l'Église  ensem- 

simul  juncta  nullum   homi-  ble  ne  peut  inlliger  à  aucun 

nem  punire  potest  punitione  homme     une     punition     de 

coactiva   nisi  concédât    hoc  contrainte,    sinon    par  con- 

imperator.  cession    de    l'empereur. 

Tel  est  bien  le  texte  qui  figure  dans  le  corps  de  la 
bulle;  mais  la  formule  qui  revient  dans  la  conclusion 
parle  aussi  du  pape  en  même  temps  que  de  l'Église  : 
Quod  papa  vel  tota  Ecclesia  simul  sumpta  nullum  homi- 
nem,  quantumcumque  sceleratum,  potesl  punire  puni- 
tione coactiva  nisi  imperalor  daret  eis  auctoritatem.  Il  est 
assez  logique,  en  effet,  que  le  pape,  qui  est  en  quelque 
sorte  le  centre  des  trois  propositions  précédentes,  ne 
soit  pas  absent  de  la  dernière. 

Elle  est  relative  au  pouvoir  coercitif.  Jean  XXII  en 
fait  remonter  le  principe  au  pouvoir  de  lier  et  de  délier 
concédé  à  Pierre,  avec  cette  nuance  intéressante  :  In 
persona  Pétri  Ecclesise  potestas  coactiva  concessa,  vel 
saltem  permissa,  exstitit.  La  même  formule  revient 
encore  à  propos  de  l'excommunication,  que  le  Christ, 
dans  Matth.,  xviu,  17,  fait  également  entrer  dans  les 
droits  de  l'Église.  Ce  pouvoir  coercitif,  ainsi  fondé  sur 
l'Évangile,  fut  déjà  exercé  par  Pierre  sur  Ananie  et 
Saphire,  et  cela,  bien  entendu,  sine  imperiali  conces- 
sionc  aliqua.  Le  pape  rappelle  ensuite  les  sanctions 
appliquées  par  saint  Paul,  et  montre  combien  il  est 
absurde  d'imaginer  que  le  droit  de  coercition  soit  venu 
à  l'Église  des  princes  qui  furent  si  longtemps  ses  persé- 
cuteurs. 

On  remarquera  que  Jean  XXII  ne  parle  jamais  que 
du  droit  de  coercition  en  général,  sans  préciser,  ni 
dans  son  exposé  doctrinal,  ni  dans  les  exemples  invo- 
qués à  l'appui,  aucune  modalité  d'application.  Les 
sanctions  spirituelles  présentent,  elles  aussi,  le  carac- 
tère de  «  punitions  coactives  .  Marsile  était  d'ailleurs 
opposé  à  celles-ci  non  moins  qu'aux  peines  temporelles, 
puisqu'il  remettait  tout  l'exercice  de  la  justice  à  la  vie 
future,  à  moins  que  l'État,  de  son  côté,  n'en  décidât 
autrement  pour  le  bien  public.  Ici-bas,  déclare-t-il 
formellement,  sacerdotum  judicium  coactivum  nec  est 
née  esse  débet,  ri,  9,  p.  214.  La  discipline  contraire, 
inconnue  aux  premiers  siècles,  est  venue  à  l'Église 
occasionaliler  ex  quibusdam  concessionibus  principum 
sibi  factis.  n,  10,  p.  219.  Même  pour  l'excommunica- 
tion,  Marsile  réclamait  le  consentement    des   fidèles, 


n,  6,  p.  207,  c'est-à-dire,  en  pratique,  du  pouvoir 
civil.  L'Eglise  ne  pouvait,  à  coup  sûr,  laisser  mettre 
en  cause  une  des  formes  normales,  et  malheureusement 
toujours  nécessaires,  de  sa  juridiction. 

Toutes  ces  propositions  sont  reprises  à  la  fin  de  la 
bulle  et  globalement  réprouvées  dans  les  termes  les 
plus  graves  :  Articulas  prœdiclos...  velut  sacrée  Scrip- 
turœ  contrarias  et  fidei  catholiae  inimicos,  liiereticos  seu 
hœreticales  et  erroneos...  senténtialiler  declaramus.  Il  va 
de  soi  que  la  garantie  du  magistère  pontifical  ne  porte 
que  sur  la  censure  même  des  propositions  condamnées, 
et  pas  du  tout  sur  les  réfutations  qui  les  accompagnent 
dans  le  corps  du  document.  Celles-ci  n'en  sont  pas 
moins  précieuses  pour  faire  connaître  la  théologie  du 
temps  et  aussi  pour  préciser,  comme  en  une  sorte  de 
commentaire  officiel,  le  sens  dans  lequel  il  faut  prendre 
la  condamnation  dont  les  erreurs  de  Marsile  furent 
l'objet. 

3°  Actes  postérieurs.  —  En  même  temps  que  les  doc- 
trines, la  bulle  dénonçait  avec  une  égale  solennité  leurs 
fauteurs  et,  après  avoir  rappelé  leur  obstination 
notoire,  les  déclarait  hérétiques  et  les  mettait  publi- 
quement au  ban  de  la  chrétienté,  avec  ordre  à  tous  le 
fidèles  de  les  éviter  et,  à  l'occasion,  de  les  livrer  à  la 
justice  de  l'Église. 

Jean  XXII  ne  cessa  plus,  en  effet,  de  les  poursuivre 
par  tous  les  moyens  en  son  pouvoir.  Voir  ses  lettres  du 
23  janvier  et  du  15  avril  1328,  dans  Yatikanischc 
Akten,  n.  967  et  999;  du  31  mars  1328,  du  5  mai  et  du 
25  juin  1329,  du  22  juillet  et  du  6  septembre  1330,  du 
4  janvier  1331,  dans  Martène-Durand,  Thésaurus,  t.  n, 
col.  741,  773,  778,  813,  817.  Sous  ses  successeurs 
Benoît  XII  et  Clément  VI,  le  désaveu  des  deux  héré- 
tiques entrait  encore  dans  les  conditions  exigées  par 
la  curie  pour  la  réconciliation  de  Louis  de  Bavière. 
Voir  les  lettres  impériales  du  28  octobre  1336  et  du 
18  septembre  1343,  dans  Vatikanische  Akten,  n.  1841  et 
2167,  p.  642  et  781. 

Il  y  aurait  même  eu,  à  la  cour  d'Avignon,  dans  les 
années  immédiatement  suivantes,  des  projets  de 
condamnation  plus  complète.  «  Benoît  XII  jugea 
insuffisante  la  censure  du  livre  de  Marsile  et  de  Jean 
de  Jandun  faite  par  son  prédécesseur,  fl  chargea  de 
l'examiner  à  nouveau  le  cardinal  Pierre  Roger,  le 
futur  Clément  Vf,  qui  réussit  à  y  relever  plus  de 
deux  cent  quarante  erreurs.  »  L'affaire  en  resta  là; 
mais  «  plus  tard,  devenu  pape,  ce  même  Clément  VI 
déclarait  qu'il  n'avait  jamais,  dans  ses  lectures,  ren- 
contré de  pire  hérétique  que  Marsile  de  Padoue  ». 
N.  Valois,  p.  620-621,  d'après  C.  Hôfler,  .4us  Avi- 
gnon, dans  Abhandl.  der  k.  bômischen  Gesclhchajt  der 
Wiss.,  VIe  série,  t.  ri,  1869,  p.  20,  qui  rapporte  un 
souvenir  rappelé  par  Clément  VI  le  10  avril  1343. 
Voir  de  même  le  témoignage  d'un  autre  contemporain, 
Conrad  de  Megenberg,  Tract,  contra  11'.  Occam,  6,  édité 
par  R.  Scholz,  Vnbekannte...  Slreitschri/ten,  t.  ii, 
p.  364. 

Ces  projets  n'ayant  pas  eu  de  suite,  c'est  la  bulle 
Licet  juxta  doclrinam  de  Jean  XXII  qui  fixe  officielle- 
ment les  positions  prises  par  l'Église  à  l'égard  de  ce 
régalisme  qui  avait  si  souvent  inspiré  la  politique  des 
souverains  médiévaux,  et  dont  Marsile  de  Padoue  a 
fait  la  théorie  avec  une  vigueur  de  dialectique  et  une 
audace  de  pensée  qui  n'avaient  jamais  été  atteintes 
jusque-là  et  qui  n'ont  peut-être  jamais  été  dépassées 
depuis  lors. 

IV.  Influence.  —  En  dépit  et  parfois  en  raison 
même  de  sa  hardiesse,  le  système  exposé  par  Marsile 
de  Padoue  eut  une  très  grande  influence  dans  la  suite. 
Les  censures  de  l'Église  le  désignèrent-  à  la  critique 
des  théologiens  orthodoxes,  qui  ne  faillirent  pas  à  cette 
tâche,  sans  d'ailleurs  l'empêcher  d'avoir  toujours  de 
fidèles  partisans.  De  toutes  façons,  le  nom  et  la  pensée 


173 


MARSILE    DE    PADOIK,    INFLUENCK 


174 


de  Marsile  se  retrouvent  mêlés  aux  grandes  crises 
religieuses  des  siècles  suivants,  à  celles  surtout  qui 
ranimèrent  le  vieux  conflit,  jamais  éteint,  de  l'Église 
et  de  l'État.  Mis  en  doute  parles  historiens  anciens, 
par  exemple  Km.  Friedberg,  Die  M.  A.  Lehren  iibcr 
Slaat  und  Kirche,  Leipzig,  1874,  t.  t,  p.  27,  et  19-50, 
le  fait  est  de  plus  en  plus  attesté  par  les  découvertes 
de  l'érudition.  Voir  J.  Sullivan,  The  american  histo- 
tieal  Review,  1897,  Lu,  p.  593-610. 

1»  Controverses  théologico-politiques.  -  Violemment 
posé  sous  Philippe  le  Bel,  rouvert  et  aggravé  sous 
Louis  de  Bavière,  le  problème  théorique  de  l'Église  et 
de  l'État  ne  cessa  plus  d'alimenter,  à  travers  le 
\i\  siècle  et  plus  tard,  la  pensée  des  spéculatifs.  Il  est 
naturel  qu'on  y  ait  cherché  la  part  qui  peut  revenir 
dans  ces  controverses  à  .Marsile  de  Padoue. 

Sur  la  foi  d'un  mot  du  pape  Clément  VI,  rapporté 
dans  Hotler,  op.  cit.,  p.  20,  et  déjà  connu  par  Conrad  de 
Megenberg,  loc.  cit.,  dans  Scholz,  t.  il,  p.  364,  on  a  sou- 
vent répété  que  .Marsile  devait  le  principe  de  ses 
erreurs  à  Guillaume  Occam.  Et  l'on  a  cherché  à  établir 
des  liens  historiques  entre  les  deux  maîtres,  soit  à 
Paris,  soit  ailleurs.  Voir  S.  Riezler,  Die  literarischen 
Widersacher  der  Papste,  Leipzig,  1874,  p.  35-36  et 
241-242.  Mais  l'entière  originalité  de  Marsile  est  au- 
jourd'hui reconnue.  N.  Valois,  p.  (il 9.  Rien  ne  prouve, 
en  effet,  qu'il  ait  jamais  connu  Occam  et  la  critique 
interne,  au  surplus,  révèle  entre  leur  pensée  des  diver- 
gences considérables.  Voir  l'analyse  faite  par  J.  Sulli- 
van, dans  The  american  historical  Review,  1897,  t.  il, 
p.  417-426.  On  pourrait  plutôt  se  demander  si  Marsile 
n'a  pas  influencé  le  système  d'Occam.  Le  maître  pari- 
sien s'est,  en  effet,  mêlé  aux  franciscains  révoltés  qui 
remplissaient  la  cour  du  Bavarois  et,  parmi  les  erreurs 
de  ceux-ci,  Jean  XXII  signalait  de  bonne  heure  qu'ils 
soutiennent  «  l'hérésie  qui  affirme  qu'il  appartient  à 
l'empereur  de  déposer  le  pape  et  de  lui  en  substituer 
un  autre  ».  Lettre  du  4  janvier  1331,  dans  Martène, 
Thés.,  t.  ii,  col.  831.  Cependant  cette  idée  n'est  peut- 
être  pas  assez  précise  ni  assez  caractéristique  pour 
signifier  un  emprunt,  et  les  divergences  déjà  signalées 
ne  permettent  pas  de  conclure  à  une  action  directe  de 
Marsile  sur  Occam.  Il  reste  qu'ils  ont  travaillé  tous 
deux  à  la  même  oeuvre,  mais  avec  des  moyens  diffé- 
rents. «  Comme  Marsile  s'inspirait  d'Aristote,  Occam 
s'inspirait  de  la  Bible.  »  J.  Sullivan,  loc.  cit.,  p.  425. 
Voir  déjà  Silbernagl,  Ockams  Ansichten  ïiber  Kirche 
und  Staat,  dans  Hislorisches  Jahrbuch,  1896,  t.  vu, 
p.  423-433. 

En  tout  cas,  le  prestige  de  Marsile  était  assez  grand 
pour  retenir  spécialement  l'attention  des  gardiens  de 
l'orthodoxie.  Déjà  le  fait,  assez  rare  sinon  inouï  dans 
les  annales  du  magistère  ecclésiastique,  que  le  pape 
ait  voulu  accompagner  d'une  discussion  en  règle  cha- 
cune des  propositions  du  novateur  qu'il  condamnait 
suffit  à  prouver  le  crédit  dont  celui-ci  devait  jouir  et 
combien  le  besoin  s'imposait  de  lui  faire  contrepoids. 
I.a  tradition  manuscrite  atteste,  au  demeurant,  que 
efutations  dues  à  la  plume  des  premiers  théolo- 
giens pontificaux,  voir  plus  haut,  col.  16  ',  se  répan- 
dirent en  divers  milieux  dès  le  xiv  siècle. 

Pour  les  apologistes  subséquents  de  la  papauté, 
Marsile  reste  pareillement  le  grand  adversaire,  dont 
la  critique  vient  d'ordinaire  soutenir  leurs  thèses  sur 
le  droit  pontifical.  C'est  ainsi  que  le  franciscain  Alvarez 
Pelayo,  vers  1330,  s'occupe  longuement  pour  le  réfuter 
de  Yhaeresiarcha  novellus.  Voir  De  planctu  Ecclesiœ,  i, 
68,  édition  de  Lyon,  1517,  fol.  i.xxiv-i.xxv.  Il  y 
revient  plus  tard,  vers  1345,  dans  son  Collirium  adv. 
hssreses  nouas,  édité  par  R.  Scholz,  op.  cit.,  t.  n,  p.  512- 
■"'1  1.  On  trouve  de  même  la  critique  du  novateur  dans 
Alexandre  de  Saint-Elpide,  vers  133  1  ;  plus  tard  encore, 
chez   Conrad    de    Megenberg,   Œconomica,   vers    1352 


1362,  et  Thomas  de  Strasbourg,  avant  1353.  Voir 
X.  Valois,  p.  620,  et  X.  Paulus,  Thomas  i<on  Strassburg 
und  Ludolph  von  Sachsen,  dans  Ilistor.  Jahrbuch,  1892, 
t.  xm,  p.  10.  Il  en  est  de  même,  en  plein  XVe  siècle,  chez 
Jean  de  Torquemada,  Sum.  de  Ecclesia,  1.  IV,  pars  n, 
c.  37. 

.Malgré  ces  réfutations,  Marsile  trouvait  et  gardait 
des  lecteurs.  On  en  peut  juger  par  le  nombre  assez 
considérable  des  mss.  du  Dejcnsor  qui  nous  sont  par- 
venus et  «  dont  la  plupart  remontent  au  XIV  siècle  . 
Voir  X.  Valois,  p.  573,  qui  en  énumère  une  vingtaine, 
et  l'élude  méthodique  de  .1.  Sullivan,  dans  The 
english  historical  Review,  1905,  t,  xx,  p.  293-307. 
En  même  temps,  des  traductions  en  langue  vulgaire 
mettaient  l'ouvrage  à  la  portée  du  grand  public,  l'ne 
traduction  italienne  date  de  1363,  qui  est  faite  elle- 
même  sur  une  version  française  plus  ancienne. 
Lorsque  celle-ci  prit  quelque  notoriété,  le  pape  Gré- 
goire XI  s'en  plaignit  amèrement  à  la  Faculté  de 
théologie  de  Paris,  qui  ouvrit  une  enquête  officielle, 
du  1er  septembre  au  31  décembre  1375,  sans  succès  du 
reste,  pour  en  découvrir  l'auteur.  Voir  Chartularium 
Univ.  Paris.,  t.  m,  p.  223-227,  et  N.  Valois,  p.  621-622. 
Vers  la  même  époque,  on  signale  de  nombreux  em 
prunts  au  Defensor  dans  le  célèbre  Songe  du  Yergier 
(1376-1377)  et  le  pape  Grégoire  XI  en  dénonçait  l'ins- 
piration dans  les  premiers  écrits  de  Wyclif.  Cf.  Sulli- 
van, loc.  cit.,  p.  598-599.  Justement  suspect  aux  théo- 
riciens du  droit  pontifical,  Marsile  devenait  l'allié 
de  tous  ceux  qui  s'attachaient  à  établir  ou  à  défendre 
la  prépondérance  religieuse  du  pouvoir  civil. 

2°  Période  du  Grand  Schisme.  —  En  affirmant  les 
droits  de  l'État  sur  l'Église,  Marsile  avait  été  conduit 
à  transposer  dans  un  sens  démocratique  la  constitu- 
tion de  l'Église  elle-même.  Le  concile  général  tient, 
à  ce  titre,  une  grande  place  dans  son  système.  Il  était 
à  prévoir  qu'on  ne  manquerait  pas  d'alléguer  ce  pré- 
cédent lorsque  la  division  persistante  du  Grand  schisme 
amena  tant  d'esprits  à  chercher  dans  le  système  conci- 
liaire un  remède  à  la  carence  de  la  papauté. 

Beaucoup  d'historiens  ont  été  surpris  de  n'y  pas 
trouver  une  influence  très  sensible  de  Marsile.  Voir 
Sullivan,  loc.  cit.,  p.  593  et  599.  C'est  sans  doute  que 
ses  théories  étaient  trop  visiblement  contraires  à  la 
tradition  ou  que  les  censures  de  l'Église  l'avaient  trop 
discrédité  auprès  des  théologiens.  On  en  retrouve 
cependant  des  traces  assez  nettes  pour  en  iévekr 
incontestablement  la  réalité,  et  le  fait  est  d'autant  plus 
frappant  quand  il  s'agit  d'une  doctrine  notoirement 
aussi  peu  catholique. 

L'action  de  Marsile  s'exerça  tout  d'abord  d'une 
manière  indirecte  et  lointaine,  par  l'inteimédiaiie 
d'ouvrages  nés  de  son  inspiration,  tels  que  le  Songe 
du  Yergier,  dont  Pierre  d'Ailly  faisait  usage.  Voir 
Tschackert,  Peter  von  Ailli,  Gotha,  1877,  p.  42-43. 
D'autres  fois  aussi  elle  fut  directe.  Thieny  de  Niem, 
par  exemple,  au  cours  de  son  De  modis  uniendi  m 
reformandi  Ecclesiam,  14,  dans  H.  von  der  Hardt, 
Conc.  Const., t.i,  col.  100-101,  cite  Marsile,  bien  que 
sans  le  nommer,  comme  un  aller  modernus  mat/nus 
theologus.  Il  lui  emprunte  tout  un  passage  dans  son 
De  necessitate  reformationis  Ecelesix  (vers  1117),  dans 
II.  I-'inke,  Forschungeh  und  Quellen  des  Konstanzer 
Konzils,  Paderborn,  1889,  p.  276-277.  Voir  sur  l'em- 
prunt la  note  de  l'auteur  dans  Rômische  Quartalschrift, 
1893,  t.  vu,]).  226-227. 

En  peu  plus  tard,  dans  les  remous  que  suscita  le 
concile  de  Pâle,  on  a  pu  soupçonner  encore  quelque 
utilisation  du  Defensor  pacis  chez  Grégoire  de  Heim- 
burg.  Voir  I'.  Joachimsohn,  Gregor  Heimburg,  Bam- 
berg,  1891,  p.  233.  Nicolas  de  Cuse  le  mentionne 
expressément  dans  son  De  coneordantia  catholiea,  n. 
34   (entre   1431  et    1131),  et,    bien    que   ce   soit  pour  le 


175 


MARSILE    DE    PADOUE,   INFLUENCE 


170 


réfuter,  on    a  pu  signaler  dans  toute   sa  théologie  de 

l'Église  «  l'esprit  »  même  du  Defensor.  K.  Yansteen- 
berghe,  Le  cardinal  Nicolas  de  Cars,  Paris,  1920, 
p.  11.  Il  ya  moins  de  réserve  encore  chez  Mat  nias 
Dôring,  dont  la  Confutatio  primatus  papse,  écrite  en 

1443,  est  pour  une  bonne  part  tissée  d'extraits  de 
Marsile.  Pour  la  preuve  détaillée,  voir  P.  Albert, 
Die  Confutatio  primatus  papse,  dans  Ilistor.  Jahr- 
buch,  1890,  t.  xi,  p.  460-178. 

On  voit  que  l'œuvre  de  Marsile  commençait  à  ra- 
vitailler les  réformateurs  eeclésiastiques  du  pou- 
voir spirituel  comme  elle  avait  soutenu  les  adver- 
saires politiques  du  pouvoir  temporel. 

3°  Période  de  la  Ré/orme.  --  Tout  naturellement, 
on  devait  être  tenté  de  chereber  un  rapport  entre  la 
doctrine  de  Marsile  et  la  grande  révolution  religieuse 
du  xvi1-  siècle. 

De  bonne  heure,  les  premiers  adversaires  de  la 
Réforme  crurent  pouvoir  dénoncer  chez  Luther  une 
réminiscence  des  erreurs  du  De/ensor.  Ce  fut,  en  tout 
cas,  pour  Albert  Pigbius,  Hierarchiw  ecclesiasticiv 
assertio,  Cologne,  1538,  v,  1,  dans  Roccaberti,  Biblioth. 
maxima  pontificia,  t.  n,  p.  122,  l'occasion  'de  caracté- 
riser en  termes  très  heureux  l'esprit  qui  animait  le 
novateur  du  xive  siècle  :  «  C'était,  dit-il,  un  aristotéli- 
cien plutôt  qu'un  chrétien...  S'il  cite  l'Écriture  et  les 
sentences  des  saints  Pères,  c'est  en  les  comprenant  à 
sa  manière...  Il  est  d'ailleurs  si  âpre  à  l'égard  des 
pontifes  romains  que,  n'était  la  distance  des  temps, 
on  pourrait  se  demander  si  c'est  lui  qui  emprunte  à 
Luther  ses  invectives  ou  inversement.  L'un  et  l'autre 
font  assaut  pour  se  surpasser.  »  Suit  une  longue  et 
véhémente  réfutation,  ibid.,  1-16,  p.  122-205.  Chez  des 
bistoriens  modernes  également,  on  retrouve  l'opinion 
que  l'ecclésiologie  de  Marsile  coïncide  avec  celle  de 
Luther.  Voir  Silbernagl,  lor.  cit.,  p.  427,  et  surtout 
R.  Labanca,  Marsilio  du  Padoiui  e  Martino  Lutero, 
dans  Xuova  Antologia,  1887,  t.  lxxi,  p.  209-227,  qui 
veut,  en  outre,  voir  dans  son  héros  un  ancêtre  de  la 
Révolution.  Ces  coïncidences  ne  sont  évidemment  pas 
des  preuves  de  dépendance.  «  La  vérité  est  que  Marsile 
de  Padoue  a  été  parfaitement  ignoré  des  réformateurs 
religieux  du  xvic  siècle  et  des  écrivains  politiques  qui, 
de  près  ou  de  loin,  ont  préparé  la  Révolution.  »  Ad. 
Franck,  dans  Journal  des  Savants,  1883,  p.  129. 

Si  les  initiateurs  de  la  Réforme  n'ont  pas  utilisé 
l'œuvre  de  Marsile,  leurs  disciples  ne  tardèrent  pas  à 
voir  le  parti  qu'ils  pouvaient  en  tirer.  Dès  1522,  le 
IJefensor  était  édité  à  Râle  par  Licentius  Evangelus, 
qui  ne  manquait  pas  de  signaler  dans  cet  ouvrage 
expressissimam  horum  temporum  imaginent,  «  l'image  » 
en  particulier  des  vexations  que,  dès  cette  époque,  la 
tyrannie  romaine  faisait  subir  aux  meilleurs  des  Cé- 
sars. Ad  lectorem...,  p.  363,  reproduit  dans  Goldast, 
p.  312.  A  partir  de  ce  moment,  les  éditions  se  succé- 
dèrent rapidement.  N.  Valois,  p.  623,  n'en  signale  pas 
moins  de  huit  jusqu'en  1692.  Comme  au  xiv  siècle, 
aux  éditions  s'ajoutaient  les  traductions.  LTne  tra- 
duction anglaise  par  W.  Marshall  parut  à  Londres  en 
1535.  Dix  ans  plus  tard,  1545,  Max  Minier  en  publiait 
en  allemand  une  traduction  abrégée,  qu'il  dédiait  à 
Othon  Henri,  comte  Palatin.  La  Réforme  a  toujours 
poursuivi  parallèlement  un  double  but,  savoir:  l'oppo- 
sition à  la  hiérarchie  catholique  et  l'assujettissement 
de  l'Église  au  pouvoir  civil.  Pour  atteindre  l'un  et 
l'autre,  elle  trouvait  en  Marsile  de  Padoue  un  excellent 
auxiliaire. 

Rien  d'étonnant  à  ce  que  la  même  sympathie  per- 
siste chez  les  protestants  actuels,  comme  en  témoigne 
le  grand  nombre  des  thèses  que  lui  consacrent  les 
jeunes  bacheliers  et  le  lyrisme  de  leurs  appréciations. 
«  Marsile,  affirme  l'un  d'entre  eux,  en  mettant  l'auto- 
rité des  Écritures  au-dessus  de  l'autorité  de  l'Église, 


délivrait  la  conscience  humaine  de  l'asservissement  où 
la  tenait  plongée  l'Église  romaine...  Par  sa  haine 
implacable  contre  le  système  catholique  et  en  parti- 
culier contre  la  papauté,  et  aussi  par  ce  besoin  d'af- 
franchissement qui  était  en  lui,  il  avait  tout  ce  qu'il 
fallait  pour  être  un  réformateur  complet.  »  L.  Jourdan, 
Étude  sur  Marsile  de  Padoue,  Montauban,  1892,  p.  79- 
80.  «  Marsile,  écrit  de  même  A.  Huraut,  Élude  sur 
Marsile  de  Padoue,  Paris,  1892,  p.  53-55,  a  été  un 
réformateur  religieux  et  c'est  là  le  point  qui  nous  inté- 
resse le  plus.  Ce  qu'il  a  combattu  dans  l'Église,  c'est 
l'organisation  hiérarchique...  Et  c'est  pour  lui  un 
grand  litre  de  gloire  d'avoir  eu  la  hardiesse  de  dire 
ce  qu'aucun  autre  avant  lui  n'avait  osé  proclamer.  .. 
Pour  tous  il  reste  un  »  précurseur  »,  art.  Marsile  de 
Padoue,  dans  ['Encyclopédie  des  sciences  religieuses, 
t.  xn  (supplément;,  p.  693,  et  son  œuvre  ne  paraît  pas 
moins  digne  d'attention  aujourd'hui  qu'autrefois  pour 
la  solution  de  ce  problème  toujours  pendant  que  sont 
les  relations  de  l'Église  et  de  l'État.  Sander,  art. 
Marsilius,  dans  Prot.  Realenc,  t.  xn,  p.  371. 

Il  y  aurait  fort  à  dire,  du  point  de  vue  théologique, 
sur  la  singulière  affinité  qui  pousse  les  tenants  du  pur 
Évangile  vers  un  système  où  s'accuse  de  toutes  parts 
la  mainmise  du  pouvoir  laïque  sur  l'ordre  religieux. 
Ces  éloges  n'en  sont  pas  moins  à  retenir,  à  titre  de 
témoignage  historique,  pour  montrer  combien  pro- 
fondément la  pensée  de  Marsile  est  en  opposition  avec 
le  catholicisme  traditionnel.  A  eux  seuls  ils  seraient 
une  suffisante  condamnation  pour  la  doctrine  qui 
mérita  de  les  recevoir. 

Outre  les  histoires  générales  de  l'Église  et  de  la  littérature 
médiévales,  où  Marsile  de  Padoue  trouve  naturellement  sa 
place,  de  nombreux  travaux  lui  ont  été  consacrés  chez  les 
historiens,  les  juristes  et  les  théologiens.  Nous  ne  signale- 
rons ici  que  les  plus  utiles  et  les  plus  importants. 

1°  Milieu  historique  et  théologique.  —  K.  Mùller,  Der 
Kampf  Ludwigs  des  Bayern  mil  der  rômischen  Kurie, 
Tubingue,  1897;  \V.  Preger,  Der  kirchenpolitisehe  Kampf 
imter  Ludwig  dem  Bayern,  dans  Abhandlungen  der  histo- 
rischen  Classe  der  k.  bayerischen  Akademie  der  Wissen- 
schaften,  t.  xiv, Munich,  1S79,  p.  5-70;  Vatikanische  Akten 
zur  deutsehen  Geseliichte  in  der  Zcit  Kaiser  Ludwigs  des 
Bayern,  Inspruck,  1891  ;  J.  Rivière,  Le  problème  de  l'Église 
et  de  l'État  au  temps  de  Philippe  le  Bel,  Louvain,  1926; 
R.  Scholz,  Unbekannte  kirchenpolitisehe  Streitsehriften  aus 
der  Zeii  Ludnngs  des  Bayern,  Rome,  t.  i,  1911;  t.  n,  1914; 
G.  Mollat,  Les  papes  d'Avignon,  Paris,  1912. 

2"  Études  générales  sur  Marsile  de  Padoue.  —  Ad. 
Franck,  Réformateurs  et  publicistes  de  l'Europe  :  Moyen 
Age  et  Renaissance,  Paris,  1864;  E.  Friedberg,  Die  mittet- 
alterlichen  Lehrcn  ùber  das  Verhiiltnis  von  Staat  und 
Kirche,  Leipzig,  1874;  S.  Riezler,  Die  literarisehen  Wider- 
sacher  der  Pàpste  zur  Zeit  Ludwigs  des  Bayern,  Leipzig,  1874  ; 
B.  Labanca,  Marsilio  da  Padoia  riformatore  politico  e 
religioso  del  secolo  XI V,  Padoue,  1883;  Fr.  Scaduto,  Stato 
e  Chiesa  negli  scritti  politici  dalla  fine  délia  lotta  per  le 
investiture  sino  alla  morte  di  Ludovico  il  Bavaro,  Florence, 
1882;  importante  recension  de  ces  deux  ouvrages  par 
K.  Mùller,  dans  Gottingische  gelehrte  Anzeigen,  1883,  t.  n, 
p.  901-926;  Noël  Valois,  Jean  de  Jundiin  et  Marsile  de 
Padoue  auteurs  du  Defensor  pacis,  dans  Histoire  littéraire  de 
la  France,  t.  xxxm,  Paris,  1906,  p.  528-623;  Ephraïm 
Emerton,  The  Defensor  Pacis  of  Marsiglio  of  Padua, 
Cambridge,  1920,  dans  Harvard  theological  Sludies,  t.  vm; 
G.  Piovano,  //  Defensor  Paeis  di  Marsilio  Patavino,  dans 
Scuola  catholica,  t.  xxn,  1922,  p.  161-178,  342-359. 

3°  Études  spéciales.  —  Aug.  Nimis,  Marsilius  von  Padua 
republikanische  Staalslehre,  Mannheim,  1898;  M.  Guggen- 
heim,  Marsilius  von  Padua  und  die  Staatslehre  des  Aristo- 
teles,  dans  Historische  Vierteljahrsckrift,  t.  vn,  1904,  p.  343- 
362;  R.  Scholz,  Marsilius  von  Padua  und  die  hlee  der Demo- 
kratie,  dans  Zeitschrift  fiir  Politik,  t.  i,  1908,  p.  61-84; 
Ant.  Thomas,  Extraits  des  archives  du  Vatican  pour  servir 
à  l'histoire  littéraire  du  Moyen  Age,  xn  :  Marsile  de  Padoue, 
dans  Mélanges  d'archéologie  et  d'histoire  (publiés  par  l'Ecole 
française  de  Rome),  t.  u,  1882,  p.  447-150;  James  Sullivan, 
Marsiglio  of  Padua  and  William  of  Ockam,  dans  The  amc- 


17' 


MA  RSILE    DE    l'ADdl   I. 


MARSOLLIER 


I7S 


rican  historien!  Hevicw,  t.  n,  1897,  p.  409-426,  593-610; 
The  manuscripts  and  date  <>/  Marsiglio  o/  Padua's  Defensor 
Pacis,  dans  The  english  hislorical  Reuiew,  t.  xx,  1905, 
p.  293-307;  Max  Birk,  Marsilius  von  Padua  und  Alooro 
Pelayo,  dans  Jahresberichl  der  hôheren  Biïrgerschule  ru 
Mti'luim.  1868;  B.  Labanca,  Marsilio  da  l'adora  e  Mar- 
liiin  I. utero,  dans  Nuooa  Antologia,  I.  \i.i,  L883,  p,  209-227; 
Ad.  Franck,  Marsile  <ir  Padoue  (à  propos  de  l'ouvrage 
de  H.  Labanca),  dans  Journal  des  Savants,  1883,  p.  117- 
[30;  II.  Finke,  /.a  Dietrieh  von  Nient  und  Marsilius  von 
Padua,  dans  Iiômisch.1  (Juartulschri/t.  I-  mi,  1893,  p.  224- 
227:  II.  J.  Wurm,  7.u  Marsilius  von  Padua,  dans  Ilisto- 
risches  Jahrbuch,  t.  xiv,  1893.  p.  08-09;  F.  Battaglin,  La 
dotlrina  conciliare  di  Marsiiio  da  Padova,  dans  Ricerche 
reiigiose,  t.  n.  1920,  p.  230-249. 

I  Petites  notices  universitaires.  —  Paul  Meyer,  Marsile 
île  Padoue  jurisconsulte  et  théologien  du  XIV'  siècle,  thèse 
de  baccalauréat  en  théologie,  Strasbourg,  1870;  A.  Huraut, 
i'.tude  sur  Marsile  de  Padoue,  thèse  de  baccalauréat  en 
théologie,  Paris,  1892;  !..  Jourdan,  Elude  sur  Marsile  de 
Padoue,  thèse  de  baccalauréat  en  théologie,  Montauban, 
1892;  Dr.  Schockel,  Ueber  Marsilius  von  Padua,  discours 
prononcé   au   gymnase   de   Bouxwiller,   Strasbourg,   1877. 

J.   Rivière. 

MARSOLLIER  Jacques  (1647-1724),  naquit 
à  Paris  en  1647,  devint  chanoine  régulier  de  Sainte- 
(ienevière,  puis  prévôt  et  archidiacre  d'Uzès  et 
fut  envoyé  par  les  supérieurs  de  la  congrégation 
pour  rétablir  le  bon  ordre  dans  le  chapitre  de  cette 
ville.  Marsollier  se  fixa  à  L'zès  où  il  mourut  le 
30  août  1724. 

l.cs  écrits  de  Marsollier  sont  très  variés;  la  plupart 
se  rapportent  à  l'histoire  ecclésiastique  et  indirecte- 
ment à  la  théologie.  Son  premier  travail  est  l'Histoire 
de  l'origine  des  dîmes,  des  bénéfices  et  autres  biens 
temporels  de  l'Église,  in-12,  Lyon,  1689,  ouvrage 
curieux  et  très  rare,  dans  lequel  l'auteur  s'est  inspiré 
de  Fra  Paolo  (Le  traité  des  bénéfices);  il  fut  mis  à 
l'Index  par  décret  du  5  juillet  1694.  —  Puis  parut 
l'Histoire  du  cardinal  Ximénès,  archevêque  de  Tolède 
et  régent  d'Espagne,  in-12,  Toulouse,  1693,  réédité  en 
1704  et  en  "1739.  (Journal  des  Savants  des  22  et 
29  juin  1693,  p.  221-238  et  du  31  mars  1704,  p.  163- 
10."i  ;  Mémoires  de  Trévoux,  avril  et  mai  1704,  p.  507- 
524,  673-691  et  février  1740,  p.  231-250).  L'écrit  de 
Marsollier  fut  attaqué  dans  un  ouvrage  anonyme 
intitulé  :  Marsollier  découvert  et  confondu  dans  ses 
contradictions.  —  En  1693,  .Marsollier  publia  l'Histoire 
île  i Inquisition  et  de  son  origine,  in-8°,  Cologne,  1693; 
dans  cet  écrit,  l'auteur  étudie  la  conduite  de  l'Église 
a  l'égard  des  hérétiques,  l'origine  et  l'établissement 
des  lois  et  des  procédures  de  l'Inquisition  qui  remonte 
au  temps  où  les  catholiques  se  croisèrent  contre  les 
Albigeois;  il  raconte  l'histoire  particulière  de  l'Inquisi- 
tion d'État  de  Venise  et  enfin  les  sentiments  de 
l'Église  touchant  l'excommunication  et  la  déposition 
des  souverains  en  cas  d'hérésie  et  d'apostasie;  sur  ce 
point,  .Marsollier  prétend  que  l'Église  ne  peut  ni 
excommunier  ni  déposer  les  souverains,  et  les  sujets 
ne  doivent  pas  tenir  compte  de  l'interdit  porté  dans 
ces  conditions  par  un  juge  ecclésiastique.  L'ouvrage 
fut  mis  à  l'Index  le  19  mai  1694  (Journul  des  Savants 
des  26  avril  et  3  mai  1694,  p.  183-199).  L'abbé  Goujet 
dans  son  Histoire  des  Inquisitions,  2  vol.  in-12,  Cologne, 
1759,  n'a  fait  que  reproduire,  dans  son  t.  Ier,  l'écrit  de 
Marsollier,  et,  au  t.  h,  Goujet  raconte  l'établissement 
de  l'Inquisition  en  Portugal  et  une  relation  de  l'Inqui- 
sition de  Goa,  d'après  un  récit  du  Sieur  Dellon.  — 
L'Histoire  d'Henri  VII,  roi  d'Angleterre,  2  vol.  in-12, 
Paris.  1697,  et  1724.  est  le  chef-d'œuvre  de  Marsollier, 
qui  y  raconte  l'histoire  de  l'Angleterre  jusqu'à  la 
mort  de  ce  roi,  le  22  avril  150  )  (Journal  des  Savants, 
24  mars  et  7  avril  1697,  p.  139-150).  —  La  vie  de 
saint  François  de  Sales,  in-4°  ou  2  vol.  in-12,  Paris, 
1700,  a  été  très  souvent  rééditée  à  Paris,  Lyon  et 
Tours    aifcoursdu  xviir  et  du   xixe  siècle,    et  elle 


mérite  ce  succès.  La  vie  de  dom  Armand  Jean  Le 
liouthillicr  de  Rancé,  abbé  et  réformateur  de  la  Trappe, 
2  vol.  in-12,  Paris,  1703,  1758,  souleva  quelques  polé- 
miques (Mémoires  de  Trévoux,  mai  1703,  p.  767-794). 
Elle  fut  très  vivement  attaquée  par  dom  Gervaise, 
dans  un  écrit  intitulé  :  Jugement  critique,  mais  équi- 
table, des  vies  de  feu  M.  l'abbé  de  Rancé,  réformateur 
de  ['abbaye  de  la  Trappe,  écrites  par  les  sieurs  Marsol- 
lier et  de  Maupéou,  in-12,  Londres,  1742.  La  Vie  de 
Rancé  publiée  par  Marsollier  fut  traduite  en  italien 
par  Burlamaqui,  in-4°,  Lucques,  1706. 

Marsollier  désormais  s'inspire  plus  ou  moins  direc- 
tement d'Erasme,  en  particulier,  dans  le  traité  Du 
mépris  du  monde  et  de  la  pureté  de  l'Église  chrétienne, 
avec  un  discours  de  l'Enfant-Jésus  et  une  lettre  aux 
religieuses  de  Cambridge  de  l'Ordre  de  saint  François, 
qui  contient  un  excellent  éloge  de  la  solitude,  in-12, 
Paris,  1713;  c'est  une  traduction  d'Érasme  dans 
laquelle  Marsollier  n'a  fait  que  substituer  un  c.  xn  el 
ajouter  dans  la  Préface  un  éloge  d'Érasme  lui-même 
(Journal  des  Savants,  20  novembre  1713,  p.  616-620). 
Puis  il  publia  l'Apologie  ou  la  justification  d'Érasme, 
in-12,  Paris,  1713  (Journal  des  Savants,  14  mai  1714, 
p.  311-317  et  Mémoires  de  Trévoux,  juin  1714,  p.  935- 
953).  Cette  Apologie  fut  très  fortement  attaquée  dans 
le  Journal  de  Trévoux  de  juin  1714,  p.  954-972  et 
mars  1723,  p.  507-526,  et  dans  un  article  des  Mémoires 
littéraires,  attribué  au  P.  Le  Courrayer.  11  parut  aussi 
une  Critique  de  l'Apologie  d'Érasme  de  M.  l'abbé  Mar- 
sollier, in-12,  Paris,  1720,  dans  laquelle  on  soutient 
qu'Érasme  est  un  «  apostat  précurseur  de  Luther,  qui 
attaque  le  célibat  des  prêtres,  la  divinité  de  Jésus- 
Christ  et  qui  a  tronqué  les  Pères  »  dont  il  a  publié  les 
œuvres  (Journal  des  Savants,  15  janvier  1720,  p.  33- 
37).  Dans  Les  entretiens  sur  les  devoirs  de  la  vie  civile 
et  sur  plusieurs  points  de  morale,  in-12,  Paris,  1714  et 
1715,-  Marsollier  prend  Érasme  pour  modèle  et  veut 
ressusciter  le  véritable  esprit  de  la  conversation;  ce 
sont  des  dialogues  entre  divers  personnages  (Journal 
des  Savants,  30  juillet  1714,  p.  493-496  et  Mémoires 
de  Trévoux,  mai  1714,  p.  788-798).  —  La  vie  de  la  bienheu- 
reuse Mère  de  Chantai,  fondatrice,  première  religieuse 
et  supérieure  de  l'Ordre  de  la  Visitation  Sainte-Marie, 
2  vol.  in-12,  Paris,  1715,  a  été  très  souvent  rééditée 
et  elle  a  été  abrégée  par  un  anonyme  en  1752  (Mémoire 
de  Trévoux,  octobre  1717,  p.  1563-1587).  Enfin  il  faut 
ajouter  l'Histoire  de  La  Tour  d'Auvergne,  duc  de 
Bouillon,  in-4°,  Paris,  1719  et  3  vol.  in-12,  Amster- 
dam, 1726;  on  y  trouve  racontés  les  faits  importants 
des  règnes  de  François  II,  Charles  IX,  Henri  III, 
Henri  IV,  la  minorité  et  les  premières  années  du  règne 
de  Louis  XIII  (Journal  des  Savants  du  22  mai  1719, 
p.  321-325  et  Mémoires  de  Trévoux  de  mars  et 
avril  1723,  p.  463-480,  557-575). 

Michaud,  Biographie  universelle,  t.  x.vvn,  p.  82-83; 
llœfer,  Nouvelle  biographie  générale,  t.  xxxm,  col.  982- 
983;Quérard,  La  France  littéraire,  t.  v,  p.  562-563;  Feller, 
Biographie  universelle,  édit.  Pérennès,  1842,  t.  vm,  p.  212- 
213;  Moréri,  Le  grand  dictionnaire,  édit.  de  1759,  t.  vu, 
p.  284-285  et  Suppl.,  t.  n,  p.  77;  Richard  et  Giraud,  Biblio- 
thèque sacrée,  t.  xvi,  p.  217-218;  Chaudon  el  Delandine, 
Dictionnaire  universel  historique,  critique  et  bibliographique, 
ô'  édit.,  1810,  t.  XI,  p.  229-230;  Barrai,  Dictionnaire  his- 
torique, littéraire  el  critique,  1  1.  en  0  vol.  in-8°,  Avignon, 
1758-1702,  t.  m,  p.  369-370;  Nicéron,  Mémoires  pour  servir 
(i  l'histoire  des  hommes  illustrées,  t.  vn,  11.01-67;  Dupin, 
Bibliothèque  des  écrivains  ecclésiastiques  du  XVII'  siècle, 
t.  vu,  p.  45-47;  Goujet,  Bibliothèque  du  XVIII*  siècle  pour 
servir  de  continuation  à  celle  de  Dupin,  I.  u,  p.  170-174; 
Desessarts,  Les  siècles  littéraires  de  lu  France,  7  vol.  in-12, 
Paris,  1800-1803,  t.  IV,  p.  302-303;  Dictionnaire  des  auteurs 
ecclésiastiques,  1  vol.  in-<N",  Lyon,  1707,  t.  m,  p.  107-10S; 
Hurter,  Nomenclutor,  3  édit.,  t.  [V,  col.  1259;  Encyclopédie 
des  sciences  religieuses,  t.  vm,  p.  711-742. 

.1.    Carreyre. 


179 


MARTÈNE 


180 


MARTÈNE  Edmond,  bénédictin  de  la  congré- 
gation de  Saint-Maur (1654-1739).  I.  Vie  et  œuvres. 
II.   La  théologie  dans  son  œuvre. 

I.  Vib  et  œuvbes,  —  Edmond  Martène  naquit  à 
Saint-Jean-dc-Losne  (actuellement  du  diocèse  de 
Dijon),  le  22  décembre  1654.  Ses  éludes  achevées,  il 
alla  s'enfermer  dans  la  retraite  et  fit  profession  à 
Saint-Remy  de  Reims,  abbaye  de  l'ordre  bénédictin, 
le  8  septembre  1072.  La  lecture  du  commentaire  de 
Trithème  sur  la  règle  de  saint  Benoît  lui  donna  l'idée 
d'écrire  lui-même  un  commentaire  de  cette  même 
règle,  et,  dans  ce  but,  il  lut  les  anciens  auteurs  ascé- 
tiques, les  anciennes  règles,  les  Actes  des  saints  de 
l'ordre  de  saint  Benoît,  les  ouvrages  de  ^aint  Ber- 
nard, les  anciennes  coutumes  de  Cluny.  Appelé  à 
Saint-Germain-dcs-Prés  pour  travailler  aux  éditio.ns 
des  Pères  de  ï'Église,  il  fut  dirigé  dans  ses  études  par 
dom  Luc  d'Achéry  :  là,  il  découvrit  parmi  les  mss.  de 
l'abbaye  quelques  ahciens  commentaires  sur  la  Bègle 
et  commença  à  rédiger  son  propre  travail. 

Encouragé  par  dom  Mabillon  qui  avait  examiné  ses 
premiers  cahiers,  il  publia  en  1690  son  Commentaire 
latin,  compilation  de  ce  que  ses  devanciers  ont  dit  de 
meilleur  sur  la  règle  de  saint  Benoît.  Cammentarius  in 
regulam  S.  P.  N.  Benedicti  litteralis,  moralis,  histori- 
cus,  in-4°,  Paris,  1690.  —  Il  travailla  ensuite  sur  les 
rites  monastiques,  et  publia  :  De  antiquis  monacho- 
rum  ritibus  libri  quinque,  2  in-4°,  Lyon,  1690.  —  Aussi- 
tôt après  la  mort  de  dom  Claude  Martin  (9  août  1696), 
dom  Martène  s'empressa  d'écrire  la  vie  de  celui  qui 
avait  été  son  maître.  Les  supérieurs  ayant  fait  des 
difficultés  pour  l'impression,  la  Mère  Marie  de  l'Incar- 
nation de  Québec,  qui  en  avait  une  copie,  fit  paraître 
l'œuvre  sous  ce  titre  :  La  vie  du  Vénérable  P.  dom 
Claude  Martin,  religieux  bénédictin  de  la  Congréga- 
tion de  Saint-Maur,  écrite  par  un  de  ses  disciples,  in-8°, 
Tours,  1697.  L'incident  amena  l'exil  de  dom  Martène 
à  Evron  dans  le  Bas-Maine  et  la  défense  d'acheter  son 
ouvrage  dans  les  monastères  de  la  congrégation. 
Cependant  dom  Martène  ne  demeura  pas  longtemps 
à  Evron  :  il  fut  mandé  à  Bouen  pour  aider  dom  de 
Sainte-Marthe  dans  son  édition  des  Œuvres  de  saint 
Grégoire  le  Grand,  fit  réimprimer  la  Vie  du  vénérable 
Claude  Martin,  in-12,  Rouen,  1698,  publia  les  Maximes 
spirituelles  du  même  vénérable  P.  dom  Claude  Martin... 
tirées  de  ses  ouvrages  et  confirmées  par  les  sentiments  des 
Saints  Pères,  in-12,  Rouen,  1698.  —  Il  fit  imprimer 
dans  la  même  ville  le  De  antiquis  Ecclesiœ  ritibus  libri 
quatuor,  2  in-4°,  1700;  puis  deux  ans  après  De  antiquis 
Ecclesiœ  ritibus  tomus  terlius,  in-4°,  Rouen,  1702.  On 
peut  regarder  comme  faisant  suite  à  cet  ouvrage  le 
Tractatus  de  antiqua  Ecclesia'  disciplina  in  divinis 
celebrandis  ofjiciis,  in-4°,  Lyon,  1706,  à  la  suite  duquel 
dom  Martène  a  placé  trois  petits  traités  :  VOrdo 
Romain  de  Paris  de  Crassis,  les  Statuts  de  l'Église  de 
Strasbourg,  un  livre  de  prières  tiré  d'un  manuscrit  de 
l'abbaye  de  Saint-Benoît-sur-Loire.  Enfin  il  donna  au 
public  un  îecueil  d'écrivains  et  de  monuments  mo- 
raux, historiques  et  dogmatiques  sous  le  titre  :  Vete- 
rum  scriptorum  et  monumentorum  moralium,  hislori- 
corum,  dogmaticorum  ad  res  ecclesiaslicas,  monasticas 
et  polilicas  illustrandas  collectio  nova,  in-4°,  Rouen, 
1700. 

Chargé  de  recueillir  des  documents  pour  la  Gallia 
christiana  entreprise  par  dom  Denis  de  Sainte-Marthe, 
il  fit  divers  voyages  avec  dom  Ursin  Durand  et  en 
collaboration  avec  ce  dernier  donna  les  trois  ouvrages  : 
Thésaurus  novus  anecdotorum,  5  in- fol.,  Paris,  1717; 
Velerum  scriptorum  et  monumentorum  ecclesiasti- 
corum  amplissima  collectio,  9  in-fol..  Paris,  1724- 
1733;  Voyage  littéraire  de  deux  religieux  bénédictins 
de  la  Congrégation  de  Saint-Maur,  2  in-4°,  Paris, 
1717-1724.  —  Contre  les  attaques  de  l'élection   du 


supérieur  général  par  compromis,  dom  Edm.  Mar- 
tène composa  un  Mémoire  pour  faire  voir  que  les  élec- 
tions du  supérieur  Général  de  la  congrégation  faites 
par  compromis  ne  sont  p<is  contraires  aux  usages  du 
royaume.  —  Ce  travail  se  trouve  au  t.  m  de  l'Histoire 
manuscrite  de  la  Congrégation  de  Saint-Maur.  Chargé 
d'années  et  privé  de  son  compagnon,  dom  Martène 
n'interrompit  point  ses  travaux  :  il  donna  une  seconde 
édition  de  son  De  antiquis  Ecclesiœ  ritibus,  4  in-fol., 
Anvers.  1  736  ;  il  publia  les  écrits  laissés  par  les  PP.  Ma- 
billon, Ruinart  et  Massuet  pour  les  Annales  de  l'ordre, 
sous  le  titre  :  Annales  ordinis  S.  Benedicti,  tomus  sextus, 
in-fol.,  Paris,  1739.  De  plus  on  a  de  lui  :  Lettre  au 
P.  Lebrun  de  l'Oratoire  sur  l'usage  de  réciter  en  silence 
une  partie  de  la  messe  (manuscrite);  Histoire  manus- 
crite de  l'Abbaye  de  Marmoutier  avec  les  preuves  (elle  a 
été  publiée  au  xixe  siècle  par  M.  Chevalier,  2  in-8°, 
s.  1.,  1874-1875);  Histoire  de  la  Congrégation  de  Saint- 
Maur  continuée  de  1739  à  1747  par  dom  Forlel  (manus- 
crite); une  Vie  des  saints  pour  opposer  à  celle  de 
M.  Baillet  (mention  n'en  est  pas  faite  dans  le  détail 
des  manuscrits  de  dom  Martène).  Par  contre  dans  la 
Bibliothèque  des  manuscrits  de  Saint-Germain-des- 
Prés,  on  trouve  un  manuscrit  de  dom  Martène  ayant 
pour  titre  :  La  vie  des  justes  de  la  Congrégation  de 
Saint-Maur.  Dom  Heurtebize  vient  de  la  publier 
dans  les  Archives  de  la  France  monastique,  t.  xxvn, 
xxvm  et  xxx,  Ligugé,  1924-1926. 

Infatigable,  notre  religieux  préparait  deux  tomes 
pour  faire  suite  aux  Acta  Sanctorum  O.  S.  Benedicti 
de  Mabillon,  quand  il  mourut  à  Saint-Germain-des- 
Prés,  d'une  attaque  d'apoplexie  le  20  juin  1739.  Il 
était  âgé  de  85  ans,  laissant  la  réputation  d'un  grand 
savant  et  d'un  saint  religieux. 

II.  La  théologie  dans  son  œuvre.  —  Elle  n'y 
occupe  pas  à  beaucoup  près  une  aussi  large  place  que 
la  liturgie  et  le  droit  canonique.  Cependant  on  trouve 
dans  le  De  antiquis  Ecclesiœ  ritibus  ce  que  la  tradition 
donne  sur  l'administration  des  sacrements,  les  dispo- 
sitions dans  lesquelles  on  doit  les  recevoir,  sur  les 
ministres,  la  matière,  la  forme,  etc.  Dans  la  préface 
du  t.  Ier  du  Thésaurus  novus  anecdotorum,  les  auteurs 
(Martène  et  Durand)  se  déclarent  hautement  pour  la 
nécessité  de  l'amour  de  Dieu  dans  le  sacrement  de. 
pénitence  :  ils  invoquent  sur  ce  point  l'autorité 
d'Adam  de  Perseigne,  d'après  lequel  c'était  depuis 
plus  de  six  cents  ans  la  doctrine  commune.  La  pré- 
face du  t.  v  du  même  Thésaurus  est  en  grande  partie 
consacrée  à  l'examen  de  la  théologie  d'Abélard  :  les 
auteurs  y  défendent  saint  Bernard  contre  ceux  qui 
l'ont  accusé  d'avoir  condamné  à  la  légère  le  moine 
infortuné. 

Le  1. 1  du  Voyage  littéraire  rapporte  un  fait  singulier  : 
à  la  bibliothèque  des  Pères  minimes  de  Dijon,  on 
montra  aux  voyageurs  quelques  traités  de  théologie 
positive  du  cardinal  A.  Oregius,  d'où  le  P.  Pétau.  S.  J., 
aurait  tiré  ses  dogmes  théologiques.  Le  récit  qu'en  a 
fait  dom  Martène  a  été  vivement  combattu  par  le 
jésuite  Fr.  Oudin,  dans  son  Mémoire  concernant  les 
traités  théologiques  du  card.  A.  Oregius,  où  l'on  exa- 
mine si  le  P.  Pétau  en  a  tiré  ses  dogmes.  Ce  mémoire 
se  trouve  dans  le  Journaldes  Savants  de  mai  1719.  —  La 
préface  du  t.  iv  des  Velerum  scriptorum...  amplissima 
collectio,  laquelle  doit  servir  également  pour  le  t.  v, 
contient  des  observations  sur  le  relâchement  de  l'abs- 
tinence en  carême.  La  longue  préface  du  t.  vu  présente 
une  histoire  du  Grand  Schisme  d'Occident  tirée  des 
meilleurs  auteurs  du  temps. 

Dom  Tassin  :  Histoire  littéraire  de  la  Congrégation  de 
Saint-Maur,  in-4»,  Bruxelles,  Paris,  1770,  p.  542-563; 
F.  Lecerf  de  la  Yhville  :  Bibliothèque  historique  et  critique  (les 
auteurs  de  lu  Congrégation  de  Saint-Maur,  in-12,  La  Haye, 
1726,   p.    21)8-307;  Moi'éri,   Grand   Dictionnaire  historique, 


181 


MARTE  NE   —   MARTI  N    ter 


J  82 


an  mot  M  tu-an;  Hœfer,  Nouvelle  biographie  universelle, 
t.  xxxm,  cal.  1002;  Bulletin  d'histoire  bénédictine,  supplé- 
ment à  la  Ri  vue  bénédictine,  D.682,  942,  1170,1172,  etc.; 
Kcruc  Mabillon,  t.  v.  p.  :!T7.  445,  162;  M.  Valéry,  Corres- 
pondance inédite  de  Mabillon  cl  de  Montfaucon  avec  l'Italie, 
:t  in-S  .  Paris.  1846,  t.  n,  p.  47. 

J.  Baudot. 
MARTIAL  DE  SAINT-JEAIM-BAP- 
TISTE.  dans  le  siècle  Jean  Lacombe,  naquit  vers 
1666  à  Tulle  (Corrèze,  France)  et  prit  l'habit  des 
carmes  déchaussés  au  couvent  de  Limoges.  Homme 
de  talent  et  de  vie  intègre,  il  remplit  plusieurs  charges 
dans  son  ordre.  Il  fut  professeur,  prieur  à  plusieurs 
reprises,  dé finneur  provincial  de  sa  province  d'Aqui- 
taine quatre  ou  cinq  fois,  provincial  de  cette  même 
province  et  visiteur  des  provinces  de  Paris  et  de  Bre- 
tagne. 11  mourut  septuagénaire  au  couvent  de  Bo  - 
deaux  le  1«»  juin  1736.  Il  rendit  un  grand  service  non 
seulement  à  son  Ordre,  mais  aussi  à  l'histoire  ecclé- 
siastique et  littéraire,  en  publiant  sa  Bibliotheca  scrip- 
lorum  ulriusqiie  congre  gationis  et  sertis  Curmelitarum 
excalceatorum,  in-4°,  Bordeaux  1730,  laquelle,  malgré 
ses  lacunes,  constitue  une  œuvre  importante. 

Cosme  de  Villiers,  Bibliotheca  carmclilana,  Orléans, 
1752,  t.  n,  col.  378-379,  n.  71  ;  Barthélémy  de  Saint-Ange  et 
Henri  M.  du  Saint-Sacrement,  Collcctio  scriptorum  Ordinis 
Carmelitarum  excalceatorum,  Savone,  1884,  t.  n,  p.  27,  n.  43; 
Hurtcr,  Xomenelator,  3'  éd.,  t.  iv,  col.  1263-1264;  Études 
carm  litaines,  t.  vin,  1923,  p.  252. 

P.  Anastase  de  Saint-Paul. 
MARTIANAY  Jean,  bénédictin  de  la  congré- 
gation de  Saint-Maur  (1647-1717).  —  Jean  Mar- 
tianay  naquit  à  Saint-Sever-Cap,  diocèse  d'Aire,  le 
30  décembre  1647.  A  vingt  ans,  il  entra  au  monastère 
de  Notre-Dame  de  la  Daurade  à  Toulouse  et  y  fit 
profession  le  5  août  1668.  Après  ses  études,  il  apprit 
le  grec  et  l'hébreu,  se  consacra  tout  entier  à  l'Écri- 
ture sainte  sur  laquelle  il  donna  des  leçons  dans  les 
monastères  de  Montmajour,  de  Saint-André  d'Avi- 
gnon, de  Sainte-Croix  de  Bordeaux,  de  Notre-Dame 
de  la  Grasse  au  diocèse  de  Carcassonne.  En  1687,  il 
commença  à  combattre  le  système  du  P.  Pezron,  cis- 
tercien, qui,  dans  son  livre  de  l'Antiquité  des  temps 
rétablie,  attaquait  le  texte  hébreu.  Peu  de  temps  après, 
Martianay  était  appelé  à  Paris  pour  y  travailler  à  une 
nouvelle  édition  de  saint  Jérôme.  Il  donna  une  idée 
de  ce  que  devait  être  cette  édition  dans  un  Prodrome 
publié  en  1690.  Malgré  les  difficultés  que  lui  firent 
MM.  Simon  et  Leclercq,  en  dépit  de  la  maladie  de 
la  pierre  dont  il  souffrait,  dom  Martianay  passa  toute 
sa  vie  à  composer  des  ouvrages,  auxquels  il  ne  man- 
querait que  peu  de  chose,  s'il  avait  su  modérer  sa 
plume  mordante  et  réprimer  une  trop  grande  vivacité. 
11  mourut  d'apoplexie  dans  l'abbaye  de  Saint-Germain- 
des-Prés  le  16  juin  1717.  Il  avait  vécu  soixante-dix 
ans,  dont  cinquante  passés  dans  la  pratique  des  obser- 
vances religieuses. 

La  plupart  des  ouvrages  de  dom  Martianay  se  rat- 
tachent à  l'Écriture  sainte  :  F.  Vigouroux,  Dictionn. 
de  la  Bible,  t.  iv,  col.  827.  Disons  seulement  ici  que  sa 
polémique  avec  le  P.  Pezron  aurait  continué  long- 
temps sans  une  défense  de  l'archevêque  de  Paris, 
motivée  sur  cette  considération  que  des  libertins  et 
des  protestants  se  servaient  des  arguments  de  Pezron 
pour  attaquer  des  vérités  essentielles  de  la  foi  catho- 
lique. On  convient  que,  grâce  à  sa  connaissance  des 
langues,  dom  Martianay  savait  à  fond  l'Écriture 
sainte  et  possédait  bien  son  saint  Jérôme,  mais  il  le 
possédait  selon  son  esprit  particulier  :  l'édition  qu'il 
a  publiée  est  la  plus  défectueuse  de  celles  qu'ont  don- 
nées les  bénédictins,  de  l'aveu  même  de  F.  Le  Cerf, 
Bibliothèque,  p.  320.  <  On  peut  dire  qu'il  n'a  point 
mérité  toutes  les  louanges  que  lui  ont  prodiguées  les 
journalistes  de   Paris  et  de  Trévoux,  ni  tout  le  mal 


qu'en  ont  dit  MM.  Leclercq,  Simon  et  autres  savants 
ses  adversaires.  Il  semblait  avoir  hérité  du  zèle 
qu'avait  saint  Jérôme  pour  la  religion,  de  sa  viva- 
cité à  défendre  ses  sentiments,  et  du  mépris  qu'il  fai- 
sait de  ceux  qui  n'avaient  pas  la  faculté  de  se  laisser 
persuader  par  ses  raisons.  >  Dans  un  tout  récent 
ouvrage,  F,  Cavallera,  Saint  Jérôme,  sa  vie,  son  œuvre, 
2  in-8°,  1922,  estime  que  la  vie  de  saint  Jcrôm  ■  par 
Martianay  est  riche  en  citations,  mais  trop  peu  cri- 
tique (t.  n,  p.  148).  —  Un  autre  ouvrage  de  notre 
bénédictin  :  La  vie  de  sœur  Magdeleine  du  Saint-Sacre- 
ment, religieuse  carmélite  du  voile  blanc...  avec  réflexions 
sur  l'excellence  de  ses  vertus,  in-12,  Paris,  1712,  est 
apprécié,  non  sans  quelque  humour,  par  H.  Bre- 
niond.  Hist.  littér.  du  sentiment  religieux  en  France, 
t.  m,  Conquête  mystique,  p.  558. 

Dom  Tassin  :  Histoire  littéraire  de  la  Congrégation  de 
Saint-Maur,  in-4";  Bruxelles,  Paris,  1770,  p.  3S2-397;  l".  Le 
Cerf  de  la  Viéville  :  Bibliothèque  historique  et  critique  des 
auteurs  de  la  Congrégation  de  Saint-Maur,  in-12,  La  Haye, 
1726,  p. 320;  Hœfer, Nouvelle  biographie  universelle,  t.  xxxiv, 
col.  1  ;  J.  B.  Vanel,  Nécrologe  des  religieux  de  la  Congré- 
gation de  Saint-Maur,  décédés  à  Saint- Germain-des-Prés, 
in-4",  Paris,  1896,  p.  112-115;  Journal  des  Savants,  août 
1717. 

J.  Baudot. 
1 .  MARTIN   I"  (Saint),  pape  de  649  à  653. 
I.  Biographie.  II.  Le  concile  du  Latran  de  649. 

I.  Biographie.  —  La  notice  du  Liber,  pontificalis, 
contemporaine  des  événements,  le  fait  originaire  de 
Todi  (Tuderli)  dans  la  province  de  Toscane,  mais  ne 
dit  rien  de  son  curriculurn  vitse  antérieurement  à  sa 
désignation  comme  pape.  Par  un  mot  de  l'empereui 
Constant  II,  nous  savons  que  Martin  avait  été  quelque 
temps  apocrisiaire  à  Constantinople.  S'il  était  démon- 
tré que  l'inscription  funéraire  anonyme  publiée  par 
De  Bossi  dans  les  Inscriptiones  christianœ,  t.  n,  p.  83, 
et  reproduite  par  Duchesne,  Le  Liber  Pontificalis,  t.  i, 
p.  209,  est  bien  celle  de  Martin  Ier,  comme  l'a  conjec- 
turé F.  X.  Funk,  et  non  celle  de  Libère,  comme  beau- 
coup l'ont  soutenu,  on  aurait  sur  le  pape  du  vne  siècle 
les  quelques  renseignements  suivants  :  né  d'une  famille 
pieuse,  il  aurait  été  tout  jeune  admis  au  nombre  des 
lecteurs,  après  une  adolescence  très  pure  et  très  retirée 
il  aurait  été  promu  au  diaconat;  ses  vertus  l'auraient 
désigné  au  siège  pontifical,  où  il  aura  l'occasion,  nous 
allons  le  dire,  de  défendre  énergiquement  la  foi  catho- 
lique. Sur  cette  inscription,  voir  ci-dessus,  t.  ix.col.  658. 
Quoi  qu'il  en  soit,  à  la  mort  du  pape  Théodore. 
14  mai  649,  Martin  fut  élu  pour  remplacer  le  défunt. 
Si,  comme  le  dit  le  Liber  pontificalis,  il  n'y  eut  entre 
la  mort  de  Théodore  et  la  consécration  de  Martin 
qu'une  vacance  de  52  jours,  il  faudra  conclure  que 
le  nouvel  élu,  avant  de  se  faire  consacrer,  n'attendit 
pas  l'avis  de  Byzance.  On  verra  plus  tard  que  le  basileus 
ne  semble  pas  le  reconnaître  comme  pape  régulier.  Au 
point  de  vue  canonique  d'ailleurs,  cette  reconnais- 
sance n'était  pas  nécessaire.  Par  ailleurs  le  Siège 
apostolique  venait  de  prendre,  en  ce  qui  concernait 
le  monothélisme,  ouvertement  patronné  par  la  cour 
impériale,  une  attitude  très  décidée;  les  relations 
ecclésiastiques  étaient  rompues  entre  le  pape  et  le 
patriarche  de  Constantinople,  voir  Jafïé,  Regesta, 
n.  2051  et  2055;  il  est  compréhensible  que  Martin 
ait  voulu  donner,  en  se  passant  de  la  confirmation  du 
basileus,  une  preuve  de  son  indépendance. 

Le  plus  pressant,  au  point  de  vue  doctrinal,  était 
de  préciser  avec  toute  la  netteté  désirable  la  position 
du  Siège  apostolique  par  rapport  a  la  nouvelle  hérésie. 
Sur  les  premiers  développements  du  monothélisme, 
voir  l'art,  spécial  et  pour  les  compromissions  plus  ou 
moins  dangereuses  on  s'était  laissé  entraîner  le  pape 
Honorius,  voir  t.  vu,  col.  96,  En  octobre  649,  trois 
mois    après    sa    consécration,    le    pape    réunissait    au 


183 


MARTIN    Kr.    BIOGRAPHIE 


184 


Latran  un  grand  concile,  véritable  representation.de 
l'épiscopat  occidental,  où  fut  condamnée  l'hérésie 
monolhélite  avec  ses  auteurs  et  fauteurs;  l'Eclhèse 
«  impie  »  d'Héraclius,  et  le  Type  «  très  impie  »  de 
Constant  II,  le  basileus  régnant,  étaient  également 
anathématisés.  Voir  ci-dessous,  col.  18f.  Quelques 
précautions  que  l'on  eût  prises  pour  distinguer  entre 
les  souverains  et  leurs  conseillers  ecclésiastiques,  à 
qui  seuls  était  imputée  la  responsabilité  des  mesures 
impériales,  il  était  inévitable  que  Constant  II  ne 
réagît  très  vivement  contre  une  attitude  aussi  indé- 
pendante. La  cour  avait  eu  vent  de  la  réunion  du 
concile,  et  n'eut  pas  besoin  d'attendre,  pour  en  con- 
naître les  décisions,  les  lettres  expédiées  par  le  pape 
aussitôt  après  la  clôture  de  l'assemblée.  Jalïé,  n.  2062. 
Dans  les  premiers  jours  de  novembre,  peut-être-  le 
concile  étant  encore  réuni,  l'exarque  Olympius  arriva 
à  Rome  porteur  d'instructions  du  1  asileus,  rédigées, 
semble-t-ii,  à  la  suggestion  du  patriarche  Paul.  On  lui 
prescrivait  de  faire  pression  sur  les  évêques  et  les  clercs 
de  l'Italie  byzantine  pour  leur  faire  signer  le  Type. 
De  Martin  «  jadis  apocrisiaire  dans  la  ville  impériale  » 
(on  affectait  de  ne  pas  lui  donner  le  titre  de  pape), 
l'exarque  ne  s'occuperait  que  pour  le  faire  arrêter,  si 
l'armée  de  Rome  était  disposée  à  laisser  faire.  Peut- 
être  y  aurait-il  lieu  de  ne  rien  brusquer,  et  de  gagner 
peu  à  peu  la  confiance  de  l'armée,  de  même  que  lente- 
ment on  détacherait  du  pape  l'épiscopat  italien.  Mais 
Olympius  se  heurta  à  une  résistance  plus  vive  que  celle 
que  l'on  avait  supposée;  ne  pouvant,  continue  le  Liber 
pontiftealis,  agir  contre  le  pape  à  visage  découvert,  il 
tenta  de  le  faire  assassiner  au  cours  de  l'office  de  Noël; 
la  protection  divine  sauva  Martin  et  il  semble  que 
l'exarque  soit  revenu  lui  aussi  à  de  meilleurs  senti- 
ments, ou,  peut-être,  à  une  plus  saine  appréciation  des 
choses.  Il  est  certain,  en  tout  cas,  que  de  bonnes  rela- 
tions s'établirent  entre  lui  et  le  pape,  et  celui-ci  sera 
plus  tard  accusé  d'avoir  favorisé  les  desseins  ambi- 
tieux d'Olympius.  De  toutes  façons  une  trêve  s'éta- 
blit entre  le  pontife  et  le  représentant  de  Ry- 
zance. 

Nous  ignorons  le  détail  des  gestes  de  Martin  durant 
le  temps  qui  s'écoule  entre  la  fin  de  649  et  le  milieu 
de  653.  Mais  il  reste  une  assez  abondante  correspon- 
dance de  l'époque  qui  suivit  immédiatement  le  concile. 
Il  s'agissait  de  faire  connaître  à  l'ensemble  de  la 
chrétienté  la  réprobation  prononcée  contre  le  mono- 
thélisme  par  l'Église  romaine.  Voir  Jafié,  n.  2058- 
2072.  Mais  une  autre  préoccupation  se  fait  jour,  en 
même  temps,  dans  les  lettres  adressées  aux  Églises 
des  patriarcats  d'Antioche  et  de  Jérusalem.  Après 
avoir  été  ravagées  par  la  grande  invasion  perse  des 
années  614  et  suivantes,  ces  régions  avaient  été 
conquises  par  les  Arabes  musulmans;  Damas  avait  été 
prise  en  634,  Antioche  et  Jérusalem  en  638.  Entre 
temps,  et  comme  si  ce  n'était  pas  assez  de  l'invasion 
étrangère,  les  discordes  religieuses  étaient  montées  au 
diapason  le  plus  élevé  :  entre  les  monothélites  appuyés 
par  l'autorité  impériale  et  les  dyothélites,  animés  par 
Sophrone,  devenu  finalement  patriarche  de  Jérusa- 
lem, des  luttes  violentes  avaient  eu  lieu.  Tout  ceci 
avait  amené,  dans  la  Syrie  et  la  Palestine,  une 
incroyable  décadence  du  christianisme.  Pour  remédier 
à  tous  ces  troubles,  le  Saint-Siège,  puisque  le  patriar- 
che Sophrone  n'avait  pas  été  remplacé  sur  le  siège 
de  la  Ville  sainte,  avait  désigné  comme  vicaire  apos- 
tolique Etienne,  évêque  de  Dora.  Cette  nomination 
avait  dû  être  faite  par  l'un  des  prédécesseurs  de  Mar- 
tin; mais  Etienne,  loin  de  pouvoir  rétablir  le  calme, 
avait  suscité  de  nouvelles  discussions.  Les  lettres  pon- 
tificales l'instituant  représentant  du  Saint-Siège 
avaient  été  interceptées.  Finalement  un  certain  Pan- 
taléon    l'avait    expédié    à    Rome,    sous    le    coup    de 


diverses  accusations.  Jaffé,  n.  2068.  C'était  l'anarchie 
dans  tout  le  patriarcal  de  Jérusalem.  Au  concile  du 
Latran  Etienne  de  Dora  avait  été  réhabilité,  mais  il  y 
avait  intérêt  à  confier  à  un  personnage  moins  compro- 
mis la  mission  de  représenter  là-bas  le  Saint-Siège. 
Martin  Ier  s'adressa  à  Jean,  évêque  de  Philadelphie 
(sous  la  métropole  de  Bosra).  1  ne  lettre  pontificale 
le  constitua  vicaire  apostolique  en  Orient  :  il  y  rem- 
plirait le  rôle  du  pape  lui-même  dans  toutes  les  fonc- 
tions et  offices  ecclésiastiques,  mais  principalement  en 
rétablissant  la  hiérarchie  dans  toute  l'étendue  des 
patriarcats  de  Jérusalem  et  d'Antioche  :  Ut  eu  quar 
désuni  corrigas  et  constituas  per  umnem  civitatem  eorum 
qux  sedi  tum  Jerosolymitunie  tum  Antiochenw  subsunt 
episcopos  et  presbyleros  et  diaconos.  Ce  rôle,  Martin 
le  lui  confiait  «  en  vertu  de  l'autorité  apostolique  qui 
nous  a  été  donnée  par  le  Seigneur  par  l'intermédiaire 
de  saint  Pierre,  ex  apostolica  auctorilate  quee  data  est 
nobis  a  Domino  per  Petrum  sanctissimum.  »  Le  pape 
ne  se  dissimule  pas  qu'il  y  aura  des  résistances  de  la 
part  de  ceux  qui  ont  mérité  d'être  déposés,  pour 
cause  d'hérésie,  mais  il  compte  que  Jean  finira  par 
en  triompher.  Les  ecclésiastiques  qui  ont  signé  les  for- 
mulaires monothélites  pourront  être  rétablis  s'ils 
viennent  à  résipiscence  ;  quant  à  ceux  qui  se  sont 
introduits  sur  les  sièges  épiscopaux  sans  mission  régu- 
lière, il  y  a  lieu  de  distinguer  le  cas  des  intrus  qui  se 
sont  installés  du  vivant  de  Sophrone  et  malgré  lui,  et 
de  ceux  qui  ont  été  élus  pendant  la  vacance  du  patriar- 
cat, soit  avant,  soit  après  Sophrone.  Les  premiers  ne 
sauraient  être  reconnus,  les  seconds,  au  contraire, 
pourront,  moyennant  les  garanties  convenables,  être 
reçus  à  la  communion  de  l'Église  romaine.  Pour  Macé- 
donius,  patriarche  (melkite)  d'Antioche,  il  n'y  a  à 
s'inquiéter  ni  de  ses  lettres,  ni  de  ses  protestations. 
Élevé  à  cette  dignité  en  terre  étrangère  (Macédonius 
avait  été  élu  et  consacré  à  Constantinople)  et  par  des 
hérétiques,  il  ne  saurait  être  considéré  par  le  Saint- 
Siège  comme  titulaire  régulier  du  siège  d'Antioche. 
De  même  en  est-il  de  Pierre,  élevé  dans  des  conditions 
analogues  au  siège  patriarcal  d'Alexandrie.  Jaffé, 
n.  2064;  voir  le  texte  de  cette  lettre  très  importante 
pour  l'histoire  de  la  juridiction  pontificale  en  Orient, 
dans  P.  L.,  t.  Lxxxvn,  col.  154-163.  Le  même  cour- 
rier emportait  une  série  de  lettres  analogues  adressées 
à  divers  évêques  ou  archimandrites  d'Orient,  et  leur 
signifiant  la  désignation  de  Jean  de  Philadelphie 
comme  vicaire  du  Saint-Siège.  Jaffé,  n.  2065-2069; 
non  moins  importante  était  la  missive  adressée  aux 
deux  Églises  de  Jérusalem  et  d'Antioche  pour  leur 
signaler  l'hérésie  monothélite  et  les  avertir  des  pouvoirs 
conférés  au  représentant  du  pape.  Jaffé,  n.  2070.  On 
notera  cette  sollicitude  du  Saint-Siège  à  rétablir,  dans 
les  difficiles  conjonctures  que  traversait  l'Orient,  la 
paix  religieuse  en  même  temps  que  l'orthodoxie. 

A  Constantinople  il  n'y  avait  plus  rien  à  faire,  tant 
que  le  monothélisme  y  serait  officiellement  patronné 
par  le  basileus.  Maison  pouvait  essayer  quelque  chose 
à  Thessalonique,  moins  immédiatement  soumis  à  l'ar- 
bitraire impérial  et  relevant  toujours,  en  théorie,  du 
patriarcat  romain.  L'archevêque  Jean,  qui  avait  sous- 
crit et  l'Ecthèse  et  le  Type,  avait  tenté  néanmoins  de 
se  maintenir  en  communion  avec  Rome.  Des  négo- 
ciations avaient  eu  lieu,  où  les  envoyés  du  Saint-Siège, 
s'étaient  laissé  berner.  Martin  les  désavoua,  condamna 
et  déposa  l'archevêque  Paul.  Une  lettre  pontificale 
lui  communiqua  cette  sentence,  tandis  qu'une  autre 
en  avertissait  les  habitants  de  Thessalonique.  En 
attendant  que  l'évêque  fût  revenu  à  résipiscence  ou 
qu'il  eût  été  pourvu  d'un  successeur,  les  prêtres  et 
diacres  pourvoiraient  à  l'administration  des  sacre- 
ments, synaxis  minislerium  perficiant  vobis  qui  ibi  sunl 
presbyteri  et  diaconi.  Jaffé,  n.  2071  et  2072.  On  voit 


185 


MARTIN    Ier.    LE    CONCILE    DE   649 


186 


si  le  pape  Martin  entendait  laisser  prescrire  les  droits 
traditionnels  du  Siège  apostolique. 

Cette  rigoureuse  contre-offensive  de  l'Église  romaine 
ne  laissait  pas  d'inquiéter  Byzance,  où  l'on  se  cram- 
ponnait à  la  politique  de  l'JSethèse  et  du  Type.  La 
manière  forte  avait  échoué  en  649  lors  de  l'arrivée 
à  Rome  de  l'exarque  Olympius;  on  y  recourut  de 
nouveau  en  653.  Le  15  juin  arrivait  de  Ravenne  à 
Home  l'exarque  Calliopas.  Afin  d'éviter  une  émeute 
de  la  population,  il  évita  de  soulever  aucune  question 
doctrinale,  mais  sous  prétexte  que  Martin  s'était  mêlé 
à  des  intrigues  politiques  soit  avec  Olympius,  en 
révolte  contre  le  basileus,  soit  avec  tes  Arabes  qui 
commençaient  à  envahir  la  Sicile,  il  se  saisit  de  la 
personne  du  pape  et  prononça  contre  lui  une  sentence 
de  déposition.  Pour  empêcher  d'inutiles  brutalités, 
Martin  se  livra  sans  résistance;  il  espérait  du  moins 
que  le  clergé  et  le  peuple  romains  lui  demeureraient 
fidèles.  Sur  le  moment,  il  est  vraC  on  lui  prodigua  les 
plus  grandes  marques  d'attachement  et  nombre  de 
clercs  s'offrirent  à  l'accompagner  à  Constantinople  où 
l'exarque  avait  ordre  de  l'emmener.  Pendant  plus 
d'un  an  l'Église  de  Rome  demeura  sans  évêque;  et 
puis  on  s'y  résigna  à  l'inévitable,  et  en  août  654, 
Eugène  était  nommé  au  trône  pontifical  laissé  vide 
par  l'enlèvement  de  saint  Martin. 

Celui-ci,  pendant  ce  temps,  montait  les  pentes  d'un 
douloureux  calvaire.  Emmené  de  Rome  le  19  juin  653, 
il  avait  été  embarqué  à  destination  de  la  capitale.  Le 
voyage  se  fit  très  lentement,  d'île  en  île,  sans  doute 
a  cause  des  croisières  sarrasines  qui  déjà  infestaient 
la  Méditerranée  ;  nulle  part  cependant  le  prisonnier 
n'eut  la  satisfaction  de  pouvoir  prendre  à  terre  quelque 
repos,  sauf  à  Xaxos  où  on  le  laissa  près  d'un  an.  A 
l'annonce  de  son  arrivée  aux  diverses  escales,  prêtres 
et  lidèles  s'empressaient  de  vernr  lui  apporter  quelque 
soulagement,  mais  ils  étaient  brutalement  écartés  par 
la  garde.  Le  17  septembre  654,  enfin,  on  atteignait 
Constantinople;  montée  contre  le  pontife  la  populace 
l'injuria;  il  fut  conduit  en  prison  où  on  le  laissa  jus- 
qu'au 20  décembre.  Ce  jour-là  il  fut  amené  devant  un 
tribunal  exclusivement  composé  de  fonctionnaires  im- 
périaux. Comme  il  entreprenait  de  se  défendre  en 
mettant  en  avant  ses  devoirs  de  pape,  chargé  de  pro- 
téger   la   foi,    on   lui   coupa   brutalement   la  parole: 

Il  ne  s'agit  point  ici,  lui  dit  le  président,  de  questions 
relatives  à  la  foi;  c'est  sur  la  guerre  (que  vous  avez 
faite  à  l'empereur)  que  l'on  vous  interroge,  de  duello 
nunc  scrutaris.  »  Même  sur  cette  accusation  de  haute 
trahison,  Martin  répondit  avec  précision  et  de  manière 
à  convaincre  des  juges  moins  prévenus.  Mais  la  sen- 
tence était  dictée  d'avance.  Publiquement  il  fut 
dégradé;  on  lui  enleva  ses  ornements  sacerdotaux,  on 
lui  fendit  sa  tunique  du  haut  en  bas  et,  l'ayant  chargé 
de  chaînes,  on  le  conduisit  au  cachot  des  condamnés 
à  mort,  en  lui  laissant  entendre  qu'il  allait  être  exé- 
cuté. Le  basileus  toutefois  n'osa  pas  aller  jusqu'à  ce 
dernier  excès;  on  fit  donc  savoir  au  prisonnier  qu'il 
lui  était  fait  grâce  de  la  vie.  On  espérait  sans  doute 
que,  maté  par  le  cachot,  par  les  douloureuses  in  finnités 
qu'il  endurait  depuis  longtemps,  il  consentirait  à 
entrer  en  rapports  ecclésiastiques  avec  les  autorités 
religieuses  de  Constantinople.  Sur  ces  entrefaites  le 
patriarche  Paul  était  mort;  Pyrrhus,  évincé  en  641, 
était  remonté  sur  le  trône  patriarcal;  des  tentatives 
furent  faites  pour  amener  Martin  à  se  ranger  à  sa  com- 
munion. 11  demeura  inflexible  :  <  Quand  on  me  cou- 
perait en  morceaux,  répondit-il,  je  ne  communique- 
rais pas  avec  l'Église  de  Constantinople:  Clique  si 
membralim  inciditis  carnes  meas  non  communico 
Eeclesix  Constant inopolitanae.  De  guerre  lasse,  on  se 
décida  à  l'expédier  en  exil.  Le  26  mars  655,  jour  du 
jeudi   saint,   il   était   embarqué   à   destination   de   la 


Crimée.  C'est  de  Cherson  (Sébastopol)  qu'il  écrivit 
ses  deux  dernières  lettres  à  un  ami  de  Constantinople, 
à  la  mi-juin  cl  au  début  de  septembre.  Doucement  il  se 
plaignait  de  manquer  de  tout,  il  souffrait  de  l'aban- 
don où  le  laissaient  et  ses  amis,  et  l'Église  de  Rome; 
pour  cette  dernière  il  priait  Dieu,  malgré  tout,  de  la 
conserver  dans  la  foi  orthodoxe,  avec  le  nouveau  pape 
qui  maintenant  la  gouvernait.  Deus  eos  immobiles 
custodiat;  prœcipue  paslorem  qui  eis  nunc.  prœesse 
monslratur;  il  ne  lui  restait  plus  à  lui-même  qu'à 
attendre  de  la  main  du  Sauveur  la  couronne  de  la  foi 
orthodoxe.  C'est,  en  effet,  une  quinzaine  de  jours  plus 
tard  que  le  Sauveur  vint  couronner  son  martyr,  le 
16  septembre  655.  Le  corps  de  saint  Martin  fut  enterré 
dans  une  église  dédiée  à  la  sainte  Vierge,  aux  portes 
de  la  ville  de  Cherson  ;  il  y  fut  longtemps  vénéré. 
L'Église  romaine  honore  aujourd'hui  Martin  Ier 
comme  martyr  à  la  date  du  12  novembre. 

IL  Le  concile  du  Latran  de  649.  —  Pour  le 
théologien,  le  nom  du  pape  Martin  Ier  reste  surtout 
lié  aux  décisions  promulguées  par  lui  dans  le  concile 
réuni  au  Latran  en  octobre  649.  Ces  décisions  en  effet 
établissent  la  doctrine  de  l'Église  romaine  dans  la 
question   monothélite. 

1°  Occasion  du  concile.  —  On  sait,  en  bref,  comment 
VEcthèse  d'Héraclius  (638)  avait  prescrit  le  silence 
sur  les  expressions  d'une  ou  de  plusieurs  opérations 
(èvepyeia!.)  dans  le  Christ,  mais  avait  imposé  l'ex- 
pression :  une  seule  volonté.  Le  Type  de  Constant 
(648)  marquait  un  recul  par  rapport  à  VEcthèse,  puis- 
qu'il défendait,  en  vue  de  ramener  la  paix,  de  parler 
ni  d'une  ni  de  deux  volontés  dans  le  Christ.  L'Église 
romaine  avait  déjà  pris  position  :  en  640,  le  pape 
Sévérin,  sans  faire  mention  de  VEcthèse,  avait  affirmé 
la  doctrine  dyothélite.  Jaffé,  n.  2039.  Jean  IV,  en 
641,  avait  tenté  de  retirer  au  monothélisme  affirmé 
par  VEcthèse  l'appui  que  semblaient  lui  donner  les 
lettres  du  pape  Honorius.  Jaffé,  n.  2042;  voir  art. 
Jean  IV,  t.  vm,  col.  598.  Le  pape  Théodore  avait 
manifesté  sa  réprobation  en  condamnant  le  patriarche 
Pyrrhus,  puis  en  sommant,  sans  résultat  d'ailleurs,  le 
patriarche  Paul  de  revenir  à  l'orthodoxie.  Jaffé, 
n.  2054  -2055.  Mais,  on  le  voit,  nulle  décision  publique 
n'avait  encore  été  prise  relativement  aux  deux  actes 
impériaux;  ni  Sévérin,  ni  Jean  IV  n'avaient  explici- 
tement condamné  VEcthèse;  Théodore  n'avait  point 
réprouvé  le  Type,  que  pourtant  il  avait  encore  dû 
connaître.  L'Orient  était  de  plus  en  plus  troublé  par 
les  discussions  sur  l'unique  volonté  du  Christ  ;  si  dans 
les  limites  du  patriarcat  de  Constantinople,  à  peine 
entamé  par  la  conquête  arabe,  la  poigne  du  basileus 
imposait  partout  l'adhésion  au  Type,  dans  les  autres 
régions  où  l'Islam  venait  de  détruire  l'autorité  impé- 
riale les  discussions  continuaient,  et  l'on  avait  vu 
récemment  arriver  à  Rome,  avec  Etienne  de  Dora, 
un  certain  nombre  d'archimandrites  et  de  moines 
palestiniens  demandant  au  Saint-Siège  de  terminer  la 
controverse.  L'Afrique  byzantine  était  travaillée  par 
les  émissaires  de  Constantinople,  mais  sa  foi  chalcédo- 
nienne  ne  se  laissait  pas  ébranler;  en  Italie,  de  même, 
où  l'on  se  remettait  à  peine  des  ébranlements  causés 
par  l'affaire  des  Trois  chapitres.  De  toutes  manières 
il  était  indispensable  que  l'Eglise  romaine  affirmât,  et 
son  droit  de  définir  la  doctrine,  et  sa  doctrine  elle 
même.  Le  pape  Mutin,  dès  le  lendemain  de  sou  élec- 
tion, a  dû  y  songer,  car  les  Actes  du  concile  tenu  trois 
mois  plus  tard  laissent  l'impression  que  toute  la  pro- 
cédure a  été  préparée  de  très  près  et  que  rien  n'a  été 
laissé  à  l'improvisation. 

2"  Les  talcs  c  meilleures.       Par  uneh  eureuse  fort  une. 
les  Actes  de  ce  concile  nous  ont  été  entièrement   con 
serves  et  dans  une  double  rédaction,  latine  et  grecque. 
Texte  dais  Mansi,  Concil.,  t.  x,  col.  863-1170.  .Vous 


187 


MARTIN    Ier,   LE   CONCILE    DE   G49 


188 


savons  que,  sitôt  le  concile  terminé,  les  Actes  ont  été 
envoyés  en  Orient;  la  traduction  grecque  qui  en  reste 
est,  selon  toute  vraisemblance,  la  version  originale 
faite  pendant  le  concile  même  et  expédiée  aux  avants 
cause.  Nous  ne  voudrions  pas  garantir  que  le  texte 
latin,  tel  qu'il  est  actuellement  publié  par  les  grandes 
collections  conciliaires,  représente  le  procès-verbal 
original  «les  sessions.  A  plus  d'un  endroil  le  texte, 
en  fort  mauvais  état,  n'esl  intelligible  que  par  com- 
paraison avec  le  grec.  On  a  parfois  la  sensation  que  le 
latin  esl  une  traduction  du  grec,  qui  n'a  pas  toujours 
été  parfaitement  compris.  Ce  phénomène  n'est  pas 
unique  dans  l'histoire  littéraire.  Voir  ce  qui  a  été  dit 
du  texte  latin  des  lettres  d'Honorius,  ci-dessus,  t.  vu, 
col,  101. 

3°  Sessions, conciliaires.  -  Le  concile  tint  sa  pre- 
mière session  le  5  octobre:  après  quoi  il  y  en  eut  quatre 
autres,  les  8,  17,  19.  et  31  du  même  mois.  Toutes  les 
séances  lurent  présidées  par  le  pape,  qui  dirigeait  lui- 
même  toutes  les  délibérations;  il  n'y  eut  guère  de 
discussions  d'ailleurs.  Tout  se  passa  comme  si  le  pro- 
tocole avait  été  soigneusement  préparé  à  l'avance, 
sans  doute  en  des  réunions  particulières,  et  l'on 
n'assiste  à  aucun  incident  de  séance.  Le  pape,  à 
chaque  session,  prend  la  parole  le  premier,  expose  le 
point  spécial  qui  va  être  traité,  fait  lire  les  documents 
tout  préparés  qui  s'y  rapportent;  les  deux  autres  digni- 
taires du  clergé  d'Italie,  l'archevêque  d'Aquilée  et 
celui  de  Ravenne  (ce  dernier  par  l'intermédiaire  de  ses 
représentants)  s'associent  par  des  discours  plus  ou 
moins  longs  aux  paroles  pontificales.  A  plusieurs 
reprises,  sous  la  rubrique  Syncdus  dixit,  s'intercalent 
des  approbations  assez  longues  de  motions  faites  par 
le  pape.  Il  ne  peut  s'agir  que  de  paroles  prononcées 
par  quelque  membre  de  l'assemblée,  trop  obscur,  sans 
doute,  pour  que  l'on  ait  fait  figurer  son  nom  au  procès- 
verbal.  Nous  avons  ici  le  type  d'un  de  ces  innombra- 
bles synodes  que  les  papes  réunirent  au  Latran,  en 
leur  qualité  de  métropolitain  de  l'Italie,  et  qui  n'ont 
souvent  laissé  que  des  traces  fugitives.  Celui-ci  pour- 
tant était  plus  nombreux  que  les  conciles  habituels; 
il  comprit  cent  cinq  évêques,  presque  tous  originaires 
d'Italie,  de  Sicile  et  de  Sardaigne;  mais  il  y  avait 
aussi  quelques  prélats  venus  d'Afrique. 

1.  La  première  session  fut  presque  entièrement 
occupée  par  un  discours  du  pape,  exposant  les  débuts 
et  les  progrès  de  l'erreur  monothélite;  la  responsabi- 
lité première  retombait  sur  Cyrus  évêque  d'Alexan- 
drie, sur  Sergius  de  Constantinople  et  ses  deux  suc- 
cesseurs. Tous  auraient  dû  être  arrêtés  par  l'exposé 
si  clair  de  la  double  opération  contenu  dans  le  Tome 
de  Léon,  par  les  textes  si  nets  de  l'Évangile  qui  parlent 
des  deux  volontés  dans  le  Christ.  Au  lieu  de  cela, 
Sergius  a  fait  lancer  par  l'empereur  Héraclius  VEcthèse 
impie;  quant  à  Paul  il  a  persuadé  au  très  clément 
empereur  de  publier  un  Type  destructeur  du  dogme 
catholique.  Pis  encore!  Paul,  au  lieu  de  se  rendre  aux 
observations  du  Siège  apostolique,  a  maltraité  les 
apocrisiaires  envoyés  par  lui.  Contre  la  tyrannie  qu'il 
a  exercée  en  divers  lieux  de  l'Orient  des  plaintes  en 
règle  sont  venues  jusqu'au  Saint-Siège.  Le  pape  a 
donc  cru  nécessaire  de  réunir  le  concile  pour  aviser 
aux  mesures  à  prendre  tant  contre  la  personne  des 
coupables  que  contre  les  nouveautés  doctrinales  pro- 
fessées par  eux. 

2.  On  sait  que,  se  conformant  sur  ce  point  aux  cou- 
tumes des  tribunaux  séculiers,  les  anciens  conciles,  où 
des  jugements  d'ordre  personnel  avaient  d'ordinaire 
leur  place,  avaient  adopté  la  procédure  accusatoire. 
C'est  à  entendre  les  accusations  portées  soit  contre 
l'actuel  patriarche  de  Constantinople,  soit  contre  ses 
prédécesseurs  que  fut  consacrée  la  deuxième  session. 
Successivement   défilèrent   Etienne,   évêque  de  Dora, 


portanl     plainte    contre    le    patriarche    Paul,    divers 

moines  et  archimandrites  palestiniens  demandant  la 
condamnation  personnelle  de  Sergius,  Pyrrhus  et 
Paul,  réclamant  aussi  le  rejet  du  Type  extorqué  par 
Paul  au  très  pieux  empereur.  —  Le  métropolitain 
de  Chypre,  Sergius,  avait,  sept  ans  auparavant,  écrit 
au  pape  Théodore,  suppliant  en  fort  bons  termes  le 
Siège  apostolique,  fondement  de  la  vérité,  de  dire  le 
droit  en  toute  cette  affaire  et  de  condamner  le  mono- 
thélisme.  Sa  lettre  fut  jointe  au  dossier  de  l'accusa- 
tion,  comme  aussi  celle  du  concile  d'Afrique,  rappelant 
le  vains  efforts  faits  par  les  Africains  pour  retirer 
Paul  de  l'hérésie,  celle  enfin  de  l'évêque  élu  de  Car- 
tilage, Victor,  demandant  la  condamnation  des  nou- 
veautés dogmatiques.  Après  lecture  de  la  synodique 
de  Victor,  le  pape  fit  observer  la  correction  de  ce 
prélat  :  tout  en  réprouvant  les  erreurs  de  Paul,  il  a 
continué  à  tenir  celui-ci  pour  évêque  légitime,  donec 
judicium  de  eo  nostrae  upostolicœ  uucloritcdis  hoc  est 
principis  aposlolorum  Pétri  cognoscal.  IMansi,  col.  950  D. 
Du  reste  tous  les  autres  plaignants  avaient  rendu 
témoignage,  d'une  façon  aussi  peu  équivoque,  au 
droit  du  Saint-Siège. 

3.  L'accusation  ayant  déposé  sa  plainte,  il  restait 
à  entendre  la  défense.  Celle-ci  était  représentée,  en 
l'espèce,  par  les  écrits  mêmes  des  personnages  incri- 
minés; mais  l'audition  des  accusés  révélerait  qu'ils 
étaient  bien  réellement  coupables  des  nouveautés  doc- 
trinales qu'on  leur  reprochait.  La  troisième  session 
tout  entière  leur  fut  réservée;  c'est,  de  beaucoup,  la 
plus  importante  pour  l'histoire  du  monothélisme, 
puisque  l'on  s'y  efforça,  sans  y  réussir  toujours  par- 
faitement, de  mettre  en  évidence  les  origines  de  l'héré- 
sie. L'essentiel  était  de  montrer  que  le  monothélisme 
n'était  en  somme  qu'un  avatar  du  monophysisme. 
Divers  textes  de  Théodore  de  Pharan,  considéré  comme 
le  premier  auteur  de  l'hérésie,  furent  versés  au  débat; 
ils  témoignaient  que  ses  affirmations  relatives  à  une 
volonté  unique  dans  le  Sauveur  dérivaient  en  dernière 
analyse  d'un  docétisme  plus  ou  moins  larvé  sur  lequel 
le  pape  attira  l'attention  du  concile.  Voir  surtout 
col.  961-963.  On  continua  par  l'examen  des  textes  de 
Cyrus.  et  de  Sergius  relatifs  à  «  l'unique  opération 
théandrique  ».  Ce  fut  l'occasion  pour  le  concile  de 
tenter,  sans  grand  succès  d'ailleurs,  une  exégèse 
orthodoxe  du  célèbre  texte  dionysien.  Nul  ne  soup- 
çonnant la  fraude  qui  avait  mis  sous  le  nom  de  Denys, 
disciple  de  Paul,  les  doctrines  plus  ou  moins  sujettes 
à  caution  que  l'on  sait,  il  convenait  d'établir  que  la 
pensée  de  Sergius  et  de  Cyrus  différait  complètement 
de  celle  de  l'Aréopagite.  On  le  montra,  et  l'on  fit  même 
remarquer  que,  pour  arriver  à  leurs  fins,  les  deux 
comparses  avaient  dû  maquiller  le  texte  original  de 
l'Épître  à  Gaïus.  Voir  cette  très  curieuse  exégèse  dans 
Mansi,  col.  971-978  et  983-986.  Un  troisième  docu- 
ment devait  être,  dans  la  pensée  de  Martin,  plus  acca- 
blant encore  pour  les  deux  patriarches  monothélites; 
c'était  une  lettre  de  Thémistius,  monophysite  fameux, 
auteur  de  la  secte  des  agnoètes,  où  s'exprimait  claire- 
ment l'unité  d'opération.  Se  réclamant  de  Sévère,  la 
grande  autorité  de  l'Église  jacobite,  Thémistius  avait 
écrit  :  «  Confessons  donc  une  seule  opération  théan- 
drique et  non  pas  une  seule  opération  divine.  »  Voilà 
bien,  fait  alors  remarquer  le  pape,  voilà  bien  la  source 
où  Cyrus  a  puisé  son  7e  canon;  et  même  il  convient 
d'ajouter  que  Cyrus  et  Sergius  sont  allés  plus  loin 
que  l'agnoète  dans  la  voie  de  l'erreur,  puisque  finale- 
ment ils  ont  supprimé  le  mot  théandrique,  qui  implique 
quelque  dualité,  pour  ne  conserver  plus  que  l'opération 
unique.  —  Il  ne  restait,  pour  compléter  'la  démons- 
tration de  la  culpabilité  qu'à  faire  lire  au  concile  et 
VEcthèse  que  Sergius  avait  dictée  au  basileus,  et  les 
textes  de  Sergius  et   de  Pyrrhus  prescrivant  à  leur 


189 


MARTIN    Ier.   LE   CONCILE    DE  649 


190 


clergé  de  souscrire  le  document  impérial.  On  remar- 
quera que,  dans  cette  recherche  des  responsabilités, 
il  ne  fut  fait  aucune  allusion,  si  fugitive  fût-elle,  aux 
faits  et  gestes  du  pape  Eionorius. 

t.  La  session  dont  nous  venons  de  parler  un  peu 
longuement  n'avait  pas  épuisé  toute  la  question  des 
responsabilités.  A  cote  de  Cyrus,  l'auteur  des  fameux 
capitula  d'Alexandrie,  à  côté  de  Sergius,  l'instigateur 
de  i'Eclhèse,  ne  fallait-il  pas  faire  une  place  à  Paul, 
considéré  comme  ayant  provoqué  le  Type.  C'est  à 
mettre  le  concile  devant  cette  dernière  question  que 
fut  consacré  le  début  de  la  quatrième  séance.  On 
louchait  ici  à  un  point  bien  délicat,  puisqu'on  s'éle- 
vait directement  contre  un  acte  du  souverain  en 
exercice.  L'habileté  serait  de  toucher  le  moins  pos- 
sible à  la  personne  sacrée  du  basileus  et  à  réserver 
pour  son  conseiller  ecclésiastique  toutes  les  sévérités. 
Ainsi  fut  fait.  L'intention  de  l'empereur  était  bonne, 
fit  remarquer  un  des  membres  de  l'assemblée;  l'idée 
de  faire  cesser  les  divisions  entre  chrétiens  ne  pouvait 
qu'être  approuvée;  mais  il  n'aurait  pas  fallu  mettre 
sur  le  même  pied  l'erreur  et  la  vérité,  ni  surtout  englo- 
ber dans  les  mêmes  peines  les  défenseurs  de  l'ortho- 
doxie et  les  fauteurs  de  l'hérésie.  Mansi,  col.  1 031- 
1034.  On  avait  été,  antérieurement,  plus  sévère  à 
l'endroit  du  Type.  Avec  une  dialectique  toute  verbale, 
on  avait  fait  observer  qu'il  semblait  renchérir  sur 
\'lùthèse.  Défendant  de  parler  ni  d'une  ni  de  deux 
volontés,  il  semblait  retirer  au  Christ  toute  acti- 
vité, et  dès  lors  toute  réalité!  Exagération  évidente 
que  l'on  se  garda  de  renouveler. 

5.  Les  responsabilités  étant  ainsi  établies,  il  ne 
restait  plus  qu'à  comparer  la  perversité  monothélite 
tant  avec  les  règles  de  la  doctrine  ecclésiastique 
qu'avec  l'enseignement  des  Pères;  c'est  ce  qui  fut  fait 
dans  la  seconde  partie  de  la  ive  session  et  au  début  de 
la  v.  Lecture  fut  donc  faite  des  définitions  antérieures 
de  Xicée,  Constantinople,  Éphèse  (sous  la  forme  des 
douze  anathématismes  cyrilliens),  Chalcédoine,  et  du 
IP  concile  de  Constantinople  (les  quatorze  canons). 
L'archevêque  d'Aquilée  fit  la  remarque  que  ces  défi- 
nitions confirmaient  la  doctrine  des  deux  volontés  et 
condamnaient  le  monothélisme.  Comme  l'on  demeu- 
rait toujours  sous  l'impression  de  la  réaction  antines- 
torienne  de  l'affaire  des  Trois-Chapitres,  il  essaya  de 
montrer,  à  l'aide  de  la  même  dialectique  toute  verbale 
que  nous  avons  signalée  déjà,  qu'au  fond  le  mono- 
thélisme avait  dans  le  nestorianisme  son  lointain  et 
bien  inattendu  précurseur.  Mansi,  col.  1058  BC,  et 
cf.  dans  la  v  session,  col.  1118  sq.  Rien  meilleure  fut 
la  première  partie  de  la  v«  session,  où  furent  alignés 
les  textes  patristiques  exposant  la  doctrine  des  deux 
opérations  et  des  deux  volontés,  et  la  présentant 
comme  une  conséquence  du  dogme  des  deux  natures. 
S'il  comprend  quelques  textes  apocryphes  (ceux  par 
exemple  attribués  à  Justin),  d'autres  douteux,  le  dos- 
sier constitué  par  la  chancellerie  pontificale  témoigne 
pourtant  de  réelles  connaisances  théologiques  et  d'une 
grande  application  à  scruter  l'ancienne  littérature.  De 
la  comparaison  de  ces  textes  avec  l'enseignement  des 
monothélites  ressortait  de  façon  très  claire  la  nou- 
veauté des  opinions  récemment  avancées.  D'après  les 
Pères,  et  cela  était  évident,  de  même  que  le  Christ 
avait  eu  les  deux  natures,  de  même  il  avait  eu  deux 
volontés  naturelles,  l'une  divine,  l'autre  humaine  et 
deux  (sortes  d')opérations,  ita  et  naturelles  veraciter  esse 
roluntntes,  id  est  divinam  et  humanam  et  duas  essentiales 
opérai iones,  divinam  et  humanam.  Cette  doctrine  les 
Pères  ne  l'avaient  pas  seulement  affirmée  en  passant 
et  sans  y  attacher  d'importance,  comme  le  préten- 
daient les  novateurs,  mais  de  manière  fort  réfléchie  : 
Ecce  enim  non  solum  définitive  sed  et  doymalice  et  st/llo- 
gislice  ac  naturaliler  démonstrative  et  secundum  scrip 


taras  agonistice  et  per  etempla,  etc.  .Mansi,  col.  1110  sq. 
Il  convenait  donc  de  confirmer  renseignement  des 
Pères  et  des  cinq  conciles. et  de  réprouver  les  doctrines 
perverses  des  novateurs. 

Novateurs  même,  ils  ne  l'étaient  point,  ne  faisant 
en  somme  que  reprendre  de  vieilles  hérésies  déjà 
condamnées.  Après  la  comparaison  de  la  doctrine 
monothélite  avec  l'enseignement  patristique  venait, 
redoutable  contre-épreuve,  sa  mise  en  parallèle  avec 
les  citations  des  hérétiques.  Tour  à  tour  Lucius 
(l'évêque  arien  d'Alexandrie),  les  Apollinaires,  Polé- 
mon  (un  de  leurs  disciples),  Sévère  d'Antioche,  Thé 
mistius  (le  chef  des  agnoètes),  Colluthus,  Julien 
d'Halicarnasse,  et,  ce  qui  est  plus  surprenant,  Théo- 
dore de  Mopsueste  et  Xestorius  eux-mêmes  vinrent 
témoigner  de  leur  accord,  sur  le  point  en  litige,  avec 
Sergius  et  Cyrus.  La  conclusion  s'imposait;  elle  fut 
tirée  par  le  pape  :  comme  les  vieux  hérétiques,  les 
novateurs  de  l'heure  présente  devaient  être  rigou- 
reusement frappés.  —  Une  question  pourtant  méritait 
encore  d'être  soulevée.  Dix  ans  plus  tôt  le  pape 
Honorius  s'était  laissé  hypnotiser  par  cette  objection 
de  Sergius  :  Admettre  dans  le  Christ  deux  volontés 
n'est-ce  pas  admettre  la  possibilité  en  lui  d'une 
contradiction  entre  les  vouloirs  humains  et  le  vouloir 
divin?  Ce  n'était  pas  le  lieu  de  relever  l'imprudence 
commise  par  le  pontife  défunt.  Le  nom  d'Honorius 
n'a  été  prononcé  qu'une  fois  durant  tout"  le  concile, 
c'est  dans  la  lettre  où  le  patriarche  Paul  faisait  état, 
pour  justifier  son  attitude,  de  la  lettre  adressée  par 
ce  pape  à  Sergius,  Mansi,  col.  1026  C;  nul  ne  pensa 
à  soulever  d'incident  sur  ce  point.  Il  importait  néan- 
moins de  dégager,  au  moins  indirectement,  l'Église 
romaine;  et  c'est  pourquoi,  nous  semble-t-ii,  Maxime 
d'Aquilée  prononça  pour  terminer  un  important  ili  - 
cours,  où  il  s'élevait  surtout  contre  l'idée  qu'ad- 
mettre deux  volontés,  c'était  introduire  la  contra- 
diction dans  la  personne  du  Christ.  Si  nous  comprenons 
bien  l'argumentation  de  cet  évèque,  dont  la  pensée 
reste  bien  confuse  et  l'expression  terriblement  em- 
brouillée, Maxime  désirait  prouver  que  la  volonté 
humaine  n'est  pas  naturellement  mauvaise,  que  la 
possibilité  de  vouloir,  le  mal  n'est  pas  de  l'essence 
même  de  la  liberté,  qu'il  n'est  donc  point  à  craindre 
que  la  volonté  divine  trouve  jamais  une  résistance 
dans  la  volonté  toute  sainte  de  la  nature  humaine. 
Mansi,  col.  1130  sq. 

4"  Les  définitions.  —  Restait  à  dire  en  termes  précis 
la  doctrine  de  l'Église  romaine  sur  la  question  si 
imprudemment  soulevée  par  les  courtisans  d'Héra- 
clius.  Cette  doctrine  s'exprimait  d'une  manière  positive 
par  un  symbole  de  foi,  négativement  en  vingt 
anathèmes  condamnant  les  divers  aspects  de  l'hé- 
résie. 

1.  Le  Symbole  n'est  autre  que  celui  de  Chalcédoine, 
cf.  ci-dessus,  t.  ri,  col.  2194-2195,  traduit  en  latin 
et  complété  par  une  addition  importante.  Le  texte 
de    Chalcédoine    disait    : 

...nusquam  sublata  differen-  ...    la    différence    des    deux 

tia  naturarum  propter  uni-  natures  n'est  nullement  sup- 

tionem,  magisque  salva  pro-  primée    par   leur   union;   au 

prietate  utriusque  naturse  et  contraire     les     attributs     do 

in    unam    personam     atque  chaque    nature    sont    sauve- 

subsistentiam      concurrente  gardés  et  concourent  (à  for- 

(confitemur)     non     in     dua-,  mer)    une  seule  personne   ou 

persouas       partitum        aul  hypostase;  (nous  confessons 

divisuni,     sed    ununi    eum-  donc)  non  pas  un   Fils  par- 

demque     l'iltum     et     unigo-  tagé  ou  <li\isé  en  deux  per- 

nitum,  Deum  verbum,  Domt-  sonnes,  mais  bien  un  seul  et 

num  Jesurn  Christum...  même    Fils,    Fils    unique   et 

Dieu    Verbe,   Noli  o-Seignour 

Jésus-Christ... 

A  la  suite  de  cette  phrase,  le  concile  de  C49  interca- 
lait celle-ci   : 


191 


MARTIN    M'r.    LE   CONCILE    DE   649 


L92 


et  duas  ejusdem  sicuti  natu-  el   de  même  que  nous  con- 

ras  imitas  inconfusc,    [ta   et  confessons  ses  deux  natures 

duas    naturales    voluntates,  unies    sans     confusion,    de 

divinam    et     lumianam,     et  même    nous    confessons    (en 

(tuas    naturales    operaliones,  lui)  deux  volontés  naturelles, 

divinam  et  lumianam,  in  la  divine  et  l'humaine,  et  deux 
approbatione  perfecta  et  in-  opérations  naturelles,  la  di- 
diminuta  eumdem  veraciter  vine  et  l'humaine,  qui  prou- 
esse perfectum  Peum  et  vent,  de  façon  parfaite  et 
hominem  perfectum  secun-  complète,  qu'il  est  vraiment 
dum»veritalem  (ici  en  plus  Dieu  parfait  et  homme  par- 
dtms  le  grec:  (xo-r,;  liyjx  fait  en  toute  vérité  (à  l'ex- 
Tr(;  àp.apTcaç)  eumdem  atque  ception  seulement  du  péché), 
ununi  Doniinum  nostrum  ce  seul  et  unique  Seigneur 
ct  Deum  Jcsum  Christum,  et  Dieu,  Jésus-Christ,  lequel 
utpote  volentem  et  operan-  voulut  et  opéra  divinement 
tem  divine  et  humane  nos-  et  humainement  notre  salut, 
tram  salutem. 

La  formule  se  terminait  par  la  finale  de  Chalcé- 
doine  :  aient  unie  prophelœ  de  eo  et  ipr.e  nos  Jésus 
Christus  erudioit  et   patrum  nobis  symbolum  tradidit. 

2.  Les  vingt  eanons  qui  suivent  ne  se  contentent 
pas  de  stigmatiser  l'enseignement  spécial  du  mono- 
thélisme,  ils  reprennent,  pour  les  condamner,  les 
diverses  erreurs  trinitaires  et  christologiques  qu'à  tort 
ou  à  raison  l'on  avait  rapprochées  de  la  nouvelle 
hérésie.  En  les  transposant  en  positif,  l'on  obtiendrait 
un  remarquable  exposé  de  la  doctrine  romaine  sur 
la  Trinité  et  l'incarnation.  Nous  ne  pouvons  songer  à 
donner  le  texte  intégral  des  canons,  dont  quelques-uns 
sont  fort  longs;  le  voir  dans  Mansi.col.  1151  sq.;Hahn, 
Bibliothek  der  Symbole,  3e  édit.,  p.  238  sq.,  et  aussi 
dans  Denzinger-Bannwart,  Enchiridion,  n.  254-274. 

Le  can.  1  rappelle  la  doctrine  trinitaire  :  un  seul 
Dieu  en  trois  hypostases  (subsistentiis)  consubstan- 
tielles,  n'ayant  qu'une  seule  volonté,  qu'une  seule 
opération.  —  Un  de  la  Trinité,  le  Dieu  Verbe  s'est 
incarné,  a  souffert  volontairement  pour  nous  (propter 
nos  sponte  passum);  ressuscité,  il  reviendra  juger  les 
hommes  avec  la  chair  qu'il  a  prise.  Can.  2.  —  Marie, 
la  Vierge  immaculée,  est  proprement  et  en  toute  vérité 
.Mère  de  Dieu.  Can.  3.  —  Il  faut  confesser  une  double 
naissance  de  Jésus-Christ,  l'une  éternelle,  l'autre  dans 
le  temps;  selon  la  divinité,  Notre-Seigneur  est  consub- 
stantiel  au  Père,  suivant  l'humanité,  consubstantiel  à 
sa  mère  (consubstantialem  homini  et  malri);  il  est  pas- 
sible par  la  chair,  impassible  par  la  divinité,  circons- 
crit à  cause  de  son  corps,  incirconscrit  par  la  divinité; 
bref,  en  lui  s'unissent  des  attributs  contraires.  Can.  4. 
— -  Bien  plus  curieux  est  le  can.  5  qui  donne  une  inter- 
prétation officielle  et  orthodoxe  de  la  formule  cyril- 
lienne  :  unique  est  la  nature  incarnée  du  Verbe. 

Can.  5.  Si  quis  secundum  Si  quelqu'un  ne  confesse  pas 
sanctos  Patres  non  confitetur  selon  les  saints  Pérès  que 
proprie  et  secundum  veri-  proprement  et  en  toute  vérité, 
tatem  imam  naturam  Dei  unique  est  la  nature  incar- 
Verbi  incarnatam,  per  hoc,  née  du  Dieu  Verbe,  dans  ce 
quod  incarnata  diciturnostra  sens  que  le  Christ,  en  s'in- 
substantia  perfecte  in  Chris-  carnant,  a  pris  notre  sub- 
to  l)eo  et  indeminute  abs-  stance  parfaitement  et  sans 
que  tantummodo  peccato  aucune  diminution,  à  part, 
signilicata,  condemnatus  sit.  bien  entendu,  le  péché  : 
qu'il  sot  candamné. 

Les  canons  suivants  expriment  les  conséquences 
de  la  doctrine  de  l'incarnation  :  Jésus-Christ  est  de 
deux  natures  et  en  deux  natures,  can.  (i;  la  différence 
substantielle  de  ces  natures  persiste  sans  confusion, 
can.  7;  mais  elles  sont  substantiellement  unies  sans 
division,  ni  confusion,  can.  8;  et  dès  lors  les  propriétés 
naturelles  de  la  divinité  et  de  l'humanité  persistent 
en  Jésus  sans  aucune  diminution.  Can.  8.  On  arrivait 
ainsi  aux  enseignements  relatifs  aux  deux  volontés 
et  aux  deux  opérations  : 

Can.  10.  Si  quis  secun-  Si  quelqu'un  ne  confesse 
dum     sanctos     Patres     non   point  avec  les  saints   Pères, 


confitetur  proprie  et  secun-  proprement  et  en  toute  vérité, 

dum    veritatem    duas  unius  les    deux    volontés    étroite- 

ejusdem    Christi  Dei    nostri  ment    unies    de    cet    unique 

voluntates  cohserenter    uni-  Jésus-Christ,  notre  Dieu,  la 

tas,   divinam   et   humanam,  divine  et  l'humaine,  puisque 

ex  hoc  quod   per  utramque  c'est    par    l'une    et    l'autre 

ejus     naturam     voluntarius  de  ses  natures  qu'il  a  voulu 

(un    moi    a   dû    sauter,    sans  naturellement    opérer   notre 

doute  operator)  naturaliter  salut,    qu'il   soit   condamné 
idem  consistit  nostra'salutis, 
cond.    s. 

Can.    11.    Si     quis   secun-        Si   quelqu'un   ne   confesse 

dum     sanctos      Patres    non  point  avec  les  saints  Pérès, 

confitetur  proprie  et  secun-  proprement  et  en  toute  véri- 

dum    veritatem   duas    unius  té,  les  deux  opérations  étroi- 

ejusdem    Christi    Dei  nostri  tement  unies  de  cet  unique 

operationes  cohaerenter  uni-  Jésus-Christ,  notre  Dieu,  la 

tas,    divinam  et   humanam,  divine  et  l'humaine,  puisque, 

ab  eo    quod,   per  utramque  c'est  par  l'une  et  l'autre  de 

ejus  naturam  operator  natu-  ses  natures  qu'il  a  naturelle- 

raliter   idem    existit    nostrae  ment  opéré  notre  salut,  qu'il 

salutis,   cond.   s.  soit    condamné. 

Can.  12.  Si  quis  secundum        Si  quelqu'un  confesse, avec 

scelerosos     haereticos    imam  les  criminels  hérétiques,  une 

Christi   Dei   nostri   volunta-  seule  volonté,  une  seule  opé- 

tem     confitetur     et      unani  ration  du  Christ  notre   Dieu, 

operationem,   in   peremptio-  à  la  destruction  de   la  doc- 

nem  sanctorum  Patrum  con-  trine  des  Pères,  et  au  grand 

fessionis     et     abnegationem  dam     de      l'incarnation     de 

ejusdem     Salvatoris     nostri  notre    Sauveur,     qu'il     soit 

dispensationis,     cond.      s.  condamné. 

Les  deux  canons  suivants  r.e  font  guère  progres- 
ser la  pensée;  la  seule  chose  quelque  peu  nouvelle, 
c'est  l'insistance  sur  les  expressions  qui  assurent, 
malgré  la  double  volonté  et  la  double  opération, 
l'unité  personnelle  (substantielle)  du  Christ;  pour  le 
reste,  les  deux  canons  13  et  14  ne  font  que  retourner 
les  deux  canons  précédents  :  défense  de  parler  d'une 
seule  volonté,  d'une  seule  opération;  défense  de  faire 
échec,  par  cette  doctrine,  à  la  doctrine  patristique 
de  la  double  opération.  Le  can.  15  donne  l'interpré- 
tation de  la  formule  dionysienne  de  l'opération 
théandrique. 

Can.  15.  Si  quis  secundum  Si  quelqu'un,  avec  les  cri- 
scelerosos  ha-reticos  deiviri-  minels  hérétiques,  traduit 
lem  operationem,  quod  Grae-  follement  l'expression  grec- 
ci  dicunt  6  avBptXTJv,  unam  que  d'opération  théandrique 
operationem  insipienter  sus-  par  opération  unique  et  ne 
scepit,  non  autem  duplicem  confesse  pas,  avec  les  saints 
esse  confitetur  secundum  Pères,  que  cette  opération 
sanctos  Patres,  hoc  est,  (théandrique)  est  double,  à 
divinam  et  humanam,  aut  savoir  divine  et  humaine; 
ipsam  deivirilis,  qua>  posita  s'il  dit  que  dans  la  formule 
est,  novam  vocabuli  dictio-  en  question  le  mot  nouvelle 
nem  unius  esse  designati-  (opération)  doit  se  traduire 
vam,  sed  non  utriusque  par  unique,  qu'il  ne  désigne 
mirifica>  et  glorios;e  unitionis  pas  la  merveilleuse  et  glo- 
demonstrativam,  cond.  s.  rieuse  union,  qu'il  soit  con- 
damné. 

Le  canon  16  a  pour  but  de  montrer  que  l'admission 
de  la  double  opération  n'introduit  pas  de  division  dans 
la  personne  du  Christ;  que,  dès  lors,  le  dyothélisme 
ne  va  pas  contre  le  4e  anathématisme  cyrillien.  On  se 
rappellera  que,  depuis  le  Ve  concile,  on  considérait 
les  «  anathématismes  »  comme  étant  la  définition  pro- 
mulguée à  Éphèse  en  431. 

Can.  16.  Si  quis  secundum  Si,  quelqu'un,  avec  les  cri- 
scelerososhicreticosin  perem-  minels  hérétiques  et  pour 
ptionem,  salvatis  in  Christo  sa  perte,  prétend,  par  la 
Deo  essentialiter  in  uni-  sauvegarde  dans  le  Christ 
tione  et  sanctis  Patribus  Dieu  des  deux  volontés  et 
pie  praedicatis  duabus  volun-  des  deux  opérations,  divine 
tatibus  et  duabus  opéra-  et  humaine,  essentiellement 
tionibus,  hoc  est  divina  et  unies  et  telles  que  les  saints 
humana.dissensioneset  divi-  Pères  les  ont  pieusement 
siones  insipienter  mysterio  prèchées,  introduire  folle- 
dispensationis  ejus  innectit,  ment  des  discordes  et  des  di- 
et  propterea  evangelicas  et  visions  dans  le  mystère  de 
apostolicas  de  eodem  Sal-  l'incarnation,  et,  dés  lors, 
vatore  voces  non  uni  eidem-   ne  veut  pas,  à  rencontre  de 


193 


MARTIN    1er  _  .    MARTIN    IV 


L94 


que  persoinv  et  essentialiter  renseignement   du   bienheu- 

irilmii  eideni  ipsi  Domino  et  reux  Cyrille,  rapporter  essen- 

Deo  nostro  Jesu  Christo  se-  tiellenient    il    une    seule    et 

cundum  beatum  Cyrillum,  ut   même    personne,    a    Notre- 

ostendatur Deus  esse  et  homo  Seigneur     et     Dieu     Jésus- 

iili-m  naturaliter,  cond.  s.  Christ     les     expressions     de 

l'Évangile    ou    des    apôtres, 

pour  montrer  que  le  même 

est    naturellement    Dieu    et 

homme,  qu'il  soit  condamné. 

Le  canon  17  confirme  les  doctrines  antérieurement 
enseignées  par  les  Pères  et  les  cinq  conciles.  A  la  liste 
déjà  considérable  des  hérétiques  déjà  condamnés, 
Sabellius,  Arius,  Eunomius,  Maeédonius,  Apollinaire, 
Polémon,  Eutychès,  Dioscore,  Timothée  /Elure, 
Sévère,  Théodose  (patriarche  monophysite  d'Alexan- 
drie en  535),  Colluthus,  Thémistius,  Paul  deSamosate, 
Diodore  (de  Tarse),  Théodore  (de  Mopsueste),  Nesto- 
rius.  Théodule  le  Perse,  Origène,  Didyme,  Évagrius, 
le  canon  18,  extrêmement  long,  joint  les  novateurs 
monothélites  :  Tliéodore  de  Pharan,  Cyrus  d'Alexan- 
drie. Sergius  de  Constantinople  et  ses  deux  succes- 
seurs Pyrrhus  et  Paul,  avec  leurs  écrits  impies  et  les 
personnes  qui,  à  leur  ressemblance,  professeraient  une 
seule  volonté  et  une  seule  opération:  semblablement 
Vlîcthèse  très  impie,  rédigée  par  le  feu  empereur 
Héraclius  à  la  suggestion  de  Sergius,  les  écrits  que 
l'on  a  faits  pour  la  défendre,  les  personnes  qui  la 
reçoivent;  de  même  encore  le  Type  criminel,  scele- 
rosum  Typum,  publié  récemment,  sur  les  conseils  de 
l'aul.par  le  sérénissime  prince,  l'empereur  Constant  (le 
texte  dit  ici  et  ailleurs  Constantin,  par  erreur),  puis- 
qu'il met  sur  le  même  pied  et  veut  ensevelir  dans  le 
même  silence  la  doctrine  catholique  de  la  double 
volonté  et  de  la  double  opération,  et  d'autre  part  la 
doctrine  hérétique  et  impie  de  l'unique  volonté,  de 
l'unique  opération.  Quiconque  n'anathématise  pas 
ces  dogmes  très  impies  de  l'hérésie,  les  écrits  composés 
pour  les  défendre,  et  les  hérétiques  sus-mentionnés, 
Théodore,  Cyrus,  Sergius,  Pyrrhus  et  Paul,  rebelles  à 
l'Église  catholique,  quiconque  condamne  ceux  qui, 
par  ces  gens  ou  leurs  pareils,  ont  été  déposés  ou  con- 
damnés, régulièrement  ou  non,  pour  n'avoir  pas  voulu 
participer  à  leurs  erreurs  et  pour  s'être  tenus  à  la 
doctrine  des  Pères,  celui-là  mérite  le  même  anathème. 
Kncourent  la  même  peine  ceux  qui  voudraient  démon- 
trer que  ces  enseignements  des  hérétiques  sont  con- 
formes à  la  tradition.  Can.  19.  --  D'une  manière 
générale  enfin,  quiconque  va  contre  les  enseignements 
ecclésiastiques  et  prétend  détruire  la  très  pure 
croyance,  s'il  persévère  en  ces  dispositions  jusqu'à  sa 
mort,  sans  se  repentir,  qu'il  soit  condamné  pour  les 
siècles  des  siècles  :  Si  quis,  usque  in  ftnem  sine  peeni- 
tentia  permanet  hœc  impie  agens,  hujusmodi  in  sœcula 
ilorum  condemnatus  sit,  et  dicat  omnis  populus  :  fiât, 
liai. 

•">•  Communication  des  décrets.  —  -  Ces  documents 
furent  signés  par  tous  les  membres  du  concile.  Une 
lettre  encyclique  fut  aussi  rédigée,  résumant  l'en- 
semble  des  débats  et  des  décisions.  JafTé,  n.  2058: 
/'.  L.,  t.  i.xxxvn,  col.  119.  Actes  et  encyclique  furent 
expédiés,  à  de  très  nombreux  exemplaires,  non  seule- 
ment en  Orient,  mais  encore  en  Occident.  La  lettre 
d'envoi  à  saint  Ainand,  évêque  de  Maastricht  s'est 
conservée,  JafTé,  n.  2059;  le  pape  lui  prescrivait  de 
rassembler  en  synode  les  évêques  de  sa  région  (sans 
doute  de  tout  le  royaume  d'Austrasie),  afin  de  leur 
communiquer  les  décisions  romaines;  après  quoi 
Arnaud  devrait  encore  obtenir  du  roi  Sigebert  Ifl 
I  S  ^isbert),  l'envoi  à  Rome  de  quelques  évêques 
francs,  qui,  joints  à  d'autres  prélats,  partiraient 
ensuite  pour  Constantinople.  Ainsi  le  basileus  pour- 
rait constater  l'accord  de  tout  l'Occident  contre  le 
monothélisme.  Nous  ne  pouvons  dire  ce  qu'il  advint  de 

nicT.   DE  THÉor.   (  \in. 


cette  suggestion  du  pape,  ni  d'une  demande  analogue 
adressée  à  Clovis  II,  roi  de  Neustrie. 

L'intention  de  Martin  était  de  garder  avec  la  cour 
de  Byzance  des  rapports  amicaux:  seul  le  patriarche 
avait  été  anathématisé,  la  lettre,  au  contraire,  par 
laquelle  le  pape  rend  compte  au  basileus  des  décisions 
conciliaires,  est  cordiale  et  respectueuse.  JafTé, 
n.  2062.  Le  Siège  apostolique  a  rempli  son  devoir  en 
condamnant  les  vrais  responsables  des  décrets  impé- 
riaux, ces  patriarches  qui  ont,  en  définitive,  fait 
endosser  leurs  hérésies  par  les  souverains  :  Nefarie 
subrepentes...  ut  cutpam  callide  aliis  aspergèrent.  En 
possession  des  Actes  conciliaires,  le  basileus  pourra 
juger  de  l'équité  de  la  sentence  rendue,  et  le  pape  ne 
doute  pas  qu'il  ne  se  décide  à  condamner  lui-même  les 
hérétiques.  Généreuse  illusion  et  dont  le  pape  Martin 
eut  bientôt  l'occasion  de  revenir! 

Sans  avoir  jamais  été  admis  par  l'Église  comme  un 
concile  œcuménique,  le  concile  du  Latran  de  649  n'a 
pas  laissé  d'être  considéré  comme  jouissant  d'une 
particulière  autorité.  Lors  de  la  solution  de  la  crise 
monothélite,  le  pape  Agathon,  sur  le  point  d'envoyer 
à  Constantinople  des  légats  qui  le  représentent  au 
VIe  concile,  renouvelle,  dans  un  synode  du  Latran, 
l'exposé  de  la  doctrine  romaine  telle  que  l'avait  for- 
mulée le  concile  de  649.  Voir  ce  symbole  du  concile 
de  680  dans  Denzinger-Bannwart,  n.  288. 

1°  Sources.  —  Notice  contemporaine  sur  Martin  Ie' 
dansle.Li&erpoiiii/îcaZis,édit.  L.  Duchesne,  1. 1,  p.  336-340; 
cette  notice  change  brusquement  de  rédacteur  sur  la  fin, 
>  et  raconte  d'une  manière  très  rapide  l'enlèvement  du  pape  ; 
pour  cette  dernière  partie  de  la  vie  on  dispose  d'abord  de 
quatre  lettres  du  pape,  P.  L.,  t.  Lxxxvn,  col.  197-204, 
puis  de  Souvenirs  (Commemoratio)  rédigée  par  un  clerc  qui 
a  accompagné  le  malheureux  exilé,  ibid.,  col.  111-120.  Les 
autres  lettres  de  Martin  Ier  dans  JafTé,  Hegesta  ponlif.  rom., 
t.  i,  p.  230-243;  les  Actes  du  Concile  de  649  dans  Mansi, 
Concil.,  t.  x,  col.  863-1169. 

2°  Travaux.  —  Outre  la  littérature  qui  sera  indiquée  à 
l'art.  Monothélisme,  voir  les  différentes  histoires  de  la 
papauté  :  J.  Langen,  Gcschichte  der  romisehen  Kirche,  t.  n, 
Bonn,  1885,  p.  525-535;  F.  Gregorovius,  Geschichle  der 
StadlRomim  Mittelalter,  5e  édit.,  Berlin,  1903,  t.  n,  p.  142  sq.; 
A.  Baxmann,  Die  PolUik  der  Pàpsle  von  Gregof  I.  bis 
Gregor  VII.,  Elberleld,  1£67,  1. 1,  p.  175-177;  L.  Duchesne, 
L'Église  au  VI'  siècle,  Paris,  1925,  p.  441-453;  à  la  suite  de 
Duchesne,  soit  dans  cette  étude,  soit  dans  l'édition  du 
Liber,  nous  avons  admis  que  le  voyage  de  Martin,  de 
Rome  à  Constantiniple,  avait  duré  quinze  mois.  Ce  point 
n'est  pas  admis  par  tous;  en  particulier  JafTé-Ewald  font 
arriver  Martin  à  Constantinople  a  la  fin  de  653,  cf.  JafTé, 
Regesta,  p.  232;  sur  ce  détail  voir  E.  Michael,  Wann  isl 
Papst  Martin  I.  bei  seiner  Exilierung  nach  Constantinople 
gekommen,  dans  Zeitschr.  /tir  kat.  Thcol.,  lî-92,  t.  xvi, 
p.  375,  380.  —  Sur  le  concile  de  649,  Hefele-Leclerq, 
Histoire  des  conciles,  t.  m  a,  p.  434-460. 

É.     AMANN. 

2.  MARTIN  IV,  pape  du  22  février  1281  au 
28  mars  1285.  —  On  remarquera  qu'il  n'y  a  pas  de 
papes  Martin  II  et  Martin  III.  Trompés  par  la  simili- 
tude des  noms,  les  chroniqueurs  pontificaux  ont 
compté  comme  ayant  porté  le  nom  de  Martin  les  deux 
papes  Marin  Ier  et  Marin  II,  qui  sont  devenus  Martin  II 
et  Martin  III,  en  sorte  que  le  pape  de  la  fin  du 
xme  siècle  a  pris  le  nom  de  Martin   IV. 

Simon  de  Brion  (ou  de  Brie)  est  français  de  nais- 
sance, bien  que  l'on  n'ait  pu  déterminer  jusqu'à  pré- 
sent son  lieu  d'origine;  on  a  parlé  tour  a  tour  de  la 
Brie,  de  la  Beauce,  de  la  Touraine.  La  date  où  il 
naquit  n'est  pas  davantage  connue;  il  devait  être  de 
petite  noblesse;  un  de  ses  frères,  Guillaume  de  Brion, 
figure  parmi  les  conseillers  de  saint  Louis.  Lui-mime, 
après  avoir  étudié  à  l'Université  de  Paris,  obtient 
un  canonicat  à  Saint-Martin  de  Tours,  devient  tré- 
sorier du  chapitre,  et,  comme  plusieurs  de  ses  col- 
lègues   de    l'époque,  parvient    en    1260    à    la    charge 

X.—  7 


195 


MARTIN    IV 


1% 


importante  de  «  garde  du  sceau  »  du  roi  (on  disait,  par 
abus,  «  chancelier  »)■  En  1261,  Urbain  IV,  qui  a  pu 
être  autrefois  son  condisciple,  le  fait  cardinal-piètre 
du  titre  de  Sainte-Cécile.  C'est  en  cette  qualité  que 
Simon  vient  plusieurs  fois  en  France,  comme  légat  du 
Saint-Siège;  la  plus  importante  de  ces  missions  est 
celle  de  1251,  où  se  conclut  le  traité  définitif  qui  don- 
nait à  Charles  d'Anjou  la  couronne  de  Sicile.  Après 
quoi  le  légat  fut  autorisé  à  prêcher  en  France  la  croi- 
sade pontificale  contre  les  derniers  des  Hohenstaufen. 
Au  cours  des  légations  suivantes,  Simon  eut  à  juger 
divers  procès  où  était  impliquée  l'Université  de  Paris; 
il  pacifia  les  écoles  parisiennes,  confirma  leurs  privi- 
lèges, renouvela  et  modifia  leurs  statuts.  Sous  Gré- 
goire XI  et.  ses  successeurs,  il  demeure  un  des  cardi- 
naux les  plus  en  vue  de  la  cour  pontificale. 

A  la  mort  de  Nicolas  III,  après  une  vacance  de 
six  mois,  Simon  de  Brion  fut  élu  à  Viterbe  le  22  fé- 
vrier 1281.  Son  élection  qu'il  ne  désirait  certainement 
pas  lui-même  fut  le  résultat  des  intrigues  de  Charles 
d'Anjou,  désireux  de  voir  monter  sur  le  trône  ponti- 
fical un  pape  français,  prenant  le  contre-pied  de  la 
politique  antiangevine  de  Nicolas  III.  Au  fait,  Simon, 
devenu  Martin  IV,  ne  sera  guère  qu'un  instrument 
aux  mains  de  l'ambitieux  roi  de  Sicile.  Il  commence 
par  lui  rendre  de  manière  indirecte  la  charge  de  séna- 
teur de  Rome  dont  Nicolas  III  l'avait  contraint  de 
se  dépouiller  en  1278.  Sur  le  transfert  de  la  dignité 
sénatoriale  à  Martin  IV,  qui  la  délègue  à  Charles,  voir 
Potthast,  Regesta,  n.  21  744  et  21  745.  Ainsi  Charles 
redevenait  le  seul  maître  effectif  à  Rome  et  dans  les 
États  de  l'Église.  Ceci  n'alla  pas  sans  quelques  résis- 
tances locales;  la  Romagne  en  particulier  fut  en  insur- 
rection contre  l'autorité  pontificale  pendant  presque 
tout  le  règne,  malgré  les  sentences  d'excommunica- 
tion et  d'interdit  qu'on  ne  ménagea  pas  aux  rebelles. 
Rome  même  ne  fut  jamais  entièrement  pacifiée,  et 
Martin  IV  n'y  résida  jamais;  au  lendemain  de  son 
élection,  abandonnant  Viterbe,  il  s'installa  à  Orvieto. 
Des  troubles  locaux  le  contraignirent  à  se  transporter 
à  Montefiascone,  fin  juin  1282,  d'où  il  revint  à  Orvieto, 
en  décembre;  dix-huit  mois  plus  tard,  à  la  Saint  Jean- 
Baptiste  de  1281,  il  quittait  définitivement  cette  ville 
pour  Pérouse,  qui  venait  de  lui  faire  sa  soumission; 
il  y  passa  les  derniers  -mois  de  sa  vie.  Ainsi,  même 
dans  l'État  pontifical,  Martin  ne  pouvait  obtenir 
qu'une  obéissance  précaire. 

Cet  état  de  demi-révolte,  contre  lequel  le  pape  eut 
toujours  à  lutter,  tenait  en  grande  partie  au  mécon- 
tentement que  suscitait  l'attitude  de  Martin  IV  à 
l'endroit  de  Charles  d'Anjou.  Cette  inféodation  aux 
intérêts  angevins  devait  l'entraîner  d'ailleurs  à  des 
démarches  de  bien  plus  grave  conséquence.  La  pre- 
mière fut  la  rupture  définitive  avec  Michel  Paléologue. 
Voir  ci-dessus,  t.  ix,  col.  1402.  L'excommunication 
solennelle  fut  lancée  contre  lui  le  18  novembre  1281 
(non  le  18  octobre,  comme  il  a  été  dit  à  l'endroit  cité) 
avec  défense  à  tous  les  rois  et  princes  de  contracter 
avec  lui  alliance  ou  amitié,  Potthast,  n.  21  815;  cette 
excommunication  sera  renouvelée  à  diverses  reprises. 
Ibid.,  n.  21  896;  21  948.  Elle  avait  pour  but,  dans 
l'esprit  du  pape,  de  faciliter  la  croisade  angevine 
contre  Constantinople,  croisade  qui,  depuis  l'arrivée 
de  Charles  en  Italie,  hantait  les  rêves  de  l'ambitieux 
souverain;  mais  elle  se  légitimait  aussi  par  des  raisons 
d'ordre  religieux.il  est  très  certain,  et  on  l'a  montré, 
t.  ix,  col.  1391  sq.,  qu'en  signant  le  pacte  de  Lyon 
en  1274,  le  basileus  n'obéissait  pas  exclusivement  à 
des  raisons  désintéressées.  Il  est  remarquable  néan- 
moins qu'un  partisan  aussi  chaud  de  la  papauté  que 
Tolomée  de  Lucques  juge  fort  sévèrement  l'acte  de 
Martin  IV;  il  n'hésite  pas  à  écrire  que  les  malheurs 
arrivés  postérieurement  tant    à    Charles  qu'à  l'Église 


romaine  furent  une  punition  infligée  par  Dieu.  Consi- 
derandum  est  hic  quantum  vidclur  Deus  reprobasse 
senlentiam  contra  Paleologum  prolatam.  Hist.  ceci., 
I.   XX  Le.  vu. 

On  sait  comment  les  Vêpres  siciliennes,  30  mars  1282, 
vinrent  anéantir  tous  les  rêves  de  conquête  de  Charles 
d'Anjou.  Dès  qu'il  eut  connaissance  de  l'horrible 
massacre  qui  ensanglanta  toute  la  Sicile,  Martin  sévit 
contre  les  auteurs  et  fauteurs.  Potthast,  n.  21  895.  Mais 
bientôt  un  péril  bien  plus  grave  menaçait  la  domination 
angevine.  Le  roi  d'Aragon,  Pierre  III,  de  connivence 
sans  doute  avec  le  basileus,  débarquait  à  Palerme, 
faisant  valoir  les  droits  qu'il  tenait  de  sa  femme 
Constantia,  fille  de  Manfred;  il  était  proclamé  roi  de 
Sicile,  et  Charles,  qui  était  venu  mettre  le  siège  devant 
Messine,  se  voyait  obligé  d'abandonner  l'île.  Le  18  no 
vembre  1282,  Martin  IV  proteste  contre  la  tentative 
de  l'Aragonnais,  l'excommunie,  lui,  ses  compagnons, 
ses  ministres  et  les  rebelles  de  l'île;  faute  de  revenir  à 
résipiscence  dans  les  trois  mois,  le  roi  d'Aragon  sera 
dépossédé  de  ses  biens,  et  l'on  pourra  même  procé- 
der contre  son  royaume.  Potthast,  n.  21947;  texte 
complet  du  Processus  dans  Registre,  n.  276.  Cette 
sommation  devait  rester  sans  effet;  Martin  le  pré- 
voyait bien  d'ailleurs,  et  dès  ce  moment,  sans  doute,  il 
caressait  l'idée  de  la  «  croisade  d'Aragon  ».  En  atten- 
dant qu'elle  pût  se  réaliser,  il  contrecarra  de  tout  son 
pouvoir  le  chimérique  projetformé  parCharlesd'  Anjou 
de  faire  décider  de  la  querelle  avec  Pierre  d'Aragon 
par  un  combat  singulier,  où  les  deux  adversaires  à  la 
tête  chacun  d'une  troupe  de  cent  chevaliers  se  ren- 
contreraient le  1er  juin  1283  à  Bordeaux.  Soit  par  des 
défenses  adressées  à  Charles,  soit  par  une  intervention 
auprès  du  roi  d'Angleterre,  Edouard  Ier,  dont  Bor- 
deaux dépendait,  le  pape  s'efforça  d'empêcher  ce  duel. 
Pièces  intéressantes  pour  l'histoire  du  duel  :  Potthast 
n.  21955,  21981  (=  Reg.,  n.  302),  22  006,  ces  trois 
lettres  à  Charles  lui-même;  n.  22  005,  au  roi  Edouard. 
En  fait  le  duel  n'eut  pas  lieu,  bien  que  Charles  se 
fût  rendu  à  Bordeaux  pour  la  date  indiquée,  au  mé- 
pris de  la  défense  pontificale.  C'est  par  d'autres 
moyens,  plus  efficaces  à  son  sens,  que  Martin  entendait 
détourner  le  péril  aragonnais.  Le  21  mars  1283  il 
déclare  Pierre  dépouillé  de  son  royaume  :  Privantes 
exponimus  eadem  regnum  et  terras  occupandas  catho- 
licis;  jette  l'interdit  sur  toutes  ses  terres,  défend  à 
tous  ses  sujets  de  le  reconnaître  pour  roi,  Potthast, 
n.  21  998  (=  Reg.,  n.  310);  sentence  renouvelée,  trois 
semaines  plus  tard,  le  jeudi  saint.  Potthast,  n.  22  013. 
Le  27  août  le  cardinal  de  Sainte-Cécile  recevait 
mandat  d'entrer  en  pourparlers  avec  le  roi  de  France, 
Philippe  le  Hardi,  et  de  lui  offrir  pour  l'un  de  ses  fils 
le  royaume  d'Aragon  et  le  comté  de  Barcelone.  Ibid.. 
n.  22  061(  =  Reg.,  n.  455).  On  lira  avec  intérêt  les  condi- 
tions mises  par  Martin  au  transfert  de  la  couronne 
d'Aragon  à  un  fils  de  France  et  les  termes  du  serment 
imposé  au  futur  souverain.  On  remarquera  aussi  les 
raisons  invoquées  par  le  pape  pour  justifier  son 
acte;  elles  ressortissent  moins  au  droit  divin,  qu'au 
droit  féodal.  C'est  surtout  parce  que  Pierre  a  manqué 
à  ses  devoirs  de  vassal  de  l'Église  romaine  (son  aïeul 
avait  fait  hommage  du  royaume  à  Innocent  III), 
qu'il  est  privé  de  façon  définitive  de  ses  droits  sou- 
verains. Nous  n'avons  pas  à  dire  ici  comment  l'offre 
de  Martin  V  aboutit  à  une  acceptation  de  la  France, 
et  à  la  désatreuse  expédition  d'Aragon  de  l'été  1285, 
«  grand  effort  inutile,  dit  Ch.  V.  Langlois,  qui  coûta 
à  la  France  non  seulement  de  l'argent  et  du  sang,  mais 
quelque  chose  de  la  renommée  d'équité  que  saint 
Louis  avait  acquise  ».  Dans  E.  Lavisse,  Histoire  de 
France,  t.  m  b,  p.  117.  D'ailleurs  Martin  IV,  pas  plus 
que  Charles  d'Anjou,  ne  connut  ni  les  premiers  suc- 
cès de   la   »  croisade  d'Aragon  »,  ni   son  lamentable 


L97 


MARTIN    IV 


MARTIN    V 


198 


échec  :  Charles,  après  un  assez  long  séjour  en  France, 
retourna  dans  son  royaume  pour  y  apprendre  la 
captivité  du  prince  de  Salerne,  son  fils  (mai  1284)  et 
mourir  (janvier  128Ô).  .Martin  IV  lui  survivait  à  peine 
trois  mois. 

On  peut  juger  si,  dans  une  telle  complication  de  la 
politique  occidentale,  le  pape  eut  le  loisir  de  préparer 
ta  croisade  contre  les  Sarrasins  que  le  concile  de  Lyon 
avait  inscrite  à  l'ordre  du  jour  de  la  chrétienté.  Sans 
doute,  au  début  de  son  règne,  il  avait  pressé  assez 
vivement  la  collecte  des  décimes  qu'avait  ordonnée  le 
concile.  De  nombreuses  lettres  se  rapportent  à  cet 
objet  ;  on  signalera  au  moins  celle  qui  est  relative  à  la 
perception  en  Norvège,  de  la  dîme  d'Islande,  des  îles 
Feroë  et  du  Groenland.  Potthast,  n.  21  858  (=  Reg., 
n.  119).  Mais  bien  des  résistances  se  faisaient  sentir 
surtout  en  Allemagne,  voir  Reg.,  n.  152-155;  en  plus 
d'un  endroit  l'on  se  demandait  si,  au  lieu  de  servir  à 
délivrer  la  Terre  sainte,  l'argent  rassemblé  n'irait  pas 
aux  caisses  toujours  vides  de  Charles  d'Anjou.  —  En 
une  circonstance  tout  au  moins  la  politique  de  .Mar- 
tin IV  remporta  un  vrai  succès.  Il  parvint  à  faire 
triompher,  contre  ses  fils  qui  s'étaient  révoltés,  le  roi 
de  Castille,  Alphonse  X.  Voir  Potthast,  n.  21  975  (Reg., 
n.  300),  22  055,  22  056.  Avec  les  autres  souverains  de 
l'Europe  les  relations  de  .Martin  IV  furent  pacifiques; 
le  roi  Ladislas  de  Hongrie  avait  fait  la  paix  avec  le 
Saint-Siège;  Rodolphe  de  Habsbourg,  élu  roi  des 
Romains  depuis  1273  et  reconnu  au  Concile  de  Lyon, 
ne  vit  pas  s'avancer  beaucoup,  sous  le  pontificat  de 
Martin,  l'affaire  de  son  couronnement.  Les  rapports 
avec  la  France  furent  excellents  et  le  meilleur  gage 
que  le  pape  lui  donna  de  sa  bonne  volonté  fut  de 
commencer  le  procès  de  canonisation  de  saint  Louis. 
Voir  Potthast,  n.  21  823  (Reg.,  n.  84)  et  21  822  (Reg., 
n.  85).  —  Très  porté  vers  les  ordres  mendiants,  Mar- 
tin IV  les  favorisa  de  toutes  manières  et  les  employa 
souvent.  Il  mourut  à  Pérouse  le  mercredi  de  la  semaine 
de  Pâques,  28  mars  1285,  et  fut  enterré  dans  la  cathé- 
drale de  cette  ville. 

Si  les  historiens  sont  généralement  sévères  à  l'en- 
droit d'un  pontife  trop  dominé  par  les  préoccu- 
pations politiques,  le  peuple  chrétien  ne  laissa  pas 
d'admirer  la  dignité,  on  pourrait  dire,  la  sainteté  de 
sa  vie  :  divers  miracles,  prétendent  des  contempo- 
rains, auraient  eu  lieu  sur  son  tombeau. 

Sources.  —  Potthast,  Regesta  pond'/,  roman.,  t.  n,  p.  1756- 
17!i5;  Les  Registres  de  Martin  IV,  publiés  par  les  membres 
de  l'École  française  de  Rome  (pas  complets).  —  Il  y  a  deux 
biographies  de  Martin  IV,  contemporaines  des  événements  : 
l'une  du  continuateur  de.  Martinus  Polonus,  dans  Montait. 
Gtrm.  hist.,  Strip!.,  t.  xxii,  p.  477-4S2,  l'autre  par  Bernard 
<iuy,  dans  Muratori,  Rer.  ital.  script.,  t.  m  a,  col.  603-610 
îles  deux  textes  reproduits  dans  L.  Duchesne,  Le  Liber 
pontificalis,  t.  n,  p.  459-465);  il  y  a  aussi  une  notice  dans 
Tolomée  de  Lucques,  Ilistor.  eccles.,  1.  XXIV,  c.  i-xn,  dans 
Muratori,  ibid.,  t.  vi,  col.  1185-1190;  Raynaldi,  Annales 
eccles.,  an.   1281-1285. 

twaux.  — -  Aucune  monographie  d'ensemble;  notices 
littéraires,  toutes  insuffisantes,  dans  Du  Boulay,  Hisior. 
l 'niuers.  Paris,  t.  m,  p.  693;  E.  du  Pin,  Biblioth.  des  auteurs 
eccles.,  t.  v,  p.  56;  Fabricius,  Historia  médise  et  infunse  lati- 
nilatis,  t.  v,  p.  107-103;  Histoire  littéraire  de  la  France, 
l  «X,  p.  388-391.  —  Sur  les  origines  de  Martin  IV,  voir 
lui.  Choulller,  Recherches  sur  la  vie...,  dans  Revue  de 
Champagne,  1878,  t.  iv,  p.  15-30. 

É.    Amans. 

3.  MARTIN  V,  pape  du  11  novembre  1417 
au  21  février  1431.  —  On  a  déjà  exposé  longuement 
les  circonstances  dans  lesquelles  se  produisit  l'élection 
de  Martin  V,  voir  l'article  Constance  (Concile  de), 
l  m,  col.  1211-1213;  il  suffira  dans  le  présent  article 
d'étudier  certaines   particularités   de   son  pontificat. 

1°  La  question  conciliaire.  Il  s'en  fallait  de  beau- 
coup que  les  germes  de  discorde  introduits  dans  la 


chrétienté  à  l'époque  .du  Grand  Schisme  d'Occident 
eussent  clé  étouffés  par  le  concile  de  Constance  qui, 
pourtant,  avait  rétabli  la  paix  et  l'union  dans  l'Église 
romaine.  Au  cours  des  divers  synodes  tenus  à  Paris 
sous  Clément  VII  et  Benoît  XIII,  lors  des  conciles 
de  Pise  et  à  Constance  môme,  les  passions  avaient  été 
trop  violemment  excitées  contre  la  papauté  pour  que 
celle-ci  n'en  ressentît  un  contrecoup  quelconque;  les 
esprits  s'étaient  trop  fortement  convaincus  de  la 
nécessité  de  la  réforme  de  l'Église  «  dans  sa  tête  et 
dans  ses  membres  »  pour  que  les  papes,  si  habiles 
fussent-ils,  pussent  se  dérober  à  l'accomplissement  de 
cette  lourde  tâche.  Enfin,  se  posait  le  plus  dangereux 
problème  dogmatique,  de  la  solution  duquel  dépen- 
dait l'avenir  du  Saint-Siège.  Dans  l'état  d'anarchie 
où  le  Grand  Schisme  avait  jeté  le  monde  chrétien, 
le  salut  était  venu  de  la  réunion  d'une  assemblée 
conciliaire  qui  avait  enregistré  l'abdication  de 
Jean  XXIII  et  celle  de  Grégoire  XII,  prononcé  la 
déchéance  de  Benoît  XIII,  réglé  la  tenue  du  futur 
concile  dans  des  conditions  anormales  et  inconnues 
du  passé,  élu  finalement  un  pape  incontesté.  Deux 
décrets  rendus  dans  les  ive  et  v°  sessions  du  concile 
de  Constance  (30  mars  et  6  avril  1415)  ainsi  que  dans 
la  xxxix0  (9  octobre  1417)  laissaient  percevoir  les 
intentions  des  Pères.  Il  y  est  dit  :  «  Toute  personne, 
même  un  pape,  est  tenue,  peut  être  contrainte  d'obéir 
aux  décrets  d'un  concile  général  légitimement  as  em- 
blé,  en  ce  qui  touche  la  foi,  l'union  et  la  réfo  me... 
Moins  de  cinq  ans  après  la  clôture  du  présent  s;  node, 
un  nouveau  concile  général  sera  célébré;  p  :is  un 
troisième  dans  les  sept  ans  qui  suivront  la  clôture 
du  deuxième;  après  quoi  les  conciles  généiaux  se 
succéderont  régulièrement  de  dix  en  dix  ans.  »  Mansi, 
t.  xxvn,  col.  585,  590  et  1159. 

•  Les  théologiens  qui  avaient  présidé  à  la  rédaction 
de  ces  décrets,  réclamaient  implicitement  que  l'Église 
romaine  fût  désormais  administrée  par  le  pape  sous 
le  contrôle  des  conciles  et  que,  cessant  d'être  une 
monarchie  absolue,  elle  devînt  une  sorte  de  république 
ou  de  monarchie  constitutionnelle.  Ces  théories  qu'au 
xve  siècle  il  était  loisible  de  soutenir  sans  courir  le 
risque  d'être  accusé  d'hérésie,  étaient  professées  ou 
partagées  par  les  meilleurs  esprits  du  temps,  par  un 
-Eneas  Sylvius  Piccolomini  qui  sera  pape  sous  le  nom 
de  Pie  II,  par  le  cardinal  Louis  Aleman  qui  méritera 
les  honneurs  de  la  béatification  et  aussi,  détail  plus 
piquant,  pratiquement  par  l'élu  lui-même;  le  cardinal 
Othon  Colonna,  après  avoir  reçu  la  pourpre  d'Inno- 
cent VII,  n'avait-il  pas  participé  au  concile  de  Pise, 
travaillé  au  procès  canonique  de  Grégoire  XII,  donné 
sa  voix  à  Alexandre  V,  concouru  à  la  ruine  de  la  for- 
tune de  Jean  XXIII'? 

Qu'adviendrait-il  de  l'autorité  pontificale,  si  triom- 
phaient les  idées  émises  plus  ou  moins  nettement  à 
Constance  et  que  les  faits  semblaient  avoir  consacrées? 
Dépositaires  d'un  pouvoir  restreint,  les  papes  seraient 
tenus  de  rendre  compte  de  leurs  actes  à  une  autorité 
«  intermittente,  mais  supérieure  »,  et  cela  à  certaines 
époques  déterminées.  C'était  la  perte  de  toute  liberté 
d'action;  c'était  la  mise  en  pratique  de  la  dangereuse 
théorie  de  la  suprématie  du  concile  sur  le  pontife 
romain.  V  eut-il  jamais  pape  à  se  trouver  dans  une 
situation  plus  embarrassée  et  plus  grosse  de  périls? 
Heureusement  Martin  V  ne  se  montra  pas  inférieur 
à  la  tâche,  'fout  d'abord  la  profession  de  foi  qu'il 
souscrivit  ne  contint  aucune  allusion  à  la  doctrine 
conciliaire  ni  non  plus  à  l'assemblée  de  Constance. 
Le  10  mai  1418,  une  constitution  non  publiée,  et  qui 
embarrassera  fort  Bossuct  et  les  gallicans,  proclama  les 
vrais  sentiments  du  pontife.  Mécontents  de  la  déci- 
sion prise  au  sujet  du  libelle  de  Falkenberg,  les  ambas- 
sadeurs de  Pologne  avaient  osé  en  appeler  au  concile 


190 


MARTIN    V 


200 


futur.  Martin  V  répliqua  :  «  Il  n'est  permis  à  personne 
d'en  appeler  du  juge  suprême,  c'est-à-dire  du  Saint- 
Siège,  du  pontife  romain,  vicaire  de  Jésus-Christ,  ni 
de  se  dérober  à  son  jugement  dans  les  alïaires  de  foi; 
celles-ci,  en  effet,  étant  plus  importantes  doivent  être 
déférées  au  tribunal  du  pape.  »  N.  Valois,  Le  pape  et  le 
concile,  t.  i,  p.  xxm.  Il  y  avait  là  —  Gerson  ne  s'y 
trompa  pas  -  une  négation  radicale  de  la  supériorité 
du  concile  sur  le  pontife  romain. 

Malgré  tout,  Martin  V  se  conforma  à  la  teneur 
du  décret  Frequens  promulgué  dans  la  ixc  session  du 
concile  de  Constance,  et  convoqua  dans  les  délais 
prescrits  un  concile  général  à  Pavie  (22  février  1423). 
Quatre  légats  l'y  devaient  représenter. 

Les  circonstances  servirent  à  souhait  le  pontife; 
la  peste  se  chargea  de  disperser  les  rares  prélats  qui 
avaient  répondu  à  son  appel  et  qui  avaient  ouvert 
l'assemblée  le  23  "  avril  1423;  les  Pères  se  transfé- 
rèrent à  Sienne,  choisie  pour  séjour  par  les  légats. 
Ce  détail  a  son  prix,  car  il  marque  l'intention  formelle 
du  pape  de  rétablir  la  suprématie  du  Saint-Siège.  — 
A  Sienne,  où  le  concile  commença  ses  séances  le 
21  juillet  1423,  la  nation  française  montra  une  vive 
hostilité  contre  la  papauté,  en  proposant  des  réformes 
attentatoires  aux  prérogatives  dont  cette  dernière 
avait  joui  jusque-là;  c'est  ainsi  qu'on  émit  le  vœu  de 
la  suppression  des  taxes  pontificales,  des  provisions 
apostoliques,  des  commendes,  qu'on  parla  d'obliger 
le  pape  à  choisir  les  cardinaux  sur  une  liste  de  candi- 
dats présentés  par  les  nations,  etc.  Le  programme 
passablement  révolutionnaire  des  Français  entraî- 
nait donc  l'amoindrissement  notable  du  pouvoir  pon- 
tifical. Les  légats  du  Saint-Siège  comprirent  le  danger 
de  pareilles  tendances;  à  la  faveur  de  la  division  qu'ils 
réussirent  habilement  à  semer  parmi  les  Français,  ils 
prononcèrent  à  l'improviste  la  dissolution  du  concile,  le 
2(j  février  1424.  La  chose  fut  facile  :  le  clergé  de  France 
n'avait  été  que  très  maigrement  représenté;  l'ambas- 
sadeur du  roi  d'Angleterre  qui  était  Jean  de  Roche- 
taillée,  archevêque  de  Rouen,  avait  secondé  les 
légats;  quant  à  Charles  VII,  il  n'avait  délégué  aucun 
représentant  officiel;  seule,  l'Université  de  Paris 
avait  mandé  à  Sienne  quelques-uns  de  ses  plus 
fameux  docteurs  connus  pour  leur  farouche  gallica- 
nisme. 

La  nation  française  avait  eu  le  dépit  de  voir  écarter 
et  échouer  tous  ses  projets;  elle  remporta  de  Sienne 
une  profonde  rancœur  contre  le  Saint-Siège;  exploi- 
tant habilement  le  besoin  de  réformes  dont  soutirait 
l'Église,  elle  releva  la  tête;  force  fut  à  Martin  V  de 
convoquer  le  prochain  concile  à  Râle.  Les  bulles  du 
1er  février  1431,  qui  désignaient  le  cardinal  Julien  Cesa- 
rini  comme  président  de  la  future  assemblée,  conte- 
naient des  précisions  importantes  :  le  légat  a  latere 
possédait  non  seulement  le  droit  de  diriger  la  réunion, 
mais  encore  de  la  disperser  ou  d'en  placer  le  siège 
dans  une  autre  ville,  voire  hors  d'Allemagne.  Monu- 
menta  conciliorum  generalium  seculi  decimi  quinti, 
Vienne,  1857,  t.  i,  p.  67  et  t.  n,  p.  53. 

Le  21  février  suivant,  Martin  V  mourait,  conscient 
sans  doute  d'avoir  travaillé  avec  énergie  à  maintenir 
et  à  restaurer  les  droits  souverains  du  Saint-Siège. 
Quand  bien  même  il  avait  dû  convoquer  le  concile,  il 
avait  su  lui  tenir  tête,  le  diriger,  le  briser,  au  besoin, 
en  tout  cas  ne  jamais  capituler  devant  lui.  A  l'égard 
des  cardinaux  la  politique  suivie  par  le  défunt  n'avait 
pas  varié  :  autant  les  Pères  de  Constance  avaient 
projeté  d'accroître  leurs  prérogatives  et  de  faire  attri- 
buer au  Sacré-Collège  l'approbation  de  tous  les  actes 
pontificaux,  autant  Martin  V  s'ingénia  à  cantonner 
les  cardinaux  dans  leur  rôle  et  à  les  tenir  à  l'écart  de 
ses  desseins.  G.  Pérouse,  Le  cardinal  Aieman,  p.  89-90. 
En  un  mot,  il  sut  se  montrer  le  chef  de  l'Église. 


2°  La  question  bénéficiale.  —  La  question  bénéfi- 
ciale,  au  début  du  xv  siècle,  revêtait  une  importance 
particulière.  A  la  faveur  du  Grand  Schisme  d'Occi- 
dent, les  chapitres  cathédraux  et  les  collatcurs  ordi- 
naires voulurent  rentrer  en  possession  des  droits 
dont  le  Saint-Siège  les  avait  graduellement  dépouillés, 
à  partir  du  xi"  siècle.  Ils  réclamèrent  avec  énergie  le 
retour  au  droit  commun,  c'est-à-dire  le  rétablissement 
des  élections  épiscopalcs  et  abbatiales,  et  la  liberté 
des  collations  des  bénéfices  mineurs  au  profit  des 
ayants  droit.  Leurs  suggestions  furent  accueillies 
avec  empressement  par  les  contemporains  qui  pen- 
saient que,  pour  faire  cesser  le  schisme,  il  convenait  de 
supprimer  aux  pontifes  des  obédiences  rivales  toutes 
sources  d'influence,  en  particulier  la  collation  des 
bénéfices.  D'autre  part,  durant  ce  néfaste  schisme,  le 
salut  avait  paru  venir  des  pouvoirs  royaux.  N'était- 
ce  pas,  grâce  à  eux,  en  définitive,  que  le  concile  de 
Constance  avait  eu  lieu  ?  Cette  intrusion  en  matière 
ecclésiastique  comporta  de  graves  conséquences.  Les 
rois  s'entremirent  dans  la  collation  des  bénéfices.  Ils 
tinrent  leur  clergé  entre  leurs  mains  de  telle  façon 
qu'en  Europe  se  constituèrent  des  sortes  d'Églises 
d'État  avec  leurs  libertés  et  leurs  coutumes. 

Martin  V  essaya  de  reprendre  les  avantages  perdus. 
Dès  le  12  novembre  1417,  il  rédigea  de  nouvelles  règles 
de  chancellerie  qui  tendaient  à  rétablir  le  régime  en 
vigueur  au  siècle  précédent.  Les  réserves  de  bénéfices 
et  les  grâces  expectatives  reparurent.  Mais  les  pro- 
testations que  soulevèrent  ces  mesures  obligèrent  le 
pape  à  négocier  avec  les  nations  représentées  à  Cons- 
tance. Les  débats  durèrent  longtemps;  ils  faillirent 
tourner  au  tragique  de  telle  sorte  que  le  pape  se 
résigna  à  passer,  le  15  avril  1418,  avec  ses  adversaires 
des  concordats  particuliers  dont  il  a  été  précédem- 
ment parlé.  T.  m,  col.  1217-1219.  Le  concordat  alle- 
mand laissait  aux  chapitres  et  aux  collateurs  ordi- 
naires le  droit  de  conférer,  de  façon  exclusive,  «  les 
dignités  majeures  après  les  pontificales  dans  les  églises 
collégiales  »;  quant  aux  autres  bénéfices,  la  collation 
appartenait  alternativement  aux  papes  et  auxdits 
collateurs  ordinaires.  L'alternative  figura  également 
dans  les  concordats  espagnols,  français  et  italiens, 
mais  les  collateurs  ordinaires  étaient  plus  favorisés, 
puisqu'ils  pouvaient  désigner  les  titulaires  des  digni- 
tés majeures  dans  les  églises  cathédrales  et  collégiales, 
des  prieurés,  doyennés  et  prévôtés  conventuelles,  dans 
les  maisons  comptant  au  moins  dix  religieux.  De  plus, 
d'après  le  concordat  allemand,  la  papauté  s'interdi- 
sait l'usage  des  grâces  expectatives  à  l'égard  des 
bénéfices  réguliers  et,  d'après  les  autres  concordats, 
relativement  aux  offices  claustraux,  possédant  un 
revenu  net  inférieur  à  quatre  livres  tournois  ainsi 
qu'aux  fondations  charitables.  J.  Sznuro,  Les  origines 
du  droit  d'alternative  bénéficiale,  p.  68-70. 

Hormis  les  exceptions  spécifiées  par  les  consti- 
tutions Ex  debito  de  Jean  XXII  et  Ad  regimen  de 
Renoît  XII,  relatives  au  droit  de  réserve,  Martin  V 
rétablit  les  élections  dans  les  chapitres  cathédraux  et 
monacaux  et  promit  de  confirmer  celles  qui  auraient 
lieu  dans  les  églises  cathédrales,  les  monastères 
exempts  et  les  abbayes  dont  les  revenus  excédaient 
200  livres  tournois. 

Le  concordat  anglais  était  non  moins  préjudiciable 
au  Saint-Siège,  car  il  laissait  en  fait  en  vigueur  le  Sta- 
lute  of  provisors  of  bénéfices  promulgué  en  1350. 
R.  Huebler,  Die  Constanzer  Reformation  und  die 
Concordate  von  1 418,  p.  115  et  207. 

Les  conventions  signées  en  1418  restreignaient  con- 
sidérablement l'autorité  pontificale  qui,  au  xive  siècle, 
avait  joui  d'une  omnipotence  incontestable.  AfTaiblie 
par  les  malheurs  du  Grand  Schisme  d'Occident,  la 
papauté  perdait  les  avantages  qu'elle  avait  pénible- 


■Jlll 


MARTIN    V 


MARTIN    DE   ALCOLEA 


>02 


ment  acquis  jusque-là.  Que  restait-il  de  la  thèse  pro- 
fessée  en  12(55  par  Clément  IV.  à  savoir  que  lui  appar- 
tenait «  la  pleine  disposition  des  dignités,  ofïices  et 
bénéfices  ecclésiastiques  »?  Ccrpus  juris  eanonici,  in 
Sexto,  lib.  III,  lit.  iv,  De  prsebendis,  c.  2. 

Martin  V,  il  est  vrai,  escomptait  regagner  les  avan- 
tages perdus.  Sauf  le  concordat  anglais  qui  avait  été 
conclu  à  perpétuité,  les  autres  conventions  n'avaient 
qu'une  durée  de  cinq  années  I  Les  événements  sem- 
blèrent tourner  en  sa  faveur.  A  l'expiration  du  terme, 
des  négociations  s'ouvrirent.  Dans  la  partie  de  la 
France  soumise  à  l'Angleterre,  .Martin  V,  par  l'accord 
du  13  avril  1425,  ne  laissa  plus  aux  collateurs  ordi- 
naires que  la  collation  des  bénéfices  mineurs  vaquant 
dans  les  mois  de  mars,  juin,  septembre  et  décembre. 
De  plus,  un  grand  nombre  de  bénéfices  tombaient  sous 
te  coup  des  réserves  pontificales.  L'accord  de  1425, 
venant  à  échéance  en  1430,  fut  renouvelé  cette  année 
même.  X.  Valois,  Histoire  de  la  pragmatique  sanction 
de  Bourges,  p.  xxvii. 

Dans  les  provinces  françaises,  qui  reconnaissaient 
Charles  VII,  tout  autre  fut  l'attitude  du  gouverne- 
ment royal  :  ayant  d'abord  affiché  une  indépendance 
absolue  à  l'égard  du  Saint-Siège,  il  tenta  de  s'en  rap- 
procher, puis  se  repentit  de  son  esprit  de  conciliation 
et  enfin  conclut  la  convention  de  Genazzano  (21  août 
1426),  similaire,  sauf  certains  détails,  à  celle  qu'avait 
agréé  le  régent  anglais  pour  les  bénéfices  mineurs  en 
1425.  Quant  aux  élections,  elles  étaient  réglées  à  peu 
près  dans  les  mêmes  termes  qu'en  1418.  N.  Valois, 
<>p.  cit.,  p.  xLi-XLm.  Ce  nouveau  régime,  qui  marquait 
une  victoire  pour  la  politique  de  Martin  V,  resta  en 
vigueur  jusqu'à  la  mort  du  pontife. 

En  Allemagne,  la  situation  resta  tendue.  Les  colla- 
teurs ordinaires  trouvaient  de  sûrs  alliés  en  la  per- 
>onne  des  princes  séculiers;  quant  aux  chapitres,  ils 
pratiquèrent  plus  souvent  qu'ailleurs  les  élections 
épiscopales  et  abbatiales.  Il  faudra  attendre  de 
longues  années  avant,  que  la  question  bénéficiale  se 
règle,  encore  ne  le  sera-t-elle  point  à  l'avantage  du 
Saint-Siège,  lors  de  la  signature  en  1448  du  concor- 
dat de  Vienne  par  Xicolas  V. 

3°  La  dévotion  au  nom  de  Jésus.  —  En  1424,  saint 
Bernardin  de  Sienne,  prêchant  à  Bologne,  inaugura 
une  nouvelle  dévotion,  celle  du  monogramme  du 
nom  de  Jésus.  Au  centre  d'un  soleil,  entouré  d'un 
cercle,  les  trois  lettres  I  H  S  étaient  peintes.  Les  foules 
italiennes  s'empressèrent  de  faire  représenter  la 
pieuse  image  à  leur  usage  particulier.  Les  munici- 
palités, telle  celle  de  Sienne,  les  imitèrent  et  placèrent 
sur  les  monuments  publics  le  monogramme  devenu 
célèbre,  qui  figura  aussi  tant  sur  le  frontispice  qu'à 
l'intérieur  des  églises.  Les  tablettes  qui  en  étaient 
ornées  plus  magnifiquement  servaient  dans  les  pro- 
cessions solennelles.  Enfin,  les  auditeurs  de  frère  Ber- 
nardin se  prosternaient  habituellement  devant  l'éten- 
dard qui  le  reproduisait  et  que  le  prédicateur  brandis- 
sait à  la  fin  de  ses  sermons. 

Cette  mise  en  scène  choqua  quelques  esprits  cha- 
grins et  des  religieux  jaloux  du  succès  obtenu  par 
Bernardin.  On  le  dénonça  en  cour  de  Borne.  La  nou- 
velle dévotion  poussait,  disait-on,  à  l'idolâtrie  et 
encourageait  la  superstition;  elle  détournait  par  sur- 
croît le  peuple  du  culte  de  Jésus  même  et  nuisait  à 
la  révérence  due  à  la  Croix.  Durant  le  carême  de 
1427.  frère  Bernardin  reçut  l'ordre  de  comparaître 
devant  le  pape.  Il  lui  fut  facile  d'établir  la  légitimité 
de  la  dévotion  prônée  par  lui.  Au  lieu  de  la  condamner 
Martin  V  l'approuva.  Les  clercs  pontificaux  reçurent 
l'avis  d'avoir  à  porter  ostensiblement  le  mono- 
gramme de  Jésus,  au  cours  d'une  procession  qui  sem- 
bla une  cérémonie  de  réparation.  F.  Vernet,  Mar- 
tin   V   et    Bernardin    de    Sienne,    dans    L'Université 


catholique,  nouvelle  série,  t.  rv  (1890),  p.  563-594. 
4°  Martin  Y  et  les  Juifs.  -  Le  pape  fil  preuve  de 
modération  à  l'égard  des  Juifs  et  abolit  les  mesures 
vcxatoires  prises  contre  eux  par  Benoît  XIII.  C'est 
ainsi  qu'il  interdit  à  deux  reprises  différentes,  en  1422 
et  1429,  les  prédications  violentes  contre  eux.  Une 
mesure  doit  surtout  être  signalée  :  la  promulgation  de 
la  défense  de  baptiser,  contre  le  gré  des  parents,  les 
enfants  n'ayant  pas  atteint  l'âge  de  douze  ans,  sous 
peine  d'excommunication  encourue  ipso  facto.  Un  cas 
bizarre  se  présenta  :  un  juif  converti  demanda  l'auto- 
risation à  ses  deux  petits-fils,  quoique  son  fils  et  sa 
brue  s'y  refusassent.  Martin  V  répondit  par  l'affir- 
mative. Il  invoqua,  pour  légitimer  sa  décision,  les 
usages  juifs  qui  plaçaient  toute  autorité  entre  les 
mains  du  père,  voire  dans  celles  du  dernier  ascen- 
dant direct  ;  F.  Vernet,  Martin  V  et  les  Juifs,  dans 
Revue  des  Questions  historiques,  t.  i.i  (1892),  p.  373- 
423. 

1°  Sources.  —  II.  Dubrulle,  Suppliques  du  pontificat  de 
Martin  V,  dans  Bulletin  de  la  Société  de  la  province  de 
Cambrai,  Lille,  1922;  M.  Tangl,  Die  pàpstlichcn  Kanzlei- 
Ordnungen  von  1200-1500,  Inspruck,  1894;  E.  von  Otten- 
thal,  Die  pàpstlichen  Kanzleiregeln  von  Johann.es  XXII 
bis  Nicolaus  V,  Inspruck,  1888;  Bourgeois  du  Chastenet, 
Nouvelle  histoire  du  concile  de  Constance,  Paris,  1718; 
H.  Finke,  Acta  concili  Constanciensis,  Munster,  1896-1926, 
t.  i-m;  Mansi,  Saerorum  conciliorum  nova  et  amplissima 
collcctio,  t.  xxvii  et  xxvni;  [Mercati],  Raceoltà  di  concor- 
dali  su  materie  ecclesiastiche  tra  la  Santa  Scde  c  te  autorità 
civili,  Rome,  1919. 

2°  Travaux.  —  G.  Pérouse,  Le  cardinal  Louis  Alemun 
président  du  concile  de  Bédé  et  la  fi'1  du  Grand  Schisme, 
Paris,  1904  (cet  ouvrage  contient  une  riche  bibliographie); 
X.  Valois,  La  crise  religieuse  du  X  Ve  siècle.  Le  pape  et  le 
concile  <1H8- 1450),  Paris,  1909,  t. Ier  (ouvrage  qui  renouvelle 
la  question);  du  même,  La  France  et  le  Grand  Schisme 
d'Occident,  Paris,  1992,  t.  îv;  du  môme  Histoire  de  la  Pra- 
gmatique sanction  de  Bourges  sous  Charles  VII,  Paris,  1906; 
Hefele,  Histoire  des  conciles,  traduct.  Leclercq,  Paris,  1916, 
t.  vu  a;  B.  Huebler,  Die  Constanzer  Reformation  und  die 
Conrordate  von  1418,  Leipzig,  1867;  L.  Pastor,  Histoire  des 
papes  depuis  la  fin  du  Moyen  Age,  Paris,  1911,  t.  I,  p.  223- 
294;  à  cette  édition  il  faut  préférer  l'original  allemand  qui  a 
subi  une  certaine  refonte  en  1923,  Geschichte  der  Pàpste 
im  Zeilalter  der  Renaissance. bis  zur  Wahl  Pins  II;  Martin  V, 
Eugen  I\',  Xikoluus  V,  Kalixlus  III,  Fribourg-en-B.  ; 
J.  Sznuro,  Les  origines  du  droit  d'alternative  bénéfi- 
ciale. Le  Puy,  1924;  J.  Haller,  England  und  Rom  tinter 
Martin  V,  dans  Quellen  und  Porschungen  aus  italienisehen 
Archiven  und  Bibliotheken,  1905,  t.  vm  p.  249-304; 
N.  Mengozzi,  Papa  Martino  V  ed  il  eoncilio  ecumenico  di 
Siena,  Sienne,  1918;  H.  Bellée,  Polen  und  die  rômische 
Kurie  in  der  Jahren  1414-1424,  Berlin,  1914;  F.  Vernet, 
Martin  1"  et  Bernardin  de  Sienne,  dans  l'Université  catho- 
lique, nouvelle  série,  (1890),  t.  IV,  p.  563-594;  Le  pape 
Martin  V  et  les  Juifs,  dans  Rcmtc  des  Questions  historiques, 
1892,  t.  li,  p.  373-423. 

G.  MOLLAT. 

4.  MARTIN  DE  ALCOLEA,  chartreux 
espagnol,  né  vers  1590  à  Fuente  el  Sanz  de  Tala- 
manca,  fit  profession  au  monastère  du  Paular,  dio- 
cèse de  Ségovie,  le  31  mai  1632,  et  mourut  saintement 
à  la  chartreuse  de  Grenade  le  5  septembre  1672.  Il  a 
publié  les  œuvres  de  théologie  morale  du  R.  P.  Anto- 
nin  Diana,  théatin,  disposées  dans  un  ordre  plus 
logique,  avec  des  notes  marginales  cl  des  tables 
copieuses,  R.  P.  D.  Antonini  Diana',  Cler.  Reg.  Opéra 
omnia,  seu  Resolulioncs  morales,  etc.  Lyon,  1666,  1007 
et  (peut-être)  1669,  9  vol.  in-fol.  -  -  Èrratorurn  sylva 
quœ  irrepserunl  in  Indices  novem  tomorum  R.  P.  I>.  An- 
tonini Dianse,  secundum  novam  ordinationem  Putris 
Alcolew  impression  Lugduni  1667,  diligentissime  col- 
lecta ab  Auclore  ejusdem  ordinationis,  e  jusque  jussu  in 
leetorum  gratiam  in  lucem  édita.  Lyon,  1669,  in- 12. 
11  y  a  eu  un  autre  tirage  in-fol..  Lyon.  1009,  el  c'est 
grâce  à  ce  supplément  que  les  éditions  suivantes  se 


203 


MARTIN    DE   ALCOLEA  —   MARTIN    DE   BRAGA 


204 


composent  de  dix  tomes  in-lol.,  Lyon,  1680;  Venise, 
1697,  1698  et  1728. 

Morozzo,  Theatrum  chronolog.  S.  Ord.  Cartus.  ;  dom 
Le  Vasseur,  Ephemerides  Ord.  Cartus.,  t.  m,  p.  196-197. 
Antonio,  Biblioth.  hispana  ne  va,  t.  n,  p.  89. 

S.   Autore. 

5.  MARTIN  D'ALNVICK,  fut  le  32'  lec- 
teur franciscain  à  l'Université  d'Oxford.  Analecta 
franciscana,  Quaracchi,  1885,  t.  i,  p.  270.  Le  26  juil- 
let 1300,  il  est  au  nombre  des  frères  mineurs  pour  les- 
quels le  provincial  d'Angleterre,  Hugues  de  Hcrtepol, 
sollicite  de  l'évê.que  de  Lincoln,  Jean  Dalderbey, 
l'autorisation  d'entendre  les  confessions  au  couvent 
d'Oxford.  A.  Wood,  Hisloria  et  antiquitates  universi- 
talis  Oxoniensis,  Oxford,  1674,  t.  i,  p.  79.  Une  indica- 
tion du  ms,  lat  1424  de  la  Bibliothèque  d'État  de 
Vienne  établit  que  les  seize  questions  sur  la  puissance 
ordonnée  et.  absolue  de  Dieu,  ajoutées  dans  le  ms. 
Chigi  B.  VIII,  114  au  Commentaire  sur  le  Ie'  livre  des 
Sentences  de  Guillaume  de  Ware  sont  de  lui.  Il  est 
certain  qu'il  rédigea  lui-même  un  ouvage  sur  le  Livre 
des  Sentences,  car  Jean  de  Reading,  l'un  de  ses  suc- 
cesseurs à  Oxford,  cite  son  sentiment  sur  le  caractère 
pratique  de  la  théologie  dans  son  Commentaire  inédit, 
conservé  dans  le  cod.  Conv.  Sopp.  D.  TV,  95,  fol.  102  r°, 
de  la  Bibliothèque  nationale  de  Florence.  Peut-être 
est-il  aussi  l'auteur  d'un  groupe  de  Questions  ajoutées 
au  Commentaire  sur  le  II"  livre  des  Sentences  de  Guil- 
laume de  Ware  et  contenues  uniquement,  semble-t-il, 
dans  le  ms.  Plut.  31,  dext.  1,  fol.  151r°-157r°,  de  la 
Bibliothèque  Laurentienne  de  Florence,  avec  la  note 
suivante  :  Hic  lerminantur  quœstiones  Wari  quas  dixit 
super  2  libro  :  reliqua  sunt  addita  ab  alio  usque  in 
flnem  secundi.  M.  A.  Little,  The  Grey  Friars  in 
Oxford,  1892,  p.  164,  a  aussi  signalé  que  le  cod.  lat. 
4698,  fol.  36-87,  de  la  Bibliothèque  d'État  de  Vienne 
contient  plusieurs  écrits  sur  la  logique  attribués  à 
Martin  l'anglais,  sans  toutefois  se  prononcer  sur  le 
bien  fondé  de  cette  attribution 

É.   Longpré. 

6.  MARTIN  DE  BRAGA  (Saint),  mort 
en  580.  —  I.  Vie.   II.  Œuvres. 

I.  Vie.  —  Comme  son  illustre  homonyme,  Martin 
de  Tours,  il  est  originaire  de  Pannonie,  où  il  a  dû 
naître  entre  510  et  520.  On  sait  fort  peu  de  choses 
sur  sa  jeunesse.  Les  diverses  sources,  que  l'on  trouvera 
énumérées  ci-dessous,  indiquent  qu'il  a  séjourné 
quelque  temps  en  Orient,  ce  que  confirme  d'ailleurs 
la  connaissance  qu'il  a  du  grec.  Il  a  sûrement  visité 
la  Terre  sainte,  peut-être  s'y  est-il  consacré  alors  à 
la  vie  monastique  dont  on  sait  qu'elle  était  alors 
extrêmement  développée  en  ces  régions.  C'est  d'Orient 
que  Martin  est  venu,  par  mer,  dans  le  royaume  des 
Suèves,  fondé  un  siècle  et  demi  plus  tôt  dans  l'angle 
nord-ouest  de  la  péninsule  ibérique.  Il  est  impossible 
de  savoir  quelles  raisons  l'avaient  déterminé  à  ce 
voyage,  mais  Grégoire  de  Tours,  un  contemporain, 
note  que  la  venue  de  Martin  dans  le  royaume  suève 
coïncide  avec  l'arrivée  en  ce  pays  des  reliques  du 
grand  saint  Martin  que  les  envoyés  du  roi  Chararich 
étaient  allés  chercher  à  Tours.  La  Providence,  dit 
Grégoire,  avait  très  évidemment  ménagé  cette  coïn- 
cidence. 

On  sait  que  les  Suèves  étaient  arrivés  païens  en 
grande  majorité,  aux  environs  de  410;  assez  vite  une 
partie  des  envahisseurs  s'étaient  convertis  au  catho- 
licisme; mais,  au  début  du  vie  siècle,  sous  l'influence 
des  Goths,  le  royaume  des  Suèves  (qui  achevait  de 
se  constituer  en  annexant  à  la  Galice,  son  habitat 
primitif,  le  nord  du  Portugal  actuel)  était  passé  à 
l'arianisme.  Voir  Isidore  de  Séville,  Historia  de  regi- 
bus Gothorum,  n.  90,  P.  L..  t.  lxxxiii,  col.  1081.  Au 
milieu  du  vie  siècle,  au  dire  d'Isidore,  le  roi  Théode- 


niir  (qui  est  peut-être  le  même  que  le  roi  Chararich 
dont  parle  Grégoire  de  Tours)  s'était  senti  incliné  vers 
le  catholicisme.  Pour  obtenir  la  guérison  de  son  fils 
et  conjurer  une  épidémie  de  lèpre  qui  sévissait  chez 
les  Suèves,  il  avait  eu  l'idée  de  recourir  à  l'interven- 
tion du  grand  thaumaturge  des  Gaules,  saint  Martin 
de  Tours,  dont  il  avait  fait  demander  des  reliques.  Le 
rétablissement  inespéré  de  son  enfant,  avant  même 
que  les  précieuses  reliques  (il  s'agissait  non  de  parcelles 
du  corps  de  Martin,  mais  de  linges  ayant  touché  son 
tombeau)  fussent  arrivées  en  Galice,  avait  amené  la 
conversion  du  roi  laquelle  déterminerait  rapidement 
celle  de  la  nation. 

C'est  dans  ces  conjonctures  que  Martin  aborde  au 
royaume  des  Suèves;  les  témoignages  de  Grégoire 
de  Tours  et  d'Isidore  de  Séville  ne  laissent  pas  de 
doute  sur  la  part  considérable  qu'il  eut  au  mouvement 
de  conversion,  bien  qu'ils  ne  précisent  pas  les  moyens 
mis  en  œuvre.  On  peut  songer  à  une  action  profonde 
qu'aurait  exercée  sur  l'esprit  du  roi  un  étranger,  venu 
de  loin  et  entouré  du  prestige  que  donnent  la  science 
et  la  sainteté.  Il  y  eut  plus  encore  :  l'impulsion  vigou- 
reuse donnée  au  catholicisme,  lequel  végétait  soit 
dans  l'ancienne  population,  soit  même  chez  plusieurs 
des  Suèves.  Le  monastère  de  Dumio,  que  Martin 
fonda  non  loin  de  Braga  peu  après  son  arrivée,  a  dû 
exercer  à  ce  point  de  vue  une  grande  influence.  Martin 
qui,  naturellement,  en  avait  été  le  premier  abbé,  ne 
tarda  pas  à  être  élevé  à  la  dignité  épiscopale,  deve- 
nant ainsi  évêque-abbé,  ce  qui  n'est  pas  inouï  à  l'épo- 
que. C'est  en  qualité  d'évêque  de  Dumio  qu'il  assiste 
au  Ier  concile  de  Braga  en  561,  la  première  assemblée 
épiscopale  qui  se  tint  après  la  conversion  du  roi  au 
catholicisme.  Dans  les  années  qui  suivirent  Martin 
fut  élevé  au  siège  métropolitain  de  Braga,  le  seul  qui 
existât  dans  le  royaume;  mais,  avec  un  profond  désin- 
téressement, il  comprit  qu'il  convenait  de  diviser  cette 
province  ecclésiastique  trop  considérable;  le  siège  de 
Lugo  fut  érigé  en  métropole,  avec  la  moitié  nord  du 
royaume  pour  ressort,  tandis  que  la  moitié  sud  restait 
sous  la  juridiction  de  Braga.  Telle  est  la  situation  qui 
apparaît  au  IIe  concile  de  Braga,  tenu  en  572  et  dont 
Martin  dirigea  les  délibérations.  Il  mourut  une  dizaine 
d'années  plus  tard,  sans  doute  en  580.  Le  martyrologe 
romain  en  fait  mention  le  20  mars. 

II.  Œuvres.  —  Il  reste  de  Martin  un  certain  nombre 
d'écrits,  généralement  courts  et  témoignant  avant  tout 
de  préoccupation  d'ordre  pratique;  ils  montrent  du 
moins  que  la  réputation  de  l'évêque  de  Braga  n'est 
pas  surfaite.  Grégoire  de  Tours,  qui  semble  avoir  été 
en  relations  personnelles  avec  lui,  écrit  :  Nulli  secundus 
suis  temporibus  habebalur.  Hist.  Franc,  V,  xxxvni, 
P.  L.,  t.  lxxi,  col.  352;  le  poète  Fortunat,  ayant  reçu 
de  Martin  une  lettre,  célèbre  les  mérites  littéraires  de 
son  correspondant,  sur  le  mode  dithyrambique. 
Miscell.,  V,  i  et  n,  P.  L.,  t.  lxxxviii,  col.  177  sq.  Un 
peu  plus  tard,  Isidore  de  Séville  le  qualifie  en  deux 
mots  :  fide  et  scientia  clarus.  Hist.  de  reg.,  91,  P.  L., 
t.  lxxxiii,  col.  1082.  La  même  Isidore  a  eu  en  main 
quelques  ouvrages  de  Martin  qu'il  mentionne  au  De 
viris  ill.,  n.  35,  ibid.,  col.  1100.  Ces  écrits  ne  sont 
malheureusement  pas  rassemblés  d'une  manière  suf- 
fisante.  Ils  peuvent  se  répartir  de  la  façon  suivante. 

1°  Droit  ecclésiastique.  —  On  a  dit  plus  haut  que 
Martin  fut  le  grand  inspirateur  du  Ier  concile  de 
Braga;  on  pourrait  donc  porter  à  son  compte  les 
canons  publiés  par  cette  assemblée  et  reproduits 
dans  les  collections  conciliaires.  Voir  J.  S.  d'Aguirre, 
Collectio  maxima  conciliorum  Hispaniœ  (citée  d'après 
la  1"  édit.),  t.  m,  col.  203-206  et  Mansi,  -ConciL,  t.  ix, 
col.  835-841.  Martin,  par  ailleurs,  rassembla,  mit  en 
ordre  et  traduisit,  peut-être  en  vue  de  ce  même  synode, 
une  petite  collection  de  canons  conciliaires  orientaux. 


205 


MAHTIN    DE   BRAGA 


20C 


L'ne  courte  préface  dédiant  le  recueil  à  Nitigès, 
évêque  de  Lugo,  indique  clairement  le  but  que  s'est 
proposé  l'auteur  :  rendre  accessible  aux  occidentaux 
la  législation  ecclésiastique  déjà  élaborée  par  l'Orient. 
Ces  Capitula  Martini,  d'ailleurs,  n'utilisent  pas  seu- 
lement les  sources  grecques  (conciles  de  Nicée, 
Ancyre,  Néocésarée,  Gangres.  Antioche,  Laodicée), 
mais  aussi  des  décisions  occidentales  :  Ior  concile  de 
Tolède,  I"  concile  de  Braga.  Cf.  Fr.  Maassen,  Ge- 
schichte  der  Quellen  und  Litteratur  des  ton.  Redits,  t.  i, 
]).  802-806.  Certains  capitula  dont  on  ne  trouve  pas  les 
sources  pourraient  être  de  Martin  lui-même.  La  collec- 
tion est  divisée  en  deux  parties  :  devoirs  des  ecclé- 
siastiques, devoirs  des  laïques.  Le  fait  qu'elle  a  été 
insérée  dans  la  fameuse  Hispana  en  a  favorisé  la  dif- 
fusion. Texte  dans  d'Aguirre,  toc.  cit.,  col.  212-219; 
Mansi,  Concil..  t.  ix,  col.  8-15-860.  —  A  ces  textes  pro- 
prement canoniques,  on  peut  joindre  la  consultation 
donnée  à  un  évêque  nommé  Boniface  :  De  trina  mer- 
sione.  publiée  d'abord  par  d'Aguirre,  op.  cit.,  col.  402- 
l"3.  et  reproduite  dans  Florez,  Espana  sagrada,  t.  xv, 
p.  423-426.  Cette  lettre,  importante  pour  l'histoire 
de  la  forme  du  baptême,  répond  aux  scrupules  d'un 
évêque,  qui  demande  à  Martin  si  la  triple  immersion 
n'est  pas  d'importation  arienne,  et  si  elle  ne  devrait 
pas  être  remplacée  par  l'immersion  unique.  A  quoi 
I  évêque  de  Braga  répond  :  Si  la  triple  immersion 
était  pratiquée  en  invoquant  à  chaque  fois,  d'une 
manière  séparée,  le  nom  du  Père,  puis  le  nom  du  Fils, 
puis  le  nom  du  Saint-Esprit,  elle  aurait  incontesta- 
blement une  signification  arienne,  car  elle  semblerait 
accentuer  la  division  des  personnes,  au  point  d'en 
nier  la  consubstantialité.  Mais  l'immersion  pratiquée 
trois  fois  de  suite,  en  invoquant  le  nom  (au  singulier) 
du  Père,  du  Fils  et  de  l'Esprit,  est  tout  à  fait  conforme 
à  la  tradition  catholique.  Lui  préférer,  sous  prétexte 
d'éviter  toute  contamination  arienne,  l'immersion 
unique,  ce  serait  aller  vers  le  sabellianisme  ;  aussi 
bien,  in  uno  nomine  unilas  subslantise,  trina  vero 
mersione  dislinctio  trium  ostenditur  personaram.  On 
sail  que  le  pape  saint  Grégoire  Ier  se  montrera  plus 
libéral  que  Martin  et  acceptera  que  l'Espagne  use  de 
l'une  et  de  l'autre  coutume,  Epist.,  I,  xliii,  P.  L., 
t.  lxxvh,  col.  497.  ■ —  Enfin  on  rattachera  ici  le  très 
court  opuscule  De  Pascha.  P.  L.,  t.  lxxii,  col.  49-52, 
où,  sans  établir  les  règles  du  comput  pascal,  Martin 
cherche  à  en  justifier  le  principe  :  Pâques  n'est  pas 
une  fête  fixe,  et  il  n'y  a  pas  lieu  de  s'arrêter  à  la  pra- 
tique de  plusieurs  évêques  gaulois  qui,  jusqu'à  ces 
derniers  temps  (usque  anle  non  multum  tempus)  célé- 
braient toujours  la  fête  à  la  date  du  25  mars  (pour 
s'être  montré  confiant  en  de  faux  actes  conciliaires, 
Martin  impute  gratuitement  cette  erreur  aux  évêques 
gaulois).  La  fête  doit  se  régler  par  la  considération  tant 
du  cours  de  la  lune  que  du  dimanche.  Pâques  est  la 
fête  du  premier  mois,  et  le  premier  mois  ne  peut  être 
que  celui  qui  commence  le  22  mars  (à  l'équinoxe)  et 
se  termine  le  21  avril;  la  solennité  pascale  ne  peut 
dune  se  célébrer  qu'entre  ces  deux  dates.  Il  est  à  peine 
utile  de  faire  remarquer  que  ce  comput  pascal  était 
dès  lors  abandonné  en  Italie. 

2°  Ascétique  et  morale.  —  Martin  s'est  surtout  consa- 
cré à  la  formation  religieuse  et  morale  de  ceux  qui 
dépendaient  de  lui.  D'une  part  dans  son  monastère 
de  Dumio  il  doit  à  ses  moines  un  enseignement  ascé- 
tique.  Il  y  pourvoit  en  traduisant  ou  en  faisant  tra- 
duire pour  eux  ces  maximes  des  anciens  Pères  du 
désert,  qui  depuis  deux  siècles  édifiaient  toutes  les 
taures  de  l'Orient.  Il  a  traduit  lui-même  les  Sentenliœ 
xgyptiorum  Patrum,  compilées  par  un  auteur  ano- 
nyme. Texte  dans  /'.  L.,  t.  lxxiv,  col.  381-394;  il  a 
fait  traduire  par  son  disciple  Paschase,  que  peut-être 
il   avait   amené   avec   lui   d'Orient,  les  «  propos   des 


anciens  »,  Verba  seniorum,  P.  L.,  t.  lxxih,  col.  1025- 
1065.  —  Les  gens  du  monde  eurent  aussi  part  à  sa 
sollicitude;  c'est  à  leur  usage  qu'il  rédigea  quelques 
petits  traités  moraux.  Il  s'y  inspirait  d'ailleurs  très 
largement  de  Sénèque,  si  largement  que  tout  le 
Moyen  Age  a  porté  plusieurs  de  ces  opuscules  au 
compte  du  philosophe  païen.  Le  plus  considérable  a 
pour  titre  :  Formula  vitie  honestœ,  seu  de  differentia 
quatuor  virtutum;  dédié  au  jeune  roi  Miron,  il  traite 
brièvement  de  la  prudence,  de  la  magnanimité,  de 
la  continence  et  de  la  justice.  Texte  dans  P.  L., 
t.  lxxii,  col.  21-28.  Les  opuscules  suivants  ont  pour 
titre  :  De  ira,  ibid.,  col.  41-50,  étroitement  apparenté 
à  l'ouvrage  de  Sénèque;  Pro  repellenda  jactantia,  ibid., 
col.  31-36;  De  superbia,  col.  35-38;  Exhorlatio  humi- 
litalis.  col.  39-42;  en  ces  trois  derniers  l'inspiration 
chrétienne  se  fait  davantage  sentir.  Le  Libellus  de 
moribus,  col.  29-32,  est  très  douteux  et  plus  encore  le 
De  paupertale;  les  anciens  mss.  et  les  premiers  éditeurs 
les  attribuent,  faussement  d'ailleurs,  à  Sénèque. 

3°  Prédication.  —  Il  y  avait  beaucoup  à  faire,  dans 
le  royaume  des  Suèves  pour  amener  le  peuple  à  une 
pratique  convenable  de  la  religion.  Le  IIe  concile  de 
Braga  engageait  les  évêques  à  lutter  vigoureusement 
par  la  parole  contre  l'idolâtrie  sans  cesse  renaissante, 
voir  can.    1.    Personnellement,   Martin   a   dû   y    tra- 
vailler, et  il  subsiste  un  curieux  monument  de  sa  pré- 
dication. C'est   une   homélie   intitulée  De   cofrectione 
rusticorum,  rédigée  par  lui,  à  la  demande  de  l'un  de 
ses  évêques  et  pour  servir  de  modèle  à  celui-ci.  Texte 
dans  C.   P.  Caspari.  Elle  jette  un  jour  très  curieux 
sur   la   persévérance,    au   fond   des   campagnes,    des 
croyances  et  des  pratiques  païennes.  Et  ceci  était  le 
fait  non  seulement  des  barbares  qui  semblent  d'ail- 
leurs s'être  assimilés  assez  vite  à  l'ancienne  couche 
de  population,  mais  des  hispano-romains  eux-mêmes. 
En  bien  des  endroits  on  offre  de  menus  sacrifices  aux 
sources,  aux  fontaines,  on  allume  des  cierges  à  tels  ou 
tels  carrefours  de  la  forêt,   devant  certains  arbres; 
on  se  fait  scrupule  de  travailler  le  jour  de  Jupiter 
(jeudi);    on   réserve   tout   spécialement   au   vendredi 
(jour  de  Vénus)  la  conclusion  des  mariages,  le  1er  jan- 
vier est  célébré  avec  solennité,  de  même  que  les  fêtes 
agrestes  des  paganalia  (cf.  Ovide,  Fastes,  i,  -669  sq.); 
les  femmes,  en  tissant  leur  toile  invoquent  Minerve  ;  il 
y  a  pis,  des  incantations  et  des  maléfices.  Contre  cette 
renaissance    du   paganisme,    Martin   ne   connaît   pas 
de    meilleur    remède    que    de    montrer    le    caractère 
démoniaque  de  l'idolâtrie,  et  c'est  ainsi  que  la  pre- 
mière partie  de  son  opuscule  retrace,  tel  qu'il  se  l'ima- 
gine, le  développement  de  l'erreur  païenne.  —  Tombé 
du  ciel,  à  cause  de  son  orgueil,  le  diable  (ou  Satan), 
entraînant  avec  lui  un   très  grand  nombre   d'anges 
déchus,   qui   sont   devenus   les   démons,   réside   avec 
ceux-ci  dans  notre  atmosphère.  Jaloux  des  hommes 
qui  doivent,  s'ils  restent  bons,  occuper  leur  propre 
place  dans  le  ciel,  les  esprits  impurs  s'efforcent  de 
les  entraîner  au  mal,  à  leur  faire  oublier  le  Créateur. 
Après  leur  avoir  persuadé  d'adorer  les  forces  de  la 
nature,  ils  commencent  à  apparaître  aux  hommes, 
leur  demandent  des  sanctuaires  et  des  sacrifices  en 
se  donnant  le  nom  d'hommes,  célèbres  déjà  par  leurs 
hauts  faits  mais  aussi  par  leurs  vices,  imponentes  sibi 
vocabula  sceleratorum  hominum.  On  remarquera  cette 
contamination  de  la  théorie  démonologique   de  l'ido- 
lâtrie avec  l'cvhémérisme.  —  Aux  chrétiens  qui  se 
laissent,  même  après  leur  baptême,  entraîner  à  ce  culte 
des  démons,  Martin  rappelle  les  promesses  qu'ils  ont 
faites  au  jour  de  leur  initiation,  le  renoncement   à 
Satan,  à  ses  œuvres  et  à  ses  pompes  qu'on  a  exigé 
d'eux,  le  pacte  qu'ils  ont  dès  lors  conclu  avec  Dieu. 
Il  engage  tous  ceux  qui  ont  manqué  à  ces  engagements 
à  faire  pénitence  et  à  renouveler  les  serments  jadis 


207 


MARTIN    DE   BRAGA   --   MARTIN    DE   COCHEM 


JUS 


prêtés.  Cette  homélie,  fort  bien  composée,  a  eu 
beaucoup  de  dilïusion;  Caspari  a  noté  l'emploi  que 
l'on  en  a  fait,  soit  dans  la  vie  de  saint  Éloi,  1.  II, 
c.  xv,  P.  L.,  t.  lxxxvii,  col.  525  sq.  (cf.  le  traité  De 
rectiludine  calholicœ  conversât ionis,  faussement  attri- 
bué à  saint  Augustin,  P.  /..,  t.  XL,  col.  1169  sq.); 
dans  le  De  singulis  libris  canonicis  scarapsus  de  saint 
Pirmin,  P.  L.,  t.  lxxxix,  col.  1041;  dans  une  homélie 
en  anglo-saxon  de  l'abbé  Aelfric  dont  il  donne  le 
texte,  p.  cxv-cxxi.  On  trouverait  certainement 
d'autres  exemples. 

4° Divers.  —  Isidore  de  Séville  dit  avoir  lu  de  Martin, 
en  dehors  du  traité  De  difjerentia  quatuor  virtutum,  un 
recueil  d'épîtres,  aliud  volumen  epistolarum  in  quibus 
horlatur  vitee  emendationem  et  conversationem  fidei, 
orationis  inslantiam  et  eleemosynarum  distributionem, 
et  super  hsec'omnia  cultum  virtutum  omnium  et  pieta- 
tem.  De  vir.  ill.,  P.  L.,  t.  lxxxiii,  col.  1100.  Ce  signa- 
lement très  précis"  doit  viser  autre  chose  que  les 
quelques  lettres-préfaces  qui  se  lisent  en  tête  de  divers 
opuscules  de  Martin;  le  recueil  en  question  semble 
donc  perdu.  Mais  il  reste  trois  petites  pièces  en  vers, 
P.  L.,  t.  lxxii,  col.  51.  L'une  célébrant  les  mérites  de 
saint  Martin  de  Tours,  était  gravée  sur  la  porte  sud 
de  la  basilique  élevée  par  la  munificence  royale  au 
thaumaturge  des  Gaules,  une  autre  était  destinée 
au  réfectoire  du  monastère  de  Uumio  ;  la  troisième  est 
la  propre  épitaphe  de  Martin,  composée  par  lui-même. 
Ces  quelques  vers  témoignent  que,  dans  les  pays  bar- 
bares, Martin  de  Braga  conservait  encore  le  sentiment 
de  la  culture  antique.  Dernier  survivant  d'une  civili- 
sation qui  disparaît,  il  se  présente  en  même  temps 
comme  l'annonciateur  des  temps  nouveaux  et  c'est  en 
quoi  réside,  justement,  l'intérêt  de  ce  convertisseur 
des  Suèves. 

1.  Sources.  —  Grégoire  de  Tours,  Historia  Francorum, 
V,  xxxvm,  P.  L.,  t.  lxxi,  col.-352;  De  miraculis  S.  Martini, 
I,  xi,  ibid.,  col.  923-925;  Venantius  Fortunatus,  Miscellan., 
1.  V,  n.  i,  lettre  en  prose,  réponse  à  une  lettre  de  Martin,  n.  n, 
épître  en  vers,  P.  L.,  t.  Lxxxvm,  col.  177  sq.;  Isidore  de 
Séville,  De  viris  ill.,  35,  P.  L.,  t.  lxxxiii,  col.  1100;  Chroni- 
con,  116,  ibid.,  col.  1051-1055;  Historia  de  regibus  Go- 
thorum,  n.   90-91,   ibid.,  col.  1031-1082. 

2.  Textes.  —  Il  n'y  a  pas  d'édition  d'ensemble;  Mignc 
qui  reproduit  Gallandi,  est  tout  à  fait  insufflsant,  t.  Lxxn, 
col.  17-51;  le  meilleur  recueil  serait  encore  F.  H.  Florez, 
Espuna  sagrada,  t.  xv,  Madrid,  1759,  p.  333  sq.,  où  il  ne 
manque  que  les  Capitula  et  où  le  De  correelione  rusticorum 
est  incomplet.  Ce  dernier  traité  a  été  publié  avec  un  grand 
luxe  d'érudition  par  C.  P.  Caspari,  Martin  von  Braccara's 
Scltri/t  De  correelione  rusticorum,  Christiania,  1883;  l'intro- 
duction, extrêmement  longue,  donnera  tous  les  détails  tant 
sur  l'ouvrage  lui-même  que  sur  l'ensemble  de  l'œuvre  et  la 
personne  même  de  Martin.  —  Le  De  Pascha  a  été  réédité 
par  A.  E.  Burn,  Nicela  o/  Ramasiana,  Cambridge,  1905, 
p.  93-107;  les  traités  moraux,  Formula  vitœ  honeslœ,  Liber 
de  moribus  auxquels  il  faut  joindre  un  De  paupertate,  dans 
Fr.  Haase,  édit.  des  œuvres  de  Sénèque,  t.  m,  p.  458-475. 

3.  Travaux.  —  Notices  dans  les  diverses  histoires  litté- 
raires :  Ceillier,  Histoire  des  auteurs  sacrés  et  ecclésiastiques, 
2'  édit.,  t.  xi,  p.  350-352;  Fabricius,  Bibliotheca  latina 
media-  et  inflmœ  mtatis,  édit.,  de  Hambourg,  1746,  t.  v, 
p.  38;  Hefete-Leclercq,  Histoire  des  conciles,  t.  m  a,  p.  175- 
181,  où  l'on  corrigera  la  date  de  563  du  I"  conc.  de  Braga 
en  561;  p.  194-195;  voir  surtout  l'excellent  travail  de  Cas- 
pari, ci-dessus  mentionné,  qui  dispense  de  tous  les  précé- 
dents; pour  la  plus  récente  bibliographie,  O.  Bardenhewer, 
Patrologie,  3e  édit.,  Fribourg-en-B.,  1910,  p.  566-567; 
Schanz-Kruger,  Geschichte  der  rbmischen  Litteratur,  t.  IV  b, 
Munich,  1920,  §  1253. 

É.  Amann. 

7.  MARTIN  DE  COCHEM,  frère  mineur 
capucin  de  la  province  rhénane  (1634-1712)  est  un  des 
auteurs  spirituels  les  plus  connus  dans  les  pays  de 
langue  allemande. 

Né  le  13  décembre  1634  dans  la  petite  ville  de  Co- 
chem,  sur  les  bords  de  la  Moselle,  Martin  Linius  con- 


serva son  nom  de  baptême  quand  il  reçut  l'habit  reli- 
gieux au  noviciat  d'AschalTenbourg,  le  2  mars  1653. 
Dix  ans  plus  tard  nous  le  trouvons  dans  la  chaire  clc 
lecteur  de  philosophie,  dont  il  descendait  les  dimanches 
et  fêtes,  pour  se  livrer  au  ministère  pastoral  dans  les 
églises  de  Mayence  et  des  environs.  Ce  devait  être  sa 
voie.  Le  chapitre  provincial  de  1668  le  déchargeait  de 
ses  fonctions  et  le  destinait  à  la  vie  active.  Prédica- 
teur, catéchiste,  confesseur,  il  va  d'un  couvent  dans 
un  autre  et  sa  réputation  est  si  bien  établie  que,  le 
4  septembre  1682,  le  prince  archevêque  de  Mayence  le 
nomme  missionnaire  et  visiteur  du  commissariat  ecclé- 
siastique d'AschalTenbourg.  Par  suite  de  la  guerre  de 
Trente  ans,  les  prêtres  et  les  maîtres  d'école  y  étaient 
en  trop  petit  nombre,  et  il  y  avait  des  ruines  maté- 
rielles et  morales  à  relever.  Pendant  trois  ans  environ, 
le  P.  Martin  vaque  à  ces  multiples  occupations,  puis  il 
revient  à  la  vie  ordinaire  du  couvent.  Son  nom  avait 
passé  les  limites  de  sa  province  religieuse,  il  était 
demandé  au  dehors  et  il  parcourut  ainsi  le  Tyrol. 
l'Autriche  et  la  Bohême.  Quand  il  revint  sur  les  bords 
du  Rhin,  l'archevêque  de  Trêves  l'établit  à  son  tour 
visiteur  de  son  diocèse.  Au  chapitre  de  1700,  il  était  de 
nouveau  rendu  à  la  vie  conventuelle,  non  pour  se 
livrer  au  repos,  mais  pour  continuer  à  travailler  jus- 
qu'à la  fin  de  sa  vie.  Senior  de  sa  province  religieuse, 
jubilaire  de  profession  et  de  sacerdoce,  le  P.  Martin 
s'éteignit  doucement  dans  le  petit  couvent  de  Vaghàu- 
sel  près  de  Philippsbourg,  où  il  avait  demandé  de  finir 
sa  vie,  à  l'ombre  du  sanctuaire  de  Marie,  le  10  sep- 
tembre 1712. 

Pendant  soixante  ans  le  P.  Martin  s'était  consacré 
au  ministère  le  plus  actif;  il  se  délassait  en  se  livrant 
à  la  lecture  et  à  la  composition  de  ses  opuscules  et  de 
ses  ouvrages.  Il  a  beaucoup  écrit,  trop  peut-être,  car 
on  aperçoit  dans  plusieurs  de  ses  livres  la  hâte  avec 
laquelle  il  travaillait.  Nous  ne  chercherons  pas  à  les 
mentionner  tous,  ni  à  indiquer  leurs  multiples  éditions  ; 
il  en  est  d'oubliés,  mais  d'autres  se  réimpriment  tou 
jours  et  font  les  délices  des  âmes  pieuses. 

Le  premier  fut  le  catéchisme  qu'il  publia,  étant 
encore  lecteur  de  philosophie,  Kinderlehr-Bùrhlein, 
oder  _Auslegung  dess  catholischen  Catechismi,  in-12, 
Cologne,  1666.  En  1682  l'archevêque  de  Mayence  le 
rendait  obligatoire  dans  son  diocèse  et,  pendant  au 
moins  vingt-cinq  ans,  il  demeura  le  manuel  officiel  des 
catéchistes,  ainsi  que  le  prouve  une  réédition  de  1712; 
on  en  cite  d'autres,  1715,  1725,  1748,  1761,  1782. 
Comme  il  était  devenu  fort  rare  le  P.  Benoît  de  Calcar. 
capucin,  le  réimprimait  en  1886,  d'après  l'édition  de 
1712.  Il  est  divisé  en  cinquante  leçons,  une  par  semaine, 
procède  par  demandes  et  par  réponses;  sa  source 
principale  est  le  petit  catéchisme  de  saint  Canisius. 

Un  des  ouvrages  les  plus  connus  du  P.  Cochem  est  la 
«  Vie  du  Christ  »,  Das  Leben  Cliristi,  Francfort,  1677, 
dont  quinze  cents  exemplaires  étaient  enlevés  en  un  an. 
Encouragé  par  ce  résultat  l'auteur  revoyait  son  livre, 
le  développait,  et  en  1680  il  publiait  la  quatrième  édi- 
tion sous  ce  titre  :  Das  grosse  Leben  Christi,  oder 
aussfùhrliche,  unddchtige  und  bewegliche  Beschreibung 
des  Lebens  und  Leidens  unseres  Herrn  Jesu  Christi  und 
seiner  glorwùrdigslen  Mutter  Maria...,  2  in-8°,  Franc- 
fort. Trois  ans  plus  tard  il  en  donnait  un  abrégé  Das 
kleine  Leben  Christi.  Jusqu'à  la  fin  de  sa  vie  il  s'occupa 
d'améliorer  cet  ouvrage,  qui,  disait-il  lui-même,  était 
entre  toutes  les  mains.  Encore  de  nos  jours  il  est  entre 
beaucoup  de  mains;  l'édition  donnée  par  A.  Meier. 
Fribourg,  1869,  était  tirée  à  25  000  exemplaires  et 
toujours  il  en  paraît  de  nouvelles.  Dans  la  grande  Vie 
du  Christ,  il  groupe  autour  du  Sauveur  les  principaux 
personnages  du  Nouveau  Testament,  la  très  sainte 
Vierge  et  saint  Joseph,  Joachim  et  Anne,  Marie  Made- 
leine et  sa  sœur,  ainsi  que  tous  ceux  qu'il  nomme  les 


209 


MARTIN    DE    COC1IEM   —   MARTIN    DE    T()RR  EC  I  LL  A 


2J(l 


saints  amis  du  Christ.  Outre  les  évangiles,  il  se  .sert 
amplement  des  révélations  de  sainte  Brigitte,  et  les 
citations  qui  accompagnent  le  texte  renvoient  à  saint 
Bernard,  saint  Anselme,  saint  Bonaventure  et  à  de 
nombreux  auteurs  ecclésiastiques  et  profanes.  Les 
récits  se  terminent  en  une  méditation  suivie  d'une 
prière.  Longuement  le  P.  Cochem  s'arrête  sur  la  Pas- 
sion, et  l'on  veut  que  son  ouvrage  ait  eu  une  grande 
influence  sur  les  représentations  de  la  Passion  en  usage 
dans  le  Tyrol.  Waekernell,  Altdeutsche  Passionsspiele 
ans  Tirol,  Gratz,  1897.  Cette  influence  se  fait  égale- 
ment sentir  dans  les  visions  de  Catherine  Emmerich. 
Diel-Kreiten,  Klemens  Brenlano,  Fribourg,  1878. 

Une  autre  œuvre  importante  du  P.  Martin,  au  moins 
quant  au  nombre  des  volumes,  est  constituée  par  ses 
recueils  d'histoires,  de  légendes  et  d'exemples.  Le  pre- 
mier, Das  ausserlescne  History-Buch,  4  in-4°,  parut  suc- 
cessivement. 1(587.  1690,  1692,  1715;  ce  dernier  fut 
imprimé  après  la  mort  de  l'auteur  par  les  soins  du 
P.  René  de  Cologne.  Le  livre  d'histoires  était  suivi  par 
Das  Lehrreiche  Hislory-und  Exempel-Buch,  nach  dem 
Alphabet  beschrieben,  4  in-4»,  1696,  1697,  1699.  Si  ces 
deux  premiers  eurent  plusieurs  éditions,  le  suivant  Die 
neue  Legend  der  Heiligen,  4  in-4°,  1708,  n'en  eut  qu'une  , 
?eule.  C'est  qu'on  lui  préférait  un  autre  ouvrage  plus 
court,  écrit  par  un  confrère,  le  P.  Denis  de  Luxem- 
bourg (t  1703),  et  que  lui-même  avait  revu  et  publié, 
Die  verbesserte  Legend  der  Heiligen,  Augsbourg,  1705. 
Ces  légendes  sont  empruntées  aux  Acta  Sanclorum 
dont  l'auteur  avait  les  vingt-sept  premiers  volumes  à 
sa  disposition,  aux  Annales  de  Baronius,  et  à  d'autres 
ouvrages  hagiographiques  et  historiques. 

Le  dernier  recueil  dont  nous  ayons  à  parler,  a  pour 
titre  Historiée  ecclesiasticse  ex  Baronio  desumptee,  das 
isl  Kirchlische  Historien,  2  in-4°,  1694,  1706.  Cette  his- 
toire ecclésiastique,  principalement  consacrée  à  l'Alle- 
magne, s'arrête  à  la  mort  de  Charles-Quint  (1558),  les 
sources  faisant  défaut  à  l'auteur.  Son  but  est  à  la  fois 
religieux  et  apologétique,  aussi  omet-il  soigneusement 
tout  ce  qui  pourrait  ne  pas  édifier  son  lecteur. 

Arrivons  à  l'ouvrage  principal  du  P.  Cochem,  celui 
sur  la  Messe.  Il  avait  d'abord  édité  un  opuscule  latin, 
Afjeclus  sub  Missa  eliciendi  continentes  claram  ac 
perutilem  instructionem  de  summa  sacrifirii  Missœ 
prœslanlia  ejusque  fructuosa  audilione...,  in-12,  March- 
tal,  1697,  qu'il  transformait  bientôt  et  qui  devenait 
Medulla  Missœ  super  mel  dulcis,  sive  copiosa  ac  nervosa 
declaralio  supremœ  excellentiœ  maximœque  efficacité 
sacrosancli  Missœ  sacrificii,  in-8°,  Cologne,  1700.  Écrit 
en  latin,  cet  ouvrage  était  inutile  pour  le  commun  des 
fidèles,  qui,  comme  il  le  remarquait  avec  regret,  ne 
trouvaient  dans  leurs  livres  de  messe  aucun  enseigne- 
ment sur  la  dignité  et  l'utilité  du  saint  sacrifice,  aussi 
le  traduisit-il  en  allemand:  Medulla  missœ  germanica 
das  ist  Teutsch  Messbuch,  ûber  Hônig  sùss.  Darin  eine 
aussf  ùhrliche  und  nachtrùckliche  Erklarung  der  hôchsten 
Fûrlrefflichkeit  und  grosten  Nulzbarkeit  dess  allerhoch- 
wùrdigsten  Opfjers  der  H.  Mess,  in-8°,  Cologne,  1702. 
C'est  un  exposé  substantiel  et  mis  à  la  portée  de  tous 
de  la  doctrine  catholique  sur  la  Messe.  En  trente  cha- 
pitres il  en  dit  l'essence,  la  montre  renouvelant  les 
mystères  de  l'incarnation  et  de  la  rédemption,  rem- 
plissant toutes  les  fins  du  sacrifice,  il  en  dit  les  fruits 
et  enseigne  la  manière  de  les  recueillir.  Pour  rendre  la 
lecture  plus  attrayante,  il  a  soin  d'entremêler  des 
exemples  aux  explications  empruntées  aux  Pères  et 
aux  Docteurs,  aux  théologiens  et  aux  mystiques.  Peu 
d'ouvrages  ont  trouvé  un  pareil  accueil  et  après  plus 
de  deux  siècles  il  est  toujours  recherché  ;  les  éditions 
passées  et  présentes  ne  se  peuvent  compter.  Traduit 
une  première  fois  en  français,  avec  préface  du  P.  Mon- 
sabré,  La  sainte  Messe,  in-12.  Pari.,  1891,  il  l'était  de 
nouveau    par    une    religieuse    Clarisse    de    Mazamet, 


Explication  du  saint  sacrifice  de  la  Messe...  traduction 
française  de  A.  Rugemer,  Paris-Tournai,  1899, 14"  édit., 
212»  mille,  ibid.,  1922.  Il  existe  aussi  en  anglais, 
C.ochem's  Explanalion  of  (lie  holy  sacrifice  of  the  Mass, 
New- York,  1896,  en  italien,  Spiegazione  del  sanlo 
sacrificio  délia  Messa,  in-8°,  Florence,  1909,  en  polo- 
nais, Wyklad  oftarny  Mszy,  Posen,  1876.  La  Mess- 
crklarung  est  le  meilleur  ouvrage  du  P.  Cochetn  et  à  lui 
seul  il  lui  mérite  une  place  de  choix  parmi  les  auteurs 
spirituels,  et  c'est  lui  qui  a  rendu  son  nom  populaire 
plus  que  tous  ses  autres  écrits. 

Ils  sont  trop  nombreux  pour  obtenir  ici  même  une 
simple  mention  :  livres  de  dévotion,  sous  les  titres  les 
plus  variés,  Baumgarten,  Liliengarlen,  Myrrhengarten, 
Blumengarten,  Dislelgarlen;  livres  pour  les  malades, 
Kraftiges  Krankenbùchlein,  Grosscre  Krankenbuch; 
livres  pour  les  soldats,  Gebelbùchlein  fiir  Soldaten; 
recueils  de  prières  pour  les  différents  temps  de  l'année, 
Heiliger  Zeiten  Gebetbuch,  Gebelbuch  fur  die  Char- 
woche,  de  formules  indulgenciées,  Gùldener  Him- 
melsschliissel,  Kustlichcs  Ablassbùchlein,  de  chants, 
Katholische  Cantual,  etc.  On  en  énumère  soixante- 
treize,  sans  parler  des  extraits,  des  adaptations  et  des 
rééditions.  L'influence  du  P.  Cochem  sur  la  vie  chré- 
tienne a  été  considérable  et  profonde;  elle  se  fait  tou- 
jours sentir. 

La  vie  et  les  écrits  du  P.  Martin  de  Cochem  ont  fait 
l'objet  de  deux  études  d'ensemble  :  la  première  est  due  a 
une  religieuse  de  l'Adoration  perpétuelle  de  Mayenee, 
S'  Maria  Bernardina,  P.  Martin  von  Cochem.  Sein  Leben, 
sein  Wirken,  seine  Zeit,  Mayenee,  1886,  la  seconde  et  la 
principale  est  celle  du  P.  Jean  Chrysostome  Schulte,  O.  M. 
Cap.,  P.  Martin  von  Cochem,  1634-1712.  Sein  Leben  und 
seine  Schriften,  Fribourg-en-B.,  1910,  extrait  des  Freiburgcr 
theologisclie  Studien,  où  l'on,  trouve  une  copieuse  bibliogra- 
phie des  sources  à  consulter. 

P.  Edouard  d'Alençon. 

&.  MARTIN  DE  TORRECILLA,  frère 
mineur  capucin  de  la  province  de  Castille,  revêtit  l'ha- 
bit religieux  au  noviciat  de  Salamanque,  le  11  novem- 
bre 1650.  Il  était  ordonné  prêtre  en  1657  et  quatre  ans 
plus  tard  il  enseignait  la  philosophie;  en  1665  il  était 
lecteur  de  théologie.  C'est  alors  que  commença  son 
activité  littéraire  qui  ne  prendra  fin  qu'avec  sa  vie.  Il 
mourut  à  Madrid  le  27  décembre  1709.  Le  P.  Martin 
remplit  encore  d'autres  charges  dans  sa  province,  dont 
il  était  supérieur  quand  il  alla  à  Rome  pour  le  chapitre 
général  de  1678,  où  il  fut  élu  définiteur  de  tout  l'ordre. 
Ses  connaissances  théologiques  et  canoniques  l'avaient 
fait  nommer  qualificateur  du  tribunal  de  l'Inquisition 
espagnole,  ce  qui  ne  l'empêcha  pas  de  voir  un  jour 
plusieurs  de  ses  propositions  dénoncées  à  ce  tribunal. 
C'était  le  sort  commun  à  beaucoup  d'auteurs  et  des 
plus  orthodoxes;  il  se  défendit  et  aucune  condamna- 
tion ne  l'atteignit.  > —  Voici,  autant  que  nous  av  >ns 
pu  nous  retrouver  dans  ce  labyrinthe,  les  ouvrages  du 
P.  Martin,  presque  tous  écrits  en  langue  vulgaire  et 
imprimés  à  Madrid  :  Quœstiones  in  utramque  Aristote- 
licam  logicam,  in-8°,  1667;  Qua'sliones  in  octo  libros 
Aristotelis  physicorum  et  in  libros  de  mundo,  cœlo  et 
meteoris  et  in  opéra  sex  dierum,  1669  ;  Quœstiones  in 
quinque  libros  Aristotelicos,  duos  de  ortu  et  inleritu, 
tresque  de  anima,  1671.  Au  commencement  de  l'ou- 
vrage il  fait  profession  de  ne  suivre  aucune  école  en 
particulier,  il  n'est  ni  thomiste,  ni  scotiste.  ni  jésuite: 
il  ne  se  laisse  pas  entraîner  par  l'autorité,  mais  guider 
par  le  raisonnement;  ses  opinions  pourront  sembler 
singulières,  cependant  elles  sont  toujours  appuyées 
par  quelque  auteur  de  poids.  ■ —  Régla  de  lalerccra  Orden 
elucidada,  in-4°,  1672;  c'est  en  grande  partie  une  apo- 
logie de  sa  famille  religieuse  et  une  défense  de  ses 
droits  relativement  au  tiers  ordre;  il  reviendra  sur  le 
même  sujet  dans  l'Apologema,  espeio  y  excelencias  de  la 
serafica  religion   de  menores   capuchinos,  qu'il   publia 


211 


MARTIN    DE   TORRECILL  \ 


MARTIN    DE    TOURS 


212 


sous  le  pseudonyme  de  D.  Fermin  Raltariazi,  avec 
l'indication  supposée  de  Turin  1673,  ainsi  que  dans  le 
Yentilabro  formai,  légal,  apologelieo  y  serafico,  1685; 
ces  deux  ouvrages  reparurent  dans  les  tomes  iv  et  v 
des  Consultas.  Examen  de  la  poleslad  y  jurisdicion  de 
los  senores  obisjws,  assi  en  comun,  como  de  los  obispos 
regulares  y  titulares,  1682,  2°  édit.,  1093.  Consultas 
morales  y  esposicion  de  las  proposiciones  condenadas  por 
Innocencio  XI  y  Alexandro  VII,  1684,  1686,  1688, 
1  603.  Suma  de  lodas  las  malerias  morales  arregladas  a 
las  condenaciones  pontificias,  2  in-fol.,  1691,  1696. 
Consultas,  alegatos,  apologias  y  olros  tratados  assi 
regulares  como  de  otras  malerias  morales,  6  in-fol.,  1694, 
1697,  1699,  1701,  1705.  Dans  ces  volumes  il  réédite  des 
ouvrages  parus,  défend  sa  doctrine  et  aborde  les  sujets 
les  plus  divers  de  morale  et  de  droit  canonique.  Pro7 
pugnaculum  orlhodoxœ  fidei  adversus  quosdam  veritatum 
catholiearum  hosles,  1698,  1707.  Dans  le  premier 
volume  de  ses  Consultas,  le  P.  Martin  promettait  la 
publication  d'un  Compendio  de  todas  mis  obras  morales 
et  d'un  Curso  de  Theologia  escolastica,  pour  faire  pen- 
dant à  celui  de  philosophie.  Ce  Compendium  était 
publié  du  vivant  de  l'auteur,  Madrid,  1698,  par  son 
confrère  le  P.  François  de  la  Mota  de  la  province  de 
Castille.  On  fit  paraître  après  sa  mort  une  Encyclopedia 
canonica,  civil,  moral  regular  y  orthodoxa,  2  in-fol., 
1721,  2e  édit.,  1757.  Dans  son  Apologema  l'auteur 
publie  sans  ordre  une  série  des  aulores  capuchinos  y 
sus  obras,  essai  rudimentaire  de  bibliographie,  qui 
fournit  des  indications  utiles. 

Bernard  de  Bologne,  Bibliotheca  scriptorum  ord.  min. 
capuccinorum ,  Venise,  1747;  Jean  de  Saint-Antoine,  Biblio- 
theca  universel  franciscana,  Madrid,  1732;  Hurter,  Nomen- 
clalor,  3e  édit.,  t.  iv,  col.  966. 

P.  Edouard  d'Alençon. 

9.  MARTIN    DE  TOURS  (Saint),  iv»  siècle. 

—  S'il  n'a  aucun  droit  à  figurer  ici  comme  théologien, 

le  grand  évêque  mérite  au  moins  une  brève  mention, 

comme  étant  l'une  des  gloires  les  plus  pures  de  notre 

Église  de  France. 

1.  Vie.  —  Les  renseignements  de  bon  aloi  ne  man- 
quent pas  sur  les  faits  et  gestes  de  Martin;  mais  sa 
biographie  n'en  est  pas  moins  difficile  à  esquisser. 
Comme  le  dit  un  de  ses  plus  récents  historiens,  «  il 
semble  impossible  aujourd'hui  de  reconstituer  sur  des 
bases  solides  la  chronologie  de  la  vie  de  saint  Martin, 
surtout  pour  sa  jeunesse.  Bien  des  érudits  l'ont  tenté 
pourtant,  mais  la  divergence  de  leurs  conclusions  auto- 
rise une  réserve  un  peu  inquiète.  »  P.  Monceaux,  Saint 
Martin,  Paris,  1926,  p.  19.  Quelques  dates  seulement 
paraissent  certaines  :  le  4  juillet  371,  consécration 
épiscopale;  385,  séjour  à  Trêves;  8  et  11  novem- 
bre 397,  mort  et  funérailles. 

•  Martin  est  né  à  Sabaria,  en  Pannonie,  de  parents 
païens;  son  père  était  tribun  militaire,  exposé  dès  lors 
aux  changements  de  garnison.  C'est  ainsi  que  le  jeune 
Martin  fut  élevé  à  Pavie;  de  son  propre  mouvement  il 
se  fait  inscrire,  à  l'âge  de  dix  ans,  parmi  les  catéchu- 
mènes; il  rêve  de  la  vie  ascétique,  car  de  merveilleux 
récits  circulent  déjà  en  Occident  sur  les  «  Pères  du 
désert  ».  En  réalité  ce  fut  la  loi  militaire  qui  vint  le 
saisir;  fils  de  vétéran,  il  dut  être  enrôlé  de  bonne  heure, 
à  quinze  ans,  dit  Sulpice-Sévère.  A  dix-huit  ans  il  se 
faisait  baptiser;  entre  temps  s'est  déroulé,  aux  portes 
d'Amiens,  la  scène  du  manteau,  avec  ses  bienfaisantes 
conséquences  pour  Martin.  Quelques  années  plus  tard 
le  jeune  officier  obtenait  son  congé.  Sulpice-Sévère  le 
fait  partir  aussitôt  après  pour  Poitiers,  attiré  qu'il 
était  par  la  renommée  d'Hilaire;  ce  ne  peut  donc  être 
que  vers  l'année  355,  puisque  l'année  suivante  l'évêque 
de  Poitiers  était  exilé  en  Asie.  Hilaire  aurait  voulu 
promouvoir  Martin  au  diaconat  ;  mais  celui-ci  se  con- 
tenta des  modestes  fonctions  d'exorciste.  Peu  après, 


d'ailleurs,  il  quittait  Poitiers,  se  rendant  en  Pannonie 
pour  essayer  d'y  convertir  sa  famille.  Sa  mère  se  laissa 
gagner;  son  père  demeura  inflexible  et,  d'autre  part, 
la  hardiesse  avec  laquelle  le  disciple  d'Hilaire  s'éleva 
contre  l'arianisme,  alors  tout-puissant  dans  les  régions 
danubiennes,  lui  attira  de  fâcheuses  avanies.  Des 
mésaventures  analogues  l'attendent  à  Milan  ;  Auxence, 
l'évêque  arien,  le  chasse  de  la  ville;  Martin  se  réfugie 
dans  l'île  de  Gallinaria,  près  de  la  côte  de  Ligurie,  où 
il  mène  quelque  temps  la  vie  érémitique.  Puis  il 
apprend  la  rentrée  d'Hilaire  en  Occident,  et,  l'ayant 
manqué  à  Rome  où  il  comptait  le  joindre,  il  va  le 
retrouver  à  Poitiers.  Cette  fois  il  devra  accepter  la 
prêtrise,  mais  sans  renoncer  pour  autant  à  son  rêve 
de  vie  monastique.  Dans  un  lieu  désert,  au  sud  de 
Poitiers,  autour  de  la  cellule  où  il  se  retire,  voici  que 
des  disciples  affluent,  désireux  de  se  mettre  sous  sa 
direction,  et  c'est  l'origine  du  monastère  de  Ligugé, 
le  doyen  d'âge  de  tous  les  couvents  français.  C'est  de 
Ligugé  que  se  répand,  dans  toute  la  région,  la  renom- 
mée de  Martin,  grand  saint  et  déjà  grand  thauma- 
turge, et  c'est  là,  qu'à  l'été  de  371,  les  gens  de  Tours 
viendront  le  chercher  pour  en  faire  leur  évêque.  Si 
elle  est  acclamée  par  le  populaire  et  par  les  saintes 
gens,  l'élection  de  Martin  n'est  pas  vue  d'aussi  bon  œil 
par  quelques  prélats  mondains  du  voisinage  :  l'élu 
est  de  bien  piteuse  mine  et  d'allure  bien  négligée!  Il 
fallut  pourtant  céder  au  vœu  unanime  de  la  popula- 
tion; le  4  juillet  371,  Martin  est  consacré  évêque  de 
Tours. 

Son  épiscopat  sera,  dans  tout  l'ouest  de  la  Gaule,  le 
triomphe  du  christianisme  sur  la  superstition  païenne. 
En  bien  des  régions  tout  esta  faire;  en  d'autres,  si  le 
Christ  a,  dans  les  villes,  un  bon  nombre  d'adorateurs, 
les  campagnes  restent  fort  détachées  d'une  religion 
qu'elles  ne  connaissent  guère.  C'est  la  gloire  de  Martin 
d'avoir  entrepris  la  conquête.  Trop  anecdotiques,  les 
charmants  récits  de  Sulpice-Sévère  ne  permettent  pas 
de  dire  s'il  y  eut,  de  la  part  de  l'évêque  de  Tours,  plan 
concerté  ou  simple  obéissance  aux  inspirations  du 
moment;  du  moins  permettent-ils  d'entrevoir  quel- 
ques-uns des  moyens  mis  en  œuvre.  Le  plus  important 
c'est  l'institution  des  monastères.  Dès  le  début  de  son 
épiscopat,  s'était  formé  aux  portes  mêmes  de  Tours 
le  couvent  de  Marmoutier,  résidence  ordinaire  de 
l'évêque;  des  fondations  analogues  vont  se  multiplier, 
où  se  formeront  clercs,  moines,  évêques  même  pour  la 
région.  Dans  ses  expéditions  en  pays  païen,  on  voit 
d'ordinaire  Martin  accompagné  de  quelques-uns  de 
ces  moines;  ils  sont  les  auxiliaires  de  sa  prédication, 
les  témoins  aussi  de  ses  miracles.  Car  c'est  à  coup  de 
prodiges,  autant  qu'à  coup  de  sermons  que  Martin 
lutte  contre  la  superstition  et  le  paganisme;  devant  lui 
les  arbres  sacrés  tombent,  les  temples  des  idoles  sont 
abattus,  les  démons  reconnaissent  leur  vainqueur.  A 
peine  mort,  Martin  est  tout  auréolé  d'une  légende  qui 
se  colporte  en  tous  les  couvents  de  la  Gaule  et  que 
Sulpice-Sévère  recueille  pieusement.  Poésie  ou  vérité, 
qu'importe!  L'intéressant  pour  l'historien  n'est-il  pas 
de  saisir  la  forte  impression  qu'a  exercée  sur  son 
époque  celui  qui  fut  de  bonne  heure  proclamé  le  thau- 
maturge des  Gaules? 

L'historien  doit  relever,  d'autre  part,  que  le  zèle 
de  l'évêque  de  Tours  ne  fut  jamais  fanatisme.  S'il  y 
eut  des  violences  durant  ses  expéditions  missionnaires, 
c'est  contre  lui  qu'elles  s'exercèrent,  et  c'est  en  expo- 
sant sa  vie,  non  en  menaçant  celle  des  autres,  qu'il  lutta 
contre  les  fausses  religions.  Son  intervention  en  faveur 
de  Priscillien,  dont  certes  il  ne  partageait  pas  les  idées, 
donne  la  mesure  de  sa  largeur  d'esprit.  On  .sait  com- 
ment, se  trouvant  à  Trêves  en  385,  lors  du  procès 
mené  par  Ithace  contre  l'ancien  évêque  d'Avila, 
Martin  essaya,  vainement  d'ailleurs,  d'arracher  Pris- 


213 


M  A  HT 1 N    1  ) E    T OURS         M  A  R T I N   ( A N D R f 


214 


cillieii  à  la  mort,  commenl  ensuite  il  ne  se  résigna  à  la 
communion  d'Ithace  et   de  ses  complices  que  pour 

épargner  aux  priseillianistes  de  nouvelles  exécutions. 
Encore  sa  conscience  lui  reprocha-t-elte  toujours  cette 
démarche  qu'il  n'avait  accomplie  cependant  que  par 
charité.  —  Vingt-six  ans  d'un  épiscopat  bien  rempli 
lui  avaient  bien  mérité  la  suprême  récompense  :  elle  lui 
vint  le  8  novembre  391,  au  petit  bourg  de  Candes,  où  il 
était  allé  rétablir  la  paix.  Le  11  novembre  son  corps 
était  ramené  à  Tours,  en  un  véritable  triomphe.  Bien- 
tôt, sur  ses  reliques,  une  chapelle  s'élèverait,  en  atten- 
dant la  grande  basilique  qui  redirait  à  la  postérité  la 
gloire  de  saint  Martin.  Aucune  gloire  posthume  n'a 
jamais  égalé  la  sienne:  pendant  des  siècles  il  est 
demeuré  le  grand  saint  de  la  France,  notre  saint 
national. 

II.  La  profession  de  foi  de  saint  .Martin.  — 
Sous  le  nom  de  saint  Martin  il  a  été  publié  pour  la 
première  fois,  en  1511,  par  Josse  Chichtoue  une  Con- 
jessio  trinœ  unitatis  et  unius  trinitatis,  qui,  après  avoir 
figuré  dans  divers  recueils  patristiques  ou  conciliaires, 
a  finalement  trouvé  place  dans  la  Bibliotheca  veterum 
l'utrum  de  Gallandi,  t.  vu,  p.  590,  cf.  p.  xxvi,  et  dans 
/'.  V..,  t.  xvin.col.  11  et  12. 

Ce  texte  très  court  est  d'ailleurs  fort  mal  conservé; 
même  après  les  amendements  que  lui  a  fait  subir 
Thomas  Beaulxamis,  qui  a  essayé  de  l'expliquer,  il 
demeure  par  place  à  peu  près  inintelligible.  Comme  une 
des  pièces  publiées  récemment  par  K.  Kiinstle  dans 
ses  Antipriscilliania  (reproduite  dans  Denzinger-B., 
n.  17),  il  débute  par  les  mots  :  Clemens  Trinitas  est 
una  divinilas;  comme  celle-ci,  il  tient  à  établir  que  la 
distinction  des  personnes  ne  nuit  pas  à  l'unité  pro- 
fonde de  la  substance  divine:  mais  on  pourrait  croire 
que  la  place  et  le  rôle  du  Saint-Esprit  ne  sont  pas  aussi 
clairement  marqués  dans  notre  document  que  dans 
celui  de  Kiinstle.  Il  est  d'ailleurs  b;en  difficile  de  fonder 
une  théorie  quelconque  sur  un  texte  aussi  corrompu, 
et  dont  quelques  formules  sont  vraiment  inquiétantes. 

Le  plus  extraordinaire  est  que  cette  pièce,  d'une 
orthodoxie  douteuse,  ait  jamais  pu  figurer  sous  le  nom 
de  saint  Martin,  lequel,  à  coup  sûr,  ne  se  reconnaîtrait 
pas  dans  cet  amphigouri.  Mais  rien  ne  peut  étonner  en 
fait  d'inventions  de  copistes.  On  comprend  moins  que 
les  critiques  de  la  Renaissance  aient  cherché  à  justi- 
fier, par  un  appel  à  Sulpice-Sévère,  l'attribution  de 
cette  médiocre  pièce  à  l'évêque  de  Tours.  Sans  doute 
le  panégyriste  du  saint  parle  de  la  grâce  merveilleuse 
avec  laquelle  Martin  expliquait  l'Écriture,  de  la  science 
qu'il  montrait  en  parlant  des  choses  de  Dieu,  Vita 
n.  Mart.,  25,  P.  L.,  t.  xx,  col.  175;  cf.  Dialog.,  in,  17, 
col.  222.  Mais  il  est  remarquable  que  Sulpice,  si  au 
courant  de  tout  ce  qui  touche  son  héros,  ne  dise  pas 
un  mot  de  cette  confession  de  foi.  Dom  Ceillier  en 
avait  déjà  fait  la  remarque;  elle  est  décisive.  La  gloire 
de  saint  Martin  n'a  rien  à  gagner  à  cette  singulière 
attribution. 

I.  Vif.  de  saint  Martin.  —  Il  ne  saurait  être  question 
de  donner  une  bibliographie,  même  sommaire,  de  la  vie  de 
saint  Martin.  Voir  pour  les  sources  la  Bibliotheca  hagiogra- 
phica  lalina  des  Bollandistes,  n.  5610-5666,  p.  823-830; 
pour  les  travaux  et  les  sources,  Ul.  Chevalier,  Répertoire, 
Bio-bibliographie,  t.  n,  col.  310S-3112. 

La  source  essentielle,  et  a  vrai  dire  unique,  est  Sulpice- 
Sévère,  qui  a  connu  personnellement  l'évêque  de  Tours, 
et  lui  a  consacré  :  De  vita  B.  Martini;  Epistolw  très  ;  Dia- 
logi;  auxquels  il  faut  ajouter  deux  chapitres  de  l'Hisloria 
laera,  1.  III,  c.  xi.ix-i.;  le  tout  dans  P.  L.,  t.  xx,  col.  157- 
222, et  mieux  dans  l'édit.  Halm  du  Corpus  de  Vienne,  1. 1, 
1866.  Récemment,  dans  un  livre  qui  a  fait  quelque  peu 
scandale,  E.  Babut  a  attaqué  la  sincérité  de  Sulpice  : 
Saint  Martin  de  Tours,  Paris,  1912  (paru  en  articles  dans  la 
Revue  d'histoire  cl  de  littérature  religieuse,  II'  sér.,  t.  n, 
1911);  voir  la  réfutation  de  la  thèse  paradoxale  de  Babut  par 
H.  Delehaye,  dans  Analeda  Bollaildiana,  1020,  t.  xxxvm, 


p.  1-136,  et  par  ('..  .lullian.dans  Revue  des  Études  anciennes, 
t.  xxiv,  p.  37  sq.  et  xxv,  p.  48  Sq.,  et  dans  Histoire  de  la 
Gaule,  t.  vin,  Paris,  1926,  p.  2.">.">  sq.,  299  sq.  Bon  résumé, 
de  la  discussion  dans  1'.  Monceaux,  Saint  Martin,  Paris, 
1926,  où  l'on  tiouvcra  une  étude  sommaire,  niais  très 
suggestive.  —  A  coté  de  Sulpice-Sévère  il  faut  encore  men- 
tionner Grégoire  de  Tours;  dans  l'Hisloria  Francorum, 
1.  I,  c.  xxxvi-xxxmii,  xi.m,  il  essaie  de  fixer  la  chronologie 
de  saint  Martin;  le  De  miraculis  S.  Martini,  en  4  livres, 
raconte  surtout  la  gloire  posthume  du  thaumaturge; 
textes  dans  P.  L.,  t.  lxxi,  et  mieux  dans  Monum.  Germ. 
hisl.,  Script,  rer.  merov.,  t.  I,  p.  51,  52,  et  584-661. 

II.  Confession  de  foi.  —  Publiée  en  1511  par  Josse 
Chlichtoue,  avec  la  Vila  de  Sulpice-Sévère,  en  1514  par 
Théodore  Pulmann,  elle  a  été  surtout  étudiée  par  le  carme 
Thomas  Beaulxamis,  qui  en  a  donné  le  texte  et  le  commen- 
taire à  la  fin  de  son  édition  de  la  Vita  de  Sulpice-Sévère, 
Paris,  1571.  —  Voir  Histoire  littéraire  de  la  France,  1. 1  b, 
1733,  p.  417;  dom  Ceillier,  Histoire  des  auteurs  sacres  et 
ecclésiastiques,  2e  édit.,  t.  vm  ,  p.  122-123.    &     ...  „„ 

*  11.  AMANN. 

10.  MARTIN  André  (1621-1695),  naquit  à 
Bressuire  en  1621  et  entra  à  l'Oratoire  en  1641  ;  il  fut 
reçu  à  la  maison  de  Paris  le  22  août  1641  et  ordonné 
prêtre  en  1646.  Il  fut  envoyé  à  Marseille  où  il  com- 
mença son  cours  de  philosophie  et  il  quitta  cette  ville 
en  1652;  il  vint  à  Angers  où  son  arrivée  annonça  une 
«  révolution  philosophique  »,  car  il  enseignait,  avec  la 
doctrine  de  saint  Augustin,  les  théories  cartésiennes. 
Son  enseignement  et  ses  leçons  lui  suscitèrent  de  vives 
oppositions  :  on  l'accusa  de  défendre  les  cinq  proposi- 
tions de  Jansénius  et  il  dut  quitter  Angers;  alors  on  fit 
courir  le  bruit  qu'il  s'était  retiré  à  Genève;  en  fait,  il 
vint  à  Paris  au  couvent  Saint-Honoré  et  il  montra  la 
fausseté  des  accusations  portées  contre  lui.  Il  mourut 
à  Poitiers  le  26  septembre  1695. 

Son  premier  écrit  est  Philosophia  moralis  christiana, 
Angers,  1653,  publié  sous  le  pseudonyme  de  Jean 
Camerarius.  C'est  un  recueil  de  textes  de  saint  Augus- 
tin. Le  t.  Ier,  quoique  placé  sous  la  protection  de  saint 
Augustin  et  de  saint  Thomas,  fut  mis  à  l'Index  par 
Innocent  X,  comme  imbu  de  jansénisme;  l'auteur  y 
étudiait  les  actes  humains,  la  liberté  et  le  concours 
divin.  Martin  poursuivit  son  ouvrage,  sous  un  titre 
différent  :  Sanctus  Augustinus,  de  existentia  cl  veritale 
Dei,  et  sous  un  nouveau  pseudonyme,  Ambroise  Victor, 
théologien,  1653;  puis  un  De  anima,  1656,  et  enfin 
De  philosophia  morali,  1658.  Ces  trois  petits  volumes 
eurent  un  grand  succès  et  ils  furent  réimprimés,  consi- 
dérablement augmentés,  sous  le  titre  :  Philosophia 
christiana,  Ambrosio  Victore  theologo  colleclore,  6  vol., 
in-12,  Paris,  1671;  chacun  des  volumes  a  un  sous- 
titre  :  1.  De  philosophia  in  universum;  2.  De  existentia 
et  veritate  Dei;  3.  De  Deo;  4.  De  anima;  5.  De  philoso- 
phia morali  avec  un  appendice  de  saint  Thomas  :  De 
voluntate  et  liberio  arbitro;  6.  De  anima  bestiarum,  où  il 
traite  une  question  alors  à  la  mode  et  montre,  par 
des  textes  de  saint  Augustin,  que  ce  Père  aboutissait 
à  la  même  conclusion  que  les  cartésiens  :  les  animaux 
ne  sont  que  des  automates  et  des  machines.  Le  pseu- 
donyme Ambrosius  Victor  lui  avait  été  donné  par  ses 
confrères  de  Sauniur,  à  cause  de  ses  triomphes  sur 
l'hérésie,  qui  en  firent  un  adversaire  redouté  des  pro- 
testants. Malebranche  parle  de  lui  dans  ses  Recherches 
sur  la  vérité,  en  1664,  et  déclare  qu'il  a  puisé,  dans  les 
conversations  et  les  écrits  d'Ambroise  Victor,  son 
goût  pour  la  doctrine  de  saint  Augustin;  de  nos  jours, 
l'abbé  Fabre  a  réimprimé  l'écrit  de  Martin,  et  Nouris- 
son,  dans  son  ouvrage,  La  philosophie  de  saint  Augus- 
tin, t.  i,  p.  vii-ix  et  t.  n,  p.  226-227,  a  tenu  grand 
compte  de  ce  travail,  et  montré  l'influence  qu'il 
exerça  sur  Malebranche.  Cf.  !..  de  Cens,  La  philosophie 
en  Anjou,  dans  la  Revue  historique,  littéraire  et  archéo- 
logique de  l'Anjou,  juin  1873,  t.  x,  p.  362. 

Martin  avait,  au  dire  îles  Mémoires  manuscrits 
de  Bonardy,  composé  une  théologie,  d'après  les  prin- 


215 


MARTIN    (ANDRE)  —  MARTIN     GRÉGOIRE] 


216 


cipes  <le  saint  Augustin;  niais  ce  travail  n'a  jamais  été 
publié.  L'influence  de  saint  Augustin  se  fait  sentir  dans 
les  thèses  qu'il  fit  soutenir  à  Angers,  en  particulier 
dans  une  thèse  sur  la  grâce,  dédiée  à  Mgr  de  Buzanval, 
évoque  de  Beauvais,  et  celle  thèse  fut  reprise  trois 
fois,  les  22,  26  et  30  août  1(172;  dans  une  thèse  sur  la 
grâce  des  deux  états,  dédiée  à  saint  Augustin,  qui  en 
fournit  toute  la  matière;  dans  une  thèse  sur  la  Trinité 
qui  expose  la  doctrine  de  saint  Augustin;  dans  une 
thèse  sur  la  Trinité  et  l'Incarnation  et  une  autre  sur 
la  grâce  justifiante;  dans  une  nouvelle  thèse  sur  la 
grâce  où  on  trouve  exposée,  en  1674,  la  doctrine  des 
cinq  propositions  et  qui  fut  condamnée  par  un  décret 
de  l'Index  du  4  décembre  1674,  en  même  temps  qu'une 
autre  thèse  sur  la  grâce  dédiée  à  la  Mère  de  la  Divine 
grâce.  Ce  fut  cette  dernière  thèse  qui  valut  au  P.  Mar- 
tin une  lettre  de  cachet  et  mit  fin  à  son  enseignement 
(8  août  1674),  malgré  l'intervention  d'Henri  Arnauld, 
évoque  d'Angers. 

Michaud,  Biographie  universelle,  t.  xxvu,  p.  120;  Hoeler, 
Nouvelle  biographie  générale,  t.  xxxiv,  col.  32-33;  Feller, 
Biographie  universelle,  édit.  Pérennès,  1842,  t.  vni,  p.  225; 
Moréri,  Le  grand  dictionnaire,  édit.,  de  1759,  t.  vn,  p.  299; 
Richard  et  Giraud,  Bibliothèque  sacrée,  t.  xvi,  p.  238; 
Dreux  du  Radier,  Bibliothèque  historique  et  critique  du 
Poitou,  5  vol.  in-12,  Paris,  1754,  t.  iv,  p.  294-298  et  Histoire 
littéraire  du  Poitou,  t.  n,  p.  225-227;  Desessarts,  Les  siècles 
littéraires  de  la  France,  t.  iv,  p.  306-307;  Célestin  Port, 
Dictionnaire  historique,  géographique  et  biographique  de 
Maine-et-Loire,  3  vol.  in-4°,  Paris  et  Angers,  1874-1876, 
t.  n,  p.  009;  Ingold,  Mémoires  domestiques  pour  servir  à 
l'histoire  de  l'Oratoire,  t.  lu,  p.  518-529;  Hurter,  Nomencla- 
lor,  3'  édit.,  t.  îv,  col.   44N. 

J.  Carreyre. 

11.  MARTIN  Claude,  bénédictin  de  la  congré- 
gation de  Saint-Maur  (1619-1696).  —  Né  à  Tours  le 
2  avril  1619,  il  eut  pour  mère  la  vénérable  Marie  de 
l'Incarnation,  ursuline  morte  au  Canada.  Profès  de 
la  congrégation  de  Saint-Maur,  en  l'abbaye  de  Ven- 
dôme, l'an  1642,  il  fut  successivement  prieur  des 
abbayes  de  Meulan,  des  Blancs-Manteaux  à  Paris,  de 
Compiègne,  de  Saint-Serge  d'Angers,  de  Bonne-Nou- 
velle de  Rouen,  de  Marmoutier,  et  en  même  temps 
assistant  de  plusieurs  supérieurs  généraux.  Il  mourut 
simple  religieux  à  Marmoutier  en  1696.  Dom  E.  Mar- 
tène  a  écrit  sa  vie.  Dom  Cl.  Martin  a  publié  les  Lettres 
et  quelques  autres  traités  composés  par  sa  mère.  On 
lui  est  redevable  de  la  nouvelle  édition  des  œuvres  de 
saint  Augustin,  car  après  en  avoir  inspiré  le  dessein  il 
en  assura  l'exécution.  Il  faut  signaler  enfin,  comme 
étant  de  sa  composition,  les  Méditations  pour  les 
dimanches,  les  fériés  et  les  principales  fêtes  de  l'année, 
2  in-4°,  Paris,  1669  (elles  ont  été  traduites  en  latin  par 
dom  Mezger,  4  in-12,  Salzbourg,  1695). 

Dom  Tassin,  Hisloire  littéraire  de  la  Congrégation  de 
Saint-Maur,  Paris,  1770,  p.  163;  dom  R.  Heurtebize, 
La  vie  des  justes  de  dom  Mariène,  Paris,  1925,  t.  n,  p.  140; 
Hoeler,  Nouvelle   biographie   universelle,   t.   xxxiv,   p.   31. 

J.  Baudot. 

12.  MARTIN  DE  LA  MÈRE  DE  DIEU, 
carme  déchaussé  espagnol  et  auteur  ascétique  du 
xvne  siècle.  ■ —  Né  àCastejôn  de  losMonegros,  province 
de  Huesca,  en  1579,  il  entra  dans  l'Ordre  des  carmes 
déchaussés  à  Saragosse  et  prononça  deux  fois  ses 
vœux  :  d'abord  le  26  avril  1598  et  puis  le  1er  mai  1600, 
en  revalidation  de  la  première  profession.  Homme 
d'une  grande  sainteté  et  d'une  vie  très  austère  et 
pénitente,  remarquable  par  ses  longs  jeûnes  au  pain 
et  à  l'eau,  l'usage  fréquent  des  cilices,  des  chaînes  et 
des  disciplines,  il  stimula  ses  confrères  à  la  vie  éré- 
mitique  qui  se  pratique  dans  les  saints  Déserts  des 
carmes  déchaussés.  Non  seulement  il  leur  prêcha 
d'exemple  au  saint  Désert  de  Saint-Hilarion  de  El 
Cardon,  en  Catalogne,  dont  il  fut  prieur  et  où  il  vécut 


de  longues  années;  mais  aussi  il  leur  composa  plusieurs 
ouvrages,  qu'il  leur  dédia.  Il  fut  plusieurs  fois  maître 
des  novices  à  Saragosse  (la  1"  fois  en  1610);  prieur 
des  couvents  de  Tamarite,  Calatayud,  El  Cardon, 
Saragosse  et  Valence;  deux  fois  provincial  de  la  pro- 
vince de  Catalogne,  d'Aragon  et  de  Valence  et  une 
fois  définiteur  général  de  la  Congrégation  d'Espagne. 
Il  mourut  saintement,  comme  il  avait  vécu,  au  cou- 
vent de  Saint-Joseph  de  Saragosse,  le  13  janvier  1656. 
Le  P.  Martin  de  la  Mère  de  Dieu  publia  plusieurs 
ouvrages  ascétiques  en  espagnol,  qui  furent  assez 
goûtés  de  son  temps.  Notamment  :  1.  Practica  g 
exercicios  de  bien  morir,  Madrid,  1628,  in-16  et  Tor- 
tosa,  1630.  Cet  ouvrage  fut  traduit  en  plusieurs 
langues,  entre  autres  en  latin,  sous  le  titre  de  Praxis 
seu  exercitium  bene  moriendi,  Cologne,  1641,  in-12.  — 
2.  Arbitrio  espirilual  para  enriquecer  el  aima,  reducida 
â  très  partes,  donde,  en  que,  y  como  quiere  Bios,  Sara- 
gosse, 1649,  in-12.  —  3.  Estaciones  del  Hermitano  de 
Chrislo,  Saragosse,  1651,  in-8°,  dédié  aux  carmes 
déchaussés  ermites  du  saint  Désert  de  El  Cardon.  — 
4.  Explicacion  de  las  Estaciones  del  Hermitano  de 
Christo.  —  5.  Los  1res  Assistenles  de  Jésus,  esto  es  la 
pobreza,  dolor  c  infamia,  Saragosse,  1654,  in-8°, 
dédié  aux  mêmes  ermites  de  El  Cardon.  —  6.  Arpa 
Cristifera  templada  à  la  veneracion  de  la  Imagen  de 
Chrislo  Nuestro  Senor  Crucificado,  destrozada  por  los 
hereges,  restaurada  y  colocada  con  ricos  adornos  bajo 
la  ara  de  la  capilla  mayor  del  real  convento  de  san  Lazaro 
de  Zaragoza...  Saragosse,  1655,  in-4°. 

Joseph  du  Saint-Ksprit,  C.  D.,  Cadena  mystica  carmeli- 
lana,  Madrid,  1678,  Catalogo  de  los  autores  carmelilas 
descalzos;  Joseph  de  Sainte-Thérèse,  C.  D.,  Reforma  de  los 
Descalzos  de  Nuestra  Senora  del  Carmen,  Madrid,  1683, 
t.  m,  1.  IX,  c.  x,  n.  7,  p.  45;  Aubertus  Mirseus,  Biblio- 
theca  ecclesiastica,  part.  II,  249,  édit.  de  Fabricius,  Ham- 
bourg, 1718,  p.  335;  Martial  de  S.  Jean-Baptiste,  C.  D., 
Bibliolheca  scriptorum...  carm.  exe,  '  Bordeaux,  1730, 
p.  289-290,  n.  20;  Cosme  de  Villiers,  C.  C,  Bibliotheca 
carmelitana,  Orléans,  1752,  t.  n,  col.  389-390,  n.  85;  Nicolas 
Antonio,  Bibliotheca  hispana  nova,  Madrid,  1783-1788,  t.  u, 
p.  106  a;  Félix  de  Latassa,  Biblioteca  nueva  de  los  escritores 
Aragoneses  que  florecieron  desde  cl  ano  de  1S0O  hasla  el  de 
1802,  Pampelune,  1798-1802,  t.  m,  p.  231,  232,  n.  166; 
Barthélémy  de  S.  A.-Henri  du  S.  S.,  C.  D.,  Collectio  scrip- 
torum O.  carm.  exe,  Savone,  1884,  t.  n,  p.  29,  30,  n.  48. 
P.  Anastase  de  Saint-Paul. 

13.  MARTIN  Grégoire,  controversiste  anglais 
du  xvi'  siècle.  ■ —  Originaire  de  Maxfield,  dans  le 
Sussex,  il  entra  en  1557  au  collège  Saint-John  d'Ox- 
ford, où  il  se  fit  bientôt  remarquer  par  sa  connais- 
sance du  grec  et  de  l'hébreu.  Son  catholicisme  le  força 
de  s'exiler  pendant  la  persécution  d'Elisabeth  :  il  alla 
rejoindre  à  Douai,  en  1570,  son  compatriote  Guillaume 
Allen,  fondateur  du  Collège  anglais  de  cette  ville.  Là, 
il  étudia  la  théologie,  fut  ordonné  prêtre  en  1573, 
conquit  la  licence  le  11  janvier  1575.  Après  un  court 
séjour  à  Rome,  il  fut  rappelé  à  Reims  où  Allen  avait 
dû  transférer  son  collège  en  1578;  il  y  enseigna  le  grec, 
l'hébreu,  l'Écriture  sainte  et  y  resta  jusqu'à  sa  mort 
qui  survint  le  28  octobre  1582.  Grégoire  Martin  est 
surtout  connu  comme  auteur  de  la  traduction  anglaise 
de  la  Bible  qui  devait  rester  célèbre  sous  le  nom  de. 
Bible  de  Douai.  Il  l'entreprit  sur  les  instances  d'Allen. 
Le  Nouveau  Testament  parut  à  Reims  en  1582; 
l'Ancien  Testament  fut  publié  en  1609-1610,  avec  des 
notes  polémiques  et  des  tables  historiques,  œuvre  de 
Richard  Bristow  et  de  Worthington.  Outre  cette  tra- 
duction, qui  fut  souvent  rééditée,  Martin  a  écrit  divers 
ouvrages  dont  plusieurs  sont  restés  inédits.  De  son 
vivant  ont  paru  :  1.  A  treatise  of  schisme,  in-16, 
Douai,  1578;  2.  A  discoverie  of  the  manifold  corrup- 
tions of  the  H.  Scriplures  by  the  heretikes  of  our  daics, 
specially    the    cnglish    sectaries,    Reims,    1582,    in-8°. 


2i' 


MARTIN   (GRÉGOIRE)  —   MARTINEZ    DEL    IMIADo 


2 1  8 


Apres  .sa  mort  :  3.  A  treatise  of  Christian  pérégrination, 
in-16,  Reims,  1583  ;  4.  A  treatise  oj  the  love  of  the  soûls, 
n>ith  questions  to  the  protestants,  in-12,  Saint-Onier. 
[603. 

Pearsans-Chalmers,  The  gênerai  biographical  dictionary. 
t.  xxi,  Londres,  1815,  p.  368-369;    S.     Lee,    Diclionary  0/ 

national  biograpliy,  t.  xxxi,  Londres,  1893,  p.  277-278; 
Gillow,  Biograph.  diclionary  of  the  english  cath.,  t.  IV,  col. 
18  1-191;  Ilurter,  Nomencbttor,  3"  édit.,  t.  m,  col.  27K-2SO; 
voir  aussi  la  bibliographie  donnée  à  l'article  Allen. 

E.  Vansteenberghe. 

14.  MARTIN  Jacques,  bénédictin  de  ta  congré- 
gation de  Saint-Maur  (168-1-1751).  —  Originaire  du 
diocèse  de  Mirepoix  (actuellement  réuni  à  Carcas- 
sonne),  il  entra  à  vingt-quatre  ans  dans  la  congréga- 
tion de  Saint-Maur,  fit  profession  à  La  Daurade 
(Toulouse),  le  13  mai  1709.  Il  enseigna  quelque  temps 
à  Sorèzc,  puis  rentra  à  Toulouse  où  il  conçut  le  plan 
d'un  grand  ouvrage  sur  les  origines  celtiques  et  la 
religion  des  Gaulois.  Il  le  communiqua  à  Montfaucon, 
qui,  dans  cet  ardent  travailleur,  pressentit  un  sujet 
de  grande  espérance  et  le  fit  venir  à  Saint-Germain- 
des-Prés.  Ce  fut  une  des  figures  les  plus  marquantes  de 
l'Académie  bernardine  :  hébraïsant  distingué,  il  colla- 
bora au  Lexicon  hebraicon  de  dom  Guarin,  publia  en 
deux  volumes  des  Explications  de  plusieurs  textes  diffi- 
ciles de  l'Écriture,  Paris,  1730,  où  malheureusement  il 
donna  libre  cours  à  son  imagination  hardie  et  intem- 
pérante :  il  y  avait  des  idées  neuves,  des  explications 
ingénieuses  et  fort  originales,  mais  à  cause  des  planches 
peu  convenables,  le  gouvernement  fit  arrêter  la  vente 
du  livre.  La  préface  contenait  une  vraie  déclaration  de 
guerre  contre  les  appelants  exprimée  avec  une  âpre 
éloquence  :  aussi  les  jansénistes  le  poursuivirent-ils  de 
leurs  attaques.  Il  mourut  à  Saint-Germain  le  5  sep- 
tembre 1751. 

Concernant  la  religion,  son  premier  ouvrage  qui  a 
pour  titre  :  La  religion  des  Gaulois  tirée  des  plus  pures 
sources  de  l'antiquité,  2  in-4°,  Paris,  1727,  dénote  un 
profond  chercheur.  Il  fut  l'occasion  d' Éclaircissements 
historiques  sur  les  origines  celtiques  et  gauloises,  avec 
les  quatre  premiers  siècles  des  annales  des  Gaules,  in-12, 
Paris,  1744,  sorte  de  débat  avec  un  professeur  du 
collège  des  Quatre-Nations,  qui  prépara  les  voies  à 
l'Histoire  des  Gaules  et  des  conquêtes  des  Gaulois, 
depuis  leur  origine  jusqu'à  la  fondation  de  la  monarchie 
française,  2  in-4",  Paris,  1752-1754.  (Dom  de  Brézillac 
publia  ces  deux  volumes,  après  la  mort  de  l'auteur.) 
La  préface  dénote  un  vrai  savant.  — •  Dom  Jacques 
Martin  ne  se  bornait  pas  à  l'étude  d'un  seul  peuple. 
Ainsi  il  donna  :  l'Explication  de  divers  monuments 
singuliers  qui  ont  rapport  à  la  religion  des  plus  anciens 
peuples...  avec  un  examen  de  la  dernière  édition  des 
ouvrages  de  saint  Jérôme,  Paris,  1739.  Puis  il  s'intéressa 
aux  écrits  de  saint  Augustin,  d'où  la  publication  de 
deux  lettres  du  saint  docteur  sous  ce  titre  :  S.  Augus- 
lini  ep.  Hipponensis  cpistolee  duœ,  recens  in  Germania 
repertœ,  notis  criticis,  hisl.,  chronol.  illuslratœ...,  Paris, 
1731.  La  traduction  de  ces  deux  lettres  en  français, 
ayant  été  attaquée  par  des  docteurs  de  Sorbonne, 
dom  J.  Martin  répliqua  dans  une  brochure  qui  a  pour 
titre  :  Venerando  seniori  et  omnibus  ac  singulis  domus 
societalisque  Sorbonicse  doctoribus  ac  magistris,  1734? 
Il  donna  ensuite  :  Les  Confessions  de  suint  Augustin, 
traduites  en  français  avec  le  latin,  2  in-8",  Paris,  1741. 
Le  cardinal  Quirini,  évèque  de  Brescia,  ayant  soutenu 
l'opinion  que  Platon  avait  eu  connaissance  des  idées 
juives  sur  le  mystère  de  la  sainte  Trinité,  en  écrivit 
:i  Montfaucon  qui  avait  contredit  ce  sentiment  dans  sa 
Hibliotheca  bibliothecarum;  mais  l'illustre  bénédictin 
mourut  avant  de  pouvoir  donner  la  réponse  :  dom 
■  I.  Martin  prit  cette  tâche,  d'où  sa  Lettre  à  M.  le  car- 
dinal Quirini,  évéque  de   Brescia   et   bibliothécaire  du 


Vatican,  s.  1  ,  1742;  il  y  satisfait  aux  objections  du 
savant  cardinal  et  apporte  de  nouvelles  raisons. 

E.  de  Broglie,  Bernard  de  Montfaucon  et  les  Bernardine 
(1715-1750),  2  in-8",  Paris,  1891,  l.  1,  p.  21-2X;  t.  m,  p.  243, 
277,  300;  Ch.  de  Lama  :  Bibliothèque  des  écrivains  de  la. 
Congrégation  de  Saint-Maur,  Paris,  1S82;  Hurter,  Nomen- 
clator,  3e  édit  ,  t  11,  col.  1368;  dom  Tassin.  Histoire  littérain 
de  la  Congrégation  de  Saint-Maur,  Bruxelles,  1770,  p.  498. 

J.  Baudot. 

1.  MARTINEZ  Grégoire,  des  frères  prêcheurs 
(1575-1637).  —  Né  à  Ségovie,  d'une  famille  noble, 
il  avait  d'abord  été  destiné  â  la  profession  des  armes; 
ses  études  de  philosophie  faites  au  couvent  des  frères 
prêcheurs  déterminèrent  son  entrée  dans  Tordre  où  il 
fit  ses  vœux  en  1591.  Il  prit  au  couvent  même  les 
grades  de  maître  es  arts  et  de  lecteur  en  théologie, 
puis  devint  à  son  tour  professeur,  d'abord  dans  cette 
même  maison  de  Ségovie,  puis  à  Valladolid,  au  grand 
couvent  de  Saint-Paul.  En  même  temps  que  bon  pro- 
fesseur, il  était  aussi  prédicateur  goûté  et  confesseur 
recherché.  Après  avoir  exercé  les  fonctions  de  prieur 
en  diverses  maisons  (Vittoria,  Médina  del  Campo),  il 
se  retira  à  Ségovie;  il  mourut  à  Valladolid  où  il  étail 
allé  surveiller  l'impression  de  son  dernier  ouvrage,  le 
15  mai  1637.  —  II  reste  de  lui  des  Commentaria  super 
/am_//se  jj  Thomœ,  in-fol.,  en  3  vol.  :  t.  1,  q.  i-xxi, 
Valladolid,  1617;  t.  11,  q.  xxii-lxxxix,  Tolède,  1622 ; 
t.  m,  q.  xc-exiv,  Valladolid,  1637. 

Quétif-Ecliard,  Scriplores  ordinis  prœdicalorum,  t.  11, 
p.  494;  N.  Antonio,  Bibliotheea  hispana  nova,  2e  édit., 
Madrid,  1783,  t.  1,  p.  546;  Hurter,  h'omcnclalor,  3"  édit.^ 
t.  m,  col.  660. 

É.    Amann. 

2.  MARTINEZ  Jean,  des  frères  prêcheurs 
(1590-1676).  —  Né  à  El  Corral  de  Almaguer  (diocèse 
de  Tolède),  il  entra  en  1606  au  couvent.de  Ségovie: 
après  de  brillantes  études  à  Salamanque  et  à  Àlcala, 
il  professa  en  diverses  maisons  avec  un  très  grand 
succès,  notamment  à  Piacenza  et  à  Pampelune  où  il 
fonda  une  nouvelle  académie.  Recteur  du  collège 
d'Alcala  à  l'époque  brillante  où  Jean  de  Saint-Tho- 
mas y  enseignait,  il  fut  ensuite  prieur  de  divers  cou- 
vents à  Madrid,  Tolède,  Ségovie,  puis  de  nouveau  à 
Madrid.  C'est  alors  qu'il  devint  confesseur  de  divers 
membres  de  la  famille  royale  et  finalement,  après  la 
mort  de  Jean  de  Saint-Thomas,  celui  de  Philippe  IV 
lui-même.  Après  la  mort  de  celui-ci,  la  régente  lui 
offrit  le  siège  de  Compostelle,  qu'il  refusa.  Son 
influence  festa  considérable  à  la  cour;  il  était  d'ail- 
leurs membre  du  Conseil  suprême  de  l'inquisition 
espagnole.  Il  mourut  à  Madrid  le  1er  janvier  1076.  - 
L'ouvrage  important  qu'il  a  laissé  est  le  reflet  de  ses 
préoccupations  de  directeur  des  affaires  ecclésias- 
tiques :  Discursos  theologicos  y  polilicos,  Madrid,  1661, 
in-fol.;  on  y  traite  des  translations  d'évêques,  des 
choix  épiscopaux  (vaut-il  mieux  choisir  des  théolo- 
giens ou  des  canonistes,  des  séculiers  ou  des  régu- 
liers), du  caractère  des  ordres  militaires  de  Saint- 
Jacques,  Alcantara,  Calatrava;  mais  il  y  a  aussi  une 
longue  consultation  sur  la  question  des  blés  et  farines. 

Quétif-Echard,  Scriplores  ordinis  preedicatorum,  t.  11, 
p.  665;  N.  Antonio,  Bibliotheea  hispana  nova,  2e  édil  , 
Madrid,  17.S3,  t.  1,  p.  735. 

É.   Amann. 

3.  MARTINEZ  DEL  PRADO  Jean,  des 
frères  prêcheurs,  xvu"  siècle.  —  Né  à  Valladolid  dans 
le  premier  quart  du  xvir  siècle,  il  entra,  jeune  encore, 
au  couvent  des  dominicains  de  Ségovie.  Remarqué 
pour  la  vivacité  de  son  esprit,  il  fut  envoyé  au  collège 
Saint-Thomas  d'Alcala,  où  il  enseigna  bientôt  la 
théologie  avec  distinction.  Élu  provincial  d'Espagne 
en  1662,  il  s'acquitta  de  ses  fondions  avec  beaucoup 
de  zèle,  s'efforçant  tout  spécialement  de  donner  une 


219 


MARTI  NEZ    DEL    l'HAlxi 


MARTYRE 


220 


forte  impulsion  aux  études.  Trop  attaché  aux  opinions 
de  son  ordre  sur  la  conception  de  .Marie,  il  encouru! 
la  disgrâce  de  Philippe  IV  pour  un  mémoire  qu'il 
lui  avail  adresse  au  sujet  d'une  ordonnance  royale 
prescrivant  aux  prédicateurs  de  saluer,  au  début 
de  leurs  sermons,  .Marie  conçue  sans  péché.  Relégué, 
de  ce  chef,  au  Pefton  de  Francia,  il  n'en  sortit  qu'après 
avoir  adressé  à  la  province  une  instruction  conforme 
aux  ordres  royaux.  Il  mourut  à  Ségovie  le  25  fé- 
vrier 1068.  Son  œuvre  imprimée  est  considérable,  et 
comprend  d'une  part  un  cours  de  philosophie,  de 
l'autre  plusieurs  ouvrages  importants  de  théologie. 
Elle  a  paru  tout  entière  à  Alcala. 

1°  A  la  philosophie  se  rapportent  :  1.  Conlroversiee 
metaphysicales  sacrée  theologiœ  ministrœ,  in-fol.s  Al- 
cala, 1649;  2.  Dialecticie  institutiones  quas  summulds 
vocant,  in-8°,  1650;  2e  édit.,  1651;  3.  Quœstiones  logi- 
cœ,  in-4°,  1651,  2e  édit.,  1655;  4.  Quœsticnes  philo- 
sophie naturalis  super  VIII  libros  Physicorum,  in-4n, 
1651;  5.  Quœstiones  super  II  libros  Arislotelis  de 
generatione  et  corruption?,  in-4°,  1651;  6.  Quiestiones 
super  III  libros  de  anima,  in-4°,  1652. 

2°  Non  moins  imposante  par  la  masse  est  l'œuvre 
théologique  :  1.  Theologiœ  moralis  quœstiones  prœci- 
puse,  in-fol.,  t.  i,  1653  (auquel  est  annexée  une  disser- 
tation sur  les  stigmates  de  sainte  Catherine  de  Sienne, 
parue  d'abord  comme  opuscule  séparé  en  1652),  t.  n, 
1656;  2.  De  sacramentis  in  génère,  et  in  specie  de  bap- 
lismo  et  confirmations;  dubitationes  scholasticse  et  mo- 
rales super  III*™  parlem,  q.  LX-LXXII,  in-fol.,  1660; 
3.  De  eucharistiœ  sanctissimo  sacramento  et  divino 
misses  sacrificio,  q.  LXXIII-LXXXIII,  in-fol.,  1662  ;  4.  De 
pseniteniise  sacramento  a  q.  lxxxiv  ad  q.  xxv/n 
supplem.,  publié  après  la  mort  de  l'auteur,  in-fol.  1669. 
Le  P.  Martinez  avait  commencé  la  rédaction  d'un 
ouvrage  sur  l'immaculée  conception  où  il  entendait 
mettre  au  point  la  doctrine  de  son  ordre  sur  le  privi- 
lège mariai,  et  montrer  que  les  diverses  •  décisions 
pontificales  laissaient  intactes  la  position  de  saint 
Thomas.  Seul  le  t.  icr  a  paru,  Notilia  veridica  doctrinee 
O.  P.  de  prœserualione  immuculalœ  virginis  Mariée  a 
peccato  originali,  in-4°,  Alcâia,  1661;  encore  fut-il 
bientôt  condamné  par  l'inquisition  d'Espagne.  Nous 
avons  dit  les  inconvénients  que  lui  attira  son  Memo- 
riale  ad  regem  Philippum  IV,  que  l'on  trouvera  dans 
Alva,  Radii  solis  veritatis,  rad.  322. 

Quétif-Kchard,  Seriptores  ordinis  prxdicatorum,  t.  il, 
p.  624;  Nicolas  .Antonio,  Bibliotheca  hispana  nova,  2e  édit., 
t.  I,  p.  73fi;  Hurter,  Numencluior,  3e  édit.,  t.  iv,  col.  278. 

É.  Amann. 

4.    MARTINEZ    DE     RIPALDA,   voir  Ri- 

PALDA. 

MARTIN  ISTES,  secte  fondée  par  Pasqualis 
Martinez.  Voir  Pasqualis. 

MARTINON  Jean,  (Moraines  Antonin)  (1586- 
1662),  né  à  Rrioude  en  1586,  entra  au  noviciat  des 
jésuites  le  4  avril  1604;  il  enseigna  la  philosophie 
pendant  deux  ans  et  la  théologie  pendant  vingt  ans 
à  Rordeaux,  où  il  mourut  le  5  février  1662.  Le  P.  Mar- 
tinon  a  laissé  deux  ouvrages  capitaux  :  Disputationes 
theologicse  quatuor  tomis  ■  distincts,  quibus  universa 
Iheologia  scholastica,  tiare,  breviter  et  accurale  expli- 
catur.  Le  t.  icr  fut  publié  par  lui,  in-fol.,  Rordeaux, 
1644  et  a  pour  objet  De  Deo  et  de  angelis;  le  t.  n,  De 
fine  ultimo,  de  beatitudine  hominis,  de  actibus  humanis, 
de  peccalis,  de  legibus  et  de  gralia,  in-fol.,  Paris,  1663; 
le  t.  ni,  1"  partie,  De  ftde,  spe  et  earitale,  in-fol.,  Poi- 
tiers, 1663  et  2e  partie,  De  justitia  et  jure  et  reliquis 
vlrtutibus  moralibus,  in-fol.,  Poitiers,  1663;  t.  iv,  De 
incarnatione  et  sacramentis,  in-fol.,  Rordeaux,  1645; 
t.  v  (seu  melius,  t.  iv,  altéra  pars),  De  peenitentia  et 


reliquis  sacramentis, deque  censuris  ecclesiaslicis,  in-fol., 
Bordeaux,  1645.  Comme  on  le  voit,  les  t.  i,  ivet  v 
furent  imprimés  par  Martinon  lui-même  à  Rordeaux, 
16 11-16 10,  tandis  que  les  t.  u  et  ni  en  trois  volumes  ne 
furent  imprimés  qu'après  la  mort  de  l'auteur  à  Paris 
et  à  Poitiers,  en  1663.  L'autre  ouvrage  de  Martinon 
a  pour  titre  :  Anli-Jansenius,  hoc  est,  Sélects  dispu- 
tationes de  heercsi  pelagiana  et.  semipelagiuna,  deque 
variis  staiibus  naturee  humante  et  de  gralia  Chrisli 
Salvaioris,  in  quibus  nera  île  illis  doctrine:  proponitnr 
et  Cornelii  Jansenii  Iprensis  jalsa  dogmata  refutanlur, 
in-fol.,  Paris,  1652.  Cet  écrit  parut  sous  le  pseudonyme 
d' Antonin  Morair.es  et  est  dédié  à  Louis  XIV;  on  y 
trouve  d'abord  une  préface  ad  orthodoxos,  puis  une 
dissertation  préliminaire  sur  Jansénius  et  son  Augus- 
tinus:  le  premier  traité  en  XI  disputes  se  rapporte 
aux  hérésies  pélagiennes  et  semipélagiennes;  le  second 
traité  (disp.  XII-XIX)  étudie  les  divers  états  de  la 
nature  humaine,  considérés  dans  leur  rapport  avec 
la  grâce;  le  troisième  traité  (disp.  XX-XL)  étudie  la 
grâce  du  Christ  Sauveur  et  spécialement  la  question 
du  libre  arbitre  (disp.  XXX-XXXVII)  et  ensuite  la 
prédestination  et  la  réprobation.  Le  P.  Martinon  suit 
l'Augustinus  dans  ses  grandes  lignes.  L'écrit  se  ter- 
mine par  une  triple  Anlistatera  qui  montre  l'opposi- 
tion de  la  doctrine  de  Jansénius  avec  les  définitions 
du  concile  de  Trente,  et  son  accord  avec  les  proposi- 
tions déjà  condamnées  de  Raïus  et  les  erreurs  des 
hérétiques  modernes.  Le  P.  Sommervogel  cite,  en 
outre,  deux  lettres  du  P.  Martinon;  la  première  est 
adressée  au  P.  Petau,  11  avril  1643,  et  la  seconde 
au  P.  Labbe,  21  juillet  1762. 

Aigueperse,  Biographie  des  grands  hommes  de  V Auvergne, 
2  vol.  in-8",  Clermont-Ferrand,  1834,  t.  n,  p.  67;  Sommer- 
vogel, Bibliothèque  de  la  Compagnie  de  Jésus,  t.  v,  col.  651- 
652;  Kirchenlexicon,  t.  vm,  col.  942;  Hurter,  Nomenclalnr, 
3»  édit.,  t.  ni,  col.  949-950. 

J.    CARREYRE. 

MARTYRE.  —  I.  Notion  théologique  d'après 
saint  Thomas  d'Aquin.  IL  Notion  canonique  d'après 
Renoît  XIV  (col.  223).  III.  Histoire  du  martyre  dans 
l'Église  catholique  (col.  233).  IV.  Valeur  apologé- 
tique du  témoignage  des  martyrs  (col.  246). 

I.  Notion  théologique  d'après  saint  Thomas 
d'Aquin.  —  Nous  allons  d'abord  analyser  la  notion 
théologique  du  martyre  en  suivant  pas  à  pas  le  Doc- 
teur angélique,  IIa-IIaî,  q.  cxxiv.  On  ne  peut  suivre 
une  méthode  plus  nette,  plus  concise  et  plus  progres- 
sive. 

1°  Le  martyre  est  un  acte  de  vertu,  car  il  consiste  à 
demeurer  ferme  dans  la  vérité  et  la  justice  contre  les 
assauts  de  la  persécution;  d'ailleurs  des  actes  de  vertu, 
seuls,  peuvent  procurer  la  béatitude  éternelle  promise 
aux  martyrs  :  «  Heureux  ceux  qui  souffrent  persécu- 
tion pour  la  justice,  parce  que  le  royaume  du  ciel  est 
à  eux.  »  Matth.,  v,  10. 

Les  saints  Innocents  semblent  une  exception  à  ce 
principe,  puisque  l'Église  les  honore  comme  martyrs 
bien  que  leur  martyre  ne  soit  pas  volontaire  de  leur 
part.  Plusieurs  théologiens  ont  essayé  d'éluder  l'objec- 
tion en  imaginant  que,  chez  eux,  l'usage  du  libre 
arbitre  aurait  été  miraculeusement  avancé,  mais  cette 
assertion  est  gratuite,  n'étant  nullement  appuyée 
sur  la  sainte  Écriture.  Il  vaut  donc  mieux  dire  que  ces 
enfants  obtinrent,  par  une  pure  miséricorde  de  Dieu, 
une  gloire  qui  exige  chez  les  autres  le  concours  de  la 
volonté.  En  effet  nous  savons  que  le  sang  répandu 
pour  le  Christ  équivaut  au  bienfait  du  baptême, 
nous  pouvons  donc  dire  :  de  même  que  les  mérites  ù\\ 
Christ  communiqués  aux  enfants  baptisés  les  rendent 
dignes  de  la  gloire  éternelle,  de  même  les  mérites  du 
martyre  du  Christ  confèrent  la  palme  du  martyre 
aux  enfants  dont  le  sang  fut  répandu  pour  Lui.  Ainsi 


221 


MARTYRE,    NOTION   THEOLOGIOUE 


222 


raisonne  saint  Augustin,  Sermonsurl'Épiphanie,Serm., 

ceci. xxiii.  3,  /'.  /...  t.  xxxix,  col.  1664.  Saint  Bernard 
(Sermon  sur  la  fête  des  saints  Innocents)  rapproche 
trois  sortes  de  martyrs  et  montre  dans  celui  de  saint 
Etienne  l'acte  et  la  volonté:  dans  celui  de  l'apôtre 
saint  Jean,  la  volonté  seule,  dans  celui  des  Innocents, 
l'acte  seul  sans  la  volonté:  «  Oui,  dit-il,  Etienne  est  un 
martyr  aux  yeux  même  des  hommes,  puisque  nous 
voyons  éclater  en  même  temps  et  son  sacrifice  et  sa 
volonté  généreuse;  Jean  le  fut  aux  yeux  des  anges, 
puisque  ces  substances  spirituelles  ont  pu  contempler 
à  découvert  les  secrètes  aspirations  de  son  âme.  Mais 
voici  vos  martyrs  à  vous,  ô  mon  Dieu,  puisque  c'est 
votre  grâce  seule  qui  leur  a  donné  cette  glorieuse 
prérogative,  dont  ni  l'ange,  ni  l'homme  ne  peuvent 
découvrir  la  cause  ni  le  mérite.  » 

Si  certaines  femmes  sont  honorées  comme  martyres 
après  s'être  donné  la  mort  pour  échapper  au  déshon- 
neur, saint  Augustin  admet  que  l'Église  n'a  dû  auto- 
riser ce  culte  que  sur  des  témoignages  certains  de  la 
volonté  divine.  De  civ.  Dei,  I,  xxvi,  P.  L.,  t.  xli, 
col.  39. 

Si  le  martyre  est  un  acte  de  vertu,  n'est-il  pas 
louable  de  s'y  offrir  spontanément,  et  comment  expli- 
quer que  l'Église  ait  vu  dans  cette  démarche  une  pré- 
somption et  un  danger? 

Saint  Thomas  répond  que  certains  préceptes  de  la 
loi  divine  ne  nous  imposent  que  la  «  disposition  d'âme  » 
■d'accomplir  tel  ou  tel  acte  au  moment  opportun.  Il  faut 
être  prêt  à  souffrir  les  injustes  persécutions  dont  nous 
.serons  l'objet.  In  IYum  Sent.,  dist.  XLIX,  q.  v,  a.  3, 
qusest.  2,  ad  lum;  Quodl.  iv,  20.  Mais  il  n'est  pas  permis 
de  donner  aux  autres  l'occasion  d'agir  avec  injustice, 
ce  serait  un  péché  de  complicité. 

2°  Le  martyre  est  un  acte  élicite  de  la  vertu  de  force, 
car  c'est  la  vertu  de  force  qui  affermit  l'homme  dans 
le  bien  et  lui  permet  de  résister  aux  dangers,  spéciale- 
ment à  la  mort.  Le  martyr  s'attache  d'une  manière 
inébranlable  au  bien  puisque  le  péril  imminent  de  la 
mort  ne  peut  lui  faire  abandonner  la  vérité  et  la  jus- 
tice. 

Il  se  rapporte  à  la  foi  comme  à  la  fin  qu'on  se  pro- 
pose d'une  manière  inébranlable.  On  distingue  en 
•effet  dans  un  acte  de  force,  la  fin  de  cette  vertu,  c'est- 
à-dire  le  bien  auquel  on  demeure  fortement  attaché 
•et  l'essence  de  cette  vertu,  c'est-à-dire  la  fermeté  même 
qui  fait  que  rien  ne  peut  nous  séparer  de  ce  bien. 

Le  martyre  est  un  acte  impéré  par  la  charité;  c'est 
•elle  qui  lui  donne  sa  valeur  méritoire  :  «  Quand  bien 
même  je  livrerais  mon  corps  pour  qu'il  fût  livré  aux 
flammes,  si  je  n'avais  pas  la  charité,  cela  ne  me  ser- 
virait de  rien.  »I  Cor.,  xm,3.  C'est  ainsi  que  le  martyre 
manifeste  la  charité  aussi  bien  que  la  force  :  «  Il  ne 
saurait  y  avoir  de  plus  grand  amour  que  de  donner 
sa  vie  pour  ceux  qu'on  aime.  »  Joa.,  xv,  13. 

La  patience  est  louée  spécialement  chez  les  martyrs, 
•car  la  patience  à  souffrir  est  l'acte  principal  de  la 
force,  dont  l'acte  secondaire  consiste  à  attaquer. 

3°  Le  martyre  est  un  acte  de  la  plus  haute  perfection. 
Il  ne  le  serait  pas  si  on  considérait  seulement  la  vertu 
de  force  dont  il  émane,  car  le  martyre,  considéré 
•comme  l'acceptation  obligée  de  la  mort,  n'est  pas  le 
plus  parfait  des  actes  des  vertus  (souffrir  la  mort  n'est 
une  chose  louable  que  par  le  but  ou  le  bien  qu'on  se 
propose).  Mais  il  le  devient  si  on  considère  le  motif 
premier  qui  le  détermine,  la  charité,  •  lien  de  la  perfec- 
tion »,Coloss.,  m,  14;  il  manifeste  le  plus  haut  degré, 
de  charité  en  sacrifiant  le  plus  grand  des  biens,  la  vie, 
et  en  acceptant  le  plus  redouté  des  maux,  la  mort, 
accompagnée  de  supplices,  dont  l'aspect  suffit  pour 
réprimer  les  instincts  les  plus  impétueux  chez  les 
animaux  eux-mêmes.,  S.  Aug., Liber  LXXXII1  qusest., 
q.  .xxxvi,  P.  /..,  t.  xi.,  col.  25. 


Si  le  martyre  est  un  acte  si  parfait,  il  devrait  être 
une  matière  de  conseil  et  non  de  précepte,  et  cepen- 
dant il  est  dit  :  «  Nous  devons,  nous  aussi,  donner 
notre  vie  pour  nos  frères.  »  IJoa.,m,  l(i.  Saint  Thomas 
note  justement  que  tout  acte  de  perfection,  objet  de 
conseil  dans  l'ordinaire  de  la  vie,  peut  devenir,  en 
certains  cas,  objet  de  précepte,  lorsqu'il  est  nécessaire 
au  salut  ;  ainsi  une  personne  mariée  peut  être  astreinte 
à  la  continence  en  cas  de  maladie  ou  d'absence  île 
son  conjoint.  Cf.  Augustin,  De  adulterinis  conjugiis. 
II,  xix,  P.  L.,  t.  xl,  col.  485.  Le  martyre  est  un  acte 
de  perfection  qui,  dans  certains  cas,  devient  obliga- 
toire pour  le  salut:  il  est  d'autre  cas,  où  sans  être 
obligatoire,  il  s'est  imposé  à  des  saints  par  zèle  de  la 
foi  ou  charité  fraternelle; 

Il  ne  faut  pas  objecter  que  l'obéissance  est  supé- 
rieure aux  victimes,  entant  que  l'immolation  de  l'âme 
à  Dieu  par  l'obéissance  est  supérieure  au  sacrifice  du 
corps  par  le  martyre,  car  le  martyre  est  la  forme  la 
plus  élevée  de  l'obéissance,  c'est  l'obéissance  jusqu'à 
la  mort  à  l'exemple  du  Christ.  Philip.,  n,  8. 

Si  le  martyre  est  considéré  seulement  comme  acte 
de  la  vertu  de  force,  d'autres  actes  seront  plus  par- 
faits que  lui,  comme  l'enseignement  et  l'administra- 
tion qui  sont  ordonnés  au  bien  de  plusieurs,  car  «  le 
bien  de  la  multitude  est  supérieur  au  bien  de  l'indi- 
vidu »,  Éthique,  1.  I,  n,  8:  mais  si  le  martyie  est  consi- 
déré dans  sa  fin,  il  est  le  plus  parfait  des  actes;  ce  qui 
permet  à  saint  Augustin  de  dire  :  «  Personne  n'ose- 
rait, je  pense,  faire  passer  la  virginité  avant  le  mar- 
tyre. «Lib.de  sanctavirginitale,  xi.v;  Enarr.  in  Psalm., 
LXVii,  P.  L.,  t.  xl,  col.  423;  t.  xxxvi,  col.  812  sq. 

4°  Le  martyre,  dans  la  rigoureuse  acception  du  mot. 
suppose  qu'on  souffre  la  mort  pour  le  Christ,  a.  4; 
cf.  In  IVum  Sent.,  dist.  XLIX,  q.  v,  a.  3,  quaest.  2. 
En  effet  martyr  signifie  témoin  de  la  foi  chrétienne,  qui 
nous  enseigne  à  mépriser  les  choses  visibles  pour  les 
biens  invisibles.  II  Cor.,  iv,  17.  Le  martyr  témoigne 
sa  foi  en  montrant  en  action  son  mépris  pour  tous  les 
biens  présents,  et  son  invincible  amour  pour  tous  les 
biens  invisibles  de  l'avenir.  Or  il  ne  montrera  d'une 
manière  efficace  qu'il  méprise  absolument  tous  les 
biens  de  la  terre  que  lorsqu'il  aura  donné  sa  vie.  car 
pour  la  conserver,  les  hommes  se  résignent  à  garder 
tous  les  autres  biens,  et  à  supporter  les  pires  douleurs, 
ainsi  que  dit  Satan  dans  le  livre  de  Job,  n,  4  ;  Vie 
pour  vie;  l'homme  donnera  tout  ce  qu'il  possède  pour 
conserver  son  âme  »,  c'est-à-dire  sa  vie.  Aussi  l'Église 
n'appelle-t-elle  martyrs  que-  ceux  qui  sont  morts  pour 
le  Christ  et  réserve  le  titre  de  confesseurs  à  ceux  qui 
ont  subi  l'exil,  la  prison,  la  perte  des  biens,  la  torture 
même  pour  confesser  leur  foi. 

Ce  sera  un  martyre  «  par  analogie  »  qui  sera  attribué 
à  la  sainte  Vierge  dans  le  sermon  De  assumptione , 
attribué  à  saint  Jérôme  (Epist.,  ix,  ad  Paul,  et  Eus- 
toch.)  :  «  Je  dirai  sans  crainte  de  me  tromper  que  la 
Mère  de  Dieu  lut  en  même  temps  vierge  et  martyre, 
quoiqu'elle  n'ait  pas  terminé  sa  vie  par  une  morl 
violente.  »  C'est  le  même  sens  analogique  qui  permet 
à  saint  Grégoire  ele  dire  :  «  Bien  que  nous  ne  soyons 
plus  exposés  aux  persécutions,  nous  pouvons  encore 
trouver  dans  la  paix  le  mérite  du  martyre',  car  si  nous 
ne  courbons  pas  la  tète  sous  le  glaive  des  bourreaux, 
nous  portons  le  glaive  spirituel  dans  notre  âme.  afin 
d'en  retrancher  les  désirs  charnels,  n  Homil.  in  Evang., 
m,  4,  /'.  L.,  t.  lxxvi,  col.  1(189. 

On  pourrait  objecter  que  des  vierges,  c<  mine 
sainte  Agnès  et  sainte  Lucie,  ont  généreusement 
sacrifié  leur  vie  plutôt  que  de  perdre  leur  intégrité, 
dès  lors  on  semblerait  en  droit  de  conclure  qu'une 
femme  mérite  davantage  le  titre  de  martyre  lorsque, 
pour  la  défense  de  la  foi,  elle  perd  ce  bien  de  la  vir- 
ginité qu'elle  estime  supérieur  a  la  vie.  Saint  Thomas 


22:i 


M  A  U  T  Y  R  E ,    N  0  T  ION   C  A  N  0  N I Q  U  E 


224 


rép&nd  prudemment  :  Quand  une  femme  perd  sa 
virginité  à  cause  de  la  fui  qu'elle  professe,  il  n'appar- 
tient pas  aux  hommes  de  déterminer  avec  certitude 
si  elle  subit  ce  dommage  par  amour  de  la  foi  chré- 
tienne ou  par  mépris  de  la  chasteté,  il  n'y  a  donc  pas 
à  leurs  yeux  de  témoignage  suffisant  pour  fonder  le 
martyre  proprement  dit.  Mais  aux  yeux  de  Dieu,  qui 
voit  le  secret  des  cœurs,  cela  suffit  pour  la  récompense; 
c'est  ce  qui  faisait  dire  à  la  généreuse  Lucie  :  «  Si  vous 
portez  atteinte  à  mon  honneur,  ma  chasteté  n'en  sera 
que  plus  belle  et  me  méritera  une  double  couronne.» 
Quand  on  dit  que  la  mort  est  essentielle  au  martyre, 
cela  ne  suppose  pas  que  le  mérite  soit  postérieur  à  la 
mort;  le  mérite  consiste  à  accepter  la  mort  plutôt 
que  de  trahir  la  foi.  Il  peut  arriver  que  le  martyr  vive 
encore  quelque  temps  après  avoir  reçu  les  blessures 
qui  entraîneront  la  mort;  le  mérite  du  martyre  com- 
mence avec  les  blessures. 

5°  Ce  n'est  pas  seulement  la  foi  qui  peut  être  cause 
du  martyre,  mais  toute  vertu,  pourvu  qu'elle  se  rap- 
porte à  Dieu,  a.  5  et  Ephes.,  3,  lect.  i:  ainsi  Jean- 
Baptiste  est  honoré  comme  martyr  pour  avoir  sou- 
tenu les  droits  de  la  fidélité  conjugale.  Les  œuvres  de 
toutes  les  vertus,  en  tant  qu'elles  se  rapportent  à 
Dieu,  sont  des  professions  de  foi,  puisque  c'est  la  foi 
qui  nous  fait  connaître  que  Dieu  exige  de  nous  et 
récompense  de  telles  œuvres.  In  IVum  Sent.,  dist. 
XLIX,  q.  v,  a.  3,  qusest.  2,  ad  lP'm  et  12um. 
/  Le  martyre  suppose  le  témoignage  rendu  à  la  vérité 
Cdivine,  non  à  une  vérité  quelconque,  comme  un  théo- 
rème de  géométrie.  Cependant  comme  tout  mensonge 
est  un  péché,  refuser  de  mentir  contre  une  vérité 
quelconque,  en  tant  qu'on  envisage  le  péché  comme 
opposé  à  la  loi  divine,  peut  être  cause  du  martyre. 
Ibid.,  ad  10um. 

L'Église  ne  considèie  pas  comme  martyrs  ceux  qui 
meurent  dans  une  guerre  juste,  quoique,  mourant 
pour  leur  patrie,  ils  aient  accompli  une  œuvre  d'au- 
tant plus  méritoire  que  «  Je  bien  de  la  nation  est  supé- 
rieur au  bien  individuel  ».  Aristole,  Éthique,  I,  c.  n, 
n.  8.  La  raison  en  est  que  le  bien  de  l'État,  le  premier 
des  biens  humains,  passe  après  le  bien  divin.  Néan- 
moins le  bien  humain  peut  devenir  cause  du  mar- 
tyre, s'il  est  rapporté  à  Dieu,  car  il  devient  alors  bien 
divin. 

G0  Effets  du  martyre  :  Ils  sont  mentionnés  IIIa, 
q.  lxviii,  a.  2,  ad  2um;  la  libération  de  toute  coulpe 
et  de  toute  peine  s'obtient  par  le  baptême  et  le  mar- 
tyre; voilà  pourquoi  il  est  dit  que  dans  le  martyre 
toute  la  vertu  du  baptême  s'achève  (De  eccles.  dogm., 
c.  74);  noter  cependant  la  restriction  apportée  IIIa, 
q.  lxxxvii,  a.  1,  ad  2um  :  le  martyre  délivre  de 
toute  coulpe,  à  moins  qu'il  ne  trouve  la  volonté 
actuellement  attachée  au  péché.  In  IVnm  Sent., 
dist.  IV,  q.  m,  a.  3,  quœst.  3. 

IL  Notion  canonique  d'après  Benoit  XIV.  — 
Benoît  XIV,  dans  son  admirable  traité  De  servorum 
Dei  bealificalione  et  beatorum  canonizatione,  Bologne, 
1737,  1.  III,  c.  xi-xxn,  étudie  longuement  les  condi- 
tions du  martyre,  nous  allons  résumer  sa  savante 
analyse  : 

1°  Le  Persécuteur  (c.  xi),  doit  être  un  personnage 
distinct  du  martyr;  il  doit  intervenir  directement  dans 
la  mort.  Ainsi,  peut-on  traiter  de  martyre  la  sainte 
Vierge  à  qui  s'applique  la  prophétie  de  Simcon? 
Certains  l'ont  admis,  ainsi  Ildefonse  de  Florès,  App. 
ad  tract  De  inchjto  agone  martyrii  et  saint  Bernard. 
Sermo  de  duodecim  prserog.  B.  M.  V.;  mais  saint  Tho- 
mas d'Aquin  ne  lui  attribue  le  martyre  que  dans  un 
sens  impropre  et  par  analogie,  cf.  In  IVum  Sent., 
dist.  XLIX,  q.  v,  a.  4,  queest.  2,  ad  4um;  II^-II*, 
q.  cxxiv,  a.  4.  U  est  suivi  par  Dominique  Soto,  In 
1  V117"  Sent.,  dist.  XLIX,  q.  v,  a.  2; le  card.  Capisucchi, 


Controversia  de  marlyrio,  n.  3;  Hurtado,  Résolut,  de 
vero  martijrio,  tr.  m,  resol.  22,  4  ;  le  card.  Gotti,  Theo- 
logia,  t.  xill,  q.  n,/Je  baplismo,  dub.  ir,  n.  1  ;  Théophile 
Baynaud,  Opéra,  t.  xvm,  De  marlyrio  per  pestem, 
part.  II,  c.  i. 

Certains  théologiens  admettent  qu'on  peut  être 
martyr  par  suite  du  seul  désir  intense  du  martyre 
selon  le  canon  2G  De  l'wnitentiu.,  dist.  I.  Il  y  aurait 
dès  lors  des  martyrs  de  la  patience,  de  l'observance 
claustrale,  de  la  virginité,  de  la  charité  chez  ceux  qui 
se  laissent  consumer  par  le  zèle  de  l'amour  divin  ou 
chez  ceux  qui  ont  supporté  avec  vaillance  une  longue 
maladie  ou  qui,  soignant  les  pestiférés,  sont  morts 
de  la  contagion. 

Dès  lors  une  question  se  pose  :  la  mort  est-elle 
nécessaire  pour  constituer  le  martyre?  Non,  répond 
Martin  De  Magistris,  tract.  De  martyrio,  q.  i-iv.  Oui, 
répond  saint  Thomas  d'Aquin,  IIa-IIa!,  q.  cxxiv,  a.  4, 
suivi  par  Cajétan,  Capissucchi,  Hurtado,  Baynaud. 
Le  mérite  peut  d'ailleurs  être  le  même,  puisqu'il 
dépend  des  sentiments  intérieurs,  mais  l'auréole  man- 
que, ainsi  que  l'explique  saint  Thomas,  In  I  V"™  Seul  , 
dist.  XLIX,  q.  v,  a.  3,  qusest.  2,  ad  3um  :  Actm  exterior 
semper  addit  ad  rationem  meriti,  vel  demeriti,  secundum 
quod  in  actu  oportet  voluntatem  variari  ex  vehementia 
aclus  a  statu,  in  quo  prius  fuerat...  Cum  actus  marty- 
rii maximam  difficultaiem  habeat,  voluntas  martyrii 
non  pertingit  ad  illud  merilum,  quod  aclui  marlyrum 
debetur  ratione  difficultatis,  quamvis  etiam  possit  per- 
venire  ad  allerius  prœmium,  considerata  radiée  merendi, 
quia  aliquis  ex  majori  charitate  potest  velle  sustinere 
martyrium,  quam  alius  de  facto  sustineat,  unde  volun- 
tarie  martyr  potest  mereri  sua  voluntatc  prsemium  essen- 
tiale  sequale,  vel  majus  eo,  quod  martyri  debetur,  sed 
auréola,  cum  debcatur  difficultati,  quse  est  in  ipsa  pugna 
martyrii,  non  debetur,  nisi  iis,  qui  aclum  externum 
martyrii  sustinent. 

Les  saints  eurent  généralement  un  grand  désir  du 
martyre  et  sont  néanmoins  honorés  comme  confes- 
seurs, ainsi  saint  Dominique,  d'après  saint  Antonins 
Sum.  theol.,  part.  III,  tit.  xxxi,  c.  ix,  saint  François 
d'Assise,  sainte  Thérèse,  saint  Jean  de  Câpistran,. 
saint  Bomuald,  saint  Martin,  saint  François  Xavier  et 
tant  d'autres. 

Pour  ceux  qui  moururent  de  la  contagion  en  soi- 
gnant les  pestiférés,  Théophile  Baynaud,  De  mar- 
lyrio per  pestem,  prétend  que  c'est  un  vrai  martyre  j 
il  est  suivi  par  le  trinitaire  Jean  d'Andrada,  mais  son 
livre  fut  condamné  par  l'Index  en  1646,  et  sa  doctrine 
réfutée  par  Hurtado,  le  card.  de  Lauria,  Muratork 
Tract,  de  peste,  1.  III,  c.  vr.  Le  cardinal  Capisucchi» 
Controversia  de  martyrio,  n.  11,  fait  une  distinction 
entre  celui  qui  serait  placé  par  le  persécuteur  au  ser- 
vice des  pestiférés  en  haine  de  la  foi  et  qui  serait 
vraiment  martyr,  et  celui  qui  s'y  mettrait  de  lui- 
même.  Le  martyrologe  romain  signale  au  28  février 
des  martyrs  d'Alexandrie  morts  en  soignant  des. 
contagieux,  mais  il  emploie  le  terme  veluti  martyres  qui 
indique  une  analogie  avec  les  martyrs  et  non  une  assi- 
milation complète.  Le  cas  de  Louis  de  Gônzague 
confirme  cette  doctrine,  puisqu'il  n'est  pas  honoré 
comme  martyr  quoiqu'il  soit  mort  en  soignant  des. 
contagieux,  de  même  pour  saint  Jérôme.  Émilien. 

Cas  des  martyrs  qui  se  sont  donné  la  mort.  ■ —  Le  per- 
sécuteur est' alors  cause  occasionnelle,  non  cause  effi- 
ciente. C'est  le  cas  de  sainte  Apollonie  qui  sauta  dans 
le  feu  pour  éviter  le  déshonneur  et  de  sainte  Pélagie,, 
vierge  d'Anfioche,  qui  se  précipita  dans  l'eau  avec  sa 
mère  et  ses  sœurs;  de  même  les  trois  cents  martyrs, 
honorés  le  21  août  dans  le  maityrologe  romain  et 
désignés  sous  le  titre  de  Massa  candida.  A  propos  de- 
ces  cas  difficiles,  saint  Augustin,  De  civ.  Dei,  I,  xxvi» 
dit  prudemment  ;  De  his  nihil  temere  audeo  judicare^ 


22.* 


MARTYR]'..     NOTION     CANONIQUE 


226 


Mais  Coquée,  dans  ses  notes  sur  le  livre  de  la  Cité 
de  Dieu,  indique  que  sain)  Augustin  était  tenu  à  une 
réserve  excessive  à  cause  des  circoncellions  de  son 

temps  qui  se  livraient  à  la  mort.  En  réalité, 
puisque  ces  saints  sont  admis  dans  le  catalogue  des 
martyrs,  il  faut  déclarer  qu'ils  y  ont  été  poussés  par 
une  inspiration  divine,  ainsi  le  caïd.  Cozza,  C.om. 
hist.  dogm.  in  lib.  S.  Augustinî  de  Hseres.,  part.  I, 
c.  i.  n.  177:  Gravina,  ('.ont in.  sec.  I'.  Calh.  Prœscript., 
I.  iv.  p.  336;  Soto.  In  I  V'»»  Sent.,  dist.  XLIX,  q.  v. 
a.  2;  Baronius,  Annales,   an.  S 7 < » ,  n.    11. 

2°  Peine  infligée  par  le  persécuteur  (c.  XII.)  •  Nous 
avons  vu  que  la  mort  est  nécessaire  pour  le  martyre; 
cependant,  si  le  martyr  reçoit  une  blessure  mortelle 
et  survit  néanmoins  par  miracle,  il  ne  sera  pas  privé 
de  l'auréole,  de  même  ceux  qui  subissent  pour  le 
Christ  la  prison,  l'exil,  des  souffrances  jusqu'à  la 
mort.  Ainsi  pensent  avec  saint  Thomas  d'Aquin, 
soto.  Capisucchi,  les  Salmanticenses,  Suarez,  Hur- 
tado,  Haynaud,  Gotti,  Maurus  et  d'autres.  C'est  le  cas 
de  saint  Jean,  sorti  par  miracle  de  l'huile  bouillante, 
de  sainte  Thècle,  honorée  comme  première  martyre, 
condamnée  aux  bètes  mais  sauvée  par  protection  spé- 
ciale, de  saint  Félix  de  Noie  honoré  le  14  janvier  dans 
le  martyrologe  romain,  de  saint  Grégoire,  évêque  de 
la  Grande  Arménie,  honoré  le  2!)  septembre,  comme 
d'ailleurs  de  Daniel,  échappé  de  la  fosse  aux  lions  et 
des  trois  enfants,  sauvés  de  la  fournaise.  S.  Cyprien, 
Epist.,  i.vm. 

Dans  les  premiers  temps,  le  titre  de  martyr  était 
donné  aux  simples  confesseurs  comme  on  peut  le  voir 
dans  Tertullien,  Ad  martyres  et  dans  saint  Cyprien, 
Epist.,  x,  Ad  martyres  et  cun /essores  Jesus-Christi, 
Epist.,  xii,  xv,  xxx.  Notons  toutefois  que  certains 
repoussaient  ce  titre  dont  ils  se  déclaraient  indignes; 
d'autres  distinguaient  un  double  degré  :  martyre  ini- 
tial et  martyre  parlait;  nous  parlons  de  ce  dernier, 
t'est  le  martyre  au  sens  strict. 

Que  penser  de  celui  qui,  miraculeusement,  n'a  res- 
senti aucune  douleur  au  milieu  des  supplices?  Le 
cardinal  Capisucchi  dans  sa  controverse  sur  le  martyre, 
n.  5,  déclare  qu'on  peut  y  voir  tout  au  plus  un  mar- 
tyre inchoative,  mais  non  au  sens  rigoureux.  C'est 
d'ailleurs  la  doctrine  de  Cajétan.  Théophile  Haynaud 
soutient  le  contraire.  C'est  le  cas  des  saints  Tryphon 
et  Respicius,  de  saint  Théodore  d'Ancyre  et  de  saint 
Basile  d'Ancyre.  Ce  fut  d'ailleurs  le  cas  des  trois 
enfants  jetés  dans  la  fournaise,  que  Tertullien  et  saint 
Cyprien  appellent  martyrs. 

Que  penser  maintenant  si  la  blessure,  mortelle  par 
elle-même,  est  guérie  par  un  médecin  ou  au  contraire 
si  la  blessure,  qui  n'est  pas  mortelle  de  soi,  entraîne  la 
mort  laute  de  soins?  Dans  le  premier  cas,  répond  Soto, 
p.  1037,  il  n'y  a  pas  martyre,  quia  Eeelesia  nullum 
medieorum  judieium,  sed  solam  moilem  tumquum  suffi- 
ciens  testimonium  approbat  martyrii.  Dans  le  second 
cas,  il  faut  distinguer  :  ne  serait  pas  martyr  celui  qui 
aurait  négligé  de  recourir  au  médecin  alors  qu'il 
aurait  pu  le  faire  facilement,  car  il  paraîtrait  avoir 
désiré  la  mort  d'une  façon  excessive  et  être  coupable 
de  négligence.  Dans  le  cas  contraire,  il  y  aurait  mar- 
tyre et  c'est  le  cas  de  20  moines  de  la  I.aure  de  Saint- 
Sabas,  au  ix'  siècle,  honorés  au  20  mars. 

Si  le  cas  se  présentait  d'un  serviteur  de  Dieu  guéri 
miraculeusement  de  blessures  mortelles,  il  faudrait 
dans  la  discipline  actuelle  prouver  juridiquement  la 
blessure  mortelle,  la  guérison  miraculeuse  et  la  per- 
sévérance jusqu'à  la  mort  dans  la  charité  et  la  pra- 
tique héroïque  des  vertus. 

.'■!"  Cause  du  martyre  ex  parle  persécutons  (c.  xm). 
Elle  doit  être  examinée  avec  soin,  et  d'abord  ['inten- 
tion du  persécuteur.  C'est  ce  qui  fut  fait  notamment 
avec   un   souci   particulier  dans   la  cause  célèbre   des 

DltT.     DE   THÉOL.    (AI  H.' 


martyrs  du  .lapon,  étudiée  par  la  congrégation  des 
rites  en  1685-1687.  Précisément  l'édil  tle  l'empereur 
du  .lapon,  interdisant  à  ses  sujets  tous  rapports  avec 
les  Portugais,  n'invoquait  d'autres  raisons  sinon 
que  ceux-ci  axaient  introduit  et  favorisé  les  prédica- 
teurs dà  la  foi  chrétienne.  Cf.  Gotti,  De  vera  Eeelesia, 
t.l.C  m.  n.  1,1  1.  Or.  le  martyr  consiste  dans  l'accep- 
tation volontaire  de  la  mort  pour  la  foi  du  Christ 
ou  pour  tout  autre  acte  de  vertu  rapporté  à  Dieu.  Il 
faut  donc  de  la  part  du  persécuteur  la  haine  de  la  foi 
ou  de  toute  autre  bonne  oeuvre  en  tant  (pie  com- 
mandée par  la  foi  du  Christ. 

1.  l'eu  importe  (pie  le  persécuteur  soit  paven,  héré- 
tique, ou  même  catholique;  il  suffit  qu'il  inflige  la 
mort  par  haine  d'uae  vertu  qui  peut  se  ramener  à  la 
foi,  ainsi  Stanislas  de  Cracovie,  Thomas  de  Cantor- 
béry,  Jean  Népomucène  furent  mis  à  mort  respec- 
tivement par  Boleslas  roi  de  Pologne,  Henri  roi  d'An- 
gleterre, YYenceslas  roi  de  Bohême  qui  étaient  pour- 
tant catholiques 

2.  II  n'est  pas  nécessaire  que  le  persécuteur  soit 
décidé  par  la  haine  de  la  foi:  il  peut  se  faire  qu'il 
croie  punir  un  vrai  crime  dont  la  victime  a  été  calom- 
nieusement  chargée.  Il  faut  alors  prouver  que  Yaccu- 
salenr  a  procédé  ex  odio  jïdei.  Ce  cas  s'est  présenté  dans 
les  premiers  temps  du  christianisme,  puisque  les  chré- 
tiens étaient  accusés  par  leurs  ennemis  de  toutes 
sortes  de  crimes  odieux,  et  quoique  la  preuve  juri- 
dique n'en  ait  jamais  été  faite,  il  a  pu  arriver  que 
les  juges,  en  envoyant  les  martyrs  à  la  mort,  aient 
cru  parfois  punir  de  justes  crimes. 

3.  11  n'est  pas  nécessaire  que  le  persécuteur  avoue 
expressément  agir  en  haine  de  la  foi;  il  suffit  que  ce 
soit  son  vrai  motif,  même  s'il  invoque  un  autre  pré- 
texte. Cf.  Borellus,  De  régis  cath.. prsestant.,  c.  i.xxi, 
n.  29;  Gotti,  TheoL,  t.  xm,  q.  n.  C'est  ce  que  confirme 
l'histoire,  puisque  Néron  commença  la  persécution  en 
prétextant  l'incendie  de  Home  qu'il  attribua  lâche- 
ment aux  chrétiens. 

1.  Il  n'est  pas  nécessaire  que  le  persécuteur  con- 
damne expressément  à  mort:  il  suffit  que  ses  paroles 
soit  interprétées  dans  le  sens  d'une  condamnation 
à  mort.  C'est  le  cas  célèbre  du  roi  Henri  d'Angleterre 
qui  s'est  défendu  d'avoir  expressément  commandé 
l'assassinat  de  saint  Thomas  de  Cantorbéry.  Saint 
Bernard  cite  un  cas  analogue,  celui  de  Thomas, 
prieur  de  Saint-Victor  de  Paris,  Epist..  eux,  P.  /.., 
t.  ci. xx xii,  col.  319. 

ô.  L'occasion  du  martyre  peut  venir  d'ailleurs, 
pourvu  que  la  cause  finale  soit  vraiment  la  haine  de 
la  foi,  car  tout  acte  reçoit  sa  véritable  espèce  de  sa 
cause  finale.  Ainsi  le  martyrologe  romain  célèbre  au 
16  niai  le  martyre  de  saint  Abdas  dont  parle  Théo- 
doret,  //.  E.,  Y,  xxxvm.  Or,  Abdas  avait  détruit  le 
temple  consacré  par  les  Perses  au  soleil,  ce  dont  le 
blâme  Théodoret;  mandé  par  Isdegerde.  roi  des 
Perses,  et  sommé  de  le  reconstruire,  il  refusa  et  fut 
mis  à  mort.  Il  est  considéré  comme  martyr,  non  pour 
avoir  détruit  ce  temple,  mais  pour  avoir  refusé  de  le 
réédifier.  Benoit  NIY  cite  deux  autres  cas  plus 
célèbres,  étudiés  de  son  temps,  celui  de  saint  Josa- 
phat  et  celui  de  Pierre  de  Arbues:  il  cite  également  le 
cas  plus  curieux  encore  de  la  bienheureuse  Camille 
Gentili,  tuée  en  1  1  X(>  par  son  mari,  pour  avoir  causé 
avec  sa  propre  mère.  Hrandine  Gracie.  Personnelle- 
ment il  était  favorable  à  lui  accorder  le  titre  de  mar- 
tyre pour  avoir  méprisé  les  menaces  dit  son  mari,  et 
avoir  voulu  pratiquer  le  commandement  de  Dieu  (fui 
ordonne  d'honorer  ses  parents,  mais  la  difficulté  de 
la  cause  provenait  de  l'impossibilité  de  prouver  que 
celte  mort  injuste  lui  avait  été  infligée  en  haine  de  la 
foi. 

Comment  peut-on  prouver  «pie  le  persécuteur  agit 

X.   —   S 


227 


MARTYRE,    NOTION  CANONIQUE 


22.S 


en  haine  de  la  foi?  Cette  preuve  peut  s'administrer 
de  différentes  manières  :  a)  Par  la  sentence  du  persé- 
cuteur qui  peut  le  dire  explicitement.        b)  Par  la 

discussion  entre  le  persécuteur 'et  le  martyr.  c)  Par 
les  promesses  laites  au  niarlyrpour  ramener  a  changer 
de  résolution.  d  l'ar  l'impunité  offerte  au  martyr 
s'il  consent  à  renier  la  loi  du  Christ.  e)  Enfin  cela 
peut  apparaître  concludenler.  c'est-à-dire  par  mode 
de  conclusion,  et  résulter  des  circonstances,  des  actes. 
des  démarches  ;  par  exemple,  il  était  chrétien,  il  a  refusé 
(h  faire  quelque  chose  d'incompatible  avec  la  loi 
ou  avec  la  morale  chrétienne. 

I'  Conditions  requises  chez  le  martyr  avant  sa  mort 
(c.  xv).  —  1.  Considérons  d'abord  le  cas  des  enfants. 
Pour  qu'ils  soient  martyrs,  il  suffit  qu'ils  soient  morts 
pour  le  Christ,  et  cela  même  dans  le  sein  maternel. 
Nous  avons  le  cas  célèbre  des  saints  Innocents  que 
l'Église  a  toujours  honorés  comme  martyrs.  Saint 
Augustin,  De  libero  urbilrio,  1.  III,  c.  xxm  :  Etiam 
infantes  illos,qui,  cum  Dominas  Jésus  Chrislus  necandus 
queereretur,  oceisi  sunt,  in  honorem  martyrum  reeeplos 
commendat  Ecclesia.  P.  L.,  t.xxxn,  col.  1304. 

Notons  toutefois  cette  différence  entre  les  enfants 
et  les  adultes  que  ces  derniers  seuls  auront  l'auréole. 
Cf.  saint  Thomas  d'Aquin,  In  /VHm  Sent,  dist.  XLIX, 
q.  v,  a.  3,  qusest.2,  ad  12"m;  II*-IIœ,q.  cxxiv,  a.  1, 
ad  lum  :  Innocentes,  sicut  non  pertint/unt  ad  per/eetam 
rationem  marlyrii  (in  quantum  scilicct  marlyrium  est 
actus  l'irtulis  et  fortiludinis),  sed  aliquid  marlyrii  habenl 
ex  hoc  quod  passi  sunt  pro  Christo,  ita  etiam  aureolam, 
non  quidem  secundum  perfectam  rationem,  sed  secun- 
tlum  aliquam  purticipationem,  in  quantum  scilicet 
gaudent,  se  in  obsequium  Christi  occisos  esse,  ut  dietum 
est  de  pueris  baptizatis,  quod  habebunt  cdiquod  gau- 
dinm  de  innocencia  et  carnis  integrilate.  L'auréole 
signifie  couronne  d'or;  elle  désigne  la  joie  accidentelle 
s'ajoutant  à  la  joie  essentielle  du  Ciel  et  provenant 
de  certaines  victoires  éminentes.  Ces  victoires  peu- 
vent provenir  de  la  lutte  contre  la  chair,  contre  le 
monde  mauvais  ou  contre  l'erreur;  l'auréole  convient 
donc  aux  vierges,  aux  martyrs  et  aux  docteurs.  Or, 
les  enfants  n'ont  point  lutté,  ils  sont  de  vrais  martyrs, 
mais  ne  peuvent  avoir  l'auréole. 

2.  Adultes.  —  Le  martyre  supplée  le  baptême  d'eau; 
il  produit  les  mêmes  effets,  il  efface  le  péché  originel, 
les  péchés  actuels  quant  à  la  coulpe  et  à  la  peine;  voir 
la  préface  de  saint  Cyprien  au  De  exhortatione  mar- 
lyrii :  Doantes,  hoc  esse  baptisma  in  gratia  majus,  in 
poteslate  sublimius,  in  honore  prœstantius;  baptisma, 
in  quo  baptizant  Angeli,  in  quo  Deus  et  Chrislus  ejus 
exultant;  baptisma  post  quod  nemo  jam  peccat;  bap- 
tisma quod  fulei  nostrse  incremenla  consummal;  bap- 
tisma, quod  nos  de  mundo  reredentes  statim  Deo  copu- 
lat.  In  aquiv  baptismo  accipitur  peecatorum  remissio, 
in  sanguinis  corona  virtutum.  P.  L.,  t.  iv,  col.  680.  — 
Ht  saint  Augustin,  De  civ.  Dei,  XIII,  vu  :  Quicumque. 
etiam,  non  perceplo  regeneralionis  lauacro,  pro  Christi 
confessione  moriuntur,  tantum  eis  v<det  ad  dimiltenda 
peccata,  quantum  si  abluerentur  sacro  fonte  baptismatis. 
Oui  enim  dixil  :  Si  guis  non  renatus  fueril  ex  aqua  et 
Spiritu  sanclo  non  intrabit  in  regnum  cielorum,  alia 
sententia  islos  fecil  exceptas,  ubi  non  minus  generaliler 
dixit  :  Qui  me  confessus  fueril  coram  hominibus,  confi- 
tebor  et  ego  eum  coram  Pâtre  meo,  qui  in  cœlis  est  ;  et 
alio  loco  :  Qui  perdideril  animam  suam  propter  me, 
inveniel  eam.  P.  L.,  t.  xli,  col.  381.  —  Aussi  l'Église 
ne  prie  pas  pour  les  martyrs,  elle  les  invoque,  et  le 
pape  Innocent  III,  citant  saint  Augustin,  In  Joannem, 
tract,  lxxxiv,  a  pu  dire  :  Injuriant  facil  martyri,  qui 
orat  ]>ro  martyre.  Les  théologiens  discutent  pour  savoir 
si  cet  effet  du  martyre  est  produit  ex  opère  operato,  ou  • 
s'il  est  produit  ex  opère  operanlis  et  provient  de  l'acte 
de   charité   contenu   dans   l'acceptation   du   martyre, 


selon  la  doctrine  de  saint  Thomas,  III',  q.  i.wi. 
a.  12,  ad  2""1  :  Efjusio  sanguinis  non  habel  rationem 
baplismi,  si  si!  sine  caritale,  et  fl'-II',  q.  CXXIV,  a.  2, 
ad  2""'  :  Marlyrium  est  curitalis  ut  imperantis.  forti- 
ludinis aulern  ut  elicienlis.  Cajétan.  Soto,  Hellar- 
min,  Suarez  enseignent  que  le  martyre  ne  justifie  pas 
strictement  ex  opère  operato,  comme  les  sacrements, 
mais  quasi  ex  opère  operato, 'par  suite  d'un  privilège 
fondé  sur  l'imitation  de  la  passion  du  Christ  qui  a 
promis  le  salut  éternel  à  qui  donne  sa  vie  par  amour 
pour  lui. 

Quoiqu'il  en  soit  de  cette  discussion  théorique,  il 
faut  certaines  conditions  pratiques  :  Si  l'adulte  est 
catéchumène,  il  doit  autant  que  possible  recevoir  le 
baptême  d'eau  avant  le  martyre.  S'il  est  déjà  baptisé, 
il  doit,  si  possible,  confesser  ses  péchés  à  un  prêtre 
ou  du  moins  les  regretter  et  recevoir  la  sainte  commu- 
nion, car  ces  préceptes  obligent  de  droit  divin  au 
moment  de  la  mort,  et  le  martyre  ne  peut  en  dispen- 
ser. C'est  la  doctrine  de  saint  Thomas,  In  I  V'um  Sent.. 
dist.  IV, q.  m, a.  3,quœsl.3,  adlum;  IIKq.Lxvi.a.  11  ; 
cf.  Soto,  In  lV"mSenl..  dist.  XV.  q.  1,  a.  1,  concl.  3  et 
Estius,  In  l\'lim  Sent.,  dist.  IV,  n.  21.  —  Les  théolo- 
giens se  demandent  si  celui  qui  se  rappelle  un  péché 
non  confessé  est  tenu  de  le  détester  formaliter  et  peut 
être  justifié  par  un  acte  d'amour  de  Dieu  super  omnia, 
mais  si  cette  discussion  théorique  s'applique  au  cas 
où  le  précepte  de  la  pénitence  n'urge  pas,  en  cas  de 
mort  imminente  on  est  tenu  de  se  repentir  et  de  faire 
un  acte  formel  de  détestation  de  tous  les  péchés  dont 
on  a  le  souvenir.  —  Celui  qui  va  mourir  pour  le  Christ 
et  qui  n'est  pas  baptisé  ni  ne  peut  l'être,  est -il  tenu  de 
désirer  le  baptême?  Estius  répond  qu'il  est  seulement 
tenu  de  ne  pas  le  mépriser,  mais  qu'il  n'est  pas  tenu 
de  le  désirer  puisqu'il  a  un  moyen  plus  parfait  d'ob- 
tenir la  vie  éternelle.  —  La  contrition  au  sens  strict 
est-elle  nécessaire?  Bellarmin  assure  que  l'attrition 
suffit  comme  pour  le  baptême  d'eau;  ainsi  pensent 
Bonacina,  Anaclet.  Le  cardinal  de  Lauria  dit  que  c'est 
probable,  non  certain.  Suarez,  Maurus.  Hurtado 
tiennent  qu'en  pareil  cas  il  faut  s'efforcer  de  faire 
un  acte  de  contrition,  seul  moyen  sûr;  Soto  et  Gotti 
admettent,  comme  probable,  qu'il  suffit  de  la  contri- 
tion virtuelle  incluse  dans  la  ferveur  de  l'acte  de  cha- 
rité par  lequel  on  choisit  Dieu  plus  que  sa  propre  vie. 
Ces  questions  qui  regardent  le  for  interne  intéressent 
le  théologien  plus  que  le  canoniste. 

L'histoire  nous  apprend  que  les  fidèles  des  premiers 
siècles  avaient  l'habitude  d'aller  visiter  les  chré- 
tiens dans  leurs  prisons;  ils  leur  apportaient  charita- 
blement des  vivres,  du  vin  mélangé  de  myrrhe  pour 
les  aider  à  supporter  les  tourments,  il  y  eut  même  des 
abus  contre  lesquels  saint  Cyprien  proteste  dans  son 
Épître  v.  Tertullien  cite  même  un  cas  de  martyr  ivre, 
incapable  de  répondre  aux  interrogations  du  juge.  Les 
diacres  apportaient  aux  futurs  martyrs  la  sainte 
eucharistie,  les  prêtres  célébraient  la  messe  dans 
leurs  cachots  pour  les  préparer  au  sacrifice    suprême. 

5°  Désir  du  martyre,  son  acceptation,  offre  spontanée, 
fuite  (c.  xvi).  — 1.  Est-il  permis  de  désirer  le  martyre 
et  de  le  demander  à  Dieu?  —  Oui  certes;  aussi  saint 
Grégoire,  commentant  le  mot  de  saint  Paul,  I  Tim.,  m. 
Qui  episcopatum  desiderat,  bonum  opus  desiderat, 
ajoute  que  Paul  a  prononcé  ces  paroles  à  l'époque 
où  celui  qui  commandait  le  peuple  chrétien  était 
le  premier  à  marcher  au  martyre.  Ainsi  pense  saint. 
Thomas  d'Aquin,  IIa-IF,q.  clxxxv,  a.  1,  ad  lum. 
—  D'ailleurs  le  Christ  nous  a  encouragés  au  martyre. 
I  Petr.,  n,  21.  Nous  avons  de  nombreux  cas  de  l'anti- 
quité chrétienne  qui  nous  montrent  les  aspirations 
les  plus  véhémentes  vers  cette  preuve  suprême  de 
l'amour  de  Dieu.  Les  théologiens  n'ont  aucune  peine 
à  montrer  que  le  désir  du  martyre  ne  comprend  nulle- 


229 


M  A  K  T  Y  H  E ,  N OTI 0  N    C  A  N  O  N I  Q  1  I  E 


230 


nu'iit  l'acceptation  du  péché  commis  pur  le  persécu- 
teur ni  la  moindre    complicité  avec  lui.   Le  caïd,  de 

I  Hiria  l'appelle  l'œuvre  Ja  plus  parfaite  de  suréroga- 
t ion.  Estius  peut  dire  fort  justement  :  Non  enim 
desiderant  tutus  malos  diaboli  uut  malorum  hominum 
serf,  prœsupposita  illorum  malitia,  desiderant  ipsas 
afllictiones,  quœ,   ut  taies,  a  l)eo  sunt.  et  proinde  bonté. 

2.  L'acceptation  de  la  mort  est-elle  de  l'essence  du 
martyre'.'  —  Certains  ne  requièrent  aucune  accepta- 
tion de  la  mort.  Hurtàdo  déclare  qu'un  homme  qui 
dormirait  ou  serait  aliéné  serait  martyr,  pourvu 
qu'il  soit  juste  et  qu'il  soit  tué  en  haine  de  la  foi.  .Mais 
cette  opinion  est  généralement  rejetée  comme  peu 
conforme  à  Matth.,  xvi.  24,  Qui  ouït  venire  post  me. 
nbneget  semetipsum  et  tollat  crucem  suam  et  sequtdur  me. 

3.  Cette  acceptation  de  la  mort  doit-elle  être  actuelle 
nu  peut-elle  être  virtuelle  ou  habituelle,  ou  même  inter- 
prétative? -  L'intention  interprétative  ne  saurait  être 
admise,  car  il  est  moins  vraisemblable  de  présumer 
l'acceptation  des  tortures  et  de  la  mort  que  celle  du 
sacrement  de  l'extrême-onction.  L'acceptation  actuelle 
est  évidemment  la  meilleure.  La  virtuelle  suffît,  c'est- 
à-dire  l'acceptation  qui  n'a  pas  été  rétractée  et  qui 
influe  sur  l'acte.  On  pourrait  même  dire  que  l'accepta- 
tion habituelle  suffît,  ce  qui  signifie  qu'on  aurait  autre- 
fois désiré  le  martyre,  puis,  sans  plus  y  penser,  on 
ferait  quelque  chose  de  méritoire  qui  entraînerait  les 
coups  des  ennemis  de  la  foi,  comme  de  prêcher  l'Évan- 
gile. Benoît  XIV  cite  le  cas  de  Juvénal  Ancina,  évèque 
de  Saluées,  empoisonné  par  un  prêtre  à  qui  il  avait 
reproché  sa  conduite  scandaleuse;  il  ne  fut  pas  admis 
comme  martyr  parce  que  l'acceptation  de  la  mort 
ne  put  être  prouvée,  puisqu'il  avait  bu  la  coupe  sans 
soupçonner  le  poison  qui  le  ferait  mourir. 

4.  Est-il  permis  de  s'offrir  spontanément  à  la  mort? 
—  Cette  manière  de  faire  était  interdite  dans  l'antique 
discipline  de  l'Église,  cependant  étaient  exceptés 
ceux  qui  avaient  eu  la  faiblesse  d'abjurer  et  qui  vou- 
laient réparer  leur  faute;  d'ailleurs  nous  avons  de 
nombreux  exemples  de  martyrs  qui  s'offrirent  eux- 
mêmes  aux  persécuteurs  et  que  l'Église  n'a  nullement 
blâmés.  Les  théologiens  admettent  que  l'inspiration  du 
Saint-Esprit  peut  expliquer  cette  initiative  ainsi  que 
plusieurs  autres  causes,  parmi  lesquelles  saint  Tho- 
mas cite  le  zèle  de  la  foi  et  la  charité  fraternelle. 
Verricelli  exige  une  cause  grave  et  proportionnée. 
De  'tpostol.  mission.,  tit.  De  fide,  q. ix,  sect.iv, n. 43;  il 
dit  qu'il  faut  tenir  compte  de  deux  éléments  :  de  la 
disposition  de  celui  qui  s'offre,  nam  in  deliciis  nutri- 
tus.  carnis  viciis  irrelilus,  temere  lapsus  periculo  se 
e.vponil  et  hic  tentai  Deum,  et  de  la  lin  qu'il  se  propose  : 
Qui  enim  ultimate  et  primario  martyrium  intendit, 
illicite  agit,  estque  id  circoneelliones  imitari,  quare 
finis  primarius  débet  esse  Dei  gloria,  fidei  exaltalio, 
persécutons   confusio,    infidclium    conversio,    Ecclesiw 

ex,  fidelium  confirmalio. 

6  Peut-on  fuir  la  persécution  ?  —  Tertullien  ne  l'ad- 
mettait d'aucune  manière,  mais  son  opinion  person- 
nelle ne  prévaut  nullement  contre  l'opinion  commune 
île  l'Église.  La  fuite,  de  soi,  est  permise  selon  Matth., 
\.  2.'i.  Le  Christ  nous  en  a  donné  l'exemple.  Saint 
Lierre.  Act.,  xn,  a  fui  sur  le  conseil  de  l'ange  la  prison 
et  la  mort  que  lui  préparait  Hérode.  Saint  Paul  a 
fui    par   une    fenêtre    pour   échapper   au   roi   Arétas, 

II  Cor.,  xi,  33,  et  l'on  connaît  la  fuite  célèbre  de  saint 
Athanase  échappant  aux  ariens,  lue  pareille  fuite  ne 
doit  nullement  être  assimilée  à  une  négation  de  la 
foi,  c'est  plutôt  une  confession  virtuelle,  puisque  c'est 
l'acceptation  de  grands  maux,  comme  l'exil,  par 
attachement    à    la    foi. 

Par  contre,  les  évêques  et  ceux  qui  ont  charge 
dame,  ne  peuvent  pas  fuir  si  leur  fuite  risque  d'ame- 
ner la  dispersion  du  troupeau.    P'-IIa',  q.  lxxxv,  a.  5. 


Verricelli,    De  apost,   mission.,   tit.  i,  q.  ix,  sect.  v, 

n.  15,  dil  que  la  parole  de  Matth.,  \,  2:i,  n'est  pas  un 
précepte,  mais  un  conseil  ou  une  permission,  car  la 
fuite  est  parfois  préférable.  Ainsi  les  premiers  apôtres 
pouvaient  éviter  la  persécution  sans  scandale  pour  les 
fidèles  et  répandre  de  la  sorte  l'Évangile.  De  même, 
ceux  qui  se  sentent  faibles  :  c'est  ce  que  dit  Remigius, 
cité  par  Abulensis  (A.Toslat)  :  Licenlia  fagiendi  con- 
venu infirmis  in  fide.quibus  concedit  pius  magister.  ne, 
si  se  ullro  ad  martyrium  protulissent,  fortassis  positi  in 
tormenlis   negarent. 

On  discute  le  cas  de  celui  qui  a  promis  de  revenir 
en  prison;  est-il  tenu  de  rentrer  s'il  prévoit  qu'il  sera 
injustement  misa  mort?  Cajétan  l'affirme,  car  revenir 
est  un  acte  de  courage,  donc  un  acte  de  vertu,  ma- 
tière apte  au  serment  ;  d'autres  le  nient,  sous  prétexte 
qu'il  n'y  a  là  aucune  matière  à  vertu  ni  de  patience 
ni  de  fidélité. 

6°  Provocation  du  persécuteur(c.x\u).  — Enrègle  gé- 
nérale, il  n'est  pas  permis  de  provoquer  le  persécuteur; 
ainsi  l'enseigne  saint  Thomas,  IIa-IIa',  q.  cxxiv,  a.  1, 
ad  3um.  La  raison,  c'est  qu'on  se  rendrait  coupable 
de  complicité  et  de  présomption.  Pour  expliquer  les 
cas  contraires  que  contient  l'histoire  de  l'Église,  il  faut 
invoquer  une  inspiration  spéciale  de  l'Esprit-Saint, 
soit  pour  convertir  les  assistants,  soit  pour  confirmer 
les  faibles.  Mais  dans  la  pratique,  comment  recon- 
naître si  ces  provocations  proviennent  de  Dieu  ou  au 
contraire  de  la  légèreté  et  de  la  présomption?  On  le 
reconnaîtra  par  les  miracles  subséquents,  par  la  per- 
sévérance dans  la  confession  de  la  foi  jusqu'à  la  mort, 
par  les  vertus  héroïques  et  surtout  l'humilité  habi- 
tuelle de  celui  qui  s'expose  à  la  mort,  enfin  par  les 
circonstances  et  les  mobiles  de  cette  décision  extraor- 
dinaire. 

Benoît  XIV  distingue  sagement  entre  les  provoca- 
tions au  moment  même  du  martyre  et  celles  qui  le 
précèdent.  Ces  dernières  sont  généralement  des  impru- 
dences condamnables,  qui  reviennent  «  à  tirer  les 
oreilles  d'un  chien  qui  dort  ».  Les  premières,  au 
contraire,  ne  font  qu'affirmer  l'intensité  de  la  foi  et 
du  courage  du  martyr,  c'est'  le  cas  des  Machabées,  de 
saint  Etienne,  de  tant  d'autres. 

A  propos  du  fameux  canon  du  concile  d'Elvire, 
Hurtado  fait  remarquer  justement  que  si  les  chrétiens 
sont  mis  à  mort  pour  avoir  détruit  les  idoles  ou  les 
temples  des  païens,  ceux-ci  seront  présumés  avoir 
agi  par  légitime  défense  et  non  par  haine  de  la  foi. 

La  provocation  est  licite  s'il  apparaît  qu'elle^  pro- 
vient d'une  inspiration  du  Saint-Esprit,  ou  si  les  cir- 
constances montrent  que  le  serviteur  de  Dieu  devait 
agir  de  la  sorte  pour  le  bien  de  la  foi  et  de  la  religion, 
ou  par  commandement  de  l'autorité  publique.  —  Nous 
n'appellerons  pas  provocation  au  persécuteur  la  pra- 
tique de  certaines  vertus  qui  peuvent  attirer  la  per- 
sécution, comme  l'acte  de  Tobie  ensevelissant  les 
morts  tués  en  haine  de  la  religion. 

7°  Résistance  du  martyr,  sa  patience  et  sa  constance 
jusqu'à  la  mort(c.  xvin).  •  Un  des  cas  les  plus  intéres- 
sants et  des  plus  discutés  est  de  décider  si  le  martyre 
suppose  la  non-résistance  à  la  mort. 

Ce  qui  fait  hésiter,  c'est  le  passage  de  la  If'-II*. 
q.  cxxiv,  a.  5,  ad  3"m,  où  saint  Thomas  semble  indi- 
quer que  l'on  peut  considérer  comme  martyr  le  soldat 
qui  meurt  dans  une  guerre  entreprise  pour  la  défense 
de  la  foi.  On  a  beaucoup  discuté  sur  ce  point  pendant 
la  grande  guerre,  et  il  est  pénible  de  constater  que, 
loin  de  faire  avancer  la  question,  la  plupart  de  ceux 
qui  ont  pris  part  à  cette  contro  erse  semblaient 
ignorer  les  éléments  de  la  question,  tels  qu'ils  sont 
réunis  avec  une  sage  diligence  et  honnêtement  discu- 
tés par  Benoit  XIV.  -  Saint  Thomas  s'exprime 
plus  clairement  encore,  In  I  Vmn  Sent  ,  dist  ,  XI.IX. 


231 


MARTYRE,    NOTION    CANONIQUE 


232 


q.  v,  a.  .'i,  quœst.  2,  ad  1 1""'  :  Cum  quis  propter  bonum 
commune  non  relation  ad  Chrislum  mortem  sustinet, 
aureolam  non  meretùr  :  sed,  si  hoc  referatur  ad  Chrislum, 
aureolam  merebitur  et  martyr  erit;  ni  pote,  si  rempu- 
blicam  defendat  ub  hostium  impugnatione,  qui  /idem 
Chrisli  corrumpere  moliuntur  et  in  tuli  defensione 
mortem  sustineat.  Ainsi  Sylvins,  Paludanus,  saint 
Antonio,  Capisucchi,  Hurtado. 

Dans  cette  opinion,  il  faut  une  guerre  entre  fidèles 
et  inlidèles,  non  pour  motif  politique,  mais  pour  cause 
de  religion;  alors  ceux  qui  luttent  pour  défendre  la 
religion  contre  les  infidèles  meurent  martyrs,  car  la 
mort  leur  est  infligée  en  haine  de  la  loi.  lit  leur  résis- 
tance n'est  pas  un  obstacle  à  leur  titre  de  martyr,  car, 
disent  ces  théologiens,  ils  luttent  non  primario  pour 
défendre  leur  vie,  mais  pour  la  cause  de  l'Église  et  la 
vraie  foi  contre  les  adversaires  du  Christ  ;  ils  rie  défen- 
dent leur  vie  que  secundario  en  tant  qu'elle  est  néces- 
saire à  l'Église  et  à  la  foi  chrétienne. 

D'autres,  trouvant  peut-être  cette  distinction  quel- 
que peu  subtile,  réduisent  le  martyre  à  l'acceptation 
de  la  mort  dans  l'intervalle  qui  s'écoule  entre  la  bles- 
sure et  la  mort,  ainsi  Capisucchi,  ou  mieux  au  cas 
de  soldats  chrétiens  tombant  entre -les  mains  des  infi- 
dèles et  sommés  d'apostasier,  puis,  sur  leur  refus,  mis 
à  mort,  ainsi  les  Salmanticenses.  ("est  ce  qui  arriva 
vers  l'an  1250,  comme  le  raconte  une  lettre  du  roi 
saint  Louis,  Gesta  Dei  per  Francos,  t.  i,  p.  1199.  Dans 
un  tel  cas,  rien  ne  manque  pour  un  vrai  martyre  et  la 
lutte  qui  a  précédé  n'empêche  pas  le  martyre.  C'est 
d'ailleurs  un  cas  lout  différent  de  celui  proposé  par 
le  cardinal  de  Lauria,  d'un  homme  condamné  à  mort 
pour  de  vrais  crimes  par  un  prince  infidèle  et  qui 
déclare  accepter  de  mourir  pour  la  foi  qu'il  professe; 
car  un  tel  homme  n'est  pas  martyr,  puisque  celui  qui 
le  fait  mourir   n'agit    aucunement  en  haine  de  la  foi. 

Ce  cas  difficile  et  vraiment  controversé  est  celui 
de  soldats  qui  luttent  et  résistent  dans  une  guerre 
entreprise  pour  la  foi.  C'est  pourquoi  dans  la  cause 
du  bienheureux  Josaphat,  archevêque  de  Polotsk,  les 
auditeurs  de  la  Rote  firent  remarquer  que  beaucoup 
de  théologiens  refusent  d'admettre  le  martyre  quand 
la  victime  résiste,  se  défend,  meurt  par  nécessité,  non 
par  volonté,  et  tombe  parce  que  ses  forces  sont  inca- 
pables de  triompher  de  ses  ennemis.  Ainsi  Raynaud. 
de  Lauria,  Lessius,  Maurus,  Gotli.  La  raison  en  est 
que  le  martyr  doit  imiter  le  Christ  qui  rendit  témoi- 
gnage à  la  vérité  en  souffrant,  non  en  luttant  et  en 
résistant,  selon  la  parole  de  I  Petr.,  xi,  23.  C'est  ce 
qu'affirme  Tertullien,  Adv.  Morrionem,  1.  IV,  c.  xxxix, 
c'est  le  cas  de  saint  .Maurice  et  de  ses  compagnons 
do  la  Légion  thébaine.  Jadis  un  texte  de  saint  Basile, 
Epist.,  clxxxviii,  Ad  Amphilorhium,  décida  l'em- 
pereur Phocas  à  renoncer  à  demander  la  canonisation 
de  soldats  morts  en  luttant  contre  les  ennemis  de  la 
foi  chrétienne.  De  même  on  n'a  jamais  placé  au 
nombre  des  martyrs  ceux  qui  moururent  pendant  les 
croisades.  Il  est  vrai  que  l'on  pourrait  répondre  qu'ils 
ne  furent  pas  tués  en  haine  de  la   foi. 

On  oppose  en  sens  contraire  certaines  paroles  qui 
assimilent  aux  martyrs  les  soldats  tombés  pour  la 
cause  de  la  foi,  mais  rien  ne  force  de  prendre  le  mot 
martyr  au  sens  strict  dans  ces  discours  destinés  à 
enflammer  le  zèle  des  combattants.  Voir  le  cas  spé- 
cial de  saint  Procule,  protecteur  de  Bologne,  qui  est 
minutieusement  discuté. 

Tout  le  monde  est  d'accord  pour  exiger,  chez  le 
martyr,  la  patience  et  la  constance  jusqu'à  la  lin,  ainsi 
qu'il  est  dit  dans  l'hymne  de  l'office  de  plusieurs  mar- 
tyrs: Voir  aussi  De  civ.  Dei,  XXII,  ix,  9  et  X,  xxi. 
Il  faut  que  le  martyr  ait  persévéré  jusqu'à  la  mort 
invicte  et  patienter.  Mais  comment  prouver  cette  per- 
sévérance?   Certains   admettent   qu'il   suffît    de   l'ab- 


sence de  signe  contraire,  ainsi  lecard.  Petra,  le  card.  de 

Lauria.  Mais  il  faut  distinguer  la  persévérance  interne 
et  la  persévérance  externe.  La  première  n'est  connue 
que  de  Dieu:  la  deuxième  est  soumise  au  jugement  de 
l'Église  qui  conjecture  l'autre  parcelle-ci.  Il  faut  donc 
que  les  paroles,  les  signes  et  les  faits  prouvent  la 
persévérance  externe.  Telle  est  la  discipline  tradition- 
nelle de  l'Église. 

Qu'on  n'objecte  pas  l'exemple  de  saints  vénérés  par 
l'Église  comme  martyrs  sans  qu'on  ait  pu  constater 
leur  persévérance  jusqu'à  la  mort,  tel  saint  Julien, 
dont  saint  Chrysostome  narre  le  martyre,  P.  (i.,  t.  l, 
col.  071  :  Altalo  sacco,  et  arena  compléta,  cum  in  cum 
scorpiones,  viperas  et  dracones  injecisset,  cum  illis  et 
sanctum  injecit  cl  in  mare  demisit.  Mais  il  est  naturel 
de  conjecturer  la  persévérance  jusqu'à  la  mort  en  se 
fondant  sur  ses  actes  et  sa  conduite  jusqu'au  moment 
où  il  est  enfermé  dans  le  sac. 

Par  ailleurs  on  pourrait  objecter  ce  que  nous  avons 
admis  plus  haut  que  la  volonté  habituelle  suffit  pour 
le  martyre;  dès  lors  que  penser  du  cas  d'un  homme 
qui  a  désiré  le  martyre,  puis  qui,  n'y  pensant  plus, 
est  tué  en  haine  de  la  foi?  Dans  ce  cas,  il  est  évident 
qu'on  ne  peut  prouver  la  persévérance  jusqu'à  la  lin  : 
mais  Benoît  XIV distingue  sagement  le  martyr  coram 
Deo  et  le  martyr  coram  Ecclesia.  On  peut  l'être  dans 
le  premier  sens,  sans  l'être  dans  le  second.  Ajoutons 
que  certains  auteurs  exigent  pour  prouver  la  persé- 
vérance interne  des  miracles  postéiieurs  à  la  mort; 
mais  cette  opinion  ne  s'impose  pas,  car  l'Église  qui  ne 
juge  que  de  l'extérieur  est  fondée  à  prouver  les  senti- 
ments internes  par  les  signes  extérieurs. 

8°  Cause  du  martyre  ex  parle  martyris  (c.  xix-xx).  — 
II  faut  encore  examiner  la  cause  défendue  par  celui 
qui  meurt.  C'est  cette  doctrine  que  saint  Augustin  a 
souvent  exposée  contre  lesdonatistesquise  glorifiaient 
d'avoir,  eux  aussi,  des  martyrs  :  Recte  ista  dicerentur 
a  vobis  quivrentibus  marlyrum  gloriam  si  haberetis 
martyrum  causam.  Non  enim  jelices,  ait  Dominus,  qui 
mata  ista  patiuntur,  sed  qui  propter  Filium  hominis  pa- 
tiunlur.  P.  F.  A.  xlïii.coI  717.  Et  Chrysostome:  Xam 
lalronibus  tacerantur  latera,  et  monumentorum  perfos- 
soribus,  et  prœstigiatoribus.  Yerum  idem  patiuntur  et 
martyres.  Facta  quidem  sunl  eadem,  ceterum  animus  et 
causa,  cur  luec  fiant,  non  est  eadem;  eoque  plurimum  est 
discriminis  inter  hos  et  illos.  Siçut  igitur  in  illis  non 
tormentum  tantum  expendimus,  sed  prius  animum  et 
causam,  ob  quam  cruciatus  inferuntur,  consideramus; 
et  ob  id  martyres  amamus,  non  quod  crueienlur.  sed 
quod  ob  Chrislum  cruciatus  feront  ;  contra  latrones 
detestamur,  non  quia  puniunlur,  sed  quod  ob  malejada 
puniuntur.  P.  (i.,  t.  xlviii.  col  874. 

Il  faut  donc  mourir  pour  la  foi,  ce  qui  comprend 
non  seulement  ce  qu'il  faut  croire,  mais  aussi  ce  que 
la  foi  nous  enseigne  qu'il  faut  pratiquer,  et  par  consé- 
quent pour  l'exercice  de  toute  vertu  tombant  sous  le 
précepte.  C'est  ce  qu'on  appelle  profession  de  foi  in 
facto,  cf.  ID-ID,  q.  cxxiv,  a.  5,  et  In  I  Yum  Sent., 
dist.  Xl.IX.q.  v,  a.. '5, ad  9um,  et  InEp.  adRom.,  c.  vm, 
lect.  7  :  Patitur  eliam  propter  Chrislum  non  solum  qui 
palitur  propter  /idem  Chrisli,  sed  etiam  qui  patitur 
pro  quoeumque  justifia-  opère  pro  amore  Chrisli. 

Celui  qui  confesserait  la  foi  chrétienne  par  vaine 
gloire,  pour  acquérir  la  célébrité,  pour  obtenir  un 
culte  et  être  rangé  parmi  les  martyrs,  ne  serait  pas  un 
vrai  martyr,  car  son  acte  ne  serait  pas  moralement  bon. 
Sans  doute,  le  mouvement  de  vaine  gloire  n'est,  de  soi, 
que  péché  véniel,  niais  ce  serait  péché  mortel  que  de 
subir  la  mort  dans  un  but  de  vaine"  gloire. 

Pour  constituer  le  martyre,  il  ne  suffit  pas  d'ac- 
cepter la  mort  :  1.  pour  une  vérité  connue  par  lumière 
naturelle  (Benoît  XIV  cite  les  cas  de  l'existence  de 
Dieu  et  de  l'immortalité  de  l'âme,  qui  sont  des  vérités 


MAHÏYHK.     Il  IS'IOI  RE 


234 


naturelles,  mais  qui  ont  une  connexion  intime  avec 
la  foi,  et  qui/  saint  Thomas  appelle  des  préambules 
;i  la  foi);-  2.  pour  un  ■  opinion  révélée,  connue  par 
une  révélation  particulière;  3.  pour  une  opinion  non 
encore  définie  par  l'Église  (Benoit  XIV  cite  l'imma- 
culée conception  qui  était  encore  discutée  de  son 
temps);  -  I.  ni  pour  un  bien  ethniquement  bon  : 
conserver  le  secret  d'un  ami;  5.  ni  pour  une  asser- 
tion qu'on  croit  faussement  appartenir  à  la  révélation. 

9  ■  Les  faux  martyrs  hérétiques  ou  schismatiques 
(c.xx).  —  On  peut  distinguer  deux  cas,  selon  que  l'héré- 
tique meurt  pour  défendre  son  hérésie,  ou  qu'il  meurt 
pour  un  point  de  doctrine  commun  avec  la  vraie  foi. 

Le  second  cas  est  le  plus  intéressant,  mais  même 
alors  le  patient  ne  sera  pas  considéré  comme  martyr, 
car,  (iit  Benoît  XIV,  même  s'il  meurt  pour  la  vérité, 
il  ne  meurt  pas  pour  la  vérité  proposée  par  la  foi, 
puisqu'il  n'a  pas  la  foi.  Durand  admettait  chez  l'héré- 
tique qui  nie  un  point  de  foi  un  habitus  surnaturel,  mais 
informe  de  foi  :  cette  opinion  est  communément  rejetée 
par  les  théologiens.  Celui  qui  n'a  pas  la  foi,  ne  peut 
mourir  pour  la  foi.  Benoit  X  IV  parle  ensuite  de  l'héré- 
tique invincibiliter,  c'est-à-dire  de  celui  qui  est  «  de 
bonne  foi  »  dans  l'erreur;  s'il  meurt  pour  un  vrai  point  de 
foi,  peut-il  être  considéré  comme  martyr?  I  enoît  XIV 
répond  par  une  distinction  importante:  il  le  sera  coram 
Deo,  mais  non  coram  Ecclesia.  Il  le  sera  coram  Deo, 
pourvu  qu'il  soit  habituellement  disposée  croire  tout  ce 
qui  lui  serait  proposé  par  l'autorité  légitime, car  il  n'est 
pas  coupable  d'après  la  parole  de  saint  Jean  :  Si  non 
penissem  et  Iccptus  fuissem  eis,  peccatum  non  haberent, 
xv,  22:  il  ne  le  serait  pas  coram  Ecclesia  qui  ne  juge 
que  de  l'extérieur,  et  qui,  constatant  l'hérésie  externe, 
en  est  réduite  à  conjecturer  l'hérésie  interne.  On  voit 
combien  cette  distinction  proposée  par  l'éminent 
canoniste  peut  donner  satisfaction  aux  plus  difficiles. 
Mais  une  fois  qu'elle  est  admise  pour  reconnaître 
comme  martyr  coram  Deo  l'hérétique  invincibiliter  qui 
meurt  pour  défendre  un  point  de  doctrine  commune 
avec  la  vérité  catholique,  ne  faudra-t-il  pas  le  recon- 
naître encore  s'il  meurt  avec  la  même  sincérité  pour 
défendre  une  assertion  erronée  qu'il  croit  appartenir 
au  Credo  chrétien?  On  voit  par  ces  exemples  combien 
la  notion  du  martyre  qui  semble,  à  première  vue,  très 
claire  et  nettement  délimitée,  pose  en  réalité  de  nom- 
breuses questions  auxquelles  il  est  difficile  de  répondre 
avec  certitude. 

III.  Histoire  du  Martyre.  —  1°  Les  temps  pri- 
mitifs.  —    1.    Cause   des   martyres.         Les    chrétiens 

vécurent  durant  deux  ,sièclesj>t_demi,  depuis  le  mas- 
sacre_^>rdjjnn£jMu^s^^ 

rance  de  313,  exposésjt  ja  persécution.  La  guerre  reli- 
gieuse connut  cependant  des  accalmies.  Ce  fait  de 
la  persécution  acharnée  est  d'autant  plus  surprenant 
que  le  Romain  se  montrait  très  tolérant  et  respectait 
Us  dieux  des  diverses  nations. 

Mais  les  chrétiens  furent  d'abord  confondus  avec  les 
juifs  et  héritèrent  de  l'antipathie  dont  souffraient  ceux- 
ci.  Vers_JJiixu5(J,  l'empereur  Claude  avait  banni  de 
Ponjc.  les  juifs,  jwiwos  impnlsore  Chresto  assidue 
luînultuantes.  Suétone,  Claude,  25.  Ce  nefut  qu'une 
iourte  tempête,  dans  laquelle  les  chrétiens  d'origine 
juive  furent  englobés.  Les  juifs  furent  admis  de  nou- 
veau, mais  le  christianisme  ne  bénéficia  pas  de  la 
tolérance  accordée  au  judaïsme,  car  il  n'avait  aucun 
caractère  national,  sa  foi,  sa  morale,  son  culte  s'adres- 
saient à  tous  sans  distinction  de  race  et  de  nationalité. 
En  devenant  chrétien,  on  cessait  d'être  romain.  Le 
christianisme  était  une  menace  pour  le  culte  de  l'État 
et  son  extension  risquait  de  ruiner  le  paganisme  officiel. 
Personne  n'admettait  alors  que  Home,  et  avec  elle 
l'Empire  romain,  pût  subsister  sans  les  dieux  natio- 
naux  :   ainsi   s'explique   que   la    persécution   la    plus 


acharnée  provint    des  empereurs  les   meilleurs  et    les 
plus  romains. 

Mais  si  les  chrétiens  fuient  poursuivis  par  déro- 
gation à  la  tolérance  dont  les  Romains  couvraient 
ordinairement  toutes  les  religions,  en  vertu  de  quelle 
loi  le  furent-ils?  Sur  ce  point  les  historiens  discutent. 

I  hichesne  parle  des  0]  igines  si  obscures  de  la  lé^is 
lation  persécutrice.  »  Les  origines  chrétiennes,  p.  115. 
Certains  la  font  remonter  à  Domitien  vers  la  fin 
du  premier  siècle  (Dion  Cassius,  i.xvn,  13;  Suétone, 
Domitien,  1(1).  On  admet  assez  généralement  qu'elle 
date  de  Néron,  à  la  suite  de  Tertullien  qui  ne  craint 
pas  de  l'appeler  Institutum  neronianum.  Ad  Nat.,  i,  7. 
Néron,  ceci  est  assuré,  prit  prétexte  de  l'incendie  de 
Rome  pour  l'attribuer  aux  chrétiens  et  en  fit  un 
affreux  massacre.  Tacite,  Annales,  xv,  4-1. 

Certains  ont  pensé  que  les  chrétiens  étaient  pour- 
suivis au  nom  du  droit  commun,  comme  suspects 
de  magie,  de  sacrilège  ou  lèse-majesté,  ainsi  Le 
Riant,  Les  persécuteurs  et  les  martyrs,  Paris,  1895; 
Gorres,  Realeneyclopaedie  der  christ!.  Allerlùmer,  t.  i. 
p.  215  ;  Dartigue-Pérou,  Marc-Aurèle  dans  ses  rapports 
avec  le  christianisme,  Paris,  1897.  Mais  cette  thèse, 
contraire  à  la  tradition,  est  également  démentie  par 
les  faits  historiques:  elle  est  aujourd'hui  abandonnée. 

Mommsen,  Der  Religions) revelnach  romischem  llecht, 
Historische  Zeitsehrift,  1890,  t.  i.xiv,  p.  389-429,. suivi 
par  Ad.  Harnack,  art.  Chrislenverfolgungen,  dans  la 
Realeneyclopaedie  de  Herzog-Hauck,  et  Veis,  Christen- 
verfolgungen,  (ieschichte  ihrer  Crsachen  im  Rômerreiche, 
Munich,  1899,  a  prétendu  que,  pendant  les  deux  pre- 
miers siècles,  les  magistrats  usèrent  contre  les  chré- 
tiens de  leur  droit  de  coercition.  Les  chrétiens  pas- 
saient pour  des  sujets  dangereux  à  cause  de  leur 
conduite,  de  leurs  paroles  et  de  leurs  opinions.  Dès 
lors  chaque  préfet  ou  gouverneur  pouvait  user  contre 
eux  d'un  droit  de  police  illimitée,  appelée  coercition. 
La  coercition  ne  prévoyait  ni  forme  de  procès  ni  peine 
déterminée,  le  fonctionnaire  n'était  lié  par  aucune 
règle.  Ceci  expliquerait  que  la  condamnation  n'est 
ordinairement  basée  sur  aucun  autre  grief  que  le  fait 
d'être  chrétien.  Cette  thèse,  on  ne  sait  trop  pourquoi, 
a  été  considérée  par  certains  catholiques,  comme 
diminuant  la  significatiori  du  martyre  chrétien.  Elle 
a  été  vivement  combattue,  et  par  des  arguments 
qui   ne  sont   pas    tous  d'ordre   historique. 

Aussi  est-on  revenu,  dans  quelques  milieux,  à  l'an- 
cienne tradition  d'après  laquelle  les  chrétiens  furent , 
dès  le  temps  de  Néron,  condamnés  en  vertu  d'une 
loi  particulière  proscrivant  le  christianisme  :  Chris- 
tianosesse  non  licet.  Ainsi  le  déclareraient  Tertullien, 
Méliton  de  Sardes  et  Sulpice-Sévère,  Chron.  II,  29. 
.Mais  ces  affirmations  sont  ou  bien  tardives,  ou  bien 
imprécises;  et  la  question  ne  semble  pas  résolue. 
Intéressante  au  point  de  vue  de  l'histoire,  elle 
n'a  pas,  au  point  de  vue  théologique,  l'importance 
qu'on  a  voulu  lui  attribuer.  Voir  ci-dessus,  col.  226, 
ce   qu'en  pensait   déjà  Benoit   XIV. 

2.  Les  décrets  de  persécution.  —  Au  second  siècle 
la  législation  se  précise  en  se  modérant.  Nous  avons  le 
texte  du  rescrit  de  Trajan  dans  Pline.  Ep.,  x,  96. 
Le  rescrit  adressé  en  112  au  gouverneur  de  Bithynie 
déconseille  de  poursuivre  d'oflice.  mais  commande  de 
condamner  les  accusés  qui  se  reconnaissent  chrétiens 
et  refusent  de  sacrifier:  sentence  confirmée  en  121 
parle  rescrit  d'Hadrien  à  Minucius  Fundanus,  pro- 
consul d'Asie,  Eusèbe, H. E.,  [V.ix.les  rescrits  d'An- 
tonin  entre  147  et  163  à  diverses  cités  de  .Macédoine, 
de  Thessalie  et  de  Grèce,  ibid.,  IV,  xxvi,  10  (citation 
de  Méliton)  et  le  rescrit  de  Marc-Aurèle  en  177  au 
légat    de   la    Lyonnaise.    Ibid.,   V,    xi,    17. 

Saint  Justin,  Apol.,  i,  4,  7,  H  et  Tertullien,  ApoL, 
5-8,  attaqueront  sans  peine  l'illogisme  de  cette  déci- 


235 


MARTYRE,   HISTOIRE 


236 


sion  qui  interdit  de  poursuivi  e  les  coupables  et  néan- 
moins ordonne  de  les  condamner  s'ils  sont  accusés. 
Mais  l'illogisme  n'est  -il  pas  le  correctif  imposé  par  le 
bon  sens  à  tous  ceux  qui  s'engagenl  dans  une  fausse 
voie  et  qui  craignent  de  s'y  aventurer  trop  loin? 
D'ailleurs,  comme  le  lait  justement  remarquer 
P.  Allanl,  cette  sentence  montre  que  la  profession 
du  christianisme  ne  supposait  l'inculpation  ou  la 
présomption  d'aucun  crime  de  droit  commun,  sans 
quoi  le  lait  de  renier  la  foi  chrétienne  n'aurait  pas 
suffi    à  entraîner  l'acquittement. 

De  plus  il  est  permis  de  voir  une  volonté  providen- 
tielle dans  cette  législation  exceptionnelle  qui  fai- 
sait dépendre  la  condamnation  à  mort  de  la  seule 
volonté  de  ceux  qui  s'y  exposaient  par  leur  fidélité 
à  la  foi  chrétienne.  Le  martyre  deviendra,  de  la. sorte, 
Je  plus  beau  et  le  plus  méritoire  triomphe  de  la  liberté 
morale.  Les  chrétiens  peuvent  jusqu'au  dernier  mo- 
ment échapper  au  supplice.  Leur  couronne  n'est  plei- 
nement glorieuse  que  parce  que  leur  mort  est  acceptée 
volontairement. 

Au  m1'  siècle,  à  partir  de  Septime-Sévère,  cf.  Spart  ien, 
Vita  Severi,  17,  chaque  persécution  est  précédée  par 
un  édit  qui  ordonne  de  poursuivre  les  chrétiens  et 
de  les  mettre  en  demeure  d'abjurer.  Le  nombre  des 
chrétiens  était  devenu  trop  considérable  :  on  interdit 
seulement  les  conversions  nouvelles  et  l'on  restreignit 
Jes  poursuites  aux  convertisseurs  et  aux  nouveaux  con- 
vertis. C'est  alors  que  Clément  d'Alexandrie  est  forcé 
de  s'enfuir  et  que  ses  élèves  sont  mis  à  mort.  Eusëbe, 
H.  E.,  VI,  i,  iv.  A  Carthage  a  lieu  le  martyre  de  sainte 
Félicité  et  de  ses  compagnons.  —  Maximin,  en  235, 
limite  les  poursuites  aux  principaux  chefs.  H.  E.,  VI, 
xxvin.  Ainsi  sont  déportés  en  Sardaigne  le  pape  Pon- 
tien  et  l'antipape  Hippolyte  qui  rachètera  son  schisme 
parla  gloire  dumartyre. — Dèce,  en  250,  élargit  la  pour- 
suiteet  l'applique  à  tous  sans  exception  :  tous  devront, 
à  jour  fixé,  sacrifier  aux  dieux.  Ceux  qui  n'auront  pas 
obtenu  le  libellus,  gage  de.  leur  apostasie,  subiront 
soit  le  bannissement  avec  confiscation  des  biens,  soit 
la  mort.  Les  procès  pourraient  être  rapides;  les  juges 
Jes  traînent  en  longueur  dans  l'espoir  d'obtenir  le 
reniement  par  la  persuasion  ou  par  la  torture.  Saint 
Cypiien  écrit  :  «  Ceux  qui  veulent  mourir  ne  viennent 
pas  à  bout  de  se  faire  tuer».  Epist.,  iau,2.  Dèce  veut 
obtenir  l'apostasie  plus  que  la  mort,  il  cherche  à 
«  détruire  les  âmes,  non  les  corps  .  Saint  Jérôme,  Vita 
Pauli  eremilœ,  m. 

Valérien  tente  une  nouvelle  lactique  et  procède, 
non  plus  par  masse,  mais  par  séries.  En  257,  il  ordonne 
aux  évèques  et  aux  prêtres  de  sacrifier  sous  peine 
d'exil,  défend  aux  chrétiens  de  participer  aux  réu- 
nions liturgiques  sous  peine  de  mort.  Saint  Cypiien 
comparaît  alors  devant  le  proconsul  d'Afrique,  saint 
Denys  d'Alexandrie  devant  le  préfet  d'Egypte.  H.  E., 
VII, xi. En  258, l'exil  estremplac;:  parla  peine  de  mort 
immédiate  contre  les  membres  du  clergé;  pour  les 
chrétiens  de  condition,  confiscation,  dégradation  et 
mort  pour  les  hommes,  exil  pour  les  femmes,  poul- 
ies Césariens  (affranchis  de  la  maison  impériale)  confis- 
cation et  réduction  à  l'état  de  serfs  de  la  glèbe.  Résul 
tat  :  à  Rome,  martyre  du  pape  Sixte  II  et  de  ses 
diacres;  à  Tarragone,  de  Fructueux  et  de  ses  diacres; 
à  Carthage,  de  Cypiien.  La  mort  de  Valévien  amena 
la  fin  de  la  persécution  et  Gallien  rendit  à  l'Église  ses 
biens.  H.  E.,  VII,  xm.  Mais  Aurélien  aurait  rendu  en 
274  un  nouvel  édit,  qui  précéda  sa  mort  de  quelques 
mois.  Lactance,  De  mort,  persec,  vi. 

Dioclétien,  après  s'être  montré  bienveillant,  lance 
successivement  trois  édits.  En  303,  le  premier  ordonne 
que  les  églises  soient  rasées,  les  saintes  Écritures 
livrées  aux  flammes,  les  chrétiens  de  condition  élevée 
privés  de  leurs  honneurs,  les  gens  du  peuple  empri- 


sonnés. //.  /.'.,  VIII,  ii.  Le  deuxième  ordonne  que  tous 
les  chefs  des  Églises  soient  jetés  en  prison,  VIII,  vi, 
8.  Le  troisième  prescrit  de  libérer  ceux  des  ecclé- 
siastiques qui  consentent  à  sacrifier  et  ordonne  coTïïTe 
les  autres  les  supplices  les  plus  cruels.  VIII,  vi,  HT. 
En  304,  l'édit  de  Dèce  est  renouvelé  contre  tous 
les  chrétiens.  C'est  une  guerre  d'extermination.  Elit- 
cesse  en  Occident  à  la  suite  du  partage  de  l'Empire 
qui  suit  l'abdication  de  Dioclétien,  elle  continue  en 
Orient  avec  Galère  et  Maximin  Daîa.  En  306,  ceux-ci 
publient  un  5e  édit  pour  prescrire  à  tous  le  sacrifice 
par  appel  nominal.  Eusèbe,  De  mari.  Palestine,  iv, 
8.  Ce  fut,  dit  Eusèbe,  un  orage  inexprimable.  En 
306,  0e  édit  promulgué  par  Maximin  Daîa  multipliant 
les  proscriptions,  lui  311,  Galère  malade  se  croit  puni 
par  le  Dieu  des  chrétiens  (Lactance,  jcxxiv),  et  publie 
un  édit  en  leur  faveur.  \  sa  mort,  Maximin  recom- 
mence la  persécution.  Mais  l'ère  des  persécutions 
allait  bientôt  finir  :  en  313,  l'édit  libérateur  de  Milan, 
appliqué  en  Occident  au  mois  de  mars,  fut  affiché 
en  mai  à  Ni  comédie  après  la  défaite  de  Maximin  par 
Licinius.  Le  christianisme,  par  son  courage  intrépide 
contre  les  persécuteurs,  avait  chèrement  conquis  sa 
liberté. 

3.  Principaux  mobiles  des  persécutions.  —  a)  Pré- 
juges populaires.  —  A  l'origine,  confondus  avec,  les 
juifs,  les  chrétiens  partagent  leur  impopularité;  plus 
tard,  c'est  encore  pire;  ils  sont  accusés  d'athéisme, 
Justin,  Apol.,  i,  6;  n,  3;  de  haine  du  genre 
humain,  Tacite,  Annales,  XV,  44;  d'adorer  une^tète 
d'âne,  Tacite,  Hist.,  V,  4;  de  commettre  des  crimes 
odieux  :  incestes,  repas  de  Thyeste,  Minucius  Félix. 
Octavius,  ix ;  Tertullien,  Apol.,  8;  Origène,  Contra 
Cels.,  IV,  27.  Cependant  aucun  chrétien  ne  fut  jamais 
condamné  en  jugement  régulier  pour  de  tels  forfaits. 
Le  peuple  Jes  rendait  responsables  des  calamités 
publiques  :  Si  Tiberis  ascendit  ad  meenia,  si  Silus 
non  ascendit  in  arua,  si  cœlum  stetil,  si  terra  mouit, 
si  famés,  si  lues,  statim  :  Christianos  ad  leonem!  accla- 
matur.  Tertullien,  Apol.,  4.  On  les  nommait  ;  Hosles 
publici  cleorum,  imperatorum,  legum,  morum,  naturœ 
tolius  inimici. 

b)  Préjugés  d'hommes  d'État.  —  Il  faut  tenir  compte 
de  l'étroit  formalisme  du  droit  romain.  La  loi  défencT 
«  la  superstition  nouvelle  >,  les  chrétiens  tombaient 
sous  la  loi  de  lèse-majestjL(/.e.r  Julia  majestatis) Jioûr, 
assistance  aux  assemblées  nocturnes,  pour  partici- 
pation à  des  associations  interdites  (hetœriiv,  cceliis 
illiciti),  pour  refus  d'offrir  à  l'empereur  l'encens  et  les 
libations  en  lui  donnant  le  titre  de  Dieu  (împietus  in 
principes),  crimes  punis  de  la  décapitation  pour  les 
gens  de  condition  élevée,  du  bûcher  ou  de  l'exposition 
aux  bêtes  pour  les  gens  moindres.  Paulus,  Sentent.,  V, 
xxxix,  1.  Lljne  reprochera  aux  chrétiens  de  Iiithynie 
leur  désobéissance,  leur  entêtement,  leur  inflexible 
obstination,  Epist.,  x,  97;  Marc-Aurèle_,  leur  ôpj"^" 
niàtreté,  leur  superstition  sans  mesure,  Pensées,  xi,  3. 
Valérien  dénonce  les  chefs  d'une  coalition  dange- 
reuse   ■ 

c)  Certaines  raisons  personnelles.  —  Néron  fit  attri- 
buer aux  chrétiens  l'incendie  de  Rome  pouïjîêgag|r 
sa  propre  responsabilité.  Maximin  les  persécuta  en 
haine  de  son  prédécesseur,  Alexandre-Sévère,  qui  les 
avait  favorisés,  Eusèbe,  H.  E.,  VI,  xxvm  :  Dèce,  par 
aversion  personnelle  contre  Philippe;  Valérien  était 
occultiste  et  fut  entraîné  parles  délations  intéressées 
des  devins  qui  avaient  sa  con fiance.  Ibid.,  VII,  x, 
comme  pai  sa  cupidité.  Saint  Ambroise,  De  o/fic, 
II,  xxvm,  Dioclétien i  fut  déterminé  par  des  réponses 
d'haruspices,  au  dire  de  Lactance,  De. mort,  pers.,  xi; 
Galère,  par  les  conseils  de  sa  mère,  vieille  paysanne 
fanatique,  qui  avait  été  prêtresse.  Ibid.,  xn. 

4.  Culte  des  martyrs.       En  principe,  les  lois  romaines 


23: 


MA  RTYRE,  II1STOI  RE 


238 


privaient  de  sépulture  les  condamnés  à  mort;  en  fait 
cependant,  les  cadavres  étaient  accordés  aux  proches 
qui  les  demandaient.  Avec  quelle  ferveur  les  chré- 
tiens réclamaient  les  reste:  précieux  de  ceux  qui 
avaient  donné  leur  vie  pour  la  foi  !  Parfois  ils  les  enle- 
vaient en  secret  et  les  ensevelissaient  avec  respect. 

Au  jour  anniversaire  de  la  mort,  depositio,  on  se 
réunissait  auprès  du  tombeau,  cf.  Martyrium  l'oly- 
carpi,  x vin, on  célébrait  le  saint  sacrifice  et  on  faisait 
des  distributions  aux  pauvres.  La  liste  des  anniver- 
saires célébrés  dans  chaque  église  sera  le  germe  des 
martyrologes.  On  ne  prie  pas  pour  Ls  martyrs, 
S.  Augustin,  Serm.,  cccix,  1.  on  les  invoque.  Des 
lampes  brûlaient  devant  les  tombeaux,  mais  il  n'y  a 
aucune  confusion  avec  les  rites  païens.  Cf.  Yacan- 
dard,  Les  origines  du  culte  des  saints,  dans  Éludes  de 
critique  et  d'histoire  religieuse,  IIP  série,  Paris,  1912. 
L'Église  procéda  à  des  enquêtes,  surtout  depuis  le 
m'  siècle.  Quand  les  hérésies  se  développèrent,  il  fallut 
séparer  les  martyrs  orthodoxesdes  hérétiques.  L'Église 
refusait  de  reconnaître  comme  martyrs  ceux  qui  avaient 
provoqué  la  colère  du  persécuteur  par  quelque  acte 
inconsidéré.  S.  Augustin,  Breviculus  coll.  eu  m  donat., 
III,  m,  25. 

On  se  partageait  les  reliques  :  sang  recueilli  sui- 
des linges  ou  avec  des  éponges,  huile  des  lampes 
brûlant  près  du  tombeau.  On  se  recommandait  à 
l'intercession  des  héros  avant  et  après  leur  martyre. 
On  désirait  être  enterré  auprès  d'eux.  La  superstition 
pouvait  même  se  glisser  parfois,  puisqu'une  inscrip- 
tion d'une  basilique  romaine  proteste  contre  les  excès 
d'une  dévotion  peu  éclairée  :  «  Ce  n'est  point  par  le 
voisinage  du  corps,  c'est  par  l'âme  que  nous  devons 
approcher  des  Saints  ».  Bull,  di  arch.  crist.,  1864, 
p.  33. 

5.  Xombrc  des  martyrs.  —  Ce  nombre  est  impossible 
à  évaluer,  même  d'une  façon  ;pproximati\e,  mais  la 
tradition  et    l'histoire  attestent   qu'il  fut  très   élevé. 

H.  Dodwell,  le  premier.  Dissert.  Cyprian,  ix,  De 
paucilale  martyrum,  Oxford,  1684,  tenta  une  apologie 
des  empereurs  romains  et  relégua  les  martyrologes  au 
nombre  des  fables  inventées  parles  moines.  Ruinart, 
Acta  primorum  martyrum  sincera  et  selecta,  Paris,  1689, 
lui  répondit  victorieusement.  Il  n'essaya  pas  cepen- 
dant de  justifier  le  chiffre  fantaisiste  de  11  millions 
donné  par  le  P.  Florès,  De  inclylo  ugone  martyrum, 
1.  IV,  c.  m,  et  résultant  des  calculs  d'Arias  et  de 
<ieiiébrard,  ni  surtout  de  2  millions  st  demi  pour  la 
seule  ville  de  Rome,  Gaume,  Les  trois  Rome,  Paris, 
1 848,  t.  iv,  p.  591 ,  ni  même  de  revendiquer,  pour  Rome 
seule,  700  martyrs  à  chaque  jour  du  calendrier.  Cf. 
Boldetti, 'Osservazioni  sopra  cimiteri  dei  SS.  Martin 
ed  antichi  cristiani  di  Roma,  Rome,  1720,  p.  266.  Le 
nombre  des  martyrs  romains  serait  de  13825  d'après 
le  .Martyrologe  romain,  cf.  Kraus,  Die  Blulampullen 
der  rom.  Katakomben,  Francfort,  1868,  p.  35;  il  est 
réduit  par  le  P.  Y.  de  Buck  au  nombre,  déjà  respec- 
table, de  quatre  mille,  De  phialis  rubricatis,  quihus 
mart.  Rom.  sepulcra  dignosci  dicuntur  obseruationes, 
Bruxelles,  1855,  p.  31  sq. 

Gibbon  reprit  en  1776  la  thèse  de  Dodwell,  Décline 
and  fall  of  the  Roman  Empire,  c.  xvi,  suivi  par  Ernest 
Havet,  Le  christianisme  et  ses  origines,  Paris,  1884, 
t.  iv.  G.  1  oissicr,  /.(/  fin  du  paganisme,  Paris,  1911,  t.  i, 
1).  457,  donne  la  note  juste  :  »  Qu'on  songe  que  la  per- 
sécution, avec  plus  ou  moins  d'atrocité,  a  duré  deux 
siècles  et  demi,  et  qu'elle  s'est  étendue  à  l'empire 
entier,  c'est-à-dire  à  tout  le  monde  connu,  que  jamais 
la  loi  contre  les  chrétiens  n'a  été  complètement  abrogée 
jusqu'à  la  victoire  de  l'Église,  et  que,  même  dans  les 
temps  de  trêve  it  de  répit,  lorsque  la  communauté 
respirait,  lejuge  ne  pouvait  se  dispenser  de  l'appliquer 
toutes  les  fois  qu'on  amenait   un  coupable  à  son  tri- 


bunal, el  l'on  sera,  je  crois,  persuadé  qu'il  ne.  faut  pas 
pousser  trop  loin  l'opinion  de  Dodwell,  et  qu'en  sup- 
posant même  qu'à  chaque  fois  et  en  particulier,  il 
périt  peu  de  victimes,  réunies,  elles  doivent  former 
un  nombre  considérable. 

On  oppose  un  texte  d'Origène,  Contra  Cclsum,  III, 
8  :  «  Ceux  qui  furent  mis  à  mort  pour  la  foi  chrétienne 
ont  été  peu  nombreux  et  sont  faciles  à  compter,  car 
Dieu  ne  voulait  pas  que  toute  la  race  des  chrétiens  fût 
anéantie.  «  Mais  cette  expression  peu  nombreux  ne  doit 
être  prise  que  dans  un  sens  relatif,  c'est-à-dire  par 
rapport  au  (otal  des  chrétiens,  et  de  plus  il  faut 
remarquer  qu'Origène  écrit  en  249  avant  la  persécu- 
tion de  Dèce  el  ne  peut  y  faire  allusion. 

Harnack,  Die  Mission  und  Ausbreitung  des  Chris- 
lenthums,  1 ri'  édit.,  p.  345,  ose  dire  :  «  Un  regard 
jeté  à  l'aide  des  ouvrages  de  Tertullien  sur  Carthage 
et  l'Afrique  du  nord,  montre  qu'avant  l'année  180  il 
n'y  eut  dans  ces  régions  aucun  martyr,  et  que  depuis 
lors,  jusqu'à  la  mort  de  Tertullien,  elles  n'en  comptè- 
rent, même  enjoignant  laNumidie  etles  Maurétaniss, 
guère  plus  de  deux  douzaines.  »  Ces  deux  douzaines 
représentent  sans  doute  les  chrétiens  de  Scillium 
d'une  p:;rt  el  de  l'autre  Perpétue,  Félicité  et  leurs 
compagnons,  tous  martyrisés  entre  l'an  180,  date 
à  laquelle  Tertullien  déclare  que  «  le  glaive  n'a  pas 
encore  été  tiré  contre  les  chrétiens  »,  Ad  Scapulam, 
3,  et  sa  mort,  (iependant  il  y  eut  d'autres  martyrs, 
car,  en  197,  Tertullien  nous  parle  de  nombreux 
fidèles  attendant  en  prison  l'heure  d'être  mis  à  mort. 
Ad  Martyres,  l,et  d'autres  encore  qui  ont  été  lapidés  ou 
brûlés  par  la  foule  ameutée  des  païens,  Apol.,  37,  de 
beaucoup  d'autres  qui  ont  péri  par  le  glaive,  le  feu. 
les  bêtes,  les  fouets.  Apol.,  11,  12,  31,  50. 

Pour  les  chrétiens  massacrés  en  64  par  Néron, 
Tacite,  Ami.,  XV,  44  et  saint  Clément,  /  Cor.,  vi, 
indiquent  «une  grande  multitude.  »  En  95,  sous  Domi- 
tien,  Dion  Cassius,  Hist.  Romaine,  lxvii,  14,  en  men- 
tionne «  beaucoup  »,  de  même  saint  Jean.  Apoc,  vi, 
9-11.  SousTrajan,  la  fureur  populaire  en  fit  mourir  un 
«  grand  nombre  »,  sans  compter  ceux  qui  tombaient 
victimes  d'un  jugement  régulier.  Eusèbe,  H.  E.,  III, 
xxxiii,  %  «  D'innombrables  martyrs  »  dans  le  monde 
entier  subirent  la  mort  sous  Marc-Aurèle.  Ibid.,  Y,  i. 
Les  proconsuls  et  les  préfets  ne  pouvaient  suffire  à 
toutes  ces  condamnations.  Septime-Sévère  fit  couler 
le  sang  à  flots;  on  crut  à  la  venue  de  l'Antéchrist; 
Eusèbe,  VI,  n,  3.  Dèce,  que  Lactance  appelle  «un 
monstre  exécrable  »,  n'épargna  ni  âge,  ni  sexe,  ni 
condition;  «  le  sang  coulait  par  torrents  »,  affirme 
S.  Cyprien,  Episl.,  vin, 

Sous  Gallus  «  une  multitude  innombrable  »  de  mar- 
tyrs reçut  la  couronne.  S.  Cyprien,  De mortalitate . 
Pendant  son  règne  si  court,  Valérien  versa  beaucoup 
de  sang  chrétien,  affirme  Lactance,  De  mort,  persee., 
v.  La  persécution  de  Dioctétien  «  dévasta  pendant 
dix  ans  le  peuple  de  Dieu  »,  aucune  guerre  n'avait 
décimé  à  ce  point  la  population.  Sulpice-Sévère,  Hist. 
sacr.,  II,  xxxn;  Orose,  Ado.  pagan.,  VII,  xxii.  Le 
glaive  était  émoussé  et  les  bourreaux  exténués 
devaient  se  relayer.  Ln  Egypte,  il  n'était  pas  rare  de 
voir  sur  une  place  «  trent  e,  soixante  ou  cent  »  victimes 
sacrifiées  en  même  temps.  Eusèbe,  //.  /;..  VIII, IX. 

Renan,  L'Église  chrétienne,  p.  316,  dil  :  De  Néron 
a  Commode,  sauf  de  rares  intervalles,  on  dirait  que  le 
chrétien  vit  toujours  en  avant  sous  les  yeux  la  per- 
spective du  supplice.  Harnack  exprime  la  même  opi- 
nion :  «  Sur  chaque  chrétien  pendait  l'épée  de  Damo- 
clès;  il  avait  la  sensation  d'être  toujours  sous  le  glaive. 
même  si  celui-ci  tombait  rarement.  »  /•<»'•  cit.,  p.  345. 

Le  nombre  des  martyrs  fut  certainement  1res  grand 
dans  la  seconde  moitié  du  nr  siècle.  Il  le  fut  plus 
encore  au  début  du  iv".  Eusèbe,  VI  II,  n,  parle  de 


239 


MARTYRE,     HISTOIRE 


240 


«  milliers  »  ci  déclare  que  le  langage  humain  ne  saurait 
exprimer  combien  de  martyrs  il  y  eut  flans  les  villes 
et  dans  les  provinces;  en  Egypte  il  y  eut  un  très 
grand  nombre  d'hommes,  [xupCot  t6v  àpi6[ji6v,  .sans 
compter  les  femmes  et  les  enfants.  VIII,  vin. 

On  connaît  des  exemples  d'exécutions  en  masse  : 
les  quarante  martyrsde  Sébaste,  S.Grégoire  de  Nysse, 
Oratio  11  in  XL  martyres,  la  I  égion  thébaine  (sur 
laquelle  le  dernier  mot  n'est  pas  dit  ),  les  habitants  d'une 
ville  de  Phrygie  enfermés  dans  leur  église  à  laquelle 
on  mil   le  feu.  Eusèbe,  VIII,  XI. 

2° -Après  la  conversion  de  Constantin.  1.  Empire 
des    Perses.  La  conversion   des  empereurs  ne   mil 

pas  lin  à  la  persécution,  elle  ne  lit  (jue  la  déplacer. 
Les  Perses  persécutèrent  les  chrétiens  comme  suspects 
de  connivence  avec  les  empereurs  chrétiens.  Les  per- 
sécutions furent  engagées  par  Sapor  II  de  340  à  3!)!», 
par  Jazgerd  Ier  en. 420,  par  Bahral  V  en  421  et  422, 
par  Jazgerd  II  de  44(5  à  450.  Sozomène,  //.  E.,  n,  1  ', 
affirme  que,  sous  Sapor  II,  il  y  eut  KiOOO  martyrs 
dont  les  noms  furent  conservés.  Cf.  .1.  Labourt,  Le 
christianisme  dans  l'Empire  perse  sous  la  dynastie  sas- 
sanide,  Paris,  1904.  Là  encore  le  juge  offrait  à  l'accusé 
de  l'acquitter  pourvu  qu'il  consentît  à  renoncer  à  sa 
religion;  la  torture  était  employée  pour  arracher  par 
la  souffrance  le  désaveu  de  la  foi!  La' barbarie  orien- 
tale inventa  des  supplices  plus  cruels  que  ceux  infligés 
par  les  persécutions  romaines. 

2.  Martyrs  faits  par  les  donatisles.  -  Ce  schisme 
qui  éclata  dès  que  la  paix  eut  été  rendue  à  l'Eglise  et 
qui  divisa  l'Afrique  romaine,  remplit  rie  violences  le 
IVe  siècle  et  une  partie  du  v.  P.  Monceaux,  Hist.  lift. 
de  l'Afrique  chrétienne,  t.  iv,  Le  donatisme,  Paris, 
li)12,  qualifie  les  donatistes  de  «  diables  déchaînés  ». 
Les  donatisles  honoraient  comme  martyrs  ceux  des 
leurs  qui  avaient  succombé  dans  des  rixes  engagées 
contre  les  catholiques,  ou  même  ceux  qui  avaient  été 
punis  par  les  magistrats  pour  des  crimes  de  droit  com- 
mun. Ils  cherchaient  dans  le  suicide  à  s'assimiler  aux 
martyrs.  On  en  vit  se  précipiter  du  haut  des  rochers, 
ou  se  noyer,  ou  se  brûler  vifs,  parfois  en  compagnie  de 
leurs  évêques,  ou  forcer  des  passants  à  les  tuer,  per- 
suadés qu'ils  iraient  ainsi  droit  au  ciel,  comme  s'ils 
avaient  confessé  la  foi  devant  les  bourreaux. 

S.  Oplat,  De  schism.  donat.,  III,  iv,  et  saint  Au- 
gustin nous  affirment  que  ces  fanatiques  firent  de 
nombreux  martyrs,  évêques,  prêtres,  fidèles.  Les  cir- 
concellions  coupaient  les  bras  et  les  jambes,  arra- 
chaient la  langue,  crevaient  les  yeux  ou  aveuglaient 
en  versant  sur  les  yeux  de  la  chaux  mêlée  de  vinaigre. 
Voir  dans  Monceaux  le  commentaire  de  l'épitaphc 
composée  par  saint  Augustin  pour  Xabor,  le  diacre 
martyr.  T.  IV,  p.  475. 

3.  Les  ariens.  —  Les  empereurs  ariens  persécutèrent 
Us  catholiques  fidèles  à  la  foi  de  Nicée:  saint  Atha- 
nase,  exilé  par  Constance,  raconte  le  martyre  de  Paul 
de  Constantinople,  De  fuya,  m,  avec  ses  dtux  secré- 
taires, Martyrios  et  Marcien,  Sozomène,  H.  E.,  îv, 
3;  Valens  recommença  dix  ans  plus  tard  :  80  prêtres 
furent  embarqués  sur  un  navire  auquel  on  mit  le  feu 
en  pleine  mer.  Théodoret,  H.  E.,  iv,  21.  — Dans 
l'Afrique  vandale,  il  y  eut  des  persécutions  déchaînées 
par  les  ariens  depuis  la  conquête  par  Genséric 
429,  jusqu'à  la  reprise  sous  .lustinien,  535.  Nous  en 
avons  le  récit  dans  l'Itistoria  persecutionis  Africaas 
provinciœ  de  Victor  de  Vite.  Pendant  37  ans,  Genséric 
persécute  dans  un  but  partiellement  politique  pour 
asseoir  sa  domination;  aussi  proscrit-il  l'aristocratie 
et  l'épiscopat  à  cause  de  leur  attachement  pour  Home. 
Par  contre,  il  donne  sa  confiance  au  clergé  arien  qui 
persécuta  les  catholiques  tout  en  évitant  de  leur 
procurer  l'auréole  du  martyre.  Pendant  sept  ans, 
Ilunéric  persécuta  avec  plus  rie  violence.   Il  exclut  les 


catholiques  rie  toutes  les  fonctions  palatines  ou  admi- 
nistratives, il  condamne  à  l'exil  4.966  prêtres,  diacres 
et  fidèles.  Ceux  qui  résistent  reçoivent  550  coups 
de  verge  ou  sont  brûlés  vils.  Apres  une  conférence  con- 
tradictoire  organisée  entre  évêques  catholiques  et 
ariens  qui  tourne  au  succès  des  premiers,  on  essaye 
fie  diviser  le  bloc  ries  l(><;  évêques  catholiques  en  les 
invitant  à  signer  un  serment  politique  habilement 
formulé  :  les  uns  signent,  les  autres  refusent.  Alors  les 
premiers  sont  condamnés  à  l'exil  pour  avoir  prêté 
serment  malgré  l'Évangile  qui  semble  l'interdire,  les 
autres  sont  condamnés  aux  travaux  forcés  en  Corse 
parce  qu'ils  se  sont  montrés  peu  loyalistes  envers 
l'héritier  présomptif.  Victor  de  Vite,  rv,  5.  La  fureur 
s'exerce  aussi  contre  les  simples  fidèles.  Dionysia  est 
dépouillée  de  ses  vêtements,  placée  sur  un  lieu  élevé  et 
fouettée  en  public.  Pendant  que  des  ruisseaux  de  sang 
coulent  sur  tout  son  corps,  elle  s'écrie  :  »  Tourmentez 
tous  mes  membres,  mais  respectez  ma  pudeur.  »  Par 
son  courage,  elle  donna  à  presque  tous  ses  coreligion- 
naires la  force  rie  résister  comme  elle.  Ibid.,  v,  1.  Les 
ariens  essayaient  de  rebaptiser  deforce;  ainsi  firent-ils 
pour  l'évêque  Habetdeum,  mais  «  cette  eau  menteuse 
ne  put  submerger  sa  volonté  ».  Il  répondit  à  celui  qui 
la  proclamait  arien  malgré  lui  :  •  Il  n'y  a  fie  crime 
que  si  la  volonté  a  consenti!  Or,  ferme  dans,  ma  foi, 
j'ai  par  mes  cris  confessé  et  défendu  ce  que  je  crois 
et  ce  que  j'ai  toujours  cru.  Après  que  tu  m'as  chargé 
rie  chaînes  et  que  tu  as  verrouillé  la  porte  de  ma 
bouche,  je  me  suis  retiré  dans  mon  cœur  comme  dans 
un  prétoire,  et  là  j'ai  dicté  aux  anges  les  actes  de  la 
violence  qui  m'était  faite,  et  je  les  ai  fait  lire  à  Celui 
qui  est  mon  souverain.  »    Ibid.,  v,  12. 

Les  ariens  s'efforçaient  de  faire  apostasier  les  en- 
fants. Si  quelques  mères  trop  faibles  conjuraient  leurs 
enfants  d'accepter  le  second  baptême,  d'autres  les 
exhortaient  à  rester  fidèles  au  baptême  qui  les  avait 
faits  catholiques.  C'est  à  ce  dernier  parti  que  tous  se 
décidèrent,  les  enfants  se  montrant,  pour  une  fois, 
plus  courageux  que  leurs  mères.  Ibid.,  n,  9.  Les  catho- 
liques, restés  à  Tipasa  en  Maurétanie,  ayant  refusé 
d 'apostasier,  on  leur  coupa  la  main  droite  et  la  langue: 
Victor  de  Vite,  v,  (i,  affirme  qu'ils  continuèrent  à 
parler  et  son  témoignage  est  confirmé  par  le  comte 
Marcellin,  Chron.,  a.  484;  Procope,  De  bello  vand  . 
I,  vm  ;  Victor  rie  Thune,  Chron.,  a.  479,  et  Grégoire  le 
Grand,  Dialoy.,  III,  xxxn. 

3°  Réforme.  —  1.  La  tolérance  et  les  protestants.  - 
C'est  une  erreur  assez  répandue  que  la  Réforme  aurait 
suscité  l'idée  de  tolérance!  L'histoira  montre  au  con- 
traire que  cette  idée  est  née  plus  tard  par  réaction 
contre  le  paroxysme  d'intolérance  occasionnée  par  la 
Réforme. 

Témoins  du  triste  spectacle  donné  par  ces  chrétiens 
qui  s'entretuent  et  de  l'impuissance  de  la  violence  à 
résoudre  les  différends  religieux,  les  hommes  du 
xvir  siècle  et  surtout  du  xvni*  cherchent  une  nouvelle 
formule  :  les  uns  glissent  vers  l'indifférentisme  et  la 
tolérance  qu'il  inspire,  les  autres  s'élèvent  à  la  tolé- 
rance pratique  et  raisonnée.  Ainsi  par  des  voies 
différentes,  presque  tous  aboutissent  à  des  résultats 
équivalents. 

Avant  d'arriver  à  ce  résultat,  il  faut  constater 
qu'un  bon  nombre  de  partisans  des  idées  nouvelles 
répandues  par  la  Réforme  furent  décapités,  pendus  ou 
brûlés  par  sentence  des  parlements  en  France,  de 
l'Inquisition  en  Espagne  et  en  Italie,  des  tribunaux 
de  Philippe  II  dans  les  Pays-Bas.  De  même  les  ana- 
baptistes sont  brûlés  ou  noyés  par  les  villes  protes- 
tantes de  Suisse  ou  les  princes  luthériens-d'Allemagne. 
Henri  VIII,  croyant  avoir  trouvé  dans  l'anglicanisme 
un  juste  milieu  entre  le  papisme  et  le  protestantisme, 
se  montrera  aussi  sévère  contre  les  anabaptistes  et 


!'iJ 


MAKTYRK.      IIISTOI  HK 


242 


les  luthériens  que  contre   les   catholiques   fidèles   à 

l'autorité  de  Home.  A  son  tour,  sa  tille.  Marie,  exé- 
cutera  les  anglicans  avec  une  ardeur  implacable. 

Hume.  The  History  of  Ep gland  jrom  the  invasion 
oj  Julius  Civsar  te  the  Révolution  in  168ê,  Londres. 
17i)2.  vante  «  la  fermeté  inflexible  qui  leur  fit  braver 
les  dangers,  les  tourments  et  la  mort  même  ».  Bossuet 
parle  au  contraire  de  ■  l'entêtement  de  parti  »  et.  dans 
son  Cinquième  avertissement  aux  protestants  sur  les 
lettres  de  M.  Jurieu,  fait  remarquer  combien  <  ce  cou- 
rage forcené  ressemble  peu  à  la  constance  véritable, 
toujours  réglée,  toujours  douce  et  soumise  aux  ordres 
publics,  telle  qu'a  été  celle  des  martyrs  », 

Mais  ceci  peut  sembler  de  la  polémique.  Aujour- 
d'hui, le  théologien  peut  juger  les  protestants  morts 
pour  leur  convictions  religieuses  avec  moins  de  sévé- 
rité et  reconnaître  que  ceux  qui  moururent  avec  cou- 
rage et  sincérité,  purent  avoir  le  mérite  du  martyre: 
néanmoins  ils  n'en  auront  point  à  nos  yeux  l'auréole, 
car  l'Eglise  reste  fidèle  à  la  sentence  traditionnelle  for- 
mulée par  saint  Augustin  :  Causa,  non  pœna,  martyrem 
jaeit.  Comme  l'enseignait  à  la  Sorbonne  le  futur 
cardinal  Perraud  :  «  11  était  incontestable  qu'ils 
avaient  souffert,  souffert  avec  une  invincible  cons- 
tance, souffert  des  supplices  semblables  à  ceux  que  le 
paganisme  expirant  avait  fait  souffrir  aux  disciples 
du  Crucifié.  Il  y  avait  là  un  élément  de  séduction 
bien  propre  à  troubler  les  consciences  les  plus  géné- 
reuses. »  Le  protestantisme  sous  Charles  IX,  dans 
Revue  des  cours  littéraires,  1870.  —  Nous  pouvons  appli- 
quer les  mêmes  principes  aux  prêtres  assermentés  qui 
mourront  Victimes  de  la  Révolution  française,  expiant 
leurs  erreurs  passées  par  le  refus  héroïque  d'apostasie. 

Si  donc  le  théologien  refuse,  à  bon  droit,  le  titre  de 
martyr  à  ces  hérétiques  morts  avec  intrépidité  pour 
leurs  convictions  religieuses,  ce  n'est  pas  qu'il  mette 
en  doute  leur  courage  et  leur  sincérité,  ce  n'est  pas 
qu'il  méconnaisse  l'influence  profonde  produite  par 
leur  mort  sur  ceux  dont  ils  affermissaient  ainsi  les 
convictions  erronées.  11  y  a  des  points  d'histoire  qui, 
par  leur  certitude,  échappent  à  toutes  les  discussions 
théoriques. 

2.  Victimes  des  protestants.  -  Ces  victimes  furent 
beaucoup  plus  nombreuses  que  les  martyrs  de  la 
Réforme. 

Bossuet,  Cinquième  avertissement,  dit  fort  juste- 
ment :  «  Ceux  qui  nous  vantent  leur  patience  et  leurs 
martyrs  sont  en  effet  les  agresseurs,  et  de  la  manière 
la  plus  sanguinaire.  »  Il  nous  suffit  de  rappeler  som- 
mairement les  principes  des  réformateurs.  Le  doux 
Théodore  de  Bèze  affirmait  avec  vigueur  :  Libertas 
conseientiarum  diabolieum  doyma.  Luther,  Propos  de 
table,  m,  175,  disait  :  o  Avec  les  hérétiques  on  ne  doit 
pas  discuter  :  il  faut  les  condamner  sans  les  entendre, 
et.  pendant  qu'ils  périssent  par  le  feu,  les  fidèles  de- 
vraient poursuivre  le  mal  jusque  dans  sa  source,  en 
baignant  leurs  mains  dans  le  sang  des  évêques  catho- 
liques et  du  pape,  qui  est  le  diable  déguisé.  »  Et 
Mélanchthon,  Opéra,  édit.  Bretschneider,  t.  ix.  p.  177  : 

Il  est  très  sévèrement  commandé  par  l'Écriture  aux 
magistrats  politiques  de  détruire  en  tous  lieux,  à  main 
année,  les  statues  qui  sont  l'objet  de  pèlerinages  et 
d'invocations,  et  de  punir  par  des  supplices  corporels 
les  inguérissables  qui  conservent  avec  obstination  le 
culte  des  idoles.  •  Calvin.  Lettres,  édit.  Bonnet,  t.  n. 
p.  207,  recommande  de  réprimer  par  le  glaive  les  gens 
obstinés  aux  superstitions  de  l'Antéchrist  ». 

Ce  sont  ces  principes  que  l'on  vit  appliquer  contre  les 
catholiques  par  les  pseudo-réformateurs  partout  où 
ceux-ci  arrivèrent  au  pouvoir.  C'est  ce  que  nous  allons 
montrer  brièvement. 

a)  Luthéranisme.  La  Réforme  s'opéra  par  les 
profanations,    le    sac    des    églises,    la    destruction    des 


monastères,  le  bris  des  images,  la  confiscation  des 
biens  ecclésiastiques,  l'exil  imposé  aux  prêtres  et 
laïques  fidèles  au  catholicisme.  Néanmoins  il  y  eut  peu 
de  sang  versé;  des  catholiques  furent  mis  à  mort  à  la 
suite  d'émeutes  populaires,  d'attentats  individuels, 
non  de  sentences  judiciaires.  La  raison  vient  surtout 
de  ce  que,  dans  les  contrées  allemandes,  il  n'y  eut 
guère  de  résistance  à  la  Réforme,  dès  qu'elle  fut  pro- 
clamée par  les  princes. 

Par  contre  il  y  en  eut  en  Suède,  où  Gustave  Wasa 
recourut  à  l'astuce  et  à  la  violence;  en  Danemark,  où 
tous  les  évêques  furent  incarcérés;  en  Norvège,  où 
les  évêques  durent  s'enfuir  pour  éviter  un  sort  sem- 
blable; en  Islande,  où  un  évêque  fut  mis  à  mort. 

b)  Calvinisme.  a.  Pays-Bas.  —  Les  Gueux  com- 
mirent des  profanations  et  des  atrocités  sans  précé- 
dent. A  la  prise  de  Brielle  (1572),  les  184  prêtres  qui 
refusèrent  d'apostasier  furent  mis  à  mort.  Trois  mois 
après,  les  19  martyrs  de  Gorcum  furent  pendus.  Leur 
admirable  mort  a  été  racontée  par  Estius;  ils  furent 
canonisés  en  1867. 

b.  France.  —  Bien  avant  le  crime  politique  de  la 
Saint-Barthélémy,  des  massacres  prémédités  de  catho- 
liques s'accomplirent  dans  toutes  les  provinces,  Nor- 
mandie, Orléanais,  Maine,  Dauphiné,  Languedoc,  Pro- 
vence. Les  huguenots,  aidés  du  baron  des  Adrets, 
s'emparèrent  de  Lyon  en  l'an  1562,  mirent  les  églises 
à  sac  et  chassèrent  prêtres  et  moines.  Le  cardinal  de 
Lorraine  pourra  dire  au  concile  de  Trente  :  «  Trois  mille 
religieux  français  ont  subi  le  martyre  pour  n'avoir  pas 
voulu  trahir  le  Siège  apostolique.  »  On  peut  en  voir  le 
détail  dans  le  Theatrum  crudeliiatis  hiereticorum. 
Anvers,  1587.  Voir,  p.  42,  plus  de  120  personnes  mar- 
tyrisées, en  moins  de  2  ans,  dans  le  seul  diocèse  d'An- 
goulême.  Citons  les  jésuites  Salez  et  Saultemouche 
que  Pie  NI  vient  de  béatifier.  J.  Blanc,  Les  martyrs 
d'Aubénas,  Valence,  1906.  Les  camisards  immolèrent 
un  grand  nombre  de  catholiques  dans  les  Cévennes. 
Jeanne  d'Albret  décréta,  en  1571,  dans  son  royaume 
du  Béarn  l'abolition  du  culte  catholique.  Bossuet 
déclare  :  «  Une  infinité  de  prêtres,  de  religieux,  de  catho- 
liques de  tous  états  ont  été  massacrés  dans  le  Béarn 
par  les  ordres  de  la  reine.  Jeanne,  sans  autre  crime  que 
celui  de  leur  religion  ou  de  leur  ordre.  »  Cinquième 
avertissement.  Le  culte  catholique  n'y  fut  rétabli  qu'un 
an  après  Ledit  de  Nantes. 

c.  Suisse.  —  La  Réforme  de  Zwingle  et  de  Calvin 
s'imposa  par  la  violence.  Le  plus  illustre  martyr  est  le 
capucin  Eidèle  de  Sigmaringen  assassiné  en  1622  et 
canonisé  en  1746.  Un  des  paradoxes  les  plus  curieux, 
ne  s'expliquanl  que  par  une  foncière  ignorance  de 
l'histoire,  est  de  nous  voir  reprocher  certaines  vic- 
times du  fanatisme  de  Calvin  lorsque  sa  fureur 
aveugle  s'étendit  même  sur  les  adversaires  du  dogme 
catholique. 

d.  Hongrie.  Luthériens  et  calvinistes  se  dispu- 
taient la  prépondérance;  les  catholiques  furent  per- 
sécutés par  les  deux  partis.  Tous  les  chanoines  de 
Grosswarden  furent  massacrés  en  1566,  pour  avoir 
refusé  de  se  marier  et  d'embrasser  le  nouvel  évangile. 
En  1619,  Rakoczy,  lieutenant  du  calviniste  Dethlen 
Gabor,  envahit  la  ville  de  Kaschau  et  fit  mourir,  après 
les  pires  supplices,  le  chanoine  Crizin  et  les  jésuites 
Grodecz  et  Pougracz.  Ces  trois  martyrs  ont  été  béa- 
tifiés en  1905. 

c)  Anglicanisme.  La  persécution  commence  en 
1535  sous  Henri  VIII;  puis  loi  de  1547  sous 
Edouard  VI;  bill  de  1558,  de  1563,  de  1571.  de  1581. 
de  1593  sous  Elisabeth,  variant  les  peines  et  les  délits, 
pour  aboutir  toujours  finalement  a  la  peine  capitale. 
Jacques  II  essaya  de  réagir,  mais  indocile  aux  conseils 
de  modération  du  pape  Innocent  XI,  il  provoqua  la 
révolution  de  1688.  Guillaume  III  cl  Marie  remirenl 


243 


MARTYRE,    HISTOIRE 


JV 


en  vigueur  les  lois  persécutrices  et  y  ajoutèrent  celles 
de  17(K).  La  reine  Anne  lil  voler  la  loi  de  1701  contre 
les  catholiques  d' Irlande. 

Cependant  le  mouvement  d'opinion  qui  se  propage 
au  xviii''  siècle  apporte  une  certaine  tolérance  dont 
bénéficient  les  catholiques.  En  1778,  sous  Georges  JII. 
l'édit  de  1700  lui  rapporté,  lui  1829,  l'émancipation 
des  catholiques  sera  obtenue.  Enfin  Georges  V  aura  la 
mérite  de  supprimer  ce  que  contenait  de  blasphéma- 
toire le  serment  prononcé  par  le  roi  au  jour  de  son 
couronnement. 

Les  cruautés  exercées  contre  les  catholiques  furent 
vraiment  barbares  :  régime  des  prisons  horribles, 
raffinement  de  supplices:  aiguilles  enfoncées  sous  les 
ongles  des  mains  et  des  pieds  (!'.  Bryant);  Jean  Ogilvie 
privé  de  sommeil  pendant  neuf  jours  et  neuf  nuits; 
pour  l'empêcher  de  dormir,  on  le  pique  avec  des  stylets 
et  des  aiguilles. 

La  peine  capitale  appliquée  aux  catholiques  est 
celle  des  crimes  de  haute  trahison;  sauf  les  grands 
personnages,  comme  le  cardinal  Fisher,  Thomas 
Morus,  Margaret  Pôle,  qui  furent  décapités,  les  autres 
sont  pendus,  mais  la  corde  est  coupée  avant  la  mort, 
on  ouvre  le  ventre  de  la  victime,  on  lui  découpe  les 
entrailles  lentement  de  manière  à  prolonger  l'agonie 
(Chartreux  de  1555).  Les  martyrs  anglais  meurent 
avec  courage,  bien  plus  avec  humour,  avec  joie;  aussi 
leur  héroïsme  produisit  des  conversions. 

Le  cardinal  Allen  fonda  en  1558  le  collège  anglais  de 
Douai,  qui  donna  160  ecclésiastiques  immolés  pour  leur 
foi,  sans  compter  ceux  qui  moururent  en  prison  ou 
qui  furent  punis  par  l'exil.  Le  séminaire  anglais  de 
Home,  fondé  en  1575,  mérita  le  nom  glorieux  de 
Seminarium  martyrum. 

4°  Islam.  —  L'on  a  parfois  exagéré  l'intolérance  sys- 
tématique de  l'Islam  et  l'on  a  oublié  que  Mahomet 
avait  établi  comme  règle  d'accorder  la  liberté  du  culte, 
moyennant  le  paiement  d'un  impôt,  à  ceux  qui  possé- 
daient un  Livre  reconnu  par  lui  comme  saint,  c'est-à- 
dire  aux  juifs  et  aux  chrétiens.  Il  est  également  vrai 
que  les  lourds  impôts  exigés  des  sujets  non  musulmans 
décidèrent  certainscalifes.pluspolitiquesque  religieux, 
à  s'opposer  pour  des  raisons  fiscales  aux  conversions 
de  chrétiens.  Mais  il  n'en  reste  pas  moins  que  le  fana- 
tisme l'emporta  souvent  sur  l'intérêt.  La  population 
berbère  fut  contrainte  quatorze  fois,  par  la  violence 
des  armes,  d'embrasser  le  mahométisme,  quatorze  fois, 
elle  revint  à  sa  religion;  enfin  plus  de  trente  mille 
familles  chrétiennes  furent  déportées  dans  le  désert, 
et  les  autres  n'échappèrent  à  l'extermination  qu'en  se 
/étirant  dans  les  montagnes. 

Toute  tentative  d'un  chrétien  pour  attirer  un  musul- 
man à  sa  foi  était  punie  de  mort.  La  même  peine 
atteignait  tout  musulman  qui  s'était  fait  chrétien,  et 
cela  jusqu'en  1855,  date  à  laquelle  la  peine  de  mort  fut 
remplacée  par  le  bannissement. 

Signalons  les  martyrs  du  ixL'  siècle  au  sud  de 
l'Espagne.  Plus  tard,  dans  le  nord  de  l'Afrique,  plus 
de  200  franciscains  sont  martyrisés  dans  la  seule 
année  1261,  et  peu  de  temps  après  190  dominicains. 
Après  la  prise  de  Saint- Jean-d'Acre  par  les  musulmans 
en  1291,  frères  mineurs  et  prêcheurs  restent  vaillam- 
ment en  Palestine,  beaucoup  cueillent  la  palme  du 
martyre.  Le  célèbre  Raymond  Lulle  est  lapidé  en  1315. 
Au  xiiic  siècle  cinq  franciscains  furent  décapités  au 
Maroc;  en  1342  sept  autres  sont  mis  à  mort  dans  le 
Turkestan.  Antoine  Neyrot,  dominicain,  pris  par  les 
pirates  et  conduit  à  Tunis,  a  le  malheur  d'apostasier, 
épouse  une  musulmane,  traduit  le  Coran  en  italien. 
Touché  par  une  grâce  efficace,  il  se  convertit, 
se  soumet  à  une  pénitence  rigoureuse,  retourne 
renier  solennellement  la  foi  musulmane  et  expie 
sa    faute    par    une     dure    flagellation    suivie    de    la 


lapidation.  Saint  André   de  Chio  est  décapité  en  1465. 

On  connaît  des  musulmans  convertis  qui  ont  subi 
un  glorieux  martyr,  tels  Martin  Formel  de  Tlemcem 
mis  à  mort  à  Alger  en  1558,  cinq  Persans  martyrisés 
à  Ispahan  en  1621. 

Les  esclaves  chrétiens  remplissaient  les  galères  de 
l'État  a  Constantinople,  dans  le  Levant  et  les  États 
barbaresques.  Ils  pouvaient  recevoir  les  visites  des 
missionnaires  qui  venaient  traiter  de  leur  rachat  ou 
leur  apporter  les  secours  religieux.  Mais  parfois  la 
tolérance  faisait  place  à  l'atrocité  et  plusieurs  mou- 
rurent avec  courage  pour  la  foi  chrétienne. 

En  1860,  plus  de  10.000  maronites  du  Liban  furent 
massacrés  par  les  Druses  avec  la  complicité  des  Turcs; 
la  France  dut  intervenir.  Kn  1895-96,  100.000  armé- 
niens furent  martyrisés  par  les  musulmans.  Pendant 
la  grande  guerre  la  férocité  de  l'Islam  s'exerça  plus 
librement  encore;  il  y  eut  1  500  000  arméniens  massa- 
crés, parmi  lesquels  12  évèques. 

En  1906,  près  de  Tunis,  un  part i  de  fanatiques  vient 
forcer  les  chrétiens  a  apostasier.  Le  domestique  de 
ferme,  Del  Rio  Gesomino,  refuse  de  suivre  l'exemple 
de  ses  maîtres  et  de  reconnaître  Mahomet  comme  un 
prophète  :  il  meurt  brûlé  a  petit  feu. 

5°  Schisme  (iréco- Russe.  -  Les  l'niates  sont  des 
chrétiens  de  rite  oriental  qui.  au  x\ie  siècle,  abandon- 
nèrent le  patriarche  de  Constantinople  pour  revenir 
à  l'unité  romaine.  Ils  donnèrent  de  nombreux  mar- 
tyrs, parmi  lesquels  saint  .losaphat  Kuncewicz.  arche- 
vêque de  Polotsk,  massacré  à  Vitebsk  en  1623.  et 
André  Pobola,  jésuite  polonais,  brûlé  en  1657  et  béa- 
tifié en  1853. 

Catherine  II  fera  massacrer  en  1768  les  catholique-.. 
Les  Polonais  comptent  200  000  victimes,  les  Russes 
en  avouent  50  OOu.  Ce  fut  encore  pire  après  les  [lai- 
tages de  1772,  de  1793  et  1795.  Huit  millions  de 
Ruthènes  furent,  de  force,  entraînés  dans  le  schisme. 
Sous  Nicolas  Ier  (1826-1855),"  nouvelle  persécution 
légale  qui  devient  sanglante  dès  qu'elle  rencontre  une 
résistance  :  on  parvint  à  arracher  à  Rome  trois  mil- 
lions de  Grecs-unis.  Il  y  eut  de  nombreux  martyrs, 
406  prêtres,  les  religieuses  basiliennes  de  Minsk  (1844). 
La  persécution  continue  sous  Alexandre  II  (1855- 
1881),  s'aggrave  sous  Alexandre  III  (1881-1894)  pour 
s'adoucir  sous  Nicolas  IL  lue  conséquence  inattendue 
fut  l'émigration  des  uniates  répandus  par  centaines  de 
mille  aux  États-Unis,  au  Canada,  au  Brésil.  En  1  !»().">. 
l'édit  de  tolérance  amena  des  retours  nombreux.  La 
persécution  bolcheviste  s'exerce  indistinctement 
contre  toutes  les  confessions  chrétiennes. 

6°  Kcvolution  française.  —  L'Eglise  a  attendu  plus 
d'un  siècle  pour  examiner  les  martyrs  de  cette  période 
troublée  où  les  prétextes  politiques  se  mêlaient  aux 
liassions  religieuses.  Elle  a  fini  par  se  prononcer  sur  la 
réalité  du  martyre  des  16  carmélites  de  Compiègne, 
des  4  filles  de  la  charité  de  Cambrai,  des  11  ursulines 
de  Valenciennes.  des  religieuses  d'Orange,  du  prêtre 
Noël  Pinot  d'Angers,  des  trois  évêques  avec  188  com- 
pagnons de  Paris  (martyrs  des  Carmes),  et  si  22  vic- 
times de  la  rage  révolutionnaire  ont  été  rayées  au 
dernier  moment,  c'est  afin  de  supprimer  tout  prétexte 
à  discussion.  La  liste  glorieuse  qui  vient  de  s'ouvrir 
est  loin  d'être  terminée. 

7°  Missions  d'Asie. —  1.  Chine. —  Le  premier  martyr 
fut  le  dominicain  François  Capillas  (1648).  Il  fut  suivi 
de  beaucoup  d'autres,  surtout  aux  xvmc  et  xixe  siècles  : 
Pierre  Sanz  et  ses  compagnons  massacrés  en  1747, 
béatifiés  en  1893;  Dufresse  mort  en  1815,  béatifié  en 
1900;  Clet  mort  en  1820;  Perboyre,  l'un  et  l'autre 
béatifiés.  En  1900,  la  persécution  des -Boxers  a  fait 
7  à  8  mille  victimes.  Nulle  part  les  chrétiens  n'ont  failli 
devant  les  ennemis  de  leur  foi.  Le  nombre  des  chré- 
tiens a.  depuis,  décuplé.  Home  constate  officiellement 


245 


MARTYRE.   VALEUR    APOLOGÉTIQUE 


246 


que  leur  christianisme  arrive  à  l'âge  adulte,  en  leur 
donnant  des  évêques  indigènes. 

2.  Curée.  -  La  Corée  n'avait  pas  vu  de  prêtres  avant 
la  fin  du  xviir  siècle.  Dès  que  le  christianisme  y  parait, 
la  persécution  commence.  En  1827,  on  comptait  déjà 
plus  de  mille  martyrs.  Un  vicariat  apostolique  est 
fondé  en  1831.  De  1866  à  1870,  on  compte  8  mille  mar- 
tyrs (Just  de  Brctenières).  Dès  que  la  liberté  est 
rendue,  les  conversions  se  multiplient. 

3.  Jupon.  —  Depuis  la  prédication  de  saint  François 
Xavier  en  1549,  les  persécutions  se  succédèrent  avec 
de  courtes  accalmies.  Citons  les  célèbres  martyrs  de 
Nagasaki  en  1622.  On  estime  à  trente  mille  le  nombre 
des  chrétiens  martyrisés  en  la  seule  année  1024. 
L'atrocité  des  supplices  dépassa  en  raffinement  ceux 
de  l'antiquité.  L'Église  du  Japon  qui  avait,  dit-on, 
atteint  1  800  000  membres  au  xvr  siècle  semblait 
complètement  anéantie  en  1858.  La  France  obtint  par 
un  traité  le  droit  d'élever  des  églises  nécessaires  au 
culte  chrétien.  Le  Père  Petitjean  arrivant  à  Nagasaki 
en  18(55  eut  la  joie  de  trouver  des  villages  entiers  où  se 
perpétuaient  depuis  deux  siècles  le  souvenir  et  les 
rites  d'une  religion  qui  avait  donné  tant  de  martyrs. 
Vingt-six  furent  canonisés  en  1807,  205  furent  béa- 
tifiés, à  la  grande  joie  de  l'Église  universelle.  La  persé- 
cution reprit  de  180?  à  1871:  plusieurs  milliers  de 
catholiques  furent  exilés  ou  déportés.  Beaucoup  mou- 
rurent à  la  suite  des  privations  et  des  tortures.  La 
complète  liberté  religieuse  fut  enfin  accordée  par  la 
Constitution  de  1889. 

4.  Indo-Chine  . —  Peu  de  missions  s'honorent  d'un  si 
grand  nombre  de  martyrs  et  comptent  aujourd'hui 
plus  de  fidèles.  Le  premier  martyr  de  la  Cochinchine, 
André,  fut  décapité  en  1044.  Au  Tonkin,  la  persécu- 
tion éclata  en  1090,  en  1712,  en  1721.  En  1798  la 
Cochinchine  et  le  Tonkin,  réunis  en  un  même  État, 
recommencèrent  la  persécution.  En  1838,  les  martyrs 
furent  particulièrement  nombreux,  parmi  lesquels  les 
évêques  Borie,  Ignace  Delgado  et  Hénarès.  Le  terrible 
Tu-Duc  lança  en  1851  un  édit  qui  se  terminait  ainsi  : 
•>  Les  prêtres  européens  doivent  être  jetés  dans  les 
abîmes  de  la  mer  ou  des  tleuves,  pour  la  gloire  de  la 
vraie  religion;  les  prêtres  annamites,  qu'ils  foulent  ou 
non  les  croix,  seront  coupés  par  le  milieu  du  corps, 
afin  que  tout  le  monde  connaisse  la  sévérité  de  la  loi. 
Après  le  nouvel  édit  de  1855,  la  France  intervint, 
mais  ne  put  empêcher  un  redoublement  de  persécu- 
tion de  1857  à  1862.  Les  évêques  Diaz  et  Berrio-Ochoa. 
les  prêtres  .laccard,  Vénard,  Néron,  115  prêtres  anna- 
mites, une  vingtaine  de  religieuses  indigènes,  près  de 
5.000  chrétiens  donnèrent  leur  vie  pour  Jésus-Christ. 
Le  traité  de  1852  obtint  la  liberté  religieuse  de 
l'Annam  .Mais  le  Tonkin  vit  encore  de  1883  à  188Ô 
martyriser  15  missionnaires,  18  prêtres  indigènes, 
123  catéchistes,  270  religieuses,  35.384  chrétiens. 
Nulle  part  le  sang  des  martyrs  ne  fut  plus  fécond.  Les 
chrétiens  se  comptent  aujourd'hui  par  centaines  de 
mille  et  forment  les  missions  les  mieux  organisées. 

5.  Inde.  -  -  Évangélisés  dès  la  première  heure,  les 
chrétiens  de  l'Inde  ne  sont  connus  d'une  façon  pré- 
cise que  depuis  la  conquête  des  Portugais  à  la  fin  du 
xv1  siècle.  Noyés  au  milieu  de  59  millions  de  musul- 
mans, de  7  millions  de  bouddhistes,  de  220  millions  de 
brahmanes,  les  catholiques  dont  le  nombre  ne  dépassa 
jamais  deux  millions  furent  persécutés  par  ces  diverses 
religions.  Les  protestants  hollandais  qui  supplan- 
tèrent les  Portugais  ajoutèrent  leur  intolérance  plus 
perfide  et  non  moins  cruelle.  Les  premiers  mission- 
naires franciscains  furent  martyrisés  par  les  musul- 
mans en  1521:  peu  de  temps  après,  le  dominicain 
Jourdain  Catalini  de  Sévérac.  Chaque  année  donne 
plusieurs  noms  glorieux  au  martyrologe,  lui  1638, 
le  navigateur  Pierre  Berthelot,  en  1093  le  jésuite  Jean 


de  Britto.  béatifié  en  1852.  En  1038.  le  carme  Denis,  le 
frère  Bedempt  et  deux  franciscains  furent  massacrés; 

ils  ont  été  béatifiés  en  1900.  La  persécution  du  Rajah 
de  Mysore,  Tippoo  Saïb  (  17  19-1799)  fit  mourir  plus  de 
cent  mille  chrétiens,  en  réduisit  autant  à  l'esclavage, 
imposa  la  circoncision  à  quarante  mille. 

8°  Afrique.  —  1.  Abyssinie.  -  Christianisée  dès  le 
iv°  siècle  par  Frumence,  éveque  sacré  par  saint  Atha- 
nase,  l'Abyssinie  dut  aux  circonstances  de  devenir 
monophysite.  Au  xnr  siècle,  douze  dominicains  ame- 
nèrent de  nombreux  retours  à  l'Église  catholique:  leur 
zèle  fut  récompensé  par  le  martyre.  Au  XVIe  et  au 
xviie  siècle,  des  missionnaires  jésuites,  envoyés  à  leur 
tour,  versèrent  leur  sang  pour  la  foi.  Des  franciscains 
i  Pères  Agathange  et  Cassien)  envoyés  par  le  fameux 
Père  Joseph  subirent  le  même  sort:  ils  furent  béatifiés 
en  1903.  Au  xix0  siècle,  de  nouvelles  persécutions 
furent  suscitées  contre  Mgr  de  Jacobis  et  se>  fidèles. 
A  partir  de  1889,  l'empereur  Ménélik  rendit  une  cer- 
taine liberté  au  catholicisme. 

2.  Afrique  Centrale.  —  Lavigerie  envoya  en  1879 
ses  Pères  Blancs  dans  le  royaume  de  l'Ouganda.  Le 
roi  Mouanga  proclama  d'abord  la  liberté  religieuse, 
puis,  changeant  d'idées,  résolut  d'anéantir  le  catholi- 
cisme. Il  y  eut  un  grand  nombre  de  martyrs  qui  mou- 
rurent avec  courage  et  que  l'Église  a  élevés  sur  les 
autels.  Le  protectorat  anglais  fit  cesser  la  persécution. 

9°  Amérique.  —  Il  y  eut  au  xvne  siècle  des  religieux 
espagnols  ou  portugais  martyrisés  dans  l'Amérique 
méridionale  par  les  Indiens.  Plus  célèbres  furent  les 
martyrs  du  Canada,  jésuites,  sulpiciens,  prêtres  des 
missions  étrangères,  capucins.  Pie  XI  vient  de  béati- 
fier les  jésuites,  Jogues,  Brébeuf,  Lallemant  et  leurs 
compagnons  massacrés  au  Canada  par  les  Iroquois, 
en  1646-1648. 

10°  Océanie.  —  II  y  eut  des  persécutions  dirigées 
contre  les  missionnaires  de  Picpus  par  les  méthodistes 
introduits  aux  îles  Sandwich  dès  1820.  On  connaît 
le  martyre  du  mariste  Chanel  H841)  dans  l'île  de 
Fontouna,  béatifié  en  1889;  l'héroïsme  du  Père  Da- 
mien,  apôtre  des  lépreux.  Mgr  Ecalle  et  ses  compa- 
gnons furent  massacrés  en  débarquant  dans  l'île 
Isabelle  de  l'archipel,  Salomon  (1845).  L'.année  sui- 
vante, trois  autres  maristes  furent  massacrés  par  les 
indigènes  de  l'île  San-Christovan.  En  1855,  le  Père 
Mazucconi  des  missions  étrangères  de  Milan  fut  mar- 
tyrisé. 

C'est  ainsi  que  dans  tous  les  siècles  et  dans  tous  les 
pays,  on  rencontre  la  même  animosité  contre  l'Évan- 
gile, le  même  courage  intrépide  chez  les  disciples  du 
Christ,  préférant  la  mort  même  la  plus  cruelle  au 
reniement  de  leur  foi. 

IV.  Valeur  apologétique  du  témoignage  des 
martyrs.  —  Il  appartient  au  théologien  d'examiner 
la  valeur  apologétique  du  témoignage  rendu  par  les 
martyrs  dans  les  différents  siècles  et  les  divers  pays. 
Tout  le  monde  connaît  la  parole  célèbre  de  Pascal  • 
«  Je  Crois  volontiers  les  histoires  dont  les  témoins  se 
font  égorger.  ■  Mais  cet  argument  n'a  de  force  que  s'il 
est  présenté  avec  certaines  conditions  qu'il  nous  faut 
préciser. 

Ainsi  G.  Boissier,  La  fin  du  paganisme,  Paris,  1907, 
t.  i,  p.  544,  comprend  mal  notre  argument  lorsqu'il  lui 
refuse  toute  valeur  apologétique  :  «  Nous  pouvons 
conclure  avec  d'autant  plus  d'assurance  que  la  ques- 
tion n'est  pas,  à  proprement  parler,  une  question  reli- 
gieuse. Elle  le  serait  si  on  pouvait  affirmer  (pie  la 
vérité  d'une  doctrine  se  mesure  à  la  fermeté  de  ses 
défenseurs.  Il  y  a  des  apologistes  du  christianisme  qui 
l'ont  prétendu:  ils  oui  voulu  tirer  de  la  mort  des  mar- 
tyrs la  preuve  irrécusable  que  les  opinions  pour  les- 
quelles ils  se  sacrifiaient  devaient  être  vraies,  on  ne  se 
fait  pas  tuer,  disaient-ils,   pour  une  religion   fausse. 


••",- 


MARTYRE,    VALEUR     APOLOGÉTIQUE 


248 


Mais  ce  raisonnement  n'esl  pas  juste,  et  d'ailleurs 
L'Église  en  a  ruiné  la  force  en  traitant  ses  ennemis 
comme  un  avail  traité  ses  entants.  Elle  a  fait  elle- 
même  des  martyrs,  et  il  ne  lui  est  pas  possible  de 
réclamer  pour  les  siens  ce  qu'elle  ne  voudrait  pas 
accorder  aux  autres.  En  présence  de  la  mort  coura- 
geuse des  Vaudois,  des  liussites,  des  protestants  qu'elle 
a  brûlés  ou  pendus,  sans  pouvoir  leur  arracher  aucun 
désaveu  de  leur  croyance,  il  faut  bien  qu'elle  renonce 
a  soutenir  qu'on  ne  meurt  ([Lie  pour  une  doctrine 
vraie.   •■ 

Remarquons  au  sujet  de  cette  dernière  assertion 
(lue  l'Église  ne  l'a  jamais  soutenue,  el  si  quelque  apo- 
logiste, à  psychologie  un  peu  courte,  avait  eu  la  naïveté 
de  le  faire,  il  eût  élé  désavoué  par  les  autres,  car  nul 
ne  peut  ignorer 'que  le  courage  et  la  conviction  peu- 
vent accompagner  les  pires  erreurs.  La  preuve  de  la 
vérité  de  la  religion  par  le  témoignage  des  martyrs 
est  donc  plus  nuancée  et  plus  délicate  que  l'argument 
caricatural  justement  réfuté  par  Huissier. 

1°  \'otion  trop  restreinte  du  mot  martyr.  -  Paul 
Allard,  Dix  leçons  sur  le  martyre,  Paris,  19(1(5,  essaie 
d'y  répondre,  mais  cet  historien  de  première  valeur 
raisonne  avec  moins  de  sûreté  dès  qu'il  s'aventure 
dans  le  domaine  de  la  théologie.  Il  appuie  trop  sur  le 
sens  original  du  mot  martyre  et  prend  le  témoignage 
dans  un  sens  trop  exclusivement  juridique  :  «  selon 
l'étymologie  du  mot,  un  martyr  est  un  témoin.  On 
n'est  pas  témoin  de  ses  propres  idées.  On  est  témoin 
d'un  fait  >  (p.  311).  P.  Allard  croit  donc  pouvoir 
conclure  que  «  tout  homme  qui  meurt  pour  une  opi- 
nion ne  peut  être  appelé  un  martyr  »  et  que  «  les  mar- 
tyrs sont  témoins  non  d'une  opinion,  mais  d'un  fait, 
le  fait  chrétien.  » 

Ici,  c'est  le  juriste  qui  parle  et  qui  prend  le  mot 
témoin  dans  un  sens  restreint,  comme  à  la  barre, 
.l'accorde  facilement  que  les  apôtres  étaient  témoins 
au  sens  strict,  témoins  d'un  fait,  car,  selon  la  parole  si 
expressive  de  saint  Jean  :  «  Leurs  mains  avaient 
touché  le  Verbe  de  Vie.  »  I  Joa.,  i,  1.  Mais  cela  n'est 
plus  vrai  pour  la  seconde  génération  chrétienne  et 
encore  moins  pour  les  suivantes,  et  cependant  leur 
témoignage  est  à  bon  droit  invoqué  par  l'apologiste. 
Ce  doit  donc  être  dans  un  sens  plus  large  que  celui 
adopté  par  l'éminent  magistrat. 

Ainsi  quand  saint  Ignace  écrivait  :  «  Je  sais  et  je 
crois  qu'il  fut  dans  la  chair  même  après  sa  résurrec- 
tion, et  quand  il  vint  à  Pierre  et  à  ses  compagnons. 
Il  leur  dit  :  <  Tenez-moi  et  touchez-moi,  et  voyez  que 
je  ne  suis  pas  un  esprit  sans  corps.  »  Smyrn.,  'i, 
il  affirmait  non  pas  un  fait  qu'il  avait  vu,  mais  une 
foi  dont  il  établissait  la  parfaite  crédibilité.  De  même, 
quand  Polycarpe  fut  brûlé  vif  en  155,  pour  avoir  refusé 
d'apostasier  le  Christ,  il  avait  répondu  au  proconsul 
de  Smyrne  :  «  Il  y  a  80  ans  que  je  le  sers  et  II  ne  m'a 
jamais  fait  de  mal.  comment  pourrais-je  injurier  mon 
roi  ei  mon  sauveur?  »  Ce  Christ  pour  lequel  il  mourait, 
il  ne  l'avait  jamais  vu,  mais  «  il  avait  été  instruit  par 
les  apôtres,  il  avait  vécu  familièrement  avec  beaucoup 
de  ceux  qui  avaient  vu  le  Christ,  il  avait  été  ordonné 
en  Asie  évêque  de  Smyrne  par  les  apôtres  »,  probable- 
ment par  saint  Jean.  Sa  foi  était  fondée,  mais  il  affir- 
mait des  réalités  dont  il  n'était  pas  le  témoin. 

Son  disciple  saint  Irénée.  à  son  tour,  s'il  est  vrai- 
ment mort  martyr,  parlant  des  leçons  de  son  maître 
Polycarpe,  pouvait  dire  :  «  Ces  leçons  ont  grandi  pen- 
dant que  croissait  mon  âme  et  se  sont  identifiées  avec 
elle  :  de  sorte  que  je  pourrais  indiquer  l'endroit  même 
où  s'asseyait  le  bienheureux  Polycarpe,  quand  il  nous 
adressait  la  parole,  décrire  ses  allées  et  venues,  sa 
manière  de  vivre,  son  apparence  personnelle,  répéter 
les  discours  qu'il  tenait  au  peuple,  et  comment  il 
décrivait  ses  relations  avec  Jean  et  avec  le  reste  de 


ceux  qui  avaient  vu  le  Seigneur,  et  comment  il  citait 
leurs  paroles.  Et  tout  ce  qu'il  avait  appris  d'eux  sur  le 
Seigneur,  et  sur  ses  miracles,  et  sur  son  enseignement, 
Polycarpe,  comme  l'ayant  reçu  de  témoins  oculaires 
de  la  Vie  du  Verbe,  le  relatait  en  concordance  avec  les 
Écritures.  J'avais  coutume  d'écouter  avec  attention, 
par  la  grâce  de  Dieu,  les  choses  qui  étaient  ainsi  expo- 
sées devant  moi,  les  notant  non  sur  le  papier,  mais 
dans  mon  cœur,  et  toujours,  par  la  grâce  de  Dieu,  je 
les  repasse  fidèlement  en  moi-même.  »  Eusèbe,  //.  E., 
V,  xx.  Il  est  évident  qu'un  tel  témoignage  ne  peut  être 
récusé,  mais  Irénée  ne  témoigne  pas  de  faits  qu'il  a 
vus,  et  les  deux  générations  qui  lui  ont  transmis  les 
vérités  pour  lesquelles  il  meurt  auraient  pu  altérer 
certains  faits  historiques;  une  critique  attentive  de 
leur  conservation  fidèle  devient  donc  nécessaire,  et 
combien  cela  nous  paraît  plus  vrai  encore  dès  que 
nous  passons  aux  martyrs  des  siècles  suivants. 

2°  Critique  de  cette  notion.  Aussi  le  P.  Laber- 
thonnière,  Le  témoii/nage  des  martyrs,  dans  Annales 
de  philosophie  chrétienne,  octobre  1906,  a-t-il  raison 
de  reprocher  à  P.  Allard  un  certain  «  empirisme  histo- 
rique »,  qui  résulte  d'une  dissociation  trop  absolue 
entre  le  fait  chrétien  et  la  doctrine  chrétienne.  Il 
conteste  que  «  les  martyrs  soient  morts  pour  un  fait» 
mis  à  part  d'une  doctrine,  et  attesté  simplement 
comme  tel  dans  sa  matérialité  »,et  l'accuse  «  de  rabais- 
ser les  martyrs  à  n'être  plus  en  quelque  sorte  que  des 
témoins  de  faits  divers  qui  viennent  devant  un  tri- 
bunal certifier  qu'ils  ont  vu  ceci  ou  cela,  tel  jour  et  en 
tel  lieu,  pour  qu'on  dresse  procès-verbal  de  leurs  dépo- 
sitions ».  Il  voit  dans  cette  méthode  «  un  appauvrisse- 
ment et  même  une  dénaturation  »  du  témoignage  des 
martyrs. 

Était-ce  pour  attester  l'existence  de  Jésus-Christ 
devant  les  Juifs  que  meurt  saint  Etienne  le  premier 
des  martyrs?  Là-dessus,  les  Juifs  qui  le  lapidèrent 
savaient  aussi  bien  que  lui  à  quoi  s'en  tenir.  De  même, 
lorsque  les  chrétiens  comparaissent  devant  les  tri- 
bunaux de  l'empire,  ce  qui  se  dégage  de  leur  attitude 
et  de  leurs  réponses,  ce  qu'ils  affirment,  ce  qu'ils 
confessent,  c'est  leur  foi  en  Jésus-Christ.  Et  c'est  tout 
différent  de  la  certitude  empirique  de  son  existence. 
Et  c'est  toujours  là-dessus  qu'ils  sont  condamnés. 

Le  fait  attesté  par  les  martyrs  -  même  témoins  au 
sens  strict  —  ce  n'est  pas  du  tout  un  fait  pur,  un  fait 
brut  dans  sa  donnée  expérimentale,  c'est  un  fait  inter- 
prété et  restitué  à  son  sens  intime,  à  sa  réalité  spiri- 
tuelle, un  fait  dans  lequel  ils  trouvent  incarnée  la 
vérité  éternelle  du  Christ  ;  c'est  leur  foi  en  cette  vérité 
qu'ils  expriment. 

Aussi  créent-ils  la  conviction  par  leur  attitude.  Ils 
apparaissent  comme  des  hommes  qui  savent  souffrir, 
qui  savent  mourir.  Us  sont  comme  une  doctrine 
vivante  qui  s'affirme  et  qui  rayonne.  Nous  pouvons 
nous  en  rapportera  saint  Justin,  Apol.,  n,  12,  lorsqu'il 
écrit  :  «  Moi-même,  lorsque  j'étais  disciple  de  Platon, 
entendant  les  accusations  portées  contre  les  chrétiens, 
et  les  voyant  intrépides  en  face  de  la  mort  et  de  ce  que 
tous  les  hommes  redoutent,  je  me  disais  qu'il  était 
impossible  qu'ils  vécussent  dans  le  mal  et  dans  la 
débauche.  Quel  homme  impur  et  débauché,  aimant  à 
se  repaître  de  chair  humaine,  pourrait  accueillir  avec 
joie  la  mort,  qui  le  prive  de  tous  les  biens?  Xe  cher- 
cherait-il pas  à  jouir  plutôt  de  la  vie  présente?  Ne  le 
verrait-on  pas  se  cacher  des  magistrats,  au  lieu  de 
s'exposer  de  son  plein  gré  à  la  mort?  »  Et  Tertullien, 
Ad  Scapulam,  5,  constate  :  «  Bien  des  hommes, 
frappés  de  notre  courageuse  constance  ont  recherché 
les  causes  d'une  patience  si  admirable;  dès  qu'ils  ont 
connu  la  vérité,  ils  sont  devenus  des  nôtres,  et  ont 
marché  avec  nous.  »  Le  même  sentiment  est  exprimé 
par  l'auteur  du  De  I.aude  mmtyrum,  5  :  «  Je  l'ai  bien 


249 


MARTYRE,    VALEUR    A POLOC KTI  <  M   E 


250 


compris,  un  jour  que  des  mains  cruelles  déchiraient 
le  corps  d'un  chrétien,  el  que  le  bourreau  travail  de 
sanglants  sillons  sur  ses  membres  lacérés,  .l'entendais 
les  conversations  des  assistants.  Les  uns  disaient  :«  Il 
y  a  quelque  chose,  je  ne  sais  quoi,  de  grand  à  ne  point 
céder  à  ta  douleur,  à  supporter  les  angoisses.  >  D'autres 
ajoutaient  :  Je  pense  qu'il  a  des  enfants,  une  épouse 
est  assise  à  son  lover.  Et  cependant  ni  l'amour  pater- 
nel, ni  l'amour  conjugal  n'ébranle  sa  volonté.  Il  y  a 
quelque  chose  à  étudier,  un  courage  qu'il  faut  scruter 
jusqu'au  fond.  On  doit  faire  cas  d'une  croyance  pour 
laquelle  un  homme  soutire  et  accepte  de  mourir.  » 
Voilà  pourquoi  derrière  la  faux  qui  brisait  tant  de  vies, 
les  chrétiens  repoussaient  plus  nombreux,  ce  qui  jus- 
tifiait le  mot  célèbre  de  Tertullien.  Apol.,  50  :  Plures 
e/ficimur  quolies  melimur  a  imbis,  semen  est  sanguis 
christ ianorum.  Et  le  principe  reste  toujours  le  même, 
témoin  ce  païen  de  Cochin chine,  qui,  au  moment  le 
plus  terrible  de  la  persécution,  se  présente  chez  le 
missionnaire  en  demandant  le  baptême  :  «  Pourquoi 
veux-tu  te  convertir?  Parce  que  j'ai  vu  mourir  des 
•chrétiens  et  que  je  veux  mourir  comme  eux.  J'en  ai  vu 
précipiter  dans  les  fleuves  et  dans  les  puits,  j'en  ai  vu 
brûler  vifs  et  percer  de  lance.  Eh  bien,  tous  mouraient 
avec  un  contentement  qui  me  surprenait,  récitant  des 
prières  ou  s'encourageant  les  uns  les  autres.  Il  n'y  a 
que  les  chrétiens  qui  meurent  ainsi,  et  voilà  pourquoi 
j'ai  voulu  me  convertir.  »  Annales  de  la  Prop.  de  la  foi, 
janvier  18.S0,  p.  33. 

Ce  témoignage  des  martyrs  est  essentiellement  le 
même  que  celui  rendu  par  la  vie  chrétienne.  11  a  le 
même  sens,  il  a  la  même  portée  que  celui  qu'ont  rendu 
tous  les  saints  et  tous  ceux  qui,  à  un  degré  quelconque, 
dominant  les  péripéties,  les  passions  et  les  misères  de 
l'existence  terrestre,  se  sont  éclairés  à  la  Vérité  éter- 
nelle et  alimentés  à  l'éternelle  Bonté.  Il  n'en  diffère 
que  par  les  circonstances  extérieures.  D'un  côté  comme 
de  l'autre,  il  y  a  le  renoncement,  le  sacrifice  par  lequel 
s'accomplit  la  renaissance  spirituelle,  il  y  a  la  mort 
enfin  par  laquelle  tous  nous  devons  passer.  .Mais,  tandis 
que  les  uns  l'acceptent  quand  les  fatalités  naturelles  la 
leur  imposent  et  qu'elle  est  inévitable,  de  telle  sorte 
que  leur  acceptation,  si  manifeste  et  si  édifiante  qu'elle 
puisse  devenir,  reste  comme  le  secret  de  Dieu,  les 
autres  l'acceptent  quand  ils  seraient  à  même  de  l'évi- 
ter. Ce  sacrifice  prend  dès  lors  un  caractère  tragique 
qui  en  accentue  et  qui  en  marque  fortement  la  signi- 
fication! C'est  ce  qui  fait  sa  valeur  spéciale  de  pro- 
sélytisme et  de  propagation.  Il  brille  avec  l'éclat 
et  la  souveraineté  de  l'éclair.  On  ne  peut  pas  ne  pas 
le  remarquer.  Il  ne  peut  laisser  indifférent  :  il  louche 
les  cœurs  ou  les  endurcit. 

Car  la  liberté  de  la  foi  subsiste.  Les  martyrs  ont 
beau  se  dresser  devant  nous  avec  leur  témoignage  de 
loi,  il  n'y  a  ni  démonstration  stricte,  ni  moyen  méca- 
nique qui  puisse  faire,  par  sa  propre  vertu,  que  leur 
foi  devienne  la  nôtre.  (Test  une  grâce  de  lumière  et  de 
force,  une  atmosphère  chaude  et  lumineuse  qui  nous 
oriente  vers  l'Auteur  et  le  Consommateur  de  la  foi. 

3°  Vraie  notion  -  C'est  pourquoi  le  devoir  du  théo- 
logien est  de  préciser  les  caractères  et  les  conditions 
de  ce  témoignage  et  de  montrer  chez  les  martyrs  leur 
manière  surhumaine  de  souffrir  et  de  mourir. 

Comme  dit  .AI.  Dubois  dans  la  Revue  du  Clergé 
tramais,  art.  Le  témoiynuye  des  martyrs,  15  mars  1907, 
p.  20  :  Il  suffti  de  mettre  en  relief  la  supériorité 
morale  de  nos  martyrs  comparée  à  ceux  des  religions 
non  chrétiennes  i  et  Al.  Rivière  dans  la  Hernie  pratique 
d'apologétique,  ait.  Autour  de  la  question  du  martyre, 
15  août  1007,  p.  011  :  i  11  y  a  dans  le  cas  de  nos  mar- 
tyrs quelque  chose  d'extraordinaire  qui  mérite  objec- 
tivement de  retenir  l'attention,  quelque  chose  de  dis- 
linctif  qui  les  met  au-dessus  des  autres  et  qui  sollicite 


par  conséquent  une  explication  différente  :  c'est  le  fail 
d'une  incontestable  supériorité  morale  et,  pour  tout 
dire,  de  leur  héroïsme  surhumain.  »  M.  Didiot,  Logique 
surnaturelle  objective,  p.  226, s'exprime  avec  précision  : 
-  La  force  démonstrative  du  martyre  n'est  donc 
qu'accidentellement  dans  le  nombre,  elle  consiste  for- 
mellement dans  l'intention,  la  valeur  morale,  la  pa-j 
lience  héroïque  des  suppliciés.  > 

D'ailleurs  P.  Allard,  dans  son  bel  article,  Martyre, 
Dictionnaire  apol.  de  la  foi  catli.,  t.  ni,  col.  334-335, 
corrige  son  point  de  vue  primitif  et  distingue  deux 
aspects  du  témoignage  des  martyrs  :  l'aspect  histo- 
rique par  lequel  les  martyrs  attestent  la  réalité  des 
faits  évangéliques  et  l'aspect  doctrinal  selon  lequel 
les  martyrs  attestent  la  vérité  de  la  foi  chrétienne,  el 
sont  testes  fidei  christianse,  comme  dit  saint  Thomas, 
IIa-IIa>,  q.  cxxiv,  a.  -I. 

Il  est  évident  qu'avec  celte  distinction,  la  doctrine 
devient  irréprochable,  sauf  peut-être  quand  on  pro- 
longe l'aspect  historique  jusqu'à  saint  Irénéc,  c'est-à- 
dire  à  la  troisième  génération  chrétienne.  .Mais  une 
fois  cette  distinction  accordée,  et  elle  devait  l'être 
forcément,  pourquoi  ne  pas  faire  rentrer  le  premier 
cas  dans  le  second  comme  un  cas  particulier  rentre 
dans  le  cas  général?  et  nous  revenons  tout  simplement 
à  la  doctrine  de  saint  Thomas  d'Aquin  :  tous  les  mar- 
tyrs sont  des  témoins  de  la  foi  chrétienne,  ils  affirment 
avec  courage  leurs  convictions  religieuses,  mais  ce 
témoignage  devient  particulièrement  convainquant 
quand  ils  meurent  pour  attester  des  faits  qu'ils  ont 
vus.  A  ces  derniers,  et  à  eux  seuls,  s'applique  la 
parole  citée  de  Pascal,  comme  d'ailleurs  la  parole  de 
Xotrc-Seigneur,  Act.,  i.  S..  Si  les  autres  martyrs  conti- 
nuent à  porter  le  même  nom.  c'est  qu'ils  témoignent, 
eux  aussi,  d'une  doctrine,  non  d'un  fait,  ou  du  moins 
du  lait  dans  la  mesure  où  il  est  compris  dans  la  doc- 
trine pour  laquelle  ils  meurent. 

-1"  Divers  éléments  à  considérer.  Le  Père  de  Poul- 
piquet,  L'objet  intégral  de  l'apologétique,  Paris,  1012, 
détermine  avec  une  précision  remarquable  la  valeur  du 
motif  de  crédibilité  tiré  du  témoignage  des  martyrs, 
p.  154  :  «  Les  martyrs  réalisent,  à  un  degré  éminent, 
les  vertus  les  plus  rares  et  les  plus  difficiles,  dans  les 
circonstances  les  moins  favorables  à  leur  développe- 
ment. »  Il  applique  à  cette  question  l'analyse  de  la 
vertu  de  force  faite  par  saint  Thomas  d'Aquin  dans  sa 
Somme  théologique, et  montre  que  la  force  qui  doit  sou- 
mettre à  l'emprise  de  la  raison  et  du  vouloir  les  deux 
passions  de  crainte  et  d'audace,  qu'un  péril  éminent 
de  mort  fait  naître  en  nous,  doit  nous  maintenir  dans 
un  juste  équilibre  et  nous  préserver  des  exagérations 
contraires.  Or  les  martyrs  ont  su  se  défendre  contre 
ces  deux  ennemis  les  plus  redoutables:  l'absence  de 
peur, l'intnriiditas  ou  indifférence  devant  le  danger, et 
l'excès  d'audace  ou  la  témérité. 

1.  Pas  d'insensibilité  devant  la  mort.  Les  martyrs 
ont  connu  la  crainte,  comme  le  lait  remarquer  dom 
Leclercq,  Les  martyrs,  t.  i,  p.  I.  Ce  n'était  pas  sans 
une  secrète  appréhension  que  beaucoup  envisageaient 
les  heures  d'atroces  souffrances  qui  ouvraient  le  Para- 
dis. Plusieurs  témoignages  montrent  naïvement  le 
rang  que  tenait  dans  les  âmes,  même  bien  trempées,  la 
préoccupation  de  la  souffrance  physique.  Le  Blant, 
Les  persécuteurs  cl  les  martyrs,  c.  ix,  p.  loi',,  107,  cite 
cette  vision  de  saint  I-'Iavien  :  >  Il  me  sembla  que 
j'interrogeais  notre  évêque,  Cyprien,  le  premier  qui 
eût  été  immolé  avant  nous  pour  le  Christ,  .le  lui 
demandais  si  le  coup  de  la  mort  causait  une  grande 
douleur.  .Appelé  au  martyre,  je  m'inquiétais  de  savoir 
ce  que  j'aurais  à  endurer.  Il  me  répondit  :  Lorsque 
l'âme  est  toute  dans  le  ciel,  la  chair  qui  soutire  n'est 
plus  la  noire,  le  corps  reste  insensible  quand  l'espril 
est   m    Dieu.       Lorsque    sainte    Vgathonicé  sent    la 


25  1 


MARTYRE,  VALEUR    APOLOGÉTIQUE 


252 


flamme  courir  sur  son  corps,  elle  cric  à  trois  reprises  : 
«  Seigneur,  aidez-moi,  je  me  suis  réfugiée  près  de 
vous.  »  Leclercq,  t.  i,  p.  71  :  cl  saint  Saturnin  supplie 
pendant  la  torture  :  «  Pour  l'amour  de  ton  nom, 
donne-moi,  ô  mon  Dieu!  la  force  de  souffrir.  » 

2.  Ce  courage  des  martyrs  devant  la  mort  ne  pro- 
vient nullement  d'un  mépris  déréglé  cl  coupable  pour 
la  vie  présente.  Chez  eux  rien  du  pessimisme  absolu 
du  stoïcien  OU  du  bouddhiste.  Leur  mépris  des  biens 
qui  passent  se  fonde  sur  leur  foi  à  l'existence  de  Dieu, 
à  la  divinité  de  Jésus,  à  l'immortalité  de  l'âme,  à 
l'éternité.  Ainsi  saint  Ignace  écrivant  aux  Romains  : 
«  Le  monde  et  ses  royaumes  ne  me  sont  rien.  .Mieux 
vaut  pour  moi  mourir  pour  Jésus-Christ  que  régner 
sur  toute  la  terre.  Je  cherche  celui  qui  est  mort  pour- 
nous.  Je  veux  celui  qui  esl  ressuscité  pour  nous.  Ma 
délivrance  est  proche.  De  grâce,  mes  frères,  ne  me 
privez  pas  de  la  vie,  ne  me  condamnez  pas  à  mort. 
Je  veux  être  à  Dieu,  ne  me  livrez  pas  au  monde, 
ne  m'attirez  pas  avec  la  matière.  »  Leclercq,  t.  i. 
p.  54.  De  même  quand  le  préfet  demande  à  Apollo- 
nius :  «  Tu  veux  donc  mourir?  »  Celui-ci  répond  :  «  Mon 
désir  est  de  vivre  dans  le  Clifist,  mais  je  n'ai  pas 
sujet  de  craindre  la  mort  à  cause  de  mon  attachement 
à  la  vie.  Il  n'y  a  rien  de  plus  désirable,  que  la  vie 
éternelle  source  d'immortalité  pour  l'âme  qui  a  mené 
une  vie  honnête.  »  Ibid.,  1. 1,  p.  117.  Saint  Pione,  cloué 
sur  un  poteau,  déclare  :  «  J'ai  voulu  mourir,  afin  que- 
tout  le  peuple  comprît  qu'il  y  aune  résurrection  après 
la  mort.  »  T.  n,  p.  86.  Saint  Flavien,  avant  de  mourir, 
disait  aux  païens  :  «  Même  quand  on  nous  tue,  nous 
vivons,  nous  ne  sommes  pas  vaincus,  mais  vainqueurs 
de  la  mort,  et  vous-mêmes,  si  vous  voulez  savoir  la 
vérité,  soyez  chrétiens.  » 

3.  Chez  les  chrétiens,  nul  orgueil,  mais  au  contraire 
l'humilité  la  plus  sincère.  La  doctrine  pour  laquelle 
ils  meurent,  ce  n'est  pas  une  doctrine  dont  ils  s'attri- 
buent orgueilleusement  la  paternité.  Ce  n'est  ni  par  la 
vigueur  de  leur  intelligence,  ni  par  un  labeur  prolongé 
qu'ils  en  ont  reconnu  et  admis  la  vérité,  mais  en  vertu 
d'une  illumination  surnaturelle,  à  laquelle  leurs 
mérites  personnels  n'ont  aucune  part  :  «  Et  toi,  qui 
es-tu?  »  demande  le  préfet  à  Évelpiste.  —  «Je  suis 
esclave  de  César,  répond  le  martyr,  mais  chrétien,  j'ai 
reçu  du  Christ  la  liberté,  par  ses  bienfaits;  par  sa  grâce 
j'ai  la  même  espérance  que  ceux-ci.  »  Leclercq,  t.  i, 
p.  87. 

A.  Les  martyrs  gardent  une  attitude  digne  et  calme; 
rien  chez  eux  de  l'exaltation  causée  par  le  fanatisme. 
Traduits  au  tribunal,  ils  défendent  leur  foi  avec  intré- 
pidité, avec  enthousiasme  même,  mais  aucun  signe 
ne  prouve  que  leurs  facultés  supérieures,  raison  et 
volonté,  aient  cessé  d'agir.  Bien  plus,  leurs  réponses 
aux  juges  révèlent  une  parfaite  liberté  d'esprit.  Tou- 
jours claires,  fermes,  précises,  pleines  de  bon  sens  et 
d'à-propos,  elles  dénotent  une  parfaite  possession 
d'eux-mêmes. 

5.  Pas  de  témérité:  les  martyrs,  d'ordinaire,  ne 
s'offrent  point  d'eux-mêmes  à  la  mort.  Aucune  exal- 
tation chez  l'ensemble,  un  devoir  rigoureux  exécuté 
avec  courage  sans  excès.  La  prudence  fondée  sur 
l'humilité  pour  ne  pas  s'exposer  à  la  tentation,  et  sur 
la  charité  pour  ne  pas  provoquer  les  persécuteurs  à 
commettre  un  crime.  Quelle  différence  avec  le  monta- 
nisme  qui  de  Phrygie  passa  en  Occident  et  séduisit 
le  puissant  esprit  de  Tertullien!  Sombre,  toujours 
tendu,  le  montanisme  veut  qu'on  aille  au-devant  du 
martyre.  Il  condamne,  comme  un  acte  de  défiance 
envers  le  Saint-Esprit,  tout  effort  pour  se  dérober  aux 
persécuteurs.  Fuir  devant  eux  est,  pour  lui,  presque 
plus  coupable  encore  que  d'apostasier,  Tertullien,  De 
fuga.  Pour  les  fanatiques,  le  montanisme  devient, 
selon    la    juste    expression    de    Renan,    Marc-Aurèle, 


p.  243,  «  une  fièvre  impossible  à  dominer  ».  Au 
contraire  dans  l'Église,  tout  reste  sain  et  pondéré. 
D'où  les  règles  suivantes  :  a)  Ne  pas  se  dénoncer  soi- 
même  aux  ennemis  de  la  foi.  »  Nous  ne  louons  pas  ceux 
qui  vont  d'eux-mêmes  s'offrir.  L'Evangile  n'enseigne 
rien  de  pareil.  »  Martyrium  Polycarpi,  c.  iv.  «  Chacun 
doit  être  prêt  à  confesser  sa  foi,  mais  personne  ne  doit 
courir  au-devant  du  martyre,  »  dit  saint  Cyprien. 
Cf.  Canons  9  et  10  de  saint  Pierre  d'Alexandrie,  P.  G., 
t.  xvin,  col.  188.  —  b)  Ne  pas  irriter  les  païens  par 
des  outrages  à  leur  culte:  -  11  n'est  pas  permis  d'insul- 
ter, de  soutlleter  les  statues  des  dieux.  Origène,  Contra 
Celsum,  VIII,  .'58.  :  •  Si  un  chrétien  abrisé  des  idoles  et 
a  été  tué  sur  le  fait,  il  ne  sera  pas  compté  au  nombre 
des  martyrs,»  dit  le  concile  d'Elvire,  canon  60. 
Tertullien  blâmera  avec  indignation  ceux  qui  ont 
acheté  à  prix  d'argent  la  tolérance  du  persécuteur, 
mais  l'Église  sera  moins  sévère  et  Pierre  d'Alexandrie 
(can.  12)  louera  ceux  qui  ont  employé  ce  moyen 
pour  éviter  le  danger  de  l'apostasie  et  se  sont  montrés 
plus  attachés  à  Jésus-Christ  qu'à  leur  argent. 

L'Eglise  conseillait  la  fuite  pendant  la  persécution, 
invoquant  contre  les  montanistes  le  texte  de  Matth., 
x,  25.  La  retraite  volontaire  accompagnée  de  la  confis- 
cation des  biens  est  appelée  par  Cyprien,  De  lapsis,  '8, 
le  second  degré  du  martyre. 

(i.  Préparation.  —  Les  chrétiens  se  préparent  hum- 
blement au  martyre  :  «  Puisque  une  nouvelle  persécu- 
tion est  proche  et  que  de  fréquentes  révélations 
l'annoncent,  soyons  prêts  et  armés  pour  le  combat. 
Ne  laissons  pas  nus  et  sans  défenses  ceux  que  nous 
encourageons  à  la  lutte,  nourrissons-les  par  la  pro- 
tection du  corps  et  du  sang  de  Jésus-Christ;  ras- 
sasiés de  la  nourriture  divine,  qu'ils  trouvent  dans 
l'eucharistie  leur  sauvegarde,  leur  rempart  contre  les 
ennemis.  » 

Quand  l'heure  de  la  torture  ou  de  la  mort  a  sonné, 
les  martyrs  y  marchent  avec  intrépidité,  mais  aussi 
avec  cette  humilité  profonde  qui  les  garde  de  toute 
vaine  présomption.  Il  était  pourtant  facile  de  céder 
à  l'orgueil  en  un  pareil  moment  !  que  l'on  songe  à  ce 
contact  .mystérieux  qui  s'établit  dans  tout  supplice 
public,  entre  le  patient  et  le  spectateur.  Celui-ci  ne 
ménage  point  ses  éloges  lorsque  le  condamné  demeure 
héroïque  au  milieu  des  tourments.  N'y  a-t-il  pas  alors 
une  singulière  ivresse  à  se  voir  exposé  comme  un  san- 
glant trophée  à  l'admiration  enthousiaste  des  foules'? 
Et  ne  faut-il  pas  une  vertu  éminente  pour  ne  pas 
s'attribuer  tout  le  prix  de  la  victoire?  Cependant,  les 
martyrs  affirment  bien  haut  que,  seule,  la  grâce  divine 
leur  donne  la  force  de  supporter  la  torture,  et  tout  le 
temps  du  supplice,  joignant  l'exemple  à  la  parole,  ils 
ne  cessent  de  prier  avec  une  ardeur  inlassable.  Qu'il 
suffise  de  citer  ici  les  martyrs  de  Lyon  qui,  après  avoir 
confessé  leur  foi  avec  intrépidité  et  subi  la  torture  à 
plusieurs  reprises,  non  seulement  ne  permettaient  pas 
qu'on  les  appelât  martyrs,  mais  au  milieu  d'un  flot 
de  larmes,  conjuraient  les  frères  d'offrir  à  leur  inten- 
tion de  continuelles  prières  pour  qu'ils  fissent  une 
bonne  fin.  Aussi  Renan,  bon  juge  en  matière  d'humi- 
lité, ne  peut-il  s'empêcher  d'y  voir  «  l'idéal  du  mar- 
tyre, avec  aussi  peu  d'orgueil  que  possible  de  la  part 
du  martyr  ».  Marc-Aurèle,  p.  340. 

7.  La  douceur  des  martyrs.  —  La  douceur  des  mar- 
tyrs stupéfiait  les  païens,  habitués  à  voir  mourir  la 
haine  au  cœur;  or,  cette  douceur  se  manifestait  dans 
les  conditions  les  plus  opposées  à  son  développement; 
car  rien  ne  favorise  la  colère  comme  l'injustice  qu'on 
subit,  et  il  n'y  a  pas  d'injustice  plus  révoltante  que 
d'être  condamné  à  mort  quand  on  se  sait  innocent.  Les 
martyrs  se  justifient,  avec  humilité  et  fierté,  de  tous 
les  reproches  qu'on  leur  adresse  au  tribunal.  Et  cepen- 
dant, malgré  cette  parfaite  conscience  de  l'injustice  de 


253 


MARTYRE 


M  A.SBOTHÉENS 


254 


leur  condamnation,  au  lieu  de  maudire,  ils  bénissent, 
an  lieu  de  haïr,  Us  aiment  cl  ils  pardonnent.  Ainsi  les 
martyrs  de  Lyon  priaient  pour  ceux  qui  les  faisaient 
si  eruellemeiil  souffrir.  Seigneur,  disaient-ils.  ne  leur 
imputez  pas  ce  crime  1  I.eelercq.  t.  i.  p.  105.  Quand 
te  bourreau  arrive  pour  décapiter  Cyprien,  le  martyr 
donna  ordre  qu'on  comptât  à  cet  homme  vingt- 
cinq  pièces  d'or  \  Ihid..  I.  ii.  p.  Uni.  Au  moment  de 
mourir,  Maximilien  se  tourne  vers  son  père  et  lui  dit  : 
Donne  aux  licteurs  mon  vêtement  neuf,  celui  que  tu 
m'avais  préparé  pour  être  soldat.  •  T.  n.  p.  155.  En 
marchant  au  supplice,  le  centurion  Marcel  dit  à  Agri- 
cola  qui  vient  de  le  condamner  à  mort  :  «  Dieu  te 
bénisse.  »  Et  il  ne  faut  voir  dans  ces  mots  aucun  trait 
d'ironie  ou  d'ostentation,  mais  le  témoignage  très  sin- 
cère d'une  vertu  que  le  monde  avait  jusque-là  ignorée  : 
la  charité  chrétienne. 

8.  Allégresse  des  martyrs.  -  Sainte  Perpétue  est 
gaie  dans  sa  prison  :  «  Ayant  été  tous  condamnés 
aux  bêtes,  nous  rentrâmes  joyeux  dans  la  prison.  » 
Passio  SS.  Perpétuée,  Felicitatis,  vi,  12.  Sabine  rit  en 
allant  au  tribunal.  Passio  S.  Pionii,  6.  Les  specta- 
teurs sont  stupéfaits  en  voyant  Carpos  sourire  pen- 
dant l'interrogatoire,  sourire  même  sur  le  bûcher. 
Murlyrium  SS.  C.arpi.  Papyli  et  Agathonices.  Théodo- 
sie  reste  souriante  pendant  la  torture,  Eusèbe,  De 
martyr.  Palesl..  vu.  Hermès  plaisante  en  marchant  au 
supplice.  Acta  S.  Philippi,  13.  «C'est  avec  joie  que 
nous  confessons  le  Christ  et  que  nous  mourons,  »  dit 
saint  Justin,  Apol.,  i,  39.  Saint  Cyprien,  entendant  la 
sentence  de  mort  prononcée  contre  lui,  répond  avec 
joie  :  Deo  gratias. 

Dom  Leclercq  a  noté  chez  les  martyrs  anglais  du 
temps  de  la  Réforme,  ce  même  sentiment  de  joie  qui 
s'exprime  au  moment  de  mourir  par  des  traits  d'hu- 
mour britannique.  Les  martyrs,  t.  vu,  p.  56.  Comme 
Jean  Ogilvie  traversait  la  ville  de  Glasgow  à  cheval 
pendant  son  procès,  les  témoins  s'étonnaient  de  son 
calme  et  de  sa  gaîté  :  «  On  ne  cesse  de  rire,  dit-il,  que 
lorsqu'on  n'a  plus  la  tète  sur  les  épaules.  »  Une  vieille 
mégère  s'approche  du  jeune  martyr  et  maudit  sa 
vilaine  figure.  Ogilvie  lui  répond  :  «  Que  la  bénédiction 
du  Ciel  descende  sur  ton  frais  minois,  »  et  voilà  la 
vieille  qui  s'excuse  et  qui  demande  pardon.  Thomas 
Morus  demande  qu'on  l'aide  à  gravir  l'échafaud,  «  car 
pour  la  descente,  dit-il,  je  ne  m'en  occupe  pas.  »  Pen- 
dant que  John  Roberts  attendait,  au  pied  de  la  po- 
tence par  un  jour  de  décembre,  le  moment  du  sup- 
plice, un  assistant,  pris  de  pitié,  lui  offre  un  bonnet 
pour  couvrir  sa  tête  :  Ne  vous  inquiétez  pas  de  cela, 
Monsieur,  répond-il  avec  un  sourire,  je  n'ai  plus  peur 
de  m'enrhumer.  »  Dans  sa  prison,  sa  joie  était  si 
visible  qu'il  craignait  de  malédilier  par  sa  trop  grande 
gaîté.  On  le  rassure  en  lui  disant  :  ■  Vous  ne  pouvez 
mieux  faire  que  de  laisser  voir  à  tout  le  monde  avec 
quelle  joie  vous  allez  mourir  pour  le  Christ.  »  Tous  ces 
martyrs  ont  connu  et  pratiqué  jusqu'à  la  fin  la  belle 
parole  de  saint  Paul  :  «  Dieu  aime  celui  qui  donne 
joyeusement.    » 

Concluons  avec  le  Père  de  Poulpiquet,  p.  184,  que 
la  mise  en  valeur  de  l'argument  tiré  du  témoignage 
des  martyrs  suppose  le  développement  des  éléments 
suivants  :  1.  La  durée  de  la  persécution  dans  l'Église 
primitive.  —  2.  Le  nombre  des  martyrs.  —  3.  Les 
diverses  conditions  sociales  des  martyrs.  —  4.  Les 
épreuves  morales  des  martyrs.  -  5.  Les  épreuves 
physiques  antérieures  au  supplice.  -  •  (i.  Les  supplices 
des  martyrs.  -  7.  La  continuité  ininterrompue  des 
martyrs  dans  l'Église  au  cours  des  siècles. 

C'est  cet  ensemble  qui  donne  à  l'argument  toute  sa 
valeur  apologétique  et  qui  fournit  au  martyre  chré- 
tien son  véritable  caractère  de  miracle  moral.  L'Église 
catholique  n'a  pas  seulement  le  droit  de  vénérer  ses 


martyrs  avec  reconnaissance  et  avec  respect,  elle  a  le 
devoir  de  proposer  l'ensemble  de  leur  témoignage 
comme  un  phénomène  unique  dans  l'histoire,  et  de 
demander  aux  historiens  et  aux  psychologues  s'ils 
peuvent  expliquer  par  des  causes  naturelles  la  conti- 
nuité dans  l'attaque,  et  surtout  la  continuité  dans 
l'acceptation  de  la  mort  pour  la  foi.  Si  ces  causes 
naturelles  font  défaut,  il  y  a  nécessité  logique  pour 
l'incroyant  d'étudier  avec  une  sympathique  curiosité 
une  doctrine  pour  laquelle  tant  de  victimes  sont 
tombées  avec  un  courage  émouvant,  et  le  croyant  y 
trouve  un  indéniable  réconfort  pour  sa  foi. 

R.  Hedde. 

MARZILLAS  Pierre  Vincent,  bénédictin  espa- 
gnol, fut  professeur  à  Saragosse  et  à  Compostelle  :  il 
mourut  veis  1613.  Il  écrivit  une  Paraphrase  sur  le 
Pentateuque,  insérée  dans  l'édition  de  la  Vulgate,  avant 
la  correction  Clémentine,  in-fol  ,  Salamanque.  1600- 
1610.  Il  fut  plutôt  canonisteque  théologien,  et  publia 
les  Décréta  sacrosancti  concilii  Tridentini  ad  suos 
quseque  tilulos  secundum  juris  methodum  redacta,  aux- 
quels il  ajouta  les  déclarations  publiées  par  l'autorité 
apostolique,  telles  qu'on  les  trouve  dans  les  quatre 
volumes  des  décisions  de  la  Rote  romaine,  Sala- 
manque, 1613.  L'ouvrage  fut  prohibé  comme  conlraire 
aux  règles  générales. 

Hurter,  Nomenclator,  3e  édit.,  t.  in,  col.  579. 

J.  Baudot. 

MAS  (Hilaire  du),  voir  Dumas  Hilaire,  t.  iv, 
col.  1863. 

MASBOTHÉENS,  secte  juive,  des  débuts  de 
l'ère  chrétienne.  —  Son  nom  est  mentionné  pour  la 
première  fois  par  Hégésippe,  dans  Eusèbe,  H.  E.,  IV, 
xxii,  5  et  7,  P.  G.,  t.  xx,  col.  380,  comme  celui  de  l'une 
des  sept  sectes  juives  :  esséniens,  galiléens,  héméro- 
baptistes,  masbothéens,  samaritains,  sadducéens,  pha- 
risiens. A  en  juger  par  le  silence  que  gardent  sur  elle 
pseudo-Tertullien,  De  prœscriplione,  Philastre  de 
Rrescia  et  Épiphane,  il  y  a  tout  lieu  de  penser  que  le 
Synlayma  d'Hippolyte  n'en  faisait  pas  mention,  bien 
que  le  docteur  romain  fût  attentif  à  relever  les  aber- 
rations doctrinales  les  plus  diverses.  A  partir  du 
ive  siècle,  la  lectuie  du  passage  d'Eusèbe  a  piqué  la 
curiosité  de  quelques  hérésiologues,  et  les  masbo- 
théens ont  pris  place  en  divers  catalogues  d'hérésies. 
En  Orient  les  Constitutions  apostoliques  les  mention- 
nent entre  les  pharisiens  et  les  hémérobaptistes  avec 
cette  explication  :  les  masbothéens  nient  la  Provi- 
dence, disant  que  les  êtres  résultent  de  réactions 
automatiques;  ils  restreignent  l'i  m  mort  alité  de  l'âme  : 
Mac6w6aîoi  ol  Trpovouxv  apv.iuji.Evoi.,  èZ,  aÙTOO-âfOu  8è 
çopâç  XsyovTeç  xà  ovtoc  auviaTavai  xai.  'j"J"/îjç  tï)v  àôa- 
vaaîav  tcsp'.xôtttovtîç,  VI,  m,  4,  édit.  Funk.p.  315. 
Visiblement  l'auteur  de  cette  notice  ne  sait  rien  sur 
ces  hérétiques  et  la  conjecture  qu'il  fait  à  leur  sujet 
pourrait  bien  provenir  d'une  fausse  étymolo^ie  : 
il  ferait  dériver  leur  nom  de  sebût,  volonté.  Cf. 
Hilgenfeld,  Ketzergeschichte,  p.  31,  n.  43.  Plus  pru- 
dent, Théodoret,  qui  a  lu  leur  nom  dans  Eusèbe,  les 
mentionne  avec  d'autres  sectes  juives  sans  donner 
d'autre  explication.  Hseret.  jab.,  I,i,  P.  (i.,  I.  i.xxxiir, 
col.  345.  Ainsi  encore  le  patriarche  Sophrone.dans  sa 
lettre  synodale  à  Sergius  de  Constantinople.  P.  a., 
t.  lxxxvii  c,  col.  3180. 

Chez  les  latins  une  autre  étymologie  prévalut  que 
l'on  trouve  dans  pseudo-Jérôme,  Indiculus  de  hœresi- 
busjudseorum,  1'.  1...  t.  lxxxi,  col.  <;:;o  et  dans  Isidore 
de  St ville.  Etym.,  VIII.iv,  t.  i.xxxn,  col.  207,  d'où  elle 
est  passée  dans  Honorius  Augustodunesis,  Liber  dea 
hœresibus,  /'.  /..,  t.  clxxii,  col. 235  (le  texte  de  Aligne 
lit  Marbonei,  qui  est  certainement  fautif).  Selon  ces 
auteurs,  Masbothsei  dicunt  esse  Christum  qui  docuit  illos 


9.RR 


MASBOTHEENS 


MASSARELL] 


230 


in  omni  re  sabbatizare;  le  nom  dériverail  de  sabbàl  : 
c'est  invraisemblable,  mais  c'est  pourtanl  ce  qu'onl 
adopté  les  divers  auteurs  d'encyclopédies.  W.  Brandi 
a  bien  montré  que  le  nom  de  tnasbot  héens  dérive  tout 
naturellement  du  mot  masbô'ttâ,  qui,  en  araméen 
palestinien,  signifie  baptême,  el  qu'il  faul  comparera 
mas  buta,  qui,  chez  les  mandéens,  désigne  les  purifica- 
tions légales.  Ainsi  les  masbothéens  sont  des  <  bap- 
tistes  »  et  ne  diffèrent  sans  doute  pas  des  héméro- 
baptistes  »  qu'Hégésippe  mentionne  immédiatement 
après  eux.  Au  début  de  l'ère  chrétienne,  il  y  eut  en 
effet  plusieurs  sectes  juives  où  les  bains  ou  baptêmes, 
soit  journaliers  soit  du  moins  très  fréquents, avaient 
une  signification  religieuse.  Il  n'est  nullement  invrai- 
semblable que  des  conversions  au  christianisme  se 
soient  produites  dans  ces  milieux.  Les  elchésaïtes,  sur 
lesquels  le  dernier  mot  n'est  pas  dit,  formaient  ainsi 
une  secte  judéo-chrétienne  où  la  pratique  des  bap- 
têmes et  immersions  était  fréquente.  Ne  serait-ce  pas 
à  eux  que  pensait  Hégésippe  quand  il  distinguait  les 
masbothéens  des  hémérobaptistes? 

Les  sources  anciennes  ont  toutes  été  mentionnées  dans 
l'article. 

Travaux  modernes.  —  A.  Hilgenfeld,  Die  Kelzergeschichlc 
îles  Urchristenthums,  Leipzig,  1884  (voir. la  table  alphabé- 
tique); F.  X.Funk,  Didascalia  el  Constltutiones  apostolorum, 
Paderborn,  1906, 1. 1,  p.  314,  n.  4;  W.  Brandt,  Die  jiidischen 
Baptismal  oder  dus  religiiise  Waschen  und  Baden  im  Juden- 
luin  mil  Einschluss  des  Judenchristentums  =  Zeitschrifi  /iir 
<lie  A.  T.  Wissenschaft,  Beiheft  18,  Giessen,  lî)10  (capi- 
tal); du  même,  art.  Masbothseans,  dans  .1.  Hastings., 
Encycl.  o/  Religion  and  Elhics,  t.  vin  (1915),  p.  483. 

É.     Amann. 

MASCARON  Jules,  évèque  d'Agen,  fils  d'un 
célèbre  avocat  au  parlement  d'Aix,  naquit  à  Marseille 
en  1034.  Après  ses  premières  études  faites  au  collège 
des  oratoriens  de  cette  ville,  il  entra  très  jeune  dans 
leur  congrégation  (1050)  et  fut  envoyé  au  collège  du 
.Mans  pour  professer  la  rhétorique,  puis  à  Saumur 
pour  étudier  la  théologie.  Très  bien  doué  pour  la  pré- 
dication, il  attira  la  foule  dans  l'église  Saint-Pierre  de 
cette  ville,  devenue  trop  petite  pour  le  nombre  de  ses 
auditeurs:  les  protestants  mêmes  venaient  l'entendre, 
en  particulier,  Tanneguy  Le  Fèvre,  père  de  .Mme  I)a- 
cicr,  qui  lui  applique  l'éloge  que  Pline  fait  d'un  ora- 
teur de  son  temps  :  Procemiutur  apte,  narrât  aperte, 
ornât  excelse,  poslremo  docet,  détectât,  afficit.  Il  prêche 
ensuite  à  Marseille,  à  Aix,  à  Nantes,  à  Paris  dans  la 
chapelle  de  l'Oratoire  de  la  rue  Saint-Honoré  et  dans 
l'église  Saint-André-des-Arts;  il  fait  en  1666  l'oraison 
funèbre  de  la  reine  Anne  d'Autriche  devant  l'arche- 
vêque de  Rouen,  François  de  Ilarlav,  qui  l'aide  à 
entrer  à  la  cour.  Mascaron  y  prêche  l'Avent  en  1666, 
le  Carême  en  1667,  l'Avent  en  1608,  le  Carême  de 
1669  et  1670,  l'Avent  de  1671.  Il  sut  dire  toute  la 
vérité  aux  grands,  tout  en  ménageant  leur  suscep- 
tibilité :  «  Il  faut,  dit-il  dans  son  sermon  sur  la  parole 
de  Dieu,  que  vous  ayez  plus  de  pénétration  que  je  n'ai 
de  hardiesse;  que  vous  entendiez  plus  que  je  ne  vous 
dis.  »  Sur  quoi  Louis  XIV  fermait  la  bouche  aux  cour- 
tisans offensés  :  «  .Monsieur  le  prédicateur  a  fait  son 
devoir,  c'est  à  nous  de  faire  le  nôtre.  »  En  1671,  le  roi 
le  nomma  à  l'évêché  de  Tulle.  Mascaron  prêcha  encore 
à  la  cour  le  Carême  de  cette  année;  les  bulles  ayant 
lardé  deux  ans  à  venir,  il  prononça  à  Paris  l'oraison 
funèbre  du  duc  de  Beaufort  et  celle  d'Henriette 
d'Angleterre  à  deux  jours 'd'intervalle,  puis  en  1672 
celle  du  chancelier  Séguier;  ensuite  étant  évèque  de 
Tulle,  cellede  Turenncà  la  conversion  duquel  il  avait 
travaillé.  .Mme  de  Sévigné  dit  «  n'avoir  rien  vu  de  si 
beau  que  cette  pièce  d'éloquence  ».  Il  prêche  encore  au 
Louvre  le  Carême  de  1675,  1679;  en  1678  il  est  nommé 
éVêque  d'Agen  où  il  travaille  à  la  conversion  des  pro- 
testants; sur  les  30  000  qu'il  y  avait   à  son  arrivée,  il 


n'en  restait  plus  que  2  000  à  sa  mort  ;  il  fonda  un  sémi- 
naire, un  hospice.  Le  roi  aimait  tant  à  l'entendre  qu'il 
lui  demanda  encore  l'Avenl  de  1679 et  1683,1e Carême 
de  1684,  l'Avent  de  1694.  «Tout  vieillit  ici,  Monsieur, 
lui  dit-il,  il  n'y  a  que  votre  éloquence  qui  ne  vieillit 
pas.  i  En  1695,  il  prononça  le  discours  d'ouverture  de 
l'Assemblée  du  clergé  et  se  retira  définitivement  dans 
son  diocèse  où  il  mourut  le  16  décembre  1703. 

Mme  de  Sévigné  mettait  Fléchier  au  défi  de  le  sur- 
passer; Rollin  les  compare  l'un  à  l'autre  :  ■•  Mascaron 
a  beaucoup  d'élégance  et  beaucoup  de  noblesse;  mais 
il  est  moins  orné  que  l'un  (Fléchier),  moins  sublime 
que  l'autre  (Bossuet).  ■  Traité  des  études,  t.  u.  Aujour- 
d'hui, on  n'oserait  plus  mettre  en  parallèle  Mascaron 
avec  Bossuet.  Kn  disant  qu'il  fut  »  populaire  en  son 
temps  par  ses  défauts  autant  que  par  ses  qualités, 
subtil,  enllé,  mais  grave  et  lier,  avec  des  éclairs  d'ad- 
mirable éloquence  »,  .lacquinet  a  prononcé  le  jugement 
définitif. 

On  a  de  lui  un  volume  d'Oraisons  funèbres,  17uJ: 
un  Mandement  sur  la  condamnation  du  livre  de  Féne- 
lon,  Explication  des  Maximes  des  Saints,  grand  placard 
in-folio  avec  trois  vignettes  sur  bois,  1697;  des  lettres 
imprimées  :  deux  à  Baluzc,  dans  Notes  pour  servir 
à  la  biographie  de  Mascaron.  quinze  lettres  au  même 
dans  Lehanneur;  une  à  Bussy-Rabutin  (Corr.  de 
Bussy-Rabutin,  Lalanne,  1858,  t.  iv,  p.  346);  une  à 
Colbert  dans  la  Correspondance  administrative  sous 
Louis  XIV,  t.  iv,  p.  98. 

Baluze,  llisloria  tulelensis,  1717;  Belleeombe  (André  de), 
L'Agenois  illustré;  Batterel,  Mémoires  domestiques,  t.  m, 
p.  232-308;  Blampignon,  Mascaron  d'après  des  documents 
inédits.  Correspondant  du  10  mai  1870,  p.  420;  Border, 
La  vie  de  messire  Jules  Mascaron,  en  tête  des  oraisons 
funèbres;  Bougerel,  Hommes  illustres,  notice  363;  Dussaud, 
Mascaron,  Paris;  Ingold,  Essai  de  bibliogr.  oratorienne. 
p.  96-98;  Labénazie,  Oraison  funèbre  de  Mascaron,  Agen, 
1704;  Tamisey  de  Larroque,  Soles  pour  servir  à  la  biogra- 
phie de  Mascaron  écrites  par  lui-même,  Paris,  1863;  Lehan- 
neur, Mascaron  d'après  des  documents  inédits,  thèse  pré- 
sentée à  la  faculté  de  Paris,  La  Rochelle,  Siret,  1878; 
.lacquinet.  Les  prédicateurs  au  XV IL  siècle  avant  Bossuet, 
p.  197;  Ad.  Perraud,  L'Oratoire  de  Erance...,  p.  328;  VUte- 
main,  Essai  sur  l'oraison  funèbre,  dans  l'édition  des  oraisons 
funèbres  de  Bossuet,  Paris,   1851. 

A.   Molien. 

MASCOLO  Jean-Baptiste,  dont  le  nom  est 
transcrit  en  latin  Masculus,  naquit  à  Naples  en  1582, 
entra  dès  1598  dans  la  Compagnie  de  Jésus,  et  mourut 
à  Naples  en  1656.  Longtemps  professeur  d'humanités, 
puis  de  rhétorique,  il  s'exerça  tout  spécialement  dans 
la  poésie  latine,  où  il  produisit  des  œuvres  qui  eurent 
grand  succès.  Le  théologien  retiendra  seulement  ses 
Eruditarum  le.'tionum  veterum  Patrum  libri  acroa- 
mulici,  où  il  a  réuni,  surtout  à  l'usage  des  prédicateurs, 
les  pensées  et  expressions  remarquables  de  divers 
auteurs  ecclésiastiques.  Le  t.  i",  in-fol.,  de  800  p., 
paru  à  Venise  en  1649,  est  consacré  à  saint  Jérôme:  le 
t. n, in-fol.  de  900  p.,  Naples,  1652,  à  saint  Augustin;  le 
t.  in,  in-fol.  de  560  p.,  Naples,  1656,  à  saint  Ambroise; 
un  t.  iv,  sous  un  titre  un  peu  différent,  in-fol.  de 
250  p.,  Xaples,  1660,  est  consacré  à  saint  Grégoire  de 
Nazianze.  Il  faut  encore  citer  :  Gladius  ac  pugio 
impietatis  sioe  persecutioncs  Ecclesise,  in-1",  Xaples, 
1651.  Tout  cela  sent  bien  la  rhétorique. 

Moreri,  Le  grand  Dictionnaire,  édit.  de  1759,  au  mot 
Mascolo;  Feller-Pérennès,  Biographie  universelle,  au  mot 
Masculus;  Sommervogel,  Bibliothèque  de  la  Compagnie  de 
Jésus,  t.  v,  col.  666-669,  donne  le  détail  des  productions 
littéraires  de  l'auteur;  Militer,  Xomenclator,  3«  édit.,  t.  ni, 
col.  1097. 

É.'Amann. 

MASSARELLI  Ange,  prélat  italien,  célèbre  sur- 
tout par  le  fait  qu'il  fut  secrétaire  du  concile  de 
Trente  (1510-1566).      -  Né  à  San-Severino,  dans  la 


257 


MASSARELLI 


MASSILLON 


258 


Marche  d'Ancône,  en  1510,  il  lit  à  l'Université  de 
Sienne  ses  études  de  droit,  la  quitta  avec  le  titre  de 
doctor  in  ulroque,  se  rendit  à  Rome  où  il  s'efforça  de 
faire  carrière,  bien  que  simple  laïque.  Entré  en  1538 
au  service  de  Jérôme  Aléander,  il  le  suivit  dans  sa  léga- 
tion d'Allemagne.  A  la  mort  d'Aléander,  Massarelli 
passa  au  service  du  cardinal  Marcel  Cervin,  1er  avril 
15  12,  qui  l'occupa  d'abord  comme  bibliothécaire. 
Quand  Marcel  partit  pour  Trente,  en  qualité  de  pré- 
sident du  concile  qui  allait  s'ouvrir,  Massarelli  l'ac- 
compagna (février  1545).  Sans  autre  situation  officielle, 
au  début,  que  celle  de  secrétaire  du  légat,  il  joua  un 
rôle  considérable  dans  les  préparatifs  de  l'assemblée 
et  fut  au  courant  de  bien  des  événements.  A  partir  du 
1er  avril  1546,  il  fut  désigné  comme  secrétaire  provi- 
soire du  concile:  le  provisoire  dura  jusqu'à  la  transla- 
tion à  Bologne  (mars  1547);  à  Bologne  (mars  1547- 
septembre  1549)  Massarelli  est  le  secrétaire  officiel. 
Après  la  prorogation  de  cette  assemblée,  Massarelli 
rentre  à  Rome,  et  assiste  au  conclave  qui  élit  Jules  III 
(8  février  1550).  Nommé  par  celui-ci  secrétaire  ponti- 
fical, il  est  envoyé  à  Trente  en  avril  1551,  pour  y 
remplir  les  fonctions  de  secrétaire  du  concile  qui  re- 
prend le  1er  mai.  L'assemblée  ayant  été  dissoute  en 
avril  1552,  Massarelli  rentre  à  Rome  et  reprend  ses 
fonctions  à  la  curie;  il  les  continue  sous  l'éphémère 
Marcel  II,  son  ancien  protecteur  (9  avril-ler  mai  1555) 
et  sous  Paul  IV  (1555-1559).  Ce  dernier  le  nomma  en 
1557  évêque  de  Telese.  Massarelli,  qui  était  entré  dans 
la  cléricature  au  moment  où  Jules  III  l'avait  nommé 
secrétaire  pontifical,  reçut  donc  les  trois  ordres  sacré? 
le  18  décembre  1557  et  fut  consacré  évêque  trois  jours 
après.  Quand  Pie  IV  ordonna  la  reprise  du  concile, 
le  nouvel  évêque  de  Telese,  qui  n'avait  pas  quitté  la 
curie,  reprit  le  chemin  de  Trente  (mars  1561), en  qualité 
de  secrétaire  de  l'assemblée;  mais  son  rôle  paraît  avoir 
été  beaucoup  moins  important  durant  cette  dernière 
péiiode.  Le  concile  terminé  (décembre  1563),  Massa- 
relli reçut  l'ordre  de  faire  souscrire  par  les  ayants 
droit  les  pièces  officielles  et  de  transporter  à  Rome 
tous  les  papiers  intéressant  le  synode.  Le  11  décembre 
1563,  il  quittait  définitivement  Trente,  pour  rentrer 
à  Rome.  Il  s'occupa  dès  lors  de  mettre  au  net  les  actes 
conciliaires  que  la  curie  avait  d'abord  l'intention  de 
publier.  La  piemière  rédaction  n'ayant  pas  plu  à  la 
commission  cardinalice  chargée  de  la  publication, 
Massarelli  se  remit  à  l'œuvre,  mais  ne  put  la  mener  à 
bien;  il  mourut  le  16  juillet  1566,  après  une  courte 
maladie. 

Il  apparaît  avant  tout  à  l'historien  de  la  théologie 
comme  secrétaire  du  concile  de  Trente;  et  c'est  un 
immense  service  qu'il  a  rendu  de  compiler  les  actes 
volumineux  d'une  assemblée  qui  dura  si  longtemps,  et 
qui  s'occupa  de  questions  si  diverses.  A  l'art.  Trente 
(Concile  de),  on  étudiera  la  valeur  de  ces  Actes  dont 
Massarelli  fut  le  rédacteur.  Nous  ne  pouvons  y  insister 
présentement;  qu'il  suffise  de  dire  que  les  récents  tra- 
vaux sur  le  concile  de  Trente  ont  montré,  que,  dans 
l'ensemble,  les  procès-verbaux  de  Massarelli  repro- 
duisent d'une  manière  suffisante  la  physionomie  des 
diverses  séances. 

Non  moins  intéressants,  peut-être,  que  les  Actes 
conciliaires  sont  les  Journaux,  diaria,  qui  ont  été 
tenus  par  un  certain  nombre  de  témoins,  et  qui  ren- 
seignent sur  un  grand  nombre  d'à-côté  de  l'assem- 
blée. Or  Massarelli  a  été  un  infatigable  mémorialiste; 
dans  une  série  de  journaux,  il  a  consigné,  très  sou- 
vent au  jour  le  jour,  les  événements  grands  ou  menus 
dont  il  a  été  le  témoin.  Ces  divers  journaux,  dont  plu- 
sieurs avaient  déjà  servi  aux  anciens  historiens  du 
concile,  et  dont  quelques  parties  avaient  déjà  vu  le 
jour,  viennent  d'être  publiés,  avec  tout  le  soin  dési- 
rable dans  la  magnifique  édition  du  Concilium  Tri- 

DICT.    DE  TIIÉOL.    CATH. 


dentinum  de  la  Gœrresgeseltscha/t.  On  trouvera  au 
1. 1,  p.  lxviii-cxxiv  (à  compléter  par  t.  il,  p.  xv-xlix), 
tous  les  renseignements  désirables  sur  cette  produc- 
tion de  Massarelli.  Qu'il  suffise  d'en  donner  ici  un  bref 
aperçu  : 

Le  journal  n°  1,  diarium  Ium,  publié  1. 1,  p.  149-404, 
contient  les  souvenirs  de  Massarelli  du  22  février  1545 
au  1er  février  1546,  en  latin  jusqu'au  2  mai  1545,  puis 
en  italien.  Ce  premier  journal  ne  fournit  presque  rien 
sur  les  actes  des  congrégations,  auxquelles  Massarelli 
n'assistait  pas  encore.  —  Le  journal  n°  2,  diarium  II, 
t.  i,  p.  405-466,  en  latin,  beaucoup  moins  important, 
contient  dans  une  première  partie  les  documents  anté- 
rieurs au  concile,  puis  un  journal  des  événements 
entre  le  6  février  1545  et  le  11  mars  1547;  il  n'est  alors 
qu'un  abrégé  des  n°a  1  et  3.  —  Le  journal  n°  3,  dia- 
rium III,  t.  i,  p.  467-626,  en  latin,  va  du  18  dé- 
cembre 1545  au  11  mars  1547;  comme  il  renferme  de 
nombreux  souvenirs  sur  les  congrégations  particu- 
lières, auxquelles  Massarelli  n'a  assisté  qu'à  partir  du 
1er  avril  1546,  il  reste  à  déterminer  les  sources  aux- 
quelles l'auteur  a  emprunté  ses  renseignements  pour 
la  première  partie.  —  Le  journal  n°  4,  diarium  IV, 
t.  i,  p.  627-873,  en  latin,  est  tout  entier  consacré  aux 
sessions  tenues  à  Bologne  et  va  du  12  mars  1547  au 
10  novembre  1549.  —  Les  trois  journaux  suivants  ont 
beaucoup  moins  d'importance  pour  l'histoire  du 
concile.  Le  n.  5,  diarium  V,  t.  h,  p.  1-148,  en  latin,  est 
exclusivement  consacré  au  conclave  qui  suivit  la  mort 
de  Paul  III  et  aboutit  à  l'élection  de  Jules  III;  il  va 
du  6  novembre  1549  au  8  février  1550.  —  Le  n°  6, 
diarium  VI,  t.  h,  p.  149-243,  en  latin,  contient  les 
souvenirs  relatifs  aux  premiers  temps  de  Jules  III, 
8  février  1550-8  septembre  1551,  et  ne  se  rapporte 
à  la  reprise  du  concile  qu'à  partir  du  15  avril  1551 
(p.  223)  où  Massarelli  est  expédié  à  Trente  d'extrême 
urgence'.  —  Le  n°  7,  diarium  VII,  t.  n,  p.  245-362,  en 
latin,  allant  du  12  février  1555  au  30  novembre  1561, 
ne  se  rapporte  lui  non  plus  aux  affaires  de  Trente  qu'à 
partir  de  mars  1561  (p.  353),  encore  est-il  extrême- 
ment sommaire  ;  la  belle  ardeur  des  premiers  temps  qui 
faisait  rédiger  à  Massarelli  jusqu'à  trois  journaux 
successifs  de  la  première,  période  du  concile  est  déci- 
dément tombée;  soit  fatigue,  soit  ennui,  soit  accable- 
ment, il  laisse  choir  la  plume,  le  30  novembre  1561, 
sur  une  phrase  inachevée.  C'est  à  d'autres  mémoria- 
listes qu'il  faut  recourir  pour  la  dernière  partie  du 
concile 

Outre  la  rédaction  des  Actes,  et  les  Journaux,  Massa- 
relli, qui  avait  de  réelles  aptitudes  aux  travaux 
d'archives,  et  dont  les  contemporains  goûtaient  l'éru- 
dition, a  laissé  en  ms.  plusieurs  études  sur  divers 
points  d'histoire.  Le  ms.  269  de  la  Bibliothèque  Victor- 
Emmanuel  à  Rome  contient  des  documents  rassem- 
blés par  Massarelli,  sur  les  pontificats  d'Innocent  VI, 
Urbain  VI,  Grégoire  XII,  Alexandre  V,  le  concile  de 
Florence,  etc.  Quatre  mss.  des  Archives  vaticanes, 
Arm.,  xi,  t.  43,  44,  45  et  Varia  Polit.,  t.  103,  con- 
tiennent plusieurs  études  du  même  auteur  sur  divers 
points  'd'archéologie  et  d'histoire.  De  même  aussi  un 
ms.  de  la  bibliothèque  communale  de  San-Severino. 
Analyse  sommaire  dans  Conc.  Trident.,  1. 1,  p.  xcvm-ci. 

Étude  de  fond  de  S.  Merkle,  dans  Concilium  Tridentinum. 
Diariorum,  aclorum,  epistularum,  tractatuum  nova  collectio, 
Frir>ourg-en-B.,  1901,  t.  i,  prolegom.,  p.  lxviii-cxxiv;  cf, 
t.  il,  p.  xv-xlix  ;  Hurter,  Nomenclalor,  3°  édit.,  t.  m. 
col.  95-98. 

É.   Amann, 

MASSILLON,  prêtre  de  l'Oratoire  et  évêque  de 
Clermont  (1663-1742).  —  I.  Vie.  II.  Le  prédicateur. 
III.   L'évêque,  l'homme. 

I.  Vie  jusqu'à  la  prédication  a  i.a  Cour.  —  Jean- 
Baptiste  Massillon  est  né  le  24  juin  1663  à  Ilyères  en 

X.  —  9 


259 


MASSILLON 


260 


Provence,  de  François  Massillon  notaire  et  de  Anne 
Brune,  dans  une  maison  qui  existe  encore,  7,  rue  Raba- 
tou.  Il  commença  au  collège  des  oratoriens  de  celte 
ville  ses  études  qu'il  continua  à  Marseille  chez  les 
mêmes  Pères  qui  y  dirigeaient  une  maison  depuis  1025. 
En  automne  1681,  il  entra,  malgré  l'opposition  de  son 
père,  à  leur  noviciat  d'Aix  :  «  Il  était,  dit  Bougerel, 
doué  des  plus  belles  qualités  de  l'âme,  des  agréments 
de  la  personne,  ayant  un  fond  d'amabilité  et  de  galan- 
terie. » 

Il  étudia  ensuite  à  Arles  la  philosophie,  la  théologie, 
l'histoire,  la  littérature,  la  prédication;  en  septem- 
bre 1684,  il  fait  la  quatrième  au  collège  de  Pézenas 
est  envoyé  deux  ans  après  à  Marseille,  où  il  ne  fait  que 
passer,  professe  la  seconde  à  Montbrison  en  1687,  la 
rhétorique  en  1688;  puis,  à  Vienne,  où  il  demeure 
six  ans,  la  philosophie  et  ensuite  la  théologie;  il  y 
reçoit  les  ordres  sacrés,  est  ordonné  prêtre  en  1691. 

Il  commence  à  prêcher,  tantôt  dans  la  chapelle  de 
l'Oratoire,  tantôt  dans  les  paroisses  de  la  ville;  sa  véri- 
table carrière  de  prédicateur  s'ouvre  en  1693  par  les 
oraisons  funèbres  de  M.  de  Villars,  archevêque  de 
Vienne,  et  de  M.  de  Villeroy,  archevêque  de  Lyon, 
et  se  ferme  en  1723  par  celle  de  la  princesse  Palatine, 
mère  du  régent.  Il  fait  encore  en  1693  un  Sermon  pour 
la  bénédiction  des  drapeaux  du  régiment  de  Catinat, 
dans  lequel  vibre  le  plus  éloquent  patriotisme. 

Il  passe  de  Vienne  à  Lyon  en  1695,  prêche  les  Domi- 
nicales dans  la  chapelle  de  la  congrégation  dédiée  à  la 
Sainte  Enfance  du  Sauveur,  aujourd'hui  église  Saint- 
Polycarpe,  et  quitte  subitement  la  ville  pour  s'enfer- 
mer dans  la  solitude  de  Sept-Fonts  où  il  ne  restera, 
il  est  vrai,  que  de  juillet  à  novembre  1696.  Le  P.  de  la 
Tour  lui  confie  alors  la  direction  de  la  maison  de 
Saint-Magloire,  transformée  en  1620  par  le  cardinal  de 
Retz  en  séminaire  diocésain  et  confiée  par  lui  à  l'Ora- 
toire, à  condition  d'y  entretenir  douze  boursiers. 
C'était  le  premier  établissement  organisé  en  France 
d'après  les  prescriptions  du  concile  de  Trente.  Mas- 
sillon veut  y  reprendre  et  y  compléter  l'œuvre  admi- 
rable des  Conférences  ecclésiastiques  dont  saint  Vincent 
de  Paul  avait  été  l'initiateur  à  Saint-Lazare.  Nous 
avons  de  cette  période,  1696-1697,  huit  Conférences 
aux  jeunes  clercs  sur  l'Excellence  du  sacerdoce,  la  Fuite 
du  monde,  V Ambition,  la  Communion,  le  Zèle  contre  le 
scandale,  la  Vocation  à  l'étal  ecclésiastique,  l'Usage 
des  revenus  ecclésiastiques,  la  Conduite  des  prêtres  dans 
le  monde.  En  un  très  digne  langage,  il  démontre  cou- 
rageusement à  ces  fils  de  famille  avides  de  fortune  que, 
s'ils  n'entrent  dans  l'Église  que  pour  s'y  faire  une  posi- 
tion et  occuper  un  rang,  ils  se  trompent  dans  leurs 
calculs.  Massillon  ne  donnera  pas  de  modèle  d'éloquence 
plus  ordonnée,  plus  saisissante,  plus  communicative; 
Maury  dira  que  ces  conférences  sont  :  «  plus  riches 
en  idées  neuves  que  les  sermons  ». 

II.  Le  prédicateur.  —  Sept-Fonts  et  Saint- 
Magloire  avaient  été  deux  haltes  bienfaisantes  entre 
la  jeunesse  et  la  maturité.  Dévoué  aux  grandes  chaires, 
Massillon  ne  peut  plus  s'y  dérober;  après  un  Carême  à 
Montpellier,  en  1698,  un  à  la  chapelle  de  l'Oratoire  de 
la  rue  Saint-Honoré,  1699;  lié  d'amitié  avec  l'abbé  de 
Louvois,  apprécié  du  cardinal  de  Noailles,  il  est  invité 
à  donner  l'Avent  à  Versailles  en  1699.  Les  six  sermons 
répartis  différemment  dans  les  éditions,  sont  les  sui- 
vants :  Le  bonheur  des  justes,  La  vérité  de  la  religion, 
La  conception  de  la  sainte  Vierge,  Le  délai  de  la  conver- 
sion, Dispositions  nécessaires  à  la  communion,  Bien/ails 
de  la  naissance  du  Sauveur. 

Massillon,  effrayé  de  l'incrédulité  croissante,  atta- 
quait le  mal  dans  son  foyer  en  s'adressant  au  cœur, 
dont  le  dérèglement  est  la  source  première;  l'impiété 
née  de  la  corruption  entraîne  l'ébranlement  de  tous 
les  principes  qui  font  les  peuples  dignes  et  forts.  Les 


hommes,  dit-il,  sont  «  lâches  plutôt  qu'incrédules  ». 
Le  prédicateur  fut  moins  goûté  des  courtisans,  direc- 
tement atteints,  que  de  Louis  XIV  qui  lui  dit  :  ■  J'ai 
entendu  plusieurs  grands  orateurs  dans  ma  chapelle, 
j'en  ai  été  fort  content,  pour  vous,  toutes  les  fois  que 
je  vous  entends,  je  suis  très  mécontent  de  moi-même.  » 

De  1699  à  1718,  Massillon  donne  dix-neuf  Carêmes 
dont  deux  à  Versailles  en  1701  et  1704  et  dix  Avents; 
en  1700,  il  prêche  le  Carême  à  Saint-Gcrvais;  en  17<i2, 
le  Carême  à  Notre-Dame  et  l'Avent  à  Saint-Honoré: 
en  1703,  le  Carême  à  Saint-Eustache  et  l'Avent  à 
Saint-Germain-en-Laye.  Les  sermons  de  ces  diffé- 
rentes  stations  recueillis  par  son  neveu,  le  P.  Joseph 
Massillon,  qui  en  bouleversa  l'ordre,  composent  ce  qui 
est  imprimé  dans  ses  œuvres  sous  le  titre  de  Grand 
Carême. 

Parmi  ces  discours,  il  faut  signaler  celui  sur  la 
Soumission  à  la  volonté  de  Dieu,  par  lequel  l'orateur 
commença  sa  nouvelle  station  devant  le  roi,  et  par 
lequel  il  préparait  la  cour  aux  grandes  vérités  qui 
devaient  être  le  thème  du  Carême;  celui  sur  la  Parole 
de  Dieu,  considéré  comme  un  des  meilleurs;  sur  la 
Samaritaine,  où  il  montre  que  les  gens  de  cour  allè- 
guent les  mêmes  excuses  que  la  pécheresse.  Bossuet 
qui  l'entendit  se  déclara  «  très  content  »;  ceux  sur  la 
Confession  et  la  Communion,  d'une  sévérité  qui  paraît 
excessive,  mais  qui  s'explique  par  la  légèreté,  l'état 
d'esprit  de  ceux  à  qui  ils  sont  adressés;  dans  les 
deux  homélies  sur  Lazare  ou  le  Mauvais  riche,  sur 
l'Enfant  prodigue,  il  s'ouvre,  même  après  les  Pères, 
une  voie  nouvelle  dans  ce  genre  de  prédication. 

Massillon  commença  le  Carême  de  1704  par  le  ser- 
mon sur  les  Dispositions  nécessaires  pour  se  consacrer 
à  Dieu  par  une  nouvelle  vie,  où  il  flétrit  la  passion  des 
grands  pour  le  luxe,  les  spectacles  et  le  jeu;  le  premier 
dimanche,  il  prêche  sur  les  Vices  et  les  vertus  des 
grands;  le  mercredi  suivant,  en  parlant  de  la  Vérité 
d'un  avenir,  il  met  les  courtisans  en  face  de  leurs 
éternelles  destinées.  Dans  les  sermons  sur  le  Petit 
nombre  des  élus  et  sur  V Impénitence  finale,  on  a  relevé 
quelques  traces  d'exagération  doctrinale;  peut-être 
pourrait-on  dire  pour  les  expliquer  que  Massillon 
avait  été  élevé  à  l'Oratoire  dans  la  crainte  d'une  morale 
relâchée  et  qu'il  voulait  en  défendre  les  grands;  s'il 
leur  demandait  beaucoup,  c'est  parce  qu'il  ne  les 
savait  que  trop  disposés  à  ne  pas  donner  assez.  Le 
discours  sur  le  Petit  nombre  des  élus  est  resté  le  plus 
célèbre;  quand,  après  avoir  dit  que  titres  et  dignités 
ne  servaient  de  rien,  l'orateur  se  fut  écrié  :  «  O  mon 
Dieu!  où  sont  vos  élus?  et  que  reste-t-il  pour  votre 
partage?  »  la  même  scène  de  désolation  qui  s'était 
produite  l'année  précédente  à  l'église  Saint-Eustache 
se  renouvela  dans  la  chapelle  de  Versailles,  chacun 
crut  sa  dernière  heure  arrivée. 

C'est  dans  ce  Carême  que  l'éloquence  de  Massillon 
atteignit  son  apogée;  on  admirait  en  lui  une  finesse, 
une  délicatesse  qui  charment,  qui  attachent,  qui 
enchantent.  Le  roi,  très  assidu  à  venir  l'entendre,  le 
réinvita. 

Massillon  cependant  ne  devait  plus  remonter  dans  la 
chaire  de  Versailles;  il  allait  être  victime  des  suspicions 
dont  son  ordre  commençait  à  être  l'objet;  des  accusa- 
tions auxquelles  Mme  de  Maintenon  n'était  pas  étram 
gère  s'efforçaient  de  le  faire  passer  pour  janséniste; 
les  succès  mêmes  de  1704  fournissaient  un  aliment  à  la 
jalousie;  Chamfort,  Fontenelle,  Maurepas  affectaient 
sans  aucune  raison  de  soupçonner  ses  rapports  avec  de 
grandes  et  respectables  familles;  peut-être  quelques 
phrases  du  sermon  sur  la  Médisance  visent  les  auteurs 
d'attaques  odieuses. 

Outre  les  stations  qu'il  ne  cessa  de  donner  à  Paris 
surtout,  Carême  à  Saint-Paul  en  1706,  à  Notre-Dame 
en  1707,  etc.,  il  prononça  quelques  panégyriques  dans 


261 


MASSILLON 


2C2 


lesquels  il  se  propose  avant  tout,  comme  Hourdaluue 
du  reste,  l'instruction  et  l'édification  de  ses  auditeurs 
sans  mettre  assez  en  relief  la  personnalité  de  son  héros  : 
ainsi  dans  ceux  de  saint  Louis,  de  saint  Thomas,  il 
expose  seulement  les  qualités  d'âme  sans  faire  valoir 
l'influence  extérieure.  On  lui  reproche  de  manquer  de 
mouvement  et  de  vie;  Sainte-Beuve  fait  observer  qu'il 
entend  mieux  la  morale  que  l'histoire,  et  que,  dans  ces 
grands  sujets,  il  ne  sait  pas  assez  prendre  son  parti. 
Lundi  du  3  octobre  1853. 

Massillon  eut  l'honneur  d'être  choisi  pour  prononcer 
l'oraison  funèbre  de  plusieurs  personnages  célèbres  : 
le  21  juin  1709,  à  Saint-André-des-Arts,  celle  du  prince 
de  Conty,  neveu  du  grand  Coudé,  qui  avait  hérité  d'une 
part  de  son  génie  militaire,  où  passe  comme  un  éclair 
du  génie  de  Bossuet  ;  à  la  Sainte-Chapelle,  celle  du 
Dauphin,  mort  le  14  août  1711,  dont,  ne  pouvant 
mieux  faire,  il  loua  la  bonté  :  la  critique  admira  les 
considérations  morales  et  les  éloges  de  Montausier  et 
de  Bossuet;  celle  surtout  dans  la  même  chapelle  de 
Louis  XIV,  où  la  vue  de  tantde  grandeurs  anéanties  lui 
inspira  en  commençant  ce  mot  sublime  :  «  Dieu  seul 
est  grand  »;  celle  enfin,  en  1723  à  Saint-Denis,  lorsqu'il 
était  évêque  de  Clermont,  de  la  princesse  palatine 
épouse  de  Monsieur,  frère  du  roi,  mère  du  Régent  dont 
il  loue  la  sincérité  dans  la  foi,  la  sollicitude  devant  les 
désordres  de  son  fils.  Ses  oraisons  funèbres  ne  sont  pas 
comme  celles  de  Bossuet  de  sublimes  pages  d'histoire 
où  l'éloquence  grave  comme  sur  des  tables  de  bronze 
la  vie  des  héros,  mais  avant  tout  des  études  morales 
pleines  d'applications  pratiques,  riches  de  précieuses 
observations  et  écrites  avec  beaucoup  de  finesse. 

Dans  les  deux  sermons  de  vêture  et  les  deux  de  pro- 
fession religieuse  que  nous  avons,  dont  les  destinataires 
sont  à  peu  près  inconnues  et  qui  ont  été  certainement 
répétés  plusieurs  fois,  Massillon  s'attache  à  faire  voir 
les  consolations  de  la  vie  religieuse,  les  tentations  qu'on 
peut  y  rencontrer,  les  devoirs  qu'imposent  les  trois 
voeux,  l'alliance  de  justice,  de  sagesse,  de  miséricorde, 
que  la  vierge  chrétienne  contracte  avec  Jésus-Christ. 
La  morale  chrétienne  y  occupe  aussi  une  grande  place; 
il  sait,  à  l'occasion  de  la  cérémonie  touchante  à  laquelle 
ils  assistent,  rappeler  leurs  devoirs  aux  parents  et  amis. 

Massillon,  écarté  de  la  chaire  royale  depuis  1704, 
devait  y  remonter  en  1718,  mais  sous  Louis  XV,  aux 
Tuileries,  pour  un  Petit  Carême  seulement.  Le  Régent 
qui  l'avait  appelé  au  conseil  de  conscience  le  fit  nom- 
mer évêque  de  Clermont  en  1717;  avant  que  d'être 
sacré  (il  ne  le  fut  que  le  21  décembre  1718),  Massillon 
prononça  dix  sermons  de  25  minutes  environ  pour 
l'instruction  du  jeune  roi  et  des  personnes  de  la  cour. 
Il  sut  y  parler  en  prêtre  et  rappeler  à  chacun  son 
devoir  avec  une  dignité  et  un  tact  parfaits.  Le  Petit- 
Carême  est  un  admirable  petit  cours  conve- 
nant au  temps,  aux  lieux,  aux  personnes,  le  déve- 
loppement des  idées  de  Fénelon  dans  le  Télémaque, 
un  code  abrégé  des  devoirs  des  princes.  Le  précepteur 
du  roi  en  demanda  une  copie  pour  le  faire  apprendre 
par  coeur  à  Louis  XV,  copie  retrouvée  par  Blampignon 
qui  s'en  servit  pour  corriger  les  éditions  précédentes. 

Le  Petil-Carème  fut  accueilli  par  les  applaudisse- 
ments de  tous,  il  devint  le  livre  de  chevet  des  personnes 
de  la  cour  et  de  la  ville  qui  se  piquaient  de  goût; 
Voltaire  en  faisait  très  grand  cas,  d'Alembert  y  voyait 
le  chef-d'œuvre  de  la  chaire.  La  critique  moderne  est 
un  peu  plus  sévère  et,  tout  en  reconnaissant  que  cette 
prédication  est  «  chrétienne  et  évangélique  »,  lui 
reproche  une  trop  grande  absence  du  dogme.  Brune- 
tlère,  Nouvelles  études  critiques,  série  II,  p.  9  sq. 

si  Massillon  dans  la  chaire  n'a  pas  la  concision,  la 
sublimité  de  Bossuet  et  de  Bourdaloue,  il  possède  l'élé- 
gance, le  nombre,  l'harmonie  qui  le  rapprochent  de 
Fénelon  cl    de   Racine.   Pour  le  fond  des  pensées,  il 


puise  dans  un  cœur  profondément  épris  de  justice, 
des  idées  sur  la  sociologie,  sur  la  politique  où  sont 
défendus  les  droits  sacrés  de  la  morale  chrétienne. 
II  est  asurément  le  plus  grand  moraliste  du 
xvmc  siècle,  presque  le  seul  grand,  car  Vauvenargues 
et  Joubert  ne  sauraient  lui  être  comparés;  par  sa 
profonde  connaissance  du  cœur  humain,  il  rendait  ses 
leçons  plus  prenantes  et  faisait  rougir  les  grands  de 
leur  conduite. 

III.  L'évêque,  l'homme.  —  Sacré  le  21  décembre 
1718,  dans  la  chapelle  des  Tuileries,  Massillon  fut 
reçu  à  l'Académie  deux  mois  après,  prit  possession 
de  son  siège  le  29  mai  1719,  mais  n'y  résida  qu'à 
partir  de  février  1721.  Entre  deux,  il  revint  à  Paris, 
à  la  demande  du  Régent,  pour  s'occuper  des  affaires 
de  l'Église  de  France  troublée  par  les  querelles  jan- 
sénistes. 

Bien  qu'il  fut  sévère  en  morale,  plus  sévère  malgré 
les  apparences  contraires  que  Bourdaloue,  Massillon 
ne  put  jamais  être  sérieusement  accusé  de  jansénisme. 
On  a  incriminé,  il  est  vrai,  quelques  expressions  de  son 
sermon  sur  les  Dispositions  à  la  communion  :  «  Au 
sortir  du  tribunal,  la  communion  vous  tient  lieu  de 
pénitence.  Vous  allez  de  plein  pied  du  crime  à  l'autel... 
C'est  un  azyme  pur;  il  faut  être  exempt  de  levain  pour 
en  manger...  Ces  personnes  du  monde  que  les  circons- 
tances d'une  solennité  déterminent  à  s'approcher  de 
l'Eucharistie,  ont-elles  quitté  le  vieux  levain  en  se 
présentant  à  l'autel.  »  2°  réflexion.  Ou  bien  encore  : 
«  Si  la  communion  ne  fait  pas  naître  Jésus-Christ  dans 
nos  cœurs,  elle  l'y  fait  mourir;  si  elle  ne  nous  rend 
point  participants  de  son  esprit  et  de  ses  grâces,  elle 
est  pour  nous  l'arrêt  de  notre  condamnation....  Je 
parle  de  cette  foi  respectueuse  qui  est  saisie  d'une 
horreur  de  religion  à  la  seule  présence  du  sanctuaire.  » 
Mais  cette  rigueur  s'explique  trop  bien  par  les  habi- 
tudes de  l'auditoire,  par  les  abus  très  réels  qu'il 
faisait  de  la  sainte  eucharistie.  La  conclusion  du  pré- 
dicateur est  parfaitement  orthodoxe  :  «  Vous  ne  voulez 
pas  m'en  exclure,  dit-il  à  Dieu,  vous  voulez  m'en 
rendre  digne;  vous  ne  voulez  pas  que  je  m'en  retire, 
mais  vous  voulez  que  je  m'y  prépare.  »  De  même,  si 
dans  la  conférence  sur  la 'Commun/on,  on  trouve  quel- 
ques expressions  un  peu  vives  :  «  Avoir  faim  de  la 
chair  de  Jésus-Christ,  c'est  trouver  tout  insipide, 
hors  cette  nourriture  céleste  »,  elles  s'expliquent  par 
les  sentiments  des  jeunes  clercs  qui  regardaient  le 
sacerdoce  comme  un  honneur  non  comme  un  apos- 
tolat. 

Au  contraire,  la  doctrine  de  Massillon  est  tout  à  fait 
antijanséniste  :  «  Si,  malgré  tous  les  soins  que  Dieu  a 
de  notre  salut,  nous  périssons;  c'est  toujours  la  faute 
de  notre  volonté  et  non  pas  le  défaut  de  sa  grâce.  » 
Sur  le  délai  de  la  conversion,  I"  partie.  «  C'est  Lui 
(Jésus-Christ)  que  nous  honorons  en  elle  (Marie)... 
c'est  sa  puissance  que  nous  réclamons  en  réclamant 
celle  de  sa  sainte  Mère,  et  elle  et  nous,  nous  ne  sommes 
ce  que  nous  sommes  que  par  Lui.  »  Sur  la  fête  de 
l'Assomption,  IIe  partie.  Dans  l'oraison  funèbre  de 
M.  de  Villeroy,  il  fait  l'éloge  de  Rome  «  où  l'autorité 
de  l'empire  et  du  sacerdoce  se  trouve  réunie  dans  la 
même  personne  ». 

Un  seul  texte  pourrait  rappeler  les  idées  jansénistes, 
au  moins  en  ce  qui  regarde  la  cour  de  Rome  «  Dé 
toutes  les  merveilles  que  vous  admirez,  écrit-il  à 
l'abbé  de  Louvois  en  mission  à  Rome,  je  n'envie  que 
la  consolation  que  vous  avez  de  pouvoir  aller  prier 
sur  le  tombeau  des  saints  Apôtres  et  d'y  respirer  les 
restes  d'esprit  que  leurs  cendres  inspirent;  j'aimerais 
mieux  les  aller  puiser  là  qu'au  Vatican.  »  Lettre  du 
2  janvier  1701.  Pauthe  est  d'avis  que  «  cette  lettre 
avec  ses  réflexions  téméraires  et  ses  sous-entendus 
peu     révérencieux     traduit     plutôt     chez     Massillon 


263 


MASSILLON 


264 


ses  opinions  gallicanes  que  ses  tendances  jansénistes  ». 
Massillon,  sa  prédication,  p.  381.  Avec  non  moins  de 
conviction  que  Bossuet,  il  défendait  les  idées  renfer- 
mées dans  la  Déclaration  de  1682  et  dans  le  Discours 
sur  l'unité.  Il  écrit  au  cardinal  de  Bissy,  successeur 
de  Bossuet  :  «  Le  fond  de  votre  doctrine  sur  les  bornes 
des  deux  puissances,  leur  souveraineté,  leur  indépen- 
dance dans  l'exercice  de  leurs  fonctions,  m'a  paru  la 
véritable  doctrine  de  l'Église.  »  Lettre  du  7  décem- 
bre 1734.  Et  dans  l'oraison  funèbre  de  Louis  XIV  : 
«  Rome  est  forcée  de  désavouer  par  un  monument  public 
le  droit  des  gens  violé  et  l'outrage  fait  à  une  couronne 
de  qui  elle  tient  sa  splendeur  et  la  vaste  étendue  de 
son  patrimoine.  »  Ces  idées  nous  choquent  aujourd'hui, 
mais  elles  étaient  couramment  admises  en  France 
à  cette  époque  et  Rome  ne  les  avait  pas  encore  con- 
damnées. 

Toute  sa  vie  au  contraire,  il  lutta  contre  le  jansé- 
nisme. Jeune  professeur  au  collège  de  Pézenas,  il 
résiste  à  l'évêque  d'Agde  qui  s'opposait  au  Formulaire, 
il  entretient  de  bonnes  relations  avec  les  jésuites  et  les 
cordeliers  de  cette  résidence.  Si,  vers  1700,  il  subit  un 
peu  l'influence  de  M.  de  Noailles,  celui-ci  ne  tarde  pas 
à  lui  reprocher  son  peu  de  zèle  et  lui  préfère  le  P.  de  la 
Rue  pour  l'oraison  de  son  frère  le  maréchal.  De  1712 
à  1742,  à  Paris  comme  à  Clermont,  il  se  voue  à  l'œuvre 
de  la  pacification  «  II  prend  le  parti  qui  n'était  point 
parti,  celui  de  l'Église.  »  Lettre  du  28  février  1728. 

Avant  la  condamnation  du  jansénisme  par  Clé- 
ment XI,  dans  la  bulle  Unigenitus,  1713,  il  s'était 
employé  avec  autant  de  zèle  que  de  sagesse  à  ramener 
M.  de  Noailles  à  la  vérité.  Avec  Louis  XIV  et  Mme  de 
Maintenon,  il  avait  proposé  un  projet  d'acceptation 
pour  déterminer  l'archevêque  à  signer  la  bulle  ;  ses 
démarches  étant  restées  vaines,  le  Régent  le  pria  en 
1718  de  reprendre  les  négociations.  Massillon  présenta 
au  cardinal  un  nouveau  précis  théologique  rédigé 
avec  l'abbé-  Couët,  l'évêque  de  Rayonne  et  le  F.  de 
La  Tour.  En  même  temps  le  Régent,  voulant  profiter 
de  la  présence  de  trente  évêques  à  Paris  pour  hâter  la 
solution,  ces  prélats  d'accord  avec  Massillon  deman- 
dèrent aux  appelants  de  signer  le  projet  et  obtinrent 
97  signatures;  Massillon  put  ainsi  persuader  à  M.  de 
Noailles  que  la  rédaction  était  acceptée  de  l'épiscopat; 
le  cardinal  finit  par  adhérer  en  1720.  Les  jansénistes  se 
vengent  en  lançant  le  pamphlet  :  les  plaintes  de  la 
vérité  contre  ceux  qui  ont  fait  fortune  à  Clermont;  ils 
le  calomnient  violemment  à  cause  de  sa  participation 
au  sacre  de  Dubois,  nommé  archevêque  de  Cambrai, 
à  qui,  semble-t-il  maintenant,  on  ne  peut  vraiment 
reprocher  que  son  ambition  démesurée.  Voir  L.  de 
Laborie,  Correspondant,  25  janvier  1902,  p.  343. 

A  Clermont,  Massillon  est  fréquemment  l'objet  des 
attaques  des  Nouvelles  jansénistes;  en  vain,  Soanen, 
évêque  de  Senez,  enfermé  à  la  Chaise-Dieu,  excite  l'agi- 
tation dans  son  diocèse,  il  ne  lui  répond  que  par  des 
bontés,  l'engageant  à  se  soumettre,  l'invitant  dans  sa 
maison  de  campagne  de  Beauregard. 

Sans  se  troubler  de  ces  difficultés  perpétuellement 
renaissantes,  il  travaille  à  la  pacification,  à  l'admi- 
nistration de  son  vaste  diocèse  qui  avait,  en  plus  du 
diocèse  de  Clermont  actuel,  celui  de  Moulins,  et  qui 
comptait  33  chapitres,  29  abbayes,  284  prieurés, 
758  paroisses  divisées  en  15  archiprêtrés.  Arrivé  le 
12  février  1721,  il  annonce  dès  le  9  avril  sa  visite 
pastorale  qu'il  achève  en  huit  ans,  défend  les  intérêts 
de  tous,  temporels  aussi  bien  que  spirituels;  dans  une 
peste  qui  désolait  la  ville  de  Thiers,  il  mérite  d'être 
appelé  par  les  habitants  :  Defensor  civitatis;  il  demande 
l'illustre  P.  Bridaine  pour  donner  des  missions  dans 
son   diocèse,  etc.. 

Chaque  année,  il  réunit  ses  prêtres  dans  un  synode 
après  lequel,  il  fait  donner  une  retraite.  Il   compose 


pour  eux  ses  Discours  synodaux,  ses  Mandements,  ses 
Conférences  dans  lesquels,  il  se  montre  plus  pratique 
et  non  moins  éloquent  que  dans  ses  sermons  prononcés 
à  la  Cour;  il  est  difficile  de  trouver  langage  plus 
persuasif,  piété  plus  grande,  compétence  plus  par- 
faite. L'évêque  y  complète  l'enseignement  donné 
par  le  directeur  de  Saint-Magloire;  tous  les  devoirs 
de  la  vie  sacerdotale  y  sont  rappelés  :  sanctification 
personnelle,  charité  mutuelle,  zèle  pour  tous,  en  parti- 
culier pour  les  pauvres,  les  enfants  dont  il  disait  : 
«  Regardons-les  avec  une  espèce  de  culte,  comme 
des  temples  purs  où  résident  la  gloire  et  la  majesté 
de  Dieu.  »  Année  1730. 

Durant  les  dernières  années  de  sa  vie,  tout  en 
revoyant  ses  sermons  qu'il  ne  voulait  cependant  pas 
imprimer,  il  composait  les  Paraphrases  morales  des 
psaumes,  dans  lesquelles,  sans  doute,  il  ne  faut  point 
chercher  l'érudition  d'un  Bellarmin;  elles  sont  les 
pures  et  simples  effusions  d'un  chrétien  qui  s'élève 
vers  son  adorable  Maître,  qui  bénit  ses  perfections, 
célèbre  son  ineffable  bonté,  redoute  sa  justice,  se 
confie  dans  sa  souveraine  clémence.  Dans  ces  pages 
trop  peu  connues  et  qui,  sans  pouvoir  être  considérées 
comme  des  mémoires,  révèlent  cependant  l'âme  de 
leur  auteur,  Massillon  laisse  voir  la  sublimité  de  ses 
sentiments  :  tantôt,  il  s'élève  de  la  vue  des  créatures 
à  la  magnificence  du  Créateur,  à  la  charité  de  Jésus- 
Christ,  psaume  vm;  tantôt  il  célèbre  les  délices  d'un 
cœur  qui,  livré  d'abord  au  monde,  s'en  désabuse 
et  revient  à  Dieu;  tantôt  c'est  la  prière  d'une  âme 
juste  et  innocente  en  proie  à  la  calomnie;  tantôt 
la  tristesse  l'envahit  à  la  vue  de  l'incrédulité  crois- 
sante. Après  sa  mort  on  a  retrouvé  ces  pages  inache- 
vées, une  trentaine  de  psaumes  seulement  sont  étudiés. 
C'est  une  des  plus  belles  parties  de  l'héritage  du  grand 
évêque,  un  des  chefs-d'œuvre  de  la  littérature  chré- 
tienne qui  peut  fournir  des  sujets  de  méditations  aux 
âmes  des  justes  comme  à  celles  des  pécheurs. 

Au  commenceemnt  de  l'année  1742,  Massillon 
avait  annoncé  qu'il  voulait  commencer  sa  troisième 
visite  pastorale;  mais  après  le  synode  et  la  retraite, 
il  fut  obligé,  aux  premiers  jours  de  septembre,  de  se 
retirer  à  Beauregard  où  il  mourut  le  19  laissant  pour 
«  héritiers  universels  les  pauvres  du  grand  Hôtel- 
Dieu  de  cette  ville  de  Clermont  ».  Il  pouvait  dire  : 
«  Mon  diocèse  que  j'ai  trouvé  plein  de  trouble  en  y 
entrant,  est  aujourd'hui  le  plus  paisible  du  royaume.  » 

On  ne  connaît  habituellement  de  Massillon  que  le 
grand  orateur;  l'évêque,  l'homme  sont  au-dessus 
encore.  Malgré  la  guerre  acharnée  que  lui  ont  faite  les 
jansénistes,  malgré  les  insinuations  malveillantes  de 
Sainte-Beuve,  que  lui-même  reconnaît  être  sans  preu- 
ves, sa  mémoire  est  sans  tache.  Le  jugement  de 
Brunetière  est  très  juste  :  «  Massillon  est  l'un  des 
meilleurs,  des  plus  aimables  et  des  plus  vertueux  en 
même  temps  dont  se  puisse  honorer  l'histoire  de  notre 
littérature  et  l'épiscopat  français.  »  Nouvelles  éludes 
critiques,  IIe  série,  p.  117. 

Œuvres.  ■ —  En  1705  parurent  à  Trévoux'  cinq  petits 
volumes  contre  la  publication  desquels  Massillon  protesta; 
ils  avaient  pour  titre  Sermons  sur  les  évangiles  de  Carême 
et  sur  divers  sujets  de  morale;  en  1744-1745,  son  neveu,  le 
P.  Joseph  Massillon,  donna  une  première  édition  dont 
celles  de  Renouard  et  Didot  perfectionnèrent  la  correction 
typographique;  les  autres  éditions  témoignent  de  beaucoup 
d'insouciance  à  publier  les  œuvres  d'un  écrivain  qui 
avait  tant  soigné  le  texte;  Mgr  Blampignon  corrigea  le 
Petit  Carême  sur  le  manuscrit  de  1718,  profita  des  perfec- 
tionnements apportés  à  l'édition  de  1745  par  Renouard  et 
Didot,  recueillit  avec  attention  les  pièces -éparses  dans  des 
publications  rares  ou  des  feuilles  périodiques  et  ajouta  des 
notes  très  précieuses;  il  ne  parvint  pas  à  retrouver  les 
manuscrits;  son  édition  est  la  meilleure  :  Œuvres  complètes 
de  Massillon,  3  vol.  in-4°,  Bar-le-Duc,  1865. 


265 


MASSORE 


-i;t; 


Études.  —  Adry  (Le  P.).  Massitton,  Bibliothèque  orato- 
ricnnc;  d'Alembert,  Œuvres  littéraires  et  discours  acadé- 
miques; Blampignon,  Massillon  d'après  des  documents  iné- 
dits et  sa  correspondance,  Paris,  1879;  Supplément  à  la  vie 
ci  à  la  correspondance  de  Massillon,  Paris,  1892;  Ravie, 
Massillon,  étude  historique  cl  littéraire,  in-12,  Paris,  1867; 
Bernard,  Le  sermon  au  XVIII*  siècle,  in-S°,  Paris;  Bliard 
Dubois  cardinal  cl  premier  ministre,  2  vol.  ln-8°,  Paris,  1901  ; 
BougereJ,  Viede  Massillon,  parue  dans  Mémoires  pour  servir 
à  l'histoire  de  plusieurs  hommes  illustres  de  Provence,  Paris, 
17.">2,  reproduite  par  Blampignon,  t.  I,  p.  xv;  Brillon,  Le 
Théophraste  moderne,  publié  en  1704  sous  le  titre  :  Carac- 
tères des  RR.  PP.  Maure  et  Massillon;  Brunetière,  Nou- 
velles études  critiques,  IIe  série;  Chateaubriand,  Le  génie  du 
christianisme,  l'éloquence  de  la  chaire;  Dangeau,  Journal; 
de  Laborie,  Cne  apologie  du  cardinal  Dubois,  Correspondant, 
25  janvier  1902;  Laharpe,  Cours  de  littérature,  t.  VU  ;  Ledieu, 
Journal;  Maury,  Essai  sur  l'éloquence  de  la  chaire,  t.  i; 
Pauthe,  Massillon,  sa  prédication  sous  Louis  XIV  et  sous 
Louis  XV,  in-S°,  Paris,  1908;  Perraud,  L'Oratoire  au 
XVII'  siècle,  p.  328;  Saint-Simon,  Mémoires,  passim; 
Sainte-Beuve,  Lundis,  t.  ix;  Port-Royal,  1.  III,  c.  xn; 
Voltaire,  Siècle  de  Louis  XIV,  De  l'éloquence  de  la  chaire; 
Vuillart,  Lettres.  Toutes  les  histoires  de  la  littérature  fran- 
çaise. 

A.    MOLIEN. 

MASSON  Jacques,  voir  Latomus  Jacques, 
t.  vin,  col.  2626. 

MASSORE  (Texte  hébreu  de  la).  —  I.  Tradition. 
II.  Intégrité  (col. 269).  III. Valeur  théologique  (col.  275). 

Le  texte  hébreu  massorétique,  ou  de  la  Massore, 
est  le  texte  stéréotypé  de  nos  Bibles  hébraïques,  tel 
qu'il  lut  imprimé  à  Venise,  en  1524-1525,  par  le 
flamand  Daniel  Bomberg,  dans  l'édition  princeps 
de  la  Bible  rabbinique  du  juif,  plus  tard  converti, 
Jacob  ben-Chayim.  Il  y  figurait  —  pour  la  première 
fois  —  les  observations  critiques  élaborées  et  tradi- 
tionnellement fixées  depuis  les  temps  immédiate- 
ment voisins  de  l'ère  chrétienne  par  les  scribes  (sophe- 
rim)  des  communautés  synagogales,  jusqu'au  temps 
des  massorètes,  gardiens  de  cette  tradition,  qui, 
vers  la  fin  du  vic  siècle,  commencèrent  à  noter,  dans 
les  marges  des  manuscrits  bibliques,  le  détail  de  ces 
observations,  en  même  temps  qu'ils  introduisaient 
dans  le  texte  même,  à  l'effet  d'en  arrêter  la  pronon- 
ciation estimée  correcte  et  la  lecture  raisonnée  et 
modulée,  les  signes  nommés  «  points-voyelles  »  et 
«  accents  ».  —  La  Massore  (masôrâh  :  «  lien  »,  ou 
«  tradition  »)  est  proprement  le  corpus  de  ces  annota- 
tions. Elle  est  prise  aussi  pour  le  texte  lui-même  en 
tant  que  constitué  et  transmis  en  fonction  des  prin- 
cipes de  critique  textuelle  ou  d'exégèse  qui  domi- 
naient et  inspiraient  alors  ces  notations  massoré- 
tiques. 

Or,  ce  lexlus  hebraicus  receptus,  emprunté  pour  la 
circonstance  d'un  manuscrit  espagnol  à  massore 
extrêmement  soigné  et  daté  de  l'an  1280,  avait  été 
imprimé  déjà,  après  avoir  été  préalablement  rendu 
conforme  à  la  seconde  édition  de  toute  la  Bible  hébraï- 
que de  Naples,  1491-1493  —  et  donc  avec  plus  d'une 
variante  intentionnelle  importante  —  dans  la  poly- 
glotte d'Alcala,  1514-1517,  autorisée  par  Léon  X, 
parallèlement  à  celui  de  la  Vulgate  et  des  Septante  que 
les  décrets  du  concile  de  Trente,  8  avril  1546,  et  de 
Sixte-Quint,  8  octobre  1586,  allaient  bientôt  déclarer, 
le  premier  :  ■  authentique  »,  le  second  :  «  à  recevoir 
et  à  tenir  par  tous  ».  —  En  face  de  ces  deux  textes 
ecclésiastiques,  proclamés  seuls  utilisables,  l'un,  celui 
de  la  Vulgate,  «  dans  les  leçons,  discussions,  prédica- 
tions et  expositions  publiques  »,  l'autre,  celui  des 
Septante,  «  pour  l'intelligence  plus  complète  de  l'édi- 
tion vulgate  latine  et  des  saints  Pères  anciens  », 
quelle  position  théologique  peut  ou  doit  tenir  notre 
texte  hébreu  massorétique?  Nous  essayerons  de 
marquer  cette  position  en  considérant  et  en  étudiant 


ce  texte  au  triple  point  de  vue  de  sa  transmission 
ou  tradition  séculaire  officielle  dans  la  Svnanoguc, 
de  son  essentielle  intégrité  dogmatique,  de  sa  valeur 
comme  source  pour  le  moins  encore  officieuse  de  la 
révélation  par  rapport  aux  deux  autres  qu'il  peut 
contribuer  a  éclairer  toujours,  et  souvent  même, 
en  maint  détail,  à  éclaircir. 

I.  Tradition  du  texte  hébreu.  La  Massore 
et  son  esprit.  —  Nous  n'avons  pas  de  texte  hébreu 
manuscrit  de  la  Bible  plus  ancien  que  le  ix%  ou  même 
peut-être   le   x°   siècle. 

Ni  les  écrits  du  Nouveau  Testament,  ni  les  Pères 
ou  écrivains  ecclésiastiques,  ni  le  Talmud  lui-même 
ou  les  Midrasclum  ne  citent  ce  texte,  ou  ne  le  citent 
assez  souvent,  ou  assez  longuement  pour  qu'il  soit 
possible  d'instituer  une  comparaison  fructueuse  et 
concluante  entre  lui  et  ces  citations,  en  vue  d'en  déduire 
l'histoire  de  sa  transmission  durant  un  premier  millé- 
naire. Mais  pour  remplir  ce  cadre  nous  avons  juste- 
ment la  version  latine  de  saint  Jérôme  qui,  remise  en 
hébreu,  dénote  pour  la  fin  du  ive  siècle  un  exemplaire 
original  à  très  peu  près  identique  au  texte  de  la 
Massore  livré,  comme  on  sait,  au  saint  traducteur  par 
la  Synagogue  elle-même; et  nous  avons  aussi  la  version 
grecque  des  Septante  qui,  à  vrai  dire  dans  le  Penta- 
teuque  seulement,  nous  représente  pour  les  ne  et 
ine  siècles  avant  notre  ère  un  texte  hébraïque  presque 
identique,  lui  encore,  à  celui  de  nos  Bibles  à  massore. 
Une  part  fort  importante  des  écrits  originaux  de 
l'Ancien  Testament,  la  Loi,  se  trouve  donc  avoir  été 
fixée  peu  après  sa  retranscription  officiellement  opé- 
rée par  Esdras,  restaurateur  de  la  communauté 
juive  sur  la  fin  du  ve  siècle,  et  n'avoir  que  très  peu 
varié  durant  deux  millénaires.  L'autre  part,  Prophètes 
et  Hagiographes,  assez  différente  de  la  version  grecque 
dans  nos  Bibles,  a  dû  être  fixée  à  son  tour  un  peu 
plus  tard,  vers  la  fin  du  i"  siècle  de  notre  ère  environ , 
ce  dont  font  foi  et  la  version  syriaque,  et  les  versions 
grecques  d'Aquila  ■ —  celle-ci  fort  littérale  —  de 
Symmaque  et  de  Théodotion,  dans  les  Hexaples 
d'Origène  :  leur  original  est  bien  celui  qui  a  été  tradi- 
tionnellement reproduit  et  annoté  par  les  scribes  et  les 
massorètes. 

Cette  fixation  graduelle  du  texte  hébreu  fut  l'œuvre 
des  Sopherim  (ypa[X(xaTeï(;),  à  la  fois  scribes  et  doc- 
teurs, directeurs  des  exercices  cultuels  dans  les  syna- 
gogues, que  Philon  et  Josèphe  nous  montrent  sou 
cieux  de  «  ne  rien  changer  au  texte  reçu  de  Moïse  ». 
Philon,  dans  Eusèbe,  Prœp.  evang.,  1.  VIII,  c.  vi,  n.  9, 
P.    G.,  t.   xxr,  col.  600-601  ;    Josèphe,   Cont.    Apion., 

1,  8.  Le  Talmud  nous  dit  qu'ils  furent  ainsi  nommés 
«  parce  qu'ils  comptaient  toutes  les  lettres  de  la  Loi  ». 
Kidduschim,  30  a.  On  doit  présumer  que  leur  texte 
unifié,  mais  non  toutefois  exempt  de  légères  variantes 
ou  d'altérations,  comme  le  prouve  la  comparaison 
que  l'on  en  peut  faire  dans  le  détail  particulièrement 
avec  les  largums  (paraphrases)  d'Onkelos  et  de 
Jonathan,  avait  caractère  officiel.  Cela  se  déduit,  du 
moins,  du  fait  signalé  dans  le  Talmud,   Taanith,  iv, 

2,  et  par  Josèphe,  Vita,  75,  que  des  manuscrits  des 
Écritures  se  trouvaient  déposés  dans  le  temple  à  litre 
de  manuscrits  types  d'après  lesquels  étaient  corrigés 
les  autres  manuscrits.  En  tout  cas.  L'uniformité  presque 
absolue  était  réalisée  à  la  fin  du  nc  siècle.  Le  Talmud 
ne  connaît  plus  de  variantes  proprement  dites  dans  les 
manuscrits  des  Livres  saints:  toute  particularité  de 
transcription,  de  prononciation,  de  lecture,  est  tenue 
pour  primitive  et  dite  «  remonter  »,  pour  la  Loi,  <■  à 
Moïse  et  au  Sinaï  ».  Nedarim,  376-38  a;  Sopherim,  vi, 
8,  9.  Les  sopherim  ont  désormais  accompli  leur  tâche; 
leur  texte  a  toutes  les  apparences  d'une  recension 
unique  issue  d'un  seul  manuscrit;  il  offrait  au  lecteur 
l'aspect  général  suivant  : 


267 


MASSORE 


268 


Le  texte  courant  d'abord  écrit  en  caractère  hébréo- 
phéniciens,  et  graduellement  retranscrit  en  caractères 
carrés.  Sanhédrin,  216-22  b;  Megilla^  i,  9,  se  trouve 
divisé  clairement  en  mots  séparés  par  un  intervalle, 
conformément  au  sens  qui  lui  a  été  attribué  tradition- 
nellement. Toutefois  cette  division  n'a  pas  dû  être 
tout  à  fait  identique  dans  les  manuscrits,  la  Massore 
même  donne  deux  listes  de  mots  qui  doivent  être 
divisés  autrement  que  dans  le  texte  reçu,  i.es  sopherim 
occidentaux  (palestiniens)  et  les  orientaux  (babylo- 
niens) divisaient  différemment,  par  exemple,  III  Reg., 
xx,  33;  et  assez  nombreux  sont  les  passages  où  les 
Septante  présupposent  une  division  en  conflit  avec 
l'actuelle.  Ginsburg,  Introduction  to  the  Massorelico- 
critical  édition  oj  the.  hebrew  Bible,  Londres,  1897, 
p.  158-162  et  296.  Les  lettres  finales  ont  été  défini- 
tivement adoptées.  Megilla,  i,  9;  Ginsburg,  p.  297- 
299.  Il  y  a  encore .  quelques  abréviations.  Ginsburg, 
p.  165-170.  Graduellement  les  consonnes  quiescentes 
(maires  lertionis)  de  valeur  vocalique  se  sont  multi- 
pliées pour  faciliter  la  lecture  dans  un  texte  originai- 
rement dépourvu  de  voyelles:  mais  ici  encore  diverses 
étaient  les  lectures  dans  les  diverses  écoles  de  sopherim, 
comme  le  révèlent  le  contrôle  ou  la  comparaison 
des  passages  parallèles  du  texte  lui-même,  du  Sama- 
ritain, des  Septante  et  anciennes  versions,  et  des 
manuscrits  occidentaux  et  orientaux.  Ginsburg, 
p.    137-157. 

Plusieurs  particularités  attiraient  d'autre  part 
l'attention  du  lecteur.  Quinze  mots  en  tout  (dix  dans 
le  Pentateuque,  quatre  dans  les  Prophètes,  et  un  dans 
les  Hagiographes)  étaient  surmontés  de  points,  sans 
plus  d'explication.  Divers  documents  post-bibliques 
en  donnent  la  liste  pour  le  Pentateuque,  en  particu- 
lier Siphra,  Num.,  ix,  10.  C'étaient  :  Gen.,  xvi,  5; 
xviii,  9;  xix,  33;  xxxni,  4;  xxxvn,  12;  Num.,  m, 
39;  ix,  10;  xxi,  30;  xxix,  15,  et  Deut.,  xxiv,  28.  Le 
Codex  babulonicus  (ms.  des  Prophètes,  an.  916,  de 
Saint-Pétersbourg)  a  trois  fois  la  liste  complétée  par 
l'addition  de  ;  Is.,  xliv,  9;  Ez.,  xli,  20  et  xlvi,  22; 
II  Reg.,  xix,  20  et  Ps.,  xxvn,  13.  L'examen  soit, 
en  premier  lieu,  de  la  raison  donnée  par  le  Siphri, 
soit  du  Samaritain  et  des  anciennes  versions  où  font 
défaut  plusieurs  des  mots  en  question,  prouve  que 
l'intention  des  sopherim  était  de  les  exponctuer  comme 
apocryphes  et  inauthentiques.  Les  manuscrits  révèlent 
que  la  liste  en  pourrait  être  augmentée;  et  l'on  peut 
dire  que  «  ces  points  offrent  le  plus  ancien  résultat  de 
la  critique  textuelle  de  la  part  des  sopherim  ».  Gins- 
burg, p.  318-334.  En  quatre  autres  passages  :  Jud., 
xviii,  30;  Ps.,  lxxx,  14;  Job,  xxxvm,  13  et  15,  une 
lettre  dite  suspendue,  parce  que  placée  au-dessus  des 
autres  pour  être  intercalée  parmi  les  syllabes  au  cours 
de  la  lecture,  indiquait  un  autre  expédient  des  sophe 
rim  à  l'effet  de  marquer  des  variantes  admises  dans 
différentes  écoles.  L'une  d'elles,  Jud.,  xvm,  30,  a  une 
importance  particulière  au  point  de  vue  de  l'intégrité 
du  texte.  Voir  plus  loin.  Enfin,  nouveau  signe,  et 
des  plus  anciens,  imaginé  pour  indiquer  un  résultat 
critique  :  c'est  le  noun  dit  «  séparé  »,  ou  «  inversé  », 
qui  marquait  comme  de  crochets  ou  parenthèses  les 
neuf  passages  :  Num.,  x,  35  et  36;  Ps.,  cvn,  23  à  28 
et  40,  afin  d'avertir  que  ces  passages  sont  transposés 
et  hors  de  place.  Siphra,  Num.,  x,  35;  Sopherim,  vr,  1; 
Sabbath,  115  6-116  a.  Cf.  Septante  pour  Num.,  x,  35- 
36.   Ginsburg,  p.    334-345. 

Le  Talmud  et  la  Massore  nous  apprennent,  au  sur- 
plus, que  beaucoup  de  leçons  furent  introduites  par 
les  sopherim  dans  la  lecture  des  textes  sacrés  comme 
partie  intégrante  de  ces  textes,  et  d'abord  à  titre  de 
tradition  orale,  en  attendant  qu'elles  fussent  indi- 
quées de  manière  ou  d'autre  à  la  marge.  Ainsi  fut 
imposée  la  prononciation  de  certains  mots;  ce  sont  les 


miqra'  sopherim,  «  prononciation  de  scribes  ».  Une 
lettre  (le  iwi>conjonctif)dut  être  retranchée  au  commen- 
cement de  deux  ou  trois  mots  dans  les  cinq  passages  : 
Gen.,  xvin,  5;  xxiv,  55;  Num.,  xxxi,  2;  Ps.,  xlviii, 
26  et  xxxvi,  7;  ce  sont  les  'îttûr  sopherim  «  retran- 
chement de  scribes  »  :  simple  question  d'élégance  de 
style,  selon  Raschi.  et  qui  n'aurait  pas  son  appli- 
cation uniquement  dans  ces  cinq  cas.  Ginsburg, 
p.  309.  Des  mots  durent  être  «  lus  »  bien  que  «  non 
écrits  »,  qerê  velâ'  ketîb;  le  Talmud  en  mentionne  six 
dans  II  Reg.,  vin,  3;  xvi,  23;  Jer.,  xxxi,  38;  l,  29; 
Ruth,  ii,  11;  m,  5  et  17;  La  Massore  en  ajoute 
quatre  autres:  Jud.,  xx,  13;  II  Reg.,  xvm,  20;  IV  Reg., 
xix,  31  et  37.  Des  manuscrits  offrent  même  un  espace 
blanc  laissé  comme  à  dessein  à  la  place  de  ces  mots. 
D'autres  mots,  par  contre,  «  écrits  »  n'étaient  «  pas 
lus  »,  ketîb  velâ'  qerê;  selon  le  Talmud  :  IV  Reg.,  v, 
18;  Jer.,  xxxn,  11;  li,  3;  Ez.,  xlviii,  16;  Ruth,  in, 
12;  la  Massore  du  Codex  babylonicus  ajoute:  II  Reg., 
xni,  33;  xv,  21;  Jer.,  xxxi,  11;  xxxvm,  16;  xxxix, 
12.  Lecollationnement  des  manuscrits  pourrait  allonger 
la  liste  de  tous  ces  cas.  Nedarim,  376-38  a  et  Ginsburg, 
p.  308-318. 

Les  plus  importantes  de  ces  lectures  officiellement 
prescrites  sont  les  qerâïn  proprement  dits  et  les  sebirin. 
Ici,  c'est  la  foule  envahissante.  L'édition  Daer  du 
texte  massorétique  relève  environ  quinze  cents  des 
premiers;  celle  de  Ginsburg  note,  en  plus,  trois  cent 
cinquante  sebirin.  Et  il  se  découvre  toujours  dans  les 
manuscrits  nouvellement  connus  et  collationnés  de 
nouveaux  cas  des  uns  et  des  autres.  Il  y  a  qerê,  «  à 
lire,  »  lorsqu'un  mot  du  texte  le  plus  souvent  ou  cho- 
quant, ou  étrange,  ou  incorrect,  ou  incompréhensible 
doit  être  remplacé  par  un  autre  plus  convenable,  plus 
naturel,  plus  correct,  plus  logique.  Il  y  a  sebîr, 
«  opinion»,  dans  la  même  occurrence,  sans  que  soit 
estimée  nécessaire  cette  substitution  de  mots.  Toute- 
fois, la  frontière  entre  ces  deux  groupes  est  restée 
quelque  peu  flottante  :  dans  les  manuscrits  et  même 
dans  les  éditions  massorétiques  çwdïn  et  sebirin  s'inter- 
changent  parfois  ;  et  lessebirin,  dédaignés  à  tort  par  les 
éditions  manuelles  de  la  Rible  hébraïque,  ont  souvent 
autant  et  plus  d'importance  que  les  qerâïn  pour  la 
clarté  du  texte.  Et  encore  cela  n'a-t-il  rien  d'absolu  : 
les  leçons  prônées  par  ces  lectures  traditionnelles  ne 
sont  pas  toujours  à  préférer  à  celles  du  texte,  surtout 
quand,  au  lieu  de  reposer,  comme  ce  dut  être  le  plus 
souvent  le  cas,  sur  le  témoignage  de  manuscrits  anté- 
rieurs à  la  fixation  du  texte,  elles  sont  plutôt  le  fruit 
de  spéculations  théologiques.  En  fait,  de  par  la  déci- 
sion des  sopherim,  nombre  de  ces  dernières  ont  réelle- 
ment pénétré  dans  le  texte  lui-même  où  elles  ont 
définitivement  remplacé  des  leçons  primitives  et 
authentiques  :  la  liste  en  constitue  le  tîqqûn  sophe- 
rim, «  correctoire  de  scribes  »,  que  nous  étudierons 
plus  loin.  Enfin,  toutes  ces  lectures  et  corrections 
doivent  avoir  été  admises  et  enjointes  en  des  temps 
fort  anciens,  vu  que  le  Talmud  interdit  d'introduire 
dans  la  récitation  publique  de  la  Loi  quelque  altération 
du  texte  que  ce  soit,  voire  par  déférence  et. révérence 
envers  la  divinité  ou  par  raison  de  bienséance.  Megilla, 
25  a;  Schebuoth,  36  a.  Voir  plus  loin. 

L'activité  des  Sopherim  ne  s'est  pas  limitée  à  ces 
indications  critiques  demeurées  apparentes  dans  leur 
texte.  On  sait  qu'ils  ont  compté,  supputé,  pesé,  cata- 
logué à  l'infini  et  à  divers  points  de  vue  les  versets, 
les  mots  et  jusqu'aux  lettres  de  ce  texte,  avec  encore 
beaucoup  d'autres  détails  non  toujours  indifférents, 
tant  s'en  faut,  bien  que  présentés  sous  des  formes 
parfois  énigmatiques.  En  énumérer  simplement  tous 
les  chefs  serait  fort  long  et,  eu  égard  à  notre  but, 
superflu.  II  suffira  maintenant  de  dire  que,  dignes 
successeurs  et  fidèles  disciples  des  scribes,  les  masso- 


269 


M  ASSURE 


270 


rites  ont  enfin  recueilli  religieusement  toutes  ces 
notations,  et  en  ont  constitué  des  recueils  spéciaux 
dont  les  chapitres  déjà  massorétiques  du  traité  des 
Sopherim.  dans  le  Talnuid,  avaient  été  comme  les 
avant-coureurs  ;  puis,  qu'ils  les  répartirent  et  dispo- 
sèrent connue  autant  d'avertissements,  ou,  pour 
employer  le  terme  consacré,  comme  une  «  haie  » 
protectrice  (Aboth,  m,  20),  autour  du  texte  reçu, 
afin  d'écarter  de  celui-ci  tout  danger  d'accommoda- 
tion ou  de  correction  de  la  part  des  copistes  profes- 
sionnels, empêchés  ainsi  d'altérer  le  texte,  ou  d'y 
introduire  encore  des  leçons  différentes,  ayant  sur- 
vécu dans  les  manuscrits  ou  supposées  par  les 
anciennes  versions. 

C'est  en  cela  que  résida  le  meilleur  de  l'esprit  masso- 
rétique.  Garder  au  texte  biblique  toute  sa  pureté 
censée  originelle,  pour  le  moins  autant  qu'assurer  à  la 
postérité  tous  les  éléments  jugés  nécessaires  à  son 
interprétation,  fut  le  but  suprême  de  la  Massore.  Et 
il  faut  reconnaître  qu'  «  elle  ne  pouvait  mieux  garantir 
la  conservation  du  texte  sacré  que  par  le  moyen  de  la 
méthode  singulière  »  qu'elle  employa  et  qui  se  résume 
toute  en  ces  deux  mots  :  «  compter,  compiler  ».  «  Plus 
naturelle  eût  été  assurément  une  transcription  exacte; 
mais  le  résultat  eût  été  beaucoup  plus  aléatoire,  car 
toute  copie  nouvelle  devenait  inévitablement  une 
nouvelle  source  de  fautes.  »  Pas  un  codex-type  qui 
n'ait  eu  encore,  en  effet,  et  malgré  la  Massore  de  ses 
marges,  ses  leçons  particulières  dans  le  texte,  et  dans 
la  massore  elle-même  ses  variations,  suivant  les 
diverses  écoles  de  massorètes  et  les  conceptions 
personnelles  des  copistes.  «  Les  conditions  de  la 
tradition  (  toujours  donc  incertaine  en  quelque  point) 
du  texte  hébraïque  ne  changèrent  qu'avec  l'invention 
de  l'imprimerie.  Seule  la  composition  typographique 
surveillée  pouvait  émettre  et  assurer  en  nombre 
des  exemplaires  de  la  Bible  en  édition  vraiment 
stéréotype.  »  Ehrentreu,  L' ntersuchungen  ùber  die 
Massora,  ihre  geschichlliche  Enlwicklung  und  ihren 
Geisl.  Hanovre,  1925,  p.  152.  Aussi  les  Juifs  saluèrent- 
ils  avec  enthousiasme  la  prestigieuse  invention  qui 
leur  permit  soudain  de  multiplier  et  de  répandre  au 
gré  de  leur  désir  la  parole  de  Dieu  dans  sa  pureté 
native;  et  leurs  premiers  typographes  appliqués  à 
cette  œuvre  eurent-ils  conscience  de  collaborer  à  une 
«  œuvre  sainte  ».  Brann,  Geschichte  der  Juden  und  ihrer 
Litteratur,  Breslau,  1899,  p.  266;  Ginsburg,  p.  779-780. 
■  Nous  sommes  parfaitement  assurés  —  disaient  en 
épigraphe  les  imprimeurs  de  l'édition  princeps  des 
Prophètes,  de  Soncino,  1485-1486  —  qu'il  n'est  point 
de  codex  écrit  avec  la  plume  aussi  correct  que  le  pré- 
sent exemplaire  imprimé.  Nous  avons  certainement 
parmi  nous  plus  d'un  manuscrit  excellent  et  soigné... 
mais  ceux-là  même  n'ont  pas  évité  les  fautes  et  les 
bévues,  car  ce  serait  miracle  en  vérité  de  trouver  un 
livre  exempt  de  méprises.  »  Ginsburg,  p.  804-805. 
Encore  soupçonnaient-ils  bien  quelques  «  confusions 
de  lettres  ». 

II.  Intégrité  du  texte  massouétique.  —  Les 
variantes  actuelles  de  la  .Massore,  dans  le  texte  ou 
dans  les  marges,  variantes  souvent  rapportées  d'autres 
manuscrits,  ou  même  expressément  autorisées  de 
radiées  types  connus  et  jouissant  d'une  grande  consi- 
dération dans  les  écoles  de  scribes  reviseurs  et 
pooetuateurs  (nakdànim)  successeurs  des  masso- 
rètes, n'ont  en  général  d'importance  réelle  que  rela- 
tivement à  l'orthographe  des  mots  ou  à  l'équilibra- 
tion plus  naturelle  et  plus  logique  du  sens  de  quelque 
phrase.  Mais  en  est-il  de  même  des  leçons  imposées 
par  les  sopherim  depuis  les  temps  antérieurs  à  l'ère 
chrétienne,  comme  aussi  des  divergences  parfois 
considérables  qui  régnaient  à  la  même  époque  reculée 
dans  les  recensions  du   texte   hébreu   des  Prophètes 


et  des  Hagiographes,  ainsi  que  l'atteste  la  version 
grecque  des  Septante?  Ces  leçons  et  ces  divergences 
n'auraient-elles  pas  atteint  la  substance  doctrinale 
des  Livres  saints?  Ne  faut-il  pas  parler  de  modi- 
fications volontaires  du  texte,  non  signalées  certes 
par  une  massore,  mais  inspirées  aux  Juifs  par  des 
raisons  théologiques  en  face  de  dissidents  usant  des 
mêmes    Écritures,   tels   que   les   chrétiens? 

La  foi  juive  des  derniers  temps  de  l'autonomie 
machabéenne  peut  se  résumer  pour  l'essentiel  dans 
les  articles  suivants  :  11  n'est  qu'un  seul  Dieu  de 
l'univers,  un  seul  El,  ou  Elohim.  Iaiivé  est  son  nom 
ineffable.  Il  est  transcendant  et  saint.  Moïse  est  son 
prophète  et  Israël  est  son  peuple.  Les  autres  dieux  des 
nations  ne  sont  au  prix  de  lui  que  honte  et  que  néant. 
A  Jérusalem  est  son  temple  unique,  et  uniquement 
agréable.  L'homme  est  sa  créature,  et  l'âme  humaine 
est  immortelle...  Or,  sopherim  et  massorètes  ont,  en 
réalité,  louché  à  chacun  de  ces  articles  en  retouchant 
le  texte  biblique;  mais  ce  fut,  au  contraire  de  ce  qu'on 
pourrait  attendre  ou  imaginer,  uniquement  pour  les 
affermir  en  les  sauvegardant  contre  toute  hardiesse 
de  rédaction  ou  toute  interprétation  du  texte  qui  leur 
paraissait  dangereux  ou  erronée.  L'altération  procéda 
surtout  par  voie  de  correctifs  et  d'atténuations  en 
s'inspirant  ouvertement  de  ce  principe.  La  Massore, 
qui  donne  en  divers  manuscrits  la  leçon  originelle 
remplacée  par  l'actuelle,  autorise  et  justifie  presque 
toujours  l'altération  en  la  portant  au  compte  non 
seulement  des  sopherim  en  général,  mais  encore,  en 
rapportant  l'opinion  de  certaines  écoles,  d'Esdras 
lui-même,  ras.  du  British  Muséum,  Orient.  1397; 
Orient.  2349,  ou  encore  «  des  scribes  Esdras  et  Néhé- 
mie  ».  Or.,  1425.  Le  Midrasch  Tanchuma,  83  a, 
l'attribue  même  aux  membres  de  la  Grande  Synagogue. 

On  peut  signaler  ici  en  premier  lieu  —  indépen- 
damment de  l'usage  immémorial  chez  les  Juifs 
de  taire  le  nom  divin  par  le  moyen  d'un  qerc  perpétuel 
de  lecture  qui  faisait  prononcer  Adonai  (ou  même 
l.lohim)  le  nom  de  Iahvé  en  toute  occurrence  —  le 
souci  de  remplacer  systématiquement  dans  les  textes 
le  tétragramme  ineffable  par  l'appellatif  Elohim  : 
comp.  II  Beg.,  v,  17-25  à  I  Par.,  xiv,  8-17;  yi,  9-17  à 
I  Par.,  xin,  12-xiv,  1  ;  Ps.,  xiv,  2-7  à  Ps.,  lui,  3-6,  etc., 
ou  de  le  dénaturer  en  quelque  sorte  dans  les  noms 
propres  théophores  et  dans  l'invitatoire  des  psaumes, 
Alléluia  (holâlû  jûh  «  louez  Iahvé).  Peu  s'en  est  fallu 
qu'ainsi  nous  fussions  réduits  à  ignorer  toujours  la 
véritable  prononciation  du  nom  divin.  Son  abrévia- 
tion essentielle  Iahv,  ou  Iah,  en  fait  pleinement  équi- 
valente à  Iahvé  dans  les  discours,  fut  souvent 
transformée  par  les  scribes,  au  commencement  du 
nom  propre  théophore,  en  lehô,  ou  dans  le  plus  simple 
et  plus  précautionné  lô;  à  la  fin  du  nom,  en  lâch, 
lequel,  jugé  encore  trop  peu  oblitératif  s'allongeait 
en  Iahû,  ou  se  réduisait  à  I  vocalisé  î  ou  aï,  si  bien 
que  parfois  il  en  venait  à  s'évanouir  complètement 
(Schéma'  jâh,  I  Par.,  ix,  16,  devenu  Schammûu',  dans 
Neh.,  xi,  17).  Le  respect,  la  révérence  exagérée  du 
nom  divin  l'emportait  si  fort  sur  le  respect  du  texte, 
que  Vhalâlû  jâh,  au  nom  divin  primitivement  sépa- 
rable,  la  bonne  leçon  assurément  et  de  signification 
liturgique  voulue,  fut  réduit  par  le  moyen  d'un  pro- 
cédé grammatical  à  n'être  plus  qu'une  simple  inter- 
jection musicale,  Pesachim,  1 17«,  et  finalement  non 
traduite  —  tel  un  nom  propre  —  par  les  Septante 
et  la  Vulgate.  D'autres  expressions  dont  faisait  partie 
intégrante  ce  même  nom  de  lâh,  et  où  il  parut  néces- 
saire d'atténuer  quelque  métaphore  jugée  trop  hardie 
ont  subi  çà  et  là  la  même  oblitération  :  Ex.,  xvn, 
16;  Jos.,  xv,  28;  Jcr.,  n,  31;  Ps.,  c.xviii,  5;  Cant., 
vin,  6  :  elle  y  fut  réalisée  par  une  sorte  de  désécra- 
tion  du  nom  divin  traité  alors  comme  simple  qualifi- 


271 


MASSORE 


272 


catif  d'excellence.  Plus  encore,  lùh  en  vint  à  être 
estimé  l'équivalent  hébraïque  de  l'exclamation 
grecque  lût,  toO  (hélas!).  Midrasch  liabba  sur  Gen., 
xuii,  14.  —  Toute  cette  question  est  étudiée  longue- 
ment et  minutieusement  dans  Ginsburg,  Introduction, 
p.  369-399. 

L'égal  souci  d'épargner  au  nom  divin  tout  semblant 
de  profanation  devait  conduire  les  sopherim  à  préve- 
nir l'application  au  vrai  Dieu  de  noms  d'idoles,  au 
risque  ■ —  parfois  réalisé  ■ —  de  rendre  difficiles  certaines 
identifications  nécessaires  à  l'intelligence  du  texte,  et 
d'amener  d'apparentes  contradictions  entre  passages 
parallèles.  On  sait  que  le  mot  ba'al  n'est  dans  son  sens 
premier  qu'un  appellatif  :  «  maître  »  ou  «  seigneur», 
appliqué  à  la  divinité  aussi  bien  que  'él,  'elôhim,  et, 
en  fait,  appliqué  à  Iahvé  même  soit  dans  la  prière  ou 
le  simple  discours,  Os.,  n,  16,  17,  soit  par  composi- 
tion dans  les  noms  propres  de  personnages  fervents 
adorateurs  de  Iahvé  et  zélés  défenseurs  de  son  culte, 
tels  :  Jerubba'al  (Gédéon),  Jud.,  vi,  32;  vu,  1  ;  Ischba- 
*al,  fils  de  Saiil,  I  Par.,  vin,  33;  ix,  39;  Ba'aljâh, 
héros  de  David,  I  Par.,  xn,  5,  celui-ci  de  signification 
ouvertement  jahviste,:  «  Iahvé  est  (son)  baal  »,  etc. 
Inquiets  pour  l'orthodoxie  de  voir  appliquer  à 
Dieu  un  appellatif  aussi  discrédité  que  celui-là  par 
l'emploi  courant  qu'en  faisaient  encore  les  nations 
païennes  pour  désigner  leurs  idoles,  les  scribes  post- 
exilicns  le  changèrent  en  maint  endroit  en  celui  de 
bôschet,  ou  beschel,  «  honte  »  :  Jerubbeschet,  II  Reg., 
xi,  21,  que  les  Septante,  la  version  syriaque  et  la 
Vulgate  lurent  encore  Jerubbaal;  Ischbôschet,  II  Reg., 
ii,  8-15,  etc.  Ginsburg,  p.  400-404.  On  sait  aussi  que 
melek  est  un  autre  titre  de  Jahvé,  seul  vrai  «  roi  » 
d'Israël  :  Num.,  xxiii,  21;  Deut.,  xxxin;  5;  Jer., 
xxxin,  22;  Ps.,  v,  3;  x,  16;  xxix,  10,  etc.,  mais  titre 
aussi  des  odieuses  idoles  des  nations  voisines,  comme 
le  montrent  encore  les  Septante  (ap/cov)  dans  les 
passages  Lev.,  xvin,  21;  xx,  2-5.  Pour  empêcher  que 
la  divinité  du  «  roi  »  d'Israël  ne  fut  atteinte  et  com- 
promise même  en  pensée  par  une  identification  tou- 
jours possible  chez  les  Juifs  avec  la  hideuse  image 
du  «  roi-idole  »,  les  mêmes  scribes  introduisirent  la 
lecture  môlek,  ou  milkôm,  dans  ces  passages  et  dans 
plusieurs  autres  tels  que:  III  Reg.,  xi,5,  7,  33;  IV  Reg., 
xxiii,  10, 13;  Jer.,  xxxn,  35,  etc.,  d'où  nous  sont  venus 
les  faux  noms  propres  de  divinités  chananéennes 
Moloch  et  Milcon.  Ginsburg,  p.  459-461. 

Comme  nous  l'avons  marqué,  la  Massore  avoue  par 
ailleurs  une  vingtaine  de  corrections  opérées  dans  le 
texte.  La  véritable  leçon  primitive  indiquée  expres- 
sément à  la  marge  des  manuscrits  (Br.  Mus.,  Orient., 
1379,  268  b;  2349,  108  a;  2365,  138  b)  nous  révèle 
par  comparaison  qu'elles  eurent  pour  but  dans 
l'intention  des  correcteurs,  de  sauvegarder,  ici,  la 
transcendance  de  Iahvé  en  supprimant  un  anthro- 
pomorphisme :  II  Reg.,  xvi,  12;  Ez.,  vm,  17;  Zach., 
ii,  12;  Job,  vu,  20;  Lam.,  m,  20;  là,  sa  sainteté 
contre  toute  offensante  attribution  :  Num.,  xi,  15; 
Job,  xxxiii,  3;  ailleurs,  sa  suprême  dignité  et  majesté 
contre  toute  atteinte  d'irrespect  :  Gen.,  xvm,  22; 
I  Reg.,  m,  13;  Jer.,  ii,  11;  Os.,  iv,  7;  Mal.,  i,  13; 
Ps.,  xvi,  20;  son  immortalité  :  Hab.,  i,  12;  ou  encore 
le  crédit  religieux  d'Israël  (à  l'opposé  de  Juda)  qui 
ne  devait  pas  être,  malgré  l'histoire,  suspecté  de 
polythéisme  :  II  Reg.,  xx,  1  sq.,  ou  de  personnes 
telles  que  la  mère  de  Moïse  :  Num.,  xn,  12,  et  peut- 
on  ajouter,  Moïse  lui-même,  dans  Jud.,  xvm,  30, 
où  le  «  noun  suspendu  »  sur  le  nom  de  Môscheh 
(Moïse)  pour  contraindre  à  la  lecture  Menasscheh 
(Manassé)  lavait  de  tout  soupçon  d'idolâtrie  la 
postérité  du  grand  législateur  dans  son  petit-fils 
Jonathan,  prêtre  de  Micah.puis  des  Danites.  Ginsburg, 
p.    347-363.  Sans   restituer    les  leçons  originelles,  la 


Massore  du  Codex  babylonicus  de  Saint-Pétersbourg 
ajoute  les  deux  passages  :  Mal.,  i,  12  et  III,  9,  où  le  fait 
d'une  malédiction  contre  la  divinité  est  dérivé  sur 
autrui  ou  oblitéré  par  subterfuge  grammatical.  Dans 
son  commentaire  sur  II  Reg.,  xn,  14,  Raschi  signale 
aussi  comme  «  une  altération  due  à  la  révérence  pour 
la  gloire  de  Dieu  «semblable dérivation  d'un  blasphème 
imputé  à  David  sur  «  les  ennemis  de  Iahvé  ».  Ailleurs, 
Ps.,  x,  3;  III  Reg.,  xxi,  10,  13,  l'atténuation  se  réalise 
par  l'emploi  de  l'euphémisme  bien  connu  :  «  bénir  » 
pour  «  maudire  »  ou  «  blasphémer  »  :  la  double  leçon 
est  même  restée  dans  le  psaume;  et,  pour  III  Reg., 
c'est  le  targum  et  la  version  syriaque  qui  trahissent 
le  pieux  subterfuge.  Cf.  aussi  :  Job,  i,  5,  11  ;  il,  5,  9. 

Les  massorètes,  en  fidèles  réalisateurs  des  tradi- 
tions de  leurs  prédécesseurs  les  sopherim,  ne  se  sont 
pas  fait  faute  non  plus  d'altérer  le  texte,  là  où  ces 
traditions  l'exigeaient,  par  le  moyen  des  voyelles. 
Fut-il  jamais  plus  dangereux  anthropomorphisme  que 
celui-ci:  «  voir  »  (jre'eh)  ou  «  contempler  la  jace  de  Iahvé»? 
Bien  que  les  psaumes  xi,  7  (Vulg.,  x  :  vidit;  Septante  : 
sîSev)  et  xvn,  15  (Psautier  hébraïque  :  videbo),  cf., 
aussi,  Is.,  xxxviii,  11  (Vulg.,  videbo)  —  aient  le  mot 
synonyme  dans  la  forme  active,  qui  a  simplement 
pour  objet  la  divine  présence  en  tant  que  manifestée 
dans  le  sanctuaire,  le  psaume  xlii,  3,  porte,  au  mépris 
de  la  grammaire,  massorétiquement  et  fort  prudem- 
ment, le  passif  «  être  vu  »  (jêrâ'eh),  «  paraître  devant 
Dieu  »;  alors  que  plusieurs  manuscrits,  le  targum  et 
le  syriaque  ont  aussi  l'actif.  Cf.  au  surplus,  Ex., 
xxiii,  15,  17;  xxxvi,  20,  23;  Deut.,  xvi,  16;  xxxi,  11; 
Is.,  i,  12,  etc.  Ginsburg,  p.  457-459. 

Aux  temps  machabéens,  lors  de  la  profanation 
du  temple  de  Jérusalem  par  Antiochus  Épiphane, 
I  Mach.,  i,  41-64,  et  de  l'usurpation  du  souverain 
pontificat  par  Alcime,  vu,  1-22,  Onias  (IV)  fils  du 
grand  prêtre  légitime  dépossédé,  Onias  III,  avait  bâti 
en  Egypte,  à  Léontopolis,  ville  de  la  préfecture 
d'Héliopolis,  un  temple  à  Iahvé  doté  par  le  roi  Ptolé- 
mée  Philadelphe  lui-même,  et  cela  sinon  à  la  grande 
joie  des  Juifs  palestiniens,  du  moins  avec  leur  tolé- 
rante sympathie.  Josèphe,  Antiq.,  xn,  9,  7;  xm, 
3,  1-3;  Bel.  jud.,  i,  1, 1;  vm,  10,  2  et  3;  Cont.  Apion., 
il,  5;  II  Mach.,  i,  1  sq.;  18,  il,  16-18.  Ceux  d'Egypte, 
et  ils  étaient  nombreux,  purent  ainsi  deux  siècles 
durant,  140  avant  J.-C.  -71  après  J.-C,  adorer  Iahvé 
de  la  manière  prescrite  par  les  rites  mosaïques. 
Un  texte  d'Isaïe,  xix,  18-25,  semblait  prédire  et 
autoriser  cet  établissement  extraordinaire  parmi  «  cinq 
villes  égyptiennes  »  dont  «  l'une  serait  appelée  »  en 
conséquence,  et  tout  comme  Jérusalem  elle-même, 
«  cité  de  la  justice  ».  Cf.  Is.,  i,  16.  C'est,  du  moins,  la 
leçon  supposée  par  le  grec  des  Septante  :  7toXiç  àaeSéx 
(=  héb.  :  haççedeq),  que  l'interprète  d'Isaïe  n'a  pas 
voulu  traduire,  obéissant  déjà  sans  doute  au  scru- 
pule de  mettre  en  parallèle  les  deux  temples,  celui 
de  la  métropole,  seul  orthodoxe,  et  celui  de  Léon- 
topolis, bientôt  suspect  de  schisme.  Un  premier  sopher 
introduisit  l'altération,  apparemment  suggérée  par 
l'idée  du  voisinage  d'Héliopolis  :  haheres,  «  du  soleil  », 
leçon  d'une  quinzaine  de  manuscrits,  de  Symmaque 
(t)Xîou),  de  la  Vulgate  civitas  solis,  de  la  version 
arabe  de  Saadia  et  des  plus  anciennes  traditions, 
Menachoth,  110  a.  (Peut-être  l'altération  fut-elle 
plutôt,  abstraction  faite  de  la  vocalisation  massoré- 
tique  :  hah(a)r(a)s  «  du  lion  »  =  Léontopolis.)  Un 
autre  sopher  prétendit  lire  à  son  tour  :  haheres,  «  de 
la  destruction  »;  c'est  notre  leçon  massorétique,  celle 
aussi  d'Aquila,  de  Théodotion,  de  la  version  syriaque, 
et  le  seul  terme  qui,  au  jugement  du  scribe,  pût  désor- 
mais convenir  à  cette  cité  d'opprobre  en  face  du 
temple  hiérosolymitain  restauré  et  rendu  au  culte  de 
Iahvé.  Le  targum  des  Prophètes,  embarrassé,  adopta 


273 


MASSORE 


274 


les  deux  leçons  alternantes  condamnant  a  «  la  des- 
truction la  cité  de  Beth-Sehaneseh  »,  ville  du  soleil, 
Héliopolis...  Voir,  au  surplus,  Dictionn.  de  la  Bible, 
Paris.  1912,  t.  in,  col.  992,  993. 

L'Ecclésiaste  soulève  le  problème  de  l'immortalité 
de  l'âme  et  le  pose  sous  forme  inlerrogative  :  «  Qui 
connaît,  dit-il,  le  souille  de  l'homme?  est-ce  qu'il  monte 
vraiment  en  haut...?  «,  m,  21  :  avec  peut-être  le  doute 
qu'il  n'en  est  rien,  mais  doute  provisoire  et  cartésien, 
puisque  la  solution  affirmative  est  donnée  plus  loin, 
mi.  7  :  »  Le  souflle  de  (  l'homme)  retourne  à  Dieu  qui 
l'a  donné.  »  Toutes  les  versions  ont  entendu  en  ce  sens 
le  n  initial  de  l'hébreu,  hà'ôlâhl  Mais  la  Massore  s'est 
émue  quelque  jour  de  ce  semblant  de  scepticisme 
et  a  fait,  par  une  ponctuation  particulière,  de  l'inter- 
rogatif  un  relatif  :  «Qui  connaît  le  souffle  de  l'homme, 
qui  monte  en  haut...?  »  :  ce  qui  sonne  mieux  assuré- 
ment aux  oreilles  pies,  mais  n'en  détruit  pas  moins 
l'harmonie  de  l'argumentation  dans  tout  le  passage  : 
hâ'ôldh. 

Aucune  de  toutes  ces  altérations,  pour  importantes 
qu'elles  soient  très  souvent  au  point  de  vue  de  l'intel- 
ligence et  de  la  clarté  du  texte,  ne  détruit  rien  de  la 
croyance  juive  et  n'y  change  rien  de  caractéristique 
ou  d'essentiel.  Il  en  est  de  même  de  certaines  diver- 
gences parfois  considérables  qui  existent  entre  notre 
recension  massorétique,  et  la  recension  hébraïque 
supposée  par  les  Septante  dans  les  Prophètes  et  les 
Hagiographes.  Le  grec  de  I  Reg.,  xvm,  6-xrx,  1,  four- 
nit par  exemple  un  texte  beaucoup  plus  court  que 
l'hébreu,  dans  un  récit  parfaitement  ordonné  et 
vraisemblable  que  déparent  et  affaiblissent  considé- 
rablement les  additions  visiblement  postérieures 
faites  au  texte  massorétique.  Dans  le  livre  grec  de 
Jérémie  un  discours  du  prophète,  xxv,  1-13,  sert 
d'introduction  à  une  série  d'oracles  contre  les  Gentils, 
xxv,  14-xxxi,  que  l'hébreu  a  reportés  beaucoup  plus 
loin,  et  dans  un  ordre  tout  différent,  à  la  fin  du  livre  : 
xlix,  34-39;  xlvi;  l-li;  xlviii,  1-7;  xlix,  7-22; 
xux,  1-5;  xlix,  28-33;  xlix,  23-27;  xlviii.  Voir  ci- 
dessus,  t.  vin,  col.  849  sq.  Le  psaume  ix  (grec)  alpha- 
bétique a  été  coupé  en  deux  dans  l'hébreu,  ix  et  x, 
avec  suppression  de  trois  strophes,  addition  d'une 
strophe  nouvelle,  ix,  20-21,  et  dérangements  dans 
l'ordre  des  versets.  La  partie  poétique  du  livre  de  Job 
contient  dans  l'hébreu  massorétique  une  foule  de 
développements  qui  n'existaient  pas  dans  le  texte 
primitif  des  Septante...  .Mais  ces  éléments  nouveaux, 
apparemment  introduits  dans  ce  livre  de  Job  et 
dans  celui  des  Rois  par  des  recenseurs  s'autorisant  de 
textes  plus  complets,  encore  qu'ils  intéressent  le  déve- 
loppement doctrinal  et  l'histoire  sainte,  n'y  modifient 
rien  de  traditionnel  ni  d'essentiel,  et  les  remanie- 
ments subis  par  le  livre  de  Jérémie  et  par  celui  des 
psaumes  n'ont  de  portée  qu'au  point  de  vue  littéraire 
pour  le  premier,  et,  pour  le  second,  qu'au  point  de 
vue  exclusivement  liturgique,  qui  paraît  bien  avoir 
dominé  dans  le  temple  et  dans  la  synagogue  l'arran- 
gement de  la  collection. 

«Plus  grave  assurément  serait  l'accusation  portée 
contre  les  Juifs  par  quelques  Pères  des  premiers  siècles 
d'avoir  altéré  le  texte  de  l'Ancien  Testament  dans  les 
passages  qui  étaient  favorables  aux  chrétiens,  si  elle 
était  fondée  sur  des  faits  réels.  Ainsi  Justin,  Dial., 

71,  84.  P.  G.,  t.  vi,  col.  644,  673,  reproche  aux  Juifs 
de  lire  dans  Isaïe,  vu,  14,  veôcvtç  «  jeune  fille  »,  au 
lieu   de    7rxp6évoç    «   vierge   »;  comme   aussi,    Ibid., 

72,  73,  col.  644-645,  d'avoir  supprimé  dans  le  psaume 
xevi,  10  Cgrec  et  Vulg.  xcv)  les  mots  :  ànb  toû  Ç'iXou, 
(psautier  romain  :  Dominus  regnavit  a  ligno).  Ter- 
tullien,  De  cultu  jem.,  i,  3,  P.  L.,  t.  i,  col.  1308,  dit 
aussi  que  les  Juifs  ont  retranché  des  Écritures 
plusieurs  choses  concernant  le  Messie  :  rejecta...  csetera 


quœ  Christian  sonant.  Origène,  Ad  A/riçan,,  19, 
P.  G.,  t.  xi,  col.  69,  72,  paraît  faire  planer  sur  les 
livres  hébreux  le  soupçon  de  fraude  en  assurant  que 
hoc  solum  pro  vero  habendum  in  Scripluris  divinis 
quod  Septuaginta  interprètes  (ranstulerunl;  nam  id 
esse  solum  quod  aucloritale  apostolica  confirmatum  sit. 
Cf.  In  Jerem.,  hom.  xvi,  10,  ibid.,  t.  xin.cOl.  149,  452. 
Saint  Jean  Chrysostome,  In  Matlli.,  hom.  v,  2,  P.  G., 
t.  lvii,  col.  57,  formule  un  semblable  soupçon  à  propos 
d' Isaïe,  vu,  14  :  Posl  Chrisli  adventum  interpretati 
sunt  Judœique  manserunl,  unde  in  suspicionem  cadunt 
utpole  qui  ex  inimicitia  sic  potius  dixerint  (non  virgi- 
nem,  sed  puellam),  ac  prophelias  de  industria  obscure 
converterinl.  —  Ajouter  ici  l'accusation  séculaire 
d'avoir  altéré  sciemment  dans  le  psaume  xxn  (xxi) 
17,  le  mot  si  expressif  kâ'ûrû  (ou  kâ'rû),  copoÇav, 
fodf.runt  tnanus  meas  et  pedes  meos,  en  celui,  inin- 
telligible, de  kà'âri,  sicut  leo. 

On  aura  remarqué  déjà  que  pour  Is.,  vu,  14,  Justin 
condamne  non  le  texte  hébreu,  mais  la  traduction 
grecque  d'Aquila;  que  sa  critique  porte  non  sur  la 
teneur  elle-même,  mais  sur  l'interprétation;  et  que 
pour  le  psaume  xevi,  10,  la  leçon  a  ligno,  à.nb  toû  ÇùXou, 
n'a  de  répondant  dans  aucun  manuscrit  hébreu,  ni 
dans  aucune  version  faite  directement  sur  l'hébreu  : 
elle  ne  peut  venir  que  de  la  xoivy],  vulgate  hellénique, 
pro  locis  et  temporibus  et  pro  voluntate  scriptorum, 
velus  corrupta  editio.  S.  Jérôme,  Epist.,  evi,  Ad 
Sunniam  et  Fretellam,  2,  P.  L.,  t.  xxn,  col.  838. 
D'autre  part,  Tertullien  vise  simplement  le  livre 
apocryphe  d'Hénoch,  qu'il  tenait  pour  canonique, 
et  n'atteint  ainsi  qu'indirectement  les  Écritures  divi- 
nement rétablies,  selon  lui,  par  Esdras  après  la 
captivité.  De  son  côté,  saint  Jean  Chrysostome  n'accuse 
nullement  les  Juifs  de  falsification  du  texte  hébreu, 
mais  visiblement  d'avoir  à  dessein  traduit  de  manière 
obscure  les  prophéties  messianiques.  Quant  à  Origène, 
non  seulement  il  ne  donne  aucune  preuve  du  fait  qu'il 
avance,  mais  au  témoignage  de  saint  Jérôme,  In 
Isaiam,  vi,  9,  P.  L.,  t.  xxiv,  col.  99,  il  se  prononce,  in 
octavo  volumine  Explanationum  Isaiœ  en  faveur  des 
Juifs.  Et  Jérôme  lui-même,  qui  «  soupçonnait  »  que 
les  Juifs  avaient  retranché  quelques  mots  du  Deuté- 
ronome  pour  échapper  à  la  malédiction,  In  Ep.  ad 
Gai.,  1.  II,  t.  xxvi,  col.  357,  n'est  point  trop  affirmatif  : 
Ineertum  habemus  utrum  Septuaginla  interprètes 
addiderint  ...an  in  veteri  Hebraico  ita  fuerit,  et  postea  a 
Judœis  deletum  sit.  Et  on  peut  dire  en  effet  que  la 
comparaison  de  la  Bible  hébraïque  et  de  la  Bible 
grecque  ne  trahit  en  réalité,  dans  aucun  cas,  une  alté- 
ration du  texte  hébreu  qui  aurait  été  faite  en  vue  de 
combattre  les  interprétations  reçues  parmi  les  chré- 
tiens. 

Les  docteurs  juifs  doivent  être  aussi  innocentés  de 
la  corruption  volontaire  du  texte  de  Ps.,  xxn,  17. 
Bien  que  la  leçon  kâ'âri  soit  prédominante,  il  n'a  pas 
manqué  de  «  manuscrits  corrects  »  où  la  leçon  tradi- 
tionnelle des  Bibles  grecques  et  latines,  kâ'ûrû,  se 
rencontrait  dans  le  texte  même,  bien  que  notée  d'un 
qerê,  au  témoignage  de  l'éditeur  de  la  Bible  rabbinique 
de  Venise,  1524-1525,  Jacob  ben-Chayim,  t.  iv, 
Mass.  finalis,  lettre  Aleph.  Du  reste  la  massore  du 
passage  signale  pour  le  mot,  avec  une  vocalisation 
particulière,  un  «  sens  différent  »  de  sicut  leo  et  en  fait 
en  conséquence,  un  verbe.  Celle  de  Num.,  xxiv,  9, 
certifie  pour  le  psaume  la  lecture  kâ'ârû,  foderunl,  au 
ketib.  Et  c'est  en  vain  que  des  critiques  comme 
Hupfeld,  Die  Psalmen,  Gotha,  1858,  t.  il,  p.  25  et 
Baer,  Liber  psalmorum  (édit.  massor.),  Leipzig,  1880, 
p.  91,  accusent  Ben-Chayim  d'avoir  falsifié  lui-même 
la  Massore  dans  ces  passages  «  pour  la  gloire  de  Dieu 
et  pour  plaire  à  son  imprimeur  chrétien  »;  car  »  tout 
important  Codex  avec  la  Massore  reconnaît  au  ino 


275 


MASSORE 


276 


les  deux  sens  (donc  les  deux  orthographes;  »,  y  compris 
un  manuscrit  de  la  Bibliothèque  de  l'Université  de 
Halle  que  Hupfeld  eût  pu  consulter.  Ginsburg,  p.  968- 
971. 

III.  Valeur  théologique  du  texte  massoké- 
tique.  —  Un  fait  qui  montre  bien  en  quelle  estime 
et  autorité  les  Juifs  des  siècles  post-exiliques  tenaient 
le  texte  de  leurs  Livres  sacrés,  c'est  celui  des  quinze 
passages  de  la  Loi  où  les  Septante,  selon  le  Talmud 
et  les  Midraschim,  modifièrent  l'hébreu  original,  par 
l'effet  d'une  «  grâce  octroyée  à  chacun  d'eux  »  pour 
ampliation  du  sens  doctrinal  de  ces  passages  :  Gen., 
i,  1;  i,  26;  n,  3;  v,  2;  xi, 7;  xvm,  12;  xlix,  6;  Ex.,  iv, 
20;  xii,  40;  xxiv,  5  et  11  ;  Num.,  xvi,  15;  Deut.,  iv,  9; 
xiv,  7;  xvii,  3etLev.,  xi,  6.  Bab.  Megilla,  9  a;  Jer., 
Megilla,  i,  9;  Midrasch  Mechiltha,  15  b.  Ainsi,  pour 
amener  les  premiers  mots  de  la  Genèse  à  exprimer 
clairement  la  création  ex  nihilo  par  la  traduction 
courante  :  'Ev  àpyîj,  èrcoîrcrôv  6  Qzbç  tov  oùpocvov..., 
alors  que  l'hébreu  supposerait  plutôt  :  ôxe  St)  ^p^aro 
ôGsôç  7Toi9jaai...  «  Quand  Dieu  commença  de  créer...  », 
il  ne  fallut  pas  moins  qu'un  acte  nouveau  d'inspira- 
tion divine  qui  fit  lire  au  traducteur  :  'Elôhîm  bârâ' 
berê'Sîth...  «  Au  commencement,  Dieu  créa...  » 

Et  cette  estime  et  autorité  ne  diminua  certes  pas 
quand  la  version  grecque  des  Septante  fut  bientôt 
discréditée  dans  la  Synagogue,  à  ce  point  d'y  être 
comparée  au  «  veau  d'or  substitué  au  vrai  Dieu  ». 
Sopherim,  i,  7,  C'est  durant  la  période  qui  court  de 
l'attribution  aux  Septante  d'une  autorité  divine  jus- 
qu'au temps  où  leur  œuvre  fut  rejetée  en  tant  qu'in- 
terprétation tout  à  fait  inadéquate  du  texte  origi- 
nal, que  celui-ci  fut  graduellement  fixé  avec  référence 
constante  aux  traditions  ancestrales.  Un  peu  moins 
d'un  siècle  avant  notre  ère,  des  établissements  d'ins- 
truction avaient  été  ouverts,  académies  ou  simples 
écoles,  où  tout  enfant  devait  à  partir  de  l'âge  de  cinq 
ans  apprendre  à  lire  la  Bible  soigneusement  écrite. 
Ketuboth,  vin,  11;  Abolh,  v,  21;  Pesachim,  12  a; 
Josèphe,  Cont.  Ap.,  i,  12.  Le  texte  sacré  était  lu  éga- 
lement dans  les  synagogues.  Cont.  Ap.,  n,  17;  Megilla, 
iv,  2  et  4;  cf.  Act.,  xv,  21.  Et  il  importait  extrême- 
ment à  la  foi  savante  ou  populaire  que  d'une  école 
ou  d'une  synagogue  à  l'autre  ce  texte  fût  uniforme. 
En  ce  temps  où  l'inspiration  et  la  révélation  divines 
n'avaient  pas  encore  passé  du  cercle  de  l'Église  juive 
à  celui  de  l'Église  chrétienne,  les  sopherim,  en  réalité 
guides  spirituels  des  communautés,  re viseurs,  édi- 
teurs et,  au  degré  que  nous  avons  marqué,  véritables 
conservateurs  des  Écritures  canoniques,  devaient 
encore  jouir  d'une  autorité  et  d'un  don  d'assistance 
divine  dus  à  leur  condition  de  coopérateurs  à  l'œuvre 
des  grands  inspirés  d'Israël.  L'Évangile,  du  reste,  sut 
leur  reconnaître  ces  charismes  :  les  scribes  n'ont-ils 
pas  «  siégé  (ÈKâOicjav,  sederunt)  dans  la  chaire  de 
Moïse  »;  et  n'a-t-il  pas  fallu  «  garder  et  faire  tout  ce 
qu'ils  disaient»?  Matth.,  xxm,  2-3.  Le  texte  hébreu 
qu'ils  ont  établi  reste  donc  le  texte  seul  authentique- 
ment  inspiré,  et  il  subsiste  en  cette  qualité  comme 
source  première  en  date  de  l'enseignement  religieux 
traditionnel,  comme  lieu  théologique  où  puiser,  sous 
le  bénéfice  du  même  don  d'assistance  transféré 
à  l'Église  nouvelle,  la  substance  de  cet  enseigne- 
ment. 

Et  la  consécration  officielle  des  textes  grec  et  latin 
des  versions  immédiates  Septante  et  Vulgate,  par 
l'autorité  conciliaire  ou  pontificale,  n'est  faite  pour 
diminuer  en  rien  ce  privilège  du  texte  hébreu  massoré- 
tique  d'être  et  de  rester  toujours  l'expression  sub- 
stantielle directe  de  l'inspiration  et  de  la  ré\élation 
juives,  depuis  les  origines  jusqu'au  moment  où 
s'éteignirent  pour  jamais  en  Israël  ces  deux  lumières. 
Bien  que  les  docteurs  de  la  Synagogue  aient  interprété 


le  texte  canonique  suivant  une  méthode  et  des  tradi- 
tions propres  à  obli'érer  souvent  le  sens  littéral 
en  faveur  d'une  exégèse  allégorique,  homilétique  et 
au  surplus  artificielle,  ce  texte  n'en  est  pas  moins 
demeuré  des  siècles  durant  constamment  identique 
à  lui-même,  en  face  de  ses  premières  traductions, 
immédiates  ou  dérivées,  altérées  de  très  bonne  heure 
en  dépit  de  l'usage  qu'en  firent  les  Pères  et  docteurs 
de  l'Église  chrétienne  selon  les  nécessités  de  leur  ensei- 
gnement, dogmatique  et  pastoral.  Altérée  cette  Koivyj 
hellénique  (les  Septante  avant  l'édition  d'Origène), 
que  saint  Jérôme  représentait  un  peu  dédaigneuse- 
ment aux  deux  Goths  chrétiens,  Sunnia  et  I-'rithila, 
comme  une  «  vieille  édition  corrompue  au  hasard  des 
temps  et  des  lieux  suivant  l'arbitraire  des  transcrip- 
teurs  ».  Altérée  l'ancienne  vulgate  latine,  version  de 
cette  Koivyj,  où  le  même  Père  trouve  à  déplorer  tant 
de  choses,  vel  a  viliosis  inlerprelibus  maie  édita,  vel  a 
prœsumptoribus  imperitis  emendata  perversius,  vel  a 
librariis  dormilantibus  addila  aut  mutata...  Prsef.  in 
quai.  Evangelia,  P.  h.,  t.  xxix,  col.  527.  En  vain  le 
saint  docteur  voulut-il  d'abord  corriger  cette  vieille 
latine  d'après  le  texte  des  Hexaples  d'Origène,  Prœf. 
in  lib.  Psalm.,  t.  xxix,  col.  117-120;  In  lib.  Job,  ibid., 
col.  61,62;  devant  les  altérations  sans  cesse  renais- 
santes, renascentes  spinas,  il  lui  fallut  enfin  songer  à 
traduire  le  texte  hébreu  lui-même,  où  il  avait  pleine 
conscience  de  trouver  la  vraie  tradition  en  face  de  ce 
qu'il  jugeait,  quelque  peu  hyperboliquement,  être 
mensonger.  Epist.,  xlix,  4,  ad  Pammachium,  t.  xxn, 
col.  512  :  Lege  eumdem  Greecum  et  Latinum;  et  veterem 
editiomm  noslrœ  translationi  compara:  et  liquido  pervi- 
debis  quantum  distet  inler  verilatem  et  mendacium  ! 
Le  texte  dont  il  s'est  servi  pour  sa  version  se  trouvant 
avoir  été  à  peu  près  identique  à  celui  de  la  Massore, 
il  suit  naturellement  que  l'hébreu  traditionnel  de  nos 
Bibles  bénéficie  largement  du  sentiment  favorable  à 
la  vulgate  hiéronymienne  exprimé  dans  le  décret  qui 
a  déclaré  celle-ci  «  authentique  »,  et  que  dans  les 
passages  où  il  concorde  parfaitement  avec  elle,  il 
participe  à  son  autorité.  C'est,  du  reste,  le  sentiment 
du  cardinal  Franzelin,  De  divina  Traditione  et  Scrip- 
tura,  -Borne,  2e  édit.,  1875,  p.  567  :  Licet  nullo  expli- 
citoEcclcsiie  decreto  declarata  sit  authentia  textus  hebraici 
in  veteri  Testamento,...  de  eatamen  certe  constat  non 
solum  critice  et  historiée  sed  de  authentia  quoad  rei  sum- 
mam  etiam  dogmatice.  Ipsa  enim  authentia  editionis 
vulgatœ  quee  dogmatice  declarata  est,  supponit  aulhcn- 
tiam  textus  hebraici...  saltem  ut  in  omnibus  exemplari- 
bus  simul  sumplis  in  Ecclesia  Dei  adhuc  exstat  et 
dignosci  potest. 

Le  sentiment  commun  des  théologiens  catholiques 
est  que  le  décret  conciliaire  n'oblige  à  suivre  la  Vulgate 
que  dans  les  passages  concernant  la  foi  et  les  mœurs, 
et  que  cette  version  peut  bien  contenir  même  des 
erreurs  de  traduction  dans  des  détails  qui  ne  sont 
point  du  domaine  doctrinal  ou  moral  formant  ce 
qu'on  appelle  la  substance  des  Livres  saints.  Si  l'au- 
thenticité de  la  Vulgate  doit  donc  être  interprétée 
comme  supposant  et  entraînant  la  conformité  sub- 
stantielle avec  le  texte  original,  et  celle-là  seulement, 
ce  dernier  texte  peut  alors  garder  dans  les  passages 
divergents  une  supériorité  naturelle  sur  sa  version  et 
ne  devoir  point  lui  être  sacrifié,  attendu  que,  pour  la 
critique,  l'original  doit  être  en  principe  préféré  à  la 
version.  C'est  ce  principe  qui  a  fait  souvent  corriger 
le  texte  latin  de  la  Vulgate,  depuis  le  xiie  siècle,  d'après 
l'hébreu  aussi  bien  que  d'après  le  grec.  C'est  lui  égale- 
ment qui  portait  Léon  XIII  à  prôner  l'utilité  de  recou- 
rir à  la  langue  originale,  inspectio  preecedentis  linguse, 
si  le  latin  de  la  Vulgate  offrait  quelque  part  un  sens 
équivoque,  une  expression  moins  correcte,  la  trace, 
en  un  mot,  d'une  faiblesse,  ou  même  d'une  faute  de 


:// 


MASSORE   —    MASSOULIK 


278 


traduction.   Encyclique  l'rovidentissimus  Deus,  Die!, 
de  lu  Rible.  t.  i.  p.  xx 

Il  n'en  reste  pas  moins  à  constater  que  le  texte 
hébreu  de  la  Massore  n'est  point  tenu,  en  fait,  offi- 
ciellement, {explicite  Ecdesise  decrelo)  pour  authentique, 
non  plus,  du  reste,  et  à  tout  bien  considérer,  que  le 
texte  grec  des  Septante,  malgré  le  décret  de  Sixte- 
Quint,  puisque,  comme  ce  dernier,  il  n'est  admis  avoir 
de  valeur  théologique  que  pour  l'éclaircissement  de  la 
Vulgate,  et  que  l'Église,  aussi  bien,  ne  permet  pas 
de  l'employer  en  formulaire  dans  l'usage  liturgique, 
dans  l'enseignement  pastoral,  ni  dans  celui  de  la 
théologie.  .Mais  pourrait-il,  néanmoins,  se  voir  quelque 
jour  revêtu  de  cette  qualité?  Assurément,  et,  en  droit, 
il  mérite  de  l'être  :  n'est-il  pas  le  texte  directement 
inspiré  pour  servir  de  véhicule  à  la  révélation?  n'est-il 
pas  le  texte  gardé,  surveillé,  transmis  par  une  Église 
divinement  établie  comme  ne  l'a  été  nul  autre  écrit 
de  contexture  et  d'esprit  religieux?  n'est-il  pas  le 
texte  original  d'étonnante  conformité  avec  une  de  ses 
versions  déclarée  authentique?  et  ne  trouverait-il  pas, 
enfin,  en  premier  lieu,  dans  sa  «  massore  »  minutieuse, 
droitement  conservatrice  et  traditionnelle,  des  élé- 
ments essentiels  et  infiniment  précieux  de  redresse- 
ment et  de  restauration  pour  ses  rares  parties  quelque 
peu  atteintes  par  la  rouille  des  siècles  ou  diminuées 
par  l'esprit  parfois  rétréci  de  ses  conservateurs?  Il 
existe,  dans  sa  forme  antique  deux  fois  millénaire,  en 
des  manuscrits  pour  la  plupart  fort  bien  conservés 
eux-mêmes,  en  des  éditions  premières  déjà  remarqua- 
blement soignées,  ou  en  des  éditions  plus  modernes, 
et  critiques,  il  est  vrai,  mais  non  moins  respectueuses 
de  sa  teneur  hiératique  quasi  immuable.  Sa  Massore 
a  été  explorée,  étudiée,  et  les  éléments  de  réajustage 
qu'elle  peut  fournir  sortis  de  la  carrière,  épannelés, 
ordonnés  et  amenés  comme  à  pied  d'œuvre.  C'est 
naturellement  à  une  institution  et  à  une  autorité 
héritières  des  prérogatives  des  sopherim  qu'il  appar- 
tiendrait de  fondre  le  tout  en  un  texte  déclaré  authen- 
tique. L'entreprise  et  la  réussite  de  cette  œuvre  d'ave- 
nir suffirait,  comme  aux  temps  déjà  lointains  des 
Damase  et  des  Jérôme,  et,  plus  près  de  nous,  des 
Léon  X,  des  Sixte  V  et  des  Clément  VIII,  à  illustrer 
pour  des  siècles  un  pontificat. 

Principaux  ouvrages  sur  la  Massore  :  1°  Explications  de 
la  Massore.  —  Elias  Levita,  Màsôrel  hammâsoret,  •  tra- 
dition de  la  tradition  »,  ou  «  Clé  de  la  Massore  »,  en  hébreu, 
explication  des  notes  massorétiques  sur  la  Bible  hébraïque; 
Chr.  D.  Ginsburg,  The  Massoreth  Ha-Massoreth  of  Elias 
Levita,  Londres,  1867,  édition  et  traduction  avec  notes 
explicatives;  Jacob  ben-Chayim,  Pnvfatio  ad  Biblia  Veneta 
magna  rabbinica,  en  hébreu,  Venise,  1524-1525, 1. 1  de  l'édi- 
tion princeps  de  sa  Bible;  Glu-.  D.  Ginsburg,  Jacob  b. 
Chayim  Ibn  Adonijah's  Introduction  to  the  Rabbinic  Bible, 
Londres,  1867,  édition  avec  notes  explicatives  et  traduc- 
tion; J.  Buxtorf  (l'Ancien),  Tiberias,  sive  commentarius 
masorethicus,  Bâle,  1620,  t.  iv  de  la  Biblia  maxima  rabbi- 
nica, explication  de  la  Massore,  histoire  des  massorètes; 
et  ('.lavis  Masorœ,  explication  des  mots  massorétiques, 
2'  édit.,  Bâle,  1665  et  1700;  Hyvernat,  Petite  introduction 
à  l'étude  de  la  Massore,  dans  la  Renne  biblique,  1902,  p.  551- 
563:  l'ne  page  de  la  Massore;  1903,  p.  529-549:  La  langue 
et  le  langage  de  la  Massore.  A.  Terminologie  grammaticale; 
1904,  p.  521-546  et  1905,  p.  203-234,  515-542;  B.  Lexique 
massorétique. 

2°  Quelques  éludes  massorétiques.  —  Walton,  Prolego- 
mena  à  la  Bible  polyglotte  de  Londres,  c.  iv,  dans  le  Sacrée 
Scriptural  cursus  completus  de  Migne,  Paris,  1839,  t.  i, 
col.  265-290;  R.  Simon,  Histoire  critique  du  Vieux  Testa- 
ment, Rotterdam,  1685, 1.  I,  c.  xxiv  sq.,  p.  131-159;  Harris, 
The  rise  tuid  developmenl  of  the  Massorah,  da  nsTTie  Jewish 
Quarlerlu  Review,  18MI,  t.  i,  p.  128-142;  223-257;  Strack, 
Prolegomena  critica  in  Vêtus  Testamentum  hebr.,  Leipzig, 
1873;  Blau,  Masoretische  L'ntersuchungen,  Strasbourg, 
1891,  et  Massoretic  Studies,  dans  The  Jew.  Quart.  Review, 
1896,  t.  vm,  p.  343-359;  1897,  t.  ix,  p.  122-144,  471-490; 


Ginsburg,  Introduction  to  the  massoretico-critical  édition  of 
the  llebrcw  Bible,  Londres,  1897  :  I.  La  forme  extérieure  du 
texte,  IL  Le  texte  lui-même...  La  Massore,  son  origine  et 
son  développement.  Histoire  et  description  des  manuscrits. 
Histoire  du  texte  imprimé;  Ehrentreu,  Untersuchungcn  ùber 
die  Massora,  ihre  geschichtlichc  Entwicklung  und  iliren  (leist, 
Hanovre,    1925. 

3°  Éditions  du  texte  avec  la  Massore.  —  Jacob  ben-Chayim, 
Venise,  1524-1525,  édition  princeps  en  quatre  volumes  in- 
folio, le  texte  avec  une  partie  seulement  de  la  Massore, 
les  targums  d'Onkelos  et  de  Jonathan  et  les  commentaires 
de  Raschi,  Aben-Ezra,  David  Kimchi,  R.  Levi  ben-Gerson, 
Moïse  Kimchi  et  Saadia,  première  édition  avec  en  marge 
les  qerâïn   et  les  sebirin.  Édition  type  de  toutes  les  autres. 

De  nos  jours  :  A.  Hahn,  Biblia  hebraica  secundum  edi- 
tiones  Jos.  Athise,  Joannis  Leusden,  Io.  Simonis  aliorumque, 
imprimis  E.  van  der  Ilooght...,  1875,  avec  explication  de  la 
Massore;  nouvelle  édition,  Leipzig,  1893;  Baer  (et  De- 
litzsch),  Leipzig,  1869  sq.,  notes  critiques  pour  l'établisse- 
ment du  texte,  séries  de  notations  massorétiques  avec 
explications;  Chr.  D.  Ginsburg,  Massoretico-critical  text  of 
the  hebrew  Bible,  1894;  1'  édit.  1906,  texte  de  l'édition 
Jacob  ben-Chayim,  divisions  selon  les  anciens  chapitres 
massorétiques  (sedarirn),  qerâïn  etsebirin,  variantes  margi- 
nales des  anciens  codices-types  cités  dans  la  Massore  elle- 
même,  aujourd'hui  perdus,  variantes  autorisées  par  les 
manuscrits  et  les  anciennes  versions,  leçons  des  écoles 
orientales  et  occidentales;  quelques  leçons  des  anciennes 
versions  non  autorisées  par  les  manuscrits... 

4°  Éditions  de  la  Massore.  —  Frensdorff,  Die  Massora 
magna,  première  partie  seulement  :  Masoretisches  Wôrter- 
buch  oder  die  Masora  in  alphabetischer  Ordnung,  Hanovre 
et  Leipzig,  1876;  Chr.  D.  Ginsburg,  The  Massorah  compiled 
from  manuscripts,  alphabetically  and  lexicalhj  arranged, 
4  vol.  in-fol.,  1880-1905.  L    Bigot. 

MASSOULIÉ  Antonin  (1632-1706),  né  à  Tou- 
louse, le  28  octobre  1632,  prit  l'habit  de  saint  Domi- 
nique le  21  avril  1647.  Il  fut  prieur  du  noviciat,  puis 
provincial  pour  la  province  de  Toulouse;  le  P.  Cloche 
l'appela  à  Rome  en  1687,  et  il  devint  assistant  général; 
il  occupa  cette  fonction  jusqu'à  sa  mort  le  22  janvier 
1706.  En  1697,  il  fut  chargé  d'examiner  le  livre  de 
Fénelon  sur  les  Maximes  des  saints  (Œuvres  de  Féne- 
lon,  édit.  de  Saint-Sulpice,  1851,  t.  ix,  p.  249,  269,  270, 
287,    323,    324). 

Le  premier  écrit  du  P.  Massoulié  a  pour  titre  : 
Méditations  de  saint  Thçmas  sur  les  trois  voies  purga- 
tive, illuminative  et  unitive,  pour  les  exercices  de  dix 
jours,  avec  la  pratique  des  méditations  du  même  saint 
Thomas,  ou  Traité  des  vertus,  dans  lequel  les  actes  des 
principales  vertus  sont  expliqués  en  particulier,  in-12, 
Toulouse,  1678;  2  vol.  in-12,  Toulouse,  1700,  1703 
(Journal  de  Trévoux  de  mars  1704,  p.  366-374).  Ces 
méditations  sont  parfois  très  touchantes  et  certaines 
considérations  très  profondes,  spécialement  sur 
l'amour  de  Dieu  qui  est  une  source  de  grandes  lumiè- 
res. L'ouvrage  capital  du  P.  Massoulié  est  le  Divus 
Thomas,  sui  inlerpres,  de  divina  motione  et  libcrlate 
creata,  2  vol.  in-fol.,  Rome,  1692,  2e  édit.,  1707-1709, 
dédié  à  Innocent  X.  La  première  dissertation  étudie 
la  motion  divine  dans  l'ordre  naturel;  la  deuxième 
étudie  la  liberté  créée  et  spécialement  la  liberté  d'in- 
différence et  la  conciliation  de  la  liberté  avec  la  motion 
divine;  la  troisième  dissertation  étudie  la  motion 
divine  dans  l'ordre  de  la  grâce,  la  grâce  suffisante  et  la 
grâce  efficace;  enfin  la  quatrième  étudie  la  motion 
divine  dans  l'état  d'innocence.  Dans  cet  écrit,  Mas- 
soulié montre  que  la  théorie  de  la  prémotion  physique 
n'est  point  une  invention  de  Banez,  comme  le  pré- 
tendent les  adversaires  de  cette  thèse,  et  toute  la 
seconde  partie  du  t.  n  combat  les  théories  de  Jansé- 
nius,  examine  les  cinq  propositions  et  montre,  contre 
l'évêque  d'Ypres,  que  la  grâce  d'Adam  et  des  anges 
était  une  grâce  efficace  par  elle-même  et  une  motion 
divine,  comme  la  grâce  actuelle  accordée  aux  hommes 
(Journal  de  Trévoux  de  septembre  1712,  p.  1536- 
1569).    L'ouvrage    fut    attaqué    par    la    Faculté    de 


279 


MASSOULIE 


MASSUET 


280 


Douai  en  1722,  mais  l'affaire  fui  portée  à  Rome  et 
l'écrit  fut  approuvé  le  18  juillet  1729. 

Le  P.  Massoulié  combattit  aussi  le  quiétisme  dans 
un  Traité  de  la  véritable  oraison,  où  les  erreurs  des  quié- 
tistes  sont  réfutées  et  les  Maximes  des  Saints  sur  la 
vie  intérieure  sont  expliquées  selon  les  principes  de 
saint  Thomas,  in-12,  Paris,  1699.  L'ouvrage  est  dédié 
à  Noailles  dont  le  P.  Massoulié  fait  l'éloge.  Dans  cet 
écrit,  composé  avant  l'affaire  de  Fénelon,  dont  il 
connaissait  cependant  le  livre,  il  attaque  les  thèses 
de  l'archevêque  de  Cambrai  qui  se  plaint  avec  quelque 
vivacité  (Lettre  à  Chanterac,  2  janvier  1699,  dans 
Œuvres  de  Fénelon,  édit.  de  Saint-Sulpice,  1851, 
t.  ix,  p.  638,  639).  Massoulié  compléta  son  travail  dans 
le  Traité  de  l'amour  de  Dieu  où  la  nature,  la  pureté  et 
la  perfection  de  la  charité  sont  expliquées  selon  les 
principes  des  Pères,  surtout  de  saint  Thomas,  in-12, 
Paris,  1703  (Journal  des  Savants  du  12  novembre  1703, 
p.  580-585  et  Mémoires  de  Trévoux  de  février  1704, 
p.  268-289).  Ajoutons  enfin  que  le  P.  Massoulié 
publia  un  Supplément  à  la  théologie  de  l'esprit  et  du 
cœur  que  le  P.  Contenson  avait  laissée  inachevée. 

Michaud,  Biographie  universelle,  t.  xxvh,  p.  239;  Moréri, 
Le  grand  dictionnaire  historique,  édit.  1759,  t.  vn,  p.  328- 
329;  Feller,  Biographie  universelle,  édit.  Perennès,  1842, 
t.  vm,  p.  249;  Richard  et  Giraud,  Èibliolhèque  sacrée, 
t.  XVI,  p.  286-288;  Quétif-Echard,  Scriptores  Ordinis  Prœ- 
dicatorum,  t.  n,  col.  769-770  et  827-829;  Touron,  Histoire 
des  hommes  illustres  de  l'Ordre  de  saint  Dominique,  1749, 
t.  v,  p.  751-773;  P.  Mortier,  Histoire  des  maîtres  généraux  de 
l'Ordre  des  Frères  Prêcheurs,  Paris,  1914,  t.  vn,  p.  258-264; 
Coulon,  Scriptores  Ordinis  Pnedicalorum,  fasc.  i,  1910, 
p.  74-79;  Raissons,  Vie  d'Antonin  Massoulié  dominicain, 
in-4°,  Paris,  1717;  Dupin,  Bibliothèque  des  auteurs  ecclé- 
siastiques du  XVIIe  siècle,  t.  IV,  p.  460-472;  Dictionnaire  des 
auteurs  ecclésiastiques,  4  vol.  in-8°,  Lyon,  1767,  t.  in,  p.  179- 
180;  Supplément  au  Nécrologe  des  plus  célèbres  défenseurs 
et  confesseurs  de  la  vérité  des  XVIIe  et  XVIIIe  siècles,  in-12, 
s.  1.,  1763,  p.  15-16;  Biographie  toulousaine,  Paris,  1823, 
t.  n,  p.  29-30;  Hurter,  Nomenclator,  3e  édit.,  t.  iv,  col.  663- 
665;  Kirchenlexicon,  t.  vm,  col.  977-978. 

J.  Carreyre. 

MASSUET  René  (1665-1716),  naquit  à  Saint- 
.Ouen  de  Mancelles,  près  de  Bernay,  diocèse  de 
Lisieux,  le  3  août  1665;  il  fit  profession  chez  les 
bénédictins  à  Notre-Dame  de  Lire,  le  20  octobre  1682; 
puis  il  enseigna  la  philosophie  à  l'abbaye  du  Bec  et 
la  théologie  à  l'abbaye  Saint-Étienne  de  Fécamp.  Il 
étudia  particulièrement  la  théologie  positive  et  tra- 
vailla à  achever  l'œuvre  de  Mabillon  et  de  Ruinart. 
Il  mourut  à  Saint-Germain-des-Prés,  le  19  jan- 
vier   1716. 

Le  P.  Massue t  a  publié  la  Lettre  d'un  ecclésiastique 
au  R.  P.  E.  L.  J.  (Etienne  Langlois,  J.)  sur  celle  qu'il 
a  écrite  aux  R.  P.  Bénédictins  de  la  Congrégation  de 
Sainl-Maur  touchant  le  dernier  tome  de  leur  édition  de 
saint  Augustin,  in-4°,  Osnabriick,  1699.  Les  invecti- 
ves grossières  qu'on  trouve  à  la  fin  de  cet  écrit  ne 
sont  pas  l'œuvre  de  Massuet  (sur  cette  affaire,  voir 
Ingold,  Histoire  de  l'édition  bénédictine  de  saint 
Augustin,  in-8°,  Paris,  1903).  Puis  il  écrivit  une  Lettre 
à  M.  l'évéque  de  Bayeux  sur  son  mandement  du  5  mai 
1707,  portant  la  condamnation  de  plusieurs  propositions 
extraites  des  thèses  soutenues  par  les  R.  P.  Bénédictins 
de  la  Congrégation  de  Sainl-Maur  de  l'abbaye  Saint- 
Étienne  de  Caen,  in-12,  La  Haye,  1708;  dans  cette 
lettre,  datée  du  3  janvier  1708,  Massuet  veut  montrer 
que  les  propositions  censurées  par  M.  de  Nesmond 
sont  parfaitement  exactes.  Mais  le  travail  capital  du 
P.  Massuet  est  l'édition  des  œuvres  de  saint  Irénée 
qui  a  pour  titre  :  Sancti  Irensei  episcopi  Lugdunensis 
et  martyris  delectionis  et  eversionis  falso  cognominatœ 
agnitionis,  seu  contra  hœreses  libri  quinque...,  in-fol., 
Paris,  1710  (Journal  des  Savants  du  19  janvier  1711, 
p.  29-32,  et  Mémoires  de  Trévoux  d'avril  1711,  p.  557- 


581);  une  préface  et  trois  discrtations  préliminaires 
étudient  tout  ce  qui  se  rapporte  à  saint  Irénée  : 
histoire  des  hérésies,  vie  et  doctrine  du  saint,  parti- 
culièrement au  sujet  des  mystères  de  la  Trinité  et  de 
l'Incarnation,  du  péché  originel,  de  la  grâce  et  des 
sacrements.  Massuet  examine  toutes  les  éditions 
antérieures,  les  discute  et  présente  le  texte  le  plus  pur; 
il  éclaircit  et  explique,  par  des  notes,  les  passages 
difficiles.  Il  fit  cette  édition  nouvelle  pour  réfuter 
les  erreurs  propagées  par  E.  Grabe,  d'Oxford,  le 
dernier  éditeur  d' Irénée.  Grabe  avait,  dit-on,  préparé 
une  réponse  qui  n'a  pas  été  imprimée  :  Irenseus  ad 
novam  edilionem  inslruclus  ac  ad  dejensionem  contra 
Massuelum  paralus.  Le  Cerf  de  la  Viéville  a  longue- 
ment étudié  le  travail  de  Massuet,  Bibliothèque  histo- 
rique et  critique  des  auteurs  de  la  Congrégation  de 
Saint- Maur,  p.  329-340. 

Quelque  temps  après,  Massuet  publia  le  tome  v 
des  Annales  O.  S.  B.,  in-fol.,  1713,  avec  quelques  addi- 
tions à  l'œuvre  de  Mabillon;  dans  sa  préface,  Massuet 
donne  un  abrégé  de  la  vie  de  Mabillon  et  de  celle  de 
Ruinart,  ses  deux  prédécesseurs,  qu'il  défend  contre 
certaines  attaques;  il  fit  aussi  quelques  recherches 
pour  le  tome  vi.  Enfin  le  tome  xm  des  Amœnitates 
littcrariœ  de  Schelhorm,  Francfort,  1730,  donne  cinq 
lettres  de  Massuet  au  bénédictin  allemand,  Bernard 
Pez;  ces  lettres  contiennent  surtout  des  nouvelles 
littéraires,  mais  elles  montrent  les  relations  que  Mas- 
suet entretint  avec  quelques  chefs  du  parti  jansé- 
niste. 

Massuet  a  laissé  quelques  ouvrages  inédits  que  l'on 
trouve  à  la  Bibliothèque  nationale  :  mss.  français, 
17  260,  17  680,  19  664  et  18  817;  ce  dernier  ms. 
contient  les  Annales  de  Saint-Germain-des-Prés, 
œuvre  de  Ruinart  jusqu'en  1709,  et  de  Massuet  à 
partir  de  1709.  Mais  le  travail  inédit  le  plus  intéres- 
sant de  Massuet  est  assurément  celui  que  signale 
Tassin.  Durant  toute  sa  vie,  Massuet  étudia  les  œuvres 
de  saint  Jean  Chrysostome  et  il  composa  un  gros  in- 
folio, intitulé  :  Augustinus  grœcus,  dans  lequel  il 
avait  recueilli  de  nombreux  textes  de  ce  Père  où  la 
gratuité  et  l'efficacité  de  la  grâce  sont  mises  en  relief. 
Les-  jansénistes  ont  puisé  à  pleines  mains  dans  ce 
travail  de  Massuet  pour  rédiger  leur  livre  des  Hexa- 
ples,    8    vol.,    in-4°. 

Michaud,  Bibliographie  universelle,  t.  xxvn,  p.  239,  240; 
Hœfer,  Nouvelle  biographie  générale,  t.  xxxiv,  col.  217; 
Quérard,  La  France  littéraire,  t.  v,  p.  613-614;  Moréri,  Le 
grand  dictionnaire  historique,  édit.  1759,  t.  vn,  p.  329  et 
Suppl.,  t.  n,  p.  85;  Feller,  Biographie  universelle,  édit. 
Perennès,  1842,  t.  vm,  p.  250;  Richard  et  Giraud,  Biblio- 
thèque sacrée,  t.  xvi,  p.  288-  289;  Tassin,  Histoire  littéraire 
de  la  Congrégation  de  Saint-Maur,  in-4°,  Paris  et  Bruxelles, 
1770,  p.  375-379  et  François,  Bibliothèque  générale  des  écri- 
vains de  l'Ordre  de  saint  Benoit,  4  vol.  in-4°,  Bouillon,  1777, 
t.  n,  p.  216-219  (même  texte  que  Tassin);  Le  Cerf  de  la  Vié- 
ville, Bibliothèque  historique  et  critique  de  la  Congrégation 
de  Saint-Maur,  in-12,  La  Haye,  1726,  p.  327-344;  Nécrologe 
des  plus  célèbres  défenseurs  et  confesseurs  de  la  vérité  du 
XVIIIe  siècle,  Ve  partie,  in-12,  Paris,  1760,  p.  33-34;  Nou- 
velles ecclésiastiques,  du  9  janvier  1740,  p.  8;  Dictionnaire 
historique  des  auteurs  ecclésiastiques,  4  vol.  in-8°,  Lyon, 
1767,  t.  m,  p.  180;  Bouillot,  Biographie  ardennaise,  2  vol. 
in-8°,  Paris,  1830,  t.  n,  p.  190-197;  Vanel,  Les  bénédictins 
de  Saint- Germain  des  Prés  et  les  savants  lyonnais,  d'après 
leur  correspondance,  in-8°,  Paris,  1894,  p.  289-365,  et  Nécro- 
loge des  religieux  de  la  Congrégation  de  Saint-Maur,  décédés 
à  l'abbaye  de  Saint-Germain-des-Prés,  in-4°,  Paris,  1896, 
p.  108-111  ;  Th.  Lebreton.fîi'offrap/ii'e  normande,  3  vol.  in-8°, 
Rouen,  1856-1861,  t.  m,  p.  54;  Frère,  Manuel  du  biblio- 
graphe normand,  ou  Dictionnaire  bibliographique-  et  histo- 
rique, 2  vol.  in-8°,  Rouen,  1860,  t.  n,  p.  289;  Oursel,  Nou- 
velle biographie  normande,  2  vol.  in-8°,  Paris,  18S6,  t.  n, 
p.  245;  Hurter,  Nomenclator,  t.  iv,  col.  827-829;  Kirchen- 
lexicon, t.  vm,  col.  978-979. 

J.  Carreyre. 


2S1 


MASTRIUS    DE    MELDOLA    —   MATERIALISME    ET    MONISME 


282 


MASTRIUS  DE  MELDOLA  des  frères 
mineurs  conventuels  (1602-1673).— -  Barthélémy  Mas- 
trius naquit  à  Meldola,  en  1602.  Il  avait  achevé 
ses  cours  de  littérature  et  de  logique  et  commencé 
ses  études  de  philosophie,  lorsque,  vers  l'âge  de 
quinze  ans,  il  demanda  son  entrée  dans  l'ordre  des 
frères  mineurs  conventuels.  Il  prit  l'habit  à  Césène,  le 
26  novembre  1617.  Après  sa  profession,  il  fut  envoyé  à 
Bologne.  Tout  en  étudiant  les  sciences  philosophiques 
et  théologiques,  il  ne  négligea  point  les  lettres  et 
composa  un  poème  en  l'honneur  de  saint  Bonaventure. 
Le  2S  septembre  1621,  il  était  fait  bachelier,  et  en 
1623  le  ministre  général  l'appelait  à  la  charge  de 
maître  des  études  à  Parme,  puis  l'envoyait  de  nouveau 
à  Bologne.  Mastrius  ne  demeura  point  longtemps  dans 
celte  ville.  Il  partit  la  même  année  pour  Naples  où  il 
étudia  sous  la  direction  du  P.  Joseph  de  Trapani, 
théologien  scotiste  qui,  le  premier,  en  analysant  la 
doctrine  de  Duns  Scot  sur  la  prédestination  et  le 
concours  divin,  crut  y  découvrir  la  théorie  des  décrets 
concomitants,  système  intermédiaire  entre  le  moli- 
nisme  et  le  sentiment  de  Baiïez.  Mastrius  adopta 
entièrement  les  idées  de  Trapani  et  les  soutint  tou- 
jours. Franchini,  Bibliosofia  e  memorie  letlerarie  di 
Scriltori  Francescani  Convenluali  ch'  hanno  scritto 
dopo  Vanno  1585,  Modène,  1693,  p.  81-100;  P.  Minges, 
O.  F.  M.,  Duns  Skotus  und  die  thomislisch-molinis- 
(ischen  Kontroversen,  dans  les  Franziskanische  Studien, 
Munster,  1920,  t.  vn,  p.  14-29.  En  1625,  il  devint 
étudiant  au  collège  Saint-Bonaventure  établi  à  Rome 
par  Sixte-Quint.  Là,  il  se  lia  d'amitié  avec  Bonaventure 
Bellutus  de  Catane  et  fit  le  projet  de  rédiger  avec 
lui  un  cours  complet  de  philosophie  selon  le  système 
de  Duns  Scot.  Franchini,  loc.  cit.,  p.  111-113;  Hurter, 
S.  J.,  Xomenclator,  3e  édit.,  t.  iv,  col.  20;  Vincenzo 
di  Giovanni,  Sioria  délia  Filosofla  in  Sicilia,  Païenne, 
1873,  t.  r,  p.  144-146.  Le  doctorat  obtenu,  Mastrius  et 
Bellutus  se  mirent  à  l'œuvre  et,  au  cours  de  leur 
enseignement  à  Césène,  Pérouse  et  Padoue,  préparè- 
rent leur  grand  ouvrage.  Ils  commencèrent  par  publier 
les  Disputationes  in  libris  Physicorum,  Venise,  1637. 
Le  succès  fut  considérable.  D'autres  volumes  se  succé- 
dèrent rapidement  :  In  libros  Aristotelis  de  generationc 
et  corruptione,  Venise,  1640;  In  libros  de  cœlo  et  mundo, 
Venise,  1640;  In  libros  de  anima,  Venise,  1643;  In 
Organum  Aristotelis  disputationes  logicales,  2e  édit., 
Venise,  1646.  Lorsque  Bellutus  dut  se  séparer  de 
Mastrius  et  retourner  en  Sicile,  l'ouvrage  était  presque 
terminé.  Mastrius  l'acheva  en  composant  ses  Dispu- 
tationes in  XII  libros  Metaphysicse,  Venise,  1646-1647, 
dont  le  second  volume  fut  dédié  au  pape  Innocent  X. 
Ces  divers  écrits,  plusieurs  fois  imprimés  séparément, 
furent  réunis  dans  les  éditions  complètes  de  Venise, 
1678,  1688.  Dans  l'élaboration  de  cette  œuvre  très 
considérable,  des  divergences  de  vue  étaient  inévita- 
bles; aussi  Mastrius  eut-il  à  soutenir  de  vives  contro- 
verses avec  Matthieu  Ferchi,  Scolus  et  Scolistœ  Bellu- 
tus et  Mastrius  expurgati  a  querelis  Ferchianis,  Ferrure, 
1650.  D'autres  disciples  célèbres  de  Duns  Scot, 
Alexandre  Rossi  de  Lugo,  Mgr  Pavazzi,  évêque  de 
Ferrare,  le  P.  Pontelongho  de  F'aenza  et  surtout  Jean 
Ponce,  lecteur  de  philosophie  du  collège  Saint- Isidore 
de  Rome  et  professeur  au  Collège  romain,  discutèrent 
aussi  plus  d'une  fois  ses  idées.  Mastrius  se  disposait 
à  composer  un  cours  de  théologie  selon  Duns  Scot, 
lorsqu'il  fut  élu  ministre  provincial  de  Bologne,  le 
11  septembre  1647.  Son  triennat  d'office  achevé,  il 
reprit  son  œuvre.  Le  Commentaire  sur  le  premier 
livre  des  Sentences  de  Duns  Scot,  dédié  au  Card.  Albizzi, 
parut  en  1655,  celui  sur  le  second  livre  en  1659. 
Mastrius  fit  hommage  de  ce  dernier  écrit  au  pape 
Alexandre  VII.  Suivirent  bientôt  le  troisième  et  le 
'  "latrième  livre,  Venise,  1661.  En  1662,  Mastrius  était 


nommé  temporairement  vicaire  général  des  conven- 
tuels en  Italie,  mais  cette  charge  ne  l'empêcha  point 
de  préparer  son  dernier  grand  ouvrage  :  Thcologia 
moralis  ad  menlem  S.  Bonaventuree  et  Scoli,  Venise, 
1671.  Sans  contredit  «  Mastrius  et  Bellutus  sont  au 
premier  rang  parmi  les  grands  défenseurs  de  la  doc- 
trine du  Docteur  Subtil,  et  peu  de  théologiens  du 
xvne  siècle  leur  sont  comparables  ».  P.  Dominique  de 
Caylus,  O.  M.  C,  Merveilleux  épanouissement  de 
l'École  scotiste,  dans  Études  francisacines,  Paris, 
1911,  t.  xxv,  p.  633.  Mastrius  mourut  à  Meldola  en 
janvier  1673.  Saint  Jean  de  Cupertino,  qui  le  con- 
naissait bien,  l'avait  toujours  encouragé  dans  ses 
travaux  théologiques. 

Bona ventura  Theulus,  Triumphus  Seraphicus  collegii 
S.  Bonaventanc,  Velletri,  1655,  p.  59,  60;  Sbaralea,  Sapple- 
menturn  ad  Scriptores,  Rome,  1806,  p.  118. 

E.   Longpré. 

MASTROFINI  Marc,  ecclésiastique  italien 
(1763-1845).  —  Né  à  Monte-Compatri,  près  Rome,  il 
fut  ordonné  prêtre  en  1786,  et  professa  longtemps  la 
philosophie  et  les  mathématiques  au  collège  de 
Frascati.  L'ensemble  de  son  œuvre  qui  est  considé- 
rable ressortit  plutôt  à  la  littérature  et  à  la  philologie, 
nombreuses  traductions  italiennes  d'auteurs  classiques; 
dictionnaire  des  verbes  italiens;  pièces  poétiques  sur 
l'Ancien  et  le  Nouveau  Testament;  ou  à  la  mathéma- 
tique, Amplissimi  Irutti  da  raccogliersi  ancora  sul 
calendario  gregoriano,  Rome,  1834.  Mais  le  professeur 
s'égara  aussi  dans  la  théologie;  il  fit  paraître  en  1816 
une  Melaphysica  sublimior  de  Deo  trino  et  uno,  in-8°, 
où  il  voulait  démontrer  par  la  seule  raison  l'existence 
du  mystère  de  la  Sainte-Trinité.  Voir  Franzelin,  De 
Deo  trino,  4e  t  dit.,  p.  256-260.  Cet  ouvrage  suscita  de 
graves  embarras  à  l'auteur  et  resta  inachevé.  — 
Autres  écrits  :  Le  usure,  libri  III,  Rome,  1831, 
L'anima  umana  e  i  suoi  stati,  1842. 

G.  Gazola,  Memorie  de  M.  Mastrofini,  Rome,  1845; 
Hœfer,  Nouvelle  biographie  générale,  t.  xxxiv,  col.  221  ; 
Hurter,  Nomcnclalor,  3e  édit.,  t.  v  a,  col.  1188. 

É.   Amann. 

MASUCCI  Antoine,  né  à  Naples  vers  1625, 
entra  jeune  encore  chez  les  mineurs  conventuels  de 
sa  ville  natale  et  se  fit  bientôt  un  nom  parmi  les  lettrés 
de  son  temps.  Il  n'était  âgé  que  de  cinq  lustres,  pour 
parler  comme  lui,  quand  sur  de  pressantes  instances 
il  fit  imprimer  un  volume  de  Panegirici  sacri,  in-4°, 
Naples,  1650.  Inscrit  à  YAcademia  degli  erranti, 
Masucci  paraît  s'être  donné  à  la  littérature  plus 
qu'aux  études  théologiques,  dans  lesquelles  cependant 
il  se  fit  apprécier  par  le  Joan.  Calvinus  expugnatus, 
ceterique  recentiores  hwrelici  pro/ligati,  dont  le  t.  Ier 
parut  seul,  in-4°,  Naples,  1680.  Le  second  tome 
demeura  manuscrit,  ainsi  que  d'autres  ouvrages, 
par  suite  de  la  mort  de  l'auteur,  en  1682. 

Franchini,  Bibliosofia  e  memorie  letlerarie  di  seritlori 
francescani  convenluali,  Modène,  1693;  Hurter,  Nomcn- 
clalor, 3°  édit.,  t.  iv,  col.  120;  Jean  de  Saint-Antoine,  Biblio- 
theca  universa  franciscana,  Madrid,  1732-1733;  Toppi, 
Biblioteca  neapolilana,   Naples,   1678. 

P.   Edouard  d'Alençon. 

MATÉRIALISME  ET  MONISME—  Le 
matérialisme  rigoureux  et  conséquent  est  peut-être 
aussi  rare  que  l'athéisme.  Une  double  réalité  s'impose, 
en  effet,  à  l'expérience  extérieure  et  intérieure  :  les 
corps  étendus,  mobiles,  soumis  à  des  lois,  et  la  pensée, 
la  conscience;  la  matière  est  même  inévitablement, 
pour  nous,  une  synthèse  de  sensations  et  d'idées, 
puisque  c'est  notre  seule  manière  de  l'appréhender. 
D'où  l'inextricable  difficulté  du  matérialisme  pour 
présenter  un  système  bien  homogène  et  précis.  Mani- 
festement l'étendue  et  le  mouvement  ne  peuvent 
être  la  condition  suffisante  de  l'univers  total,  physique 


283 


MATERIALISME    ET    MONISME,   GÉNÉRALITÉS 


284 


et  moral  ;  cette  conception  et  le  donné  complexe  ne 
s'ajustent  pas  :  d'où  les  amendements,  les  corrections 
qu'il  a  fallu  y  ajouter,  sans  oublier  un  certain  vague 
opportun  dans  les  définitions  des  matérialistes. 

S'il  était  permis  de  ramener  à  un  schème  trop  sim- 
plifié les  phases  principales  du. système,  on  pourrait 
distinguer  :  1.  le  matérialisme  ancien,  qui  tend  à 
expliquer  le  monde  par  des  atomes  de  forme  diffé- 
rente, qui  par  hasard  s'entrechoquent  et  s'accrochent; 
2.  le  matérialisme  moderne,  qui  voit  dans  la  nature 
comme  une  mécanique  savante  et  dans  la  pensée 
autre  chose  que  du  mouvement,  mais  un  parasite 
sans  efficacité;  3.  le  monisme  qui  prétend  que  la 
matière  et  la  conscience  furent  éternellement  consub- 
stantielles,  en  quelque  sorte  :  c'est  la  forme  moderne 
du  vieil  hylozoïsme. 

Ces  trois  points  de  vue  sont  d'ailleurs,  en  fait,  assez 
mal  délimités;  parfois  ils  paraissent  mêlés;  ou  bien 
encore  l'accent  est  mis  de  manière  différente;  mais 
généralement  la  matière  garde  le  rôle  principal,  sauf 
chez  certains  monistes  plus  ou  moins  idéalistes. 

I.  Généralités.  II.  Histoire  du  matérialisme 
(col.  288).  III.  Appréciation  critique  (col.  298). 
IV.  Le  monisme  (col.  315).  V.  Appréciation  critique 
(col.  330). 

I.  Généralités.  —  Le  matérialisme  est  un  système 
métaphysique  qui  réduit  toute  réalité  aux  éléments 
étendus  de  notre  corps  et  des  corps  étrangers. 

Il  convient  de  le  distinguer  de  l'utilitarisme  pra- 
tique, où  les  intérêts  de  l'esprit  sont  sacrifiés  à  ceux 
de  la  chair,  non  moins  que  de  systèmes  généraux  qui 
le  favorisent  ou  même  qu'il  paraît  lui-même  amorcer, 
comme  l'empirisme,  le  mécanisme,  le  positivisme, 
l'évolutionnisme,  le  panthéisme,  etc.  Le  matérialisme 
le  plus  radical  ne  serait  autre  chose  que  le  système 
cartésien  vidé  de  tout  spiritualisme  :  l'étendue  géomé- 
trique et  le  mouvement  éternel,  reçu  par  chocs,  défi- 
'niraient  toute  réalité.  Mais  la  pensée  n'a  pu  s'y  tenir. 

1°  Les  mobiles  du  matérialisme.  —  Ce  sont  les  don- 
nées sensibles  qui  longtemps  ont  accaparé  l'attention 
des  humains  comme  elles  retiennent  longtemps  encore 
celle  de  l'enfant.  Cette  vieille  habitude  pèse  sur  la 
pensée,  il  faut  remonter  le  courant  pour  la  juger,  se 
demander  si  elle  nous  abuse  :  combien  préfèrent  y 
céder  I 

Il  y  a  plus.  Le  monde  des  formes  et  des  couleurs 
garde  un  air  d'accessibilité  immédiate,  une  absence 
apparente  de  mystère  qui  donne  confiance  et  engage 
l'intelligence  à  la  suite  des  sens.  Naturellement  nous 
imaginons  toutes  choses  sous  la  forme  de  particules 
mobiles;  le  spiritualiste  lui-même  se  doit  faire  vio- 
lence pour  ne  pas  se  figurer  la  substance  comme  un 
noyau  solide,  et  les  passions  de  l'âme  comme  des  chan- 
gements de  place.  Une  inclination  naturelle  nous 
invite  à  accueillir  une  métaphysique  d'imagination. 
Le  fait  constant  de  l'intime  interdépendance  du 
physique  et  du  moral  nous  expose  à  faire  dépendre 
tout  simplement  le  second  du  premier.  Parler  à  la 
foule  de  réalités  invisibles,  sans  couleur  ni  forme,  c'est 
risquer  fort  d'être  peu  compris;  le  monde  spirituel  lui 
fait  volontiers  l'effet  de  songe  creux  ou  de  lieux-com- 
muns à  l'usage  des  curés.  La  foule  a  sous  les  yeux  les 
progrès  indéniables  des  sciences  physiques  et  de 
leurs  applications  pratiques  depuis  un  siècle,  com- 
ment hésiterait-elle? 

Un  autre  mobile  qui  favorisa  le  matérialisme,  c'est 
le  radicalisme  politique.  Des  monarchies  et  des  démo- 
craties ont  cru  trouver  en  lui  un  allié  dans  leurs  luttes 
pour  s'émanciper  de  toute  tutelle  religieuse,  pour  la 
sécularisation  de  l'Etat.  En  1848,  au  cours  de  discus- 
sions politico-religieuses  au  parlement  de  Francfort, 
Karl  Vogt  clame  que  toute  Église  constitue  un  obstacle 
à  la  civilisation.  Chez  nous,  le  physiologiste  Paul  Bert 


n'est  pas  exempt  de  mobiles  de  ce  genre.  Cf.  Cardinal 
Gonzalez,  llisl.  de  la  philos.,  t.  iv,  p.  226. 

Chez  les  savants,  une  certaine  conception  du  rôle 
de  l'intelligence,  depuis  la  Renaissance,  n'a  pas  peu 
contribué  à  renforcer  cette  prédisposition  naturelle. 
Le  souci  de  la  clarté  avant  tout,  mais  d'une  clarté 
sensible  et  imaginative,  les  a  engagés  à  se  complaire 
dans  le  visible,  le  solide,  l'événement  sensible  qui 
toujours  se  répète  le  même  et  représente,  dans  les 
faits,  la  constance  et  la  loi.  Poussés  dans  cette  voie, 
par  ce  mobile  autant  que  par  des  raisons  mises  en 
avant,  pleins  d'horreur  pour  le  changement  réel,  la 
nouveauté  véritable,  qui  jamais  ne  se  relie  clairement 
à  l'ancien  état,  pleins  de  mépris  pour  le  dynamisme  qui 
oriente  les  êtres,  chacun  selon  son  espèce,  mais  qui 
n'est  pas  clair,  pas  mesurable,  ils  ont  exorcisé  la 
qualité,  principe  de  continuité,  de  progrès,  pour  ne  plus 
conserver  que  des  quantités  qui  s'échangent.  Or,  seule 
la  matière  offre  ces  déplacements  clairs  dans  l'es- 
pace, ces  changements  de  lieu,  ces  enveloppements 
et  ces  désenveloppements,  ces  échanges  de  mouve- 
ments mesurables  qui  vont  se  répétant  et  constitue- 
raient l'unité,  l'homogénéité  foncière  des  différentes 
forces  physiques.  Voici  donc  enfin  que  le  calcul  ma- 
thématique va  pouvoir  féconder  à  l'infini  les  sciences 
physico-chimiques  et  biologiques  :  quels  espoirs  sem- 
blent s'ouvrir,  à  la  condition  de  s'en  tenir  à  la  ma- 
tière seule  !  Cf.  Bergson  :  L'évolution  créatrice,  p.  237  sq. 

On  semble  délivré  de  plusieurs  mystères  que  le 
spiritualisme  traînerait  lourdement.  Si  la  matière  n'est 
point  éternelle,  si  elle  ne  possède  pas  en  elle-même  sa 
raison  d'être,  on  se  heurte  à  une  grosse  difficulté  :  la 
création.  Comment  comprendre  le  passage  du  néant 
à  l'être?  Comment  concevoir,  qu'un  vouloir  divin  a 
fait  ce  passage,  créé  le  monde?  Comment  se  faire  une 
idée  nette  des  rapports  entre  Dieu,  infini,  spirituel, 
parfait,  transcendant  et  l'univers  fini,  matériel?  Mais 
surtout  comment  s'expliquer  la  présence  du  mal  phy- 
sique et  moral  dans  l'œuvre  du  Tout-Puissant  et  du 
Tout-Bon?  Souffrances  des  animaux  qui  s'entre- 
dévorent,  maladies  ou  infirmités  affreuses  chez 
l'homme,  extrême  lenteur  de  celui-ci  à  s'élever  mora- 
lement :  quels  mystères!  Au  contraire  dans  le  système 
unitaire  du  monde,  tout  paraît  simple  et  clair. 

Que  dire  encore  des  mobiles  d'ordre  pratique  qui 
solliciteront  toujours  l'humaine  lâcheté  dans  le  sens 
d'une  doctrine  commode,  en  laquelle  s'évanouissent 
l'obligation  et  la  responsabilité  morales,  le  souci  des 
jugements  de  Dieu! 

Les  théories  matérialistes,  même  de  très  bonne  foi, 
procèdent  donc  aussi  de  mobiles,  étrangers  en  partie  à 
la  science  pure  ou  à  la  raison;  ces  dispositions  subjec- 
tives préparent  mal  à  une  recherche  sereine  du  vrai, 
et,  par  elles-mêmes,  elles  ne  relèvent  plus  simplement 
de  la  discussion. 

De  plus,  à  la  lumière  de  l'histoire  de  la  civilisation, 
elles  apparaissent  ou  bien  comme  des  conceptions 
des- peuples  enfants;  ou  bien  au  contraire  comme  le 
témoignage  d'une  culture  décadente,  tout  absorbée 
dans  les  soucis  de  l'utile,  toute  limitée  par  une  mé- 
thode positive  et  mathématique  devenue  exclusive, 
et  transformée  en  système  total  et  absolu.  L'une  des 
meilleures  réfutations  du  matérialisme  tient  donc 
dans  son  histoire  même  et  dans  la  recherche  de  ses 
conditions  d'existence,  qui,  à  une  époque  donnée, 
imposèrent  des  œillères  à  l'esprit  humain.  Ses  théories 
ne  représentent  donc  pas  le  résultat  de  l'effort  nor- 
mal de  la  pensée  en  face  des  faits,  le  progrès  de 
cette  pensée  dans  l'esprit  humain,  mais  un  état  relatif 
et  momentané,  une  déviation  de  la  courbe  que  suit 
l'humanité.  Un  certain  étalage  de  générosité  chez 
beaucoup  de  matérialistes  est  destiné  à  les  étourdir 
sur  le  vide  de  leur  âme. 


285 


MATÉRIALISME    ET    MONISME,   GÉNÉRALITÉS 


280 


2°  Conception  scientifique  actuelle  de  la  matière. 
—  On  admet  présentement  que  la  matière  est 
composée  de  tourbillons  de  grains  électriques. 
L'atome,  ou  élément  qui  entre  en  combinaison,  serait 
déjà  fort  complexe.  :  d'abord  un  noyau  positif,  puis 
une  ou  des  couches  négatives  qui  circulent  autour  du 
noyau,  déjà  mobile  mats  en  sens  inverse.  Dans  l'hydro- 
gène, le  corps  le  plus  élémentaire,  retrouvé  d'ailleurs 
en  tous  les  autres,  on  distinguerait  l°le  noyau  :  ions 
positifs  composés  d'un  grain  plus  deux  grains  soudés 
ou  hélium,  puis  2°  un  électron  négatif  :  de  celui-ci 
l'orbite  atteindrait  53  milliardièmes  de  millimètre. 
Les  noyaux  sont  différemment  composés  selon  la 
diversité  des  corps  simples  :  ce  sont  eux  qui  leur 
donnent  leurs  propriétés  spécifiques;  quant  aux  autres 
propriétés  comme  la  chaleur  et  la  lumière,  on  les 
attribue  aux  électrons  qui  sont  répartis  par  couches 
granulaires  successives,  autour  du  noyau.  L'hydro- 
gène possède  1  électron,  l'hélium  2,  le  cuivre  29,  le 
platine  78,  etc.  On  a  évalué  le  volume  de  l'électron 
à  un  millième  de  l'atome  complet  d'hydrogène;  le 
champ  électro-magnétique  serait  10.000  fois  plus 
étendu  que  le  noyau;  la  marche  des  électrons  attein- 
drait la  vitesse  fantastique  de  20  000  kilomètres  à  la 
seconde;  la  raison  des  mutations  et  combinaisons  avec 
leurs  propriétés  nouvelles  serait  à  chercher  dans  le 
noyau;  certains  noyaux  lourds  possèdent  même  des 
électrons. 

On  a  évalué  les  corpuscules  d'une  tête  d'épingle  à 
8  sextillions.  Dans  chaque  unité,  les  éléments  posi- 
tifs et  négatifs  se  saturent  et  compensent  leurs  oppo- 
sitions. Quand  ils  sont  libérés  et  non  compensés,  ils 
constituent  la  lumière  et  la  chaleur.  Ainsi,  par  exem- 
ple, lorsqu'en  allumant  du  feu,  l'oxygène  de  l'air  se 
combine  au  carbone  du  bois,  des  électrons  perturbés, 
sont  libérés  et  leurs  mouvements  causent  la  chaleur  et 
la  lumière.  Les  forces  qui  rapprochent  ces  atonies  et 
leurs  granules  électriques  défient  l'imagination.  On 
estime  qu'il  faudrait  l'énergie  calorifique  de  20  millions 
de  tonnes  de  houille  pour  dissocier  20  kilos  de  charbon, 
C'est-à-dire  pour  vaincre  leurs  forces  électro-magné- 
tiques. Et  pourtant  les  atonies  auraient  un  diamètre 
compris  entre  1  et  5  dix-millionièmes  de  millimètre. 
Les  grains  possèdent  une  charge  électrique  minima, 
car  l'électricité  n'apparaît  jamais  que  par  multiples 
entiers  de  cette  charge.  L'électron  constitue  les  rayons 
cathodiques  des  ampoules  de  Crookes  et  les  rayons  (3 
projetés  par  le  radium,  et  en  général  tous  les  trans- 
ports d'électricité.  La  maste  du  noyau  d'hydrogène 
serait  1  850  fois  celle  de  l'électron,  partout  retrouvé 
le  même.  Le  diamètre  maximum  des  noyaux  n'attein- 
drait que  le  dix-millième  de  l'atome  complet. 

En  résumé,  les  éléments  ultimes  de  toute  matière 
seraient  donc  1.  l'électron,  2.  le  noyau  d'hydrogène  ou 
proton.  En  principe,  pour  la  transmutation  des  corps, 
il  suffirait  de  priver  leur  noyau,  d'un  ou  plusieurs 
noyaux  d'hydrogène  :  récemment  de  l'azote  on  a  tiré 
de  l'hélium.  Cf.  Jean  Perrin,  Les  atomes;  A.  Lepape, 
Bulletin  de  la  Société  de  Chimie,  janvier  1922; 
Achalme,  L'atome,  1921. 

3°  Caractères  généraux  de  la  matière.  —  Leibniz 
concevait  les  corps  comme  des  systèmes  de  monades 
inétendues  ou  centres  de  forces,  mises  en  accord  par 
le  Créateur. 

Assez  récemment  le  chimiste  allemand  Ostwald 
ramenait  aussi  l'étendue  des  corps  à  un  jeu  de  forces, 
et  paraissait  dissoudre  le  physique  dans  le  psychique  : 
l'énergie  serait  l'étoffe  dans  laquelle  toutes  choses 
seraient  taillées.  Toutes  les  propriétés  de  la  matière 
proviendraient  des  diverses  quantités  d'énergie.  Mais 
il  est  impossible  que  le  mouvement  ne  soit  pas  le 
mouvement  de  quelque  chose,  puisqu'il  va  toujours 
d'un  point  à  un  autre,  qu'il  effectue  tel  ou  tel  change- 


ment. Il  agit  toujours  en  tel  lieu  et  en  tel  temps, 
donc  il  relève  de  l'espace  et  du  temps.  Il  faut  bien 
s'arrêter  à  des  corpuscules  solides. 

Ceux-ci  sont  doués  de  forces.  On  aurait  beau,  en 
effet,  considérer  sans  fin  les  trois  dimensions  comme 
telles,  on  n'en  ferait  pas  sortir  le  changement  et  le 
temps.  Si  des  solides  géométriques  étaient  simple- 
ment juxtaposés  aucun  fait  nouveau  ne  naîtrait.  Il 
faut  bien  supposer  des  attractions,  des  orientations 
diverses  et  définies.  L'explication  du  inonde  com- 
mence par  se  donner  une  collocation  déterminée  des 
éléments,  des  rapprochements,  des  mouvements;  la 
qualité  «  victorieuse  du  nombre  »,  active  et  ordonna- 
trice ne  fait  qu'un  avec  la  quantité  :  l'une  nous  révèle 
la  nature  de  l'être  et  l'autre  la  mesure  de  ses  mou- 
vements. Bien  plus,  ne  voir,  par  exemple,  entre  les 
éléments  chimiques,  entre  l'herbe  verte  et  le  mouton 
qui  la  broute  avec  appétit  pour  en  faire  sa  chair, 
que  de  simples  changements  de  place  des  atonies, 
reste  une  gageure.  Impossible  de  concevoir  quantité 
réelle  sans  qualité  directrice. 

Le  changement  ne  peut  être  que  l'état  de  quelque 
chose;  on  ne  saurait  hypostasier  la  mobilité,  comme 
paraît  le  faire  Bergson.  Que  seraient  un  écoulement, 
un  torrent  d'états  évanescents,  privés  d'un  sujet  qui 
établisse  leur  continuité? 

La  matière  nous  résiste,  et  d'autant  plus  qu'elle 
offre  plus  de  niasse;  or  comment  concevoir  cette  résis- 
tance, sinon  en  la  rapprochant  de  nos  propres  acti- 
vités orientées  en  certains  sens?  Elle  se  présente  donc 
sous  la  forme  de  groupements  individuels,  relative- 
ment clos,  bien  qu'en  relations  entre  eux  et  avec  le 
tout  qui  les  entoure. 

Notre  univers  physique  obéit,  à  travers  ses  muta- 
tions, aux  lois  générales  de  la  conservation  de  la  masse 
et  de  l'énergie  et  à  la  loi  d'entropie.  Les  énergies  chi- 
miques se  muent  en  énergies  électriques,  pour  rede- 
venir chimiques,  calorifiques,  lumineuses.  La  physique 
calcule  des  rapports  numériques  entre  ces  mutations; 
elle  sait  qu'une  grande  calorie  équivaut  à  l'effort 
pour  soulever  un  poids  de  425  kilos  à  un  mètre.  Un 
kilogramme  de  glace  absorbe  80  calories  pour  se  li- 
quéfier; inversement  pour  se  congeler  il  abandonne 
80  calories.  Pesanteur,  chaleur  solaire,  affinités  chi- 
miques sont,  en  quelque  sorte,  les  poids  qui  font 
monter  ou  descendre  les  phénomènes.  Nos  locomo- 
tives utilisent  le  travail  du  soleil,  qui,  aux  temps 
carbonifères,  a  emmagasiné  le  carbone,  lequel  se 
retrouve  aujourd'hui  sous  forme  de  mouvements, 
puis  de  chaleur  rayonnée,  et,  au  sens  utilitaire  du 
mot,  perdue  en  prenant  la  température  du  milieu.  Nos 
organes  eux-mêmes  sont  de  véritables  machines, 
puisqu'ils  transforment,  par  la  nutrition,  en  mouve- 
ment et  en  chaleur,  des  énergies  chimiques;  au  sens 
strict,  notre  volonté  ne  leur  ajoute  rien.  Le  monde 
est  un  vaste  laboratoire  où  circulent  et  se  trans- 
forment l'énergie  et  le  mouvement  avec  régularité, 
depuis  le  règne  minéral  jusqu'au  règne  animal  . 

Étendue,  activités  spécifiques,  mouvements,  durée, 
résistance,  chocs,  vitesse,  direction,  composition, 
décomposition  caractérisent  la  matière. 

Cf.  Fouillée,  Esquisse  d'une  interprétation  du  Monde, 
1913,  p.  43,  83;  Hamelin,  Essai  sur  les  principaux  éléments 
de  la  représentation,  1907,  p.  281;  Couailhac,  La  liberté 
et  la  conservation  de  l'énergie,  1897,  p.  221;  De  Tonquédec, 
Essai  critique  sur  l'hylémorphisme,  1924;  Dastre,  I.a  Vie 
et  la  Mort,  1903. 

4°  Présupposés  critiques.  —  Le  matérialisme  pos- 
tule la  supériorité  des  sens  sur  l'intelligence,  ou  encore 
l'origine  de  celle-ci  dans  une  simple  complication  de 
l'expérience  :  dans  ces  conditions  on  pourrait  tenter 
de  concevoir  que  les  corps  sont  les  éléments  exclusifs 
de  l'univers.  Mais  cet  empirisme  est  une  pétition  de 


287 


MATÉRIALISME,    HISTOIRE 


288 


principe.  Si  l'intelligence,  au  contraire,  fournit  des 
connaissances  absolument  originales,  bien  que  tirées 
de  l'expérience,  par  abstraction  et  généralisation, 
le  monde  offre  d'autres  données  que  l'étendue  et  la 
solidité.  La  pensée  saisit  des  rapports,  des  lois  géné- 
rales, des  coordinations;  or  rien  de  ce  monde  spirituel, 
comme  tel,  n'est  caractérisé  par  la  configuration,  la 
divisibilité  et  la  couleur. 
.  Autre  pétition  de  principe  :  Le  matérialisme  regarde 
l'intelligence  comme  un  ensemble  d'habitudes  utiles 
imposées  par  les  lois  physiques,  une  sorte  d'empreinte 
laissée  par  la  matière  cosmique  sur  notre  cerveau; 
mais  n'est-ce  pas  déjà  au  préalable  se  donner  l'ordre 
et  la  régularité;  n'est-ce  pas  nous  duper,  «  comme  si 
l'ordre  inhérent  à  la  matière  n'était  pas  déjà  l'intel- 
ligence même  »?  H.  Bergson,  L'évolution  créatrice, 
p.  166. 

L'associationisme,qui  fut  une  conception  de  l'esprit 
modelée  sur  la  connaissance  sensible,  comme  un  tas 
de  faits  mentaux  assez  analogues  au  tas  de  pierres 
qu'est  une  maison,  postulait  lui  aussi  que  toute  con- 
naissance est  réductible  à  la  pure  expérience  des  sens. 
Dès  lors  qu'il  posait  l'esprit  comme  un  objet  d'étude, 
il  en  faisait  tout  de  suite,  comme  si  la  thèse  allait  de 
soi,  an  objet  physique! 

Accordons  provisoirement  que  toutes  les  pensées  des 
hommes  ne  sont  que  l'envers  de  mouvements,  qui  les 
suivrait,  un  oeu  cumme  l'ombre  suit  le  corps  :  que 
va-t-il  donc  en  dériver?  La  relativité  de  toute  connais- 
sance, donc  même  de  la  théorie  matérialiste.  Alors  que 
les  savants  croient  trouver,  par  exemple,  dans  la  pres- 
sion atmosphérique  l'antécédent  nécessaire  de  la 
montée  du  mercure  dans  le  baromètre,  il  sera  sage  de 
dire  simplement  :  ces  faits  jusqu'alors  se  sont  succédé, 
mais  pour  l'avenir  rien  n'est  décidé.  Qui  même  nous 
assure  que  le  système  de  pensées  qu'est  le  matéria- 
lisme correspond  à  la  réalité?  puisque,  par  hypothèse, 
il  résulte,  non  de  choix  critiques  et  de  jugements, 
mais  seulement  d'une  série  d'engrenages  où  nous 
jouerions  le  rôle  d'automate  conscient.  Sur  quoi 
fonder  notre  croyance  en  d'autres  «  moi  »  analogues 
au  nôtre?...  Il  n'y  a  plus  que  des  faits  sans  lien 
nécessaire.  Un  système  qui  commence  par  nier  l'in- 
telligence peut-il  se  présenter  autrement  que  comme 
un  tas  ou  une  suite  d'événements?  Mais  faire  crédit 
à  l'intelligence,  c'est  déjà  renier  le  matérialisme. 

5°  Capitale  importance  de  la  question.  —  Si  on  a  pu 
définir  le  matérialisme  :  l'explication  du  supérieur 
par  l'inférieur,  Ravaisson,  La  philosophie  en  France 
au  XIXe  siècle,  p.  189,  de  la  pensée  par  la  sensation 
et  de  celle-ci  par  le  mouvement,  on  conçoit  que  suivre 
jusqu'au  bout  les  conséquences  d'une  telle  concep- 
tion soit  moralement  impossible;  il  est  déjà  assez 
monstrueux  qu'une  civilisation  en  accepte  quelques- 
unes.  L'histoire  du  monde,  telle  que  l'eût  faite  cette 
doctrine,  si  l'éternel  platonisme  et  le  christianisme 
n'avaient  continué  à  soulever  les  âmes,  constitue 
contre  elle  le  plus  terrible  des  réquisitoires. 

Le  jour  où  les  hommes  penseraient  que  toute  admi- 
ration n'est  que  chimère  sans  portée,  ils  n'auraient 
plus  qu'à  se  replier  sur  eux-mêmes  pour  éviter  au 
moins  à  tout  prix  toute  démarche  que  la  douleur 
accompagnerait.  Vie  amoindrie,  pessimisme  amer,  dis- 
solution sociale,  en  seraient  les  conséquences.  Crève 
donc  société  I  répéterait  le  sceptique,  plutôt  que  de 
me  faire  souffrir.  Pourquoi  même  redouter  la  peine 
de  mort,  qui  livrerait  simplement  à  une  nouvelle  série 
d'analyses  et  de  synthèses  chimiques?  Pourquoi  les 
menaces  des  codes,  les  recommandations  et  les 
reproches  de  l'éducateur,  si  finalement,  il  n'y  a  que 
des  éléments  qui  suivent  leur  cours?  Le  meurtrier  est 
assimilé  à  la  machine  qui  broie  en  ses  engrenages,  et 
le  repentir  est   dénoncé  comme    une   hallucination! 


Répondre  que  les  mobiles  psychiques  font  partie  des 
conditionnements  physiques,  n'est  point  pertinent,  car 
le  jour  où  l'humanité  serait  convaincue  de  leur  ina- 
nité, que  «  le  vice  et  la  vertu  sont  des  produits  comme 
le  vitriol  et  le  sucre  »,  elle  cesserait  d'être  accessible 
à  la  moralité.  Le  matérialisme  ne  peut  avoir  de  fidèles 
qu'en  raison  de  leurs  infidélités  mêmes  au  système! 
Comment  vivre  si  l'on  était  convaincu  que  la  beauté, 
la  poésie,  l'amour,  le  respect,  la  reconnaissance,  le 
dévouement  dissimulent,  au  fond,  de  simples  tour- 
billons de  grains  électriques?  La  conviction  de  l'ina- 
nité de  ces  mobiles  psychiques  obligerait  peu  à  peu  la 
société  à  se  fonder  sur  la  force  brutale,  et  ce  serait 
très  naturel,  puisque  le  matérialisme  met  la  personne 
humaine  au  rang  des  choses. 

Toute  civilisation  fondée  sur  la  quantité  plutôt  que 
sur  la  qualité  (G.  Ferrero)  en  vient  à  estimer  davan- 
tage un  bon  cuisinier  qu'un  grand  savant  ou  un 
grand  artiste;  elle  débride  les  instincts  et  rompt  la 
chaîne  qui  limitait  l'animalis  homo.  Balfour,  Les 
bases  de  la  croyance,  1901, 

Jamais  le  matérialisme  n'a  rien  produit  de  grand  et 
de  durable,  de  susceptible  d'amener  la  compassion  et 
la  bonté,  qu'en  étant  infidèle  à  lui-même  :  quel  art 
pourrait  jamais  vivre  d'ailleurs  de  procès-verbaux  et 
de  constats? 

On  ne  mutile  pas  l'homme  impunément;  sa  vie  est 
multiple,  et  c'est  une  gageure  de  ramener  le  complexe 
au  simple  et  au  mesurable.  Toute  doctrine  qui  rap- 
pelle Hégésias,  le  «  conseille-la-mort  »,  qui  brise  en 
nous  quelque  ressort  naturel,  ne  peut  être  la  vérité  : 
«  on  va  au  vrai  avec  toute  son  âme  ». 

Cf.  Friedel,  Le  matérialisme  actuel,  1916,  p.  85;  Brune- 
tière,  Le  roman  naturaliste,  La  renaissance  de  l'Idéalisme; 
Ollé-Laprune,    La  Certitude  morale  ;  Le  Prix  de  la  vie. 

IL  Histoire  du  matérialisme. —  1° L'antiquité.  — ■ 
Les  primitifs  imaginent  le  «  double  »  qui  anime  le  corps 
et  l'abandonne  dans  les  rêves  ou  à  la  mort,  comme  un 
fluide  subtil,  analogue  aux  fantômes  qui  apparaissent 
dans  les  songes,  un  homonculus  logé  dans  le  corps; 
Homère  est  encore  tributaire  de  ces  imaginations.  Les 
premiers  philosophes  grecs,  les  Ioniens  et  leurs  dis- 
ciples, conçoivent  l'univers  total  comme  fait  de  parti- 
cules de  grandeur  et  de  formes  diverses  :  l'eau,  l'air, 
«  l'indéterminé  »,  le  feu,  les  homeeoméries,  les  quatre 
éléments,  etc.,  qui  par  leur  architecture  ou  leurs  dépla- 
cements, constitueraient  les  différents  êtres  et  leurs 
changements.  Pythagore,  le  premier,  qui  réalise  et 
même  personnifie  les  nombres,  met  en  ces  éléments 
intellectuels,  la  raison  des  choses. 

Avec  Démocrite,  le  matérialisme  a  trouvé  son  phi- 
losophe (vers  460-470  av.  J.-C).  Les  atomes  sont  des 
corpuscules  en  nombre  infini,  indivisibles,  éternels, 
mobiles  dans  le  vide  infini.  La  diversité  de  la  nature 
tient  à  la  différence  de  leur  taille,  de  leurs  formes,  de 
leur  assemblage,  de  la  vitesse  de  leurs  mouvements  et 
de  l'intensité  de  leurs  chocs  :  de  là  une  infinité  d'évo- 
lutions, de  groupements  et  de  dislocations.  L'âme 
est  formée  d'atomes  plus  subtils  sphériques  et  lisses, 
répandus  dans  tout  l'univers  ;  quand  ils  s'entre-croisent 
avec  les  autres,  apparaissent  la  vie  et  la  sensation.  Le 
doux,  l'amer,  le  chaud,  le  froid  sont  des  illusions  :  seuls 
sont  réels  les  atomes  et  leurs  mouvements.  D'où 
viennent  donc  ceux-ci?  d'autres  mouvements  éter- 
nels. Rien  ne  change  absolument,  car  le  nouveau  vien- 
drait du  néant  et  y  retournerait;  mais  seulement  un 
édifice  succède  à  un  autre,  comme  des  maisons  di- 
verses bâties  avec  les  mêmes  pierres,  selon  les  lois 
nécessaires  des  accrochages  et  des  chocs  mécaniques. 
Où  trouver  le  bonheur?  Dans  les  plaisirs  des  sens? 
Non,  ils  sont  trop  fugaces!  Modérons  nos  désirs,  sa- 
chons nous  résigner,  chercher  le  bonheur  le  moins 
coûteux,  le  plus  durable  (utilitarisme).  C'est  à  l'âme 


289 


MATÉRIALISME,    HISTOIRE 


290 


à  juger  de  ce  qui  fera  sa  tranquille  satisfaction. 
Quoi  qu'il  paraisse,  le  matérialisme  trouvera  peu  de 
chose  a  ajouter  à  Démocrite,  qui  fut  un  vrai  savant 
pour  son  temps. 

Épicure  (341-270  av.  J.-C),  lui,  est  beaucoup  plus 
préoccupe  de  la  vie  heureuse  que  de  la  science,  qu'il 
méprise  au  fond.  A  quelles  conditions  serons-nous 
autant  qu'il  est  possible  à  l'abri  du  malheur?  En 
réduisant  la  part  de  la  nécessité  fatale,  comme  celle 
du  hasard,  et  de  l'intervention  des  dieux  en  notre 
inonde  :  ainsi  on  bannira  la  crainte  comme  une  su- 
perstition. Épicure  reconnaît  donc  dans  les  atomes 
un  certain  pouvoir  spontané  de  dévier  de  la  verti- 
cale dans  leur  chute  pesante  à  travers  l'espace 
(clinamen)  :  de  là  leurs  diverses  rencontres  et  leurs 
engrenages  variés.  Notre  univers  est  une  réussite, 
comme  le  numéro  gagnant  d'une  loterie  éternelle. 
C'est  de  nos  folles  convoitises  que  naissent  nos  dou- 
leurs et  non  des  châtiments  des  dieux  qui  ne  s'occu- 
pent pas  de  nous.  Mais,  du  moins,  nous  sommes 
libres,  et  nous  pouvons  imiter  leur  sagesse,  modérer 
nos  désirs,  et  surveiller  nos  démarches.  Ni  le  Destin, 
ni  la  mort  ne  sont  à  redouter.  Notre  âme  est  en 
effet  matérielle  ;  toutes  nos  connaissances  reviennent 
à  des  associations  d'images,  et  celles-ci  à  des 
sensations  qui  suivent  les  chocs  des  atomes  étran- 
gers sur  ceux  de  notre  association  :  corps  et  âme. 

Lucrèce  (vers  99-55  av.  J.-C.)  combine  Démocrite 
et  Épicure.  Plus  que  ce  dernier,  il  est  impressionné  par 
l'éternelle  fixité  des  lois  de  la  nature,  au  sein  de 
laquelle  les  mondes  se  font  et  se  défont  sans  cesse; 
l'univers  revêt  aux  yeux  du  poète  comme  une  majesté 
nouvelle;  une  beauté  lui  reste  de  son  inflexible  éternité 
qui  donne  la  vie  et  la  reprend  selon  des  lois  uniformes. 
Un  profond  sentiment  de  pitié  vient  au  cœur  pour 
les  humains  à  la  merci  de  l'inexorable;  cependant  par 
la  connaissance  de  ses  habitudes,  la  modération  et 
l'entr'aide,  ils  peuvent  diminuer  leurs  maux.  Science, 
poésie,  sagesse  se  mêlent  chez  Lucrèce.  Il  admet  donc 
aussi  le  clinamen.  De  rerum  nalura,  n,  251  sq.  Notre 
initiative  fait  appel  à  toutes  nos  puissances  de  réagir 
disséminées  dans  le  corps.  Lucrèce  ne  s'aperçoit  pas 
que  cette  initiative  et  cette  union  restent  sans  raison. 
Comme  tant  de  modernes,  il  transpose  le  psychique 
en  physiologique  :  ainsi  dans  la  colère,  les  éléments 
chauds  dominent  dans  l'âme,  et  l'air  froid  durant  la 
crainte,  m,  288  sq.  ;  il  se  fonde  surtout  sur  la  dépen- 
dance de  l'esprit  à  l'égard  du  corps  pour  conclure  à  la 
matérialité  du  premier,  m,  460  sq. 

Chose  curieuse,  les  Stoïciens,  si  épris  d'ordre  et  de 
raison,  regardent  nos  âmes  comme  formées  de  par- 
celles émanées  du  Feu  divin  intelligent  qui  relie  tout 
et  donne  un  sens  au  cosmos.  Ils  indiquent  comme 
raisons  :  1°  que  les  enfants  ressemblent  à  leurs  parents, 
parce  que  la  génération  transmet  le  même  groupe- 
ment physique  et  mental  en  petit,  d'où  viendra  le 
semblable  (traducianisme);  et  aussi  2°  que  l'âme,  pour 
remplir  sa  fonction,  doit  être  répandue  dans  tout  le 
corps  :  toujours  une  métaphysique  d'imagination. 

Tertullïen  déclare  voir  une  preuve  de  la  corpo- 
ralitas  animœ,  dans  le  feu  de  l'enfer,  De  anima, 
6-9;  comme  quelques  Pères,  il  peut  avoir  subi  l'in- 
fluence des  stoïciens. 

2«  De  la  Renaissance  au  XVIII'  siècle.  —  1.  Les 
précurseurs.  —  Le  nominalisme  répandu  à  la  fin  du 
Moyen  Age  présage  déjà  la  faveur  dont  va  jouir  l'em- 
pirisme. Beaucoup  prétendent  s'affranchir  d'Aristote, 
et,  ce  qui  est  beaucoup  plus  grave,  de  l'autorité  de 
l'Église;  les  sciences  se  constituent  peu  à  peu  en  se 
séparant  de  la  métaphysique  qui  s'y  mêlait;  plusieurs 
en  libérant  leurs  méthodes  —  chose  en  soi  légitime  - 
gardent  je  ne  sais  quel  scepticisme  à  l'égard  de  tout 
ce  qui  dépasse  l'expérience.  On  commence  à  débar- 

DICT.     DE   THÉOL.    C.ATH. 


rasser  les  phénomènes  et  leurs  lois  de  tout  élément 
animiste,  finaliste,  qualitatif  qui  paraît  troubler  leur 
ordre,  pour  s'en  remettre  à  des  relations  de  quantité. 
Par  exemple,  étant  donnée  la  position  de  telle  planète, 
on  calcule  sa  position  dans  un  temps  déterminé.  Les 
succès  du  laboratoire  et  de  la  physico-mathématique 
mettent  de  plus  en  plus  l'invisible  au  second  plan, 
comme  une  conception  arriérée. 

Télésio  (1508-1588)  dont  la  devise  est  :  non  rationr 
sed  sensu,  ne  se  sauve  du  matérialisme  que  par  la  foi; 
peut-être  convient-il  d'en  dire  autant  de  Pompo- 
nazzi  (1462-1525).  Les  sciences  expérimentales  seules 
paraissent  offrir  à  Fr.  Bacon  (1561-1626)  le  maximum 
de  sécurité  et  d'utilité;  son  disciple  Hobbes  (1588- 
1679)  enseigne  par  déductions  un  matérialisme  et  an 
déterminisme  décidés  qu'il  coordonne  tant  bien  que 
mal  à  un  Dieu,  véritable  César  omnipotent.  Locke 
(1632-1704)  ne  sait  rien  de  l'âme.  Cause,  substance, 
moi  ne  sont  que  des  mots  commodes  pour  désigner 
des  groupes  de  faits  qui  se  présentent  habituellement 
ensemble;  Dieu  peut  faire  penser  la  matière...  Le  bon 
chanoine  Gassendi  (1592-1655)  s'applique  à  accom- 
moder au  christianisme  les  idées  d'Épicure. 

2.  Le  cartésianisme.  —  Avec  Descartes  (1596-1650), 
voici  une  philosophie  spiritualiste  soudée  à  une  cos- 
mologie mécaniste.  Leur  auteur  reste  chrétien  de 
bonne  foi,  parce  que  son  éducation  première  et  la  tra- 
dition sociale  le  soutiennent;  il  est  spiritualiste,  parce 
que  cette  doctrine  lui  semble  résulter  de  déductions 
d'idées  claires;  mais  il  est  mécaniste  par  goût  pro- 
fond :  là  est  son  plus  vrai  moi.  Sa  théorie  de  l'auto- 
matisme des  phénomènes  vitaux,  comme  celle  de 
l'automatisme  des  bêtes  sera  le  point  de  départ  du 
matérialisme  contemporain  :  Vie  et  instincts  s'ex- 
pliqueraient comme  des  engrenages;  on  en  a  déduit 
plus  tard  l'inutilité  de  l'âme  et  de'  Dieu.  Le  grave 
tort  de  Descaries- fut  de  chasser  «  l'âme  »  des  sciences 
physiques  et  naturelles,  d'exorciser  la  qualité;  après 
une  telle  concession  au  scientisme,  son  spiritualisme 
reste  sans  continuité  avec  la  nature,  artificiellement 
superposé  à  la  physique. 

Il  est  nécessaire  d'insister  sur  ce  point  de  départ 
du  matérialisme  contemporain  :  la  physico-mathéma- 
tique qui,  au  xvme  siècle  déjà,  devait  se  conjuguer  avec 
l'empirisme  pour  renier  tout  invisible,  comme  toute 
morale  ascétique  et  toute  religion  positive. 

Au  temps  de  Descartes,  le  commentarisme  d'Aris- 
tote, l'appel  à  la  magie  et  aux  virtualités  gênent  la 
méthode  expérimentale;  au  lieu  de  la  dégager  de  ces 
abus,  il  se  décide  pour  une  refonte  complète  et  un 
bouleversement  intellectuel.  Seules  les  mathématiques 
lui  ont  offert  clarté,  précision  et  rigueur;  il  voit  une 
inspiration  du  ciel  dans  la  pensée  de  leur  emprunter 
une  méthode  universelle  pour  asservir  le  monde  phy- 
sique (Cf.  E.  Gilson,  Index  scolaslico-carlésien,  1913). 
Que  disait-on?  L'humanité  possède  une  nature  mor- 
telle, donc  l'homme  Socrate  est  mortel  :  on  déduit 
donc  par  syllogismes  les  faits  des  essences  ou  natures. 
La  vertu  opiacée  engendre  le  dormir  et  celui-ci  le 
calme  réparateur.  L'eau  se  vaporise  parce  que  le 
léger  s'est  mêlé  à  l'humide.  La  nature  a  horreur  du 
vide  :  donc  l'eau  monte  dans  les  corps  de  pompe.  Le 
liniment  d'huile  et  de  vin  guérit  parce  qu'il  contient 
douceur  et  force.  Les  corps  tombent  parce  qu'ils 
cherchent  leur  lieu  naturel.  On  perce  le  cœur  de  cire 
d'un  ennemi  pour  que  son  vrai  cœur  s'arrête.  Partout 
des  forces  occultes  impossibles  à  imaginer  clairement 
et  à  mesurer;  des  sortes  de  volontés  qui  rassurent  peu 
au  sujet  de  la  régularité  des  lois;  des  syllogismes  qua- 
lilatils  au  lieu  d'expériences  et  de  calculs. 

Descartes  y  substitue  dis  déplacements  mesura- 
bles et  observables  et  des  déductions  quantitatives. 
Selon  cette  méthode,  l'eau  monte  pour  faire  équilibre 

X.  —  10 


291 


MATÉRIALISME,    HISTOIRE 


292 


mécaniquement  à  la  colonne  d'air  à  une  hauteur 
précise.  L'homme  meurt  parce  que  les  parcelles  de 
son  corps,  en  vertu  des  frottements  durs,  finissent  par 
ne  plus  se  mouvoir.  Plier  le  bras  résulte,  non  du  fait 
de  l'union  substantielle  de  l'âme  et  du  corps,  mais  de 
l'arrivée  de  fluides  qui  grossissent  le  biceps.  Chaleur 
et  lumière  sont  de  purs  mouvements  engendrés  par 
des  chocs.  L'assimilation  vitale  n'est  qu'une  nouvelle 
juxtaposition  de  molécules  :  à  quoi  bon  dire  :  agens 
nililur  sibi  passum  assimilare?...  Très  radicalement, 
dans  la  matière.  Descartes  ne  voit  que  lois  géomé- 
triques et  mécaniques,  les  seules  claires;  toute  autre 
donnée  reste  confuse, donc  nulle.  Plus  de  causes  finales 
et  d'activités  intérieures  ;  rien  que  des  causes  efficientes 
et  des  chocs,  même  en  biologie.  Le  monde  est  le  théâtre 
de  déplacements  locaux,  homogènes,  mesurables, 
calculables  et  interchangeables.  Les  lois  ne  sont  plus 
les  propriétés  des-essences,  mais  des  relations  constantes 
entre  des  variations  de  quantité. 

Descartes,  malgré  tout,  resta  un  croyant  un  peu  par 
tradition  et  coutume,  beaucoup  par  confiance  dans  la 
Raison  éternelle  dont  la  nôtre  est  l'écho,  quand  elle 
use  d'une  sage  méthode.  Cependant  celle-ci  tendait  à 
affranchir  les  esprits  à  l'égard  des  éléments  opaques, 
des  «  irrationnels  »,  les  qualités  directrices  et  aussi  les 
mystères  de  la  foi.  Elle  a  beau  faire  appel  à  Dieu  pour 
donner  la  chiquenaude  initiale,  tout  se  passe  ensuite 
mécaniquement,  sans  pensée  dynamique,  comme  lors- 
qu'après  avoir  un  fait  mélange  d'huile  et  d'eau,  on 
les  voit  ensuite  régulièrement  se  superposer.  On 
conçoit  les  appréhensions  de  Bossuet  touchant  les 
suites  de  cette  révolution  cartésienne.  Le  matérialisme 
a  trouvé  sa  méthode,  il  va  la  transformer  en  théorie 
générale,  le  scientisme  du  xixe  siècle.  Les  succès  de 
cette  méthode,  par  une  méprise  inconcevable,  servi- 
ront la  théorie  même,  jusqu'à  ce  que  le  criticisme  kan- 
tien, mais  surtout  les  analyses  de  ses  libres  disciples 
(Boutroux,  Poincaré,  Cournot,  Bergson)  en  aient  for- 
tement marqué,  jusqu'à  l'excès,  les  caractères  arti- 
ficiels et  prétentieux. 

3.  Le  philosophisme.  —  Le  «  naturalisme  »  de  l'Ency- 
clopédie et  le  philosophisme  du  xvni1  siècle,  qui 
relèvent  surtout  de  Locke,  empiriste  et  libéral,  leur 
«maître  à  penser»,  rendirent  explicites  les  orientations 
cartésiennes  vers  le  matérialisme. 

Voltaire  parle  d'un  Dieu  législateur  qui  lutte  contre 
l'indocile  matière;  Condillac  croit  pouvoir  tirer  toutes 
nos  connaissances  de  l'expérience  et  de  ses  asso- 
ciations; mais  il  voit  pourtant  dans  la  comparaison 
une  unité  nécessaire  qui  dépasse  le  rôle  du  corps. 
Le  médecin  La  Mettrie,  utilisant  certaines  théories 
chères  à  Descartes,  écrit  L'Homme  machine  en  1748, 
selon  les  idées  du  naturaliste  Boerhave;  puis  il  rap- 
proche de  l'animal  l'homme  et  la  plante.  Selon  lui, 
l'influence  de  la  fièvre  sur  nos  idées  prouverait  bien 
qu'elles  sont  des  états  de  la  matière  qui  est  connue 
comme  étendue,  mouvement,  sensation.  Avec  Hel- 
vétius,  il  prône  l'utilitarisme  qui  harmonise  les  inté- 
rêts individuels  et  collectifs.  Le  baron  allemand 
d'Holbach,  dans  son  Système  de  la  nature  (1770), 
professe  que  tout  est  corporel  et  en  mouvement  éter- 
nel; la  sensation  résulte  de  mouvements  impercep- 
tibles et  combinés  en  des  cerveaux  dus  au  hasard; 
la  croyance  en  Dieu  et  aux  esprits  est  attribuable  à 
l'ignorance,  à  la  crainte  des  peuples,  non  moins  qu'à 
l'intérêt  des  sacerdoces.  —  Diderot  serait  déjà  plus 
volontiers  moniste;  il  doute  fort  que  le  rapprochement 
atomique  puisse  engendrer  la  sensation  ;  celle-ci  lui 
paraît  plutôt  une  propriété  spéciale,  essentielle,  de  la 
matière  :  la  vie  et  l'esprit,  à  ce  titre,  seraient  éternels. 
Interprétation  de  la  nature,  1754.  Jamais  un  déplace- 
ment moléculaire  ne  donnera  la  conscience!  Le  Rêve 
de  Dalembert.  Celle-ci  paraît  répugner  à  l'étendue.  Le 


mal  lui  fait  rejeter  l'existence  de  Dieu.  Lettre  à 
Mlle  Voland,  20  oct.  1760.  A  certains  moments,  il 
échappe  à  l'utilitarisme  par  un  idéalisme  inconsistant, 
parce  que  son  cœur  trouve  grande  joie  en  la  générosité. 
Lettre  à  Tronchin,  17  juillet  1772.  Le  réformateur 
social  pouvait-il  admettre,  en  effet,  que  la  pensée  fût 
sans  action  sur  l'univers?  Pourtant  il  enseigne  aussi 
le  déterminisme.  Il  avoue  ne  pouvoir  concilier  en 
morale  les  utilités  commune  et  particulière;  mais 
on  doit  malgré  tout  tenir  aux  inspirations  du  cœur. 
Lettre  à  Falconnet,  fév.  1766. 

Les  intuitions  religieuses  et  le  pragmatisme  de 
Rousseau,  les  horreurs  perpétrées  par  les  instincts 
déchaînés  durant  la  Révolution,  le  besoin  d'ordre 
social  fondé  sur  quelque  idéal  traditionnel  ramenèrent 
l'opinion  au  spiritualisme  chrétien.  Mais,  circonstance 
à  noter,  Bonaparte,  lors  des  négociations  du  Concor- 
dat, s'attira  les  remontrances  de  plusieurs  «scientistes» 
de  l'Institut. 

3°  Le  XIX'  siècle.  —  Jusqu'aux  environs  de  1885, 
les  sympathies  pour  le  matérialisme  gagnent  la  plu- 
part des  hommes  de  science  et  même  un  grand  nom- 
bre de  philosophes,  que  les  nébuleuses  constructions 
a  priori  de  la  métaphysique  allemande  et  je  ne  sais 
quel  relativisme,  qu'enseignerait  l'histoire  des  sys- 
tèmes, ont  Inclinés  vers  l'empirisme. 

Corrélativement,  c'est  vers  cette  époque,  où  com- 
mence sa  défaveur,  qu'il  pénètre  dans  les  masses  popu- 
laires. Les  progrès  des  sciences,  si  marqués  au 
xix°  siècle,  leurs  applications  merveilleuses  à  l'indus- 
trie (vapeur,  électricité,  moteurs  à  essence)  font 
croire  à  certains  que  chaque  conquête  nouvelle  est 
faite  aux  dépens  du  spiritualisme  religieux,  legs  des 
vieux  âges  superstitieux.  La  biologie  surtout,  qui 
connaît  de  nouvelles  méthodes  (microscope,  réactifs, 
analyses  chimiques),  qui  mesure  le  travail  vital  par 
l'équivalent  mécanique  de  la  chaleur,  qui  dispose  d'une 
grande  hypothèse,  l'évolution,  est  regardée  par  beau- 
coup comme  la  science  capitale  qui  détient  les  secrets 
de  l'univers,  même  social  et  religieux,  ultime  théâtre 
où  évolueraient  encore  les  lois  de  la  vie.  La  biologie 
s'inspire  de  deux  méthodes,  selon  qu'elle  cède  au 
besoin  de  comprendre  ou  à  celui  de  constater.  Le  fran- 
çais Lamarck  (1744-1829)  explique  les  variations  des 
êtres  vivants  par  l'action  des  milieux  qui  modi- 
fient leurs  habitudes  :  il  tend  à  ramener  la  biologie  à  une 
physique.  L'anglais  Darwin  (1809-1882),  au  contraire, 
collectionne  les  faits  de  mutation  que  favorise  la  lutte 
pour  la  vie.  Buffon,  le  maître  de  Lamarck,  a  pu  aussi 
être  appelé  par  G.  Lanson,  une  sorte  de  Lucrèce  en 
prose. 

Cependant,  arrivés  à  ce  terme,  des  penseurs  s'in- 
quiètent. Les  uns  comme  Littré,  Stuarl  Mill,  H.  Spen- 
cer, pour  des  raisons  diverses,  se  refusent  à  croire  que 
les  sciences,  épuisent  le  donné  :  au  delà  s'étend  le 
vaste  océan  de  l'inconnaissable,  pour  lequel  nous 
n'avons  «  ni  barque,  ni  voile  »  (positivisme).  D'autres 
plus  radicaux  encore,  et  dont  A.  Comte  est  le  père 
spirituel  trop  longtemps  incompris,  déclarent  que 
nos  connaissances,  produits  de  la  vie  mentale  des 
humains,  surtout  en  société,  ne  valent  que  pour 
eux,  en  vue  de  coordonner  leurs  efforts  pour  exploiter 
pratiquement  la  nature  et  s'entendre  entre  eux 
(pragmatisme).  Nous  sommes  loin  d'un  Cabanis,  qui, 
dans  Les  rapports  du  physique  et  du  moral,  1812,  pré- 
tendait que  le  mental  revient  au  physique  en  tant 
que  connu,  et  connu  par  le  physique  lui-même,  puisque 
ce  mental  dépend  du  climat,  du  sexe,  de  l'âge,  de  la 
nourriture,  etc..  Le  «  biologisme  »  au  contraire,  par 
la  notion  tout  évolutionniste  de  l'intelligence,  conçue 
comme  instrument  de  sélection  et  d'adaptation, 
comme  fonction  de  nos  organes,  de  nos  besoins  et  de 
notre  milieu,  préparait  plutôt  le  relativisme  pragma- 


293 


MATERIALISME,    HISTOIRE 


294 


tiste,  l'agnosticisme  spéculatif.  La  science  matérialiste 
finissait  ainsi  par  douter  d'elle-même.  D'antre  part, 
lu  vie  morale  et  sociale,  faite  de  respect  des  valeurs, 
d'admiration,  de  continuité  dans  l'ordre,  ne  pouvait 
que  regimber  contre  ce  «nihilisme  »  des  sciences  pures, 
déclarées  tout  humaines,  et  s'abandonner  alors  aux 
inspirations  du  cœur  (romantisme).  D.  Parodi,  La 
philosophie  contemporaine  en  France,  1921,  p.  112  sq. 
Au  XIXe  siècle,  le  matérialisme  se  présente  donc 
comme  la  conclusion  des  sciences;  mais  le  positi- 
visme le  limite  au  connaissable,  l'évolutionnisme  y 
mêle  de  la  conscience  en  travail,  le  pragmatisme  le 
dénonce  comme  artificiel,  humain. 

Stuart  Mill  semble  proche  de  l'idéalisme  qui  tenta 
même  H.  Spencer.  En  effet,  quelle  que  soit  la  matière, 
nous  ne  l'appréhendons  jamais  qu'en  nos  sensations. 
Or  que  sont-elles?  et  quel  rapport  soutiennent-elles 
avec  les  corps  mêmes?  Et  ceux-ci,  que  sont-ils  donc? 
Pas  de  réponse  absolue  à  ces  questions  foncières! 
Tenons-nous-en  au  donné.  Le  moi  est  un  ensemble 
de  sensations  avec  un  coefficient  intérieur;  le  non-moi 
est  aussi  un  système  de  sensations,  mais  extériorisées 
et  stables  en  leur  cohésion. 

A.  Comte  distingue  aussi  le  complexe-objet  et  le 
complexe-sujet,  même  en  nous,  où  ils  équivalent  au 
corps  et  à  l'âme  des  métaphysiciens.  Chacun  d'eux 
a  ses  lois;  on  peut  donc  agir  sur  le  déterminisme 
humain  en  leur  obéissant,  par  des  conseils,  des 
croyances,  etc.  Le  simple  consensus  entre  nos  fonctions, 
voilà  le  succédané  positiviste  de  l'âme  et  du  moi. 
L'attrait,  l'intérêt  oriente  nos  pensées.  Pas  de  finalité 
intentionnelle  en  biologie,  mais  seulement  des  condi- 
tions d'existence.  Science  et  art  restent  tout  humains 
(humanisme). 

Herbert  Spencer,  qui  toujours  garda  de  sa  famille 
un  esprit  religieux,  juge  aussi  très  courte  la  philoso- 
phie qui  réduit  tout  à  des  particules  mobiles;  mais 
ensuite  il  entrevoit  une  métaphysique  à  tendance  pan- 
théiste et  mystique.  Cf.  Boutroux,  Science  et  Religion, 
p.  100.  Le  connaissable  lui  apparaît  comme  une  trans- 
formation incessante  de  mouvements  dont  le  rythme 
est  marqué  par  l'évolution;  mais  la  sensation,  et  ses 
services  dans  l'adaptation,  d'où  viennent  toutes  nos 
connaissances,  est  irréductible  aux  mouvements.  Cons- 
cience et  corps  ont  leurs  lois  parallèles.  Mais  ne  soyons 
pas  myopes.  Les  corps  ne  peuvent  être  atteints  que 
par  nos  représentations.  Les  uns  et  les  autres  ne  sont 
que  les  symboles  d'une  réalité  plus  profonde  et  incon- 
naissable que  nous  approchons  un  peu,  en  nous  la 
représentant  sur  le  modèle  de  notre  personnalité 
consciente.  Cette  force  fait  l'unité  du  monde;  les  reli- 
gions se  sont  en  vain  épuisées  à  la  nommer  et  à  la 
ressaisir...  Que  nous  sommes  loin  du  matérialisme! 
l'ait  précieux  à  noter  :  Darwin  professait  la  plus 
haute  estime  pour  la  philosophie  de  H.  Spencer,  qui, 
à  la  fin  de  son  Autobiography  (1904),  avoue  que  les 
ressources  qu'offrent  les  sciences  sont  inadéquates  au 
problème  religieux,  digne  pourtant  de  tout  vrai 
penseur. 

H.  Taine  (1828-1893)  croit  aussi  reconstruire  le 
monde  avec  des  mouvements-sensations;  mais  cet 
artiste,  ce  moraliste,  cet  historien  épris  des  méthodes 
biologiques  reste  un  philosophe  inconsistant.  «  Un  flux 
et  un  faisceau  de  sensations  et  d'impulsions,  qui  vues 
d'une  autre  face,  sont  aussi  un  flux  et  un  faisceau  de 
vibrations  nerveuses,  voilà  l'esprit!  »  De  l'intelli- 
gence, t.  i,  p.  69.  Et  aussi  un  modèle  d'obscurité!... 
Lequel  dépend  de  l'autre?  Si  la  sensation  offre  une 
réalité,  agit-elle  sur  les  mouvements?  Si  non,  à  quoi 
bon  méditer  pour  agir?  Si  oui,  qu'est-elle?  Du  mou- 
vement? alors  seul  le  physiologique  est  réel.  Ce  paral- 
lélisme moniste  n'est  ni  chair  ni  poisson. 

Les    hautes    préoccupations    métaphysiques    d'un 


Spencer  hantent  peu  Taine.  Tantôt  le  monde  est  pour 
lui  une  pyramide  de  lois  inexorables,  qui  s'éclairent 
elles-mêmes  progressivement  sur  certains  trajets 
des  faits  cérébraux.  Les  philosophes  classiques  au 
XIX"  siècle,  p.  360.  Tantôt  ces  lois,  toutes  dérivéeK 
de  nos  sensations,  tandis  que  nous  cherchons  à  utiliser 
notre  milieu,  deviennent,  selon  ce  pur  empirisme,  des 
mutations  mentales  darwiniennes,  des  lois  relatives 
à  nous  et  à  notre  usage.  Spinoza  ou  Stuart  Mill? 
Taine  oscille  de  l'un  à  l'autre,  parce  qu'il  ne  sait  trou- 
ver un  moyen  terme.  Cet  homme,  qui  a  écrit  :  «  Le  vice 
et  la  vertu  sont  des  produits  comme  le  vitriol  et  le 
sucre,  »  Hist.  de  la  litt.  angl.,  t.  i,  p.  xv,  ne  peut  se 
tenir  dans  le  scientisme  dont  l'apparente  rigueur  l'a 
séduit.  Il  reste  malgré  cela  une  âme  élevée,  un  mora- 
liste qui  se  soupçonne  d'avoir  trahi  sa  vocation  : 
l'honnête  homme  respectueux  des  valeurs  corrige  le 
raisonneur  étriqué. 

Au  xjx8  siècle,  les  livres  matérialistes  les  plus  tapa- 
geurs nous  vinrent  de  l'étranger;  leur  défaut  général 
est  d'avoir  trop  facilement  oubiié,  chose  capitale  pour- 
tant, la  critique  philosophique  de  la  connaissance  pour 
l'exposé  encyclopédique  des  sciences  expérimentales. 

Le  zoologiste  Karl  Vogt  (1817-1898)  mena  le  pre- 
mier la  campagne  en  Allemagne,  en  insistant  sur  le 
rapport  entre  l'alimentation  et  le  caractère  et  les 
capacités.  C'est  dans  son  livre  :  La  foi  du  charbonnier 
et  la  science,  1854,  qu'il  écrit,  en  réponse  au  naturaliste 
Wagner,  partisan  d'une  foi  superposée  à  la  science  : 
«  Les  pensées  sont  au  cerveau,  comme  la  bile  au  foie 
et  l'urine  aux  reins.  » 

Jacobus  MoleEchott  (1822-1893),  hollandais  d'ori- 
gine, enseigna  la  physiologie  à  Heidelberg,  à  Turin  et 
à  Rome  ;  il  incline  vers  le  monisme  paralléliste.  «  Toute 
matière  est  douée  de  force,  pénétrée  d'esprit  »,  c'est 
sa  propriété  fondamentale.  Pour  mes  amis,  1895;  édi- 
tion posthume.  Il  est  frappé  par  les  lois  de  la  circu- 
lation de  cette  matière-force.  La  chaux  phosphatée 
des  engrais  passe  du  froment  dans  le  pain,  puis  en 
nos  cerveaux;  le  chimiste  qui  découvrira  la  juste 
proportion  des  matières  organiques  chez  l'homme  intel- 
ligent et  sain,  aura  résolu  le  problème  social.  Circula- 
tion de  la  Vie,  1852;  L'unité  de  la  Vie;  discours  à 
Turin,  1862.  Comme  on  le  voit,  telles  étaient  à  peu 
près  déjà  les  idées  des  Ioniens  et  de  Lucrèce! 

Mais  ce  fut  le  médecin  Louis  Bùchner  (1824-1899) 
qui  donna  au  matérialisme  son  manuel  :  Force  et 
Matière  en  1852,  encore  traduit  en  français  en  1907 
sur  la  17e  édition  allemande;  il  procède  des  idées  de 
Moleschott.  La  préface  du  livre  instruit  le  procès  des 
philosophes  qui  sont  dupes  d'entités  abstraites.  Est 
seul  vrai,  ce  qu'on  peut  voir,  imaginer,  mesurer,  peser. 
Les  organes  de  la  vie  produisent  leurs  consensus  avec 
la  sensation  et  la  pensée,  comme  ceux  de  la  maehine 
à  vapeur  engendrent  des  mouvements  ordonnés.  «  Les 
concepts  de  corps  et  d'esprit...  ne  représentent  peut- 
être  que  deux  aspects,  deux  modes  phénoménaux  dif- 
férents du  même  fond  dernier  de  toutes  choses.  » 
Revue  Menschtum,  Gotha,  1889,  n°  46.  Comme  l'ob- 
serve justement  Hôfïding,  Philosophie  contemporaine, 
trad.  fr.,  1908,  t.  h,  p.  527,  c'est  confondre  deux  con- 
ceptions :  1.  la  pensée  ramenée  à  des  mouvements 
spéciaux,  2.  la  pensée  et  la  matière,  simples  aspects, 
relatifs  à  nous,  d'une  réalité  qui  nous  dépasserait. 
Bûchner  avoue  d'ailleurs,  conformément  au  positi- 
visme, que  «  l'essence  intime  de  la  matière  sera  vrai- 
semblablement toujours  pour  nous  un  problème 
insoluble  »;  tenons-nous  en  donc  aux  recherches  des 
sciences  expérimentales.  Nature  et  Esprit,  1857.  Mais 
comment  se  résigner  à  cet  agnosticisme?... 

La  matière  et  ses  activités  diverses  est  éternelle, 
extrêmement  divisible  et  répandue  sans  fin  dans  l'es- 
pace sans  bornes.   Une  matière  sans  forces  ne  s'est 


295 


MATERIALISME,    HISTOIRE 


296 


Jamais  rencontrée,  une  force  sans  matière  serait  sans 
point  d'appui.  Chacune  d'elles  n'a  donc  pu  engendrer 
l'autre;  d'ailleurs  la  création,  la  sortie  du  néant  reste 
inintelligible  :  Dieu  est  inutile  et  l'âme  aussi.  Les 
combinaisons  diverses  de  cette  matière-force,  en 
quantités  constantes,  mais  variables  en  leur  arran- 
gement, groupent  les  complexes-objets  et  les  com- 
plexes-sujets. En  nous,  dualité:  les  seconds  doublent 
les  premiers,  selon  des  séries  régulières  parallèles.  Tout 
provient  du  jeu  primordial,  dans  la  nébuleuse  primi- 
tive, des  activités  physiques  et  chimiques.  La  terre 
en  est  un  fragment  dont  le  géologue  retrace  l'his- 
toire. Comment  est  né  le  plus  élémentaire  proto- 
plasme? Ce  ne  peut  être  que  d'un  rapprochement 
enfin  réussj  entre  les  particules  de  matière-force; 
autrement,  il  faudrait  revenir  à  la  création  qui  ferait 
une  brèche  dans  la  continuité  du  déterminisme.  Même 
origine  pour  la  sensation.  Puis  par  des  transforma- 
tions lentes  et  progressives,  seraient  apparues  les 
diverses  espèces  végétales  et  animales.  Les  hommes 
sont  en  continuité  avec  elles.  L'homme  tertiaire,  que 
l'on  ne  saurait  manquer  de  découvrir,  fournira  les 
chaînons  entre  l'animal  et  nos  préhistoriques.  Comme 
le  muscle  se  contracte  et  la  glande  secrète,  ainsi  le 
cerveau  pense.  Non  point  que  l'on  puisse  voir  ou 
mesurer  la  pensée,  qui  n'est  pas  un  corps,  mais  une 
fonction  où  s'intègrent  et  s'ordonnent  en  unité  les 
activités  cérébrales.  La  preuve  en  est  que  la  délica- 
tesse de  la  structure  du  cerveau,  ses  multiples  circon- 
volutions et  sa  richesse  en  phosphore  sont  les  condi- 
tions de  la  supériorité  de  notre  pensée  humaine.  Le 
moi  n'est  que  l'harmonie  de  cet  ensemble  de  fonc- 
tions; aussi  change-t-il  avec  l'âge,  le  sexe,  le  climat, 
la  nourriture,  etc.  La  liberté  est  une  illusion  comme 
le  moi  permanent  et  l'âme  :  nous  sommes  le  théâtre 
du  déterminisme  bio-psychique.  Le  bien  à  promou- 
voir, en  utilisant  ce  déterminisme  même,  comme  le 
navigateur  utilise  le  principe  d'Archimède,  c'est  l'har- 
monie des  intérêts.  A  la  mort,  l'assemblage  bio-psy- 
chique fait  retour  au  milieu  physico-chimique.  ■ — ■  Il  est 
manifeste  que  cette  vaste  hypothèse  est  une  construc- 
tion faite  dans  le  but  secret  de  donner  satisfaction  au 
besoin  de  continuité  de  l'esprit  scientiste,  beaucoup  plus 
que  pour  se  soumettre  aux  faits  :  ironie  des  choses  I 
ce  système  obéit  donc  à  un  idéalisme  inconscient  I 

Un  autre  médecin  Czoble  (1819-1873)  approfondit 
ces  théories  en  y  mêlant  je  ne  sais  quel  romantisme 
naturaliste  qu'il  admirait  fort  chez  le  poète  Hôlderlin. 
Dans  les  phases  successives  de  sa  pensée  éclatent  peu 
à  peu  les  cadres  rigides  de  la  matière  et  du  mouve- 
ment. Limites  et  origine  de  la  connaissance  humaine, 
1865.  Manifestement  il  devine  peu  à  peu  qu'il  y  a 
plus  dans  la  synthèse  active,  qu'est  la  conscience  psy- 
chologique, que  la  somme  des  éléments,  surtout  chi- 
miques et  géométriques.  Il  regarde  le  matérialisme 
comme  une  méthode,  un  instrument  de  travail  pour 
mettre  les  faits  en  connexion;  mais  ce  n'est  là  qu'un 
point  de  vue  commode  et  non  la  révélation  du  fond 
des  choses.  Le  spiritualisme  lui  paraît  causé  par  «  le 
mécontentement  que  nous  inspire  le  déterminisme  des 
phénomènes  »;  il  est  donc  une  faiblesse  morale.  Au 
contraire,  le  partisan  du  naturalisme  accepte  de  conti- 
nuer l'univers  et  de  joyeusement  si  insérer  (nielz- 
schéisme  avant  la  lettre).  La  méthode  mathématique 
nous  enseigne  à  procéder  avec  clarté;  or  les  éléments 
psychiques,  dont  l'ensemble  est  appelé  âme,  ne  peu- 
vent se  ramener  aux  atomes  en  mouvements.  Il  l'avait 
cru  d'abord,  en  songeant  que  toutes  nos  sensations, 
desquelles  dérivent  les  autres  connaissances,  exigent 
des  contacts  et  se  présentent  comme  «volumineuses», 
ainsi  donc  il  n'y  aurait  pas  de  différence  essentielle 
entre  les  mouvements  rétiniens  dans  la  vision  et  leur 
cheminement   jusqu'à    ceux    du    cerveau    terminal. 


Nouvel  exposé  du  sensualisme,  1855.  Mais  comment 
passer  du  mouvement  spatial  à  l'unité  de  la  sensa- 
tion?... Il  admet  donc  désormais  que,  de  toute  éter- 
nité, des  groupes  d'atomes  en  vibration  furent  liés 
à  des  sensations  :  le  progrès  les  rapproche  et  les  met  en 
marche  chez  l'homme  vers  l'accord  et  l'unité  dans  la 
civilisation  (monisme). 

During,  dans  son  Cours  de  philosophie,  développe 
et  applique  aux  sciences  morales  et  politiques  les 
conséquences  du  déterminisme  matérialiste. 

David  Frédéric  Strauss,-  qui,  en  sa  Vie  de  Jésus 
(1835),  invoquait  le  besoin  de  la  foi  de  se  contempler 
en  des  récits  mythiques,  passe  au  monisme  d'inspira- 
tion darwinienne,  en  1872,  dans  son  livre  :  L'ancienne 
et  la  nouvelle  foi.  En  bon  Allemand,  il  nous  apprend 
que  la  nouvelle  religion  consiste  à  reconnaître  notre 
dépendance  à  l'égard  des  forces  de  la  nature  et  à 
faire  corps  avec  le  rythme  universel  des  choses  atteint 
par  les  sciences.  Nietzche  se  moqua  de  cette  adora- 
tion de  la  science. 

Citons  encore  "Virchow,  Burmeister,  Lôwenthal,  et 
aussi  les  italiens  Herzen  et  Mantegazza;  pour  ce  der- 
nier, pensées,  émotions,  arts,  révolutions  «  ne  sont 
que  des  transformations  de  la  chaleur  solaire  ».  En 
Angleterre,  Thomas  Huxley  (1825-1895)  et  John 
Tyndall  (1820-1893)  se  rattachent  surtout  à  l'évolu- 
tionnisme. 

Voici  d'après  celui-ci  un  clair  exposé  du  parallé- 
lisme mouvement-sensation.  «  La  formation  d'un  cris- 
tal, d'une  plante  ou  d'un  animal  est,  aux  yeux  des 
savants,  un  simple  problème  mécanique  qui  ne  diffère 
des  problèmes  mécaniques  ordinaires  que  par  la  peti- 
tesse des  masses  et  la  complexité  des  procédés...  Tout 
acte  de  conscience,  sensation,  pensée  ou  émotion, 
correspond  à  un  état  moléculaire  défini  du  cerveau... 
de  telle  sorte  qu'étant  donné  le  cerveau,  on  pourrait 
en  déduire  la  pensée  ou  le  sentiment  correspondant  et 
inversement...  Ils  se  produisent  ensemble  mais  nous  ne 
savons  pas  pourquoi.  »  Leur  lien  reste  un  mystère  ;  il 
est  empirique.  Nous  aurions  beau  connaître  en  détail 
les  mouvements  des  cellules  cérébrales,  nous  ignore- 
rions encore  pourquoi  ces  faits  si  différents  sont  simul- 
tanés. Revue  des  cours  scientifiques,  1868-69,  p.  14 
et  15.  Il  est  vraiment  trop  commode  de  s'en  tenir  à  ce 
double  fait,  sans  rechercher  sa  raison  d'être  :  cet 
astucieux  positivisme  escamote  le  problème  sous  pré- 
texte qu'il  serait  insoluble. 

En  France,  Claude  Bernard  (1813-1878)  fut  fort 
préoccupé  de  libérer  la  biologie  du  joug  de  l'animisme 
et  du  vitalisme  en  vue  de  montrer  sa  continuité  avec 
les  sciences  physico-chimiques  ;  toute  certitude,  en 
l'espèce,  se  fonde  sur  le  plus  rigoureux  déterminisme 
que  romprait  l'âme  ou  le  principe  vital.  L'irritabilité 
des  êtres  organiques  et  leur  coordination  fonctionnelle 
ne  sont  pas  sans  analogies  dans  le  monde  inorganique. 
Certains,  ajoute  Dastre,  son  disciple  (La  Vie  et  la 
Mort,  1903,  p.  238),  croient  à  des  rudiments  de  cons- 
cience qui,  dans  les  minéraux  attendent  une  architec- 
ture appropriée  pour  devenir  des  sensations  avec  une 
organisation  :  c'est  là  une  hypothèse  en  harmonie 
avec  l'idée  de  continuité  demandée  par  l'évolution. 
Claude  Bernard  regarde  cependant  nos  conceptions 
métaphysiques  de  la  vie  comme  d'invincibles  besoins 
de  l'esprit  que  l'on  aurait  tort  de  mépriser.  Mais, 
d'abord,  il  convient  de  distinguer  et  de  séparer  phy- 
siologie expérimentale  et  philosophie;  ensuite  de  bien 
marquer  l'équation  humaine,  émotionnelle,  qui  carac- 
térise les  certitudes  de  la  seconde.  «  L'idée  directrice  » 
est  un  besoin  de  notre  esprit  quand  il  veut  penser  la 
vie.  Leçons  sur  les  phénomènes  de  la  vie,  2e  édit.,  1885, 
p.  54,  396  ;  Revue  scientifique,  1877,  t.  n,  p.  337,  513.  — 
Charles  Richet  écrit,  lui,  que  l'âme  est  une  fonction 
du  cerveau  et  la  liberté   une  illusion,  bien  signalée 


297 


MATÉRIALISME,    CRITIQUE 


298 


chez  les  hypnotisés  qui  croient  être  libres,  alors  qu'ils 
fissent  sous  l'influence  d'une  suggestion.  Les  réac- 
tions, puis  les  réflexes  et  les  réponses  adaptées  prove- 
nant de  l'irritabilité,  enfin  l'apparente  finalité  chez  les 
vivants  sont  dus  à  la  sélection  naturelle.  Essai  de 
psychologie  générale,  2"  édit..  1891,  p.  171  sq.  Citons 
encore  le  physiologiste  Jules  Soury  (1842-1915),  pour 
lequel  la  diversité  des  êtres  revient  à  une  différence 
d'architecture  atomique.  Bréviaire  du  matérialisme, 
1881:  la  conscience  serait  un  simple  épiphénomène, 
Système  nerveux  central,  t.  n,  1899,  p.  1798.  Patriote 
fervent.  «  clérical  >  même,  il  voyait  dans  le  culte 
catholique  notre  milieu  déterministe  naturel,  où  nos 
i  vouloirs  »  trouvent  leur  équilibre  synchronique.  Le 
médecin  .1.  Pîoger  ramène  toutes  nos  connaissances  à 
des  transformations  de  sensations,  et  celles-ci  à  des 
vibrations  intra-cellulaires  qui  paraissent  tendre  vers 
l'harmonie.  La  Vie  et  la  Pensée,  1893. 

En  accord  avec  l'américain  Jacques  Lœb,  son 
émule,  le  biologiste  Félix  Le  Dantec  (1869-1917)  tente 
de  pousser  à  fond  la  mécanique  des  atomes.  Tout 
d'abord,  il  nous  rappelle  qu'en  toute  étude  la  biologie 
donne  le  dernier  mot,  puisque  l'intelligence  relève  de 
l'organisme  cérébral.  Science  et  Conscience,  1908,  p.  6. 
Aucun  finalisme  n'est  recevable,  puisque  même  les 
faits  organiques  sont  soumis  à  la  mesure  et  «  sont 
susceptibles  d'une  narration  mathématique  ».  Ibid. 
La  vie  sur  terre  a  succédé  au  règne  inorganique,  donc 
elle  en  vient  par  transformation,  autrement  il  y  aurait 
miracle.  Crise  du  transformisme,  1908,  p.  21.  Il 
ramène  les  organismes  compliqués  aux  lois  des  vivants 
inférieurs  qui  sont  d'ordre  physico-chimique.  Il  n'y 
a  qu'une  chimie  pour  les  corps  bruts  comme  pour  les 
vivants.  Encyclopédie  Larousse,  avril  1898,  p.  358. 
(Ceci  est  fort  équivoque,  comme  on  le  montrera  plus 
loin  :  la  finalité  de  l'âme  dirige  les  mouvements  vitaux 
sans  troubler  leur  quantité  atomique  et  énergétique, 
la  même  en  chimie  physique  et  biologique.)  La  matière 
a  la  propriété  de  penser;  celle-ci  d'ailleurs  est  seule- 
ment témoin  des  mouvements,  sans  jamais  les  influen- 
cer (É piphénoménisme).  Tout  se  passerait  exactement 
de  même  dans  la  nature  si  cette  propriété  était 
absente.  Traité  de  biologie,  1902,  p.  475.  «  Nous 
sommes  tous  des  pantins  soumis  au  déterminisme.  » 
Les  Limites  du  connaissable,  1904,  p.  84.  Notre  per- 
sonnalité n'est  autre  chose  que  la  somme  des  cons- 
ciences élémentaires  des  atomes.  Ni  bien,  ni  mal,  ni 
responsabilité  morales,  mais  seulement  des  habitudes 
mécaniques  héritées  des  aïeux,  habitudes  accompa- 
gnées de  paix  ou  de  remords,  selon  qu'elles  sont  en 
synchronisme  avec  le  milieu  social.  L'assimilation 
chez  les  vivants  résulterait  des  mouvements  rythmi- 
ques de  ceux-ci  qui  s'imposeraient  aux  aliments  digé- 
rés. Mais  comment  vivre  avec  des  conceptions  aussi 
désolantes?  La  foi  religieuse  viendrait  donc  les  contre- 
dire chez  tous  les  hommes  ou  à  peu  près.  Le  Dantec 
lui-même,  hors  du  laboratoire,  nous  rapporte  Elisa- 
beth Leseur,  se  montrait  fort  sensible  à  la  beauté  des 
choses,  à  la  délicatesse  des  sentiments  et  même  à  la 
grandeur  des  pensées  chrétiennes.  Dans  ce  Breton, 
constructeur  de  cosmogonies(D.  Parodi,  op.  cit.,  p.  54, 
cl  Yves  Delage,  Année  biologique,  1902,  p.  lvii),  il  y 
a  toute  une  mystique  naturaliste  qui  adore  les  jeux 
têtus  des  atomes  et  des  nombres,  comme  s'il  contem- 
plait   l'océan   de   l'être! 

En  Sorbonne,  Et.  Rabaud  explique  les  vivants 
comme  des  ensembles  de  faits  en  équilibre  instable, 
par  suite  de  leurs  échanges  de  mouvements  méca- 
niques avec  le  milieu.  Éléments  de  biologie  générale, 
1920.  Marcel  Boll  ne  voit  partout  que  des  types  spé- 
ciaux de  mouvements  rythmés  qui  assimilent  pro- 
gressivement leur  milieu  à  ce  rythme  :  ainsi  tel  cris- 
tal, tel  végétal  façonnent  les  éléments  de  l'cau-mère 


ou  le  carbone  et  les  nitrates  à  leur  ronde  atomique 
La  science  et  l'esprit  positif  chez  les  penseurs  contem- 
porains, 1921,  p.  129. 

Cf.  surtout  Albert  Lange,  Histoire  du  matérialisme, 
2  vol.,  trad.  fr.,  1877-7!);  P.  Janet,  Le  matérialisme  contem- 
porain en  Allemagne,  1864. 

III.  Appréciation  critique  du  matérialisme.  — 
Le  caractère  souvent  peu  saisissable  et  mouvant  du 
matérialisme  est  la  meilleure  preuve  de  son  impuis- 
sance à  rejoindre  le  donné,  à  s'ajuster  avec  nos  expé- 
riences. Il  finit  par  voir  dans  les  corpuscules  élémen 
taires  des  sortes  de  virtualités  en  puissance  qui  atten- 
dent leurs  conditions  d'existence  pour  faire  apparaître 
la  vie,  la  sensation  et  la  pensée  :  ce  qui  est  proprement 
le  monisme. 

L'atome  géométrique,  tout  «  intellectualisé»,  de  Des- 
cartes est  manifestement  un  concept  abstrait,  inca- 
pable, par  exemple,  de  rendre  compte  des  faits  de 
résistance,  d'impénétrabilité,  de  masse  atomique,  etc. 

Ramener  les  forces  au  pur  mouvement  local  est 
commode  pour  l'imagination  et  l'application  des 
mathématiques  au  donné;  mais  c'est  un  pur  procédé. 

Identifier  la  matière  et  la  force  reste  peu  clair, 
puisque  la  matière  s'offre  d'abord  comme  étendue, 
multiplicité,  indifférence,  et  la  force,  au  contraire, 
comme  une  source  d'unité  et  de  distinction  spécifique. 

A  plus  forte  raison,  il  est  choquant  de  faire  de  la 
pensée  une  vibration,  ou  bien  son  produit,  ou  bien 
encore  son  accompagnement  inconnaissable  et  sans 
réelle  efficacité  dans  notre  monde. 

Pour  échapper  à  ces  inextricables  difficultés,  le  posi- 
tivisme croit  pouvoir  se  limiter  au  domaine  de  l'obser- 
vable et  faire  appel  ensuite  aux  intuitions  du  coeur, 
aux  réactions  spontanées  de  la  personnalité  complète, 
en  présence  de  la  beauté,  en  relation  avec  la  famille 
et  la  cité  :  à  sa  manière,  il  nous  dit  donc  combien  le 
matérialisme  est  court  de  vues  et  combien  il  mutile 
les  êtres  humains! 

Laissant  certaines  considérations  pour  la  critique 
du  monisme,  voici  le  plan  que  nous  suivrons  :  1.  L'être 
matériel  offre  dans  son  unité  une  dualité  d'éléments. 
2.  L'âme  et  le  corps  dans  l'homme  se  présentent  comme 
deux  réalités  distinctes  bien  qu'intimement  unies. 

/.  dualité  de  L'Être  matériel.  —  1°  Caractère 
artificiel  du  déterminisme  mécanique.  —  Il  nous  propose 
une  métaphysique  faussement  parée  des  dépouilles 
de  la  science,  en  vue  de  fournir  à  l'esprit  une  expli- 
cation claire,  capable  d'unifier  toutes  nos  connais- 
sances; il  ramène  les  variations  de  la  nature,  chaleur, 
combinaisons,  vie,  conscience,  à  des  variations  de 
quantité,  au  glissement  d'un  point  le  long  d'une  ligne, 
constaté  par  le  baromètre,  le  manomètre,  etc.  Toute 
pensée  spiritualiste  représenterait  une  foi  d'apeurés  en 
face  des  brutalités  du  système  matérialiste. 

Il  est  juste  de  chercher  le  biais  par  où  les  faits  sen- 
sibles peuvent  être  mesurés  et  calculés;  mais  on  nous 
dupe  avec  un  procédé,  qui,  loin  d'épuiser  le  réel,  n'en 
livre  qu'un  aspect.  Considérés  d'un  certain  point  de 
vue,  les  phénomènes  paraissent  des  métamorphoses 
du  mouvement,  des  engrenages  sans  fin.  Mais,  en 
vérité,  chaque  mouvement  est  dirigé,  discipliné,  obéit 
aux  lois  de  chaque  être,  atome,  corps,  vivant  végétal 
et  animal,  etc.,  à  leur  particulière  individualité  : 
quantité  et  qualité  caractérisent  les  êtres  matériels. 
Les  vivants,  par  exemple,  se  dépensent  à  élever  des 
énergies  à  un  certain  potentiel,  comme  le  jardinier 
qui  porterait  de  l'eau  au  réservoir  qui  alimente  son 
moteur,  mais  en  les  coordonnant  selon  leurs  besoins. 
La  feuille,  comme  le  muscle,  assimile  à  cet  effet  du 
carbone,  mais  chacun  à  sa  manière.  L'âme  humaine, 
principe  de  vie,  n'ajoute  rien  aux  quantités  d'énergie, 
mais  se  contente  de  les  diriger  du  dedans,  parce 
qu'elle  ne  fait  qu'un  sujet  substantiel  avec  son  corps. 


299 


MATÉRIALISME,    CRITIQUE 


300 


Les  mécanistes,  semblables  en  cela  aux  «  réaux  » 
du  Moyen  Age,  réalisent  les  lois  qu'ils  croient  devi- 
ner, c'est-à-dire  des  abstractions,  en  nous  présentant, 
tel  II.  Taine,  l'univers  comme  une  pyramide  de  lois 
mathématiques.  Depuis  une  trentaine  d'années  sur- 
tout, savants  et  philosophes  ont  dénoncé  le  caractère 
commode  et  conventionnel  de  cette  construction,  à 
tel  point  que  cette  réaction  a  connu  de  graves  excès, 
puisque  certains  ont  même  prétendu  que  toute  loi  ne 
serait  qu'un  décret  libre  de  l'esprit  humain.  Mais 
dégageons-nous  de  l'hypnose  scientifiste,  sans  nier  la 
science  et  tomber  dans  le  «  fortuitisme  ». 

Laissons  le  conceptualisme  pour  garder  le  réa- 
lisme modéré  de  saint  Thomas  :  il  nous  délivrera  de 
ce  déterminisme  où  se  trouve  transposé  l'antique 
Destin.  M.  Boutroux,  dont  le  «  contingentisme  »  sut 
s'assagir,  cf.  De  l'idée  de  loi  naturelle,  1894,  dès  1867, 
à  Heidelberg,  avail  et  ('  frappé  par  ce  fait  que  Socrate 
ne  fut  pas  un  produit  mais  un  initiateur.  Les  sciences, 
loin  d'être  le  pur  décalque  des  choses,  représentent  en 
vérité  la  vie  de  l'esprit  qui  trouve  sa  joie  à  déchif- 
rer  l'apparent  chaos,  en  y  introduisant  ses  soucis 
d'ordre  et  de  lois.  Une  bonne  observation  est  déjà 
une  vue  de  l'esprit,  une  généralisation  bien  fondée, 
puisqu'elle  est  mise  en  relation  avec  un  ensemble.  Les 
faits  doivent  avoir  un  sens  tout  de  suite;  jamais  par 
eux-mêmes  ils  ne  façonneront  une  pensée.  «  Un  fait 
scientifique  est  tout  autre  chose  qu'un  fait  brut. 
Entre  les  deux  s'intercale  une  élaboration  intellec- 
tuelle :  une  conception  générale  et  un  système  de 
mesures.  »  Il  est,  en  vérité,  au  sein  de  la  nature  un 
ordre  profond  et  souple,  que  la  physique  se  contente 
d'approcher.  P.  Duhem,  Physique  de  croyant,  p.  9; 
La  théorie  physique,  1906,  p.  223. 

Les  sciences  nous  disent  l'effort  de  l'esprit  pour 
saisir  l'insaisissable,  pour  ramener  le  multiple  à  l'un, 
et  le  changeant  au  permanent  :  les  types  et  les  lois. 
Jamais  elles  ne  coïncident  avec  la  nature  même;  et 
pourtant  elles  restent  vraies,  puisqu'elles  en  expriment 
une  face  pour  nous,  les  fonctions  durables,  et  qu'elles 
la  rejoignent  dans  la  pratique.  Chacune  d'elles,  à  son 
point  de  vue,  jette  son  coup  de  filet  pour  ramener  le 
permanent  à  travers  l'espace  et  le  temps;  elles 
indiquent  les  procédés  par  lesquels  notre  esprit  par- 
vient à  s'assimiler  les  choses  et  les  êtres. 

La  logique  suppose  au  préalable  la  répartition  des 
êtres  en  genres  et  en  espèces,  une  universelle  parenté, 
entre  l'esprit  et  les  choses,  un  monde  intelligible  et 
ordonné  pour  la  déduction  :  voilà  pourquoi  S.  Mill, 
au  fond,  y  répugne.  D'ailleurs  de  ce  que  Wellington 
ne  puisse  s'affranchir  des  conditions  générales  de 
l'humanité,  il  ne  s'ensuit  pas  qu'il  ne  lui  reste  pas 
beaucoup  de  marge  pour  sa  liberté. 

Les  mathématiques,  qui  ne  voient  dans  la  nature 
que  de  la  quantité  homogène  et  mesurable,  traduisent 
nos  soucis  de  calculer,  une  adaptation  des  choses 
mêmes  à  notre  pensée  claire  à  limites  précises. 

La  mécanique  représente  le  caractère  sous  lequel 
il  faut  bien  envisager  le  monde  pour  que  les  lois  ma- 
thématiques puissent  s'y  appliquer.  Incapables  de. 
mesurer  les  causes,  les  forces,  les  qualités  et  leur 
mutations  mêmes,  nous  prenons  habilement  un  biais 
en  mesurant  l'espace  parcouru,  selon  un  temps  fixé, 
le  tout  à  l'aide  d'unités  conventionnelles. 

Appliquées  à  la  physique,  à  la  chimie  et  à  la  bio- 
logie, les  lois  mécaniques  laissent  échapper  l'ana- 
tomie  et  la  physiologie  spécifiques  des  êtres  :  atomes, 
corps  simples  et  composés,  végétaux  et  animaux  si 
divers,  leurs  habitudes  spéciales  régulières  et  stables, 
la  fixité  ou  l'hérédité  du  type  de  chacun  d'eux.  Elles 
omettent  que  tout  dans  l'univers  a  un  sens  défini, 
depuis  l'eau  qui  coule,  le  blé  qui  mûrit  et  l'homme 
qui  vieillit.    La    preuve,    c'est   que   les   phénomènes 


demeurent  irréversibles";  ils  ne  peuvent- rebrousser 
chemin;  quand  l'électricité  redevient  chaleur  et  mou- 
vement, les  conditions  ont  changé.  Une  finalité, 
immanente  au  moins  déjà,  conduit  les  êtres;  or  ce 
sens  spécial  des  choses  est  absolument  inexplicable, 
selon  le  mécanisme  qui  ne  veut  voir  partout  que 
de  simples  changements  de  place.  Loin  de  traduire 
de  manière  exhaustive  le  réel,  il  n'en  est  qu'une  adap- 
tation pour  nos  calculs,  adaptation,  dont  ce  réel  offre 
d'ailleurs  le  fondement  :  scientia  formaliler  in  mente, 
fundamentaliler  lantum  in  rébus. 

Voici  de  l'eau  qui  passe  de  25°  à  50°,  un  ouvrier  qui 
abandonne  10  calories  :  peut-on  dire  que  la  chaleur  de 
l'eau  «  doublé,  comme  le  mercure  a  doublé  en  espace 
gradué  parcouru?  ou  que  les  échanges  vitaux  de 
l'ouvrier  sont  identiques  à  l'espace  de  dix  mètres  en 
élévation  de  425  kilos?...  Ne  prenons  plus  des  sym- 
boles commodes  -  -  qui  faisaient  dire  ironiquement 
à  H.  Poincaré  que,  seuls,  grand  public  et  lycéens 
croyaient  encore  à  la  physico-mathématique  —  pour 
la  photographie  de  l'univers. 

«  On  a  voulu  réduire  à  des  actions  mécaniques  et 
au  pur  mouvement  tous  les  phénomènes  physiques  et 
chimiques,  même  ceux  de  la  vie  et  de  la  pensée... 
Admettons  que  tout  phénomène  soit  lié  à  un  mouve- 
ment... Il  n'y  a  pas  pour  cela  identité  entre  le  phéno- 
mène et  le  mouvement...  Il  faut  donc  abandonner 
cette  substance  vidée  de  toute  espèce  de  qualités, 
dont  le  mouvement  devrait  rendre  compte.  »  Jules 
Tannery,   Science  et  philosophie,    1912,  p.   4,   5,   G. 

On  ne  peut  même  dire  avec  E.  Meyerson,  Identité 
et  réalité;  De  l'explication  dans  les  sciences,  que  la 
marche  du  divers  à  l'identique  suffise  à  définir  la 
compréhension  intellectuelle.  Elle  proclame  en  dehors 
d'elle  la  diversité,  qu'elle  est  cependant  bien  obligée 
de  ramener,  par  procédé  mental,  à  l'identité,  tels  : 
hommes,  mammifères,  animaux.  Elle  doit  reconnaître 
la  réalité  de  la  qualité,  qui  n'est  pas  «  scientifique  » 
pourtant.  «  Comprendre,  ce  n'est  pas  simplement 
dénaturer  la  qualité  pour  la  transformer  en  quantité, 
dire  que  rien  ne  se  passe,  que  le  monde  a  oublié 
d'exister.  La  raison  ne  nie  pas  la  réalité,  elle  la  légi- 
time. Elle  ne  nie  pas  les  originalités,  elle  les  reconnaît.  » 
H.  Delacroix,  Le  langage  et  la  pensée,  1924  p.  440. 
Le  matérialisme  identifie  follement  la  science  à  la 
nature  totale. 

2°  Unité  substantielle  de  la  qualité  et  de  la  quantité.  — 
Le  xxe  siècle  conciliera  qualité  et  quantité  dans  un 
intellectualisme  sagement  compréhensif  :  il  y  a  au 
sein  de  la  nature  des  activités  spécifiques  et  non  mesu- 
rables, coordonnées  en  chaque  individu  Au  lieu  d'être 
un  produit  tardif  et  dont  l'efficacité  serait  illusoire, 
le  sens  de  l'ordre,  l'attrait  des  causes  finales  est  à 
l'origine  :  en  dernière  analyse  la  pensée  a  le  gouverne- 
ment du  monde.  Les  lois  mécaniques  sont  l'explica- 
tion prochaine,  mais  non  profonde  et  dernière. 

D'abord  comment  la  pure  étendue  suffirait-elle  à 
expliquer  l'impénétrabilité,  l'inertie,  la  variété  des 
propriétés  des  corps?  Une  portion  de  l'espace  n'a 
rien  en  soi  qui  puisse  s'opposer  à  ce  qu'une  autre 
portion  de  l'espace  coïncide  avec  elle.  Elle  est  indif- 
férente au  repos  comme  au  mouvement.  Elle  ne  rend 
pas  compte  de  ce  fait  que  tel  corps  est  plus  difficile  à 
mouvoir  que  tel  autre.  A  aucun  titre,  elle  n'appelle 
le  mouvement;  aussi  Descartes  attribue-t-il  à  Dieu 
la  chiquenaude  initiale.  Nous  ne  pouvons  donc  penser 
la  matière  sans  l'imaginer  pourvue  d'appétitions 
inconscientes,  de  forces.  Or  la  force  n'est  visible  ou 
mesurable  qu'en  ses  manifestations  ;  c'est  de  notre 
conscience  qu'elle  semble  bien  se  rapprocher.  «  L'idéal 
vers  lequel  tend  la  physico-mathématique,  écrit 
E.  Meyerson,  c'est  la  possibilité  de  déduire  les  êtres 
divers,  des  positions  relatives  de  corpuscules  homo- 


301 


MATÉRIALISME,    CRITIQUE 


302 


gènes.  »  Mais  comment  déduire  du  simple  édifice:  eau 
—  qui  provient  d'un  combustible  et  d'un  comburant — ■ 
qu'il  devra  éteindre  le  feu.  Et  les  six  étamines  de  la 
giroflée,  et  les  pétales  tuyautés  du  dahlia,  et  les  phases 
d'un  embryon,  et  l'ambition  d'un  Napoléon'.'...  Le 
devenir  surtout  :  voilà  le  cauchemar  du  mécanisme. 
On  ne  peut  le  déduire  a  priori,  il  contient  du  nouveau. 
Qui  déduira  de  l'architecture  atomique  une  muta- 
tion brusque,  à  plus  forte  raison  les  inventions  du 
génie  humain?  Du  carbone  de  l'air,  d'abord  assimilé 
par  l'action  chlorophyllienne,  à  la  chair  du  mouton, 
et  à  celle  de  mon  corps,  organe  vivant  d'une  sensa- 
tion, il  y  a  bien  autre  chose  que  des  rondes  nouvelles 
faites  des  mêmes  danseurs!...  Imaginer  le  devenir,  c'est 
le  ramener  à  l'espace  homogène,  c'est  le  nier.  L'invi- 
sible, le  non  mesurable  est  au  cœur  des  êtres.  Meyer- 
son.  De  l'explication  dans  les  sciences,  t.  n,  1921,  p.  349. 
Le  mécanisme  devrait  aboutir  à  l'impasse  de  l'iden- 
tique et  de  l'immobile.  On  n'imagine  pas  la  causalité  : 
elle  est  une  qualité  occulte.  Des  roches  éruptives  aux 
prêles  gigantesques,  aux  nummulites,  aux  poissons, 
aux  reptiles  et  aux  oiseaux,  etc.,  il  y  a  du  nouveau  que 
la  pure  juxtaposition  atomique  n'expliquera  jamais. 
Pour  comprendre  l'évolution,  o.i  commence  par  se 
donner  un  certain  mécanisme;  puisqu'il  n'est  pas  quel- 
conque à  l'origine,  c'est  donc  que  les  dés  sont  pipés,  la 
finalité  est  impliquée  déjà.  O.  Hamelin,  Essai  sur 
les  éléments  principaux  de  la  représentation,  1907,  p.  281. 

L'unité  manifeste  du  vivant  —  même  monocellu- 
laire —  en  sa  structure  et  ses  fonctions,  son  aptitude  à 
se  réparer,  à  reproduire  son  type,  quelle  autre  pierre 
d'achoppement  I  Tous  les  organes  contribuent  à  la 
vie  commune  et  sont  solidaires;  si  l'un  d'eux  joue  mal 
son  rôle,  tous  les  autres  en  souffrent.  De  simples  cor- 
puscules juxtaposés  offriraient-ils  jamais  une  telle 
coordination?  Considérons,  par  exemple,  ce  fait  frap- 
pant dans  l'évolution  du  «  cerf  géant  »  de  l'époque 
quaternaire,  dont  les  bois  atteignaient  jusqu'à  3  m.  50 
d'envergure  et  alourdissaient  fort  la  tête.  A  chaque 
étape  de  leur  croissance  dans  l'espèce,  ils  ont  exigé 
un  crâne  plus  épaissi,  un  renforcement  des  vertèbres 
cervicales  et  des  ligaments,  etc.  «  Tout  se  tient  de 
façon  obligatoire  sous  peine  d'impossibilité  de  vivre.  » 
Cuénot,  Genèse  des  espèces  animales,  2e  édit.,  1921, 
p.  291.  A  quoi  bon  parler  des  communications  ner- 
veuses et  de  l'action  régulatrice  des  «  hormones  »? 
Expliquera-t-on  la  victoire  de  la  Marne  par  les  lignes 
télégraphiques  et  les  agents  de  liaison?...  M.  Guille- 
ninot  regarde  la  vie  comme  le  résultat  de  mutations 
utiles,  dues  au  hasard,  et  ensuite,  conservées.  L'évo- 
lution résulterait  de  myriades  de  hasards  heureux;  et 
on  appelle  cela  :  science  positive  !  La  Matière  et  la 
Vie,  1919. 

Le  vivant  répare  ses  organes;  par  exemple,  il  y  a 
néoformation  des  globules  sanguins,  des  glandes  et  des 
cellules  épithéliales  de  l'intestin;  l'escargot  régénère 
ses  tentacules  et  sa  bouche;  avec  un  tronçon  l'hydre 
d'eau  douce  régénère  son  corps  entier.  Le  vivant 
lutte  contre  les  microbes  pathogènes  et  secrète  à 
propos  des  antitoxines.  Expliquer  la  fièvre  par  le  sens 
de  l'adaptation  des  organismes  qui  luttent  pour  sur- 
monter un  obstacle,  c'est  déjà  faire  brèche  au  méca- 
nisme. Le  vivant  dans  un  milieu  trop  chaud  se  refroi- 
dit, par  exemple,  par  sudation;  dans  un  milieu  trop 
froid,  il  se  réchauffe,  par  exemple,  par  grelottement, 
pour  maintenir  sa  température  oplima,  tandis  que  le 
minéral  simplement  subit  celle  de  son  milieu. 

L'analyse  chimique  et  l'observation  microscopique 
ne  décèlent  que  de  minimes  différences  entre  les 
cellules  mères  ou  oeufs  des  diverses  espèces.  Et  cepen- 
dant l'un  d'eux  devient  une  algue,  un  autre,  une 
éponge,  un  autre,  un  poisson,  etc.  C'est  donc  que 
ces  œufs  différaient  déjà  autrement  que  par  leur  édi- 


fice particulaire  et  que  quelque  ■  idée  directrice  ». 
selon  le  mot  de  Cl.  Bernard,  a  conduit  le  développe- 
ment. Chaque  cellule  nouvelle  ne  laisse  filtrer  dans  son 
protoplasme  que  les  éléments  utiles  à  son  fonctionne- 
ment; elle  combine  sa  structure  avec  cclie  des  autres 
pour  former,  ici  un  œil,  là  un  organe  de  Corti,  etc.  Le 
vivant  paraît  dominé  par  un  progrès  futur  vers  lequel 
il  s'achemine  comme  vers  la  réalisation  d'un  plan. 
Dastre,  La  Vie  et  la  Mort,  1903,  p.  165  sq.  Mais  un 
plan,  une  idée,  pour  devenir  une  cause  doivent  être 
réalisés  dans  un  sujet  actif  :  revoici  la  qualité.  Le  végé- 
tal trouvant  sur  place  sa  nourriture  s'y  fixe;  mais 
l'animal,  qui  doit  la  chercher,  dispose  d'un  système 
sensori-moteur  installé  sur  ceux  de  la  respiration,  de 
la  digestion,  etc.  Bergson,  L'Évolution  créatrice,  p.  136. 

Voici  selon  un  mécaniste  l'explication  du  stade 
gastrula  :  «  Les  cellules  de  la  morula,  ayant  cédé  à  leur 
point  faible  aux  poussées  extérieures,  s'invaginent,  puis 
soudent  les  extrémités  de  ce  conduit  :  voilà  donc,  une 
sorte  de  petite  outre!...  Le  cristallin  se  forme  tou- 
jours face  à  la  rétine;  si  elle  se  déplace  il  la  suit  et  la 
prolonge;  mais  cette  apparente  finalité  trouverait  sa 
raison  dans  les  chocs  des  sécrétions  rétiniennes  sur 
le  cristallin!...  L'araignée  se  jette  sur  la  mouche 
comme  la  pierre  s'enfonce  dans  l'eau!...»  Et.  Babaud, 
Éléments  de  biologie  générale,  1921. 

Mais  M.  E.  Meyerson  répète  à  juste  titre  :  «  Ce  n'est 
pas  avec  des  combinaisons  de  l'espace,  extension, 
réduction,  déplacements,  chocs  que  l'on  rendra 
compte  de  la  régularité  des  faits  biologiques.  Qu'au- 
rait-il pu  sortir  de  cette  homogénéité  totale  primitive?  » 
Op.  cit.,  t.  i,  p.  265  .  Si,  comme  l'avoue  M.  Rabaud, 
«  l'unité  fonctionnelle  définit  l'individu  »,  p.  77,  si 
chaque  événement  vital  est  conditionné  par  l'en- 
semble, comme  il  le  conditionne,  p.  255,  264,  on  n'ex- 
plique pas  cette  solidarité  par  les  simples  affinités 
chimiques  des  vivants,  pas  plus  que  les  associatio- 
nistes  n'expliquent  l'unité  du  moi  par  la  juxtaposition 
des  états  de  conscience.  Quant  le  mâle  de  la  mante 
religieuse  s'accouple  avec  la  femelle  «  mûre  »  et  non 
avec  une  autre,  quand  l'araignée  astia  viltala  danse 
devant  sa  femelle,  quand  un  lièvre  s'arrête  et  se  dissi- 
mule, etc.,  il  ne  faudrait  voir  qu'une  mécanique 
«  contraction  de  leur  sarcode  »,  sous  l'action  des 
chocs!...  Puis,  enfin,  on  préfère  avouer  que  cela 
déplace  les  lois  mécaniques  connues... 

M.  Edm.  Perricr,  pour  éviter  la  cause  finale,  se 
débat  en  des  difficultés  analogues.  La  Terre  avant 
l'histoire,  1920.  Les  laboratoirse  ont  fait  la  synthèse 
de  l'urée  et  des  sucres;  mais  l'urée  «  biologique  », 
observerai-je,  est  en  continuité  fonctionnelle  avec 
toutes  les  opérations  solidaires  du  vivant.  L'urée, 
d'ailleurs  est  une  issue  du  cercle  vital,  et  non  la  vie, 
pas  plus  que  les  cendres  et  la  fumée  d'une  bougie  ne 
sont  la  lumière  même.  Pourquoi  précisément  l'œuf,  en 
se  nourrissant,  reproduit-il  le  type  des  parents?  p.  102. 
Quel  rapport  entre  mouvements  et  joie,  douleur, 
jugement  et  choix?  «  C'est  le  secret  de  l'avenir.  » 
p.  396.  Réponse  vraiment  commode!...  On  nous  dit 
que  le  besoin  de  voir  plus  loin  a  encouragé  la  station 
verticale,  parce  que  «  l'esprit  a  toujours  dominé  la 
matière,  si  paradoxal  que  cela  paraisse  »,  p.  336. 
Étrange  philosophie  à  tiroirs  qui  réintègre  ici  la  fina- 
lité et  la  qualité  directrice  et  revient  au  monisme. 

Selon  M.  Goblot,  Traité  de  Logique,  1918,  la 
convergence  fonctionnelle  du  cœur,  des  poumons, 
du  foie  et  des  reins  se  ramènerait  à  une  convenance 
complexe  :  en  suivant  leur  propre  déterminisme,  ces 
organes  se  rencontreraient...  Mais  n'est-ce  pas  à  la 
fois,  réplique  M.  Parodi,  Philos,  cont.  en  France, 
p.  400,  admettre  en  formule  la  finalité  pour  la  nier 
de  fait?  Car,  c'est  précisément  cette  convenance  soli- 
daire qui  est  le  nœud  du  problème.  M.  Goblot    parle 


303 


MATÉRIALISME,    CRITIQUE 


304 


encore  de  la  finalité  du  besoin  qui  trie,  choisit,  oriente, 
p.  365;  fort  bienl  mais  si  nous  retrouvons  en  ses 
créations  de  l'ordre,  des  lois,  n'aurons-nous  pas  le 
droit  de  conclure  à  la  suprématie  de  la  qualité  sur  la 
quantité,  de  l'esprit  sur  la  matière?  «  C'est  l'attrait 
d'un  idéal  qui  meut  les  forces  de  l'univers,  toutes  psy- 
chiques en  leur  fond.  »  l'arotli,  p.  195,  494. 

Expliquer  l'œil,  Pasteur  et  saint  Vincent  de  Paul 
par  des  mouvements  qui  s'entrechoquèrent  par  hasard 
heureusement,  c'est  obéir  à  une  théorie  préconçue  : 
tel  est  le  mécanisme. 

La  qualité  donne  à  la  quantité  l'unité  et  la  direc- 
tion qui  lui  manquent;  elle  est  invisible,  elle  échappe 
à  la  mesure,  elle  ne  fait  qu'un  seul  sujet  avec  la  quan- 
tité, à  laquelle  elle  n'ajoute  rien.  Des  journaliers 
bêchent  une  vigne,  ils  n'exercent  que  des  énergies 
physiques  dues  à  la  respiration  et  à  l'assimilation;  leur 
volonté  se  contente  de  les  diriger.  Corps  et  âme  sont 
consubstanliellement  unis  et  non  pas  soudés;  au  pied 
de  la  lettre,  l'âme  n'agit  pas  sur  le  corps,  ou  inverse- 
ment, car  ils  ne  font  qu'un  sujet  et  non  pas  deux  êtres 
accolés.  «  Comme  la  pensée  est  qualité  pure,  les  modi- 
fications qu'elle  subit  (dans  les  phases  de  la  décision) 
sont  qualitatives,  celles  qu'elle  transmet  le  sont  éga- 
lement. Dans  le  mouvement,  elle  laisse  intacte  la 
quantité  et  change  la  direction.  Elle  n'aborde  pas 
l'être  par  sa  surface  extérieure  ;  elle  le  saisit  par  ce  qu'il 
a  de  plus  profond  :  c'est  à  leur  source  qu'elle  s'empare 
de  ses  forces...  Cet  empire  de  la  pensée  sur  la  force,  la 
conscience  l'atteste,  son  témoignage  est  irécusable.  » 

M.  Couailhac,  S.  J.,  La  liberté  et  la  conservation  de 
l'énergie,  1896,  p.  236,  237;  De  Munnynck,  O.  P.,  La 
conservation  de  l'énergie  et  la  liberté  morale;  Bergson, 
L'évolution  créatrice,  p.  37,  83,  74;  Driesch,  La  philosophie 
de  l'organisme,  1922. 

Si  l'on  voulait  pousser  plus  avant  l'étude  méta- 
physique des  êtres  matériels,  il  faudrait  reprendre  les 
théories  aristotéliciennes  de  la  matière  et  de  la  forme, 
de  la  puissance  et  de  l'acte.  La  matière  est  déterminée 
par  la  forme  pour  constituer  un  sujet  avec  des  pro- 
priétés spécifiques;  celui-ci  est  singularisé  dans  son 
espèce  par  la  disposition  de  ses  éléments  physiques, 
sa  quantité.  A  aucun  moment  les  phénomènes  ne  sur- 
gissent du  néant  pour  s'y  perdre  encore  sans  lien, 
comme  des  météores  évanescents.  Dans  les  change- 
ments accidentels,  la  substance  fait  la  continuité 
entre  les  états  successifs;  dans  les  changements  de 
nature,  la  matière  prime  ou  nue  (ou  celle-ci  déjà 
déterminée,  selon  d'autres)  servirait  de  lien  entre  les 
deux  espèces  dues  à  la  succession  des  formes  substan- 
tielles. Cf.  Tonquédec,  Revue  de  phil.,  1921,  22,  23; 
Voisine,  ibid.,  1922,  p.  586  sq.  Ce  n'est  pas  l'imagina- 
tion qui  doit  interpréter  ces  formules,  mais  l'intelli- 
gence, qui,  à  des  faits  donnés,  cherche  une  raison 
suffisante. 

II.  DUALITÉ  DE  L'AME  ET  DU  CORPS  DANS  L'HOMME. 

—  1°  La  théorie  épiphénoménisle.  —  Selon  le  matéria- 
lisme contemporain,  l'évolution  aurait  fini  par  engen- 
drer la  conscience  psychologique,  la  pensée,  Dieu 
même,  qui  ne  serait  qu'un  pur  idéal;  comme  si  l'évo- 
lution était  une  cause,  un  facteur,  une  force  propor- 
tionnée à  ce  résultat,  alors  qu'elle  est  seulement  une 
loi  qui  exprime  comment  certains  êtres  se  seraient 
transformés.  Qui  plus  est,  la  conscience  accompagne- 
rait le  mouvement,  mais  ne  jouirait  d'aucune  effi- 
cacité ! 

Reconnaissons  d'abord  un  certain  parallélisme 
entre  le  système  nerveux  et  la  conscience.  Tous  deux 
sont  cause  d'unité,  de  liaison.  Une  sensation  exige  une 
réaction  active  de  l'un  et  l'autre.  11  y  a  action  et 
réaction  des  centres  nerveux  entre  eux,  comme  de 
l'imagination,  de  la  mémoire,  de  l'affectivité,  etc. 
En  certains  cas,  les  centres  inférieurs  («  polygone  »  de 


J.  Grasset)  se  rendent  indépendants  des  centres  supé- 
rieurs, comme  certains  actes  s'accomplissent  lors  du 
contrôle  de  la  conscience,  tels  les  actes  de  certains 
névrosés.  Les  neurones  sont  pourvus  de  fibres  affé- 
rentes et  efférenles;  n'est-ce  pas  une  image  de  la 
conscience  à  la  fois  passive  et  active?  Le  courant 
nerveux  est  plus  lent  à  mesure  qu'on  se  rapproche  de 
l'écorce  grise;  ainsi  la  réponse  con  dente  met-elle 
plus  de  temps  à  s'élaborer  que  l'inconsciente.  Plus  le 
système  nerveux  est  compliqué,  plus  riche  est  la 
conscience  dans  l'échelle  des  êtres.  En  privant  de 
certains  centres  les  animaux,  on  voit  corrélativement 
baisser  leur  vie  psychologique.  Cette  vie  gagne  chez 
l'enfant  avec  le  revêtement  progressif  des  centres 
inférieurs  par  le  cerveau  terminal.  Allons-nous  donc 
conclure  que  la  conscience  n'est  que  l'image,  le  double, 
l'état  p  rasite  du  système  nerveux? 

Rappelons  de  nouveau  que  l'âme  vivante  et  capa- 
ble de  sentir  et  de  vouloir  se  contente  d'orienter  les 
énergies  physico-chimiques,  sans  jamais  y  ajouter. 
Selon  le  principe  d'inertie,  tout  mouvement  est 
précédé  d'un  autre  mouvement,  son  antécédent  régu- 
lier, sa  cause  (partielle,  oui).  Les  phénomènes  bio- 
chimiques du  cerveau  ne  se  métamorphosent  pas  en 
sensations  pour  dépenser  leur  énergie  physique.  Une 
vibration  cérébrale  a  toujours  comme  condition  et 
comme  conséquent  un  autre  mouvement.  La  quantité 
d'énergie  dépensée  se  retrouve,  sauf  déperdition  de 
chaleur,  dans  l'effet,  qui  est  cause  à  son  tour.  Ainsi 
le  veut  le  principe  de  conservation  de  l'énergie.  C'est-à- 
dire,  au  fond,  que  ce  qui  se  retrouve  sous  forme  de 
quantité,  est  accompagné  de  son  doublet  qualitatif, 
sensation,  image,  etc.  Le  principe  de  continuité  fonc- 
tionnelle nous  invite  donc  à  écarter  comme  invraisem- 
blable une  rupture  de  cette  continuité  physiologique 
par  la  conscience  et  le  vouloir. 

Évidemment  on  peut  ne  pas  regarder  ces  principes 
comme  absolument  démontrés;  mais  cependant  nous 
courrions  gros  risque  à  fonder  notre  spiritualisme 
sur  leur  négation.  Nous  devons  reconnaître  d'abord 
que  parler  d'action  du  physique  sur  le  moral  et  inver- 
sement rappelle  vraiment  trop  la  juxtaposition  de 
l'âme  et  du  corps,  selon  Descartes;  ce  n'est  vrai  qu'au 
point  de  vue  de  la  grosse  analyse  et  de  la  métaphy- 
sique vulgaire.  Physique  et  moral  s'unifient  en  réalité 
dans  le  même  sujet  substantiel,  comme  la  quantité  et 
la  qualité.  Dans  les  états  sensibles,  sensations,  images, 
souvenirs,  désirs,  physique  et  moral  agissent  syner- 
giquement,  comme  les  fonctions  du  composé  humain; 
ce  n'est  que  dans  les  états  spirituels,  pensées  intellec- 
tuelles et  morales,  que  le  mental  joue  son  rôle  à  part; 
encore  est -il  toujours  plus  ou  moins  accompagné 
d'images  sensibles,  et  par  conséquent  d'états  soma- 
tiques.  Mais  les  matérialistes  qui  ignorent  à  la  fois  ces 
concessions  et  ces  distinctions,  prétendent  ne  retenir 
que  la  réduction  du  psychique  au  physique. 

Pour  répondre  à  leur  théorie,  il  convient  donc 
d'établir  quelques  conclusions. 

1.  Le  psychique  est  distinct  du  physique.  —  Le  sys- 
tème nerveux  n'offre  qu'une  analogie  grossière  avec 
la  conscience  :  celle-ci  se  développe  dans  le  temps  et 
l'autre  dans  l'espace;  ils  diffèrent  comme  étendue 
et  non  étendue.  Une  coupure,  la  digestion,  l'innerva- 
tion., autant  de  faits  localisés  et  mesurables  :  ainsi 
on  trace  le  graphique  d'un  pouls  fiévreux,  on  situe 
une  céphalée  où  la  tête  paraît  comme  emprisonnée 
sous  un  casque.  Mais  la  douleur,  a  fortiori  l'appré- 
ciation de  celle-ci  et  de  ses  causes,  n'offrent  en  elles- 
mêmes,  ni  couleur,  ni  forme  ronde  ou  carrée.  Seuls  leurs 
côtés  organiques,  et  notre  manie  invétérée  de  tout 
considérer  du  point  de  vue  des  objets  juxtaposé 
dans  l'espace,  pourraient  nous  faire  illusion. 

Les    états    corporels    s'enchaînent    selon    des    lois 


305 


MATÉRIALISME,    CRITIQUE 


306 


Fatales;  il  en  est  tout  autrement  des  états  de  cons- 
cience; souvent  entre  eux,  s'intercalent  des  hésita- 
tions et  des  choix.  Si  je  me  suis  blessé,  j'évite  désor- 
mais tel  mouvement  maladroit.  Saint  Ignace  d'An- 
tioche  se  réjouit,  à  rencontre  des  païens,  d'être  broyé 
par  la  dent  des  lions,  au  Coliséc.  On  peut  mourir  par 
suite  d'avarice. 

Leurs  métamorphoses  s'opposent.  Les  états  phy- 
siques offrent  toujours  les  mêmes  conséquents  élé- 
mentaires, par  exemple,  dans  la  digestion,  l'assimi- 
lation. Au  contraire,  que  reste-t-il  d'une  habitude 
même  corrigée?  Dans  la  jalousie,  comment  retrouver 
l'amour  et  la  joie  qui  l'ont  cependant  conditionnée? 

Les  uns  sont  connus  par  l'intermédiaire  des  sens, 
dont  certains  instruments  accroissent  la  portée  et  la 
précision,  ils  peuvent  être  observés  par  plusieurs  per- 
sonnes à  la  fois;  tandis  que  les  autres  sont  connus 
directement  par  celui-là  seul  qui  les  éprouve.  Le  mé- 
decin entend  le  sifflement  du  poumon,  mais  c'est  le 
malade  qui  ressent  son  malaise. 

Seuls  les  états  mentaux  peuvent  persister  et  durer, 
tels,  un  caractère,  une  habitude,  une  impression  pro- 
fonde une  fois  éprouvée,  des  souvenirs  anciens;  alors 
que  les  états  physiques  sont  sujets  au  perpétuel  écoule- 
ment. Mais  surtout,  ils  se  voient,  deviennent  clairs  pour 
eux-mêmes  dans  une  multiplicité  parfaitement  rame- 
née" à  l'unité  de  la  conscience  et  du  vouloir.  Pour 
conserver  l'honneur,  rester  fidèle  au  devoir  (états 
psychiques),  les  hommes  sacrifient,  par  la  mort  pré- 
férée, toute  la  file  des  phénomènes  corporels.  Mais  à 
quoi  bon  insister?  Au  fond,  nul  ne  peut  contester  ces 
faits  manifestes. 

Une  théorie  physiologique  et  périphérique  pré- 
maturée des  émotions  a  aussi  pu  servir  aux  épiphéno- 
ménistes.  La  joie  ne  serait  que  la  conscience  cérébrale 
d'une  certaine  légèreté  de  la  vie  due  à  une  active 
circulation  sanguine,  par  exemple,  et  la  tristesse  cette 
même  conscience  de  notre  pâleur  et  de  notre  dépres- 
sion physique.  Mais  non,  l'élément  psychique,  ici, 
cause  l'état  somatique  et  persiste  pour  faire  avec  lui 
partie  intégrante  des  émotions.  Le  frisson  exprimera 
ainsi  la  peur  ou  l'admiration  :  cela  dépend  des  pensées. 
L'état  nerveux  persiste,  alors  que  l'effroi  a  cessé. 
D'ailleurs  il  convient  de  distinguer  les  émotions  sen- 
sibles des  spirituelles.  Cf.  Lange,  Les  émotions,  trad. 
Dumas,  1907;  Sollier,  Mécanisme  des  émotions,  1905; 
Dumas,  Traité  de  psychologie,  t.  i,    1923. 

2.  Le  psychique  n'est  pas  une  fonction  pure  et  simple 
du  cerveau.  —  Fonction  signifie  en  physiologie  l'état 
d'un  organe  en  activité;  or  l'organe  étant  matériel  ne 
peut  offrir  qu'un  changement  de  forme  ou  de  place  : 
dans  la  sécrétion  d'une  glande,  la  contraction  d'un 
muscle,  le  courant  nerveux;  donc  la  conscience  revien- 
drait à  une  configuration,  à  un  déplacement  spatial. 

Cependant  on  aurait  beau  faire  la  sommation  des 
vibrations  corticales,  on  serait  loin  de  retrouver 
comme  synthèse  la  conscience,  elle  est  d'un  tout  autre 
ordre.  Elle  n'est  pas  dérivée,  elle  est  première;  car 
elle,  le  monde  matériel  lui-même,  serait  pour 
nous  comme  s'il  n'était  pas;  elle  offre  des  caractères 
essentiels  qui  font  antithèse  avec  ceux  de  la  matière. 
Bien  que  liée  aux  fonctions  organiques,  elle  reste  autre. 
Pour  éprouver  la  multiplicité  locale  du  contact,  du 
poids,  de  la  configuration,  de  la  couleur,  du  son,  de 
la  saveur  et  des  odeurs,  elle  est  unie  à  des  organes, 
multiples  en  parties,  mais  par  elle  unifiés.  C'est  pour- 
quoi toute  connaissance  sensible  offre  un  caractère 
mixte;  mais  ce  qui  proprement  s'exprime  dans  la 
conscience  est  qualité  pure. 

'■'.  Le  psychique  n'est  pas  du  mouvement  transformé.- 
Cette   métamorphose   mythologique   du  physique  en 
psychique    contredirait    évidemment    les    principes 
précités    de   conservation  de  l'énergie,  etc. 


D'ailleurs  telle  lecture,  tel  paysage,  telle  audition 
provoqueront  les  réactions  les  plus  opposées  sur  les 
divers  cerveaux  humains;  tandis  que  des  mouvements 
engendrent  d'autres  mouvements  très  déterminés.  On 
mesure  un  mouvement,  on  peut  savoir  où  il  commence 
et  finit;  au  contraire  les  états  mentaux  sont  fluides, 
sans  contours  nets,  se  fondent  les  uns  dans  les  autres, 
jamais  on  ne  peut  songer  à  les  juxtaposer.  Quand 
débute,  au  juste,  un  amour  naissant?  Dans  la  mé- 
lancolie du  souvenir,  comme  dans  une  délibération, 
tous  les  états  se  compénètrent,  déterminent  le  ton 
de  l'ensemble  et  sont  à  leur  tour  colorés  par  celui-ci. 
Toujours  les  mouvements  n'offrent,  au  contraire,  que 
juxtaposition,  composition,  localisation.  On  ne  peut 
mesurer  la  sensation  que  par  ses  concomitants  phy- 
siologiques. Ceux-ci  croissent,  comme  dans  l'effort 
qui  met  en  jeu  de  plus  en  plus  de  muscles,  dans  le 
son  qui  paraît  emplir  le  crâne,  dans  le  volume  de 
voix,  etc.  Parler  de  douleur  même  qui  croisse,  d'effort 
plus  grand,  revient  à  une  sorte  de  métaphore  dans 
laquelle  le  psychique  est  désigné  par  l'intermédiaire 
du  physique.  Par  ailleurs  ne  disons-nous  pas  une 
âme  profonde,  un  esprit  vaste?  Oui,  mais  ce  sont  là 
des  comparaisons  abrégées.  Une  grande  douleur  colore 
de  sa  tonalité  affective  nos  pensées,  nos  espoirs,  sans 
fin;  mais  comme  la  vue  nous  a  accoutumés,  aux 
contours  nets,  aux  dictinctions  tranchées,  nous 
sommes  inclinés  à  l'imaginer  croissant  en  quantité, 
alors  que  l'émotion  change,  dans  une  tonalité  cons- 
tante, par  le  fait  qu'elle  empreint  plus  d'états  d'âme 
et  se  trouve  modifiée  par  eux  à  son  tour.  Même  le 
nombre  arithmétique,  au  sens  où  nous  l'appliquons 
à  la  nature  physique,  doit  être  banni  de  la  conscience. 
Ce  livre  repose  sur  cette  table,  posée  sur  ce  plancher; 
deux  hommes  poussent  cette  charrette  :  voilà  la 
matière  aux  délimitations  nettes.  Mais,  dans  la  cons- 
cience, tout  est  dans  tout;  puisque  le  moi  donne  sa 
tonalité  à  tous  ses  événements,  qui  à  leur  tour,  s'in- 
fluencent entre  eux  et  modifient  le  moi  lui  même.  La 
matière  et  le  mouvement  sont  discontinus;  la  cons- 
cience, elle,  offre  le  modèle  de  la  contilnuité  :  com- 
ment donc  prétendre  qu'elle  est  du  mouvement 
transformé? 

4.  Le  psychique  n'est  pas  un  parasite  inefficace.  — 
Qui  pourra  jamais  croire  que  l'idéal  de  Raphaël  ne 
guidait  pas  son  pinceau,  que  la  délibération  des  Alliés, 
en  1918,  pour  organiser  un  commandement  unique, 
ne  servit  en  rien  à  la  nomination  de  Foch?  Voilà 
cependant  où  en  vient  le  matérialisme.  Par  crainte 
de  rupture  dans  le  déterminisme  physique,  par  hor- 
reur de  ce  qu'il  estimerait  un  miracle,  il  préfère  nier 
des  faits  manifestes. 

Dans  l'hypothèse  de  l'existence  subjective  des  qua- 
lités secondaires,  la  couleur  comme  telle,  par  exemple, 
resterait  un  état  parasite,  à  l'égard  des  vibrations  de 
l'éther;  mais,  malgré  tout,  cette  couleur  peut  être 
cause  de  joie  ou  de  tristesse,  d'admiration  ou  d'hor- 
reur, comme  telle  symphonie,  parce  qu'elle  conserve 
encore  une  réalité  psychologique. 

La  conscience  épiphénomène  revient,  elle,  à  poser 
une  réalité  irréelle  !  Elle  est  sans  cause,  parce  que  le 
mouvement  n'a  pu  se  dépenser  à  l'engendrer,  puisque 
le  courant  nerveux  n'est  pas  dévié  quand  surgit  la 
sensation  ou  l'image.  Elle  n'est  pas  cause  à  son  tour, 
puisque  par  hypothèse  même,  elle  demeure  incapable 
de  rien  produire  et  ne  modifie  aucun  mouvement. 
Sortie  du  néant,  elle  y  retourne  1...  Et  cependant, 
chose  curieuse,  elle  succède  régulièrement  à  certains 
états  physiologiques,  comme  la  sensation  de  chaleur, 
de  froid,  de  poids,  de  peur.  De  nouveau  ceux-ci  la 
suivent  ;  on  boit  pour  se  désaltérer,  on  travaille  pour 
gagner  sa  vie,  se  faire  une  ;iluation  honorable,  etc.. 
Il  y  a  évidemment  un  rapport  étroit  qui  les  relie, 


307 


MATÉRIALISME,   CRITIQUE 


308 


plus  profond  que  celui  de  la  vis  a  tergo  ou  le  contact. 
Un  petit  chien,  qui  redoute  un  dogue,  ne  le  fuit  plus 
quand  il  en  est  séparé  par  une  grille  :  c'est  donc  que 
la  peur  le  faisait  fuir.  On  montre  de  la  viande  à  un 
chien  affamé!  aussitôt,  à  travers  une  fente  ménagée 
dans  l'estomac,  on  voit  suinter  le  suc  gastrique;  mais 
en  revanche,  si  on  persiste  à  tenir  ce  morceau  éloigné, 
la  sécrétion  s'arrête,  apparemment  parce  que  l'espoir 
a  cessé.  D'ailleurs  toute  la  thérapeutique  psychologique 
suppose  l'action  des  pensées,  des  réflexions,  même 
des  sensations  sur  le  moral  :  une  matinée  de  gai  prin- 
temps aide  à  une  convalescence,  comme  la  bonne 
humeur. 

Cf.  Bergson,  Données  immédiates  de  la  conscience,  1890; 
Matière  et  mémoire,  1896;  Couailhac,  oj>.  laud.,  p.  11  sq.; 
Peillaube,  Revue  de  philosophie,  1"  févr.  1903,  p.  250  s<}. 

5.  Impossibilité  de  l'épiphénoménisme.  —  Comment 
les  états  de  conscience  —  soi-disant  inutiles  puis- 
qu'inefficaces  —  auraient-ils  pu  paraître  et  se  déve- 
lopper par  sélection?  Pourtant  les  fonctions  psychi- 
ques portent  tous  les  signes  d'un  progrès  vers  lequel 
tendent  les  vivants  pour  assurer  leur  sécurité.  «  Selon 
toute  apparence,  elles  servent  à  faire  des  sélections; 
or  qui  dit  sélection  dit  action  efficace.  »  W.  James, 
Principes  de  psychologie,  p.  130.  Maintenir  une  image 
dans  la  conscience,  c'est  renforcer  un  processus  ner- 
veux, selon  le  proverbe  :  se  souvenir  d'une  pêche 
savoureuse  finit  par  en  donner  l'eau  à  la  bouche.  Si 
le  plaisir  ne  renforçait  pas  l'action,  et  si  la  douleur  ne 
l'inhibait  pas,  pourquoi,  par  exemple,  les  brûlures  ne 
nous  seraient-elles  pas  agréables?  pourquoi  la  respi- 
ration ne  serait-elle  pas  accompagnée  du  sentiment  de 
l'agonie?  Selon  les  données  de  l'évolution,  il  apparaît 
au  contraire,  que  les  êtres  supérieurs  fabriquent  des 
organes  de  plus  en  plus  capables  de  les  avertir  et  de 
recevoir  leur  direction  consciente. 

Littré  nous  parle  de  la  propriété  de  la  matière  de 
s'organiser  et  de  penser;  mais  ceci  ressemble  étrange- 
ment à  la  vertu  dormitive  du  pavot,  à  une  formule 
commode  pour  se  tirer  d'un  mauvais  pas.  Qui  peut 
concevoir  que  des  particules  mobiles  —  car  voilà  l'élé- 
ment unique  et  fondamental  selon  le  matérialisme 
• —  engendrent  une  joie,  un  remords,  un  raisonne- 
ment, un  système  scientifique?  Rapprocher  les  liens 
logiques  des  liens  physiques,  c'est  se  contenter  d'une 
métaphore;  et  puis  c'est  déjà  supposer  un  ordre  au 
moins  physique,  sans  condition  suffisante  appropriée. 
Le  savant  berlinois  Dubois-Reymond  préfère  répéter  : 
ignorabimus.  «  Allez  donc,  reprend-t-il,  refaire  un 
monde  réel,  comportant  une  conscience  comme  la 
nôtre,  avec  des  corpuscules  et  des  rapports  mathéma- 
tiques l..j>  Limites  de  la  connaissance  de  lanalure,  1872; 
lievue  scientifique,  1874-1875,  p.  343;  A.  Lange,  His- 
toire du  matérialisme,  1877,  t.  n,  p.  156;  Bossuet, 
Traité  de  ta  connaissance  de  Dieu,  m. 

«  Les  (seules  )  sécrétions  du  cerveau  sont  les  ma- 
tières qu'il  émet  dans  le  sang  :  cholestérine,  créatine, 
xanthine;  voilà  les  vrais  analogues  de  l'urine  et  de  la 
bile.  »  W.  James,  ibid.,  p.  171.  On  saisit  la  duperie  de 
la  formule  de  Taine.  Et  puis  que  d'actes  humains 
dépassent  la  sphère  des  simples  utilités  biologiques  I 
Il  y  a  évidente  discontinuité  entre  celles-ci  et  l'admi- 
ration, le  respect,  l'amour  humain,  le  dévouement 
désintéressé;  pourtant  ce  sont  là  des  faits  aussi  cer- 
tains que  les  nouvements  de  systole  et  de  diastole  du 
cœur. 

Il  faut  concevoir  le  cerveau  comme  un  merveilleux 
organe  capable  de  recevoir  des  ébranlements  du 
monde  extérieur  et  d'en  transmettre;  mais  un  cer- 
veau qui  sente  et  pense,  c'est  un  mythe.  En  vérité, 
c'est  trop  fort  que  d'expliquer,  parexemple,  la  décou- 
verte de  la  pile  électrique  ou  des  ferments,  les  accents 
lyriques  de  Bossuet,  par  la  simple  résultante  méca- 


n  que  de  mouvements    en  un  moment  et    un  point 
déterminés! 

Comment  un  tas  de  cellules,  elles-mêmes  las  de  mole 
cules,etc,  rendront-elles  compte  de  l'unité,  de  la  con- 
tinuité de  la  conscience?  Notre  caractère,  par  exemple, 
n'est -il  pas  en  quelque  sorte  la  condensation  de  notre 
histoire  et  de  notre  durée?  La  pure  matière  du  savant 
dépend,  pour  ses  états,  de  mouvements  antérieurs; 
mais  ces  états  n'ont  pas  d'histoire  où  leur  durée  ait 
pu  s'enrouler,  ils  n'ont  que  des  trajectoires,  résultat 
d'autres  trajectoires.  Le  temps  mathématique  ne  mord 
point  sur  eux;  et  pourtant  le  temps  réel  mord  sur 
notre  durée.  On  peut  rêver,  à  la  manière  des  Eins- 
teiniens,  d'un  homme  qui  recevrait  maintenant  la 
vision  des  faits  du  temps  de  César,  mais  il  ne  serait 
pas  pour  cela  son  contemporain  :  sa  durée  à  lui 
marque  inévitablement  son  vieillissement.  Comment 
expliquer  que  nous  vieillissions  pourtant,  s'il  n'y  a 
qu'à  substituei  des  albuminoïdes,  toujours  à  notre 
portée,  à  des  urates  rejetés  par  la  vie?  Bergson,  L'é- 
volution créatrice,  p.  10. 

Si  l'on  traite  les  vivants  de  machines,  il  faut  ajouter 
que  celles-ci  —  fait  bien  singulier  ■ —  créent  leur 
propre  forme  et  la  réparent,  puis  la  transmettent. 
Leurs  organes  compliqués  s'appliquent  à  tirer  parti 
des  impressions  venues  du  dehors.  Conçoit-on  un  œil 
qui  résulterait  des  chocs  de  la  lumière  sur  les  atomes 
de  certaines  cellules?  Conçoit-on,  par  là,  la  synthèse 
d'organes  qu'est  déjà  un  infusoire  et  sa  continuité 
avec  ses  ancêtres?  En  une  certaine  mesure  les  vivants 
sont  doués  de  plasticité,  ils  s'adaptent.  Or  des  varia- 
tions brusques  ne  laissent  la  vie  possible  que  si  elles 
aident  à  l'accomplissement  de  la  fonction,  si  elles 
restent  en  continuité  avec  l'état  antérieur.  Suppo- 
sons-les insensibles  au  contraire,  quel  est  le  bon  génie 
qui  les  additionnera  pour  les  faire  converger?  Ibid., 
p.  74.  Les  rapports  certains  entre  les  divers  organes 
dans  la  série  animale  peuvent-ils  résulter  de  myriades 
de  hasards  heureux?  Telle  la  fécondation  chez  les 
phanérogames,  comme  chez  les  animaux,  qui  débute 
par  la  fusion  de  deux  demi-noyaux. 

2°  L'âme  dans  le  moi  humain.  —  L'expérience  inté- 
rieure nous  impose  aussi  bien  de  dire  :  je  mange,  je 
digère,  je  sommeille,  que  :  je  sens,  je  pense  ou  je 
décide.  Cependant  c'est  au  sujet  doué  d'unité,  d'acti- 
vité, de  continuité  que  nous  rapportons  spéciale- 
ment la  sensation  et  la  pensée.  En  avons-nous  le  droit? 
Certains  phénoménistes  ne  voient  que  la  série  des 
états  de  conscience  sans  sujet  permanent  dont  ils 
seraient  les  accidents. 

1.  L'âme  est  une  substance.  —  Ici  pas  d'imagina- 
tion d'un  dessous,  d'un  noyau  immuable  autour 
duquel  se  joueraient  les  accidents.  La  substance  est  la 
nature  individuelle  qui  se  manifeste  par  ses  propriétés, 
ses  états  et  ses  opérations,  qui  perdure  bien  qu'elle 
change  constamment,  car  ses  états  l'affectent  très 
réellement.  Rappelons  encore  que  l'âme  humaine 
appelle  présentement  un  corps  avec  lequel  elle  agisse 
de  concert. 

Hume  (1711-1776)  est  le  père  du  phénoménisme 
moderne,  o  L'esprit  est  une  sorte  de  théâtre  où  diffé- 
rentes perceptions  passent  et  repassent...  Le  fonde- 
ment de  notre  croyance  à  l'identité  personnelle  est 
dans  cette  liaison,  ce  passage  facile  de  nos  idées  pro- 
duit par  les  lois  d'association,  contiguïté,  ressemblance 
et  causalité...  Comme  la  mémoire  produit  la  conti- 
nuité de  la  succession...,  elle  paraît  la  source  de  notre 
identité  personnelle.  »  De  la  nature  humaine,  vi,  6. 
Selon,  son  disciple  S.  Mill  :  «  Le  concept  d'un  subslra- 
tum  n'est  qu'une  des  formes  sous  lesquelles  cette 
connexion  peut  se  présenter  à  l'imagination.  »  Logique, 
t.  i,  p.  63.  Et  Taine  :  «  Rien  de  réel  dans  le  moi,  sauf 
la  file  de  ses  événements...  Un  flux  et  un  faisceau  de 


309 


MATÉRIALISME,   CRITIQUE 


310 


sensations  et  d'impulsions,  qui,  vus  par  une  autre 
face,  sont  aussi  un  flux  et  un  faisceau  de  vibrations 
nerveuses,  voilà  l'esprit.  »  De  l'intelligence,  t.  i,  p.  69. 
Et  Lachelier  (t  1919)  :  «  Nous  ne  sommes  à  nos  propres 
yeux  que  des  phénomènes  qui  se  souviennent  les  uns 
des  autres,  et  nous  devons  reléguer  le  moi  parmi  les 
chimères  de  la  psychologie.  »  Psychologie  et  métaphy- 
sique, p.  118.  Renouvier,  professa  un  idéalisme  ana- 
logue. 

Ces  philosophes  se  tirent  de  la  difficulté  avec  des 
mots  :  association,  connexion,  faisceau,  souvenir,  je, 
nous,  auxquels  il  faut  bien  pourtant  un  contenu  réel  : 
explicitons-le,  et  nous  redécouvrirons  l'âme-sujet, 
■comme  déjà  le  faisait  Reid.  Œuvres,  t.  m,  c.  IV. 

Si,  comme  l'avouent  les  phénoménistes,  chacun  de 
nos  états  porte  le  cachet  du  moi  —  ce  sont  bien  les 
désirs  d'un  tel.  par  exemple  —  comment  expliquer, 
sans  ce  moi  réel,  leur  «  facteur  commun  »,  si  l'on  peut 
dire,  et  cette  équation  personnelle?  Comment  peu- 
vent-ils toujours  offrir  ce  même  «  dedans  »?  Comment 
pourront-ils  se  sommer  eux-mêmes,  dans  une  vue 
■d'ensemble  sur  notre  vie?  Ils  s'associent,  mais  sans 
lien  qui  les  groupe,  comme  si  dix  hommes  qui  s'i- 
gnorent et  prononcent  chacun  l'un  des  mots  d'une 
phrase,  pouvaient  vraiment  l'exprimer  avec  son 
plein  sens!  Omne  divisibile  indigel  aliquo  continente 
■et  unie  rite  partes  ejus.  Contr.  Genl.,  II,  65,  a.  3. 

La  perpétuelle  communion  du  courant  de  cons- 
cience au  moi  personnel  indique  autre  chose  qu'un 
tas  ou  une  succession,  même  dans  le  cas  de  conversion. 
Après  son  baptême,  saint  Augustin  retrouvait  dans 
son  passé  des  éléments  en  continuité  avec  son  nouveau 
moi.  Comment  concevoir  que  des  états  disparus 
depuis  cinquante  ans  soient  encore  présents  par  le 
souvenir,  si  tout  s'écoule,  comme  Taine,  aime  à  le 
redire  après  Heraclite?  S.  Mil]  reconnaît  plus  juste- 
ment que  c'est  là  un  impénétrable  mystère!  Examen 
de  la  philosophie  de  Hamilton,  p.  235. 

2.  La  substance  de  l'âme  est  simple.  —  C'est-à-dire 
elle  n'est  pas  composée  de  parties  quantitatives,  ni 
de  phénomènes  psychologiques  juxtaposés  ;  mais 
•comme  son  existence  ne  lui  est  point  essentielle,  en 
l'ordre  métaphysique,  elle  reste,  comme  toute  créature, 
composée  d'essence  et  d'existence.  Cf.  De  ente  et 
■essenlia. 

La  sensation,  par  exemple,  d'un  volume,  d'une  mélo- 
die, d'une  douleur,  la  comparaison  de  plusieurs  sen- 
sations (Euler,  Lettre  à  une  princesse  d' Allemagne),  la 
•déduction  ainsi  que  le  jugement,  consistent  dans  la 
coexistence  du  complexe  et  du  simple,  du  multiple 
et  de  l'un.  Une  mélodie  ne  saurait  être  une  simple 
succession  de  notes,  une  douleur,  un  million  de  vibra- 
tions nerveuses,  un  jugement,  une  juxtaposition 
d'idées;  il  faut  un  centre  unique,  un  comparateur 
sans  parties  fractionnées  définitivement,  autrement 
toute  raison  d'unité  disparaît  «  Dès  l'origine,  la  cons- 
cience revêt  ce  caractère  de  synthèse...,  une  activité 
mentale  qui  lie  les  éléments...  et  suppose  l'individua- 
fité.  •  Hofïding,  Psychologie,  p.  62,  83,  84.  Si  les  Alle- 
mands se  sont  trop  laissé  impressionner  par  l'unité 
des  êtres  qui  les  a  orientés  vers  le  panthéisme,  les 
Anglais  ont  trop  exclusivement  vu  leur  multiplicité 
qui  conduit  à  l'associationisme  et  au  pluralisme. 
Synthèse,  liens,  rapports  éprouvés  en  nous-mêmes, 
ou  devinés,  dans  le  inonde  extérieur  exigent  d'abord 
chez  nous  une  unité  supérieure,  Boirac,  L'idée  du 
phénomène,  1894,  p.  323,  et  cette  unité  ne  peut  être 
une  simple  forme  ou  une  loi,  elle  doit  être  une  force, 
une  cause.  Comprendre,  apprendre,  inventer,  en  effet, 
c'est  unifier,  c'est  saisir  des  rapports  ou  en  mettre 
en  'euvre. 

Notre  moi,  spontanément,  se  croit  identique  à  tra- 
vers ses  changements;  cette  foi,  même  illusoire,  n'au- 


rait pu  naître,  si  nous  ne  sommes  qu'un  tas  de  faits 
qui  s'écoulent  pour  être  remplacés.  Dans  notre  moi, 
convergent  notre  présent,  notre  passé  et  déjà  notre 
avenir  par  nos  espoirs,  nos  facultés  appliquées  à  la 
même  fin,  nos  souvenirs  et  nos  désirs  :  toujours  avant 
tout  une  synthèse  active  ;t  originale.  Même  équation 
personnelle  chez  le  vieillard  qui  fut  enfant;  même 
cep  foncier,  même  sève  qui  circule  dans  les  rameaux 
rajeunis  ou  vieillis.  Si  donc  le  moi  qui  dit  :  je,  est 
simple,  cependant  la  multiplicité  de  ses  événements, 
à  travers  lesquels  il  se  connaît,  peut  offrir  des  troubles. 
Tel  oubliera  son  passé,  et  prenant  ses  désirs  pour  des 
réalités,  croira  à  un  autre  moi,  ou  à  des  moi  multiples 
ou  alternants  :  il  n'y  a  pas  là  de  réelle  difficulté  pour 
l'unité  du  moi  spirituel.  Peillaube,  Les  images,  1910  , 
p.  196  sq. 

Ce  qui  nous  montre  bien  le  moi  spirituel  en  pleine 
initiative  :  ce  sont  nos  décisions.  «  Nous  avons  le  sen- 
timent d'aller  dans  le  sens  de  la  plus  grande  résistance, 
chaque  fois  que  nous  prenons  une  décision  qui  nous 
coûte...  Les  motifs  inférieurs  ne  cessent  pas  de  nous 
paraître  ouvrir  sous  nos  pas  un  chemin  autrement  aisé 
et  doux  à  suivre.  »  W.  James  :  op.  cit.,  p.  596.  Imagi- 
nons un  saint  qui  se  tait  par  vertu  sous  le  scalpel  du 
chirurgien  :  quelle  meilleure  preuve  que  l'esprit 
déborde  le  corps  et  que  l'âme  domine  ses  états! 

L'âme  n'est  d'ailleurs  pas  seulement  connue  média- 
lement,  par  le  moyen  du  raisonnement,  comme  la 
cause  proportionnée  aux  faits  de  conscience,  elle  est 
d'abord  atteinte  directement,  de  manière  confuse  dans 
ses  opérations  mêmes.  Quoi  qu'en  pense  Kant,  Cr;7.  de 
la  rais,  pure,  tr.  Tissot,  t.  h,  p.  308,  on  ne  peut  regar- 
der la  simplicité  de  l'âme,  comme  équivalent  peut- 
être,  à  une  résultante,  à  l'unité  d'une  direction  après 
plusieurs  impulsions  au  mouvement.  Le  moi  est  bien 
autre  chose.  Comment  s'offre-t-il  à  l'expérience 
interne?  «  Nous  ne  pouvons  nous  connaître  comme  per- 
sonnes individuelles  sans  nous  sentir  causes  relati- 
vement à  certains  effets...  Le  moi  s'identifie  complète- 
ment avec  cette  force  agissante.  »  Maine  de  Biran, 
Fondements  de  la  psychologie,  œuvres  inédites,  p.  49; 
Œuvres  publiées  par  P.  Tisserand,  1924,  t.  ni, 
p.  180  sq.  Ce  psychologue  de  génie  a  ouvert  la  voie, 
en  France,  à  la  restauration  du  spiritualisme  en  mo- 
trant  que  nos  premiers  éléments  donnés  à  la  conscience 
sont  déjà  des  synthèses  actives.  Et  Kant  n'a-t-il  pas 
dû  couronner  toute  sa  construction  artificielle  de 
«  formes  »  a  priori  par  la  »  conscience  transcendentale 
a  priori  »,  sorte  de  forme  suprême  de  toute  unité  pen- 
sée? «  L'âme  se  sent  comme  cause  dans  chacun  de  ses 
actes,  comme  sujet  dans  chacune  de  ses  modifica- 
tions. »  Th.  Jouflroy,  Nouveaux  mélanges,  p.  202. 
Jamais,  d'ailleurs,  des  éléments  distincts  juxtaposés 
ne  pourraient  avoir  une  telle  conscience  commune  : 
celle-ci  est  un  donné  premier,  non  une  résultante,  un 
aggrégat.  P.  Janet,  Le  matérialisme  contemporain, 
p.  129. 

La  physiologie  contemporaine  qui  enseigne  que  le 
corps  humain  est  en  perpétuelle  transformation  par 
l'assimilation  et  la  désassimilation,  ajoute  encore  une 
nouvelle  preuve.  Aucun  clément  d'un  enfant  de  dix 
ans  ne  subsiste  plus  chez  le  vieillard  de  quatre-vingts 
ans.  Et  pourtant  le  vieillard  croit  être  encore  celui 
qui  eut  dix  ans,  et  son  équation  humaine  et  person- 
nelle a  vraiment  persisté.  Ce  n'est  donc  pas  le  corps, 
ni  la  file  des  états  d'âme  qui  peut  expliquer  cette 
continuité.  On  dira  :  les  éléments  se  sont  moulés 
dans  le  même  milieu.  Mais  précisément  qu'on  explique 
donc  ce  «  moule  »  avec  des  myriades  de  vibrations  qui 
changent  ou  des  événements  qui  s'écoulent  !  Pourquoi 
leurs  liens,  leurs  rapports  entre  eux  et  avec  un  même 
centre  stable  interne?  Lorsque  Taine  parle  d'un  «  po- 
lypier d'images»,  du  moi  comme  d'un«  ensemble  d'évé- 


311 


MATÉRIALISME.    CRITIQUE 


312 


nemeiits  »,  De  l'intelligence,  t.  i,  p.  345,  il  affirme. et 
nie  la  môme  chose;  il  fait  un  effort  de  synthèse  en 
niant  le  centre  simple  qui  en  est  la  cause,  sous  pré- 
texte qu'il  ne  le  perçoit  pas;  or,  de  fait,  nous  le  per- 
cevons confusément  dans  la  vie  vécue. 

3.  Objection  :  L'équation  entre  l'intelligence  et  le  cer- 
veau. —  Cette  «  équation  »  sera  longtemps  encore  la 
tarte  à  la  crème  du  matérialisme;  pourtant  clic  se 
fonde  tout  bonnement  sur  une  confusion  entre  la 
condition  et  la  cause.  L'éclairage  d'une  salle  dépend 
de  l'ouverture  de  la  fenêtre  et  de  l'état  de  l'atmosphère 
comme  de  l'action  du  soleil  sur  la  lumière;  mais  cette 
dernière   condition   est    pourtant    seule   vraie   cause. 

1.  Rapports  entre  le  cerveau  et  les  manifestations  de 
la  vie  psychique.  —  -  Posé  le  cerveau,  la  vie  psychique 
est  présente-;  sans  cerveau,  elle  est  absente  ;  «lie 
varie  avec  l'état  de  celui-ci  :  donc  il  en  est  la  cause. 
Ou  encore  la  conscience  offre  des  antécédents,  des 
concomitants  et  des  conséquents  cérébraux,  donc  elle 
s'avère  une  fonction  du  cerveau  :  voilà  l'objection  qui 
sans  cesse  revient. 

Il  s'en  faut  d'abord  que  l'on  puisse  établir  une 
rigoureuse  proportion  entre  l'accroissement  cérébral 
de  l'enfant  et  le  développement  de  son  intelligence. 
Si  le  poids  du  cerveau  à  la  naissance  atteint  330  gr. 
et  770  gr.  à  1  an,  que  conclure  de  la?  L'homme  des 
cavernes  possédait  une  capacité  crânienne  au  moins 
égale  à  celle  des  Parisiens  d'aujourd'hui,  environ 
1600  c.  m.  c.  Le  mouton  et  le  chien  disposent  d'un 
cerveau  de  poids  voisin,  80  gr.  environ;  et  pourtant 
le  second  manifeste  une  vie  psychique  bien  plus  riche. 
Le  cerveau  de  Cuvier  pesait  1830  gr.,  celui  de  Broca 
1484  et  celui  de  Gambetta  1160  gr.,  inférieur  aux 
pesées  moyennes.  Le  nombre  et  la  profondeur  des 
circonvolutions,  qui  marquent  le  développement  du 
cerveau,  paraissent  davantage  en  rapport  avec  celui 
de  l'intelligence,  comme  aussi  l'ouverture  de  l'angle 
facial,  chez  les  races  cultivées.  Cf.  Lapicque,  dans 
Dumas,  Traité  de  psychologie,  1923,  t.  i,  p.  70  sq. 

L'intelligence  et  le  caractère  varient  avec  le  cli- 
mat, l'âge,  le  sexe,  le  tempérament  qui  sont  physi- 
ques. — ■  Cette  observation  offre  une  certaine  vérité. 
Cependant  quelle  lucidité  et  quelle  énergie  chez  cer- 
tains vieillards!  On  connaît  des  femmes  plus  intelli- 
gentes que  bien  des  hommes.  La  race,  le  milieu,  le 
moment,  cette  formule  de  Taine  qui  assimilait  les 
esprits  aux  espèces  animales,  reste  étrangement  ap- 
proximative!... Que  de  Malouins  du  temps  de  Cha- 
teaubriand lui  ressemblaient  peu!  Que  de  différences 
au  moral,  souvent  entre  deux  frères!  Est-ce  que  l'in- 
telligence se  transmet  par  hérédité  comme  le  type 
physique?...  Le  corps  ne  saurait  être  assimilé  à  une 
lyre  dont  l'âme  serait  l'harmonie.  D'abord  quelle 
serait  la  raison  de  l'unité  de  cette  lyre?  Et  puis  la 
créature  humaine  sait  tirer  de  nobles  accents,  de 
grandes  vues  même,  d'un  corps  qu'un  accident  a 
br'sé. 

Plaisante  intelligence,  ajoutent  d'autres,  que  quel- 
ques gouttes  de  chloroforme  endorment,  qu'un  verre 
d'alcool  fait  délirer,  que  restaure  un  peu  d'ammonia- 
que! Un  constipé  est  exposé  à  des  hallucinations; 
50  gr.  de  magnésie  rendraient  à  l'âme  spirituelle  des 
perceptions  exactes.  Comment  celle-ci  paraît-elle  idiote 
si  le  cerveau  n'a  pas  le  poids  ou  la  forme  normale? 
—  Mais  ces  faits  prouvent  simplement  une  dépen- 
dance que  nul  ne  peut  nier. 

Le  mouvement  qui  agit  sur  nos  organes  doit  possé- 
der une  certaine  force  pour  être  perçu,  «  c'est  le 
seuil  de  la  sensation  »;  pour  percevoir  une  nouvelle 
sensation,  il  faut  accroître  cette  force  d'une  quantité 
déterminée.  En  moyenne,  un  mouvement  volontaire 
exige  13  centièmes  de  seconde  de  plus  qu'un  réflexe. 
Donc  on  mesure  :  1.  l'accroissement  des  actes  psychi- 


ques, 2.  leur  durée;  par  conséquent  ces  actes,  de  l'ordre 
de  lu  quantité,  sont  matériels.  —  On  ne  mesure  pas 
la  sensation,  mais  seulement  l'excitant  nécessaire  à 
l'organe  animé;  ensuite  celui-ci  dépense  plus  ou 
moins  de  travail  musculaire  dans  sa  réaction,  sans 
que  l'on  puisse  lui  trouver  une  quantité  psychique, 
ne  serait-ce  que  parce  que  l'unité  étalon  resterait 
à  découvrir.  Des  excitations  égales  peuvent  être 
suivies  de  sensations  fort  variables  selon  les  per- 
sonnes et  les  moments  ;  l'aptitude  présente  à  réagir, 
voilà  une  inconnue  de  l'organe  animé  pour  les  psycho- 
physiciens de  l'école  de  Weber  et  de  Fechner.  Quoi 
d'étonnant  au  temps  écoulé?  C'est  celui  qu'exige 
l'adaptation  des  organes  à  la  perception  et  au  mouve- 
ment. D'ailleurs,  il  y  a  succession  dans  les  actes  de 
l'âme,  mais  aussi  durée,  tandis  que  les  secondes  au 
cadran  de  l'horloge  n'offrent  que  des  points  successifs 
dans  un  temps  mathématique  homogène  ;  il  serait 
inexact  de  les  assimiler  :  succession  et  durée  sont  deux. 
2.  Lésions  et  localisations  cérébrales.  —  Il  ne  peut 
s'agir  de  localiser  l'âme,  mais  seulement  les  centres 
nerveux  qui  servent  au  fonctionnement  de  notre  psy- 
chisme. Évidemment  le  cerveau,  et  plus  spécialement 
la  substance  grise  de  l'écorce,  y  ont  la  part  tout  à 
fait  principale  ;  des  centres  inférieurs  peuvent  aussi 
provoquer  des  réactions  automatiques.  Depuis  les  tra- 
vaux de  Flechsig,  on  admet  dans  l'écorce  grise,  des  zones 
d'associations  intercorticales  et  d'autres  zones  de  pro- 
jections où  aboutissent  les  impressions  sensorielles; 
quand  ces  dernières  seules  sont  lésées,  le  psychisme 
fonctionne  encore  à  peu  près  normalement  :  tels  les 
souvenirs,  comparaisons,  etc.  Si  le  corps  calleux,  qui 
fait  le  pont  entre  les  deux  hémisphères,  est  atteint,  le 
sujet  souffre  de  défaut  de  liaison  dans  les  idées.  Si  les 
circonvolutions  pariétales  et  surtout  frontales  ont  une 
lésion,  on  observe  de  l'apathie,  de  l'hébétude,  du 
délire  et  en  général  la  perte  de  l'attention  volontaire. 
Malgré  de  nombreux  travaux  et  l'accord  des  savants 
sur  bien  des  fixations,  le  rôle  du  cerveau  offre  matière 
à  de  difficiles  controverses  pour  spécialistes;  mais  l'en- 
tente paraît  se  faire  sur  ces  trois  points  capitaux  : 

1.  Les  divers  centres  agissent  beaucoup  plus  solidaire- 
ment qu'on  ne  l'avait  pensé;  «  toute  l'écorce  est  psy- 
chique ».  J.  Grasset,  Introduction  physiologique  à  la 
philosophie,  1908,  p.  220;  D.niel  Vierge,  aphasique 
et  agraphique,  se  met  à  fort  bien  dessiner  de  la  main 
gauche,  par  suppléance  d'autres  centres.  Ibid.,  p.  215. 

2.  Le  cerveau  est  un  centre  de  mouvements,  et  non 
un  magasin  d'images;  3.  Les  névroses  sont  aussi  en 
partie  conditionnées  par  des  arrêts  de  développement 
d'organes,  des  intoxications,  des  modifications  de 
glandes  à  sécrétion  interne.  P.  Janet,  Les  névroses, 
1909,  p.  39;  Régis  et  Hesnard,  La  Psychoanalyse, 
2e  édit.,  1922,  p.  361.  Toute  étude  doit  envisager 
l'homme  vivant  dans  son  unité  fonctionnelle.  Un 
aphasique  n'est  pas  le  moins  du  monde  un  fou.  Plus 
on  s'élève  vers  la  réflexion  consciente  et  le  choix 
délibéré,  plus  on  entre  dans  la  sphère  du  psychisme 
supérieur,  avec  des  centres  cérébraux  alors  différents, 
selon  Grasset,  les  mêmes,  selon  P.  Janet  et, P.  Marie. 

Dans  toute  infirmité  psychique,  c'est  le  cerveau  qui 
est  atteint  et  non  pas  l'âme,  mais  celle-ci  dépend  de 
lui  pour  exercer  ses  fonctions  :  c'est  d'ailleurs  ce  que 
nous  allons  encore  mieux  voir  à  propos  des  «  mala- 
dies »  du  langage.  «  Le  rôle  du  cerveau  est  de  donner 
la  communication  ou  de  la  faire  attendre.  »  Bergscn, 
Matière  et  mémoire,  p.  16. 

Le  dément  manque  de  pensées  logiques  ou  bien 
adaptées  au  réel;  mais  il  est  des  malades  qui  pensent 
juste  et  ne  peuvent  articuler  (dysarthriques).  Il  en 
est  encore  qui  articulent  bien  et  ne  peuvent  pas 
parler  (aphasiques)  :  c'est  que  le  langage  est  une 
fonction  très  complexe.  Les  mots  vus  ou  entendus  par  la 


313 


MATÉRIALISME,    CRITIQUE 


31-4 


vue  et  l'ouïe  suivent  les  voies  nerveuses  jusqu'aux 
centres  cérébraux  supérieurs,  a  travers  des  relais. 
Quand  les  neurones  inférieurs  de  l'articulation  sont 
atteints,  neurones  facial,  spinal  et  hypoglosse,  il  y  a 
paralysie  labioglossolaryngée  ;  la  zone  périrolandique 
de  l'écorce  est  aussi  intéressée  à  l'articulation.  Très 
fréquemment  l'aphasique  est  atteint  au  pied  de  la 
troisième  circonvolution  frontale  gauche  (centre  de 
Broca).  Dans  la  cécité  verbale,  le  malade  comprend  les 
mots  parlés,  non  les  mots  lus,  et  son  lobe  pariétal  supé- 
rieur gauche  est  lésé.  D'autres  ne  comprennent  plus 
les  mots  entendus,  et  l'on  observe  du  ramollissement 
à  la  1"  et  2"  temporales  gauches  (surdité  verbale  et 
centre  de  Wernicke).  Selon  Pierre  Marie,  ces  dernières 
circonvolutions  joueraient  le  rôle  principal  dans  ces 
trois  infirmités. 

Comment  donc  concevoir  les  relations  de  la  pensée 
et  du  cerveau  dans  le  langage?  En  réalité  intelligence 
et  langage  articulé  sont  chez  nous  en  intime  union. 
C'est  en  créant  une  langue  que  des  rapports  entre  les 
êtres  nommés  ont  été  fixés;  le  monde  a  été  symbolisé 
par  des  phonèmes  mis  en  connexion,  des  «  concepts- 
choses  et  des  jugements-lois  ».  Puis  la  vie  affective  et 
la  vie  sociale  ont  scandé  les  phrases  et  stabilisé  les 
formules.  C'est  aussi  en  réfléchissant  sur  le  langage 
spontané  que  l'intelligence  a  mieux  pris  conscience 
d'elle-même.  Toute  langue  est  une  variation  sur  ce 
grand  thème  humain.  Elle  exprime  tout  le  psychisme 
des  hommes;  elle  exige  la  mise  en  fonction  de  toutes 
tes  activités  cérébrales.  Un  mot  n'est  rien;  il  doit  être 
saisi  dans  un  ensemble,  intégré  dans  une  phrase;  or 
chose  capitale,  celle-ci  se  traduit  aussi  par  un  sys- 
tème de  mouvements  virtuels  dont  les  centres  peuvent 
avoir  souffert.  Alors  l'attention  à  la  vie  se  fait  mal, 
puisque  l'organe  qui  reliait  l'individu  au  réel  est 
atteint  :  tel  cuisinier  a  oublié  son  métier;  tel  apha- 
sique ne  comprend  plus  le  mot  nager,  parce  que  celui- 
ci  n'évoque  plus  de  mouvements  désormais;  tel  autre 
souffre  de  confusion  mentale,  parce  qu'il  jargonne 
et  a  perdu  la  mécanique  des  mots  organiquement 
systématisés  qui  sont  la  forteresse  de  la  pensée.  Le 
cerveau  ne  pense  pas;  il  esquisse  une  pantomime  vers 
la  vie  à  l'état  normal,  et  en  celle-ci  la  pensée  se 
coule;  c'est  pourquoi  c'est  lui  qui  est  malade  dans  les 
infirmités  psychiques  et  non  l'âme;  mais  celle-ci 
dépend  étroitement  de  lui.  Il  arrive  donc  qu'une  émo- 
tion vive  ramène  les  souvenirs  soi-disant  abolis  :  tel 
sait  marcher  pour  sauver  son  enfant  ;  tel  crie  alléluia  à 
la  chute  d'un  zeppelin,  puis  redevient  aphasique;  les 
verbes  comme  plus  associés  à  des  mouvements  dispa- 
raissent les  derniers.  Le  cerveau  monte  des  mécanismes 
compliqués  qui  peuvent  se  rompre  ;  l'âme  conserve  des 
souvenirs  que  le  cerveau  filtre  en  réactions  utiles. 
Quelle  photographie  cérébrale  pourrait  d'ailleurs  cor- 
respondre à  car,  mais,  puisque,  donc?  La  pensée 
dépend  du  cerveau,  comme  l'ex.iclitude  de  l'l:o.-10ge 
dïpend  de  sa  matière,  bois  ou  cuivre,  sans  que  celle-ci 
sullise  à  expliquer  l'heure  exacte.  La  pensée  est 
synthèse  active,  unification  de  rapports,  ce  qui 
échappe  à  la  matière.  Peillaube,  Les  images,  1910, 
p.  453.  Dans  l'aphasie  de  réception  et  compréhension 
ou  de  Wernicke,  comme  dans  celle  d'expression  ou  de 
Broca,  une  technique,  qui  nous  épargnait  la  peine  de 
toujours  recommencer,  s'effondre,  laissant  l'esprit 
dénué,  comme  un  apprenti,  en  face  des  mots,  de 
leur  sens  pratique  et  de  leur  syntaxe  :  c'est  le  tableau 
de  commande  des  mouvements  qui  est  brisé. 

CI  Bergson,  Matière  et  mémoire,  p.  173  sq.;  Piéron, 
Le  cerveau  et  la  pensée,  p.  243;  Delacroix,  Le  langage  et 
la  pensée,  1924,  p.  476-587  (essentiel);  J.  Grasset,  op. 
laud.,  p.  143  sq.,  p.  795  sq.  ;  Le  paralogisme  psycho-phy- 
sique, art.  de  Bergson,  dans  Revue  de  métaphysique  et  de 
morale,    nov.   1904,   p.    893   sq.;    Tournay,    dans  Dumas, 


Traité  de  psychologie,  1923,  1. 1,  p.  196  «  Mieux  vaut  ne  viser 
qu'à  l'établissement  de  localisations  très  larges.  » 

4.  L'âme  humaine  est  spirituelle.  —  Jusqu'à  présent 
l'âme  a  été  étudiée  dans  son  action  synergique  avec 
son  corps,  dans  le  composé  humain.  Mais  elle  jouit  aussi 
d'opérations  pour  lesquelles  le  corps  n'est  plus  «  co- 
principe  »;  il  n'est  alors  que  l'instrument  extrinsèque 
dont  les  mouvements,  au  moins  virtuels,  amorcent 
des  images,  tandis  que  celles-ci  sont  des  supports 
étrangers  aux  idées  générales  mêmes.  C'est  par 
cette  fonction  suprême  que  l'âme  humaine  se  dis- 
tingue absolument  de  l'âme  des  animaux;  c'est  aussi 
par  elle  qu'elle  garde  une  nature  propre,  capable  de 
communier  dès  ici-bas  à  l'éternel,  et  de  s'ordonner  ainsi 
vers  l'immortalité  pour  laquelle  elle  est  faite;  nous 
abordons  vraiment  le  règne  humain.  Voir  art.  Ame, 
t.  i,  col.  1029. 

«  L'effet  doit  répondre  à  la  cause.  »  L.  Bûchner, 
Matière  et  force,  p.  218  :  «  La  fonction  est  propor- 
tionnelle à  l'organisation.  »  K.  Vogt,  Leçons  sur 
l'homme,  2e  édit.,  p.  12;  c'est-à-dire  que  l'on  avoue  en 
somme  ce  principe  :  l'opération  suit  l'être  et  lui  est 
proportionnée.  Or  l'âme  humaine,  ajouterons-nous, 
offre  des  opérations  qui  débordent  les  possibilités  de  la 
matière.  Donc  elle  est  immatérielle;  possédant  des 
fonctions  propres,  elle  jouit  aussi  d'une  nature- bien 
à  elle  d'une  vie  originale. 

a)  Nous  concevons  et  nous  aimons  la  justice,  l'hon- 
neur, la  vertu,  le  droit  :  l'homme  meurt  pour  que 
triomphent  ces  réalités,  tellement  à  ses  yeux  elles  sont 
précieuses  et  sacrées.  Ce  sont  elles  qui  ont  donné  leur 
élan  à  toutes  les  civilisations.  Que  notre  connaissance 
débute  par  l'exercice  spontané  de  l'intelligence  sur  des 
faits  sociaux  où  éclatent  le  mépris  ou  le  respect  de  ces 
valeurs,  peu  importe!  Nous  jugeons  ces  faits;  tout  un 
élan  raisonnable,  un  amour  intelligent  les  domine  et 
les  apprécie.  Or  rien  de  matériel  n'apparaît,  ni  en  ces 
valeurs,  ni  en  cet  amour.  Couleur,  forme,  mesure,  poids, 
parties  n'offrent  ici  aucun  sens;  nous  sommes  en  plein 
monde  immatériel,  que  déjà  une  intuition  spontanée 
et  confuse  nous  livre,  avant  les  savantes  analyses  du 
moraliste.  Cf.  O.  Habert,  L'école  sociologique  et  les 
origines  de  la  morale,  1923,  conclusion. 

b)  L'idée  et  l'image  s'opposent  radicalement. 
L'image,  même  composite  et  schématique,  est  particu- 
lière, elle  a  une  forme  et  une  date;  l'idée  est  générale, 
elle  est  abstraite  et  ne  date  point  comme  telle.  Aucune 
sensation  n'épuisera  jamais  la  richesse  de  ma  pensée 
qui  a  saisi  des  rapports  nécessaires  dans  le  contingent, 
qui  a  conçu  le  triangle  et  le  chêne  en  général.  Nous 
dépassons  toutes  les  possibilités  du  corps,  particulier 
et  contingent,  bien  que  ces  idées  aient  humblement 
débuté  par  des  expériences  concrètes.  J'ai  saisi  des 
rapports  constitutifs  d'une  nature;  j'ai  deviné  l'ordre 
éternel  dans  la  durée  variable  et  temporelle.  Cf.  Albert 
le  Grand,  De  anima,  1.  III,  c.  xiv;  Peillaube,  Revue  de 
philos.,  octobre  1911,  p.  271  sq. 

D'ailleurs  que  l'on  pense  sans  images,  cela  ne  paraît 
guère  contestable.  On  parle  devant  moi  d'Aristote  et 
de  Kant,  des  méthodes  géométriques  et  biologiques  ; 
je  sais  que  je  comprends  ce  dont  il  s'agit,  bien  que  ma 
pensée  reste  implicite.  N'oublions  pas  que  l'homme 
jouit  d'une  mémoire  intellectuelle. 

c)  Un  œil  directement  ne  peut  se  voir.  Comment 
un  organe  localisé  pourrait-il  se  replier  sur  lui-même 
pour  épouser  tous  ses  propres  contours,  être  à  la 
fois  passif  et  actif  sous  le  même  rapport?  Or,  je  pense 
ma  pensée  et  j'ai  l'intuition  de  mon  activité  et  de  son 
centre  dynamique  dans  l'exercice  de  ma  vie  humaine  : 
donc  par  un  côté  j'échappe  à  la  matière.  Cf.  Contra 
dentés,  1.  II,  c.  lxvi. 

d)  L'intelligence,  parce  qu'elle  est  immatérielle, 
seule  peut  connaître  tous  les  corps;  la  matière,  qui  est 


315 


MATÉRIALISME,   GÉNÉRALITÉS   SUR  LE    MONISME 


316 


toujours  tel  ou  tel  corps,  ne  le  pourrait  par  assimila- 
tion; donc  l'âme  intelligente  possède  un  être  propre 
distinct  du  corps.  Sum.  tlieol.,  Ia,  q.  lxxv,  a.  2  :  Inlel- 
leclus  cognoscendo  fit  omnia. 

Essentiellement  l'âme  est  une  activité  qui  saisit 
des  rapports,  abstrait,  généralise;  mais  aussi  elle 
pressent  en  eux  l'ordre  éternel  qui  la  ravit  et  la  porte 
aux  sentiments  généreux.  L'homme  spirituel  lutte 
en  nous  contre  l'homme  charnel.  L'animal  ne  con- 
naît, lui,  ni  ces  rapports,  ni  cet  attrait  spirituel,  ni 
ces  luttes  ;  il  se  meut  en  la  région  intéressée  des  images, 
ou  mieux,  il  est  mû.  par  des  attraits  sensibles.  Cf. 
Sum.  theol.,  Ill-IIœ,  q.  xm,  a.  3.  Depuis  l'âge  des 
cavernes,  le  chien  est  resté  notre  humble  compagnon; 
et  chez  les  hommes,  quel  progrès!  L'animal  ne  peut 
être  instruit,  mais  dressé  seulement,  par  des  associa- 
tions d'images  et  d'intérêts.  Au  contraire,  Darwin 
constata  qu'après  "quelques  années  trois  pauvres  Fuc- 
giens  faisaient  bonne  figure  à  Londres I  Descendance 
de  l'homme,  trad.  Barbier,  p.  66. 

C'est  un  intolérable  abus  de  langage  de  parler, 
comme  M.  Bougie,  du  «  respect  de  l'autorité  »  ou  du 
«  remords  »  d'un  chien,  L'évolution  des  valeurs,  1922, 
p.  149.  M.  Guilleminot  trouve  dans  le  pigeon  qui  cesse 
sa  cour  quand  paraît  le  conjoint  habituel  «  un  certain 
respect  de  la  possession  d'autrui  »;  il  pense  que  la 
plupart  des  sentiments,  comme  l'orgueil,  le  souci  de 
l'opinion,  la  honte  sont  déjà  très  développés  chez  le 
chien.  La  matière  et  la  vie,  1919,  p.  24.  C'est  con- 
fondre le  monde  des  sensations  et  celui  de  la  pensée. 
Comprendre,  juger,  unir,  parler  abstraitement,  voilà  le 
propre  de  l'homme  qu'aucun  animal  n'a  jamais 
rejoint.  «  L'intelligence  est  un  fait  premier.  Les  diverses 
tentatives  de  déduction  de  l'intelligence  ont  toutes 
échoué...  L'ordre  inhérent  au  monde,  et  dont  l'empi- 
risme ne  peut  se  passer,  est  l'intelligence  elle-même, 
qui  de  plus  est  l'aperception  de  cet  ordre.  L'empirisme 
commence  par  admettre  dans  le  monde  les  lois  de 
l'esprit,  pour  les  faire  passer  ensuite  du  dehors  au 
dedans.  Bien  de  plus  contestable  qu'une  telle  mé- 
thode. Pour  faire  l'économie  de  l'intelligence  dans 
l'homme,  on  commence  par  la  supposer  réalisée  dans 
la  nature...  Chez  les  animaux  supérieurs  :  quelques 
jeux  d'images,  quelques  lueurs  de  pensée  confuse  et 
indifférenciée.  »  Delacroix,  Le  langage  et  la  pensée, 
1924,  p.  87  et  99;  Peillaube,  J?wue  de  p/u7os.,  oct.  1911, 
p.  277  sq. 

Comment,  de  manière  ou  d'autre,  ramener  l'homme 
à  n'être  qu'un  objet  matériel,  un  tas  de  cellules,  elles- 
mêmes  tas  de  molécules,  etc.,  quand  précisément  il 
est  caractérisé  par  sa  capacité  de  savoir.  Objet  de 
science,  il  en  est  aussi  le  sujet  :  il  ramène  les  individus 
à  leur  espèce,  les  faits  à  des  lois,  il  compare,  il  unit. 
P.  Janet,  Principes  de  métaphysique  et  de  psychologie, 
1897,  t.  i,  p.  383.  Nous  relevons  de  la  pensée  et  non 
seulement  de  l'espace  et  de  la  durée.  Pascal,  édit. 
Brunschwicg,  p.  488.  Là  est  le  règne  humain. 

IV.  Le  monisme.  —  1°  Généralités  en  vue  de  circons- 
crire le  sujet.  —  L'étiquette  monisme  pourrait  être 
appliquée  à  des  systèmes  fort  divers. 

En  principe,  elle  signifie  identité  foncière  en  nature, 
de  tout  ce  que  nous  connaissons.  A  ce  point  de  vue,  le 
monisme  peut  être  matérialiste,  idéaliste,  biologique, 
psychologique,  athée  et  panthéiste,  selon  les  cas.  Le 
spiritualiste  est  moniste,  en  ce  sens  qu'il  rattache 
tous  les  êtres  à  un  Créateur  providentiel;  on  a  le  droit 
également  de  travailler  à  concilier  les  lois  physiques 
et  morales,  savoir  et  croire,  la  raison  et  la  foi. 

Le  Dantec  réduit  toutes  choses  à  des  mouvements 
quantifiables.  Lachelier  (1832-1919),  Lotze  (1817- 
1881),  Emerson  (1803-1882),  Ernest  Mach  (1838- 
1896),  pour  des  raisons  diverses,  ramènent  le  Cosmos 
à  des  représentations,  comme  Ostwald  à  des  mutations 


de  l'énergie.  La  pensée  d'un  Farménide  était  déjà 
unitaire. 

Selon  l'humanitarisme  de  A.  Comte  (1798-1 837,1, 
tout  le  connaissable  représente  l'ensemble  des  opi- 
nions, des  conceptions  sociales  d'une  époque  :  «  l'âme 
est  fille  de  la  Cité  »;  donc  l'humanité  est  notre  mère 
et  pour  qu'elle  remplisse  son  rôle,  nous  devons  la 
servir.  Durkheim  (1858-1917)  accentue  encore  ce 
sociologisme  qui  s'inspire  de  l'évolutionnisme  et  du 
pragmatisme,  puisque  nos  opinions  seraient  dictées 
par  les  nécessités  de  la  vie  collective. 

Par  monisme,  on  entendra  ici  les  systèmes  qui 
soutiennent  que  les  états  de  la  matière  comme  les  états 
mentaux,  bien  que  parallèles,  sont  au  fond  identiques. 
Matière  et  vie,  corps  et  âme  seraient  la  double  forme 
sous  laquelle,  à  des  degrés  divers,  se  présentent  tous 
les  êtres.  L'esprit  s'y  définit  une  fonction  de  la  ma- 
tière, et  celle-ci,  une  représentation  de  l'esprit,  car 
on  ne  peut  les  séparer. 

«  La  conscience,  avec  ses  états  multiples  et  cepen- 
dant unis  étroitement,  est  pour  notre  conception 
interne  une  unité  analogue  à  celle  qu'est  l'organisme 
corporel  pour  notre  connaissance  externe.  La  corré- 
lation absolue  entre  le  physique  et  le  psychique  sug- 
gère l'hypothèse  suivante  :  ce  que  nous  appelons 
l'âme  est  l'être  interne  de  la  même  unité  que  nous 
envisageons,  extérieurement,  comme  étant  le  corps 
qui  lui  appartient.  »  Wundt,  Psychologie,  t.  n,  conclu- 
sion. 

Dans  le  panthéisme  d'un  Spinoza,  comme  dans 
celui  de  Fichte,  Schelling  et  Hegel,  tous  idéalistes, 
c'est  l'Absolu  qui,  par  un  jeu  fort  singulier,  s'épa- 
nouit en  notre  monde;  au  contraire,  selon  le  mo- 
nisme, c'est  plutôt  le  monde  qui,  en  progressant, 
s'approche  vers  cette  «limite  »  qu'on  nomme  l'Absolu. 
Un  moniste  idéaliste,  comme  J.  Lachelier,  entendait 
bien  rester  théiste  et  catholique.  L'échec  de  l'idéa- 
lisme et  du  mécanisme,  ou  l'impossibilité  de  dériver 
le  monde  de  la  pensée,  comme  aussi  la  pensée  du 
cosmos,  n'a  pas  peu  contribué  à  les  faire  identifier 
dans  le  même  être  à  double  propriété  physique  et 
mentale.  L'horreur  de  l'idée  obscure  de  création,  le 
problème  du  mal  et  surtout  la  finalité  immanente 
chez  tous  les  vivants,  plus  manifeste  encore,  si  l'on 
admet  leur  évolution  générale,  ont  aussi  favorisé  de 
nos  jours  la  doctrine  moniste. 

Le  monisme  qui  retiendra  notre  attention  prétend 
trouver  dans  l'univers  lui-même  toute  la  raison  d'être 
de  son  existence  et  de  son  progrès  :  c'est  un  natura- 
lisme systématique.  Il  peut  s'inspirer  de  préférence  de 
la  biologie  ou  delà  psychologie  :  de  là  deux  groupes  de 
doctrines. 

2°  Le  monisme  biologique  de  Hœckel.  —  Le  relati- 
visme humano-social  de  Comte,  pas  plus  que  «  l'incon- 
naistable  »  de  Spencer,  ne  pouvaient  satisfaire  le 
professeur  de  zoologie  d'Iéna,  Ernest  Hseckel  né 
en  1834;  la  science  à  elle  seule  pourrait  à  la  fois 
donner  à  l'homme  le  secret  de  ses  origines  et  de  ses 
destinées  en  le  réintégrant  dans  l'évolution  générale 
de  la  nature,  parce  que  la  science  nous  inviterait  à 
la  couronner,  selon  lui,  par  une  métaphysique  et 
même  une  religion.  Création,  Providence,  âme  libre 
et  immortelle,  miracle,  autant  de  conceptions  naïves 
et  anthropomorphiques  qui  oublient  le  déterminisme 
scientifique,  et  en  sont  restées  à  l'époque  où  l'on 
regardait  encore  le  monde  comme  soumis  à  quelque 
potentat.  Il  serait  temps  de  faire  la  synthèse  des 
connaissances  expérimentales,  en  y  ajoutant  ce  que 
la  raison  informée  considérera  comme  leurs  conditions 
nécessaires  et  générales  en  vue  d'éviter  toute  rupture 
dans  le   déterminisme  naturel. 

En  1892,  Hœckel  a  publié  Le  monisme,  lien  entre  la 
religion  et  la  science,  profession  de  foi  d'un  naturaliste; 


ai; 


MATÉRIALISME    ET    MONISME,    LE    MONISME    BIOLOGIQUE 


318 


et,  en  1899,  Les  énigmes  de  l'Univers,  développement 
du  premier.  Ces  livres  très  répandus  font  preuve  d'une 
vaste  culture,  mais  surtout  du  désir  de  trouver  en  la 
nature  une  véritable  déité,  formidable,  éternelle,  dont 
nous  serions  les  métamorphoses  actuelles,  capable  de 
s'élever  jusqu'à  la  conscience  d'elle-même  et  à  l'ado- 
ration de  ses  forces,  la  religion  de  l'avenir. 

D'abord  qu'est-ce  que  la  substance  matérielle,  ou 
t  l'étofTe  »  dont  sont  faits  tous  les  êtres?  Ici,  Hreckel 
s'inspire  de  Spinoza.  L'étendue  et  l'énergie  avec 
leurs  métamorphoses  sont  les  attributs  inséparables 
de  la  substance  éternelle.  Énigmes,  p.  249  :  voilà 
le  seul  mystère  qui  subsiste  de  ceux  que  maintenait 
Dubois-Reymond,  le  secrétaire  désabusé  de  l'Acadé- 
mie des  sciences  de  Berlin.  Dans  la  substance  primi- 
tive homogène  s'est  produit  un  double  effort  : 
1.  de  condensation  en  atomes  puis  en  masses  pon- 
dérables; 2.  de  résistance  due  à  l'emprisonnement 
de  l'éther  interastral  et  interatomique.  Ces  deux  élé- 
ments éprouvent  satisfaction,  les  uns  à  se  grouper 
les  autres  non;  de  cette  lutte  naissent  tous  les  événe- 
ments de  la  nature.  Ainsi  le  travail  dépensé  par 
l 'et  lier  libéré  pour  dissocier  la  vapeur  d'eau  se  retrouve 
sous  forme  de  mouvements,  comme  l'énergie  solaire 
des  temps  carbonifères  qui  a  permis  aux  végétaux 
d'assimiler  le  carbone,  se  retrouve  dans  la  houille  et 
son  potentiel.  Conservation  de  l'énergie,  conservation 
de  la  masse,  perpétuelles  métamorphoses  sans  déca- 
dence définitive  de  l'énergie  utilisable  (p.  283),  voilà 
les  lois  suprêmes  de  la  substance  où  s'éveillent  aussi 
des  virtualités  psychiques,  une  sourde  conscience 
(p.  252).  Les  phénomènes  caractéristiques  de  la  vie 
sont  simplement  les  modes  d'activité  qui  conviennent 
aux  corps  albuminoïdes  et  à  certaines  combinaisons 
complexes  du  carbone;  la  génération  dite  spontanée 
devient  donc  un  postulat  nécessaire  sous  peine 
d'admettre  le  miracle  abhorré. 

Ainsi  Hœckel  prétend  substituer  la  création  natu- 
relle à  la  création  artificielle;  l'homme  lui-même  n'est 
qu'un  anneau  de  la  chaîne  éternelle  des  êtres,  car  les 
espèces  sont  nées  les  unes  des  autres  par  transforma- 
tion, sélection  et  adaptation.  Newton  avait  expliqué 
scientifiquement  le  monde  céleste;  Darwin  et  La- 
marck  ont  réussi  pour  le  monde  vivant.  L'homme, 
qui  compte  le  pithécanthrope  muet  parmi  ses  ancêtres, 
appartient  à  la  même  branche  généalogique  que  les 
autres  vertébrés  (p.  95).  L'âme  désigne  l'ensemble 
de  nos  fonctions  psychiques,  qui  proviennent  aussi 
par  évolution  de  celle  des  animaux  et  de  celles  des 
atomes  (p.  106,  127).  La  conscience  claire  est  d'ail- 
leurs loin  de  paraître  coextensive  aux  activités  psy- 
chiques; elle  ne  se  rencontre  que  chez  les  animaux  pour- 
vus d'un  système  nerveux  centralisé.  Les  «  centres 
d'association  »  de  Flechsig  sont  «  les  véritables  organes 
de  la  pensée  »  (p.  212).  La  volonté  n'est  que  la  cons- 
cience de  nos  tendances  :  l'amour  de  Paris  pour 
Hélène,  physiquement,  revenait,  en  somme,  à  l'ap- 
pétit d'un  spermatozoïde  pour  un  ovule,  comme 
l'eau  est  due  à  l'attrait  condensateur  de  l'oxygène 
pour  l'hydrogène;  le  poids  de  l'hérédité  préside  aussi 
à  cette  dynamique  des  émotions  et  des  vouloirs. 

.Mais  comment  remplir  le  vide  creusé  par  la  fin, 
encore  éloignée  d'ailleurs,  des  religions?  Par  le  triple 
culte  du  Vrai,  du  Bien  et  du  Beau,  que  le  christia- 
nisme aurait  soi-disant  méprisé  en  dédaignant  la 
science  et  les  beaux-arts,  suspects  d'arrêter  notre 
élan  vers  le  ciel,  et  en  présentant  la  morale  comme 
une  soumission  à  un  monarque  imaginaire.  Le  monisme 
de  Ha?ckel  substitue  donc  cette  Trinité  réelle,  imma- 
nente et  humaine,  à  celle  des  théologiens.  Pour  lui, 
dit-il,  la  beauté  est  une  fin  en  soi,  non  une  façon  de 
prédication  morale,  et  le  bien,  la  solidarité  des  hu- 
mains, la  pitié,  l'altru'sme.  L'État  armé  du  monopole 


de  renseignement  devrait  répandre  le  monisme;  par 
l'étude  des  religions  comparées,  il  marquerait  leurs 
origines  naturelles  et  conserverait,  transposées,  laï- 
cisées, les  valeurs  pures  que  contenaient  leurs  légendes 
fragiles. 

Caro,  Le  matérialisme  el  la  science,  5"  éd.,  1890;  Vigou- 
roux.  Les  Livres  saints  et  la  critique  rationaliste,  3°  éd., 
1890,  t.  m,  p.  363-436;  Revue  de  philosophie,  articles  de 
51.  V'ignon,  1904,  1905  :  Boutroux,  Science  et  religion, 
1905,  p.  119-138;  sur  A.  Comte,  Revue  de  philos.,  sept.  192-J, 
article  de  O.  Habert. 

L'appareil  scientifique  dont  s'entoure  le  monisme 
un  certain  engoûment  à  la  mode  à  la  fin  du  xix6  siècle 
tournèrent  la  tête  à  une  Bretonne,  Clémence  Royer 
(1830-1902).  Dans  son  livre,  La  constitution  du 
monde;  Dynamique  des  atomes,  1900,  elle  reprend  les 
idées  de  Hrcckel.  La  substance  éternelle  se  présente 
sous  trois  aspects  :  éthéré,  matériel,  vitalitàre.  Toute 
matière  est  au  moins  à  quelque  degré  douée  de  sourde 
conscience;  il  n'y  aurait  donc  aucune  solution  de 
continuité  de  l'atome  à  l'homme,  La  sensation,  degré 
élémentaire  de  la  conscience,  suppose  contact,  donc 
ne  peut  se  présenter  qu'en  des  sujets  matériels  et 
comme  leur  propriété;  toute  la  psychologie  humaine 
ne  serait  ensuite  qu'une  transformation  de  nos  sensa- 
tions, une  évolution  de  cette  propriété  de  la  matière. 

Le  Roumain  Basile  Conta  (1846-1882)  identifie  la 
force  et  la  matière.  Avec  les  atomes  éternels,  le  vide, 
la  nécessité,  le  mouvement,  l'espace  et  le  temps,  il 
croit  établir  une  cosmogonie  moniste.  La  loi  suprême 
de  la  nature,  c'est  la  montée  et  la  descente,  de  l'inor- 
ganique au  conscient,  puis  inversement.  La  théorie 
de  l'ondulation  universelle,  traduite  en  1893.  En  chaque 
être  d'abord,  on  observe  cette  «  ondulation  »,  de  la 
vie  à  la  mort,  chez  l'étoile,  comme  dans  le  brin 
d'herbe;  puis  les  ondulations  chevauchent  les  unes 
sur  les  autres,  jusqu'à  l'homme.  —  On  voit  par  ce 
bref  exposé  combien  l'imagination  se  mêle  aux 
données  scientifiques  chez  les  monistes.  Eussent-ils 
prjuvé  —  ce  qui  n'est  pas  —  que  l'évolution  géné- 
rale représente  la  courbe  de  l'univers  dans  l'espace 
et  le  temps,  ils  n'auraient  pas  démontré  —  ce  qui  est 
pourtant  la  question  — .  que  cet  univers  possède  en 
lui-même  sa  raison  d'être. 

Plus  récemment  M.  H.  Guilleminot,  chef  de  tra- 
vaux de  Physique  biologique  à  la  Faculté  de  méde- 
cine de  Paris,  résumait  ses  nombreux  ouvrages  en  un 
volume  portatif,  La  matière  et  la  vie,  1917,  en  vue  de 
tirer  de  la  biologie  une  philosophie  générale  moniste 
d'intention.  Tout  d'abord,  il  insiste  longuement  sur 
les  conditions  physico-chimiques  de  la  vie,  sur  les 
métamorphoses  de  l'énergie  dont  elle  est  le  théâtre 
et  sur  la  dégradation  de  l'énergie  utilisable,  par  radia- 
tion calorique,  sa  forme  finale.  Notre  globe  perd  plus 
qu'il  ne  reçoit.  Devons-nous  en  conclure  à  la  fin  de 
toute  vie  dans  un  temps  éloigné?...  Alors  pourquoi 
l'univers,  qui  eut  pourtant  l'éternité  devant  lui, 
paraît-il  encore  si  loin  de  cette  mort?  Ne  serait-ce 
pas,  peut-être,  parce  que  dispersée  au  sein  de  l'éther, 
l'énergie  trouve  enfin  où  se  régénérer?  (p.  105).  Rete- 
nons cependant  cette  loi  :  plus  la  vie  est  intense  et 
plus  elle  dépense. 

Ce  qui  caractérise  tous  les  faits  de  la  nature,  depuis 
les  faits  physiques  jusqu'aux  faits  vitaux,  instinctifs 
et  même  volontaires,  c'est  une  certaine  orientation 
native,  la  loi  générale  d'option.  La  molécule  d'al- 
bumine, si  petite,  dispose  d'une  architecture  et  d'ha- 
bitudes précises.  Chez  les  vivants,  nous  constatons 
ces  réponses  spécifiques  régulières,  d'un  muscle, 
d'une  glande,  d'une  cellule  nerveuse.  L'instinct  des 
animaux,  comme  les  décisions  de  l'honnête  homme, 
représentent  aussi  des  options,  des  choix  entre  cent 
autres.   Comment  expliquer  ces    choix    utiles  à  l'es- 


319      MATÉRIALISME    ET    MONISME,  LE    MONISME    PSYCHOLOGIQUE      320 


pècc,  cette  finalité?  Ici,  nous  allons  enfin  saisir  le 
secret  du  progrès  des  choses  et  des  civilisations,  la 
clé  de  notre  destinée.  Toute  action  a  été  suivie  de 
réaction;  celle-ci  a  été  plus  volontiers  répétée  parce 
que  plus  facile;  or  les  réactions  utiles  à  la  conser- 
vation de  chaque  individualité  ont  été  conservées 
par  elle  :  sous  peine  de  disparition,  la  sélection  natu- 
relle les  a  fixées  et  ces  êtres  mieux  favorisés  avec 
elles.  L'irritabilité  est  la  propriété  essentielle  des  êtres 
organisés,  or  elle  s'est  ainsi  trouvée  canalisée  par  la 
force  mécanique  des  choses.  «  L'option  chimique  due  à 
la  présence  d'agents  de  triage  peut  en  principe  être 
une  option  de  hasard  dont  les  effets  sont  tributaires 
du  calcul  des  probabilités;  mais  elle  devient  fatale- 
ment dirigée  dans  le  sens  de  l'utilité  individuelle  et  spé- 
cifiquepar  l'entrée  en  scène  de  la  sélection  naturelle.  » 
P.  174.  «  L'accouplement  entre  l'action  et  la  réaction 
est  d'autant  plus  serré...  que  la  réponse  est  plus  utile 
à  la  vie.  »  P.  196.  La  mémoire  du  chemin  parcouru 
devient  «  facilité  »  de  la  répétition  du  déjà  fait..., 
ailleurs  atavisme,  hérédité.  »  P.  207.  «  Ainsi  l'option 
de  hasard  devient  fatalement  une  option  systématisée, 
puis  une  option  imposée  comme  une  loi.  »  V.  221.  Ainsi 
s'expliquerait  la  sécrétion  en  notre  corps  des  bacté- 
riolysines  et  des  antitoxines  si  utilement  gardée. 
L'homme,  placé  au  sommet  de  l'échelle  des  êtres, 
jouit  de  la  capacité  d'apprécier  le  caractère  égoïste  de 
ses  actions  et  de  leur  préférer  librement  (p.  265)  celles 
qui  favorisent  la  vie  familiale  et  sociale.  L'idéal  moral 
et  la  bienfaisance  sont  ainsi  des  options  naturelles 
fixées  par  la  civilisation.  Quelle  vue  magnifique, 
s'écrie  l'auteur,  que  cette  évolution  générale  des  êtres, 
vers  l'ordre  social  1  Enseignons  donc  aux  enfants  à 
mettre  leur  joie  à  collaborer  avec  elle  jusqu'au 
sacrifice,  à  respecter  les  grandes  lois  de  la  vie,  si 
méconnues  par  les  utopies  socialistes.  La  biologie  s'est 
ici  muée  en  théologie  :  In  ea  (natura)  vivimus, 
movemur  et  sumus. 

Que  de  postulats  cachés  dans  cet  exposé  où  l'ima- 
gination se  farcit  de  considérations  scientifiques! 
Continuité  de  nature  de  l'atome  à  l'homme,  finalité 
expliquée  par  des  myriades  d'essais  dus  au  hasard, 
unité  de  l'atome,  unité  de  l'organe,  unité  du  vivant 
posées  sans  raison  proportionnée,  liberté  inexplicable 
comme  initiative,  selon  le  déterminisme  biologique, 
loi  morale  assimilée  à  une  simple  résultante  d'essais 
retenus  pour  leurs  services,  à  un  faitjcomme  un  autre  : 
voilà  le  bilan  de  ce  monisme.  Tous  les  clichés  de  l'école 
sensualiste  et  utilitaire,  fusionnés  avec  la  sélection 
darwinienne  inspirent  l'auteur,  qui,  en  somme,  apporte 
peu  de  nouveau.  La  nature  physique  a  ses  habitudes 
et  le  vivant  les  emploie  en  les  pliant  à  ses  propres  fins; 
mais  le  hasard  ne  peut  rendre  compte  d'un  tel  ordre 
universel.  L'intelligence  ne  nous  serait-elle  donnée 
que  pour  nous  annoncer  notre  néant  1  et  aussi  «  la 
mort,  un  jour,  de  tout  l'univers  dans  l'éternel  repos 
des  éléments  »?  Peut-être  que  la  science  future  appor- 
tera «  quelque  baume  consolateur  à  notre  angoisse 
du  doute  »  (p.  276).  Et  après  de  telles  paroles  de  déses- 
pérance, on  a  beau  enfler  la  voix  pour  nous  enseigner 
à  vénérer  les  lois  de  la  nature,  chacun  se  souvient  des 
vers  de  Vigny  dans  La  maison  du  Berger  : 

On  nie  dit  une  mère,  et  je  suis  une  tombe. 

Mon  hiver  prend   vos   morts   comme  son  hécatombe, 

Mon  printemps  ne  sent  pas  vos  adorations. 

3°  Le  Monisme  psychologique.  —  1.  Des  phénomé- 
nistes  idéalistes  comme  African  Spir  (1837-1890)  et 
Jean- Jacques  Gourd  (1850-1909)  sont  monistes  en  ce 
sens  que  rien  n'existerait  que  nos  pensées;  quant  à 
Dieu,  il  serait  cette  pensée  qui  échappe  à  toute  loi,  à 
toute  condition,  à  laquelle  nous  sommes  portés  à  tout 
suspendre,  comme  au  centre  lumineux  et  idéal  qui 
systématise  nos  espoirs  et  nos  consolations. 


Louis  Lavelle,  La  dialectique  du  monde  sensible, 
1921,  paraît  corriger  Bergson  par  Lachelier  et  Fichte. 
c  Le  monde  extérieur  n'est  qu'un  faisceau  de  représen- 
tations »  (n°  26,72),  données  dans  l'espace  et  le  temps, 
avec  le  mouvement  et  les  autres  qualités  sensibles. 
L'esprit  saisit  parmi  ces  données  des  rapports  et  il 
existe  alors  pour  lui;  l'âme  lutte  contre  certaines 
d'entre  elles  qu'elle  appelle  son  corps,  par  exemple, 
dans  la  tempérance;  Dieu,  c'est  l'intelligence  pure  : 
dans  la  contemplation  intellectuelle,  l'âme  unie  à 
Lui,  comprend  en  Lui  toutes  choses  (n°  259).  Toute 
réalité  serait  d'ordre  mental  et  purement  dans  le  pré- 
sent (phénoménisme)  (n°  476). 

L'italien  Robert  Ardigo  (né  en  1828)  s'arrête  à  nos 
états  de  pensée,  comme  à  l'ultime  élément  que  nous 
puissions  connaître  :  comment  sortir  de  soi  en  effet?  La 
nature  même  de  cette  étoffe  mentale  nous  échappe; 
chacun  la  détermine  pour  soi  à  tel  moment  de  l'espace 
et  de  la  durée.  Forme  même  du  moi,  le  non-moi  s'offre 
comme  un  système  de  représentations  qui  s'associent, 
mais  leur  commun  tréfonds  reste  inconnu.  Toute 
distinction,  toute  relation  ne  nous  offre  que  nos  deux 
points  de  vue,  physique  et  psychique.  La  science 
positive  est  limitée  aux  lois  des  phénomènes  de 
conscience.  Cf.  Psychologie  comme   science  positive. 

Le  professeur  de  Naples,  A.  Alliotta,  paraît  se  ratta- 
cher à  Ardigo.  Seuls  existeraient  les  esprits,  éternels, 
en  transformation  morale  perpétuelle.  Notre  desti- 
née consiste  en  la  suprématie  de  la  pensée  sur  le  donné 
psycho-physiologique  et  dans  l'accord  entre  les  esprits. 
Tout  dépend  de  nos  volontés.  La  mort  est  une  renais- 
sance de  plus  en  plus  élevée,  selon  la  vie  antérieure- 
ment vécue;  «  c'est  de  nos  efforts  que  la  réalité 
attend  sa  perfection.  »  L'éternité  des  esprits,  1924, 
p.  87,  97,  133,  145,  172. 

2.  Un  noble  idéalisme  inspira  aussi  Etienne  Vache- 
rot  (1809-1897)  mais,  avec  lui,  nous  quittons  le  sub- 
jectivisme.  Ce  penseur  maudit  l'athéisme;  cependant 
malgré  de  réels  progrès  vers  le  concept  d'un  Dieu 
transcendant,  souvent  il  oscille  entre  le  panthéisme 
et  le  monisme. 

Il  écrit  dans  l'Histoire  critique  de  l'École  d'Alexan- 
drie', en  1846  :  «  Il  est  tout  aussi  impossible  de  conce- 
voir Dieu  sans  le  monde  que  le  monde  sans  Dieu.  » 
T.  m,  p.  292.  Cependant,  tandis  que  pour  Plotin  le 
monde  est  une  chute,  une  dégradation  à  l'égard  de 
l'Unique  primordial  et  absolu,  pour  Vacherot  il  nous 
offre  au  contraire  «  un  progrès  continu  de  la  nature  à 
l'esprit  ».  Ibid.,  p.  328.  Dans  La  métaphysique  et 
la  science  (1859),  il  oppose  réalité  à  perfection. 
Déjà  Hamilton  et  Mansel,  en  Angleterre,  avaient 
signalé  le  caractère  impensable  de  Dieu  ;  la  foi  seule 
pourrait  atteindre  cet  «  Inconnaissable  ».  Pour 
Vacherot,  la  perfection  est,  par  essence,  incompatible 
avec  l'existence  :  elle  reste  toujours  de  l'ordre  idéal, 
comme,  par  exemple,  la  géométrie,  la  sainteté  et  la 
justice  pures.  Telle  figure,  comme  tel  sage  seront 
toujours  imparfaits.  Le  Dieu  parfait,  il  ne  faudrait 
donc  point  le  chercher  dans  le  monde,  mais  dans  le 
ciel  de  la  conscience.  La  nature  est  pourtant  grosse 
de  cette  idée  sourde  qui  la  soulève  jusqu'en  l'homme, 
où  elle  arrive  à  la  conscience  d'elle-même.  T.  h, 
p.  544.  Un  grand  effort  d'approximation  se  marque 
dans  Le  nouveau  spiritualisme,  paru  en  1884.  L'au- 
teur continue  à  considérer  le  Parfait  «  comme  un  type 
supérieur  à  toutes  les  conditions  de  la  réalité  »,  p.  302; 
mais  il  veut  cependant  un  Dieu  réel  dont  le  monde 
serait  l'œuvre  éternelle.  Plus  de  Dieu-progrès;  seul 
le  cosmos  passe  par  les  phases  du  devenir  et  de  l'évo- 
lution; Dieu  est  la  cause  première,  la  Fin  dernière 
des  êtres  et  leur  Providence;  Il  est  cause  de  vraies 
causes,  ouvrier  d'ouvriers.  «  II  n'est  pas  le  monde 
puisqu'il  en  est  la  cause...    Il  reste   distinct  de    ses 


321       MATÉRIALISME  ET    MONISME,   LE    MONISME    PS  YC IIOLOGIOUE      322 


créations,  non  pas  comme  une  cause  étrangère  et  exté- 
rieure au  monde,  mais  en  ce  sens  qu'il  garde  toute  sa 
fécondité,  toute  son  activité,  tout  son  être  après 
toutes  les  œuvres  qu'il  crée  sans  les  faire  sortir  de 
son  sein.  Il  en  reste  distinct  en  demeurant  au  fond  de 
tout  ce  qui  passe.  »  P.  308.  En  1894  et  en  1895,  il 
consigne  ses  ultima  verba  sur  des  billets  de  faire 
part.  Ii  voit  dans  le  christianisme  de  magnifiques  sym- 
boles humains,  «  la  théologie  n'est  qu'une  psychologie 
supérieure  »;  la  philosophie  aurait  pour  rôle  de  les 
repenser,  en  fusionnant  l'âme  même  des  diverses 
Églises  pour  la  sublimer.  Ollé-Laprune,  Et.  Vacherot, 
1898,  p.  87  sq.  Voici  à  l'horizon  le  protestantisme 
libéral  avec  son  symbolo-fidéisme. 

Pourquoi  ce  penseur  généreux  n'a-t-il  pu  s'empêcher 
d'imaginer  l'existence  et  la  personnalité  sur  le  modèle 
des  êtres  finis  '?  Ibid.,  p.  99.  Comme  l'observait 
Caro  :  «  La  question  est  de  savoir  s'il  n'y  a  vraiment 
d'existence  et  de  réalité  possibles  que  sous  la  forme 
que  l'expérience  nous  révèle.  »  L'idée  de  Dieu  et  ses 
nouveaux  critiques,  1883,  p.  255. 

Sans  doute  quand  nous  parlons  de  Dieu,  force  nous 
est  de  parler  la  langue  des  hommes;  pourtant  autre 
chose  est  le  Dieu  indéterminé  des  panthéistes  et  autre 
chose  le  Dieu  ineffable  dont  je  renonce  à  mesurer  les 
perfections.  Le  considérer  comme  une  sorte  d'homme 
très  puissant  et  très  bon,  ce  peut  être  une  naïveté 
populaire,  ce  n'est  point  une  connaissance  qui  res- 
pecte son  essence  :  Vere  tu  es  Deus  abscondilus.  En  faire 
la  force  aveugle  de  la  nature,  c'est  l'assimiler  à  la 
pierre  qui  roule  et  à  l'eau  qui  coule;  l'imaginer  comme 
une  vie  instinctive  et  inconsciente,  c'est  le  rappro- 
cher de  la  plante.  «  De  tous  les  symboles  par  lesquels 
on  peut  essayer  de  le  représenter,  l'âme  humaine  est 
certainement  celui  qui  s'éloigne  le  moins  de  ce  divin 
modèle;  mais  elle  n'en  est  qu'une  ombre,  et  ce  n'est 
que  par  des  à  peu  près  que  nous  pouvons  conclure  de 
nous  à  Lui...  Quel  miracle  que  l'Etre  absolu  et  sub- 
sistant par  soi-même  soit  incapable  d'atteindre  la  per- 
fection, et  qu'un  des  phénomènes  passagers  dans  lequel 
cet  absolu  se  manifeste  soit  capable  de  se  créer  à 
soi-même  l'idée  de  perfection!...  Quel  triste  ciel  que 
ce  ciel  qui  ne  vit  qu'en  nous,  qui  naît  et  qui  meurt 
avec  nous  et  dont  le  seul  lieu  est  la  pensée!  »  P.  Janet, 
La  crise  philosophique,  1865,  p.  173  et  150. 

L'être  n'est  pas  univoque  entre  l'Absolu  et  les  créa- 
tures. Qu'est-ce  à  dire?  sinon  que  l'Absolu  a  en  Lui- 
même  tout  ce  qu'il  faut  pour  exister,  qu'il  contient  en 
Lui  seul  la  source  de  l'être,  en  un  mot  que  Lui  seul  est 
l'Être  par  soi.  Déplus,  nous  ne  sommes  pas  dualistes  : 
grâce  à  Lui  —  et  non  en  face  de  Lui  et  sur  le  même 
plan  —  nous  participons  à  l'être  :  «  In  eo  vivimus, 
movemur  et  sumus  »  Act  ,  xvii,  28.  Il  possède  donc 
la  réalité  en  sa  plénitude  indéfectible.  Qu'est-ce  à  dire? 
sinon  la  perfection  coexistensive  à  l'être  total.  Pour- 
quoi d'ailleurs  le  limiter  à  tel  degré?  Tel  hégélien  alors 
sera  tenté  de  le  faire  partir  d'un  presque  rien  riche  de 
virtualités.  Et  ce  serait  là  le  principe  de  tout?...  Com- 
ment concevoir  que  l'idée  agisse  sur  une  nature  qui 
l'ignore?  Qu'on  essaye  de  concevoir  une  monère  sti- 
mulée à  se  développer  par  l'idée  de  vertébré  qui 
n'existe  pas  même  encore!...  La  personnalité  de  Dieu 
ne  s'oppose  pas  au  reste  de  l'univers,  comme  nous 
au  non-moi.  «  Il  est  ce  qui  fait  qu'il  y  a  des  personnes, 
ce  qui  fait  que  les  êtres  finis  en  participant  à  Lui, 
ont  et  deviendront  des  personnes.  »  Il  est  le  Bien  per- 
sonnel, jouissant  de  Lui-même  dans  une  conscience 
infinie,  qui  gouverne  le  monde  habituellement  par 
des  lois  générales  conformes  à  sa  sagesse.  P.  Janet, 
Principes  de  métaphysique,  1897,  t.  n,  p.  121.  Si  la 
création  est  mystérieuse,  La  métaphysique  et  la  science, 
t.  n,  p.  594,  pourquoi  la  rejeter  comme  indigne  d'un 
penseur?  Dans  tous  les  systèmes,  celui  de  Vacherot, 

DICT.    DE    THÉOL.    CATH. 


comme  les  autres,  le  rapport  et  le  passage  de  l'Absolu 
au  relatif,  de  l'Infini  au   fini  reste  mystérieux. 

3.  Autant  que  le  souple  esprit  de  Renan  (1823-1892) 
peut  avoir  professé  un  système,  on  a  pu  appeler  celui- 
ci  un  positivisme  artiste  ou  féminin,  beaucoup  plus 
qu'un  hégélianisme.  Hegel  est  dogmatiste,  il  croit 
à  la  soumission  des  faits  à  l'idée,  Renan  est  relativisle; 
pour  lui  nos  opinions  métaphysiques  et  religieuses 
dépendent  d'abord  de  notre  constitution,  surtout 
mentale,  et  de  l'état  général  de  la  civilisation?  Malgré 
toutes  nos  sciences,  nous  ne  pourrions  jamais  atteindre 
que  l'humain,  c'est-à-dire  le  produit  de  notre  pensée, 
quand  elle  réagit  sur  la  grande  énigme  qu'est  l'univers 
(semi-idéalisme  inconséquent). 

Les  sciences  positives  et  l'histoire  restent  les  deux 
disciplines  qui  nous  permettent  le  mieux  d'approcher, 
encore  à  notre  mesure,  du  fond  des  choses.  Que  nous 
disent-elles?  Un  monisme  fort  voisin  de  celui  de  Vache- 
rot dans  La  métaphysique  et  la  science.  L'univers 
obéit  à  des  lois  invariables  et  l'on  n'a  jamais  constaté 
de  dérogation  à  ces  lois.  Aucune  trace  de  volonté 
particulière  ou  d'une  intention,  en  dehors  de  celles 
qui  proviennent  de  l'intelligence  des  hommes.  Avec 
le  temps  et  la  tendance  au  progrès,  nous  possédons 
humainement  la  clé  de  l'explication  de  l'univers.  Une 
sorte  de  ressort  interne  poussant  tout  à  la  vie,  voilà 
la  grande  hypothèse  nécessaire.  Il  y  a  une  conscience 
obscure  de  l'univers,  une  pensée  centrale  qui  se  forme 
progressivement  et  dont  le  devenir  n'a  pas  de  limites. 
Le  seul  instrument  de  nos  connaissances  est  la  science 
inductive.  L'historien  lui  emprunte  ses  procédés  ana- 
lytiques et  le  principe  des  conditions  d'existence.  Tout 
est  illusion  ou  vanité  en  dehors  du  trésor  de  vérités 
ainsi  acquises  et  qui  sans  cesse  s'accroît.  L'avenir  de 
l'humanité  est  dans  le  progrès  par  la  science.  Cf. 
L'avenir,  de  la  science,  écrit  en  1848,  publié  en  1890. 

Les  religions  appartiendraient  à  la  période  mytho- 
poétique  de  l'humanité;  elles  révéleraient,  non  le 
fond  des  choses,  mais  les  désirs  et  les  rêves  humains 
capables  de  nous  soulever  de  terre  et  d'apaiser  entre 
eux  les  égo';smes;  ce  sont  des  créations  du  vouloir- 
vivre,  comme  l'art  d'ailleurs,  si  propre  à  nous  commu- 
niquer l'élan  nécessaire  à  la  vie  (pragmatisme).  Les 
philosophies  tiennent  à  la  fois  de  la  science  et  de  l'art: 
elles  sublimisent  les  symboles  religieux  et  satisfont 
l'esprit  à  la  recherche  de  vues  générales  sur  le  monde. 
Tels  sont  les  points  /ixes  que  Renan  maintint  toujours 
dans  le  «  devenir  » 

La  nature  paraîtrait  une  sorte  d'artiste  qui  agit 
par  inspiration  et  sans  aucune  science.  La  conscience 
serait  l'harmonie  résultant  du  jeu  de  certains  groupe- 
ments à.f  molécules  ;  de  la  nébuleuse  à  la  civilisation 
il  y  auiait  continuité.  Le  Dieu  réel,  on  pourrait  le  voir 
diffusé,  éparpillé  dans  l'univers,  comme  son  élan 
consubstantiel,  le  Dieu  parfait  appartiendrait  à  la 
pensée,  à  la  catégorie  de  l'idéal.  Après  la  mort,  nous 
pouvons  espérer  survivre  dans  le  souvenir  de  nos 
amis  et  dans  l'élan  renforcé  vers  le  vrai  et  vers  le  bien 
de  l'humanité  fComti'sme'i. 

Ce  ne  peut  être  qu'en  vertu  d'une  hypothèse  chérie 
que  Renan  franchit  les  trois  impasses  capitales  pour 
l'évolutionnisme  :  le  passage  de  la  matière  brute  à  la 
vie,  puis  à  la  conscience,  enfin  à  la  pensée.  Rien  ne 
prouve  la  pure  et  simple  continuité  des  êtres,  sinon 
l'horreur  du  miracle  et  la  foi  dans  le  déterminisme 
naturel.  Où  trouver  dans  ce  monisme,  parti  de  la 
nébuleuse  primitive,  l'explication  de  l'unité  de  l'in- 
dividu, de  la  conscience  et  de  la  pensée?  Comment 
serions-nous  des-  personnes,  des  centres  d'initiative? 
Comment  rapporter  l'ordre  du  monde  au  jeu  de 
forces  aveugles?  Une  cellule  vivante,  l'âme  de  Vin- 
cent de  Paul,  l'esprit  de  Pasteur  seraient  le  produit 
de   je    ne     sais   quel    «  nisus    »   immanent,    aveugle 

X,  —  11 


323      MATÉRIALISME   ET   MONISME,   LE    MONISME   PSYCHOLOGIQUE      324 


et  sourd!...  Dans  ces  trois  exemples,  il  est  une  unité 
spéciale,  une  synthèse  active  originale  que  l'on  ne 
peut  déduire  d'un  simple  groupement  d'éléments. 
L'analyse  reste  impuissante  pour  expliquer  la  vie,  la 
conscience  et  l'esprit  humain  ;  ce  sont  trois  données 
qui  ne  peuvent  que  commencer  d'emblée.  Le  progrès 
dans  l'univers  ne  peut  être  contesté.  Mais  prêter 
à  la  nature  des  instincts  dont  elle  serait  la  source 
première,  des  tendances  au  progrès,  des  facultés 
poétiques,  n'est-ce  pas  simplement  poser  un  fait 
obscur  sans  lui  chercher  une  raison  suffisante?  L'his- 
toire, dont  les  secrets  ressorts  sont  des  événements 
psychologiques,  ne  peut  que  les  observer  dans  un 
individu,  qui,  lui,  leur  donne  une  physionomie  à 
part,  une  cpntinuité,  une  unité  qui  ne  sauraient  se 
passer  de  métaphysique;  chacun,  en  effet,  en  ratta- 
chant à  son  passé,  les  faits  de  son  histoire,  dépasse  le 
point  de  vue  des  phénomènes  et  du  devenir  pour  celui 
d'un  sujet  qui  dure  ou  substantiel.  Que  penseraient 
des  valeurs  morales  les  civilisations,  si  elles  n'y 
voyaient  plus  que  l'image  embellie  de  leurs  désirs? 
une  source  de  lyrisme  et  d'enchantement,  un 
«  alcool  »  supérieur?...  On  ne  peut  indéfiniment  pré- 
férer la  chasse  à  la  prise  et  cultiver  la  vie  spirituelle 
sans  y  croire. 

4.  Très  éloigné  du  dilettantisme,  au  contraire,  et 
confiant  dans  l'intelligence,  hors  de  laquelle,  il  n'y  a 
que  la  nuit  «  belle,  mais  peu  sûre  »,  Alfred  Fouillée 
(1838-1912)  a  consacré  sa  carrière  de  philosophe  à 
repenser  l'évolutionnisme  spencérien,  trop  mécaniste, 
du  point  de  vue  psychologique;  il  espérait  formuler 
ainsi  un  évolutionnisme  vraiment  moniste,  un  sys- 
tème naturaliste  unitaire,  dont  les  fondements  seraient 
à  la  fois  immanents  et  expérimentaux.  L'c'volu'ionnisme 
des  idées-forces,  1890,  p.  v 

En  effet,  H.  Spencer  laisse  subsister  trois  termes 
irréductibles  :  la  matière,  l'esprit  et  l'inconnaissable; 
ne  pourrait-on,  au  contraire,  expliquer  l'univers  par 
un  ensemble  d'éléments  dont  le  caractère  foncier  est 
«  l'appétit  »,  tendance  active  vers  leur  bien  (p.  298), 
et  l'effort  dans  l'homme  pour  se  libérer  des  chaînes  de 
1  égoisme,  par  la  conscience  de  ce  qui  convient  à  son 
espèce  ?  On  a  trop  confondu  loi  avec  cause,  raisons.  Un 
corps  tombe  selon  la  loi  de  la  gravitation,  mais  en 
rasion  d'énergies,  de  poussées  intérieures,  p.  Lin. 
La  mécanique  ne  nous  offre  que  des  cadavres  infinité- 
simaux. Notre  unique  possibilité  de  connaître  le 
monde  consiste  à  partir  de  nous  mêmes,  seule  réalité 
atteinte  directement,  pour  l'imaginer  d'après  ce 
modèle;  c'est  ainsi  qu'une  équation  inévitablement 
humaine  marque  toutes  nos  conceptions:  mais  il  faut 
s'y  résigner  ou  ne  rien  savoir,  p.  lxxii.  Le  mécanisme 
ne  voit  que  les  jeux  de  surface  des  êtres,  tandis  que 
l'effort  pour  garder  l'être  et  pour  l'accroître  nous  en 
livre  le  fond,  qui  en  son  intimité  est  psychique.  Esquisse 
d'une  interprétation  du  monde,  1913,  p.  153.  Ne  parlons 
donc  plus  d'idées-rellets,  mais  de  conscience  dyna- 
mique consubstantielle  à  la  matière;  la  cosmologie 
est  aussi  une  psychologie  quand  on  veut  retrouver 
l'étoffe  primitive  dans  laquelle  les  choses  ont  été 
taillées.  Plus  d'hiatus  comme  chez  Spencer.  «  Les  élé- 
ments psychiques  ont  existé  dès  le  début  sous  une 
forme  rudimentaire;  l'évolution  ne  fait  que  les  rendre 
plus  manifestes.  »  L'évolutionnisme...,  p.  279.  Sans 
doute  la  réalité  n'est  pas  identique  à  notre  pensée, 
mais  cette  réalité  ne  saurait  non  plus  se  passer  de 
tout  élément  psychique.  P.  278. 

Tout  essai  de  déduire  -la  pensée  du  mouvement  a 
échoué;  la  création  ex  nihilo  est  impensable  ;  le  mental, 
c'est  la  réalité  intérieure  qui  parvient  à  se  rendre  pré- 
sente à  elle-même,  le  physique  la  prolonge  et  la  réalise 
extérieurement.  Dans  l'univers  tout  est  en  relation 
mécanique,  mais  aussi    sympathique    probablement; 


toutes  choses  sont  »  conspirantes  •  parce  que  parentes. 
Au  siècle  futur,  au  lieu  de  dire  :  le  psychique  est  l'ombre 
du  physique,  on  dira  :  le  physique  est  l'ombre  du 
mental,  bien  qu'ils  soient  la  même  réalité  envisagée 
à  deux  points  de  vue  différents.  L'avenir  de  la  méta- 
physique, 1889,  p.  77  ;  cf.  G.  Delmas,  dans  Éludes, 
mars  1891. 

Chaque  être  baigne  dans  le  tout  et  en  dépend.  ■■  La 
réalité  est  infinie,  infiniment  infinie;  mais  en  quoi 
cette  infinité  l'empêche-t-elle  d'être  en  même  temps 
une,  cohérente,  solidaire  en  l'infinité  de  ses  parties? 
Non,  sans  doute,  elle  n'a  pas  d'armature  logique  pour 
la  soutenir  comme  du  dehors;  mais  elle  a  une  arma- 
ture causale,  ou  plutôt  elle  n'a  aucun  besoin  d'arma- 
ture, étant  la  causalité  infinie  et  réciproque,  partout 
causante  et  causée.  Par  cela  même,  elle  a  sa  rationalité 
immanente,  son  intelligibilité  infinie  qui  déborde 
toute  intelligence  finie.  »  Esquisse,  p.  209.  La  philo- 
sophie cherche  l'être  intérieur  des  choses;  elle  se 
«  représente  le  inonde  entier  comme  analogue  à  la  vie 
consciente  ou  subconsciente  ».  Ibid.,  p.  212.  En  chaque 
être  particulier  se  retrouve  quelque  chose  du  tout  qui 
le  conditionne  selon  l'interdépendance  universelle. 

Notre  imagination  voudrait  un  premier  commence- 
ment pour  s'y  reposer,  une  limite  à  la  division,  un 
premier  anneau  aux  séries  causales  (ou  le  libre  arbitre 
d'indifférence),  une  substance  inconditionnelle  source 
de  toutes  choses;  mais  notre  raison  s'y  refuse;  point 
de  source  à  un  océan  infini,  point  d'arrêt,  mais  des 
causes  causantes  et  causées  sans  fin.  Ibid.,  p.  189.  De 
l'évolution  nous  ne  possédons  que  quelques  chaînons, 
mais  ils  sont  assez  nombreux  cependant  pour  exclure 
le  hasard  et  fixer  la  courbe  en  ses  grandes  lignes, 
p.  261,  et  nous  sommes  sûrs  qu'elle  obéit  à  l'intelli- 
gence, puisque  la  nôtre  s'y  retrouve.  «  L'intelligence 
est  l'unité  profonde  des  fonctions  essentielles  de  l'intel- 
ligence et  de  celles  de  la  réalité.  »  P.  276.  Le  désordre 
même  est  une  autre  espèce  d'ordre;  même  les  appa- 
rences, comme  la  brisure  du  bâton  dans  l'eau,  obéis- 
sent aux  lois  de  causalité.  Si  le  tout  dépasse,  notre 
raison  en  chaque  être  et  chaque  fait,  c'est  que  nous 
sommes  simple  partie  de  ce  tout.  P  297.  Mais  penser 
consiste  pourtant,  autant  que  possible,  à  unifier.  La 
moralité  consiste  à  s'insérer  dans  le  déterminisme,  à 
l'employer  pour  le  dépasser,  grâce  à  l'attrayant  dyna= 
misme  de  l'idée-force  du  bien  universel  humain. 
P.  356.  Si  le  monde  avait  commencé,  à  ce  moment 
la  Cause  première  aurait  aussi  commencé  à  le  créer, 
ce  qui  serait  contradictoire. 

Les  religions  positives  représenteraient  une  méta- 
physique mythique,  ritualiste  et  dogmatique!  la 
philosophie  les  muerait  en  symboles.  Ainsi  la  parole 
de  Jésus  :  «  Que  ton  règne  arrive  !  »  devient  :  que  la 
vertu,  le  bien,  la  charité  soient!  Le  philosophe  pro- 
nonce de  tout  cœur  ce  vœu  '■-  avec  l'espoir  que  la 
lumière  intellectuelle  se  propagera  à  l'infini  ».  P.  411. 
Le  fond  de  l'être  nous  échappe  :  il  est  permis  d'espérer. 
Qui  sait  s'il  n'est  pas  des  formes  de  vie  bien  supé- 
rieures à  celle-ci?  p.  403.  Il  semble  donc  qu'au  soir 
de  son  existence  (1911)  Alfred  Fouillée  ait  envisagé 
l'univers,  dont  nous  sommes  les  fils,  comme  emporté 
par  un  déterminisme  de  plus  en  plus  conscient  et  de 
plus  en  plus  soumis  à  l'attrait  du  bien  universel,  grâce 
aux  vertus  des  saints  et  aux  lumières  des  sages,  donc 
un  déterminisme  qui  se  dépasse  constamment  pour 
tendre  vers  l'unité  des  intelligences  et  des  volontés. 

Telle  est  probablement  la  forme  la  plus  philoso- 
phique du  monisme  chez  nos  contemporains.  (Nues 
analogues  chez  A.  Loisy,  De  la  discipline  intellectuelle, 
1919,  p.  44  sq.,  116.)  Chez  un  penseur  aussi  averti,  il 
se  présente  comme  un  syncrétisme,  un  essai  de  conci- 
liation de  la  science  et  des  principaux  systèmes  méta- 
physiques pour  retrouver  la  réalité  en  sa  plénitude. 


325      MATÉRIALISME    ET   MONISME,  LE    MONISME   PSYCHOLOGIQUE      326 


La  forme  primitive  de  Ja  pulsation  de  l'être,  il  l'a  donc 

vue  dans  la  force,  puis  dans  la  vie,  la  conscience  et  la 
pensée,  en  continuité,  Même  les  idées  qui  s'ordonnent 
et  les  cœurs  qui  s'harmonisent  sont  des  forces  qui  se 
composent.  D'ailleurs  toute  pensée  du  monde  qui 
n'impliquerait  pas  en  celui-ci  quelque  élément  psy- 
chique serait  un  néant  de  pensée. 

Concilier  les  points  de  vue  est  une  bonne  méthode, 
ainsi  que  mettre  l'accent  sur  le  mental;  mais  Fouillée 
imagine  encore  beaucoup  plus  qu'il  ne  croit.  Son  idée- 
force  flotte  entre  le  matériel  et  le  spirituel;  physique 
et  psychique  seraient  affaire  de  degré.  Esquisse,  p,  317; 
ailleurs  le  physique  est  pour  la  conscience  un  symbole. 
P.  xxxiv,  317.  De  plus,  est-elle  une  force  qui  cherche 
sa  lumière,  ou  une  lumière,  une  pensée,  qui  soumet 
la  force?  Dans  ie  premier  cas,  voici  le  pur  naturalisme; 
dans  le  second,  l'idéalisme.  M.  Parodi  signale  cette 
opposition  mal  réduite.  La  philos,  contemp.  en  France, 
1920,  p.  48. 

Fouillée  reconnaît  bien  la  synergie  que  manifestent 
la  vie  et  la  conscience,  sans  leur  attribuer  une  sub- 
stance sujet,  une  cause  proportionnée.  Attribuer  à  la 
matière   primitive   de   telles  virtualités,  que  celles-ci 
s'expliciteront    peu   à    peu,   de   manière   régulière  et 
raisonnable  jusqu'à  la  civilisation,  ne  peut  que  paraître 
une  grandiose  mais  imaginative  hypothèse.  Nous  avons 
signalé  l'irréductibilité  delà  pensée  à  l'image,  de  celle-ci 
à  la  vie  et  au  mouvement.  Sous  quelle  forme  virtuelle 
se  trouvait  donc  la  philosophie  de  Platon,  et  l'Évangile 
dans  la  nébuleuse?  Sa  conception  de  l'universel  déter- 
minisme se  concilie  mal  avec  la  morale.  Sommes-nous 
finalement  les  théâtres-sujets  où  s'exerce  l'action  de 
l'idée  attrayante  du  bien,  ou,  au  contraire,  des  sujets 
capables  d'initiative?    Dans  le  second  cas,  on  rompt 
avec  le  déterminisme,  puisqu'on    introduit  des  com- 
mencements absolus;   dans  le  premier,  où  est  notre 
mérite  personnel?   Évidemment  le  théologien    de   la 
grâce  dira  que  l'acte  bon  est  tout  entier  de  Dieu  et  tout 
entier  du  juste;  mais  lui  n'admet  pas  le  déterminisme, 
chez  Fouillée,  le  caractère  sui  juris  de  la  personne  est 
mal  marqué.  Ce  n'est  pas  avec  «  un  doute  ultime  et 
suprême  qui   concerne  le  caractère  absolument   libre 
ou  absolument  nécessaire  du  fond  des  choses  »,  p.  372, 
que  l'on  peut  fonder  l'individualité  morale  et  respon- 
sable. Identifier  notre  vouloir- vivre  avec  l'essor  total 
de  l'être,  combien  c'est  dépasser  l'expérience!  Fouillée 
a  plus  juxtaposé  que  concilié  la  pensée  et  la  force. 
Cf.  Lalande  dans  Revue  philos.,  t.  Lxxni,  p.  14,  72.  Il 
a  beau   faire   appel  au   mystère   inévitable    qui   nous 
dérobe  le  fond  des  choses,  il  n'évite  pas  la  contradiction. 
5.  De  Fouillée,  on  ne  peut  guère  séparer  son  beau- 
fils,   Jean-Marie   Guyau  (1854-1888).  Beaucoup   plus 
poète  que  métaphysicien,  trop  peu  soucieux  de  cohé- 
rence en  ses  pensées  et  d'exactitude  en  ses  critiques,  il 
est  surtout  préoccupé  de  faire  le  bilan  de  l'évolution- 
nisme  quant  aux  espoirs  qu'il  nous  laisserait  touchant 
les  valeurs  morales  nécessaires  à  la  vie  des  civilisations. 
Guyau  crut  trouver  dans  le  sentiment  complexe  de 
la  vie  qui  est  effort,  solidarité,  expansion,  fécondité, 
l'élément  primitif  et  universel;  l'expérience  d'une  part, 
mais  aussi  l'évolutionnisme  de  Fouillée  lui  suggèrent 
cette  pensée  non  moins  qu'une  sorte  de  vibration  inté- 
rieure, écho  un  peu  affaibli  de  la  philosophie  roman- 
tique. «  La  seconde  amélioration  dont  le  matérialisme 
a  besoin  pour  pouvoir  satisfaire  le  sentiment  métaphy- 
sique, c'est  avec  la  vie,  de  placer  dans  l'élément  pri- 
mordial au  moins  un  germe  de  «  psychique  »  ...  Le 
matérialisme  devient  en   quelque  sorte  animiste  et, 
devant  la  sphère  roulante  du  inonde,  il  est  oblige  de 
dire  :  elle  vit...  Elle  est  encore  autre  chose  puisqu'elle 
pense  en  moi  et  se  pense  par  moi...  Le  matérialisme 
croit  faire  de  la  science  positive,  il  fait  comme  l'idéa- 
liste de  la  poésie  métaphysique,  seulement  ses  poèmes 


sont  écrits  en  langue  d'atomes  et  de  mouvements.  » 
L'irréligion  de  l'avenir,  1886,  p.  433,  434.  Nous  nous 
contentons  d'admettre,  par  une  hypothèse  d'un  carac- 
tère scientifique  en  même  temps  que  métaphysique, 
l'homogénéité  de  tous  les  êtres,  l'identité  de  nature, 
la  parenté  constitutive...  Le  monde  est  un  seul  et  même 
devenir.  Au  lieu  de  chercher  à  fondre  la  matière  dans 
l'esprit  ou  l'esprit  dans  la  matière,  nous  prenons  les 
deux  réunis  en  cette  synthèse  que  la  science  même, 
étrangère  à  tout  parti  pris  moral  ou  religieux,  est 
forcée  de  reconnaître  :  la  vie...  Il  n'y  a  pas  dans  l'uni- 
vers d'être  pour  ainsi  dire  entièrement  abstrait  de  soi... 
La  vie  par  son  évolution  même,  tend  à  engendrer  la 
conscience  ;  le  progrès  de  la  vie  se  confond  avec  le  pro- 
grès même  de  la  conscience,  où  le  mouvement  se  saisit 
comme  sensation...  Vie  c'est  fécondité...  L'égoïsme 
pur  serait  une  diminution,  une  mutilation  de  soi.  Aussi 
l'individualité  tend  à  devenir,  par  son  accroissement 
même,  sociabilité  et  moralité...  action  morale  et  acte 
de  la  pensée  reliant  l'individu  à  l'univers...  Cette 
fécondité,  en  prenant  mieux  conscience  de  soi,  se 
règle,  se  rapporte  à  des  objets  de  plus  en  plus  ration- 
nels; le  devoir  est  un  pouvoir  qui  arrive  à  la  pleine 
conscience  de  soi  et  s'organise.  P.  437  sq.  La  plus 
haute  conception  de  la  morale  et  de  la  métaphysique 
est  celle  d'une  sorte  «  de  ligue  sacrée,  en  vue  du  bien, 
de  tous  les  êtres  supérieurs  et  même  du  monde  ». 
P.  440.  Mais  l'évolution  est  aussi  dissolution  et  mort; 
qui  limitera  l'aveugle  destruction?  «  Quel  Jupiter  sera 
un  jour  assez  fort  pour  enchaîner  la  force  divine  et 
terrible  qui  l'aura  engendré  lui-même?  »  P.  442. 
L'éternité  n'a  pu  aboutir  qu'à  notre  monde;  c'est  le 
demi-avortement  de  l'effort  universel.  La  fleur  divine 
sera-t-elle  jamais  cueillie?  Il  y  eut  progrès  pourtant 
depuis  l'âge  du  renne.  Nous  héritons  de  l'effort  de  nos 
pères.  La  nature  ne  connaît  d'autre  loi  qu'une  ger- 
mination éternelle.  Le  roseau  pensant  peut  volontai- 
rement s'incliner  lui-même,  respecter  la  loi  qui  le  tue. 
On  n'enchaîne  pas,  d'ailleurs,  l'océan  de  la  vie,  il 
faut  laisser  couler  le  flot  éternel  grossi  de  nos  larmes 
et  de  notre  sang  :  c'est  tout  ce  qui  reste  de  chacun. 
La  survivance  d'ailleurs  serait-elle  une  supériorité? 
L'amour  finira  peut-être  par  faire  survivre  réellement 
l'aimant  dans  l'aimé. 

Des  religions,  seuls  subsisteraient  l'inquiétude  méta- 
physique avec  ses  hypothèses,  et  l'appel  profond  de 
la  nature  vers  une  société  meilleure  des  hommes  entre 
eux  et  avec  l'univers.  L'unique  source  de  la  certitude 
résiderait  en  l'induction  scientifique  (Renan).  Le  prêtre 
ferait,  pour  le  peuple,  fonction  d'artiste  qui  présente 
de  hauts  symboles  consolants.  L'idéal  lui-même  est 
peut-être  un  mensonge?  Qui  sait  s'il  est  un  univers  ou 
bien  seulement  des  phénomènes  solidaires  sans  aucune 
conspirante  unité?  Art,  philosophie,  religion  :  autant 
de  créations  qui  nous  sauvent.  Croyons  donc  à  l'effort 
moral  qui  paraît  soulever  le  monde  :  adorer  ce  n'est 
pas  se  prosterner,  mais  s'élever.  Un  jour  un  rayon  de 
soleil  frappa  le  front  d'une  montagne;  elle  l'interro- 
gea sur  le  ciel  lointain  d'où  il  venait;  mais  brusque- 
ment le  rayon  se  réfléchit  dans  la  mer  qui  le  renvoya 
dans  les  deux.  P.  436.  Voilà  l'image  de  l'agnosticisme. 

Guyau  répète  que  le  doute  est  tout  à  l'honneur  du 
sage  ;  mais  n'est-il  pas  dupe  du  scientisme  d'une  part 
et  d'une  poésie  au  vague  grandiose,  incapable  de 
nourrir  les  générations?  La  tradition  spiritualisle  et 
catholique  maintint  son  âme,  à  son  insu,  à  un  niveau 
d'où  l'eût  fait  déchoir  le  monisme  déterministe.  Quelle 
confiance  garder  en  la  pensée,  :i  elle  n'est  qu'une 
manière  d'apaiser  la  sensibilité  en  quête  de  bonheur? 
Ce  pragmatime,  ce  lyrisme  frémissant,  que  goûtait  tant 
Nietzsche  en  lisant  Guyau,  tombent  dès  que  s'éveille 
l'esprit  critique.  Les  hommes  consentiront-ils  long- 
temps à  se  duper,  à  se  renoncer  pour  le  bien  commun, 


327      MATÉRIALISME    ET  MONISME,  LE    MONISME    PSYCHOLOGIQUE      323 


dès  qu'ils  seront  prévenus  qu'on  leur  a  simplement 
versé  un  cordial  en  ces  belles  coupes  que  sont  des 
phrases  éloquentes?  Tout  le  pragmatisme  latent  dans 
l'équivoque  de  Fouillée,  dans  le  sens  naturaliste  de  la 
force,  a  sorti  son  efïet  déprimant  chez  son  disciple. 
Comment  espérer  conserver  le  respect,  l'admiration, 
et  «  ce  grain  d'encens  qui  toujours  brûle  au  cœur  des 
hommes  »  (p.  99),  et  la  joie  de  collaborer  à  l'ordre 
fraternel,  s'il  n'est  que  des  faits  conditionnés  et 
conditionnants?  L'attrait  que  Guyau  reconnaît  dans 
l'homme  pour  l'universel,  pour  la  vie  raisonnable  et 
bonne  (p.  353)  prouve  en  nous  autre  chose  que  des 
faits  :  V intelligence  qui  les  juge  du  point  de  vue  absolu. 
Quand  nous  aimons,  dit-il,  c'est  dans  l'éternel,  pour 
la  sagesse,  la  vertu  et  la  bonté,  p.  463;  nouvelle 
preuve  que  le  naturalisme  est  un  faux  point  de  vue. 
La  nature  qui  déroule  aveuglément  son  cours  ne  rend 
pas  compte  de  ce"  fait,  de  ce  qui  fut  toujours  l'âme 
des  civilisations.  Celles-ci  ont  progressé  dans  la  mesure 
où  elles  n'ont  pas  cru  au  naturalisme.  S'il  n'est  que 
des  faits  :  qui  sera  juge?  Ni  l'art,  ni  la  science,  nil 
l'amour  du  risque,  ni  la  fierté  stoïque  en  face  de  a 
mort  n'ont  chance  de  tendre  notre  vouloir  qu'autant 
que  la  foi  demeure  dans  la  valeur  de  ces  convictions. 
Mais  si  l'on  nous  assimille  à  une  jeune  folle,  qui  chaque 
jour  se  pare  pour  un  fiancé  de  rêve,  qui  ne  vient  jamais, 
tout  s'écroule  dans  le  «  riennisme  ».  Cf.  Guyau,  Essai 
d'une  morale  sans  obligation  ni  sanction,  p.  46  ;  Fouillée, 
L'art,  la  morale  et  la  religion  d'après  Guyau,  1892. 

6.  Si  l'on  s'en  tient  à  certaines  déclarations  faites 
par  H.  Bergson  (né  en  1859)  au  P.  de  Tonquédec,  sa 
philosophie  réfuterait  le  panthéisme  et  le  monisme; 
d'elle  «  se  dégage  nettement  l'idée  d'un  Dieu  créateur 
et  libre,  générateur  à  la  fois  de  la  matière  et  de  la 
vie  ».  Études,  20  février  1912. 

Très  louable  intention,  mais  le  sens  obvie  des  textes 
y  répond-il?  Un  penseur  ne  peut-il  s'illusionner  sur 
le  sens  profond  de  son  propre  système?  En  1911, 
Revue  de  phil.,  octobre,  M.  Maritain  qualifie  le  sys- 
tème de  «  panthéisme  athée  »  et  «  d'évolutionnisme 
intégral  »  (p.  535,  539).  Avant  ses  lettres  au  P.  de  Ton- 
quédec, éciit  Parodi,  «  il  pouvait  bien  sembler  que  sa 
philosophie  aboutît  à  une  sorte  de  panthéisme  vita- 
liste.  »  Philosophie  contemporaine,  p.  342.  On  a  pu 
douter  si  la  réalité  dernière  avec  sa  continuité  ano- 
nyme et  sa  fécondité  sans  loi  «  ne  nous  ramène  pas 
inévitablement  à  une  manière  de  divinisation  de  la 
nature?  «P.343.  L'étude  des  problèmes  moraux  offrira 
peut-être  l'occasion  à  Bergson  de  lever  cette  ambi- 
guïté. Mais  son  antiintellectualisme  décidé,  son  senti- 
ment profond  de  la  contingence  universelle  et  du 
seul  droit  d'être  au  «  se  faisant  »  font  penser  au  natu- 
ralisme évolutionniste.  Le  P.  Garrigou-  La  grange,  O.P., 
écrit  :  «  Dieu  n'est  plus  simplex  omnino  et  incommuta- 
bilis,  il  est  «  une  réalité  qui  se  fait  à  travers  celle  qui 
se  fait  »  (Évol.  créât.,  p.  269).  Il  n'est  plus  re  et  essentia 
a  mundo  distinctus,  il  est  «  une  continuité  de  jaillisse- 
ment »  qui  ne  peut  exister  ni  se  concevoir  sans  le 
monde  qui  jaillit  de  lui.  Il  est  cet  élan  vital  antérieur 
à  l'intelligence  qui  se  retrouve  en  tout  devenir, 
plus  particulièrement  dans  celui  qu'expérimente  notre 
conscience  »  Dict.  apologétique,  t.  i,  1909  col.  951.  Le 
cardinal  Mercier  a  appelé  cette  philosophie  un  «  devenir 
panthéistique  ».  R?vue  néo-scolast.,  1913,  p.  272. 

Bergson  fait  suprême  confiance  au  sentiment  de  la 
vie  vécue  comme  Guyau  et  aussi  comme  Ch.  Dunan, 
Cours  de  philosophie,  1893-1898,  p.  307;  il  espère  y 
trouver  de  même  le  tréfonds  des  choses.  Autant  il 
écarte  la  mécanique  de  l'évolutionnisme  spencérien, 
autant  il  répugne  au  finalisme,  qu'il  juge  artificiel; 
il  préfère  s'installer  à  l'intérieur  même  du  mouve- 
ment. Le  contact  avec  soi-même,  vivant  et  durant, 
en  une  vie  incessamment  nouvelle  et  créatrice,  nous    i 


livrerait  le  mot  de  la  grande  énigme;  en  cette  intui- 
tion vécue  et  primitive  où  l'esprit  se  tord  pour  ainsi 
à  re  sur  lui-même,  il  saisirait  son  propre  dynamisme 
à  son  jaillissement.  La  cosmologie  devient  ainsi  une 
psychologie  retournée;  tout  est  psychique  à  quelque 
degré;  tout  est  fluide  et  changeant  comme  les  créa- 
tions de  la  vie  et  de  l'instinct,  comme  celles  du  génie. 
Un  instinct  qui  en  chacune  de  ses  inflexions  serait 
conscient  de  ses  moyens  aurait  deviné  le  secret  de  la 
nature.  Le  moi-substance  n'est  plus  qu'une  certaine 
solidification  fluide  de  ce  grand  courant  qui  soulève 
le  monde.  D'ailleurs  partout  ce  sont  des  synthèses, 
des  «  touts  »  qui  nous  sont  d'abord  donnés,  des  «  mul- 
tiplicités-unes »  que  l'analyse  fane,  comme  celle  du 
chimiste  qui  ne  voudrait  trouver  dans  la  flamme  que 
des  cendres  et  du  charbon.  L'intelligence  serait  une 
création  pratique  de  la  vie,  elle  identifie,  elle  solidifie, 
elle  marque  des  limites  et  des  arêtes  aux  choses,  en 
vue  de  pouvoir  répéter  les  mêmes  actions  utiles  : 
manger,  se  défendre,  se  faire  entendre  d'autrui;  pour 
a  commodité,  elle  travestirait  le  réel  qui  est  toujours 
en  interaction  universelle  et  fluent.  L'inconscient  avec 
ses  richesses  virtuelles  et  sa  souplesse  serait  bien  plus 
foncier  que  le  conscient.  Il  n'y  aurait  pas  lieu  de  se 
demander  quelle  est  la  raison  de  l'être  des  choses  : 
elles  sont  parce  qu'elles  sont;  le  devenir  trouverait  en 
lui-même  sa  raison  d'être.  On  peut  donc  se  demander 
si,  au  lieu  d'absorber,  comme  les  anciens  panthéistes, 
les  êtres  participés  en  Dieu,  Bergson  n'absorbe  pas 
l'Être  par  essence  dans  les  êtres  participés  et  les 
choses  du  temps.  L'évolution  créatrice,  p.  392-399,  209, 
270,  108,  16,  298-323. 

Dans  sa  partie  critique  cette  philosophie  nous  sert 
grandement.  Elle  a  montré  le  caractère  artificiel  du 
déterminisme  mécanique  et  rétabli  la  réalité  de  l'esprit  ; 
elle  a  mis  fin  à  l'associationisme  qui  oubliait  la  conti- 
nuité dynamique  de  notre  durée;  elle  a  fixé  le  rôle 
seulement  instrumental  du  système  nerveux  dans  la 
vie  consciente;  elle  a  prouvé  l'effort  interne  des  êtres, 
et  que  la  parenté  manifeste  entre  les  vivants  et  en 
quelque  sorte  leur  divergence  sur  des  lignes  d'évolu- 
tion analogues,  ne  peuvent  être  dues  simplement  à 
l'accumulation  par  hasard  de  petites  variations  utiles 
(Darwin),  ni  à  la  simple  action  des  milieux  sur  les 
organes  en  exercice  (Lamarck).  Qu'on  explique  donc 
par  là,  en  efïet,  les  analogies  entre  les  vivants  concer- 
nant l'œil,  l'oreille,  l'assimilation  et  la  désassimilation! 
Mais  pour  mieux  réfuter  ces  erreurs,  elle  a  cru  devoir 
abandonner  l'être  et  l'intelligence!  Cf.  Essai  sur  les 
données  immédiates  de  la  conscience,  1889,  Matière  et 
mémoire,  1896,  L'évolution  créatrice,  1907,  L'énergie 
spirituelle,  1920. 

Après  les  épuisantes  ténèbres  du  mécanisme  uni- 
versel qui  ne  pouvait  qu'engendrer  le  scepticisme 
radical,  le  bergsonisme  parut  l'aurore  d'un  monde 
nouveau.  Le  succès  inouï  des  méthodes  physico- 
mathématiques avait  fait  prendre  leur  figuration,  leur 
traduction  des  choses  en  langage  de  mouvements 
mesurables  pour  la  révélation  dernière.  Bergson  en 
dénonça  l'artifice,  après  Boutroux,  et  prétendit  nous 
offrir  la  plus  expérimentale  des  métaphysiques;  mais 
cet  empirisme  radical  nous  fait  lâcher  l'être  pour 
l'insaisissable  devenir.  Le  sentiment  de  notre  durée  et 
l'intuition  sympathique  qui  nous  transporte  au  sein 
des  êtres  indéfiniment  mobiles  nous  livreraient  leur 
fugacité  qui  échappe  à  toute  loi  générale.  L'universel 
n'est  tplus  que  le  signe  pratique  d'une  attitude  utile 
identique  prise  en  face  des  mêmes  objets  :  feuilleter  un 
livre,  semer  du  grain,  désigner  un  chêne,  pour  lier  le 
même  au  même,  alors  que  tout  est  divers  et  glissant. 
Les  principes  représentent  des  artifices  pratiques,  des 
formules  sur  lesquelles  chacun  s'accorde  et  se  repose, 
afin  de  pouvoir  solidifier  le  savoir  et  déduire  :  autant 


329 


MATÉRIALISME    ET    MONISME,    CRITIQUE    DU    MONISME 


330 


de  fictions  utiles,  ou  de  «  décrets  ».  Cf.  aussi  :  Meyerson 
Identité  et  réalité.  1907;  De  l'explication  dans  les 
sciences,  2  vol.,  1921  ;  Brunschwicg,  Les  étapes  de  la 
philosophie  mathématique,  1907;  L.  Rougier,  La  struc- 
ture des  théories  déductives,  1921,  qui  sont  dans  le  même 
sens.  Ainsi .  Socrate  est  mortel,  parce  que  nous  avons 
construit  les  concepts  commodes  et-  rapport ablcs  : 
homme,  mortalité  et  Socrate.  Au  lieu  de  ces  fictions, 
on  nous  invite  à  revivre  la  genèse  des  choses  et  celle  de 
Pinteligence.  sous  la  poussée  intérieure  et  formidable 
de  la  vie  universelle  (p.  28). 

Mais  quelle  sécurité  nous  reste,  si  nous  dédaignons 
Us  concepts  qui  sont  nos  instruments  d'analyse  et 
d'entente  entre  nous  ?  Bergson,  pour  élaborer  et  expo- 
ser son  système,  a  dû  s'en  servir.  N'y  a-t-il  pas  cercle 
vicieux  puisque,  bon  gré  mal  gré,  écrit  Parodi  (p.  333), 
celui-ci  ne  saurait  éviter  d'être  une  œuvre  d'intelli- 
gence. La  pensée  surgit  de  l'existence  même  et  d'ail- 
leurs l'existence  s'y  plie  :  c'est  donc  que  la  nature 
contient  de  l'ordre,  qu'il  y  a  des  parentés,  qu'il  y  a 
possibilité  de  ramener,  en  la  pensée,  le  multiple  à  l'un, 
même  dans  la  conscience  qui  dure  et  qui  croît,  où  il 
n'y  a  pas  une  poussière  d'impressions,  mais  des  états 
capables  de  rentrer  en  des  catégories.  Dwelshauvers, 
La  psychologie  contemporaine,  1920,  p.  219.  A  la  vérité 
tout  est  actif,  mais  on  ne  peut  définir  les  êtres  sim- 
plement en  termes  d'action.  Le  thomisme  répugne,  lui 
aussi,  à  l'immobilisme;  il  entend  bien  maintenir  qu'il 
est  des  changements  réels,  du  nouveau,  à  chaque 
instant  dans  le  monde.  Mais  comment  concevoir  que 
«le  changement  n'a  pas  besoin  d'un  support,  que  le 
mouvement  n'implique  pas  un  mobile  »,  Bergson, 
Conf.  d'Oxford,  p.  24,  que  la  science  n'a  jamais  affaire 
qu'à  la  mobilité...  qu'il  n'y  a  que  des  actions  toujours 
imprévisibles?  L'év.  créât.,  p.  270,  325.  N'est-ce  pas 
mettre  l'expérience  sensible  au-dessus  de  la  raison, 
comme  déjà  écrivait  Aristote  contre  Heraclite?  Meta- 
phys.,  1.  II,  c.  iv;  1.  III,  c.  v;  1.  XII,  c.  ix;  en  appeler 
aux  charmes  de  je  ne  sais  quelle  mélodie  intérieure, 
et  faire  l'apologie  de  l'instinct  qui  se  crée  des 
croyances  connaturelles? 

Que  devient  la  personnalité  dans  ce  phénoménisme 
où  l'on  nous  la  présente  comme  un  dynamisme  original 
et  toujours  fuyant?  Quelle  est  donc  la  raison  de  son 
centre  et  de  son  rythme  à  elle,  de  sa  permanente 
continuité?  Évol.  créai.,  p.  209,  338. 

La  liberté,  que  Bergson  affranchit  du  mécanisme, 
semble  bien  revenir  à  la  simple  spontanéité  (liberlas 
a  coaclione).  Alors  le  passionné  emporté  par  l'attrait 
qui  charme  entièrement  son  moi  serait  l'homme  le  plus 
libre?...  Essai  sur  les  données  immédiates,  p.  130. 

.Vous  ne  prétendons  pas  ramener  la  finalité  natu- 
relle chez  les  vivants  à  l'art  du  constructeur  de 
machines;  le  secret  de  cette  finalité  nous  échappe;  qui 
jamais  pourra  l'analyser,  la  «  nommer  »?  Chaque  être 
jouit  d'un  appétit  naturel  qui  le  porte  vers  son  bien, 
et  en  définitif  e  :  Omnia  appelunl  divinam  simililudinem 
quasi  ultimum  finem,  à  leur  manière.  Dieu  les  a  pour- 
vus de  formes  substantielles  qui  font  leur  unité  spéci- 
fique. II  y  a  beaucoup  d'imagination  en  cet  élan  berg- 
sonien  de  la  vie,  par  exemple,  vers  la  fonction  visuelle, 
qui  façonnerait  de  loin  la  dure  et  routinière  matière, 
en  organe  sensible  à  la  lumière. 

Evidemment  il  n'y  a  pas  lieu  de  se  demander  pour- 
quoi l'Être  est,  mais  seulement  :  cet  être  qu'est  le 
monde  mobile  est-il  l'Être  par  soi?  «  Cette  question  est 
primordiale  et  inéluctable.  Elle  n'implique  pas  du  tout 
que  le  néant  soit  avant  l'être,  mais  seulement  qu'il 
n'est  pas  vrai  qu'en  tout  être,  l'existence  soit  contenue 
dans  l'essence.  »  J.  Maritain,  Rev.  de  phil.,  oct.  1911, 
p.  498. 

Bergson  a  trop  vu  dans  l'intelligence  cette  méthode 
moderne,  décrite  plus  haut,  séduite  par  la  quantité; 


en  réalité  l'intelligence  doit  savoir  concilier  le  divers 
et  le  semblable;  le  singulier  et  l'universel  :  l'existant 
est  riche  de  potentialités  rationnelles  que  notre  pensée 
découvre  sans  faux  artifice  :  des  lois  fondées  et  non 
calquées  sur  le  réel. 

Pourquoi  aussi  nous  en  tenir  à  ce  que  l'expérience 
nous  livre  Aie  et  nunc?  L'homme,  en  ses  pensées  et  ses 
amours,  est  en  quelque  sorte  «  polarisé  ».  Comprendre 
et  aimer  du  point  de  vue  de  l'universel,  voilà  bien  la 
direction  vers  laquelle  l'a  lancé  la  nature,  c'est-à-dire 
l'Être  absolu  dont  elle  dépend. 

La  littérature  bergsonienne  est  immense.  Cf.  surtout  : 
Ed.  Ce  Roy,  Une  philosophie  nouvelle,  1912,  très  bergso- 
nien;  René  Gillouin,  La  philosophie  de  IL  Bergson;  J.  Ma- 
ritain, en  mai-juin  1913,  a  fait  la  critique  de  Bergson  à 
l'Institut  catholique  de  Paris,  conférences  réunies  en 
volume,  La  philos,  bergsonienne,  2°  éd.,  1924.  Il  a  bien  mar- 
qué l'originalité  de  l'intelligence,  faculté  de  l'être,  d'un 
autre  ordre  que  l'image,  la  puissance  de  choisir  parmi  des 
biens  particuliers  qu'est  la  liberté,  la  difficulté  pour  le 
bergsonisme  de  rendre  raison  de  la  personnalité,  delà  dis- 
tinction de  Dieu  et  du  monde  et  de  la  création  ex  nihilo. 
Jacob,  dans  la  Revue  de  métaphysique  ei  de  morale,  mars 
189S,  accuse  cette  philosophie  impressionniste  «  de  ren- 
verser la  législation  de  l'entendement  dont  elle  ne  prouve 
pas  qu'elle  puisse  se  passer  »  (p.  20f),  et  de  ne  pas  respecter 
la  nature  de  l'acte  libre.  Mêmes  critiques  chez  Pénido,  La 
méthode  intuitive  de  M.  Bergson,  1918,  p.  5;  Farges",  La 
l>liilosophie  de  H.  Bergson  (Bonne  Presse);  J.  Grivet,  art. 
Évolution  créatrice,  dans  le  Dict.  apologétique,  t.  i;  Garrigou- 
Cagrange,  Le  sens  commun,  1922,  3e  édit. ,  p.  230  sq.:  «  Le 
panthéisme  évolutionniste  chez  M.  Bergson  ». 

9.  Le  «  panlibidinisme  »  de  Freud  qui  s'apparente  à 
«  l'élan  vital  »  et  au  «  génie  de  l'espèce  »,  devient  chez 
quelques-uns  de  ses  disciples,  une  sorte  de  métaphy- 
sique vitaliste.  Le  médecin  Mœder  de  Zurich  appelle 
de  ses  vœux  une  humanité  instinctive  et  croyante, 
comme  au  Moyen  Age,  par  simple  besoin  du  -cœur,  en 
vue  de  compenser  le  rationalisme  artificiel  de  notre 
temps.  L'amour  serait  aussi  une  des  manifestations 
fondamentales  du  besoin  de  se  fondre  dans  le  tout,  et  la 
Rédemption  un  symbole  sublime  de  renoncement  au 
moi  individuel  pour  devenir  une  part  vivante  du  Cos- 
mos plus  harmonieux  en  ses  vouloirs.  La  libido  déri- 
verait du  plasma  germiiiatif  immortel  :  on  "se  rap- 
proche de  Bergson.  L'individualité  est  appelée  à 
rejoindre  l'océan  de  l'être  d'où  elle  est  sortie  pour  s'y 
perdre  à  nouveau.  Déjà  dans  l'amour  elle  s'oublie  en 
un  autre;  s'oublier  tout  à  fait  dans  l'extase,  tel  serait 
le  souverain  bien  de  l'âme.  On  devine  ici  une  philo- 
sophie biologique  qui  paraît  transposer  le  néoplato- 
nisme selon  les  vœux  du  cœur.  LJne  pédagogie  de  la 
libido  serait  ainsi  chose  capitale  pour  le  bonheur  des 
individus  :  la  modérer,  la  sublimer  dans  le  culte  de 
l'art,  par  exemple,  ou  de  la  fraternité,  libérer  certains 
refoulements  devinés  comme  facteurs  des  troubles 
mentaux,  etc.  Cf.  Mœder,  Guérison  et  évolution  dans  la 
vie  de  l'âme,  1918.  Cf.  Régis  et  Hesnard,  La  psycho- 
analyse, 2»  édit.,  1922,  p.  189. 

L'hypothèse  de  l'évolution  générale  des  êtres 
vivants  est  devenue  de  notre  temps  une  sorte  de  clé 
universelle;  la  catégorie  vie  a  remplacé  celle  déraison 
et  celle  de  science,  en  grande  partie;  souvent  elle  se 
fusionne  avec  le  point  de  vue  social  et  parfois  même 
cosmique.  On  ne  s'étonne  pas  outre  mesure  (pic  plu- 
sieurs aient  cru  entrevoir  chez  des  penseurs  et  des 
artistes  généreux  comme  E.  .M.  de  Vogué,  Heures 
d'histoire;  Images  romaines,  1892  et  M.  Barrés,  Grande 
pitié  des  églises  de  France;  Enquête  aux  pays  du  Levant. 
une  sorte  de  naturalisme  élevé  où  le  divin  serait 
immanent  à  l'univers;  beaucoup  de  romantiques, 
laissent  une  impression  analogue. 

V.  Critique  nu  monisme.  —  Contre  cette  doctrine 
portent  déjà  bien  des  rafsons  opposées   au   matéria- 


331 


MATÉRIALISME    ET    MONISME,    CRITIQUE    DU    MONISME 


332 


Usine;  tenons-nous  ici  à  celles  qui  militent  contre  le 
monisme  sous  sa  forme  générale. 

1°  Le  monisme  est  une  hypothèse  gratuite  parce  qu'il 
passe  de  l'ordre  logique  à  l'ordre  ontologique.  — 
1.  L'unité  substantielle  des  êtres,  ou  bien  encore  leur 
identité  foncière  de  nature,  et  la  tendance  immanente 
au  progrès  universel,  sont-elles  une  véritable  généra- 
lisation de  l'expérience,  ou  plutôt  une  simple  vue  de 
l'esprit,  que  favorisent  la  peur  de  l'idée  de  création 
et  le  problème  du  mal?  Voilà  la  question. 

Il  y  a  un  monisme  vrai,  celui  qui  s'attache  à  rame- 
ner la  multiplicité  à  l'unité,  à  trouver  du  haut  en  bas 
de  l'échelle  des  êtres  des  analogies,  des  parentés;  il 
est  le  propre  de  toute  philosophie  des  sciences.  Je  puis 
comprendre  la  constitution  de  la  matière,  même  celle 
des  étoiles,  et  une  bonne  partie  de  leurs  lois,  partout 
nous  déchiffrons  un  ordre  que  nous  ne  créons  pas  en 
notre  pensée  —  loin  de  nous  ce  nominalismel  —  mais 
que  nous  découvrons.  Nous  ne  sommes  pas  un  empire 
dans  un  empire  :  notre  intelligence  retrouve  ses  propres 
lois  dans  tout  l'univers.  Il  y  a  des  lois  communes 
entre  l'amibe  et  l'éléphant,  par  exemple,  mais  cela  ne 
prouve  rien  contre  leur  essentielle  diversité.  La  trompe 
de  l'éléphant  est  «  l'analogue  »  des  pseudopodes  de 
l'amibe  ;  mais  leur  identité  de  nature  et  leur  commune 
ascendance  dans  l'effort  universel  de  la  vie  ne  s'ensui- 
vent pas  le  moins  du  monde.  Il  n'y  aurait  que  dans 
l'idéalisme  subjectif  que  tous  les  êtres  —  purs  produits 
de  la  pensée  —  confondraient  leur  nature.  Il  restera 
toujours  :  a)  le  passage  de  la  matière  à  la  vie,  de 
la  vie  à  la  sensation,  de  celle-ci  à  la  pensée  et  à  la 
liberté;  b)  la  diversité  des  individus  eux-mêmes  dans 
l'espèce.  L'unité  ne  doit  pas  faire  oublier  la  multi- 
plicité, et  inversement.  Le  monisme  paraît  impres- 
sionné par  une  sorte  de  panthéisme  que  connurent  les 
«  réaux  »,  au  temps  des  disputes  fameuses  autour  du 
problème  des  «  universaux  ».  Il  garde  la  secrète  pensée 
de  déduire  le  monde  des  lois  générales  de  l'être,  depuis 
celles  du  triangle  jusqu'à  celles  qui  fixent  le  nombre 
des  étamines  de  la  fleur  du  marronnier.  Illusion !Évi- 
demment  déduire,  d'après  la  raison  propter  quid  des 
choses  est  bien  l'idéal  de  la  science;  mais  que  de  pre- 
mières données  de  fait  irrémédiablement  obscures 
d'abord  s'imposent!  Cf.  Meyerson,  De  l'explication 
dans  les  sciences,  1920;  O.  Habert,  Revue  de  philo- 
sophie, nov.  1921. 

A  la  faveur  d'un  idéalisme  abusif,  le  monisme  passe 
spontanément  de  l'ordre  des  concepts  à  l'ordre  réel 
pour  les  assimiler;  il  identifie  la  nature  avec  nos  clas- 
sifications :  embranchements,  classes,  familles,  etc. 
En  bref,  il  paraît  transposer  la  parenté  naturelle  des 
êtres  et  leur  apparition  progressive,  saisie  en  gros  par 
l'esprit  et  répartie  en  rameaux  divergents,  en  filiation 
d'un  tronc  unique  :  les  êtres,  en  identité  et  en  conti- 
nuité de  nature.  Or  il  convient  de  rappeler  l'adage 
thomiste  :  Universalia  fundamentaliter  in  rébus,  forma- 
liter  tantum  in  mente.  Cf.  Aristote,  Metaphys.,  1.  VII, 
c.  i  ;  Vacherot  surtout  fut  tenté  par  cette  assimilation  : 
La  métaphysique  et  la  science,  t.  n,  p.  608,  636. 
Parenté  logique   ne  prouve  pas  continuité  naturelle. 

Reconnaissons  que  nous  ne  pouvons  guère  nous 
faire  une  idée  de  la  nature  des  êtres  qu'à  travers  notre 
moi  et  en  fonction  de  celui-ci,  dégradé  ou  amplifié 
à  l'infini,  quand  il  s'agit  de  Dieu;  pourtant,  nous  nous 
refusons  à  confondre  analogie  et  identité  foncière  de 
nature  et  d'origine.  Notre  esprit,  pour  une  part,  s'est 
façonné  au  contact  des  choses  :  «  le  fil  de  l'analogie  ne 
nous  abandonne  jamais  »,  Fouillée,  Esquisse,  p.  lxii; 
cela  ne  peut  nous  conférer  le  droit  de  conclure  à  je  ne 
sais  quelles  virtualités  originelles  d'où  seraient  sortis 
le  monde  et  l'esprit  qui  garderaient  ainsi  l'empreinte 
commune  du  tout.  N'y  a-t-il  pas  un  anthropomor- 
phisme inconscient  —  reproche  que  nous  retournons 


donc  —  à  imaginer  le  tout  à  la  manière  de  la  croissance 
d'un  végétal  ou  d'un  sentiment  dans  le  subconscient 
ou  l'inconscient? 

Qu'on  ne  nous  oppose  pas  le  soi-disant  «  morcelage  » 
de  notre  «  pluralisme  ».  En  un  sens  tout  est  dépendance 
universelle  dans  le  cosmos  :  l'enfant  dépend  du  père, 
le  nuage  du  soleil,  tel  naufrage  et  ses  conséquences  de 
la  marée  et  celle-ci  de  la  lune,  etc.  Mais  le  père  et  le 
fils,  même  le  soleil  et  le  nuage  gardent  leur  individua- 
lité. Il  est  des  individus  et  des  personnes  qui 
jamais  ne  coupent  les  fils  qui  les  unissent  au  tout, 
mais  qui  cependant  à  leur  manière  circonscrivent 
—  réellement  ou  artificiellement  selon  les  unités  natu- 
relles ou  artificielles  —  la  matière  à  tel  lieu  de  l'espace 
ou  à  telle  place  dans  le  temps. 

Rien  n'est  isolé  dans  l'ensemble;  mais  qui  prouvera 
que  le  clignement  d'yeux  d'un  Parisien  modifie  la 
hauteur  de  la  marée  à  Trouville?  «  L'expérience  nous 
montre  entre  les  événements  et  les  objets,  des  limites 
parfois  flottantes  et  parfois  nettes.  Il  y  a  dans  le 
monde  des  séries  entières  de  phénomènes  qui  se  com- 
portent entre  elles  comme  des  étrangères.  »  Tonquédec, 
Dictionn.  apol.,  art.  Miracle,  t.  m,  col.  532.  Le  coeffi- 
cient de  dilatation  des  corps  ne  varie  pas  avec  les 
phases  de  la  lune. 

Durkheim  a  voulu  voir  dans  l'emprise  exercée  par 
la  société  sur  ses  membres,  puis  l'emprise  intérieure 
imaginée  par  les  primitifs  en  forme  d'esprits  et 
enfin  de  Dieu,  toute  l'origine  du  monde  mental  : 
croyances,  coutumes  et  rites.  Mais  c'est  aller  chercher 
bien  loin.  Chaque  homme  naturellement  se  sent 
flanqué  d'un  «  double  »  et  distingue  sa  pensée  de  son 
bras;  c'est  la  confiance  spontanée  dans  un  certain 
ordre  moral,  au  contraire,  qui  a  d'abord  contribué  à  la 
soumission  aux  liens  sociaux.  Formes  élémentaires  de 
la  vie  religieuse,  1911,  p.  519;  Critique,  dans  O.  Habert, 
L'école  sociologique  et  les  origines  de  la  morale,  1923, 
p.  41  sq.  Donc  le  dualisme  de  la  matière  et  de  la 
conscience  tient  à  notre  nature  et  non  à  une  illusion 
sociale. 

Selon  Eug.  de  Roberty  (1843-1915),  Dieu  soi  disant 
cause  du  monde  ne  serait  autre  chose  que  le  monde 
même  et  l'homme,  avec  en  plus  la  négation  de  leur 
caractère  fini  ;  l'esprit  serait  un  pur  concept  très  épuré 
de  la  matière,  et  le  mal  un  moindre  bien,  la  condition 
même  de  celui-ci,  Recherche  de  l'unité,  1893;  Le  bien 
et  le  mal,  1896,  §  19.  C'est  rester  dupe  de  l'empirisme 
et  de  notre  imagerie  mentale.  Notre  conception  de 
l'immatériel  et  de  Dieu,  par  la  méthode  de  négation  et 
d'amplification,  ne  nous  laisse  plus  dans  le  sensible. 
Dieu  est  bien  pour  tout  spiritualiste  l'Être  transcen- 
dant. Notre  unité  dynamique,  nous  la  saisissons  dans 
l'expérience  même  de  la  vie  intérieure;  elle  n'est  pas 
un  simple  concept  abstrait  dont  nous  serions  victimes. 
La  pensée  déborde  l'image  et  commande  à  la  matière. 

2°  Le  monisme  est  une  hypothèse  fausse.  —  Au  nom 
des  sciences  inductives  on  ne  peut  conclure  à  l'évolu- 
tionnisme  radical  :  que  de  chaînons  manquent  qui 
seraient  nécessaires!  D'ailleurs  la  loi  qui  exprime  le 
développement  de  l'homogène  à  l'hétérogène  a  pour 
corrélatif  la  loi  inverse,  comme  l'a  prouvé  M.  A.  La- 
lande,  La  Dissolution  opposée  à  l'Évolution,  1899. 
Les  énergies  physiques  tendent,  en  effet,  vers  une, 
chaleur  uniforme;  la  pensée  critique  et  la  mode  cor- 
rodent les  instincts  divers  pour  les  assimiler  à  des 
coutumes  et  des  croyances  générales;  les  individus 
entrent  en  des  groupes  de  plus  en  plus  universels;  à 
la  limite  ce  serait  le  retour  à  l'unité  des  consciences 
en  Dieu  leur  Père  commun.  Le  surhomme  même  tra- 
vaille à  une  société  future  de  surhommes. 

Poussons  plus  métaphysiquement  l'analyse.  Le 
monisme  aboutit  à  faire  du  monde  changeant  l'être 
éternel  et  par  soi;  du  devenir,  du  tréfonds  de  la  vie, 


333 


MATÉRIALISME    ET    MONISME 


M AT HOU D 


334 


de  l'élan  créateur,  de  l'impulsion  universelle  aux  vir- 
tualité indéfinies,  il  fait  l'Être  absolu. 

1.  Cela  est  contradictoire.  —  L'Être  par  soi  et  de 
toute  façon  indépendant  ne  peut  que  posséder  actuel- 
lement toutes  les  perfections  dans  la  parfaite  immuta- 
bilité. 11  est  l'Acte  pur  sans  mélange  ne  puissance.  On 
ne  peut  avoir  l'être  à  un  plus  haut  degré  que  l'Être 
par  soi  :  donc  la  plénitude  de  l'être.  Si  le  devenir 
constant  est  la  loi  de  l'être,  chacune  de  ses  phases  est 
nécessaire,  c'est  l'hypothèse;  et  aussi  non  nécessaire, 
puisqu'elle  s'écoule  sitôt  née.  Si  loin  qu'on  remonte, 
on  trouverait  donccontradictoirement  ce  nécessaire- — 
Huent,  cet  écoulement  sans  une  source,  la  puissance 
sans  l'Etre! 

Comment  du  point  de  départ  identique  seraient 
sortis  les  individus  si  divers,  et  la  vie,  la  sensation,  la 
science,  la  moralité  ?  D'abord  quelle  raison  offrir  pour 
expliquer  le  degré  d'être  des  modes  initiaux  de  l'uni- 
vers? On  reculera  jusqu'à  l'indétermination  pure,  la 
puissance  pure;  mais  comment  passera-t-elle  à  l'acte 
toute  seule?  C'est  donc  par  la  Perfection  qu'il  faut 
débuter;  la  puissance  précède  l'acte  comme  la  cause 
l'effet.  Tout  être  fini  est  mélangé  d'acte  et  de  puissance, 
de  réalités  et  de  virtualités,  c'est  ce  qui  explique  que 
l'on  devienne  savant,  sage,  etc.  Mais  l'Être  subsistant 
par  soi  ne  comporte  que  la  parfaite  possession  éter- 
nelle de  la  perfection.  La  création  n'amena  en  Dieu 
aucun  changement.  Dieu  voit  éternellement  et  par 
un  acte  unique  tout  ce  qui  devient  dans  l'histoire  par 
son  ordre  ou  sa  permission.  —  Les  sciences  positives 
partent  d'un  donné  de  fait  :  le  inonde  et  ses  phases; 
la  création  leur  échappe  ;  en  leur  ordre,  rien  ne  se  fait 
de  rien.  Mais  quand  des  savants  prétendent  ériger 
cet  ordre  de  conditions  et  de  conditionnés,  en  l'Absolu, 
ils  font  de  la  métaphysique  et  tombent  sous  les  cri- 
tiques susénoncées. 

2.  La  finalité  immanente  s'écarte  du  principe  de  raison 
suffisante.  —  Si  le  gland  devient  chêne  et  l'embryon 
un  homme,  c'est  qu'un  Pouvoir  intelligent,  transcen- 
dant à  la  nature,  y  a  pourvu.  Comment  concevoir  un 
produit  ordonné,  où  les  forces  collaborent,  sont  gou- 
vernées vers  un  ordre  savant  —  dont  le  procédé  dépasse 
l'action  de  l'ouvrier  sur  la  machine  qu'il  construit  — 
alors  que  la  pensée  ne  serait  qu'au  point  d'arrivée? 
Eh  quoi,  une  pointe  de  flèche  indique  la  présence  de 
l'homme  ;  et  le  sous-marin-poisson,  l'avion-oiseau,  les 
organes  générateurs  d'électricité,  la  pompe  qu'est  le 
cœur,  les  moteurs  que  sont  les  muscles  et  les  nerfs,  etc., 
ne  prouveraient  pas  qu'une  pensée  assiste  la  nature? 
Bouyssonie,  Bataille  d'idées,  1924,  p.  20  sq.  Un  moyen 
ne  peut  être  ordonné  à  une  fin  que  par  une  cause 
intelligente;  les  êtres  dépourvus  d'intelligence  reçoi- 
vent leurs  directions  et  leur  organisation  d'un  être 
intelligent  :  Dieu  est  ouvrier  d'ouvriers,  non  de 
machines,  comme  fait  l'homme.  Qui  pourra  penser 
que  les  yeux  ne  sont  pas  pour  voir  et  les  ailes  pour 
voler,  les  mamelles  pour  allaiter?  Que  de  conditions 
réunies  pour  former  un  homme  au  physique  et  au 
moral  !  Et  celles-ci  seraient  le  résultat  de  myriades  de 
coïncidences  et  de  hasards  heureux  qui,  en  continuité, 
auraient  survécu  I  C'est  là  heurter  de  front  notre  raison. 
Cf.  articles  Dieu  et  Création  de  ce  Dictionnaire  et  du 
Dictionnaire  apologétique;  Paul  Janet,  Les  Causes 
finales.  Un  plan  futur,  en  dernière  analyse,  ne  peut  agir 
que  par  l'intervention  d'une  pensée  unie  à  une  volonté. 

Toute  conception  générale  des  choses  comporte, 
pour  notre  intelligence,  bien  des  côtés  mystérieux; 
mais,  entre  tous  les  systèmes,  nous  devons  choisir  celui 
qui  ne  choque  ni  le  principe  de  contradiction,  ni  le  prin- 
cipe de  raison,  ni  les  valeurs  morales.  Sans  création, 
Dieu  s'absorbe  dans  la  loi  du  inonde;  alors  pourtant 
que,  de  toute  évidence,  la  personnalité  est  au  plus  haut 
degré  dans  la  ligne  de  l'être. 


L'espèce  de  dualisme  (autre  forme  du  monisme)  qui 
nous  propose  un  dieu  fini,  incarné  en  quelque  sorte  en 
la  matière  éternelle,  pour  devenir  le  Christ  perpétuel, 
parce  qu'il  lutte  contre  elle  pour  réaliser  l'ordre  et 
l'harmonie  fraternelle,  tombe  sous  les  critiques  anté- 
rieurement énoncées  :  c'est  à  ce  système  déjà  signalé 
chez  Vacherot  que  paru  t aussi  se  référer  J.  Jaurès, 
De  la  réalité  du  monde  sensible,  1890. 

Le  pant  i  ■  me  qui  souvent  se  distingue  assez  peu 
de  ce  dualisme,  paraît  non  moins  ému  par  le  problème 
du  mal;  cependant  il  aboutit  à  mettre  le  mal  jusqu'en 
son  dieu  qui  ne  ferait  qu'un  avec  le  monde.  Pourtant 
peut-on  oublier  que  le  mal  lui-même  prouve  l'exis- 
tence du  souverain  Dieu,  de  Celui  qui  subsiste  pleine- 
ment? Le  mal,  en  effet,  ne  peut  être  une  substance,  il 
n'est  jamais  qu'une  privation,  un  manque  de  rectitude 
dans  le  vouloir,  s'il  s'agit  du  mal  moral.  Le  mal  sup- 
pose donc  un  sujet  qui  est  toujours  bon  par  le  côté  où 
il  est  un  être,  où  il  est  une  cause  capable  d'intelligence. 
De  ce  bien  partiel,  on  ne  trouve  la  raison  que  dans  le 
bien  total  —  Que  de  fois  aussi  la  douleur  est  une  néces- 
sité naturelle  et  un  mobile  d'efforts,  une  source  de 
détachement  des  choses  éphémères,  et  de  générosité 
du  cœur,  une  occasion  de  rapprochement  entre  les 
hommes  1  Le  fini  pâtit  inévitablement  de  son  carac- 
tère imparfait;  mais  aussi  il  peut  se  perfectionner  mo- 
ralement en  pâtissant.  Cf.  X.  Moisant,  dans  Revue  de 
philosophie,  déc.  1914,  p.  332  sq.;  E.  Lasbax,  Le  pro- 
blème du  Mal,  1919. 

3°  Le  concile  du  Vatican  (sess.  m,  c.  i)  enseigne 
le  commencement  du  monde,  créé  du  néant,  la  distinc- 
tion de  substance  et  d'essence  de  Dieu  et  des  choses 
créées  :  celles-ci  n'émanent  point  de  Lui,  comme  de 
l'être  indéfini  en  devenir  vers  ses  déterminations. 

Conclusion.  —  Les  conceptions  savantes  sont  en 
continuité  avec  le  sens  commun  qui  ne  saurait  voir 
dans  la  pensée  des  changements  de  place  ou  une  ombre 
sans  vertu,  qui  ramène  à  l'unité  du  moi  la  solidarité 
de  notre  vie,  qui  toujours  admira  dans  la  nature  l'acti- 
vité d'une  Intelligence,  qui  jamais  ne  mit  sur  le  même 
plan  les  simples  faits  et  les  valeurs  morales.  Quel 
honnête  homme  ne  se  révolte  à  la  méprisante  pensée 
d'un  juste  et  d'un  criminel  dont  la  fin  dernière  com- 
mune serait  l'infecte  corruption!  Avant  de  se  séparer 
du  bon  sens  de  l'humanité  —  qui  toujours  répugna  au 
matérialisme  et  au  monisme  —  encore  faudrait-il  avoir 
des  preuves  bien  sérieuses.  Comment  faire  de  la  pensée 
un  éclair  entre  deux  néants?  On  a  regardé  l'intelligence 
comme  un  simple  produit  de  l'action,  par  une  abusive 
interprétation  des  sciences,  et  en  vertu  d'un  roman- 
tisme diffus,  pour  lequel,  l'ivresse  de  vivre  pousserait 
le  monde  vers  l'apaisement  des  désirs  :  c'est  cette 
atmosphère  mentale  pragmatiste  qui  a  favorisé  le 
monisme  psychologique  et  vitaliste. 

Outre  les  nombreux  ouvrages  et  articles  cités  :  Caro, 
Le  matérialisme  et  la  science,  1868;  J.  Grasset,  Les  limites 
de  la  biologie,  1903;  P.  Vignon,  Revue  de  philos.,  1904, 
1905,  1923;  Guibert,  Les  Origines,  5<=  édit.,  1923;  Saulze, 
Le  monisme  matérialiste  en  France,  1912;  les  articles 
exellents  du  Dict.  apol.  :  Déterminisme,  Évolution,  Pro- 
vidence, Matérialisme,  Monisme,  utilisés  ici  ;  Boulroux, 
L'idée  de  loi  naturelle,  1893;  L'évolution  dans  les  scitnees 
morales,  Bévue  de  philosophie,  1911  ;  O.  Habiit,  l.e  primai 
de  l'intelligence,  1926.  —  La  meilleure  critique  du  maté- 
rialisme doit  provenir  de  l'étude  de  la  substance  et  de  la 
causalité;  on  sera  très  bien  renseigné  avec  Couailhac, 
S.  J.,  La  liberté  et  la  conservation  de  l'énergie,  1897; 
Ed.  Thamiry,  De  l'influence,  1922;  Garrigou-Lagrange, 
Le  sens  commun,  3*  édit.,  1922. 

O.  Habert. 

M  ATHOUD  Claude-Hugues  (1622-1705),  naquit 

à    Mâcon  en    1G22  et   entra    dans   la    Congrégation 

de   Saint-Maur   le    20    septembre   1639    Après  avoir 

achevé  ses  études,  il   vint  à  Saint-Germain-dcs-f  rés 


335 


MATHOUD  —  MATIÈRE  ET  FORME  DANS  LES   SACREMENTS 


33G 


pour  aider  dom  Luc  d'Achéry,  ensuite,  il  fut  prieur 
de  Saint-Pierre  le  Vif  et  de  Sainte-Colombe  de  Sens 
et  vicaire  général  de  Gondrin,  archevêque  de  Sens,  qui 
le  désigna  pour  faire  partie  de  la  commission  chargée 
d'établir  la  censure  de  l'Apologie  des  casuistss  du 
P.  Pirot.  Devenu  infirme,  le  P.  Mathoud  se  retira  à 
l'abbaye  de  Saint-Pierre  à  Chalon-sur-Saône,  où  il 
mourut  le  25  avril  1705. 

L'écrit  le  plus  important  du  P.  Mathoud  a  pour  titre: 
Robcrti  l'alli,  S.  H.  E.  cardinalis  et  caneellarii,  theolo- 
gorum,  ut  vocant,  scolasticomm  anliquissimi,  senten- 
tiarum  libri  VIII;  item  Pétri  Pictavien&is,  Academhr 
Parisiensis  olim  caneellarii  senlentiarum  libri  V,  mine 
primum  in  lucem  editi,  ac  nolis  et  observationibus  illus- 
trait, in-fol.,  Paris,  1655.  Cet  écrit  était  dédié  à  Gon- 
drin et  fui  édité  en  collaboration  avec  le  P.  Hilarion  Le 
Febvre  de  Beau  vais.  Le  P.  Mathoud  y  met  en  relief, 
à  la  fin  de  l'ouvrage,  la  doctrine  particulière  du  car- 
dinal Robert  Pullus  sur  le  suffrage  des  vivants  en 
faveur  des  damnés  et  sur  la  coulpe  du  péché  qui  est 
remise  par  la  contrition  elle-même  et  non  point  par 
l'absolution,  laquelle  remet  seulement  l'obligation  de 
subir  la  peine  éternelle  et  ne  fait  que  déclarer  la  rémis- 
sion des  péchés;  enfin,  d'après  le  cardinal,  l'attrition 
conçue  par  la  seule  crainte  de  la  peine  est  insuffisante 
pour  la  rémission  des  péchés.  Sur  ce  point,  le  P.  Ma- 
thoud attaque  très  vivement  les  théologiens  qui  sou- 
tiennent une  doctrine  opposée,  et  par  ailleurs,  il 
excuse  quelques  opinions  de  Pullus  devenues  singu- 
lières. Incidemment,  Mathoud  affirme  que  les  moines 
bénédictins  ont  toujours  fait  les  fonctions  de  la  cléri- 
cature,  et  au  dire  de  Tassin,  il  composa,  par  les  conseils 
de  Launoy  et  de  Sainte-Beuve,  un  ouvrage  considé- 
rable sur  ce  sujet,  Hiérarchie  bénédictine,  resté  manus- 
crit à  l'abbaye  de  Saint-Germain-des-Prés. 

Le  P.  Mathoud  attaqua  les  thèses  de  Launoy  sur 
l'évangélisation  de  la  Gaule;  il  prétend  que  la  foi  a 
été  prêchée  à  Sens,  dès  le  icr  siècle  par  saint  Savinien 
et  saint  Potentien,  qui  furent  envoyés  en  Gaule  par 
saint  Pierre.  L'ouvrage  a  pour  titre  :  De  vera  Senonum 
origine  christiana,  adversus  Joannis  de  Launoy,  theo- 
logi  quondam  Parisiensis,  eriticas  observaliones  Disser- 
tatio.  Adjccta  est  appendix  adversus  duas  proposiltones 
recentioris  in  eadem  Parisiensi  Facullate  thcologi,  in-4°, 
Paris,  1687;  ce  théologien  est  Ellies  du  Pin  qui,  dans 
le  premier  tome  de  sa  Bibliothèque  ecclésiastique,  avait 
soutenu  l'opinion  de  Launoy.  Journal  des  Savants  du 
12  juillet  1688,  p.  83-87.  Enfin  le  P.  Mathoud  a  dressé 
un  catalogue  des  archevêques  de  Sens,  Calalogus 
archiepiscoporum  Senonensium,  ad  fontes  historiée 
noviter  accuratus,  in-4°,  Paris,  1688,  Journal  des 
Savants,  du  12  juillet  1688,  p.  87-88.  Le  P.  Lelong  a 
critiqué  ce  travail  et  il  affirme  qu'il  est  rempli  d'erreurs. 

lloefer,  Nouvelle  biographie  générale,  t.  xxxiv,  col.  265; 
Moréri,  Le  grand  dictionnaire,  édit.  de  1759,  t.  vn,  p.  325; 
Feller,  Biographie  universelle,  édit.  Perennès,  1842,  t.  vin, 
p.  254-255;  Richard  et  Giraud,  Bibliothègue  sacrée,  t.  xvi, 
p.  293-294;  E.  du  Pin,  Bibliothèque  ecclésiastique  du 
XVII'  siècle,  t.  IV,  p.  440-450;  Barra],  Dictionnaire  histo- 
rique, littéraire  et  critique,  4  t.  en  6  vol.  in-8°,  Avignon, 
1758-1762,  t.  m,  p.  398;  Tassin,  Histoire  littéraire  de  la 
Congrégation  de  Saint-Maur,  in-4°,  Paris  et  Bruxelles, 
1770,  p.  192-195  et  dom  François,  Bibliothèque  générale  des 
écrivains  de  l'Ordre  de  saint  Benoît,  4  vol.  in-4°,  Bouillon, 
1777,  t.  ij,  p.  220-223  (môme  texte  que  Tassin);  Le  Cerf  de 
La  "Viéville,  Bibliothèque  historique  et  critique  des  auteurs 
de  la  Congrégation  de  Saint-Maur,  in-12,  La  Haye,  1726, 
p.  344-346;  Desessaxts,  Les  siècles  littéraires,  7  vol.  in-12, 
Paris,  1800-1803,  t.  iv,  p.  319-320;  Papillon,  Bibliothèque 
des  auteurs  de  Bourgogne,  2  vol.  in-fol.,  Paris,  1723,  t.  II, 
p.  39-40;  Hurter,  Nomenclator,  3e  édit.,  t.  iv,  col.  898. 

i  J.  Carreyre. 

MATIÈRE  ET  FORME  DANS  LES 
SACREMENTS.  —  En  théologie,  l'emploi  des 
termes  matière,   matériellement,   est    presque  toujours 


corrélatif  à  celui  des  termes  forme,  formellement.  On 
trouvera  à  ces  mots,  voir  t.  v,  col.  541 ,  quelles  diverses 
acceptions  peuvent  recevoir,  dans  la  langue  théolo- 
gique, les  expressions  qu'on  vient  de  citer.  Ici,  nous 
nous  attacherons  uniquement  à  la  doctrine  catholique 
relative  à  la  matière  et  à  la  forme  des  sacrements. 
Puisque,  d'autre  part,  les  particularités  relatives  à 
chacun  de  ces  sacrements  sont  interdites  en  cet  exposé 
général,  on  se  contentera  de  rappeler  :  I.  Le  caractère 
doctrinal  que  revêt  la  thèse  de  la  matière  et  de  la 
forme  des  sacrements  dans  l'enseignement  de  l'Église. 
IL  La  justification  historique  et  traditionnelle  de  ce 
caractère  (col.  341).  III.  Les  raisons  théologiques 
(col.  353).  IV.  Les  conséquences  pratiques  dans  l'admi- 
nistration   des   sacrements  (col.  354). 

1.  Caractère  doctrinal  de  l'enseignement  tou- 
chant LA  MATIÈRE  ET  LA  FORME  DES  SACREMENTS. 

1°  Documents  ecclésiastiques.  —  1.  Décret  pro  Armenis 
du  concile  de  Florence.  —  Après  avoir  exposé  sommai- 
rement le  nombre  et  la  nature  des  sacrements,  le 
décret  continue  : 

H*c     omnia     sacramenta  Tous    ces  sacrements   ont 

tribus     perficiuntur,     videli-  leur  achèvement  en  trois  élé- 

cet  rébus  tanquam  materia,  ments   à   savoir,   les   choses 

verbis    tanquam    forma,    et  comme  matière,  les  paroles 

persona  ministri  conferentis  comme  forme,  et  la  personne 

sacramentum,     cum     inten-  du  ministre  qui  les  confère, 

tione  faciendi  quod  facit  Ec-  avec  l'intention  de  faire  ce 

clesia    :    quorum    si    aliquid  que  fait  l'Église.  Si  l'un  de 

desit,   non    perficitur   sacra-  ces  éléments  fait  défaut,  le 

mentum.  Denzinger-Bann-  sacrement  n'est  pas  conléré. 
wart,  n.  695. 

On  remarquera  que  dans  ce  texte,  il  n'est  question 
directement  que  de  la  confection  et  de  l'administration 
des  sacrements.  C'est  à  ce  point  de  vue,  ad  per/cc- 
tionem  sacramenti,  et  non  sous  le  rapport  de  la  consti- 
tution intime  du  sacrement,  que  les  trois  éléments  indi- 
qués sont  ici  exigés.  Et  précisément  parce  que  l'inten- 
tion n'est  pas  un  élément  intrinsèque  au  signe  sacra- 
mentel, il  n'est  pas  dit  :  tribus  constituunlur,  ou  compo- 
nuntur,  ou  existunt,  mais  perficiuntur.  L'intention  du 
ministre  est  simplement  requise  pour  la  confection 
du  sacrement  ;  1er,  choses  et  les  paroles  sont  requises, 
—  l'expression  matière  et  forme  l'indique  suffisam- 
ment —  pour  la  constitution  intime,  comme  parties 
essentielles  du  sacrement.  Le  texte  de  saint  Thomas, 
dont  s'inspire  ici  le  concile,  ne  laisse  aucun  doute  sur 
l'exactitude  de  notre  interprétation.  Commune  etiam 
est  omnibus,  quod  sacramentum  consislit  in  verbis  et 
rébus  corporalibus...  Verba  quibus  sanctificantur  sacra- 
mentel, dicuntur  sacramentorum  formée;  res  autem  sancti- 
flcalse  dicuntur  sacramentorum  materiœ...  Requiritur 
etiam  in  quolibet  sacramenlo  persona  ministri  confe- 
rentis sacramentum  cum  intentione  conferendi  et  faciendi 
quod  facit  Ecclesia;  quorum  trium  si  aliquid  desit..., 
non  perficitur  sacramentum.  Opusc.  In  articulos  fuie i  et 
sacramenta  Ecclesiiv.  Opéra  omnia,  Parme,  t.  xvi, 
p.  119-120. 

2.  Texte  du  concile  de  Trente.  -  -  A  propos  de  la 
différence  qui  existe  entre  la  pénitence  et  le  baptême, 
le  concile  se  réfère  clairement  à  la  doctrine  de  la 
matière  et  de  la  forme  dans  les  sacrements  : 


Hoc  sacramentum  mul- 
tis  rationibus  a  baptismo 
differre  dignoscitur.  Nam... 
materia  et  forma,  quibus 
saciamenti  essentia  perfi- 
citur, longissime  dissidet. 
Sess.  xiv,  c.  il.  Dcnzinger- 
Bannwart  n.  895. 


De  multiples  raisons  mar- 
quent la  différence  de  ce 
sacrement  par  rapport  au 
baptême.  Car...,  et  par  la 
matière  et  par  la  lorme,  ces 
deux  éléments  dont  est 
constituée  l'essence  de  tout 
sacrement,  il  en  diffère  nota- 
blement. 


Ici  l'expression  :  essentia  perficitur,  nous  permet  de 
parler  de  constitution  intime,  puisqu'il  s'agit  de 
l'essence  même  du  sacrement.  Il  s'agit  bien  de  la  cons- 


337 


MATIÈRE    ET    FORME,    ENSEIGNEMENT    ECCLÉSIASTIQUE 


338 


t  il  ut  ion  intime  du  sacrement  :  le  catéchisme  du  concile 
de  Trente,  interprète  de  la  doctrine  officiellement  pro- 
mulguée, s'exprime  ainsi  à  l'occasion  de  la  définition 
du  sacrement  :  «  Il  faut  tout  d'abord  expliquer  que  la 
chose  sensible,  dont  on  a  parlé  plus  haut  dans  la  défi- 
nition du  sacrement,  n'est  pas  seulement  une,  bien 
qu'il  faille  croire  à  l'unité  du  signe  qu'elle  constitue. 
Car  tout  sacrement  est  composé  de  deux  parties  : 
l'une  remplit  le  rôle  de  matière  et  est  dite  l'élément; 
l'autre  joue  le  rôle  de  forme,  et  s'appelle  communé- 
ment la  parole.  C'est  ainsi  que  nous  l'avons  appris  des 
Pères  et.  sur  ce  point,  l'axiome  de  saint  Augustin  est 
connu  de  tous  :  Accedit  verbum  ad  elementam,  et  fit 
sacramentum.  Sous  le  nom  de  chose  sensible,  on  com- 
prend donc  la  matière  ou  l'élément...;  et,  en  outre,  il 
faut  considérer  les  paroles,  qui  ont  ici  la  raison  de 
forme.  »  Part.  II,  c.  i,  n.  15. 

3.  Interrogation  posée  à  Wicleff,  par  ordre  de  Mar- 
tin Y.  Bulle  Inter  cunctas,  Denzinger-Bannwart,  h.  672: 

N.    22    :    Utrum    credat,  Croit-il    qu'un    prêtre    en 

quod   malus   sacerdos,   cum  état  de  péché,  s'il  apporte  la 

débita  materia  et  forma  et  matière     et     la     forme     re- 

cuiii  intentionefaciendi  quod  quises,    avec    l'intention    de 

facit    Ecclesia,    vere    confi-  faire    ce    que    fait    l'Église, 

ciat,     vere     absoivat,     vere  confère  vraiment   les   sacre- 

baptizet,  vere  conférât  alia  ments,    absolve,  baptise,  et 

sacramenta?  administre  les  autres  sacre- 
ments? 

4.  Déclaration  de  Léon  XIII,  dans  la  lettre  aposto- 
lique sur  les  Ordinations  anglicanes,  Apostolicœ  curse, 
sept.  1896.  Cavallera,  Thésaurus,  n.  961. 

In  ritu  cujuslibet  sacra-  Dans  le  rite  qui  concerne 
menti  conficiendi  et  admi-  la  confection  et  l'administra- 
nistrandi  jure  discernunt  tion  de  tout  sacrement,  on 
inter  partem  cœremonialem  distingue  avec  raison  entre 
et  partem  essentialem,  qua;  la  partie  cérémoniale  et  la 
materia  et  forma  appellari  partie  essentielle,  qu'on  ap- 
consuevit.  Omnesque  no-  pelle  la  matière  et  la  forme. 
runt,  sacramenta  novae  le-  Chacun  sait  que  les  sacre- 
gis,  utpote  signa  sensibi-  ments  de  la  Nouvelle  Loi, 
bilia  atque  gratiae  invisibi-  signes  sensibles  et  efficaces 
lis  efficientia,  debere  gra-  d'une  grâce  invisible,  doi- 
tiam  et  significare  quam  vent  signifier  la  grâce  qu'ils 
efficiunt  et  efficere  quam  produisent  et  produire  la 
significant.  Quse  significa-  grâce  qu'ils  signifient.  Cette 
tio,  etsi  in  toto  ritu  essen-  signification  doit  se  trouver, 
tiali,  in  materia  scilicet  et  il  est  vrai,  dans  tout  le  rite 
forma,  haberi  débet,  prae-  essentiel,  c'est-à-dire  dans 
cipue  tamen  ad  formam  per-  la  matière  et  la  forme;  mais 
tinet;  quum  materia  sit  pars  elle  appartient  particulière- 
per  se  non  determinata,  ment  à  la  forme,  car  la  ma- 
qti:r  per  illam  determinetur.  tière  est  une  partie  indéter- 
minée par  elle-même,  et  c'est 
la  forme  qui  la  détermine. 
2"  Caractère  doctrinal  de  l'enseignement  touchant  la 
matière  et  la  forme  des  sacrements.  —  Aux  textes  géné- 
raux que  l'on  vient  de  citer,  on  pourrait  ajouter  tous 
les  textes  particuliers  concernant  l'existence  d'une 
matière  et  d'une  forme  dans  chaque  sacrement  déter- 
miné. Mais  les  textes  généraux  suffisent  à  justifier  le 
caractère  doctrinal  de  cet  enseignement.  Des  docu- 
ments rapportés,  il  ressort,  en  effet,  et  très  clairement, 
que  l'existence  d'une  matière  et  d'une  forme  dans  les 
sacrements  de  la  nouvelle  Loi  appartient  à  renseigne- 
ment officiel  de  l'Église.  Ce  n'est  pas  seulement 
l'énoncé  d'une  discipline,  c'est  l'exposé  d'une  doc- 
trine. Sans  doute  cette  doctrine  n'est  pas  proposée 
par  le  moyen  d'une  définition  solennelle,  mais  elle 
repose  sur  de  véritables  déclarations,  qui  relèvent  du 
magistère  ordinaire.  On  n'en  saurait  douter  en  ce 
qui  concerne  l'incise  du  concile  de  Trente,  sess.  xiv, 
c.  n,  l'interrogation  posée  à  Wicleff  au  nom  de  Mar- 
tin V,  et  la  déclaration  de  Léon  XIII.  Quant  au  décret 
Pro  Armcnis,  dont  beaucoup  contestent  aujourd'hui 
la  portée  doctrinale,  pour  n'y  trouver  qu'un  docu- 
ment disciplinaire,  il  nous  paraît  impossible  de  ne  pas 


admettre  qu'il  constitue  une  déclaration  officielle  de 
la  doctrine  catholique  sur  les  sacrements.  Voir  sur 
ce  point  De  Guibert,  Bulletin  de  littérature  ecclésias- 
tique, 1919,  p.  81  sq.;  150  sq.  ;  195  sq.,  et  Imposition 
des  mains,  t.  vu,  col.  1411-1416.  Nous  avons  d'autant 
moins  besoin  de  prouver  la  vérité  de  ce  sentiment,  que 
le  décret  Pro  Armenis  n'est  pas  le  seul  document  sut 
lequel  repose  notre  assertion.  Il  est  donc  tout  à  faie 
insuffisant  de  dire  que  le  décret  Pro  Armcnis  tout  en 
étant  souverainement  respectable,  ne  s'impose  pas  à  la 
foi;  que  le  concile  de  Trente  a  employé  la  termino- 
logie matière  et  forme,  sans  se  prononcer  sur  la  valeur 
de  la  théorie  philosophique  dont  elle  s'inspire.  Il  y  a, 
en  réalité,  une  véritable  doctrine  ecclésiastique  de  la 
matière  et  de  la  forme  dans  les  sacrements;  doctrine 
que,  dans  sa  teneur  générale,  on  ne  saurait  rejeter. 

Quant  à  déterminer  exactement  la  note  théologique 
qui  convient  à  cette  doctrine  catholique,  il  faut  pro- 
céder avec  de  prudentes  nuances.  Ces  nuances  ont  été 
marquées  par  les  théologiens  eux-mêmes  qui  ont 
enseigné  avec  le  plus  de  rigueur  cette  doctrine. 

1.  Que  tous  les  sacrements  de  la  Loi  Nouvelle  com- 
portent une  matière  et  une  forme,  c'est  une  doctrine 
au  moins  théologiquement  certaine,  c'est-à-dire  proche 
de  la  foi  et  que  l'on  ne  saurait  nier  sans  erreur.  Les 
théologiens  prouvent  la  vérité  de  cette  note  théolo- 
gique, en  montrant  que  la  formule  «  matière  et  forme  » 
est  équivalente  à  cette  autre  formule  :  choses  sensibles 
et  paroles,  dont  l'existence  est  affirmée  dans  les  sacre- 
ments, au  nom  de  l'Écriture  et  de  la  Tradition.  En 
l'absence  de  documents  infaillibles  définissant  cette 
vérité  comme  de  foi  divine  et  catholique,  il  reste  qu'on 
la  doive  proclamer  proche  de  la  foi,  c'est-à-dire  sus- 
ceptible de  définition.  Il  suffit,  pour  se  rendre  compte 
de  la  pensée  des  grands  théologiens,  commentateurs 
de  saint  Thomas  sur  ce  point,  de  considérer  le  processus 
de  leur  raisonnement  :  suivant  la  lettre  même  du  Doc- 
teur angélique,  IIIa,  q.  lx,  a.  1,  ils  partent  de  la  défi- 
nition du  sacrement,  signe  sensible,  pour  affirmer  que 
le  sacrement  doit  consister  en  une  chose  sensible  (a.  5), 
déterminée  (a.  6),  et  que,  par  conséquent,  pour  obtenir 
cette  détermination,  il  est  nécessaire  qu'une  signifi- 
cation précise  soit  apportée  aux  choses  par  les  paroles 
(a.  6),  paroles  déterminées  (a.  9)  auxquelles  il  ne  faut 
rien  soustraire  ou  ajouter  de  substantiel  (a.  10). 
C'est  comme  en  passant,  et  pour  présenter  la  vérité 
sous  des  expressions  plus  claires  et  plus  accessibles 
que  saint  Thomas  parle  de  la  matière  et  de  la  forme 
des  sacrements  :  Ex  verbis  et  rébus  fit  quodammodo 
unum  in  sacramentis,  sicut  forma  et  materia,  inquantum 
scilicet  per  verba  perficitur  significatio  rerum  (a.  6, 
ad  2um).  Ou  encore  :  In  sacramentis,  verba  se  habeni 
per  modum  formée,  res  aulem  sensibiles  per  modum 
materiœ  (a.  7).  Mais  il  n'institue  nulle  part  directement 
la  question  :  Utrum  sacramenta  constent  materia  et 
forma?  L'assimilation  faite  par  saint  Thomas  se 
retrouve  naturellement  chez  tous  ses  commentateurs, 
Cajétan,  Jean  de  Saint-Thomas,  Gonet,  les  Salmanti- 
censes,  Billuart,  Suarez,  Vasquez,  De  Lugo,  Bellar- 
min,  etc.  Si  la  plupart  de  ces  commentateurs  insistent 
plus  particulièrement  sur  le  problème  de  la  matière 
et  de  la  forme  des  sacrements,  c'est  qu'ils  y  sont 
poussés  par  des  nécessités  apologétiques  ou  qu'ils 
entendent  approfondir  certains  aspects  secondaires  des 
problèmes  que  recouvrent  les  expressions  matière  et 
forme.  Mais  le  sens  général  de  leur  exposé  demeure  le 
même.  Voir  Cajétan,  In  III*m  P.,q.  lx,  a.  6,  ad  2l"n; 
Jean  de  Saint-Thomas,  Cursus  théologiens,  De  sacra- 
mentis, disp.  XXII,  a.  6,  dub.  n;  Gonet,  Clypeus 
theologiœ  thomislicœ,  De  sacramentis  in  communi, 
disp.  I,  a.  7,  n.  85  sq.;  Salmanticenses,  De  sacramentis 
in  communi,  diss.  I,  a.  3  et  4;  Suarez,  In  ///■""  P., 
disp.  II,  sect.  i-m;  Vasquez,  id.,  disp.   CXXIX,  c.  3, 


339 


MATIÈRE    ET    FORME,    ENSEIGNEMENT    ECCLÉSIASTIQUE 


340 


De  Lugo,  De  saeramentis,  disp.  II,  sect.  vin,  n.  53; 
Bellarmin,  Controversiœ,  De  sacramentis,  1.  I, 
c.  xviii,  etc.  Il  appartient  à  la  théologie  positive  de 
démontrer  l'identité  des  choses  et  de  la  matière, des 
paroles  et  de  la  forme,  dans  les  sacrements  de  la  Nou- 
velle Loi  :  cette  démonstration,  puisée  aux  sources 
mêmes  de  l'Écriture  et  de  la  Tradition,  est  l'ohjet  de 
la  seconde  partie  de  cet  article. 

.  On  conçoit  qu'au  problème  présenté  sous  cet  aspect 
général  une  seule  solution  s'impose,  laquelle  est 
acceptée  de  tous  les  auteurs  catholiques.  On  ne  cite 
guère  que  Durand  de  Saint-Pourçain  qui  ait  nié, 
In  I  Vum  Sent.,  dist.  I,  q.  ni,  n.  6,  l'sxistence  des  choses 
et  des  paroles,  ou,  en  d'autres  termes,  de  la  matière 
et  de  la  forme  dans  les  sacrements.  Et  encore  cet 
auteur  ne  la'niait  qu'en  ce  qui  concerne  les  sacrements 
de  pénitence  et  de  mariage.  Les  commentateurs  de 
saint  Thomas  l'excusent,  parce  qu'il  écrivait  avant  le 
concile  de  Florence,  mais  ils  censurent  sa  doctrine 
avec  sévérité. 

2.  La  plupart  des  théologiens  déduisent  de  la  vérité 
qu'on  vient  de  rappeler  que  les  sacrements  delà  Loi 
nouvelle  se  composent  de  choses  (matière)  et  de  paroles 
(forme)  comme  d'éléments  intrinsèques  et  constitutifs 
de  leur  essence.  Et  ici,  nous  ne  sommes  plus  en  face 
d'une  vérité  théologiquement  certaine,  mais  d'une 
de  ces  opinions  que  les  théologiens  qualifient  de  plus 
probables  (probabiliores).  «  Les  mots,  matière  et 
forme,  signifient  par  eux-mêmes  les  parties  constitu- 
tives :  donc,  si  nous  parlons  de  la  matière  et  de  la 
forme  d'une  chose,  on  comprend  immédiatement  qu'il 
s'agit  des  parties  constitutives  de  cette  chose.  Et  bien 
que  les  scotistes  disent  qu'il  ne  faut  pas  trop  presser  la 
signification  de  cette  façon  de  parler  toute  analogique, 
on  voit  facilement  (ce  que  concède  l'un  des  meilleurs 
scotistes,  Vega)  que  la  doctrine  commune  appariât 
plus  conforme  aux  définitions  des  conciles  de  Florence  ■'.t 
de  Trente,  (Defensio  Conc.  trid.,  1.  XIII,  c.  xv).  » 
Ch.  Pesch,  Preelectiones  dogmatiese,  t .  vi,  n.  34.  L'opi- 
nion commune  a  pour  elle  l'autorité,  du  catéchisme 
romain,  voir  col.  337  et  de  saint  Thomas,  qui  écrit  : 
Verba  et  res  sunt  de  essentiu  sacramenti,  In  I  Vmn  Sent., 
dist.  I,  q.  i,  a.  3,  ad  2um;  et  encore  :  Quodlibet  sacra- 
mentum  distinguilur  in  materiam  et  formam,  sicul  in 
parles  essentiw.  Sum.  Iheol.,  IIP,  q.  xc,  a.  2. 

Contre  cette  opinion  commune,  plus  probable,  la 
théologie  relève  deux  manières  de  voir  divergentes. 
C'est,  tout  d'abord,  l'opinion  de  Scot  et  de  nombreux 
scotistes,  In  7V»m  Sent.,  dist.  III,  q.  i;  dist.  VIII,  q.iet 
n;  dist.  XIV,  q.  iv.  La  matière  et  la  forme  ne  sont  pas 
toujours  parties  constitutives  des  sacrements,  bien 
qu'elles  soient  toujours  requises  :  parfois,  en  effet,  la 
signification  sacramentelle  réside  dans  tout  le  composé 
de  matière  et  de  forme;  c'est  le  cas  du  baptême,  de  la 
confirmation,  de  l'extrême-onction  :  donc,  en  ces 
sacrements,  la  matière  et  la  forme  constituent  essen- 
tiellement le  sacrement.  Ailleurs  la  signification  est 
dans  la  seule  forme,  par  exemple,  dans  la  pénitence, 
où  les  actes  du  pénitent  sont  simplement  prérequis. 
Au  contraire,  dans  l'eucharistie,  la  matière  seule 
constitue  tout  le  sacrement.  Cette  doctrine  a  été 
reprise,  même  après  le  concile  de  Florence,  non  seu- 
lement par  des  scotistes,  mais  encore  par  quelques 
thomistes,  Cabrera,  Lcdesma,  s'appuyant  sur  l'expres- 
sion dont  s'est  servie  le  concile  lui-même  :  perficiuntur, 
et  non  constiliuintur.  Cf.  Suarez,  op.  cit.,  sect.  n,  n.  2; 
Salmanticens.es,  loc.  cit.,  n.  35.  C'est  ensuite  l'opinion, 
assez  répandue,  de  ceux  qui  exceptent  de  la  formule 
générale  l'eucharistie.  Dans  ce  sacrement,  en  effet, 
jeule  la  matière,  qui  demeure,  représente  le  consti- 
tutif intrinsèque  du  sacrement;  la  forme,  c'est-à-dire 
les  paroles  de  la  consécration,  passe  et  ne  saurait 
constituer  intrinsèquement  le  sacrement.  Cette  opi- 


nion restrictive  est  formulée  par  Vasquez,  Bellarmin, 
Suarez,  Coninck  et  d'autres.  Suarez  toutefois,  op.  cit., 
disp.  XLII,  sect.  n,  expose  avec  beaucoup  de  nuances 
son  opinion,  n.  7,  et  son  explication  est  de  nature  à 
concilier  les  sentiments  en  apparence  opposés  : 
«  Quoique  les  paroles  passent  physiquement,  cepen- 
dant elles  informent  toujours  en  quelque  manière  les 
espèces  sacramentelles  :  celles-ci,  en  effet,  ne  signi- 
fient le  corps  du  Christ  qu'autant  qu'elles  sont  consa- 
crées, c'est-à-dire  en  tant  qu'elles  sont  informées  par 
les  paroles  qui  précédèrent.  » 

Il  convient  de  mentionner,  en  marge  de  l'opinion 
commune,  et  facilement  réductible  à  elle,  le  senti- 
ment de  D.  Soto  plaçant  la  forme  dans  la  signification 
sacramentelle,  qui  se  superpose  au  sacrement  déjà 
constitué  dans  ses  éléments  physiques.  En  réalité 
Soto  ne  nie  pas  l'existence  de  la  matière  et  de  la  forme 
comme  constitutifs  intrinsèques  du  sacrement,  mais 
il  envisage,  dans  le  sujet  constitué,  l'aspect  qui  lui 
donne  d'être  à  proprement  parler  sacramentel,  c'est-à- 
dire  la  signification  sacramentelle  elle-même,  dis- 
tincte en  effet  du  sujet.  In  /yum  Sent.,  dist.  III, 
q.  un.,  a.  1,  ad  3um. 

3.  Les  théologiens  ne  s'arrêtent  pas  là.  Ayant  assi- 
milé les  paroles  à  la  forme,  les  choses  à  la  matière,  et 
conçu  le  sacrement  comme  résultant  de  l'union  de 
cette  matière  et  de  cette  forme,  ils  posent  une  nouvelle 
question  touchant  la  réalité  et  la  nature  de  l'union 
dans  le  sacrement,  de  la  forme  et  de  la  matière.  Il 
s'agit  ici  d'un  développement  tout  naturel  de  la  doc- 
trine catholique,  et  la  solution  du  problème  qui  est  à 
la  source  de  ce  développement  est  utile  pour  préciser 
la  position  de  la  doctrine  catholique. 

a)  Il  s'agit  tout  d'abord  d'une  union  réelle  entre  les 
deux  éléments.  Quelques  auteurs,  justement  soucieux 
d'éviter  les  exagérations,  ne  considèrent  dans  les 
sacrements  la  composition  de  matière  et  de  forme  que 
comme  une  façon  de  parler,  pour  exprimer  la  détermi- 
nation plus  parfaite  apportée  par  la  forme  à  une 
matière  encore  insuffisamment  déterminée.  L'union, 
en  réalité,  est  inexistante  :  l'analogie  avec  les  composés 
matériels  n'a  de  consistance  que  sous  le  rapport  du 
moins  ou  du  plus  déterminé  dans  la  signification  sacra- 
mentelle. Remota  significatione,  dit  expressément 
Bellarmin,  loc.  cit.,  nulla  est  compositio  ex  re  et  verbo. 
De  cette  façon  de  parler  se  rapprochent  Suarez,  loc.  cit., 
disp.  II,  sect.  i;  De  Lugo,  De  sacramentis,  disp.  II, 
sect.  n,  n.  50.  Mais  les  thomistes  enseignent  générale- 
ment que  le  sujet  lui-même,  auquel  est  attaché  la 
signification  sacramentelle,  comporte,  comme  condi- 
tion préalable  de  cette  signification,  une  composition 
réelle  entre  l'élément  formel  et  l'élément  matériel. 
Ainsi  le  sacrement  est  obtenu  par  les  deux  composi- 
tions suivantes;  la  matière  et  la  forme  donnent  le 
sujet;  la  signification,  ajoutée  au  sujet,  donne  le 
sacrement  proprement  dit.  Ainsi  celui-ci  nous  appa- 
raît-il comme  un  être  composé  de  deux  autres  êtres  : 
d'un  être  réel,  qui  est  le  sujet  physique,  et  d'un  être 
de  raison,  qui  est  le  signe  ;  et  c'est  à  cause  de  cette 
composition  du  réel  et  de  rationnel  que  les  théologiens 
l'appellent  un  être'artificiel.  Il  y  aurait  sans  doute 
quelque  exagération  à  concevoir  l'union  de  la  matière 
et  de  la  forme  comme  une  union  physique,  dans  le  sens  . 
où  l'union  physique  comporterait  ou  l'information 
proprement  dite  de  la  matière  par  la  forme,  ou  l'inhé- 
rence et  la  continuation  réelle  des  parties.  C'est  peut- 
être  là  le  sentiment  de  Jean  de  Saint-Thomas,  De 
sacramentis,  disp.  XXII,  a.  6,  dub.  n  et  de  Nuno, 
id.,  In  III*m,  a.  6,  q.  lx,  diffic.  2.  Mais  la  plupart  des 
théologiens,  même  thomistes,  affirment-,  dans  le  sujet 
des  sacrements,  une  composition  morale,  quoique  réelle 
des  éléments  formels  et  des  éléments  matériels.  Et, 
parce  qu'elle  est  réelle,  on  peut  encore,  en  un  sens 


341 


MATIÈRE    ET    FORME,    HISTOIRE    DE    LA    DOCTRINE 


342 


large,  appeler  cette  union  une  union  physique,  ainsi 
que  le  notent  expressément  les  Salmanticenses, 
disp.  II,  dub.  ii,  d.26.  L'union,  en  effet,  de  la  matière 
et  de  la  forme  se  fait  selon  leur  signification,  moins 
déterminée  et  par  conséquent  déterminablc,  dans  la 
matière,  plus  expressive  et  par  conséquent  détermi- 
nante dans  la  forme.  Ainsi  s'explique  la  doctrine  de 
saint  Thomas  :  Quamvis  verba,  et  alite  res  sensibiles 
tint  in  diverso  génère  quantum  perlinet  ad  naturam  rei, 
conveniunt  tamen  in  ratione  significandi,  qui?  perfectius 
est  in  verbis.  quam  in  aliis  rébus.  Et  ideo  ex  verbis  et 
rébus  fit  quodammodo  unurn  in  sucramentis.  Sum. 
theol.,   III»,   q.  lx,    a.  6,  ad  2UU1. 

b)  Puisque  l'union  de  la  matière  et  de  la  forme  pro- 
vient de  leur  concordance  réciproque  dans  la  signifi- 
cation, il  faut,  d'une  part,  reconnaître  que  la  matière 
possède  déjà,  par  rapport  à  l'effet  sacramentel,  une 
signification  native,  encore  que  cette  signification 
demeure  imparfaite  et  appelle  une  détermination  plus 
expressive;  d'autre  part,  affirmer  l'unité  de  significa- 
tion dans  le  sujet  constitué  par  l'union  de  la  forme  et 
de  la  matière. 

On  devra  donc,  en  premier  lieu,  rejeter  la  façon 
dont  s'expriment  certains  auteurs,  affirmant  que,  dans 
les  sacrements,  la  forme  «  a  pour  but  de  donner  une 
signification  à  la  matière  ».  Cette  signification,  dit 
expressément  Léon  XIII,  voir  ci-dessus,  col.  337,  doit 
se  trouver  dans  tout  le  rite  essentiel,  c'est-à-dire  dans  la 
matière  et  la  (orme;  mais  elle  appartient  particulière- 
ment à  la  forme.  La  matière  doit  posséder  par  elle- 
même  une  signification  encore  insuffisamment  déter- 
minée, mais  réelle.  Ainsi,  c'est  parce  que  le  baptême 
doit  laver  l'àme  de  ses  péchés,  que  l'eau  est  choisie 
comme  matière  de  ce  sacrement  ;  c'est  parce  que 
l'eucharistie  est  la  nourriture  spirituelle  de  l'àme,  que 
le  pain  et  le  vin  qui  nourrissent  le  corps  en  sont  la 
matière:  l'huile  adoucit  les  maux  physiques  et  récon- 
forte ceux  qui  souffrent  ;  aussi  administre-t-on  les 
malades  avec  de  l'huile.  Cf.  Melchior  Cano,  Relectio 
de  sacramentis,  part.  I,  n.  15.  Mais  si  la  matière  pos- 
sède une  signification  naturelle  et  fondamentale,  les 
paroles  qui  s'y  ajoutent  déterminent  et  spécifient 
cette  signification  dans  l'ordre  formel  et  sacramentel. 
Encore  obscure  et,  par  rapport  à  l'effet  du  sacrement 
comme  tel,  indéterminée,  la  signification  fondamen- 
tale reçoit  de  la  forme  la  précision  qui  lui  manque. 

N'imaginons  pas  toutefois,  avec  Bellarmin  et  Sua- 
rez,  deux  significations  dans  le  sacrement  constitué, 
l'une  de  la  matière,  l'autre  de  la  forme,  les  deux 
s'unissant  pour  former  une  signification  totale,  mais 
composée,  la  signification  sacramentelle.  La  signifi- 
cation sacramentelle,  si  l'on  veut  maintenir  l'union 
réelle  des  éléments  du  sacrement,  doit  être  simple  et 
unique.  En  réalité,  il  y  a  superposition  d'une  signifi- 
cation formelle  et  d'institution  divine  à  la  signification 
fondamentale  et  naturelle,  de  telle  façon  qu'il  résulte 
une  signification  sacramentelle,  simple  et  indivisible. 
Pour  la  discussion,  voir  Salmanticenses,  loc.  cit., 
n.  30-34. 

IL  Justification  historique  et  traditionnelle 

DE   LA    DOCTRINE   CATHOLIQUE  TOUCHANT   LA   MATIÈRE 

et  la  forme  des  sacrements.  —  Il  s'agit  de  démon- 
trer  que  les  expressions  matière  et  forme  ne  sont  que  la 
traduction  récente  et  quelque  peu  analogique  des 
termes  choses  et  paroles,  reçus  dès  les  premiers  siècles 
dans  la  théologie  sacramentaire,  et  que  le  sens  recou- 
vert par  ces  expressions  se  retrouve  en  substance,  au 
moins  pour  certains  sacrements,  dans  les  documents  de 
l'âge  apostolique.  Si  les  mots  matière  et  forme  datent 
du  xnic  siècle,  la  vérité  exprimée  par  eux  est  bien  plus 
ancienne  et  l'hylémorphisme  sacramentaire  n'est 
qu'une  formule  nouvelle  désignant  une  doctrine  tradi- 
tionnellement admise. 


1»  Période  du  début.  —  1.  Dès  l'âge  apostolique,  les 
documents  inspirés  nous  font  voir  que  l'administra- 
tion des  sacrements  comporte  un  geste  accompagné 
de  prières;  prière  et  imposition  des  mains  aux  diacres, 
Act.,  xi,  6;  prière  et  imposition  des  mains  dans  la 
confirmation,  Act.,  vin,  15-17;  prière  et  imposition 
des  mains  dans  la"  communication  de  l'apostolat  à 
Paul  et  à  Barnabe,  Act.,  xm.  3.  L'imposition  des  mains 
seule  est  rappelée  à  propos  de  Timothée.  I  Tim.,  iv, 
14;  II  Tim.,  i,  0.  L'onction  de  l'huile  aux  malades  est 
accompagnée  de  prières.  Jac,  v,  14.  L'invocation  tri- 
nitaire  ne  se  sépare  pas  de  l'ablution  dans  le  baptême, 
-Matth.,  xxvni,  19  (cf.  Didachè,  vu,  1),  que  saint  Paul 
appelle  lavacrum  aquœ  in  verbo  vitœ,  Eph.,  v,  26.  Pour 
l'eucharistie,  les  documents  nous  rapportent  les 
paroles  mêmes  par  lesquelles  Jésus  consacra  le  pain 
et  le  vin,  et  le  précepte  imposé  par  lui  aux  apôtres  de 
conserver  ce  rite.  Matth.,  xxvi,  26;  Marc,  xiv,  22; 
Luc,  xxn,  17,  19;  I  Cor.,  xi,  24.  Voir  Baptême,  t.  n, 
col.  170,  172;  Confirmation,  t.  m,  col.  975  sq.  et,  en 
ce  qui  concerne  le  rôle  de  la  prière  accompagnant 
l'imposition  des  mains,  col.  998-999;  Extrême- 
Onction,  t.  v,  col.  1897-1900;  Imposition  des  mains, 
t.  vu,  col.  1305-1306;  Eucharistie,  t.  v,  col.  1025; 
1054;  1091.  On  se  référera  également  aux  articles  cor- 
respondants du  Dictionnaire  de  Liturgie  et  d'Archéo- 
logie chrétienne,  du  Dictionnaire  de  la  Bible  de  Vi- 
goureux, et  au  livre  de  M.  Coppens,  L'imposition  des 
mains  et  les  rites  connexes,  dans  le  Nouveau  Testament 
et  dans  l'Église  ancienne,  Paris,  1925. 

2.  Les  auteurs  des  premiers  siècles,  sans  décomposer 
encore  théoriquement  les  sacrements  en  leurs  éléments 
constitutifs,  y  distinguent  toutefois  assez  nettement 
l'élément  matériel,  et  la  prière  ou  la  formule  qui 
l'accompagne.  Comme  il  ne  s'agit  pas  ici  d'un  ensei- 
gnement concernant  les  sacrements  en  général,  mais 
chaque  sacrement  en  particulier,  nous  devons  nous 
contenter  de  renvoyer  aux  articles  spéciaux,  déjà 
cités  :  Baptême,  col.  180-185;  Confirmation,  col. 
1035-1046;  Épiclèse  eucharistique,  t.  v,  col.  232  sq. 
et  Eucharistie  d'après  les  pères,  id.,  col.  1121  sq.  ; 
Imposition  des  mains,  t.  vu,  col.  1314  sq.  et  surtout, 
1319,  sq.,  1331  sq.,  1343  sq.,  1408  sq.  Il  ne  sera  pas 
difficile  de  trouver,  dans  les  rites  primitifs  de  la  péni- 
tence, l'équivalent  de  ce  que  le  concile  de  Trente 
appelle  la  forme  et  la  quasi-matière  du  sacrement,  voir 
Absolution,  1. 1,  col.  152,  157.  On  ne  doit  pas  s'éton- 
ner, d'ailleurs,  que  certaines  des  formules  anciennes 
aient  subi,  au  cours  des  siècles,  des  modifications,  ou 
même  que  des  additions  aient  été  faites  aux  formules 
primitives.  L'institution  immédiate  des  sacrements, 
impliquant  l'institution  immédiate  de  la  forme  et  de 
la  matière  par  le  Christ,  laisse  à  l'Église  un  pouvoir 
suffisant  pour  introduire  ces  modifications  ou  ces  addi- 
tions, lorsque  le  Christ  n'a  institué  forme  et  matière 
que  sous  la  raison  générale  de  signes  symboliques,  sans 
en  déterminer  expressément  les  éléments  individuels. 
Nous  préférons  laisser  ici  de  côté  cette  question  diffi- 
cile et  complexe,  dont  la  discussion  sera  mieux  à  sa 
place  à  l'art.  Sacrement.  Mais  il  suffira  d'avoir 
signalé  brièvement  le  pouvoir  ministériel  de  l'Église 
sur  ce  point,  pour  faire  comprendre  que,  nonobstant 
les  changements  et  les  additions,  la  vérité  tradition- 
nelle subsiste  d'une  composition  des  rites  sacramen- 
tels, constitués  d'une  part,  par  les  choses,  qui  en  sont 
l'élément  matériel,  d'autre  part,  par  les  paroles  qui  en 
sont  l'élément  formel. 

3.  Il  faut  cependant  que  nous  nous  arrêtions  ici  à 
une  considération  particulière,  propre  aux  écrivains 
des  ive  et  V  siècles,  chez  qui  l'on  pense  trouver  les 
premières  ébauches  d'une  théorie  du  rite  sacramentel. 
On  trouve  ces  ébauches,  mais,  assùre-t-on,  bien  impar- 
faites :  «  Ces  imperfections  proviennent  toujours  de  ce 


343 


MATIÈRE    ET    FORME,    HISTOIRE    DE    LA    DOCTRINE 


344 


que  les  Pères  sont  tentés  d'appliquer  une  théorie 
identique  au  baptême  et  à  l'eucharistie,  malgré  la 
nature  si  différente  des  deux  sacrements.  Ce  sont  les 
paroles  de  la  consécration  qui  font  du  pain  et  du  vin 
le  sacrement  du  corps  et  du  sang  de  Jésus-Christ.  Les 
éléments  nécessaires  à  la  confection  de  l'eucharistie 
sont  donc  le  pain,  le  vin  et  la  formule  de  consécration. 
Celle  doctrine  du  sacrement  de  l'eucharistie  est  assu- 
rément très  juste;  elle  ne  l'est  plus  autant,  lorsqu'elle 
est  appliquée  au  baptême.  Au  lieu  de  dire,  comme 
aujourd'hui,  que  le  sacramenlum  du  baptême  consiste 
dans  l'ablution  accompagnée  de  la  formule  trinitaire, 
les  auteurs,  raisonnant  par  analogie  à  l'eucharistie, 
enseignent  qu'il  est  constitué  par  l'eau  cl  par  la  prière 
de  «sanctification  »  de  l'eau  (c'est-à-dire  par  la  béné- 
diction de  l'eau  baptismale)...  La  sanctification'  de 
l'eau  est  ainsi  considérée  comme  un  élément  du  bap- 
tême, à  peu  près,  proportion  gardée,  comme  la  prière 
consécratoire  du  pain  et  du  vin  l'est  de  l'eucharistie.  » 
Pourrat,  La  théologie  sacramentaire,  Paris,  1907,  p.  51. 
Voir,  chez  les  Latins,  Tertullien,  De  baptismo,  n.  4, 
P.  L.,  t.  i,  col.  1204;  S.  Cyprien,  Epist.,  lxx,  n.  1,  2, 
P.  L.,  t.  m,  col.  1037,  1040;  S.  Ambroise,  De  mysteriis, 
n.  14,  20  et  l'auteur  du  De  Sacramentis,  1.  I,  n  18, 
P.  L.,  t.  xvi,  col.  393,  394,  422.  Des  assertions  de  ces 
auteurs,  on  peut  rapprocher  les  formules  latines  du 
Sacramentaire  gélasien,  P.  L.,  t.  lxxiv,  col.  1110- 
1111.  Parmi  les  Grecs,  S.  Grégoire  de  Nysse,  Oral,  in 
bapt.  Christi,  P.  G.,  t.  xlvi,  col.  589;  S.  Basile  le  Grand, 
De  Spiritn  sancto,  n.  66,  P.  G.,  t.  xxxn,  col.  188; 
S.  Cyrille  de  Jérusalem,  Cat.,  xxi  (Mystag.  m),  n.  3, 
P.  G.,  t.  xxxin,  col.  1089;  dont  il  faut  rapprocher 
les  formules  liturgiques  de  YEuchologe  de  Sérapion 
<iv  siècle),  n.  19,  25,  29,  dans  Funk,  Didascalia  et 
Constitutiones  Apostolorum,  Paderborn  1905,  t.  n, 
p.  158  sq.  ou  des  Constitutions  apostoliques,  1.  VII, 
c.  xliii,  n.  5,  ibid.,  t.  i,  p.  450.  On  trouvera  l'exposé 
général  de  cette  assimilation  dans  Tixeront,  Histoire 
des  dogmes,  t.  n,  pour  les  Pères  grecs,  p.  162-163  et 
pour  les  latins,  p.  307-308. 

Nous  pensons  que  cette  remarque  fort  juste 
n'infirme  pas  la  valeur  de  l'argument  traditionnel. 
D'une  part,  en  effet,  le  mot  sacramentum  n'avait  point 
encore,  dans  les  premiers  siècles,  la  signification  très 
déterminée  qu'il  acquiert  au  Moyen  Age;  d'autre  part, 
les  affirmations  patristiques  relatives  à  la  sanctifi- 
cation de  l'eau  ou  de  l'huile  par  les  paroles  du  sacra- 
menlum ne  sauraient  être  interprétées  comme  si 
les  paroles  sanctificatrices  appartenaient  à  ce  que 
nous  appelons  aujourd'hui  la  forme  du  sacrement. 
Les  Pères  reconnaissent  explicitement  que  «  la  vertu 
régénératrice  et  sanctificatrice  (du  baptême)  s'exerce 
sur  le  baptisé,  lorsque  celui-ci  est  plongé  (dans  l'eau) 
au  moment  où  le  ministre  prononce  la  formule  trini- 
taire ».  Pourrat,  loc.  cit.  Voilà  le  point  précis,  où,  en 
dépit  des  questions  de  mots,  il  faut  savoir  saisir  la 
vérité  qui  s'affirme.  Et  cette  vérité  traditionnelle 
s'affirme  chez  les  Pères  avec  d'autant  plus  de  force, 
que  les  Pères  sont  unanimes  à  ne  point  considérer 
la  bénédiction  de  l'eau  comme  indispensable,  le  bap- 
tême des  cliniques,  conféré  en  cas  de  nécessité,  étant 
administré  avec  de  l'eau  ordinaire  non  bénite.  Voir 
Baptême,  t.  n,  col.  18.  Et  si  les  Pères  considèrent  la 
bénédiction  de  l'huile  comme  nécessaire  à  la  validité 
des  sacrements  de  confirmation  et  d'extrême-onction, 
il  ne  s'ensuit  pas  que  cette  bénédiction  appartienne  à 
la  forme  du  sacrement.  Ils  expriment  une  vérité 
aujourd'hui  encore  reçue  dans  l'enseignement  catho- 
lique, et  concernant  la  matière  elle-même  de  ces  sacre- 
ments. 

4.  L'argument  de  la  tradition  aux  premiers  siècles 
prend  une  force  nouvelle  si  l'on  se  reporte  aux  textes 
liturgiques  des  ive  et  Ve  siècles,  qui  contiennent  déjà 


les  formules  que  le  ministre  devait  prononcer  en 
|  administrant  les  divers  sacrements.  Bien  que  ces  for- 
mules ne  soient  pas  identiques  partout,  elles  marquent 
cependant  la  vérité  traditionnelle  qui  est  à  la  base  de 
l'hylémorphisme  sacramentaire  :  l'élément  matériel 
«  choses  »,  déterminé,  précisé  par  l'élément  formel, 
«  paroles  ».  On  consultera,  sur  ce  point,  les  articles  con- 
cernant respectivement  chaque  sacrement,  soit  ici,  soit 
plus  particulièrement  dans  le  Dictionnaire  d'Archéo- 
logie chrétienne  et  de  Liturgie.  Il  suffit  de  retenir,  dan 
cet  aperçu  général  sur  la  matière  et  la  forme  des  sacre- 
ments, que  «  les  textes  liturgiques  les  plus  anciens  que 
nous  possédions  mentionnent  les  formules  qui  accom- 
pagnent toujours  le  geste  sacramentel,  onction,  impo- 
sition des  mains,  etc.  »  Pourrat,  op.  cit.,  p.  50,  note. 
L'absence  de  documents  liturgiques  plus  anciens  ne- 
doit  en  rien  nous  étonner.  Les  paroles  si  expressives 
de  saint  Basile,  dans  le  De  Spirilu  sancto,  loc.  cit., 
nous  rassurent  complètement  sur  l'origine  ancienne  des 
rites  sacramentaires  :  «  Des  dogmes  et  des  enseigne- 
ments conservés  dan:;  l'Église,  les  uns  nous  sont  par- 
venus par  le  moyen  d'une  doctrine  écrite  ;  les  autres 
nous  ont  été  transmis  dans  le  secret  par  une  traditon 
remontant  aux  apôtres;  les  uns  et  les  autres  ont  la 
même  valeur  pour  notre  piété.  Et  personne  ne  voudra 
s'insurger  contre  eux,  personne,  dis-je,  qui  possède 
quelque  connaissance  et  quelque  expérience  des  insti- 
tutions ecclésiastiques.  Si  nous  rejetions  des  pratiques, 
qui  nous  ont  été  transmises  oralement,  sous  prétexte 
qu'elles  ne  sont  point  de  grande  importance,  nous  com- 
mettrions l'imprudence  de  blesser  l'évangile  en  ce  qu'il 
a  d'essentiel,  et  nous  réduirions  notre  prédication  à 
n'être  plus  qu'un  verbiage  inutile...  Ces  paroles  de 
l'invocation  sur  le  pain  eucharistique  et  le  calice  de 
bénédiction,  quel  saint  nous  les  a  laissées  par  écrit? 
Et  ici  nous  ne  nous  sommes  pas  contentés  de  ce  que 
rappelle  l'Apôtre  ou  l'Évangile  (les  simples  paroles 
de  la  consécration),  nous  récitons,  avant  et  après,  bien 
d'autres  formules,  qui  sont  d'une  grande  importance 
pour  le  mystère,  et  que  nous  avons  apprises  par  une 
tradition  non  écrite.  Nous  bénissons  aussi  l'eau  du 
baptême  et  l'huile  de  l'onction;  bien  plus  nous  bénis- 
sons-aussi  celui  qui  reçoit  le  baptême.  Quel  écrit  nous 
l'a  appris?  N'est-ce  pas  d'une  tradition  tacite  et  secrète 
que  nous  tenons  ces  rites?  Et  qui  donc  nous  a,  par  un 
enseignement  écrit,  instruits  de  l'onction  de  l'huile? 
Qui  nous  a  appris  la  triple  immersion  du  'catéchu- 
mène? Et  toutes  les  autres  cérémonies  du  baptême, 
le  renoncement  à  Satan  et  à  ses  anges,  quelle  écriture 
nous  les  a  enseignées?  N'est-ce  pas  plutôt  une  doctrine 
cachée  et  secrète,  que  nous  avons  reçue  de  nos  pères, 
qu'eux-mêmes  ont  conservée  dans  un  silence  exempt 
d'inquiétude  et  de  curiosité,  parce  que  précisément  ils 
avaient  appris  à  couvrir  nos  mystères  sacrés  du  respect 
du  silence  ?  De  la  même  façon  qu'ils  avaient  prescrit, 
dès  le  commencements  de  l'Église,  l'emploi  de  certains 
rites,  les  apôtres,  nos  pères,  ont  prescrit  de  conserver 
à  ces  saints  mystères  leur  dignité  dans  le  secret  et  le 
silence.  »  On  est  donc  fondé  à  faire  remonter  jusqu'aux 
apôtres  et  au  Christ,  du  moins  dans  leurs  lignes  très 
générales,  les  rites  sacramentels,  comportant  des  choses 
déterminées  par  des  paroles. 

2°  Saint  Augustin.  —  Bien  que  la  doctrine  de  saint 
Augustin  n'apporte  pas  à  la  théologie  sacramentaire 
sa  dernière  perfection,  et  que  le  mot  de  sacrement  lui- 
même  soit  fort  loin  d'avoir  sous  la  plume  du  grand  doc- 
teur la  signification  précise  et  uniforme  qu'il  possède 
aujourd'hui,  un  progrès  remarquable  s'y  affirme  dans 
l'analyse  des  éléments  constitutifs  de  ce  que  nous 
appelons  les  sacrements.  C'est  à  saint  Augustin  que  les 
scolastiques  rapportent  la  première  formule  didac- 
tique de  la  constitution  des  sacrements  :  Accedit  verbum 
ad  clementum,  et  fil  sacramentum.   Pour  bien   com- 


345 


MATIÈRE    ET    FORME,    HISTOIRE    DE    LA    DOCTRINE 


346 


prendre  le  sens  de  cette  formule,  il  faut  reprendre  par 
le  début  l'analyse  du  concept  que  le  grand  docteur  se 
forme  du  sacrement  de  la  Nouvelle  Loi.  Avant  tout, 
pour  Augustin,  le  sacrement  est  le  signe  sensible  d'une 
chose  sainte  (signa)  cum  ad  res  divinas  pertinent,  sacra- 
menta  appcllantur.  Epist.,  cxxxvm,  n.  7,  P.  L., 
t.  xxxiii,  col.  527.  Sacrificium  visibile  invisibilis 
sacrificii  sacramentnm,  id  est  sacrum  signum  est.  De 
civitate  Dei,  1.  X,  c.  v,  P.  L.,  t.  xli,  col.  282.  Tout 
sacrement  comporte  donc  deux  éléments,  un  objet 
visible,  matériel,  qui  est  le  signe  et  un  objet  invisible, 
spirituel,  qui  est  signifié  :  Ideo  dicuntur  sacramenta, 
quia  in  eis  aliud  videtur,  aliud  intelligitur,  P.  L. 
t.  xxxvm,  col.  1240.  Et  encore,  d'une  façon  plus 
expressive  :  Signacula  quidem  rerum  divinarum  esse 
visibilia,  sed  res  ipsas  invisibiles  in  eis  honorari .  De 
calechizandis  rudibus,  n.  50,  P.  L.,t.  xl,  col.  344.  On 
voit  dans  ces  textes  que  le  mot  sacrement  n'est  pas 
pris  tout  à  fait  au  même  sens  dans  les  premières 
citations  et  dans  les  dernières.  Dans  celles-ci,  le  mot 
sacrement  semble  désigner  exclusivement  la  partie 
matérielle,  le  signe,  tandis  que  la  réalité  spirituelle, 
qu'Augustin  appelle  parfois  la  vertu  du  sacrement. 
vis  sacramenti  est  ce  qui  est  désigné.  Sans  vouloir 
insister  sur  ces  nuances,  il  est  clair  qu'un  rapport 
étroit  unit  l'élément  matériel  à  l'élément  spirituel. 
L'élément  matériel  comporte  déjà,  par  lui-même, 
une  certaine  similitude  naturelle  avec  la  réalité  sur- 
naturelle qu'il  doit  désigner  :  Si  enim  sacramenta  quam- 
dam  simililudinem  earum  rerum  quorum  sacramenta 
sunt  non  haberent,  omnino  sacramenta  non  essent. 
Epist.,  xc\tu,  n.  9,  P.  L.,  t.  xxxm,  col.  363.  Par  leur 
élément  matériel,  les  sacrements  appartiennent  donc 
aux  signes  naturels,  dont  parle  Augustin,  De  doctrina 
christiana,  1.  II,  n.  2,  3,  P.  L.,  t.  xxxiv,  col.  36-37. 
.Mais  la  volonté  divine  s'est  servie  de  ce  signe  naturel 
pour  y  ajouter  le  signe  conventionnel,  signum  dalum, 
des  choses  saintes,  que  représente  ou  produit  le  sacre- 
ment :  «  Un  sacrement,  dit  M.  Tixeront,  est  donc  avant 
tout,  pour  saint  Augustin,  le  signe  à  la  fois  naturel  et 
conventionnel  d'une  chose  sainte.  Il  peut  n'être  que 
cela,  et  c'est  en  ce  sens  que  notre  auteur  appelle 
sacrements  le  sel  bénit  donné  au  baptisé,  De  catechiz. 
rudib.,  n.  50,  P.  L.,  t.  xl,  col.  344,  les  exorcismes  du 
baptême,  Serm.,  ccxxvu,  P.  L.,  t.  xxxvm,  col.  1100, 
la  tradition  même  du  symbole  et  de  l'oraison  domini- 
cale aux  catéchumènes,  Serm.  ccxxvm,  n.  3,  P.  L., 
t.  xxxvm,  col.  1102.  C'est  en  ce  sens  encore  que  les 
rites  de  l'Ancienne  Loi  —  sauf  la  circoncision  —  qui 
ne  faisaient  qu'annoncer  le  Christ  et  le  salut,  sans  les 
apporter,  étaient  des  sacrements.  Enarr.  in  Ps., 
lxxiii,  n.  2,  P.  L.,  t.  xxxvi,  col.  930.  Mais,  outre 
cette  acception  large  qui  en  fait  un  simple  signe, 
Augustin  donne  souvent  au  mot  sacrement  un  sens 
plus  étroit  qui  en  rapproche  la  conception  de  notre 
conception  actuelle.  Parmi  ces  rites  sacrés,  en  effet, 
le  saint  docteur  en  distingue  un  certain  nombre  qui  ne 
vont  pas  seulement  des  signes  d'une  réalité  spirituelle 
correspondante,  mais  dont  la  collation  entraîne  de  plus 
la  production  de  cette  réalité  spirituelle  d'une  façon 
certaine.  Au  sacramenlum  est  attachée  sa  res  ou  virtus 
quand  il  est  posé  et  reçu  dans  des  conditions  données. 
C'est,  par  exemple,  pour  le  baptême,  la  régénération 
spirituelle,  pour  la  confirmation,  la  personne  du  Saint- 
Esprit,  pour  l'eucharistie,  la  vie,  fruit  de  la  nourriture 
mangée,  et  d'une  manière  générale,  la  grâce  qui  est  la 
vertu  des  sacrements,  gratia  quse  sacramentorum  virtus 
est.  »  Enarr.,  in  Ps.  lxxyii,  n.  2,  P.  L.,  t.  xxxvi, 
col  984;  In  Joan.  evang.,  tr.  xxvi,  n.  11,  P.  L., 
t.  xxxv,  col.  1611. 

En  considérant  le  rite  matériel  du  sacrement, 
Augustin  se  demande  comment  et  par  quoi  il  est  élevé 
à  la  dignité  de  producteur  de  la  grâce  dans  les  âmes. 


Pourquoi  l'eau,  en  touchant  le  corps,  purific-t-elle  le 
cœur?  La  réponse  à  cette  question  fait  l'objet  d'un 
texte  classique  entre  tous,  et  que  les  théologiens  rap- 
pelleront à  l'envi,  dans  la  question  de  la  matière  et  de 
forme  des  sacrements.  Ce  texte  est  un  commentaire 
de  Joa.,  xv,  3  :  Jam  vos  mundi  estis  propler  verbum 
quod  locutus  sum  vobis.  «  Pourquoi  ne  dit-il  pas  :  vous 
êtes  purs  à  cause  du  baptême  dans  lequel  vous  avez 
été  lavés,  mais  à  cause  de  la  parole  que  je  vous  ai 
adressée!  C'est  parce  que  la  parole  purifie,  elle  aussi, 
dans  l'eau.  Enlevez  la  parole,  et  l'eau  n'est  plus  que  de 
l'eau.  Mais  voici  que  la  parole  s'ajoute  à  l'élément,  et  le 
sacrement  est  constitué,  qui  est,  pour  ainsi  dire,  une 
parole  visible.  »  In  Joa.  evang.,  tr.  lxxx,  n.  3, 
P.  L.,  t.  xxxv,  col.  1840.  Donc,  pour  saint  Augustin 
(dont  l'exégèse  ici  est  cependant  contestable)  le  rite 
sacramentel,  qu'il  faut  distinguer  tout  d'abord  de  la 
res  sacramenti,  c'est-à-dire  de  la  réalité  spirituelle 
qu'il  produit  dans  l'âme  lorsqu'il  est  reçu  fructueuse- 
ment, est  composé  lui-même  de  deux  éléments,  une 
matière  ou  un  geste  visible,  et  des  paroles.  Les  paroles 
donnent  au  geste  ou  à  la  matière  la  vertu  sanctifica- 
trice. Peu  importe  qu'Augustin,  après  bon  nombre  de 
Pères,  ait  entendu,  pour  le  baptême  en  particulier,  la 
parole  sanctificatrice  dans  un  sens  beaucoup  plus 
étendu  que  celui  que  nous  accordons  aujourd'hui  à  la 
forme  même  du  baptême,  restreignant  cette  forme 
aux  seules  paroles  de  l'invocation  trinitaire.  Peut-être, 
dans  cette  «  parole  »  qui  s'ajoute  à  l'élément  faut-il 
encore  comprendre  la  bénédiction  de  l'eau,  les  exor- 
cismes, les  professions  de  foi,  etc.  L'important  est  qu'il 
ait  expressément  reconnu  que  l'élément  ne  pouvait 
rien  produire  sans  la  sanctification  des  paroles.  Sous 
cette  forme  générale,  l'assertion  est  bien  le  prélude  et 
le  fondement  traditionnel  de  la  doctrine  de  la  matière 
et  de  la  forme. 

Aussi  bien,  Augustin  admet  que,  dans  l'eucharistie, 
le  pain  et  le  vin  sont  consacrés  au  corps  et  au  sang 
du  Christ  par  la  prière  mystique  de  la  consécration. 
De  Trinilate,  1.  III,  n.  10,  P.  L.,  t.  xlh,  col.  874.  De 
même,  pour  la  confirmation,  il  reconnaît  formellement 
que  l'huile,  même  bénite  par  l'évêque,  doit  être 
répandue  sur  le  front  du  chrétien  en  mode  d'onction  : 
sans  huile  sainte  et  sans  onction,  pas  de  sacrement. 
In  Joan.  evang.,  tr.,  cxvm,  n.  5,  P.  L.,  t.  xxxv, 
col.  1950.  Cf.  In  spist.  Joannis  ad  Partlios,  tract,  m, 
n.  5,  ibid.,  col.  2000. 

Pour  les  autres  sacrements,  nous  ne  trouvons  chez 
saint  Augustin,  aucune  analyse  expresse  des  éléments 
qui  les  constituent.  Aussi  bien,  l'attention  des  Pères 
n'était  pas  portée  sur  ce  point  particulier;  mais  les 
assertions  générales  dont  ils  se  servent  montrent  bien 
que,  tout  en  ne  parlant  expressément  que  du  baptême, 
de  la  confirmation,  de  l'eucharistie  et  parfois  de  l'ordre 
(cf.  S.  Jean  Chrysostome,  In  Actus  Apost.,  homil.  xiv, 
n.  3,  P.  G.,  t.  lx,  col.  116),  leur  doctrine  vaut  pour 
tous  les  sacrements,  conférant,  par  un  signe  sensible 
efficace,  la  grâce  aux  âmes. 

3°  De  saint  Augustin  à  Pierre  Lombard.  —  Période 
inexplorée,  dont  M.  Pourrat  se  contente  d'écrire  : 
«  Aussi  bien,  est-ce  la  doctrine  de  saint  Augustin  sur 
les  éléments  du  rite  baptismal  que  l'on  retiendra  dans 
la  suite.  Les  auteurs  du  Moyen  Age  ne  feront  que  la 
généraliser  en  l'appliquant,  autant  que  faire  se  peut, 
aux  sept  sacrements.  »  En  substance,  cette  affirmation 
est  exacte  :  elle  pourrait  cependant  comporter 
quelques  nuances  et  surtout  ne  pas  restreindre  au  seul 
baptême  la  considération  d'Augustin  et  de  ses  suc- 
cesseurs. Fulgeme  de  Ruspe  se  contente  de  reprendre 
l'analyse  d'Augustin  relativement  au  rite  sacramentel 
sensible  et  à  l'effet  spirituel  invisible.  Ideo  dicuntur 
sacramenta,  quia  in  eis  aliquid  videtur,  aliud  intelligi- 
tur. Epist.,  xii,  n.  25,  26,  P.  /..,  t.  i.xv,  col.  392.  C'est  à 


347 


MATIÈRE    ET    FORME,    HISTOIRE    DE    LA    DOCTRINE 


348 


propos  de  l'eucharistie  qu'Ildephonse  de  Tolède  rap- 
pelle la  même  doctrine.  Le  corps  du  Christ,  explique-t- 
il,  est  vraiment  dans  l'eucharistie.  Isla  ideo  dicunlur 
sacramenla,  quia  in  eis  aliud  uidetur,  aliud  intelliyitur. 
Quod  videlur,  spécimen  ha  bel  corporalem;  quod  inlclli- 
gitur,  fructum  habet  spiritualem.  Liber  de  cogjiitione 
baptismi,  c.  cxxxvn,  /'.  L.,  t.  xcvi,  col.  169. 

Il  faut  ensuite  arriver  jusqu'Alcuin,  pour  découvrir 
quelque  écho  des  analyses  augustiniennes.  Mais  ici 
au  sujet  du  baptême,  la  pensée  de  l'auteur  est  nette  : 
Tria  sunt  in  baplismatis  sacramento  visibilia  et  tria 
itwisibilia.  Visibilia  sunt  sacerdos,  corpus  (il  s'agit 
du  corps  du  baptisé)  et  aqua.  Invisibilia  vero  Spiritus 
et  anima  et  [ides,  llla  aulem  tria  visibilia  nihil  proficiunt 
foris,  si  hœc  tria  invisibilia  non  intus  operantur. 
Sacerdos  corpus  aqua  abluil,  Spiritus  sanctus  animam 
fuie  justificat.  En  ne  considérant  que  le  rite  sacramen- 
tel, l'élément  matériel  n'a  d'efficacité  qu'autant  que 
s'y  ajoute  la  vertu  de  l'Esprit-Saint,  c'est-à-dire  les 
paroles  sanctificatrices.  Epist.,  xxxvi,  P.  L.,  t.  c, 
col.  194.  La  même  pensée,  sous  une  forme  plus  géné- 
rale et  valable  pour  tous  les  sacrements,  est  exprimée 
par  Agobard  de  Lyon.  Cet  écrivain  déclare  que  les 
sacrements,  même  administrés  par  des  prêtres  prévari- 
cateurs, sont  valides...  s;  tamenjuxla  re  gulam  a  Domino 
posilam  vel  secundum  tradilionem  ecclesiaslicam  cele- 
brenlur.  Il  y  a  là  une  réminiscence  de  la  doctrine  tradi- 
tionnelle sur  le  pouvoir  accordé  à  l'Église  de  déter- 
miner plus  expressément,  là  où  Jésus-Christ  ne  l'aurait 
pas  fait,  les  éléments  du  rite  sacramentel.  Ainsi  admi- 
nistré, même  par  un  pécheur,  le  sacrement  est  valide, 
car  ad  invocationem  summi  sacerdotis,  non  humana 
virtute,  sed  sancti  Spiritus  perficiuntur  ineffabililer 
majeslate.  Les  sacrements  n'agissent  que  par  la  vertu 
du  Saint-Esprit,  à  l'invocation  du  Christ.  De  privile- 
giis  et  jure  sacerdctum,  n.  15,  18,  P.  L.,  t.  civ,  col.  142, 
145.  Jonas  d'Orléans  établit  une  comparaison  entre 
le  rite  du  baptême,  l'eucharistie,  et  le  rite  de  la  confir- 
mation. Credendum  est  quia  sicut  baptismalis  et  corporis 
et  sanguinis  Domini  sacramenla,  per  sacerdotum  myste- 
ria  visibilia  fiunt,  et  per  Dominum  invisibiliter  cons^- 
crantur,  ita  nimirum  Spiritus  sancti  gratia  per  imposi- 
lionem  manuam,  ministerium  adminislratum  episco- 
porum,  fidelibus  invisibiliter  tribuatur.  De  institutione 
laicali,  1.  I,  c.  vu,  P.  L.,  t.  evi,  col.  134. 

Raban  Maur,  parlant  du  baptême,  de  la  confirma- 
tion et  de  l'eucharistie,  écrit  :  Sunt  sacramenla,  quia 
o'j  id  sacramenla  dicuntur,  quia  sub  tegumento  corpo- 
ralium  rerum  virlus  divina  secretius  salutem  eorumdem 
sacramenlorum  operalur,  unde  et  a  secretis  virlulibus 
vel  sacris,  sacramenla  dicuntur.  Quœ  ideo  frucluosa 
pênes  Ecclesiam  flunl,  quia  sanctus  in  ea  manens 
Spiritus,  eumdem  sacramentorum  latenter  operalur 
effectum.  L'élément  visible  est  donc  rendu  efficace  par 
la  vertu  de  l'Esprit-Saint  qui  passe  pour  ainsi  dire 
dans  les  sacrements.  Bien  plus,  l'élément  visible  doit 
posséder  déjà  naturellement  une  certaine  aptitude  à 
signifier  l'effet  produit  par  la  vertu  de  l'Esprit-Saint. 
Voluit  enim  Dominus,  ut  res  Ma  invisibilis  per  con- 
gruentiam,  sed  pro/ecto  incontreclabile  et  invisibile 
impenderetur  elemenlum...  Nam  sicut  aqua  purgat 
exterius  corpus,  ita  latenter  ejus  mysterio  per  Spiritum 
sanctum  purifteatur  et  animus,  cujus  sanclificalio  ita 
est.  De  clericorum  institutione,  1.  I,  c.  xxiv,  xxv,  P.  L., 
t.  cvh,  col.  309,  310.  Voir  sur  le  sacrement  de  confirma- 
tion, c.  xxvm,  sur  la  chrismation,  rite  de  ce  sacre- 
ment, c.  xxx;  sur  l'eucharistie,  c.  xxxi,  col.  312-313; 
314-315;    316-321. 

La  controverse  bérengarienne  ne  nous  apporte 
guère  d'élément  nouveau.  En  ce  qui  concerne  le  corps 
du  Christ  dans  l'eucharistie,  les  auteurs  catholiques 
insistent  surtout  sur  la  distinction  augustinienne  du 
rite  visible  et  de  la  chose  invisible.  Mais  à  côté  de 


cette  distinction  qui  ne  touche  qu'indirectement  à 
notre  sujet,  tous  admettent  aussi  que  le  pain  et  le  vin 
sont  changés  au  corps  et  au  sang  par  la  bénédiction 
consécratoire.  Conficilur  sacrificium  Ecclesiœ,  écrit 
Lanfranc,  sacramento  et  re  sacramenli,  id  est  corpore 
Christi.  Ce  corps  réel  du  Christ,  c'est  la  bénédiction 
qui  l'a  consacré,  benedictio  consecravit.  Liber  de  corpore 
et  sanguine  Domini,  c.  x,  xm,  P.  L,  t.  cl,  col.  321, 
423.  Il  est  inutile  de  multiplier  sur  ce  point  incontesté 
les  citations,  Nous  renvoyons  simplement  à  Raoul 
Heurtevent,  Durand  de  Troarn  et  les  origines  de  l'héré- 
sie bérengarienne,  Paris,  1912,  IIe  part.,  surtout,  c.  i; 
et  Eucharistie,  t.  v,  col.  1217. 

Relevons  sous  la  plume  du  cardinal  Geoffroy,  aupa- 
ravant abbé  de  Vendôme,  dans  son  Tractalus  de 
corpore  et  sanguine  Domini  Xostri  Jesu  Christi,  P.  L., 
t.  clvii,  une  comparaison  entre  les  éléments  du  sacre- 
ment de  baptême  et  la  consécration  épiscopale.  Sicut 
in  baptismale,  aqua  et  invocatio  Spiritus  sancti  sunt 
necessaria,  quœ  faciunt  christianum,  ita  in  ordinando 
episcopo  electio  et  conseeralio  sunt  necessilate  conjuncta, 
quœ  créant  episcopum.  Sicut  aqua  sola,  aut  sola  invo- 
catione  sancti  Spiritus  nec  baptismus  fteri  potest,  nec 
homo  esse  christianus,  etc.,  col.  214.  Mais  il  est  aisé  de 
voir  combien  ce  concept  est  encore  imprécis.  —  Yves 
de  Chartres  s'en  tient  aux  définitions  augustiniennes  : 
Signum  est  res,  prœter  speciem  quam  ingerit  sensibus, 
aliud  quid  ex  ss  faciens  in  cognilionem  venire...  Sacri- 
ficium visibile  invisibih  est  sacramenlum,  id  est  sacrum 
signum;  est  alibi  sacramenlum  invisibilis  graliœ  visi- 
bilis  forma.  Les  formules  de  bénédiction  de  l'eau  appar- 
tiennent sans  doute  au  rite  du  baptême,  mais  les 
■  paroles  de  l'invocation  trinitaire  seules  sont  néces- 
saires à  la  constitution  du  sacrement.  Panormia,  1.  I, 
c.  cxxxi,  cxxx,  lxiu,  lu,  P.  L.,  t.  clxi,  col.  1074. 
1052,1057.  —  Bruno  de  Segni  note  que  les  paroles 
de  la  consécration  proférées  à  la  messe,  non  par  le 
prêtre,  mais  en  réalité  par  Jésus-Christ  lui-même, 
changent  le  pain  et  le  vin  en  la  substance  du  corps  et 
du  sang.  Expositio  in  Leviticum,  c.  vm.  Il  rappelle  le 
rite  du  baptême  et  celui  de  la  confirmation.  In 
Numéros,  c  xix,  P.  L.,  t.  clxiv,  col.  308,  490.  —  Pour 
Rupert  de  Deutz,  la  matière  ou  substance  du  sacri- 
fice eucharistique  est  double  :  elle  est  céleste,  elle  est 
terrestre.  La  formule  baptismale,  In  nomine  Palris 
et  Filii  et  Spiritus  Sancti,  est  appelée  sola  et  unica 
régula  baptizandi,  quam  suo  sanguine  conscriplam 
Salvator  post  resurrectionem  suam  et  non  ante,  discipulis 
suis  contradidit.  Cette  règle  possède  tant  de  valeur  que 
ne  pas  l'employer  dans  l'ablution,  c'est  ne  pas  conférer 
le  baptême.  Mais  l'ablution  donnée  concomitamment 
avec  la  formule  régulière  constitue  toujours  un  bap- 
tême valide.  De  divinis  officiis,  1.  II,  c.  ix;  1.  X,  c.  v, 
P.  L.,  t.  clxx,  col.  40,  266. 

Dans  le  Tractatus  theologicus  d'Hildeberl,  évêque 
du  Mans,  P.  L.,  t.  clxxi,  le  c.  cl  nous  intéresse.  Il 
s'agit  des  sacrements.  En  raccourci,  c'est  toute  la 
théologie  sacramentaire  générale.  Sacramenlum  est 
sacrœ  rei  signum,  id  est,  sacramenlum  est  invisibilis 
graliœ  visibilis  forma,  ut  in  sacramento  baptismi  signi- 
ficalur  ablulio  vitiorum,  per  illam  exleriorem  visibilem 
Il  faut  donc  que  l'élément  visible  du  sacrement  pos- 
sède par  lui-même  une  signification  naturelle  analogue 
à  l'effet  invisible  qu'il  produit.  Unumquodque  sacra- 
menlum ejus  rei  similitudinem  débet  habere  cujus  est 
sacramenlum.  Mais  la  similitude  naturelle  ne.  suffit 
pas;  le  sacrement ,  pour  agir,  doit  tenir  de  son  insti- 
tution une  efficacité  réelle  :  Sacramenlum  est  visibilis 
forma  gratiœ  in  eo  collatœ,  non  enim  solummodo  est 
signum  sacrœ  rei,  sed  etiam  efficientîa.  Voilà  bien 
l'indice  de  la  dualité  des  éléments,  la  matière  vivifiée 
par  la  forme.  Col.  1145  sq.  —  Honorius  d'Autun,  dans 
e    Tractalus  de  sacramento  allaris,   P.  L.,  t.    clxxii, 


349 


MATIÈRE    ET    FORME,    HISTOIRE    DE    LA    DOCTRINE 


350. 


appelle,  suivant  la  formule  reçue,  les  paroles  de  la 
consécration,  la  «  bénédiction  »  du  pain,  c.  xiv, 
col.  1293.  Le  pain  et  le  vin  sont  la  matière  du  sacrement 
de  l'autel,  c.  xvn.  col.  1295. 

Avec  Hugues  de  Saint-Victor,  nous  abordons  une 
étude  plus  préeise  sur  la  constitution  des  sacrements. 
De  saeramentis,  1.  I.  part.  IX,  c.  n,  P.  L.,  t.  clxxvi. 
Il  reprend  tout  d*abord  la  définition  reçue  :  Sacramen- 
tum est  saerœ  rei  signum.  Ainsi  compris,  tout  sacre- 
ment comporte  d'Hix  éléments,  l'élément  visible,  et 
matériel,  qui  est  le  rite  même  du  sacrement,  c'est-à- 
dire  le  sacrement  lui-même,  et  l'élément  spirituel,  la 
res  sacramenti.  Mais  cette  définition  est  encore  super- 
ficielle. Si  quis  aillent  plenius  ac  perfectias  quid  sit 
sacramentum  diffinire  voluerit,  di/Jînire  potest  quod 
saeramentum  est  corporale  vel  maleriale  elementum 
foris  sensibiliter  proposiluin  ex  similitudine  reprœsen- 
tans  et  ex  institutione  signifteans,  et  ex  sanctifîcatione 
continens  aliquam  invisibilem  et  specialem  gratiam. 
L'analogie  naturelle  que  possède  l'élément  visible  ne 
suffit  pas  à  constituer  le  sacrement;  il  faut,  déplus, 
une  institution  positive  qui  lui  confère  la  signification 
de  la  grâce  que  le  sacrement  doit  produire;  et,  pour 
atteindre  sa  perfection,  le  sacrement  doit  encore  rece- 
voir, au  moment  même  de  sa  dispensation,  la  vertu 
sanctifiante  dont  il  communique  l'effet.  Voici  l'appli- 
cation de  cette  doctrine  dans  le  baptême.  Ibi  est  aquse 
oisibile  elementum,  quod  est  sacramentum  el  inveniuntur 
hsec  tria  in  uno  :  reprœsenlatio  in  similitudine;  signi- 
ficatio  ex  institutione;  virlus  ex  sanctifîcatione.  Ipsa 
similitudo  ex  crealione  est;  ipsa  institulio  ex  dispensa- 
tione;  ipsa  sanctifteatio  ex  bénédictions;  prima  indita 
per  Creatorem;  secundo  adjuncta  per  Salvalorem;  lerlia 
minislrata  per  dispensalorem.  L'eau  possède  ainsi 
naturellement  un  effet  analogue  à  l'effet  du  baptême; 
elle  purifie;  mais  le  Sauveur  est  venu  élever  cette 
ressemblance  lointaine  à  la  signification  propre  de  la 
purification  de  l'âme.  Que  manque-t-il  à  l'eau  ainsi 
choisie  pour  être  un  sacrement?  Accedit  verbum  sancti- 
ficationis  ad  elementum  et  fit  sacramentum,  ut  sit 
sacramentum  aqua  visibilis  ex  similitudine  reprœsen- 
tans,  ex  institutione  signifteans,  ex  sanctifîcatione 
continens  spiritualem  gratiam.  Et  l'auteur  d'ajouter  : 
Ad  hune  modum  in  cseteris  quoque  saeramentis  tria 
hœc  considerare  oportet.  Col.  317-319. 

Le  c.  vi  est  intitulé  De  maleria  sacramentorum.  Il 
faut  entendre  ici,  par  «  matière  »,  les  éléments  consti- 
tutifs du  sacrement.  In  Iriplici  maleria  omnia  divina 
sacramentel  conficiunlur,  scilicel  aut  in  rébus,  aut  in 
jadis,  aut  in  verbis.  Le  mot  sacramentum  est  pris  ici 
dans  un  sens  assez  large,  puisqu'il  s'étend  aussi  aux 
sacramentaux,  par  exemple,  le  signe  de  la  croix. 
Toutefois,  Hugues  fait  une  observation  intéressante  : 
Cum  his  tribus  modis  sacramentel  conficiunlur.  Jlla 
lumen  mugis  proprie  et  principaliter  sacramcnla  dicun- 
lur.  in  quibus  virlus  est  per  sanctificutionem,  el  effectus 
salulis  per  operationem.  CoL  326-327.  Dans  1er,  sacre- 
ment, véritables,  la  parole  sanctificatrice  doit  être 
prononcée  oralement.  L'auteur  parle  de  la  forme  du 
baptême,  op.  cit.,  1.  II,  pars  VI,  c.  n,  vi,  xm,  mais, 
comme  chez  saint  Augustin,  cette  expression  désigne 
tout  le  rite  baptismal  (voir  la  même  acception, 
dans  le  XVIe  concile  de  Carthagc,  can.  2,  Denzinger- 
Bannwart.  n.  102). 

D'Hugues  de  Saint-Victor,  il  faut  rapprocher 
Robert  Paululus,  l'auteur  du  De  officiis  ccclesiasticis, 
I'.  I..,  t.  clxxvii,  qui  reprend  presque  textuellement 
les  formules  d'Hugues.  Sacramentum  autem  in  tri- 
bus consista,  vid?licet,  in  jadis,  in  dictis,  in  rébus.  In 
rébus,  ut  est  aqua  el  oleum;  in  dictis,  ut  est  invocalio 
Trinitatis;  in  jadis,  ut  est  su.bmersio  in  aquam  et 
insujflatio.  L.  I,  c.  xn,  col.  388.  A  propos  du  baptême 
c.  xm,  on  se  demande  quelle  en  est  la  forme?  Hœc 


forma  servanda  est,  ut  in  nomine  Palris  et  Filii  et  Spi- 
ritus  Sancti  baptizetur.  Col.  389.  Ilfaut  aussi  rapprocher 
la  Summa  Senlenliarurn,  où  la  doctrine  sacramentaire 
est  plus  simple  et  plus  claire  à  la  fois. C'est  surtout  à 
propos  du  baptême  que  l'auteur  rapproche  le  sucra- 
mentum,  l'élément  matériel,  l'eau  sanctifiée,  de  la 
forma  baptismi,  qui  a  été  donnée  par  le  Christ  et  est 
constituée  par  l'invocation  trinitaire  qui  accompagne 
l'immersion.  Avec  une  terminologie  hésitante  et 
quelque  peu  inexacte,  c'est  déjà  la  doctrine  scolas- 
tique  de  la  matière  et  de  la  forme.  Voir  Hugues  de 
Saint- Victor,  t.  vu,  col.  286. 

4°  Pierre  Lombard.  —  Une  première  systématisation 
de  la  pensé?  traditionnelle  est  faite  par  le  «  Maître  des 
Sentences  ».  Pierre  Lombard  fait  consister  les  éléments 
constitutifs  du  sacrement  dans  les  paroles  et  les  choses. 
Au  début  du  1.  IV,  dist.  I,  après  avoir  rappelé  et 
expliqué  les  définitions  reçues,  d'après  les  conceptions 
augustiniennes,  Pierre  Lombard  énonce  la  doctrine 
qui  sera  plus  tard  consacrée  au  concile  de  Florence 
Duo  autem  sunl  in  quibus  sa'ramenlum  consista  ;  scilicel 
verba  et  res.  Verba,  ut  invocalio  Trinitatis;  res,  ut 
aqua,  oleum,  et  hujusmodi.  On  saisit  immédiatement 
la  simplification  apportée  par  cette  formule  à  la  for- 
mule encore  obscure  d'Hugues  de  Saint-Victor.  En  ce 
qui  concerne  le  baptême,  dist.  III,  on  doit  distinguer 
l'ablution  faite  avec  l'eau,  et  la  forme  des  paroles  pres- 
crites :  en  ces  deux  seuls  éléments  réside  la  constitution 
essentielle  du  baptême;  tout  le  reste  du  rite  appartient 
à  sa  solennité.  Du  sacrement  de  confirmation,  la 
forme  est  claire;  ce  sont  les  paroles  prononcées  par 
l'évêque  lorsqu'il  marque  au  front  le  chrétien  avec  le 
saint  chrême.  Dist.  IV.  La  distinction  suivante  expose 
la  doctrine  catholique  sur  le  sacrement  de  l'autel.  Le 
sacrement,  c'est  le  corps  et  le  sang  de  Jésus  sous 
l'espèce  du  pain  et  du  vin.  La  forme  du  sacrement  est 
uniquement  constituée  par  les  paroles  :  «  Ceci  est  mon 
corps;  ceci  est  mon  sang.  »  Quant  au  sacrement  de 
pénitence,  Pierre  Lombard  ne  paraît  pas  y  distinguer 
les  paroles  et  les  choses.  Toutefois,  après  avoir  longue- 
ment exposé  les  actes  du  pénitent,  dist.  XVI-XVII, 
l'auteur  parle  de  la  rémission  accordée  par  le  prêtre, 
dist.  XVIII.  Et  nous  retrouvons  comme  une"  synthèse 
de  ces  divers  aspects  dans  la  dernière  partie  de  la 
dist.  XXII,  où  s'agite  la  question  du  sacramentum  et 
res  dans  la  pénitence.  C'est  à  cet  endroit  que  le  com- 
mentaire de  saint  Thomas,  q.  n,  a.  2,  sol.  2,  explique 
comment  la  doctrine  de  la  matière  et  de  la  forme  peut 
s'appliquer  à  la  pénitence.  Le  sacrement  d'extrême- 
onction  consiste  dans  l'onction  extérieure,  faite  sur  les 
membres  du  malade.  Dist.  XXIII.  Pierre  Lombard  ne 
parle  pas  expressément  des  paroles  qui  accompagnent 
les  onctions;  mais  il  est  hors  de  doute  qu'il  applique 
à  ce  sacrement  sa  théorie  générale.  Le  sacrement  de 
l'ordre  comporte  divers  degrés  :  l'application  de  la  doc 
trine  des  choses  et  des  paroles  est  facile  aux  cérémonies 
de  l'ordination,  par  laquelle  est  conféré  le  pouvoir 
sacré.  Dist.  XXIV.  Pour  le  mariage  comme  pour  la 
pénitence,  l'auteur  ne  semble  faire  aucune  application 
de  la  théorie  des  paroles  et  des  choses.  Toutefois  il  la 
laisse  entrevoir,  dans  la  dist.  XXVI,  où,  après  avoir 
exposé  ce  qu'est  le  mariage,  viri  mulierisque  conjunctoi 
maritalis  inler  legilimas  personas,  il  rappelle  que  seul 
le  consentement  des  conjoints  rend  effective  !a  douai  ion 
mutueiL'  des  époux. 

Le  progrès  réalisé  par  Pierre  Lombard  a  donc  été 
de  ramener  l'enseignement  traditionnel,  encore  embar- 
rassé d'expre  sions  confuses  et  hésitantes,  à  la  formule 
unique  des  «  choses  »,  res,  et  des  «  paroles  »,  verba, 
comme  éléments  constitutifs  des  sacrements.  A  l'ex- 
pression verba,  le  Maître  des  Sentences  substitue  déjà, 
nous  l'avons  constaté  à  plus  d'une  reprise,  l'expres- 
sion forma. 


3  51 


MATIÈRE    ET    FORME,    HISTOIRE    DE    LA    DOCTRINE 


352 


5°  Guillaume  d'Auxerre.  —  Ce  mot  forma  était  donc 
déjà  entré  dans  la  terminologie  catholique;  le  mot 
materia  s'était  déjà  rencontré  sous  la  plume  de  plus 
d'un  auteur,  lorsque  la  philosophie  aristotélicienne  lit 
son  entrée  dans  la  pensée  religieuse  du  début  du 
xiii"  siècle.  Rien  d'étonnant  que  l'hylémorphisme 
aristotélicien,  entendu  dans  un  sens  large  et  analo- 
gique, ait  été  accueilli  pour  exprimer  la  doctrine 
augustinienne  de  Velementum  sanctifié  par  le  verbum. 
Pierre  Lombard  avait  déjà  couramment  usé  du  terme 
forma.  Guillaume  d'Auxerre,  au  début  du  xm°  siècle, 
unifiera  la  terminologie.  Les  mots,  matière  et  forme, 
dans  la  théologie  sacramentaire,  deviendront  syno- 
nymes, des  mots,  choses  et  paroles,  éléments  constitu- 
tifs des  sacrements.  Voici  comment  s'exprime  Guil- 
laume à  propos  de  l'extrème-onction,  In  IVum  Sent., 
dist.  XXIII,  édit.  Paris,  1500,  fol.  283,  col.  4  :  Sicut 
de  essentia  baptisml  dicuntur  esse  tria  :  scilicet  materia 
et  forma  verborum  et  intentio  baptizandi;  similiter  de 
essentia  sacramenli  eucharistiœ  dicuntur  esse  tria  : 
scilicet  ordo  sacerdotalis  et  forma  verborum  et  materia 
scilicet  panis  et  vinum;  eodem  modo  in  essentia  hujus 
sacramenti  dicuntur  esse  tria;  scilicet  ordo  sacerdotalis 
et  oratio  fidei  et  materia,  scilicet  oleum  consecratum  ab 
episcopo. 

6°  La  conception  hylémorphisle  au  XIIIe  siècle.  — 
Désormais,  la  terminologie  est  acquise,  et  Alexandre 
de  Halès,  Albert  le  Grand,  saint  Thomas  d'Aquin 
l'emploieront  couramment.  Le  seul  progrès  réalisé 
par  eux  sera  de  chercher  l'application  aux  sacrements 
de  pénitence  et  de  mariage  de  la  théorie  que  l'on 
n'avait  encore  appliquée  explicitement  qu'aux  cinq 
autres  sacrements.  Voir,  sur  ce  progrès  particulier,  les 
articles  spéciaux,  Mariage,  Pénitenck.  Les  théolo- 
giens s'appliqueront  plutôt  désormais  à  justifier  par 
des  raisons  d'ordre  théologique  la  doctrine  de  la  matière 
et  de  la  forme  dans  les  sacrements  de  la  Nouvelle  Loi. 

Toutefois,  avant  de  passer  à  cette  justification  théo- 
logique, il  convient  de  faire  observer  qu'en  emprun- 
tant à  la  philosophie  péripatéticienne  les  expressions 
de  «  matière  »  et  de  «  forme  »,  la  théologie  catholique 
n'a  introduit  en  sa  doctrine  aucun  élément  étranger.  Il 
faut,  en  elïet,  considérer  le  sens  que  ces  expressions 
revêtent  dans  la  théologie  sacramentaire.  Ce  sens  n'est 
pas  un  concept  aristotélicien,  mais  la  notion  vulgaire 
que  nous  appliquons  de  nous-mêmes  aux  œuvres  d'art. 
Indépendamment,  en  elïet, de  toute  philosophie  aristo- 
télicienne, ne  distinguons-nous  pas,  dans  une  statue, 
la  matière  dont  elle  est  faite,  le  marbre  par  exemple, 
et  la  forme  que  donne  à  ce  marbre  le  sculpteur?  Nous 
pouvons  en  dire  autant  d'une  maison,  d'un  vêtement, 
d'un  chapeau,  d'un  vase,  etc.  Les  théologiens,  voyant 
que,  dans  nos  sacrements,  il  existe  un  élément  dont  la 
signification  sacramentelle  est  plus  confuse,  et  un 
autre  élément,  dont  le  rôle  est  précisément  de  déter- 
miner davantage  et  d'amener  à  sa  perfection  cette 
signification,  ont  donné  au  premier  le  nom  de  matière 
et  au  second  le  nom  de  forme.  Sans  doute  la  philo- 
sophie aristotélicienne  présentait  cette  terminologie 
toute  faite,  mais  ne  pourrait-on  pas  dire  avec  tout 
autant  de  raison  que  c'est  à  un  fonds  commun,  celui 
du  bon  sens,  que  les  aristotéliciens  eux-mêmes  ont 
puisé  ces  notions,  par  lesquelles  ils  ont  désigné  les 
éléments  constitutifs  des  êtres  matériels.  C'est  là  le 
sens  exact  de  la  doctrine  exposée  par  saint  Thomas, 
Sum.  theol.,  IIIa,  q.  lx,  a.  7  :  «  Dans  tous  les  com- 
posés de  matière  et  de  forme,  le  principe  déterminant 
est  la  forme,  qui  est  en  quelque  sorte  la  fin  et  le 
terme  de  la  matière...  Puis  donc  que,  dans  les  sacre- 
ments, sont  requises  des  choses  sensibles  déterminées 
qui  en  sont  comme  la  matière,  à  plus  forte  raison 
est  requise  une  forme  d  paroles  déterminées.  »  Mais  I 
l'emploi  de    ces    mots  matière  et  forme  ne  consacre   ! 


pas  plus  ici  le  système  aristotélicien  de  la  composi- 
ton  des  corps,  qu'ailleurs  la  définition  de  l'âme,  forme 
du  corps.  Voir  ce  mot,  t.  v,  col.  550. 

7°  Dernière  précision  théologique.  —  Elle  fut  ajoutée 
par  Dans  Scot,  voir  t.  iv,  col.  1909,  et  elle  consiste 
dans  la  distinction  d'une  matière  éloignée,  et  d'une 
matière  prochaine,  dans  le  sacrement.  La  matière 
éloignée  est  l'élément  matériel  considéré  en  lui-même, 
l'eau  baptismale  par  exemple,  et  la  matière  prochaine, 
est  l'application  de  la  matière  éloignée  au  sujet,  au 
moment  même  où  le  sacrement  est  administré  :  telle, 
l'ablution  baptismale.  In  IVamSent.,  dist.  III,  q.  m; 
dist.  VII,  q.  i.  Saint  Thomas  n'avait  pas  encore  fait 
cette  distinction,  sauf  pour  le  sacrement  de  pénitence. 
Sum.  theol.,  IIIa,  q.  lxxxiv,  a.  2.  Cette  distinction  a 
été  communément  retenue  par  les  moralistes.  Pour 
les  autres  précisions,  apportées  dans  la  suite,  surtout 
en  ce  qui  concerne  les  sacrements  de  pénitence  et 
de  mariage,  on  se  reportera  aux  articles  spéciaux. 

8°  La  tradition  de  l'Église  orientale.  —  Les  expressions 
de  saint  Thomas  ont  été  pour  ainsi  dire  canonisées 
au  concile  de  Florence.  Elles  ont  été  acceptées  par 
les  orientaux.  C'est  donc  qu'elles  répondaient  à  une 
doctrine  par  eux  admise.  On  peut  s'en  rendre  compte 
en  parcourant  les  traités  sacramentaires  d'un  théolo- 
gien de  l'Église  orientale,  Siméon,  archevêque  de 
Thessalonique,  mort  en  1429,  quelques  années  avant 
le  concile  de  Florence.  Les  rites  sacramentaires  y  sont 
décrits  de  telle  sorte  qu'on  y  peut  facilement  trouver 
les  choses  et  les  paroles,  équivalentes  de  la  matière  et 
de  la  forme.  Voir  P.  G.,  t.  clv,  De  sacramcnlis,  De 
sancto  unguento,  col.  175-302,  De  sacris  ordinationibus, 
De  pœnitenlia,  De  matrimonio,  col.  360-532. 

D'ailleurs,  les  professions  de  foi  récentes  attestent 
sur  ce  point  la  pleine  conformité  de  l'Église  orthodoxe 
et  de  l'Église  romaine.  Certaines  formules,  ne  tenant 
pas  compte  du  progrès  accompli  à  Florence,  se  conten- 
tent de  promulguer,  dans  les  sacrements,  deux  élé- 
ments, l'un  matériel,  l'autre  divin  agissant  dans  la 
matière  pour  lui  faire  produire  instrumentalement  la 
grâce.  Ainsi  la  confession  de  Dosithée,  au  synode  de 
Jérusalem  contre  les  Calvinistes,  en  1672  : 


Or,  les  sacrements  sont 
constitués  par  un  élément 
naturel  et  un  élément  sur- 
naturel. Ce  ne  sont  pas  de 
simples  signes  des  promesses 
divines  :  sous  cet  aspect,  ils 
ne  différeraient  pas  de  la  cir- 
concision. Ce  sont,  nous  le 
devons  confesser,  de  véri- 
tables instruments  confé- 
iant  nécessairement  la  grâce 
à  qui  les  reçoit. 


Hvy/siTM  Se  toc  fADar/j- 
pia  èx  toù  cpuaixoû  xal 
u7rep9uoûç-  oùx  eia)  8k 
<jnXà  aY)(u.£Ïa  tcôv  stocyys- 
Xicôv  toù  GeoG'  "Outoj  yàp 
oùx  av  Sisvyjvoxe  ttjç  nspi- 
TO[i.TJç...  ' Op.oXoYoG[zev  S' 
aùxà  eïvai.  ôpyava  Spaa- 
Tixà  toiç  (jiuo'jjiivoiç  yjxpi- 
toç  èZ,  àvaYXTJç. 

Kimmel,  Monumenla  fidei 
Ecclesiœ  oritntalis,  Iéna, 
1850,  part.  I,  p.  450. 

La  Confession  de  Métrophane  Critopoulos,  hiéro- 
moine  de  Bérée  en  Macédoine,  patriarche  orthodoxe 
d'Alexandrie  (f  1639),  parle  de  matière  sensible  et 
d'Esprit-Saint,  soit  à  propos  des  sacrements,  en  géné- 
ral, soit  à  propos  du  baptême  et  de  la  communion; 
cf.  Kimmel,  op.  cit.,  part.  II,  p.  89-90. 

Mais  c'est  surtout  la  confesson  de  Moghila  (dont  on 
ait  les  affinités  avec  le  texte  du  catéchisme  du  concile 
de  Trente)  qui  contient  les  déclarations  les  plus  expli- 
cites; cf.  Kimmel,  op.  cit.,  part.  I,  p.  171  : 

nôoa  TtpâYpiaToc  Çtjtoùv-  Q.  —  Combien  de  choses 
xal  elç  TÔ   p.uaT^piov;  sont  requises  pour  le  sacre - 

'ATr.-Tpia,  SX?)  àp(i.68io;    me«t7       _    .      , 
<         t  i     «î-  '         i         R-   —   Trois.    La    mature 

û»ç   eïvai   tÔ   uStop   elç  ^  to    idoine;   par  exemple  :  reau 

PaTtTiana,   o    apxoç   xal   o    dans  le  baptême,  le  pain  et 

oïvoç  elç  TY]y  eôxapumav,    ie     vin    dans     l'eucharistie, 

TÔ  eXaiov,  xalTàX&t7ràxarà    l'huile  et  les  autres  éléments 


353 


MATIÈRE    ET    FORME,    CONSÉQUENCES    PRATIQUES 


354 


tô  (iua—/jptov.  Aeùxepov  ô 
Upeûç,  ôtou  va  elvai  vo[i.i- 

(ACOÇ  X.Zy£{.p,0T0V7]y.£v0Q    Y)     ô 

è-îaxoTToç.  TptTOv  rj  èm- 
xX-rçaiç  to\>  àyîou  ITveû- 
ji.aToç.  xal  tô  EÏSoç  tûv 
Xoytwv,  ^erà  ôttoîoc  ô 
îepeùç  àyi^Çet  tô  |i.uanf)piov 
tt,  o\>vxu,si  toû  àyîou  Ilvsij- 
(iaxoç  u.è  yvwpLYjv  £710901- 
cau-sv^v  toû  va  tô  àyiâaf). 


propres  a  chacun  des  autres 
sacrements.  La  deuxième  est 
le  prêtre,  légitimement  or- 
donné, ou  l'Eoique.  La  troi- 
sième est  l'invocation  de  l'Es- 
prit-Saint  et  la  formule 
solennelle  des  paroles.  C'est 
par  la  vertu  de  l'Esprit- 
Saint  que  le  prôtre  sanctifie 
par  les  paroles  le  sacrement, 
à  condition  toutefois  d'y 
apporter  l'intention  requise. 


III.  —  Raisons  théologiques.  ■ — La  doctrine  de 
la  matière  et  de  la  forme  des  sacrements  se  justifie 
théologiquement  par  trois  principales  raisons. 

1°  L'unité  de  significalion  sacramentelle.  —  L'emploi 
des  expressions  matière  et  forme  pour  désigner  les 
choses  et  les  paroles  se  justifie  d'une  manière  générale, 
parce  que  ces  mots  sont  plus  expressifs  que  la  termi- 
nologie ancienne  pour  montrer  l'unité  de  signification 
sacramentelle.  Ils  ne  nous  montrent  pas  seulement  en 
effet  la  dualité  des  éléments  constitutifs  du  sacrement, 
ils  caractérisent  surtout  la  manière  spéciale  dont  ces 
éléments    se    complètent    l'un    l'autre    pour  former 
ensemble  le  signe  sacramentel.  Les  mots  matière  et 
forme,    empruntés   à    la   philosophie    aristotélicienne, 
désignent  respectivement   l'élément  indéterminé   ou 
moins  déterminé  et  l'élément  déterminant  et  perfec- 
tionnant. Ainsi,  dans  un  sens  analogique,  les  choses, 
moins  déterminées  dans  leur  significalion  sont  déter- 
minées par  les  paroles  dans  l'ordre  de  la  significalion 
sacramentelle.    Le   sacrement   est   essentiellement   un 
signe,   et   d'autant   plus   parfait   qu'il  représente   et 
manifeste   plus   parfaitement,   plus   clairement,   plus 
expressément  les  mystères  cachés  en  lui.  Or,  la  parole 
est,  de  tous  les  signes,  le  plus  excellent  et  le  plus 
important,  parce  que  les  hommes  peuvent  façonner 
la  parole  librement  et  la  discipliner  de  mille  manières 
diverses,  et  qu'en  outre  le  langage  a  pour  but  unique 
de  traduire  et  de  communiquer  à  d'autres  le  monde 
intime  et  invisible  de  la  pensée.  Les  sacrements  sont 
des  signes  très  parfaits,  et  leur  signification  est  une, 
voir  col.  341.  Il  faut  donc  qu'ils  soient  composés,  non 
seulement  d'élément  matériel,  de  choses,  mais  d'élé- 
ment formel,  de  paroles,   qui,   plus  parfaitement   que 
les  choses,  expriment  les  réalités  surnaturelles  qu'elles 
recouvrent.  Et  les  choses  s'unissant  aux  paroles  selon 
l'ordre  de  la  signification  moins  parfaite  à  la  signi- 
fication plus  parfaite,  constituent  un  sacrement,  pré- 
cisément parce  que  la  signification  demeure  une.  Cf. 
Billot,  De  sacramentis,  Rome,  1906,  t.  i,  p.  29,  note. 
Il  convient  à  ce  propos  de  remarquer  que  les  sacre- 
ments imparfaits  de  l'Ancienne  Loi  consistaient  seu- 
lement en  des  actes  symboliques,  sans  être  accompa- 
gnés de  paroles,  et  ils  ne  pouvaient  figurer  les  biens  à 
venir  que  d'une  manière  confuse  et  obscure.  Les  sacre- 
ments parfaits  de  l'Église  ont  donc  sur  eux,  entre 
autres  avantages,  celui  de  ne  pas  être  constitués  sim- 
plement par  des  éléments  symboliques,  mais  de  joindre 
à  ces  éléments  la  parole  qui  est  un  signe  plus  expressif, 
leur  permettant  de   figurer  plus  clairement,   et  sans 
laisser  subsister  l'ombre  d'un  doute,  la  réalité  de  la 
grâce   qu'ils   produisent   dans   l'âme.    Catéchisme  du 
concile  de  Trente,  part.   II,  c.  i,  n.   17.  Toutefois  les 
sacrements  les  plus  parfaits  conservent  eux-mêmes  le 
caractère  d'obscurité  qui  est  le  propre  de  l'objet  de  la 
foi.  Cf.  S.  Bonaventure,    In   IVam  Sent.,   dist.    III, 
p.  i,  a.  1,  q.  ra. 

2"  L'harmonie  de  la  composition  hylémorphistc  avec  la 
nature  humaine.  —  Les  sacrements  sont  destinés  à  la 
sanctification  de  l'homme.  Or,  leur  composition  à  la 
fois  de  choses  et  de  paroles,  de  matière  et  de  forme,  les 
rend  plus  aptes  à  obtenir  cet  effet,  parce  que  leur  signi- 

DICT.    DE  THÉOL.   CATH. 


fication  frappe  davantage  la  nature  à  la  fois  spiri- 
tuelle et  sensible  de  l'homme.  La  parole,  en  effet,  est 
en  quelque  sorte  spirituelle,  car  elle  exprime  immé- 
diatement un  concept  intellectuel;  elle  vient  de 
l'esprit  et  s'adresse  à  l'esprit;  la  chose,  l'élément 
matériel  a  plus  d'analogie  avec  le  corps  ;  elle  est  perçue 
par  les  sens  et  sa  puissance  de  signification  repose 
d'abord  sur  une  analogie  ou  proportion  extérieure  cl 
sensible. 

3°  Les  sacrements,  prolongation  et  instruments  du 
Verbe  incarné  dans  la  sanctification  des  hommes.  — 
Mais  la  raison  théologique  la  plus  élevée  est  d'ordre 
christologique.  Saint  Thomas  l'a  notée  en  quelques 
mots  dans  l'opuscule  précité  et  dans  la  Somme, 
III»,  q.  lx,  a.  6  :  Verbo  incarnato  quodammodo  conjor- 
malur  in  hoc,  quod  rei  sensibili  verbum  adhibetur,  sicul 
in  mysterio  incarnationis  carni  sensibili  est  Verbum 
Dei  unilum...  Sacramenta  Novae  Legis,  ab  ipso  Chrislo 
effluunl  et  quamdam  similiiudinem  ipsius  in  se  habent. 
Cette  raison  christologique  a  deux  aspects,  qu'ont  bien 
notés  les  Salmanticenses,  disp.  II,  dub.  i,  n.  2.  — 
1.  Les  sacrements  de  la  Nouvelle  Loi  sont  de  véritables 
instruments  de  la  rédemption  humaine  :  il  est  donc 
souverainement  convenable  qu'ils  s'appuient  sur  le 
Verbe  divin  :  les  paroles  de  la  forme  continuent  la 
parole  du  Verbe  incarné  et  véhiculent  pour  ainsi  dire 
son  efficacité.  — ■  2.  D'ailleurs,  les  sacrements  sont 
aussi  des  médications  surnaturelles  qui  doivent  se  pro- 
portionner à  la  fois  au  médecin  qui  guérit  et  au  malade 
qu'il  faut  guérir.  Le  médecin,  c'est  le  Christ,  lequel  est 
à  la  fois  Verbe  et  chair,  et  le  malade,  c'est-à-dire 
l'homme,  est  à  la  fois  âme  et  corps.  Donc,  il  est  conve- 
nable que  nos  sacrements  soient  composés  à  la  fois  de 
choses  et  de  paroles  :  les  paroles  correspondent  à  la 
chair  du  Christ  et  à  l'âme  de  l'homme.  En  ce  sens, 
saint  Thomas  a  écrit  son  admirable  strophe  :  Verbum 
caro  panem  verum  verbo  carnem  pfficil... 

IV.  Conséquences  pratiques  dans  l'administra- 
tion des  sacrements.  —  1  °  «  Du  jour  où  le  sacrement 
fut  conçu  comme  un  composé  résultant  de  l'union  de 
deux  éléments  constitutifs  »,  ordonnés  à  une  signifi- 
cation sacramentelle  unique,  «  les  conditions  de  vali- 
dité de  l'administration  dès  sacrements  furent  énoncées 
avec  une  précision  et  une  rigueur  inconnues  jus- 
qu'alors. La  théorie  de  la  matière  et  de  la  forme  permit 
aux  moralistes  d'exposer  avec  beaucoup  de  netteté 
la  manière  dont  le  ministre  doit  accomplir  l'action 
sacramentelle  et  prononcer  les  formules  sacrées.  » 
Pourrat,  op.  cit.,  p.  71. 

Nous  ne  pouvons  ici  descendre  dans  des  détails, 
inai,s  il  faut  rappeler,  avec  un  excellent  théologien 
contemporain,  les  grandes  lignes  de  la  morale  catho- 
lique sur  ce  point  : 

2°  «  Puisque  la  matière  et  la  forme,  pour  pouvoir 
constituer  un  tout  dans  l'ordre  du  signe  (sacramentel), 
doivent  être  nécessairement  unies  entre  elles,  il  faut 
veiller,  en  administrant  un  sacrement,  à  joindre  la 
parole  à  la  matière,  afin  d'en  former  un  signe  unique. 
Mais  cette  union  n'est  pas  la  même  dans  tous  les 
sacrements.  Car  si,  par  exemple,  quelqu'un  versait 
aujourd'hui  de  l'eau  sur  la  tête  d'un  enfant  et 
demain  ou  en  un  lieu  différent  prononçait  les  paroles, 
de  ces  deux  actions  séparées  ne  pourrait  résulter  le 
signe  unique  de  l'ablution  sacramentelle,  et  le  bap- 
tême serait  nul.  Au  contraire,  absolument  parlant, 
quelqu'un  peut  se  confesser  aujourd'hui  et  recevoir 
seulement  demain  (du  prêtre  même  auquel  il  s'est 
confessé)  l'absolution  :  tout  le  monde  estimera,  en 
effet,  que  la  preuve  juridique  de  la  culpabilité  faite  la 
veille  et  la  sentence  du  juge  portée  le  lendemain  ne 
font  qu'un  seul  et  même  jugement.  Donc  —  laissons 
de  côté  l'eucharistie  --on  peut  accorder  dans  les 
sacrements  de  pénitence  et  de  mariage  un  intervalle 

X.  —  12 


355 


MATIÈKK  ET  FORME     -  MATTHIAS  BKLLINTAM  DE  SALO 


356 


plus  considérable  en  ce  qui  concerne  l'union  de  la 
forme  et  de  la  matière,  sans  nuire  à  la  validité  du 
sacrement:  mais,  dans  les  autres  sacrements,  leur 
validité  exige  que  l'intervalle  qui  pourrait  exister 
entre  les  paroles  et  l'application  de  la  forme  soit  si 
bref,  que  l'on  puisse  encore  estimer,  d'après  les 
contingences  ordinaires,  que  l'une  et  l'autre  action  ne 
font  qu'un  comme  signe.  Le  mieux  est  donc  que 
paroles  et  actions  soient  simultanées;  et  cette 
simultanéité  même  est  prescrite,  afin  qu'il  n'y  ait 
aucun  doute  possible  touchant  la  validité. 
'  «  A  fortiori,  les  paroles  elles-mêmes  de  la  forme  ne 
doivent  pas  être  séparées  entre  elles  de  telle  façon 
qu'elles  puissent  perdre  leur  signification  et  par  là 
cesser  de  jouer  le  rôle  de  forme.  Au  cas  où  la  chose  se 
produirait,  il  faudrait  en  juger  d'après  l'estimation 
morale  qu'on  peut  en  faire.  De  plus,  une  seule  action 
et  une  seule  forme' peuvent  en  soi  être  suffisantes  pour 
l'administration  de  plusieurs  sacrements  simultanés 
(par  exemple,  le  sacrement  de  pénitence  accordé  à  un 
grand  nombre  d'individus  dans  une  absolution  collec- 
tive), parce  que  un  seul  signe  peut  être  appliqué  à  des 
sujets  multiples.  Mais  agir  ainsi,  hors  le  cas  de  nécessité 
est  illicite,  parce  qu'interdit  par  l'Église,  tout  au 
moins  sous  peine  de  péché  véniel  ;  et  ce  serait  péché 
mortel  si  cette  manière  d'agir,  pouvait  créer  un  péril 
de  nullité  du  sacrement.  »  Ch.  Pesch,  Prœlectiones 
dogmaticae,  Fribourg-en-B.,  1914,  t.  vi,  n.  35. 

A.  Michel. 

1. MATTHIAS  BELLINTANI  DESALO, 
frère  mineur  capucin,  était  né  le  29  juin  1534,  d'une 
bonne  famille  de  Gazzane,  dans  les  environs  de  la  ville 
dont  il  prit  le  nom,  à  son  entrée  en  religion,  le  4  octo- 
bre 1551.  Après  sa  profession  il  était  envoyé  à  Naples 
pour  y  faire  ses  études  sous  la  direction  du  P.  Jérôme 
de  Pistoie  (voir  son  article);  mais  comme  il  ne  pouvait 
supporter  le  climat  du  midi,  on  le  transféra  dans  la 
province  d'Ombrie,  où  enseignait  le  P.  Jérôme  de 
Montefiore,  déjà  maître  en  théologie  chez  les  conven- 
tuels. Les  progrès  du  jeune  religieux  ne  démentirent 
pas  les  espérances  de  ses  supérieurs  et  bientôt  il  devint 
un  prédicateur  de  renom.  Les  dignités  l'attendaient 
dans  sa  province  de  Milan  et  ensuite  dans  celle  de 
Brescia,  séparée  de  la  première  en  1587.  Par  deux  fois 
il  fut  définiteur  général,  et  il  venait  d'être  élevé  à  cette 
charge,  au  chapitre  du  mois  de  mai  1575,  quand  on 
l'envoya  commissaire  général  en  France,  où  les  capu- 
cins commençaient  à  s'établir.  Saint  Charles  Borromée, 
qui  l'avait  en  haute  estime,  le  munissait  à  cette  occa- 
sion de  lettres  de  recommandation  pour  Henri  III 
et  le  nonce  du  pape  à  Paris.  Bien  accueilli  à  la  cour,  le 
P.  Bellintani  s'acquitta  avec  succès  de  la  mission  qui 
lui  était  confiée,  et  obtint  des  lettres  patentes  du  roi, 
confirmant  celles  de  son  prédécesseur  Charles  IX  et 
les  donations  de  sa  mère,  Catherine  de  Médicis.  Il 
gagna  aussi  aux  capucins  la  bienveillance  de  l'évêque 
de  Paris,  Pierre  de  Gondi,  jusque-là  assez  peu  favo- 
rable. Le  séjour  du  P.  Matthias  en  France  ne  dura  que 
trois  ans.  Plus  tard,  en  1599,  il  était  commissaire 
général  dans  la  province  de  Suisse,  et  trois  ans  après 
il  remplissait  les  mêmes  fonctions  en  Autriche  et  en 
Bohême,  s'attirant  partout  l'estime  et  la  vénération. 
Quand  il  revint  dans  sa  province,  au  cours  de  l'année 
1605,  il  était  de  nouveau  nommé  provincial,  charge  à 
laquelle  il  renonçait  au  bout  de  deux  ans,  pour  se  pré- 
parer tranquillement  à  la  mort,  tout  en  continuant  ses 
prédications  jusqu'au  bout.  Le  P.  Matthias  mourut 
au  couvent  de  Brescia  le  20  juillet  1611;  il  avait 
soixante-dix-sept  ans. 

Parmi  les  auteurs  que  saint  François  de  Sales  con- 
seille à  Philothée,  là  où  il  lui  parle  de  l'oraison,  Intr. 
à  la  vie  dév.,  IIe  part.,  c.  i,  nous  trouvons  le  nom  de 
Bellintani.  Il  avait  en  effet  composé  la  Prattica  deliora- 


zione  mentale.  Opéra  molto  utile  per  quelle  divole  persone 
che  desiderano  occuparsi  nelt'orazione  con  frutto  e  gusto, 
in-12,  Brescia,  1573,  1574,  1575,  1580.  Le  premier  tiers 
de  cet  ouvrage  est  un  traité  d'oraison,  dans  lequel  il  dit 
les  excellences  et  les  avantages  de  la  prière  mentale, 
puis  indique  la  méthode  pour  la  faire  avec  fruit;  le 
reste  du  volume  propose  cinquante-deux  sujets  d'orai- 
son, consacrés  à  la  vie  du  Sauveur,  jusqu'à  la  mise  au 
tombeau.  En  1584  il  en  donnait  une  nouvelle  édition; 
les  huit  chapitres  d'introduction  sont  devenus  vingt- 
deux,  dont  six  pour  démontrer  la  nécessité  de  l'oraison 
conformément  aux  demandes  du  Pater.  Il  publiait 
alors  la  seconde  partie,  renfermant  cinquante-neuf 
méditations,  sur  la  résurrection,  la  descente  du  Saint- 
Esprit,  l'Église  et  les  sacrements.  Unis  ou  séparés, 
les  deux  volumes  continuent  à  paraître,  Venise,  1586, 

1592.  Vingt-sept  ans  après  l'apparition  de  la  première 
partie,  donc  vers  1600,  il  publia  la  troisième  et  la  qua- 
trième, avec  des  méditations  sur  les  fins  dernières, 
dont  nous  n'avons  vu  qu'une  édition  de  Venise  1607. 
Ces  deux  dernières  parties  ne  semblent  pas  avoir  eu  le 
même  succès  que  les  premières,  d'ailleurs  la  vogue 
s'était  arrêtée  et  nous  n'avons  plus  rencontré  qu'une 
édition  de  la  première  partie,  Bergame,  1645.  Il  n'en 
était  pas  de  même  en  France.  Quand  le  P.  Bellintani  y 
fut  envoyé,  il  apporta  certainement  son  ouvrage  à  ses 
confrères  italiens,  qui  étaient  assez  nombreux.  Il 
faut  cependant  attendre  plusieurs  années  avant  de 
voir  la  première  partie  de  la  Practique  de  l'oraison 
mentale  ou  contemplative,  traduilte  d'italien  en  français 
par  M.  Jacques  Gaultier  Parisien,  in-16,  Lyon,  Arras, 

1593.  Peu  après  paraissait  la  Practique  de  l'oraison, 
faicte  françoise  par  Jacques  Roussin,  2  in-12,  Lyon, 
1601,  1605,  1613, 1618, 1620,  Arras,  1618.  De  son  côté 
le  P.  Blancone,  observant  du  couvent  de  Toulouse, 
traduisait  la  Troisième  et  la  Quatrième  partie  de  l'oraison 
mentale,  2  in-12,  Paris,  1609.  On  les  trouve  encore  De 
nouveau  reveues  et  corrigées  sur  l'Italien,  par  I.  D.  IL, 
Douai,  1610,  1611.  Le  chartreux  Antoine  Volmar  don- 
nait également  une  traduction  latine  des  deux  pre- 
mières parties,  Practica  orationis  mentalis  seu  contem- 
plativœ,  in-12,  Constance,  1607;  Cologne,  1609; 
Prague,  1682,  et  un  capucin  de  la  province  de  Castille 
les  traduisait  en  espagnol  et  les  éditait  en  1625,  Prac- 
tica de  la  oracion  mental. 

Fervent,  apôtre  de  la  dévotion  aux  Quarante-heures, 
dont  les  capucins  étaient  les  propagateurs,  le  P.  Bellin- 
tani publia  le  premier  ouvrage  que  l'on  connaisse  sur 
cette  pieuse  pratique,  Trattalo  délia  santa  oratione  délie 
quaranla  hore,  ncl  quale  si  contiene  l'origine  di  quesla 
oratione,  alcuni  essercitii  da  fare  in  quella  e  gli  ordini 
che  tiene  in  farla,  in-16,  Venise,  1586?,  Brescia, 1588, 
édition  différente,  Borne,  1588,  Pavie,  1590.  Un  autre 
chartreux,  Jean  Gelderman,  en  donna  une  traduction 
latine,  Tractatus  de  sancla  oratione  quadraginta  hora- 
rum...,  in-16,  Cologne,  1636.  Des  extraits  de  ce  traité, 
devenu  fort  rare,  étaient  plus  récemment  publiés  par 
deux  anonymes,  le  P.  Jean  de  Milan,  capucin,  Una 
pagina  d'oro  délia  fede  milanese,  in-12,  Milan,  1895, 
et  G.  Scurati,  PU  trattenimenti  con  Gesù  inSacramento 
per  l'orazione  délie  SS.  Quarantore,  in-16,  ibid.,  1896. 

Outre  ces  opuscules  mystiques,  le  P.  Matthias  en 
faisait  paraître  un  autre,  où  il  donnait  la  mesure  de  sa 
science  théologique  et  scripturaire,  In  sermones 
S.  D.  S.  Bonaventurse  et  in  evangelia  de  lempore  a 
Paschatc  usque  ad  Adventum,  scripturahs  introduc- 
tiones,  quibus  adjecti  sunt  sermones  ipsi  ejusdem 
S.  Doctoris,  in-4°,  Venise,  1588.  On  lui  avait  remis  pour 
les  examiner,  des  sermons  attribués  à  saint  Bonaven- 
ture;  étaient-ils  de  lui,  méritaient-ils  d'être  imprimés? 
Il  ne  donnait  aucune  indication  sur  leur  authenticité, 
attestée  par  ailleurs,  car  on  les  retrouve  dans  l'édition 
des  Opéra  omnia,  t.  ix,  Quaracchi,  mais  il  les  publiait 


857    MATTHIAS  BELLINTANI  DE  SALO  —  MATTHIAS  DE  I.A  COURONNE   358 


en  faisant  précéder  chaque  sermon  d'une  Iniroductio 

scripturalis  fort  développée,  qui  forme  eHc-inèine  un 
véritable  sermon.  Comme  son  ms.  présentait  des 
lacunes,  il  les  comblait  avec  des  sermons  de  François 
de  Meyronnes  et  un  de  Pierre  Auriol,  franciscains.  Lui- 
même,  nous  l'avons  dit,  était  un  prédicateur  estimé 
et  nous  en  avons  une  preuve  dans  ce  volume  de  ser- 
mons, qu'il  publia  sur  les  instances  du  cardinal  Fré- 
déric Borromée,  qui  les  avait  entendus  dans  sa  cathé- 
drale de  Milan,  Delli  dolori  di  Chrislo  Sig.  nosiro  pre- 
diche  otto,  con  altre  quatlro  d'altre  materie,  in-8°,  Ber- 
game,  1598.  Dans  ce  genre  nous  citerons  encore  VOra- 
zione  iunebre  nclla  morte  d'Alessandro  I.uzzago  nobile 
Brescfano,  Brescia,  1602,  prononcée  aux  obsèques,  le 
11  mai,  ce  qui  n'empêche  pas  les  bibliographes  d'en 
indiquer  une  édition  de  1594.  Pour  lui,  en  efïet,  ils 
ont  accumulé  les  bévues  les  plus  grosses. 

Vers  1587,  le  P.  Matthias  avait  été  chargé  d'écrire 
et  de  publier  les  chroniques  ou  Annales  de  son  ordre, 
travail  dont  toutes  les  missions  qu'on  lui  confia  ren- 
daient l'exécution  difficile.  Il  composa  cependant  une 
Historia  capuccina,  2  ms.  in-4°,  aux  archives  générales, 
qui  sont  une  des  meilleures  sources  à  consulter.  La 
bibliothèque  de  la  ville  de  Douai  conserve  une  tra- 
duction de  l'Histoire  capucine,  par  le  P.  Philippe  de 
Cambrai,  la  Vaticane  possède  hors  classement,  une 
première  rédaction  autographe,  Croniche  dell'  ultima  e 
perfetta  rijorma  delta  religione  di  S.  Francesco  di  frati 
minori  osservanti  detli  capucini.  Le  P.  Papebroch,  S.  J., 
a  publié  dans  les  Acta  Sanctorum,  t.  iv  de  mai,  une 
Vila  B.  Felicis  a  Cantalicio,  ex  processible  anle  annum 
1-590  ilalice  collecta,  écrite  par  le  P.  Mathias.  Plein  de 
vénération  pour  sa  bienheureuse  compatriote,  sainte 
Angèle  de  Mérici,  il  en  écrivit  une  biographie  que  l'on 
veut  avoir  servi  de  base  principale  au  livret  du 
P.  Octave  Gondi,  S.  J.,  Vita  délia  B.  Angela  Bresciana, 
prima  fondatrice  délia  compagnia  di  S.  Orsola,  in-4°, 
Brescia,  1600. 

En  mourant  le  P.  Matthias  laissait  de  nombreux 
mss.,  imparfaits  pour  la  plupart,  dont  un  de  ses  deux 
frères,  capucins  comme  lui,  le  P.  Jean  Bellintani, 
publia  quelques-uns.  Corone  spirituali  per  ialtentione 
in  conlemplare  la  Passione  del  Salvatore,  Milan,  1614, 
Home,  1616.  Son  ami,  saint  Charles,  lui  ayant  demandé 
un  recueil  de  méditations,  le  père  le  renvoyait  à  la 
l'rattica  dell'oratione,  mais  le  pieux  cardinal  voulait 
quelque  chose  de  plus  concis;  alors  il  lui  offrit  ces 
Corone,  qu'il  avait  composées  pour  son  usage  et  il 
les  donnait  également  au  cardinal  Morosini,  évêque  de 
Brescia  et  à  d'autres  peut-être.  Bien  placé  pour  être 
exactement  informé,  le  P.  Jean  dit  qu'il  ne  voulut 
jamais  permettre  qu'on  les  imprimât  de  son  vivant. 
Lue  traduction  latine  avait  été  faite  pour  les  novices 
pendant  son  séjour  en  Bohême;  plus  tard  on  les 
publiait  en  allemand,  Geisllicher  Rosenkranz,  in-12, 
Ingolstadt,  1616,  Munich,  1623,  et  en  français,  Sept 
couronnes  spirituelles  pour  les  sept  jours  de  la  semaine, 
Rouen,  1622.  C'est  peut-être  le  même  opuscule  que 
nous  avons  rencontré  sous  le  nom  du  P.  Matthias, 
Exercice  d'amour  ou  de  la  Passion,  Lille,  1633.  C'est 
encore  à  son  frère,  croyons-nous,  que  l'on  doit  un 
autre  livret,  Ulili  ricordi  e  rimedii  per  quelli  che  dalla 
yiustizia  sono  alla  morte  condannati,  in-32,  Salo,  1614. 
Le  P.  Lucien  de  Brescia  les  a  réédités  en  appendice  à. 
son  livre,  Il  lume  acceso  ad  un  moribondo,  in-8°,  Brescia, 
172:,.  1730.  Plus  important  est  le  Teatro  del  Paradiso 
ooero  meditationi  délia  céleste  gloria,  2  in-8°,  Salo,  1620, 
que  traduisit  en  français  le  P.  Martial  deRiom,  capu- 
cin. Théâtre  du  paradis,  ou  méditations  de  la  gloire 
céleste,  in-8°,  Lyon,  1629.  Il  publia  ensuite  les  Essage- 
raiioni  moruli,  in-8°,  Salo,  1622,  qui  sont  de  courtes  et 
ferventes  exhortations  pour  tous  les  dimanches  et 
fêtes  de  l'année.  Le  P.  Jean  était  assisté  d'un  neveu, 


appelé  P.  Matthias  en  souvenir  de  son  oncle,  pour 
éditer  le  Quadra.gesim.alt  Ambrosianum  duplex,  2in-8°, 
Lyon,  1624,  1625,  avec  un  beau  portrait  de  l'auteur 
gravé  par  Audran,  Cologne,  1628  et  1681,  avec  un 
nouveau  titre,  Conciones  exquisitissinue  in  singulos 
dies  quadragesimie  et  advcnlus.  Une  lettre  du  procu- 
reur général  de  l'ordre,  en  date  du  4  septem- 
bre 1627,  nous  fait  savoir  que  la  Congrégation  (du 
Saint  Office?)  ne  permettait  pas  l'impression  du  livre 
du  P.  Matthias  sur  l'Apocalypse.  On  mentionne  en 
effet  parmi  ses  manuscrits  une  Expositio  in  librum 
Apocalypsis  B.  Joannis  Aposloli,  qui,  dit-on,  se  con- 
servait à  la  bibliothèque  vaticane  par  ordre  de  Clé- 
ment VIII,  mais  dont  nous  n'avons  pas  rencontré  de 
traces.  Sans  nous  arrêter  à  ses  autres  mss.,  aujour- 
d'hui perdus  pour  la  plupart,  nous  signalerons  encore 
un  cahier  de  26  feuillets,  que  ne  mentionne  aucun 
bibliographe,  mais  dont  la  publication  était  autorisée 
en  1618,  Pratlica  per  la  oralione  mentale  délia  bealissima 
Vergine  Maria.  Nous  ne  saurions  dire  s'il  fut  imprimé. 
L'autre  frère  du  P.  Matthias,  le  P.  Paul,  se  dévoua 
au  service  des  malades  pendant  la  peste  qui  désola 
Milan  en  1576,  et  il  écrivit  le  Dialogo  délia  peste,  publié 
en  grande  partie  par  F.  Odorici,  /  due  Bellintani,  dans 
la  Raccolta  di  cronisti  e  documenli  storici  lombardi 
inedili,  Milan,  1857,  t.  n. 

Compendio  delta  vita  del  P.  Matlia  Bellintani,  Bergame, 
1650;  Bernard  de  Bologne,  Bibliothcca  seriptorum  ord.  min. 
capuccinorum,  Venise,  1747;  Fréd.  Bonomée,  De  sacris 
nostrorum  temporum  oraloribus.  Milan,  1632;  Boverius, 
Annales  ord.  fr.  min.  capuccinorum,  ann.  1575  et  1611,  t.  I 
et  il,  Lyon,  1632,  1G39;  Cozzando,  Libraria  Bresciana, 
Brescia,  1694;  A.  De  Santi,  L'orazione  dette  Quaranlore 
e  i  tempi  di  calamiià  e  di  guerra,  Rome,  1919;  Documents 
pour  servir  à  V histoire  de  V établissement  des  capucins  en 
France^  Paris,  1894;  Jean  Antoine  de  Brescia,  Vita  del 
P.  Mattia  Bellintani,  Milan  1885;  Jean  de  S.  Antoine, 
Bibliotheca  universa  franciscana,  Madrid,  1732;  Mazzu- 
chelli,  Gli  scrittori  d' Italia,  t.  n,  p.  629,  Brescia,  1753; 
Sala,  Documenli  circa  la  vita  di  S.  Caria  Borromeo,  t.  il, 
Milan,  1857;  Vladimir  de  Bergame,  /  cappaccini  Brescianl, 
Milan  1891;  Wadding-Sbaraglia,  Scriptorcs  ord.  nnnorum, 
Rome,  1806. 

P.  Edouard  d'Alençon. 

2.  MATTHIAS  DE  LA  COURONNE 
(a  Corona),  théologien  et  prédicateur  carme  chaussé 
belge  du  xvne  siècle.  —  Né  à  Liège,  il  revêtit  l'habit  des 
carmes  en  sa  ville  natale.  Ayant  pris  le  doctorat  en 
théologie  à  la  Sorbonne,  il  rentra  en  son  couvent  de 
Liège,  dont  il  fut  plusieurs  fois  prieur  et  qu'il  res- 
taura. De  même  il  fut  commissaire  général  pour  les 
couvents  belges  de  son  ordre.  Il  se  distingua  aussi 
comme  prédicateur.  Le  18  février  1676  il  mourut  au 
couvent  de  Liège,  qu'il  avait  embaumé  de  ses  ver- 
tus et  surtout  de  son  observance  régulière,  à  l'âge 
de  78  ans,  après  62  ans   de  profession  religieuse, 

Il  écrivit  un  ouvrage  de  grande  envergure  d'apo- 
logie, de  théologie  positivo-scolastique,  de  morale  et 
de  droit  canon  :  Sanctitas  Ecclesiœ  romanw  in  S.  Elia 
P  opheta  Carmelitarum  protoparente  (igurala,  seu 
Expositio  lilleralis,  myslica  et  moralis  sparsim  a 
cap.  S  VII  Ubri  III  Regum  usque  ad  cap.  XIII  lib.  I  V 
Regum  inclusive,  sancliiutem  Ecclesuv  romanse  deli- 
neans,  Liège,  1663  sq.  Cet  ouvrage  devait  comprendre 
12  gros  tomes  in-folios;  huit  seulement  en  ont  été 
publiés.  Le  t.  i  traite  de  l'existence,  des  notes,  de 
l'origine,  de  la  propagation  et  de  la  maternité  de 
l'Église  romaine;  le  t.  n  de  l'Église  romaine  et  de  sa 
primauté;  le  t.  m  du  pouvoir  infaillible  de  Pierre  et 
des  pontifes  romains  ses  successeurs  en  ce  qui  touche 
la  foi  et  les  moeurs,  du  gouvernement  de  l'Église,  etc.; 
le  t.  IV,  de  la  dignité  et  du  pouvoir  des  évêques;  le 
t.  v  du  pouvoir  judiciaire  des  évêques  et  du  droit 
militaire  des  prélats  qui  ont  une  juridiction  temporelle; 


359 


MATTHIAS    DE    LA    COURONNE  MATTHIEU    (SAINT) 


360 


le  t.  vi  des  missions  apostoliques,  de  l'utilité  des  mis- 
sions et  des  vertus,  privilèges,  office  et  pouvoir  des 
missionnaires;  le  t.  vu  de  la  dignité  des  cardinaux, 
légats,  nonces  et  inquisiteurs  de  la  foi;  avec  un  sup- 
plément   pour    prouver    la    sainteté    de    l'Église;    le 

I.  vin,  montre  comment  l'Église  romaine  est  sainte 
par  les  princes  chrétiens.  Les  quatre  tomes  non 
publiés  (t.  ix-xii)  traitent  aussi  de  la  sainteté  de 
l'Église  romaine  manifestée  par  le  peuple  fidèle,  par  la 
défense  de  la  sainteté  de  Dieu  et  par  les  sacrements. 
Matthias  de  la  Couronne  publia  aussi  en  français 
une    Vie  et  miracles  de  S.  Albert  (de  Sicile),  Carme. 

Daniel  de  la  V.  M.,  Vinea  Carmeli,  Anvers  1662,  p.  585; 
Spéculum  carmelitanum,  Anvers,  1G80,  t.  i,  p.  328  b,  n.  1352; 
t.  n,  p.  1013  t>,  n.  3538;  p.  1106  a,  n.  3921;  Foppens, 
Bibliothtca  Belgica,  Bruxelles,  1739,  p.  872  b;  Cosme  de 
Villiers,  Bibliolheca  carmelitana,  Orléans,  1752,  t.  il, 
col.  407-409,  n.  lll;'Hurter,  Nomenclator,  3°  édit.,  t.  iv, 
col.  88. 

P.  Anastase  de  S.  Paul. 

1.  MATTHIEU  (Saint),  l'un  des  douze  apôtres, 
à  qui  la  tradition  ecclésiastique  attribue  la  composi- 
tion du  premier  évangile. 

Saint  Matthieu  figure  dans  les  quatre  listes  d'apôtres 
que  donne  le  Nouveau  Testament,  Matth.,  x,  3;  Marc, 
n,  18;  Luc,  vi,  15;  Act.,  i,  13.  Le  premier  évangile 
accompagne  son  nom  de  l'épithète  ôtsXwvtjç,  le  publi- 
cain,  et  il  raconte,  ix,  9,  la  vocation  d'un  péager, 
nommé  Matthieu,  qui,  au  premier  appel,  quitte  le 
bureau  de  la  douane  pour  suivre  Jésus.  Le  même  épi- 
sode est  rapporté  avec  des  circonstances  à  peu  près 
identiques  par  les  deux  autres  synoptiques,  Marc,  u, 
14;  Luc,  v,  27-28;  mais  ceux-ci  donnent  le  nom  de 
Lévi  au  héros  de  ce  récit.  On  ne  peut  sérieusement 
douter  qu'il  s'agisse  dans  les  trois  évangiles  d'un 
même  personnage.  Il  faut  donc  supposer  que  le  publi- 
cain  appelé  par  Jésus  portait  deux  noms,  tous  deux 
sémitiques,  car  Ma66aioç  correspond  à  l'hébreu  "■ÇB 
(peut-être  abréviation  de  rp{ln?,  qui  signifie  don  de 
Jahvé).  Matthieu  pourrait  être,  comme  dans  le  cas 
de  Simon-Céphas,  le  nom  définitif  donné  par  Jésus 
à  son  apôtre.  —  A  part  le  récit  de  sa  vocation  et  du 
repas  qu'il  donna  aussitôt  après,  dans  sa  maison,  à 
Jésus  et  à  ses  disciples,  Matthieu-Lévi  n'est  plus  men- 
tionné dans  aucun  épisode  du  Nouveau  Testament. 
Les  détails  que  donne  la  tradition  sur  son  apostolat  et 
son  martyre  n'ont  pas  de  valeur  historique. 

De  l'évangile  qui  porte  le  nom  de  saint  Matthieu 
nous    étudierons  :    I.    L'origine    et    la  composition. 

II.  Les  caractères  particuliers  au  point  de  vue  doc- 
trinal (col.  366). 

I.  Origine  et  composition  du  premier  évangile. 

—  I.  L'origine  du  premier  évangile  d'après  la  tradition 
ecclésiastique.  II.  Le  premier  évangile  et  la  critique. 

III.  La  composition  du  premier  évangile  d'après  les 
données  intrinsèques. 

/.   LE    PREMIER    ÉVANGILE    ET  LA     TRADITION.  

1°  Citations  et  allusions  sans  mention  de  nom  d'auteur. 

—  Pour  les  Pères  apostoliques,  les  allusions  certaines 
ou  probables  au  premier  évangile  sont  signalées  par 
Funk,  Patres  apostolici,  2e  édit.,  Tubingue,  1. 1,  p.  2-36. 
On  en  trouve  dans  l'épître  de  saint  Clément  aux 
Corinthiens,  plus  sûrement  encore  dans  les  épîtres 
de  sa'.nt  Ignace,  et  ces  allusions  sont  plus  nombreuses 
que  celles  qui  se  rapportent  au  second  ou  au  troisième 
évangile.  L'épître  de  Barnabe,  iv,  14,  fait  allusion  à 
Matth.,  xxn,  14,  avec  la  formule  wç  ysypa^xai  qui 
caractérise  les  citations  scripturaires.  La  Didachè 
contient  de  nombreuses  citations  de  paroles  de  Jésus, 
faites  d'après  le  premier  évangile,  qui  est  dit  l'évangile 
du  Seigneur  :  Did.,  vm,  2  et  sq.  =  Matth.,  vi,  9-13; 
Did.,  xv,  3  =  Matth.,  xvni,  15-17;  Did.,  xv,  4  =  Matth., 
vi,  2-4,  5-8.  Même  prédominance  de  l'usage  du  premier 


évangile  dans  saint  Justin  où  l'on  a  relevé  une  qua- 
rantaine d'allusions  à  Matth.,  le  Pasteur  d'Hermas, 
la  II*  démentis,  etc.  De  ces  citations  et  allusions  il 
résulte  que  le  premier  évangile,  en  son  texte  grec, 
était  connu  partout  au  n«  siècle. 

2°  Témoignages  patristiqu.es  concernant  la  composi- 
tion du  premier  évangile.  —  Le  témoignage  le  plus 
ancien  est  celui  de  Papias,  dans  le  texte  célèbre  conser- 
servé  par  Eusèbe,  //.  E.,  III,  xxxix,  P.  G.,  t.  xx, 
col.  300,  où  il  est  question  d'abord  de  l'évangile  de 
saint  Marc,  puis  de  celui  de  saint  Matthieu  dans  les 
termes  suivants  :  «  Quant  à  Matthieu,  il  a  mis  en 
ordre  les  discours,  xà  X6yia,  en  langue  hébraïque,  et 
chacun  les  a  interprétés  comme  il  pouvait.  »  Toute  la 
tradition  ecclésiastique  a  vu  dans  ces  7.6yiy.  l'original 
hébreu  de  l'évangile  grec  qu'on  attribuait  à  saint 
Matthieu.  Ainsi  saint  Irénée,  qui  cite  le  texte  grec 
du  premier  évangile  et  dit,  Contra  hseres.,  III,  i,  P.  G., 
t.  vu,  col.  844,  que  Matthieu  a  donné  par  écrit  l'évan- 
gile dans  la  langue  des  Hébreux,  pendant  que  Pierre 
et  Paul  prêchaient  l'évangile  à  Rome;  Origène  (cité 
par  Eusèbe,  //.  E.,  VI,  xxv,  P.  G.,  t.  xx,  col.  552) 
qui  déclare  tenir  de  la  tradition,  que  le  premier  évan- 
gile écrit  est  celui  selon  Matthieu,  qui  l'a  donné  à  ceux 
des  croyants  venant  du  judaïsme,  composé  en  carac- 
tères hébraïques;  saint  Cyrille  de  Jérusalem,  Calech., 
xiv,  15,  P.  G.,  t.  xxxiii,  col.  884;  saint  Épiphane, 
Hier,  xxx,  3,  P.  G.,  t.  xli,  col.  409;  Eusèbe  lui-même 
qui  parle  du  premier  évangile  grec  comme  d'une  tra- 
duction, et  déclare,  H.  E.,  III,  xxiv,  P.  G.,  t.  xx, 
col.  265,  que  Matthieu,  au  moment  de  quitter  les 
juifs  qu'il  avait  évangélisés,  leur  a  laissé  l'évangile 
écrit  en  hébreu  pour  compenser  son  absence.  Citons 
encore  Tertullien  qui  appelle  saint  Matthieu  ftdclissi- 
mus  evangelii  commenlator,  ut  cornes  Chrisli,  De  carne 
Christi,  xxn,  P.  L.,  t.  n,  col.  789;  et  saint  Jérôme  qui 
résume  les  données  traditionnelles  en  ajoutant  qu'on 
ne  sait  pas  qui  a  traduit  en  grec  l'original  de  saint 
Matthieu.  Notons  que,  d'après  ces  textes,  la  langue 
originale  du  premier  évangile  aurait  été  l'hébreu. 
Mais  on  peut  très  bien  admettre,  et  il  est  plus  vrai- 
semblable, que  saint  Matthieu  écrivit  en  araméen, 
langue  parlée  par  les  juifs  à  qui  il  destinait  son  évan- 
gile. 

3°  Décisions  de  la  Commission  biblique  pontificale.  — 
Les  données  traditionnelles  sur  l'origine  du  premier 
évangile  ont  été  codifiées  dans  un  décret  de  la  Com- 
mission biblique,  du  19  juin  1911,  complété  par  une 
décision  du  26  juin  1912.  Il  résulte  de  ces  décisions  : 
a)  que  l'apôtre  saint  Matthieu  est  vraiment  l'auteur  de 
l'évangile  qui  porte  son  nom,  qu'il  a  été  le  premier  des 
évangélistes  et  que  son  œuvre,  écrite  en  araméen,  était 
bien  un  évangile,  tel  que  celui  que  nous  possédons, 
et  non  point  seulement  une  collection  des  discours  du 
Christ  qui  aurait  été  utilisée  ensuite  par  le  rédacteur 
anonyme  de  notre  premier  évangile  grec  ;  b)  que  la 
rédaction  du  texte  original  du  premier  évangile  ne 
peut  être  renvoyée  après  la  ruine  de  Jérusalem;  c)  que 
notre  premier  évangile  grec  doit  être  tenu  pour  cano- 
nique, et  identique  quant  à  sa  substance  avec  l'ori- 
ginal araméen  écrit  par  saint  Matthieu;  à)  qu'on  ne 
peut  mettre  en  doute  l'authenticité  des  deux  premiers 
chapitres  où  est  racontée  l'enfance  du  Sauveur,  non 
plus  que  de  quelques  passages  de  grande  importance 
dogmatique,  Matth.,  xiv,  33;  xvi,  17-19;  xxvm,  19-20, 
contestés  par  certaines  critiques  modernes;  e)  que, 
si  on  a  le  choix  entre  plusieurs  hypothèses  pour  expli- 
quer les  rapports  entre  les  trois  premiers  évangiles, 
on  ne  peut  admettre  la  théorie  dite  des  deux  sources, 
qui  suppose  que  notre  premier  évangile  grec  a  été 
composé  principalement  d'après  l'évangile  de  saint 
Marc  et  une  collection  des  discours  du  Seigneur.  Texte 
latin  dans  Denzinger-B.,  n.  2148-2154;  2164-2165. 


361 


MATTHIEU    (SAINT),    ORIGINE    DU    PREMIER    ÉVANGILE 


362 


//.  LU  PREMIER  KY  AN  Cl  LE  ET  LA  CRITIQUE.  — 
C'est  précisément  à  cette  théorie  des  deux  sources, 
présentée  d'ailleurs  sous  des  formes  assez  variées, 
que  se  rangent  la  plupart  des  critiques  contempo- 
rains. En  dehors  des  catholiques,  et  de  quelques  exé- 
gètes  protestants,  tels  que  Th.  Zahn,  on  peut  dire  que 
l'accord  est  unanime  entre  les  critiques  sur  les  deux 
points  suivants  :  notre  premier  évangile  grec  est  une 
œuvre  originale  et  non  point  la  simple  traduction  d'un 
évangile  araméen  :  il  est  postérieur  à  l'évangile  de 
saint  Marc  qu'il  utilise. 

On  admet  généralement  que  le  premier  évangile 
actuel  dépend  de  deux  sources  principales  :  du  second 
évangile  auquel  sont  empruntés  la  plupart  des  récits, 
et  d'une  autre  source,  désignée  sous  le  nom  de  Logia 
ou  de  source  Q  (de  l'allemand  Quelle),  d'où  viennent 
les  discours  et  sentences  de  Jésus.  Le  nom  de  Logia 
a  été  donné  à  cette  source  hypothétique,  parce  qu'on 
l'a  longtemps  identifiée  avec  les  Xôyioi  dont  Papias 
attribue  la  rédaction  à  l'apôtre  saint  Matthieu.  On 
n'est  d'ailleurs  pas  d'accord  sur  le  caractère  de  cette 
source,  tel  qu'il  ressort  du  témoignage  de  Papias  : 
les  uns  pensent  que  c'était  un  simple  recueil  de  paroles 
du  Sauveur;  d'autres  supposent  que  les  discours  étaient 
accompagnés  de  quelques  parties  narratives,  qui 
leur  servaient  de  cadre;  les  plus  conservateurs  esti- 
ment que  les  Logia  constituaient  déjà,  un  véritable 
évangile,  qu'ils  attribuent  à  saint  Matthieu  conformé- 
ment à  la  tradition,  et  ils  supposent  que  le  nom  de  cet 
apôtre  est  resté  attaché  à  notre  premier  évangile  grec, 
parce  que  l'auteur  inconnu  de  cet  ouvrage  en  aurait 
emprunté  la  matière  en  grande  partie  à  l'œuvre  pri- 
mitive de  saint  Matthieu,  que  saint  Luc,  de  son  côté, 
aurait  utilisée  d'une  façon  indépendante.  D'ailleurs, 
un  attache  de  moins  en  moins  d'importance  parmi  les 
critiques  libéraux  au  témoignage  de  Papias,  et  c'est 
surtout  pour  des  raisons  de  critique  interne  qu'on 
admet  l'existence  d'un  recueil  de  discours  de  Jésus 
qui  aurait  servi  de  source  commune  aux  rédacteurs 
du  premier  et  du  troisième  évangile.  C'est  précisé- 
ment par  la  comparaison  de  ces  deux  évangiles  que 
Harnack  a  essayé,  après  plusieurs  autres,  de  recons- 
tituer la  source  Q.  Les  critiques  les  plus  radicaux 
n'admettent  même  pas  que  cette  source  ait  un  rapport 
quelconque  avec  saint  Matthieu  :  d'après  eux,  c'est 
Minplement  pour  donner  une  autorité  plus  grande  au 
premier  évangile  qu'on  aurait  imaginé  de  le  présenter 
comme  la  traduction  d'un  évangile  hébreu,  écrit  par 
l'apôtre  Matthieu  (supposition  peu  vraisemblable, 
notons-le,  car  on  ne  voit  pas  pourquoi  on  aurait  choisi 
pour  auteur  d'un  évangile  un  apôtre  obscur  comme 
saint  Matthieu,  si  son  nom  n'avait  été  dès  l'origine 
attaché  à  la  composition  d'un  écrit  de  ce  genre). 
Ils  ne  voient  d'ailleurs  dans  le  recueil  de  sentences 
évangéliques  et  l'évangile  de  saint  Marc  que  les 
sources  principales  de  notre  premier  évangile  cano- 
nique, où  seraient  entrés  bien  d'autres  éléments,  et 
qui  serait  le  résultat  d'une  compilation  faite  sans 
doute  par  étapes.  Au  lieu  d'être  le  plus  ancien  des 
Synoptiques,  l'évangile  de  saint  Matthieu  aurait  des 
chances  d'être  le  plus  récent,  et  A.  Loisy  va  jusqu'à 
déclarer  qu'  «il  ne  paraît  pas  autrement  certain  qu'il 
ait  acquis  sa  forme  définitive  dès  le  commencement 
du  second  siècle  ». 

Plusieurs  critiques  catholiques,  sans  abandonner  la 
donnée  traditionnelle  qui  fait  de  l'évangile  de  saint 
Matthieu  le  premier  en  date  des  Synoptiques,  n'enten- 
dent cette  priorité  que  de  l'original  araméen  de  cet 
évangile.  Quelques-uns,  adoptant  l'idée  générale  de 
la  théorie  des  deux  sources,  avaient  admis  que  notre 
premier  évangile  actuel  n'était  pas  une  simple  tra- 
duction du  Matthieu  araméen,  mais  le  résultat  d'une 
combinaison  de  celui-ci  avec  des  récits  empruntés  à 


l'évangile  de  saint  Marc.  Celte  position  ne  s'accorde 
pas  parfaitement  avec  la  décision  de  la  Commission 
biblique,  d'après  laquelle  on  doit  tenir  le  premier  évan- 
gile canonique  pour  une  traduction,  substantiellement 
fidèle  à  l'original,  de  l'évangile  araméen  de  saint 
Matthieu.  Rien  néanmoins  n'empêche  d'admettre  ■ — 
et  c'est  l'hypothèse  proposée  en  particulier  par 
M.  Sickenberger  et  le  P.  Lagrange  —  que  la  traduction 
grecque  de  l'évangile  hébreu  de  saint  Matthieu  soit 
postérieure  à  l'évangile  de  saint  Marc,  et  qu'elle  en 
dépende  pour  la  forme,  et  même,  quant  au  fond,  pour 
certains  éléments  dont  l'addition  ne  modifie  pas  la 
substance  du  récit. 

On  n'a  pas  à  entreprendre  ici  une  discussion  détaillée 
de  ce  problème  littéraire,  qui  supposerait  une  étude 
d'ensemble  sur  la  question  synoptique,  et  qui  sera 
abordée  dans  l'article  Synoptiques.  Il  suffira  de 
montrer  que  les  objections  opposées  par  les  critiques 
à  l'authenticité  du  premier  évangile  ne  sont  pas  déci- 
sives, et  qu'une  hypothèse,  telle  que  celle  proposée  par 
le  P.  Lagrange,  tout  en  maintenant  les  données  tra- 
ditionnelles, rendsufTisammentcompte  des  faits  établis 
par  la  critique  interne,  qu'il  s'agisse  des  caractères 
particuliers  de  l'évangile  de  saint  Matthieu,  ou  de  ses 
rapports  avec  les  deux  autres  synoptiques. 

///.  LA  COMPOSITION  DJJ  PREMIER  ÉVANGILE 
D'APRÈS  LES  DONNÉES  INTRINSÈQUES.  ■ —  Il  ne  s'agit 
point  de  prouver  par  l'examen  intrinsèque  de  notre 
premier  évangile  actuel  qu'il  a  été  rédigé  dans  les 
conditions  supposées  par  la  tradition  ecclésiastique. 
Si  l'unité  littéraire  que  présente,  on  le  verra,  cet 
évangile,  est  incompatible  avec  une  théorie  de  son 
origine  qui  en  ferait  une  pure  compilation,  d'autres 
hypothèses  proposées  par  certains  critiques  pour- 
raient en  effet  rendre  assez  bien  compte  de  sa  com- 
position. Mais  ces  hypothèses  n'étant  pas  en  accord 
avec  le  témoignage  traditionnel  ne  sauraient  être 
acceptées  que  si  la  critique  interne  rendait  ce  témoi- 
gnage irrecevable,  en  constatant  des  faits  en  désac- 
cord manifeste  avec  les  données  de  la  tradition.  Pour 
maintenir  au  contraire  la  thèse  traditionnelle  sur 
l'origine  du  premier  éyangile,  il  suffit  de  montrer 
que  l'étude  interne  de  cet  évangile  ne  révèle  rien  qui 
s'oppose  à  son  authenticité  et  à  sa  priorité  (tout  au 
moins  dans  sa  forme  araméenne)  par  rapport  aux 
deux  autres  Synoptiques.  Cette  démonstration  né- 
gative pourra  être  ensuite  complétée  par  la  men- 
tion de  certains  caractères  du  premier  évangile  qui, 
sans  imposer  la  thèse  traditionnelle,  s'harmonisent 
particulièrement  bien  avec  l'attribution  de  cet  écrit  à 
saint  Matthieu. 

1°  Examen  des  objections,  fondées  sur  la  critique 
interne,  contre  l'authenticité  du  premier  évangile.  ■ — 
1.  Preuves  alléguées  en  faveur  de  la  dépendance  de 
l'évangile  de  saint  Matthieu  par  rapport  à  celui  de  saint 
Marc.  —  a)  Si  l'on  considère  le  choix  et  l'ordre  des 
épisodes  dans  les  deux  premiers  évangiles,  on  constate 
une  ressemblance  frappante,  qui  s'accuse  surtout  à 
partir  du  c.  xm  de  saint  Matthieu,  et  qui  est  spéciale- 
ment marquée  dans  les  récils  de  la  Passion.  Cette 
ressemblance  de  fond  est  accentuée  par  la  similitude 
d'expressions,  parfois  d'expressions  peu  courantes, 
dans  les  passages  parallèles.  On  doit  reconnaître,  avec 
l'ensemble  des  critiques  que  cette  double  ressemblance 
ne  peut  s'expliquer  simplement  par  la  reproduction 
dans  les  deux  évangiles  d'une  même  catéchèse  orale, 
et  il  faut  admettre  entre  l'un  et  l'autre  une  certaine 
dépendance  littéraire. 

b)  Cette  dépendance  étant  supposée,  on  fait  valoir 
en  faveur  de  la  priorité  de  Marc  les  considérations  sui- 
vantes. Le  second  évangile,  avec  ses  récits  vivants, 
colorés,  pleins  de  détails  concrets,  a  une  physionomie 
plus  primitive  et  ne  peut    être    considéré  comme    la 


363 


MATTHIEU    (SAINT),   ORIGINE    DU    PREMIER    ÉVANGILE 


364 


Teprise  de  la  rédaction  plus  abstraite  et  plus  didactique 
de  saint  Matthieu.  En  bien  des  cas  les  différences  de 
fond  ou  de  forme  entre  les  deux  évangiles  dans  des 
passages  parallèles  donnent  d'ailleurs  l'impression  de 
corrections  faites  délibérément  par  l'auteur  du  premier 
évangile,  en  vue  d'abréger,  de  développer,  de  clarifier 
ou  parfois  d'introduire  des  nuances  d'ordre  théolo- 
gique. Enfin  on  insiste  sur  les  doublets,  c'est-à-dire  sur 
lés  répétitions  d'un  même  récit  ou  d'une  même  sen- 
tence, qui  sont  assez  nombreux  dans  le  premier  évan- 
gile (plus  de  20);  ces  doublets  prouvent,  d'après  la 
plupart  des  critiques,  que  l'auteur  a  rapporté  le  même 
fait  ou  la  même  parole  une  fois  en  s'inspirant  de 
l'évangile  de  saint  Marc,  une  autre  fois  d'après  une 
source  différente,  les  Logia  probablement. 

Nous  avons  admis,  article  Marc,  t.  ix,  col.  1947, 
que  l'évangile  de  saint  Marc  est  la  reproduction  fidèle 
d'une  catéchèse  primitive,  celle  de  saint  Pierre  :  il 
ne  saurait  donc  être  question  de  le  faire  dépendre  litté- 
rairement, tout  au  moins  pour  l'ensemble  de  l'ouvrage, 
de  l'évangile  de  saint  Matthieu.  Mais  les  rapports 
entre  les  deux  premiers  Synoptiques  n'exigent  pas  non 
plus,  semble-t-il,  que  Matthieu  dépende  de  Marc,  à 
condition  d'admettre,  avec  la  tradition  ecclésiastique, 
l'existence  d'un  Matthieu  hébreu  ou  araméen,  dont 
le  traducteur  grec  aurait  connu  et  utilisé  l'œuvre  de 
saint  Marc.  Cette  hypothèse  explique  suffisamment 
la  similitude  d'expressions  entre  les  deux  évangiles, 
le  traducteur  ayant  conformé  son  texte  à  celui  de 
saint  Marc;  quant  aux  divergences,  elles  ne  présentent 
pas  aussi  nettement  qu'on  le  prétend  le  caractère  de 
corrections  systématiques  faites  par  le  rédacteur  du 
premier,  évangile.  Cf.  Lagrange,  Évangile  selon  S.  Mat- 
thieu, p.  lviii  sq.  ;  rien  n'empêche  d'ailleurs  de  les 
attribuer  aussi  au  traducteur.  D'autant  que,  selon 
la  remarque  du  P.  Lagrange,  si  Luc,  s'inspirant  du 
second  évangile,  reproduit  à  peu  près  intégralement 
le  fond  des  récits  en  modifiant  librement  les  expres- 
sions, «  Matthieu  est  beaucoup  plus  rapproché  de  Marc 
par  le  choix  et  l'ordre  des  mots,  mais  plus  différent 
pour  la  façon  de  présenter  les  choses.  »  —  Quant  aux 
doublets,  on  peut  supposer  sans  invraisemblance  dans 
la  plupart  des  cas,  qu'ils  sont  de  simples  répétitions  : 
on  remarque,  en  effet,  en  d'autres  endroits  du  premier 
évangile  la  tendance  de  l'auteur  à  se  répéter;  d'ailleurs, 
pour  certaines  paroles  du  Christ,  ainsi  répétées,  saint 
Matthieu,  les  ayant  introduites  dans  un  des  grands 
discours  où  il  a  groupé  les  enseignements  de  Jésus, 
a  très  bien  pu  les  reproduire  de  nouveau  dans  leur 
contexte  historique  réel,  par  exemple,  Matth.,  v,  32  et 
xix,  9;  x,  22  et  xxiv,  9.  L'explication  paraît  cepen- 
dant insuffisante  pour  certains  doublets,  Matth.,  x,  38 
et  xvi,  24;  xvn,  20  et  xxi,  21  en  particulier,  où  la 
dépendance  par  rapport  à  Marc  est  plus  sensible.  Le 
P.  Lagrange,  op.  cit.,  p.  l  sq.,  croit  pouvoir  dans  ce  cas 
attribuer  au  traducteur  la  répétition  ainsi  faite  sous 
une  forme  empruntée  au  second  évangile.  —  Pour 
rendre  compte  de  la  ressemblance  dans  le  choix  et 
l'ordre  des  matériaux  qui  composent  les  deux  pre- 
miers Synoptiques,  une  solution  analogue  peut-être 
proposée.  Cette  ressemblance  peut  s'expliquer  tout 
simplement  en  certains  cas,  pour  les  récits  de  la  Pas- 
sion en  particulier,  par  la  conformité  à  la  suite  histo- 
rique des  faits.  D'autre  part  les  principaux  récits,  ainsi 
que  les  paroles  de  Jésus  qui  faisaienc  le  fond  de  la 
prédication  chrétienne  primitive,  ont  dû  être  fixés  de 
bonne  heure  dans  la  tradition  orale,  et  même  peut-être 
dans  des  écrits  plus  ou  moins  fragmentaires,  qui  pou- 
vaient servir  d'aide-mémoire  :  saint  Matthieu  et  saint 
Marc  ont  pu  s'inspirer  tous  deux  de  cette  tradition 
orale  ou  déjà  partiellement  écrite,  qui  déterminait  la 
matière  et  la  disposition  générale  de  l'évangile.  On 
peut  d'ailleurs  admettre  que  quelques  courts  récits 


ont  été  ajoutés  d'après  saint  Marc  par  le  traducteur 
grec  du  premier  évangile;  ces  additions  peu  nom- 
breuses n'empêcheraient  pas  l'identité  substantielle  de 
l'évangile  grec  avec  l'œuvre  primitive  de  saint  Mat- 
thieu. Lagrange,  op.  cit.,  p.  XL. 

2.  Les  citations  de  l'Ancien  Testament  dans  le  pre- 
mier évangile  fournissent  à  beaucoup  de  critiques  un 
argument  contre  l'attribution  traditionnelle  à  saint 
Matthieu.  Ces  citations,  notablement  plus  nombreuses 
dans  cet  évangile  que  dans  les  deux  autres  Synop- 
tiques, sont  souvent  faites  d'après  la  version  grecque 
des  Septante,  tandis  qu'un  évangile  composé  en 
hébreu  ou  araméen  aurait,  dit-on,  cité  l'Ancien 
Testament  d'après  le  texte  hébreu. 

Il  est  exact  que  beaucoup  de  citations  dans  le  pre- 
mier évangile,  spécialement  celles  qu'il  a  en  commun 
avec  les  autres  Synoptiques,  se  rapprochent  davantage 
des  Septante.  Par  contre,  il  est  remarquable  que  celles 
qui  sont  particulières  à  cet  évangile  s'inspirent  plutôt 
du  texte  hébreu  de  l'Ancien  Testament  ou  du  moins 
trahissent  une  influence  de  l'hébreu.  Dès  lors,  conclut 
le  P.  Lagrange,  op.  cit.,  p.  cxxn  sq.,  la  solution  la  plus 
satisfaisante  paraît  être  la  suivante.  Saint  Matthieu, 
écrivant  en  araméen  (non  pas  en  hébreu,  car  il  aurait 
cité  sans  doute  plus  textuellement),  s'est -servi  du 
texte  hébreu  de  l'Ancien  Testament,  en  l'utilisant 
d'ailleurs  assez  librement.  Le  traducteur  grec,  pour 
les  citations  qui  n'avaient  pas  de  parallèle  dans  Marc, 
a  traduit  exactement  l'original  de  Matthieu;  tandis 
que,  là  où  il  trouvait  la  citation  déjà  faite  dans  le 
second  évangile  d'après  les  Septante,  il  a  adopté  de 
préférence  le  texte  de  Marc,  même  si  le  texie  s'écar- 
tait un  peu  de  la  leçon  de  l'hébreu,  qui  figurait  dans 
l'évangile  araméen.  Cette  hypothèse  rend  mieux 
compte  des  faits  que  celle  des  critiques  qui  pensent 
que  notre  premier  évangile  a  été  composé  directement 
en  grec  par  un  écrivain  s'inspirant  de  l'évangile  de 
saint  Marc,  car  on  ne  voit  pas  pourquoi  l'auteur  aurait 
rapproché  de  l'hébreu  certaines  de  ses  citations,  s'il 
n'avait  eu  en  mains  un  texte  où  l'Ancien  Testament 
hébreu  était  déjà  utilisé. 

3.  On  objecte  enfin  contre  l'attribution  du  premier 
évangile  à  saint  Matthieu,  le  caractère  même  de  cet 
évangile.  Est-il  vraisemblable  qu'un  témoin  oculaire 
ait  écrit  d'un  style  aussi  schématique,  en  laissant  de 
côté  les  détails  concrets,  les  traits  pris  sur  le  vif, 
pour  s'attacher  presque  uniquement  à  la  portée  doc- 
trinale ou  apologétique  des  faits  qu'il  rapporte? 

Il  faut  reconnaître  que  rien  en  effet  dans  la  manière 
du  premier  évangile  ne  révèle  le  témoin  oculaire.  Mais 
cette  constatation  ne  suffit  pas  à  ébranler  la  force  de  la 
tradition  en  faveur  de  l'attribution  à  saint  Matthieu, 
car,  en  dehors  même  de  la  considération  de  tempéra- 
ment littéraire,  le  but  visé  par  un  écrivain  commande 
sa  manière,  et,  s'il  se  propose  avant  tout  de  mettre 
en  lumière  un  enseignement,  il  pourra  négliger  dans 
son  écrit  les  circonstances  qui  n'ont  aucune  significa- 
tion doctrinale. 

Insistera-t-on  en  disant  qu'un  récit  de  ce  genre  ne 
peut  du  moins  avoir  été  la  première  forme  de  l'évan- 
gile? Le  P.  Lagrange  montre  au  contraire,  op.  cit., 
p.  xxxvm-xxxix;  cxxix  sq.,  que  la  préoccupation 
dominante  chez  les  premiers  prédicateurs  de  l'évangile 
ne  dut  pas  être  une  préoccupation  proprement  histo- 
rique, mais  une  préoccupation  apologétique,  et  que 
les  premiers  essais  de  littérature  évangélique  durent 
être  conçus  en  vue  de  la  controverse  avec  les  juifs, 
à  qui  s'adressait  la  première  prédication  chrétienne. 
«  Or,  apologie  et  controverse  doctrinale,  c'est  le  trait 
principal  et  particulier  de  l'évangile  de  saint  Matthieu, 
trait  qui  en  décide  l'opportunité  pour  les  premiers 
jours.  » 

Les   critiques  reconnaissent   d'ailleurs   eux-mêmes 


3(35 


.MATTHIEU    (SAINT),    CARACTÈRES    DU    PREMIER    ÉVANGILE 


36G 


que  la  composition  d'une  biographie  proprement  dite 
ne  fut  pas  le  premier  souci  des  écrivains  chrétiens, 
puisqu'ils  admettent  généralement,  à  l'origine  de  la 
littérature  évangélique,  la  rédaction  d'un  recueil  de 
sentences,  qui  fut  utilisé  plus  tard  dans  notre  premier 
et  notre  troisième  évangile,  et  dans  lequel  ou  s'était 
préoccupé  de  fixer,  en  sauvegardant  les  termes  mêmes 
dont  Jésus  s'était  servi,  les  principaux  enseignements 
du  Sauveur.  .Mais  de  l'étude  des  genres  littéraires  dans 
le  judaïsme  et  l'hellénisme  à  l'époque  du  Nouveau 
Testament,  de  l'analyse  surtout  des  besoins  auxquels 
dut  répondre  la  littérature  évangélique  primitive,  il 
résulte  qu'un  simple  recueil  de  sentences,  sans  un 
cadre  historique  contenant  un  certain  nombre  de  faits, 
ne  se  comprendrait  guère  comme  type  premier  d'évan- 
gile :  la  biographie  dut  avoir  sa  place  même  dans  un 
ouvrage  de  controverse,  parce  que  les  faits  révélaient 
l'attitude  prise  par  Jésus  et  manifestaient  le  carac- 
tère de  sa  mission,  tout  autant  que  ses  paroles.  De  la 
sorte  on  est  amené  à  concevoir  comme  évangile  pri- 
mitif un  ouvrage  dont  on  ne  peut  évidemment  prouver 
qu'il  contenait  tout  ce  qui  figure  dans  notre  évangile 
actuel  de  saint  Matthieu,  mais  qui,  par  le  genre  de 
composition  et  le  caractère,  devait  tout  au  moins  res- 
sembler à  cet  évangile. 

On  ne  saurait  conclure  en  tout  cas  du  caractère 
didactique  du  premier  évangile  à  son  origine  récente, 
car  le  développement  de  la  tradition  a  dû  se  faire  dans 
le  sens  d'une  préoccupation  historique  plus  accentuée, 
comme  cela  ressort  de  la  composition  de  l'évangile  de 
saint  Luc,  qui  est,  beaucoup  plus  nettement  que  les 
deux  autres  Synoptiques,  œuvre  d'historien. 

2°  Caractères  du  premier  évangile  favorables  à 
l'authenticité.  —  1.  Il  ne  semble  pas  que  la  fusion  d'élé- 
ments empruntés  à  deux  sources  principales  :  l'évan- 
gile de  saint  Marc  et  un  recueil  de  sentences,  ait  pu 
aboutir  à  une  œuvre  dont  l'unité  est  aussi  marquée 
que  celle  du  premier  évangile.  Celui-ci  ne  se  présente 
point  en  elïet  comme  un  simple  recueil  d'anecdotes 
et  de  sentences,  disposées  dans  un  cadre  chronologique 
assez  large,  et  sans  lien  de  successsion  bien  strict.  Les 
paroles  et  les  faits  sont  au  contraire  groupés  de  façon 
à  former  des  ensembles,  qui  ne  tiennent  pas  nécessai- 
rement compte  de  la  suite  chronologique.  On  y  remar- 
que facilement  cinq  grands  discours  nette  lient  mar- 
qués par  la  façon  dont  ils  sont  introduits  et  surtout 
dont  ils  se  terminent  (noter  les  formules  de  conclu- 
sion toutes  semblables,  vu,  28;  xi,  1  ;  xiii,  53;  xix,  1  ; 
xxv  ,  1),  comme  aussi  par  l'unité  du  thème  :  discours 
sur  la  montagne,  discours  sur  la  mission  des  apôtres, 
discours  des  paraboles.,  discours  sur  les  devoirs  mutuels 
des  disciples,  discours  eschatologique.  De  même  il  y  a 
des  groupements  de  faits  :  par  exemple  la  collection 
de  dix  miracles,  vm,  1-ix,  31.  De  plus  les  récits 
ne  sont  pas  juxtaposés  aux  discours,  iis  sont  intime- 
ment liés  à  l'enseignement,  qu'ils  servent  à  appuyer, 
et  dont  iis  sont  généralement  inséparables.  De  là  dans 
le  premier  évangile  cette  unité  organique  qui  n'aurait 
pas  été  obtenue,  semble-t-il,  s'il  avait  été  formé  par 
la  réunion  d'une  part  de  récits,  d'autre  part  de  sen- 
tences provenant  de  deux  sources  différentes. 

2.  Cette  homogénéité  se  manifeste  particulièrement 
dans  la  persistance  d'un  bout  à  l'autre  du  premier 
évangile  de  certains  traits  qui  en  accusent  le  caractère 
sémitique,  judaïque,  et  même  l'archaïsme,  traits  qui 
s'accordent  assez  bien  avec  les  données  traditionnelles 
sur  l'origine  de  cet  évangile. 

Bien  qu'il  soit  écrit  dans  une  langue  qui  se  rap- 
proche du  grec  classique,  on  a  pu  dire  de  notre  pre- 
mier évangile  que  «  malgré  son  vêtement  grec,  il  était 
un  étranger  parmi  les  Grecs  »,  Claddcr,  Unsere  Evan- 
gelien,  Fribourg,  1910,  p.  67.  Parmi  les  traits  nette- 
ment   sémitiques,  qu'on  retrouve  dans  la  littérature 


juive  contemporaine  du  Nouveau  Testament,  on  peut 
noter  l'influence  de  certains  nombres  qui  dominent 
les  groupements  :  les  nombres  7  et  3  spécialement,  bien 
que  dans  certains  cas  on  puisse  hésiter  sur  le  carac- 
tère intentionnel  de  ces  groupes  et  divisions.  Un  exem- 
ple très  net  est  celui  de  la  généalogie,  i,  1-17,  divisée 
en  trois  séries  de  14  =(2x7)  générations,  ce  qui  a 
obligé  i'évangéiiste  à  omettre  certains  noms.  Il  y  a  sept 
paraboles  au  c.  xm,  sept  malédictions  contre  les  Pha- 
risiens au  c.  xxiii,  et  l'on  compte  généralement  sept 
demandes  du  Pater.  Plus  nombreux  encore  les  exemples 
de  groupements  tripartites. 

Au  point  de  vue  du  style,  on  doit  signaler  l'emploi 
fréquent  du  parallélisme  hébraïque,  et  même  de  la 
construction  slrophique  (dans  le  discours  sur  la  mon- 
tagne notamment),  avec  une  tendance  marquée  à 
commencer  et  terminer  un  épisode  par  des  mots  sem- 
blables (procédé  fréquent  dans  l'Ancien  Testament  et 
désigné  sous  le  nom  à'inclusio).  Lagrange,  op.  cit., 
p.  lxxxi.  Pour  le  vocabulaire  aussi,  la  marque  juive 
est  plus  accentuée  dans  saint  Matthieu  que  dans  les 
autres  Synoptiques.  Ce  n'est  pas  qu'il  s'y  trouve  un 
plus  grand  nombre  d'expressions  araméennes  repro- 
duites telles  quelles,  —  saint  Marc  en  conserve  davan- 
tage, en  prenant  soin  de  les  expliquer  ■ —  mais  le 
texte  grec  est  souvent  la  traduction  d'expressions 
juives,  ou  qui  ne  s'expliquent  que  par  des  idées  juives  : 
un  des  exemples  les  plus  caractéristiques  est  l'emploi 
des  expressions  royaume,  des  deux  (au  lieu  de  royaume 
de  Dieu),  et  le  Père  qui  est  dans  les  deux.  On  trouvera 
un  examen  complet  de  ces  expressions  et  tournures 
dans  Lagrange,  op.  cit.,  p.  lxxxv  sq.,  qui  en  tire  la 
conclusion,  sinon  que  le  premier  évangile  a  été  écrit 
en  araméen,  du  moins,  ce  qui  est  assez  différent,  qu'il 
a  été  composé  par  un  Juif,  à  la  juive  et  pour  des  Juifs. 
Cette  conclusion  est  appuyée  aussi  par  de  nombreuses 
allusions  aux  usages  juifs,  sans  aucune  explication 
semblable  à  celles  que  l'on  rencontre  dans  l'évangile 
de  saint  Marc;  cf.  spécialement  Matth.,  xv,  2  et  Marc, 
vu,  1-6;  ces  allusions  sont  particulièrement  nom- 
breuses dans  le  discours  du  c.  xxm.  Elles  se  trouvent 
principalement  dans  les  paroles  de  Jésus,  dont  le  pre- 
mier évangile  a  ainsi  mieux  conservé  la  couleur  pri- 
mitive. Ces  allusions  aux  mœurs  et  usages  d'une  société 
qui  devait  disparaître  après  la  ruine  de  Jérusalem  sem- 
blent indiquer  d'autre  part  que  l'évangile  de  saint 
Matthieu,  tout  au  moins  sous  sa  forme  première,  a  été 
écrit  avant  70. 

Ces  traits  caractéristiques  du  premier  évangile 
pourraient  être  sans  doute  attribués  à  l'utilisation  des 
Logia.  Mais,  comme  ils  se  rencontrent  à  peu  près  dans 
tout  l'évangile,  ils  s'expliquent  mieux  encore  si  l'on 
admet  que  cet  évangile  a  été  écrit  en  araméen-  par 
saint  Matthieu,  sous  une  forme  peu  difïérente  du  texte 
grec  actuel. 

II.  Caractéristiques  doctrinales  du  premier 
évangile.  —  1°  But  et  idée  centrale.  — Plus  encore  que 
les  deux  autres  Synoptiques,  le  premier  évangile  a  un 
caractère  didactique.  L'auteur  veut  prouver  une  thèse, 
établir  que  Jésus  était  le  Messie,  et  que,  par  suite,  les 
privilèges  d'Israël  ont  passé  des  Juifs  demeurés  incré- 
dules aux  disciples  du  Christ. 

Le  P.  Lagrange  atrès  bien  dégagé  l'idée  centrale  de 
cet  évangile  en  le  résumant  en  ces  ternies,  op.  cit., 
p.  xxix.  «  Le  grand  fait  historique  mis  en  lumière,  c'est 
que  Jésus,  condamné  par  les  Juifs  comme  faux  Messie 
et  usurpateur  blasphématoire  du  titre  de  Fils  de  Dieu, 
s'était  cependant  révélé  à  Israël  comme  son  Messie, 
continuant  le  plan  divin  dans  la  ligne  de  la  révélation, 
et  autorisé  par  des  œuvres  divines.  Les  chefs  d'Israël 
et  le  peuple  même  l'ayant  rejeté,  ils  s'étaient  privés 
d  une  révélation  plus  haute,  accordée  par  une  grâce 
divine  aux  petits,  et  surtout  à   Pierre,  ce  qui  impli- 


3G7 


MATTHIEU    (SAINT),    CARACTÈRES    DU    PREMIER    ÉVANGILE 


368 


quait  leur  réprobation  comme  peuple  de  Dieu  et  leur 
châtiment.  Jésus  néanmoins  avait  fait  l'œuvre  de  son 
l'ère  en  organisant  d'avance  une  Église,  en  dehors  du 
judaïsme,  et  ouverte  à  toutes  les  nations.  » 

Certains  critiques  ont  attribué  à  l'auteur  du  premier 
évangile  une  intention  plus  apologétique  et  polémique 
que  dogmatique  :  saint  Matthieu  aurait  visé,  en  l'écri- 
vant, les  juifs  non  convertis,  afin  de  les  convaincre  de 
la  mission  et  de  la  dignité  messianique  de  Jésus.  Mais, 
s'il  s'était  ainsi  adressé  aux  Juifs  pour  les  convertir, 
il  semble  qu'il  n'aurait  pas  dû  faire  une  si  large  place 
aux  paroles  sévères  de  Jésus  contre  les  pharisiens, 
paroles  qui  ne  pouvaient  les  disposer  favorablement 
pour  la  nouvelle  doctrine.  En  réalité  le  premier  évan- 
gile a  été  composé  à  l'intention  des  communautés 
judéo-chrétiennes,  pour  les  convertis  du  judaïsme,  en 
vue  de  fortifier  leur  foi  au  Christ,  et  aussi  de  leur  four- 
nir des  armes  dans  leurs  controverses  avec  leurs 
anciens  coreligionnaires.  De  là  l'insistance  de  l'auteur 
sur  les  arguments  qui  pouvaient  davantage  toucher 
les  juifs  :  il  établit  la  messianité  de  Jésus  surtout  en 
montrant  qu'il  a  accompli  en  sa  personne  et  dans  sa 
vie  ce  que  les  Écritures  avaient  dit  par  avance  du 
Messie;  il  présente  le  christianisme  comme  le  véritable 
développement  du  judaïsme,  en  s'attachant  à  prouver 
que  Jésus  n'a  pas  rejeté  la  Loi,  et  que  son  enseigne- 
ment ne  faisait  que  la  perfectionner,  d'où  il  résulte 
que  ce  sont  les  Juifs  incrédules  eux-mêmes  qui,  par 
leur  aveuglement  volontaire,  se  sont  exclus  du  salut 
messianique,  auquel  les  païens  sont  appelés  à  leur 
place.  Des  sévérités  de  Jésus  pour  les  pharisiens  et  les 
docteurs  avaient  leur  raison  d'être  dans  cette  apologie 
du  christianisme  contre  le  judaïsme,  en  montrant 
comment  ceux-ci  avaient  mal  interprété  la  Loi  et  les 
prophètes,  et  étaient  mal  qualifiés  par  suite  à  se  poser 
comme  les  guides  religieux  du  peuple  juif. 

2°  L'Évangile  et  la  Loi.  ■ —  Cette  destination  de 
l'évangile  de  saint  Matthieu  explique  la  place  qui  y  est 
faite  aux  rapports  de  l'Évangile  et  de  la  Loi. 

La  question  se  posait  vis-à-vis  des  Juifs  non  conver- 
tis; elle  se  posait  dans  la  communauté  chrétienne 
elle-même,  où  l'on  se  demandait  quelle  attitude 
prendre  à  l'égard  des  pratiques  du  judaïsme.  L'évan- 
gt liste  s'est  attaché  à  mettre  en  lumière  l'enseigne- 
ment de  Jésus  sur  ce  point,  et  c'est  le  thème  principal 
du  discours  sur  la  montagne.  L'idée  fondamentale  en 
est  la  continuité  entre  l'Ancien  et  le  Nouveau  Testa- 
ment, qui  trouve  son  expression  la  plus  nette  dans  le 
texte  capital,  v,  17  :  «  Ne  pensez  pas  que  je  sois  venu 
pour  abolir  la  Loi  et  les  Prophètes;  je  ne  suis  pas 
venu  pour  abolir,  mais  pour  parachever,  7v>.7jpcoaat.  » 
L'économie  de  la  Loi  et  des  Prophètes,  c'est-à-dire 
de  l'ancienne  alliance,  subsistera  dans  son  ensemble, 
mais  elle  sera  complétée  et  perfectionnée.  Ce  complé- 
ment et  ce  perfectionnement  ne  seront  pas  obtenus 
par  des  précisions  nouvelles  ajoutées  à  la  lettre  des 
commandements,  comme  faisaient  les  docteurs  juifs 
qui  avaient  surchargé  de  leurs  commentaires  minu- 
tieux et  souvent  puérils  le  texte  des  observances 
mosaïques  :  cette  tradition  des  anciens,  xv,  2,  tradi- 
tion purement  humaine,  xv,  9,  et  qui  parfois  abou- 
tissait par  son  formalisme  à  se  mettre  en  opposition 
avec  ce  qui  était  le  plus  nettement  exigé  par  l'esprit 
de  la  Loi,  xv,  6,  Jésus  la  rejette.  La  justice  de  ses 
disciples  devra  être  supérieure  à  celles  des  scribes  et 
des  pharisiens,  v,  20,  non  point  par  une  observation 
plus  littérale  des  préceptes  de  la  Loi,  mais  par  une 
intelligence  plus  profonde,  une  pratique  plus  intérieure 
des  commandements,  interprétés  dans  l'esprit  des 
deux  préceptes  fondamentaux  de  l'amour  de  Dieu  et 
du  prochain,  auxquels  tout  est  subordonné  dans  la  Loi. 

Certains  textes  semblent  aller  plus  loin  dans  le  sens 
du  respect  de  la  Loi,  et  l'on  a  voulu  y  voir  une  ten- 


dance judéo-cluélienne  qui  différencierait  le  premier 
évangile  des  deux  autres  Synoptiques.  Il  est  dit,  v,  18- 
19,  que  pas  un  seul  trait  de  lettre  ne  passera  de  la 
Loi,  et  que  celui  qui  la  violera  ou  enseignera  à  la 
violer  sera  le  plus  petit  dans  le  royaume  des  cieux;  la 
mention  du  sabbat,  xxiv,  20,  suppose  que  la  loi  juive 
sur  ce  point  reste  obligatoire  pour  les  disciples  de 
Jésus;  cf.  aussi  xxiv,  17-20,  où  ne  figure  pas  l'incise  : 
purifiant  tous  les  aliments,  qui  se  trouve  dans  le  pas- 
sage parallèle  de  Marc,  vu,  19.  On  signale  d'autre 
part,  comme  procédant  d'un  esprit  analogue  qu'on 
estime  opposé  à  celui  de  saint  Paul,  certaines  décla- 
rations qui  paraissent  limiter  à  Israël  la  mission  du 
Christ,  xv,  24,  et  même  l'apostolat  de  ses  disciples, 
x,  5-6. 

A  ces  textes,  par  ailleurs,  s'en  opposent  d'autres  qui 
marquent  une  tendance  contraire.  Saint  Matthieu 
reproduit  la  parole  sur  le  Fils  de  l'homme  maître  du 
sabbat,  xu,  8;  sur  la  miséricorde  qui  vaut  mieux 
que  le  sacrifice,  ix,  13  et  xu,  7;  surtout  la  déclaration 
sur  le  vin  nouveau  qu'il  ne  faut  pas  verser  dans 
de  vieilles  outres,  x,  17;  déclaration  qui,  sans  doute, 
ne  vise  directement  que  les  pratiques  pharisaïques, 
mais  dont  l'esprit  annonce  une  rénovation  spirituelle 
plus  profonde,  qui  atteindrait  les  observances  légales 
elles-mêmes  devenues  inutiles.  D'autre  part  le  pre- 
mier évangile  abonde  en  traits  universalistes,  en 
paroles  qui  débordent  l'horizon  purement  israélite 
et  annoncent  l'entrée  des  Gentils  dans  le  royaume,  où 
ils  prendront  la  place  des  juifs  endurcis,  vin,  10-14; 
xxv,  43.  L'Évangile  devra  être  prêché  par  toute  la 
terre,  xxiv,  14;  xxvi,  13;  xxvm,  20.  L'évangéliste 
qui  a  reproduit  ces  déclarations  ne  peut  avoir  été 
un  judéo-chrétien,  au  sens  strict  du  mot,  et  certains 
critiques  estiment  en  conséquence  qu'on  doit  mettre 
non  à  son  compte,  mais  au  compte  de  ses  sources, 
les  traits  qui  ont  une  saveur  judaïsanle,  Goguel,  Intro- 
duction au  N.  T.,  t.  i,  p.  437.  Mais  il  faut  plutôt  se 
demander  si  cette  apparence  judaïsante  n'est  pas  due 
parfois  à  ce  que  certaines  paroles  de  Jésus,  placées 
par  l'évangéliste  hors  de  leur  contexte  historique, 
risquent  de  recevoir  une  interprétation  qui  en  fausse 
ou  du  moins  en  exagère  la  portée.  Par  exemple,  le 
f.  19  du  c.  v  sur  l'observation  minutieuse  des  com- 
mandements est  placé  par  saint  Luc,  xvi,  17,  dans  un 
autre  contexte.  Les  commandements  dont  il  est  ques- 
tion ne  sont  donc  pas  nécessairement  les  plus  petits 
points  de  la  Loi  de  Moïse,  mais  de  la  Loi  de  Dieu,  telle 
qu'elle  est  proposée  dans  sa  plénitude  par  Jésus. 

On  doit  surtout,  pour  interpréter  sainement  ces 
textes,  se  placer  dans  le  moment  et  les  circonstances 
où  Jésus  a  parlé.  Il  devait  y  avoir  nécessairement,  du 
vivant  du  Sauveur,  et  même  encore  quelque  temps 
après,  jusqu'à  l'organisation  définitive  de  l'Église,  une 
économie  provisoire,  où  la  société  religieuse  nouvelle 
ne  se  dégagerait  encore  nettement  du  judaïsme  ni 
territorialement,  ni  dans  ses  formes  extérieures. 
Saint  Matthieu  semble  avoir  insisté,  plus  que  les  autres 
évangélistes,  sur  les  paroles  de  Jésus  qui  se  rappor- 
taient à  cette  phase  intermédiaire,  et  paraît  avoir 
voulu  marquer  ainsi  plus  nettement  la  continuité  du 
christianisme  et  du  judaïsme.  Son  universalisme  est 
par  suite  moins  accentué  dans  l'expression  que  celui 
de  saint  Marc  et  de  saint  Luc.  Mais  il  y  a  loin  de  là  à 
faire  de  saint  Matthieu  un  judéo-chrétien  au  sens 
ordinaire  de  ce  mot.  Comme  le  dit  très  bien  le  P.  La- 
grange,  op.  cit., p.  clv,  «il  est  plutôt  préjudéo-chrétien, 
c'est-à-dire  antérieur  au  moment  où  le  judéo- 
christianisme  est  devenu  une  thèse.  Il  est  moins 
éloigné  que  Marc  du  berceau  israélite.  Il'n'est  pas  pau- 
linien;  mais  il  n'est  pas  non  plus  en  réaction  contre 
Paul.  Il  est  prépaulinien,  n'ayant  même  pas  les  préoc- 
cupations dont  Marc  témoigne.  » 


309 


MATTIIIEI      SAINT).    CARACTÈRES    DU    PREMIER    ÉVANGILE 


370 


3°  Jésus  Messie  et  Fils  de  Dieu.  -  1.  Le  même  souci 
de  présenter  le  christianisme  comme  une  suite  du 
judaïsme,  qui  s'imposait  à  saint  Matthieu  en  raison 
dos  premiers  destinataires  de  son  évangile,  apparaît 
dans  son  insistance  à  montrer  en  Jésus  le  Messie,  fils 
de  David,  héritier  des  promesses  divines  et  de  la 
dignité  royale. 

C'est  cette  filiation  davidique  que  vise  à  établir  la 
généalogie  placée  en  tète  du  premier  évangile.  C'est 
la  qualité  de  Messie  et  les  droits  de  Jésus  au  trône  de 
David  que  mettent  en  relief  les  récits  de  l'enfance.  On 
sait  de  plus  avec  quel  soin  particulier  saint  Matthieu 
souligne,  tout  le  long  de  la  vie  de  Jésus,  l'accomplisse- 
ment de  ce  que  l'Écriture  avait  prédit  au  sujet  du 
Messie  :  il  ne  se  contente  pas,  comme  les  autres  évan- 
gélistes,  de  rapporter  les  passages  de  l'Ancien  Testa- 
ment, que  Jésus  lui-même  avait  allégués  comme  des 
prophéties  se  rapportant  à  sa  personne;  il  a  en  propre 
un  assez  grand  nombre  de  citations  bibliques  dont  il 
fait  l'application  aux  faits  de  la  vie  du  Sauveur,  i,  22- 
23:  n,6,  15,  18,  23;  iv,  14  sq.;  vm,  17;  xii,  18,21;  xin, 
14  sq.,  35;  xxi,  5;  xxvn,  9.  Les  lecteurs  juifs  du  pre- 
mier évangile  devaient  être  très  sensibles  à  l'argument 
ainsi  tiré  de  l'accomplissement  des  prophéties  mes- 
sianiques, tandis  que  saint  Marc  et  saint  Luc  écrivant 
pour  des  chrétiens,  moins  familiers  avec  les  Écritures 
et  leur  interprétation  traditionnelle,  devaient  natu- 
rellement lui  donner  moins  de  place. 

Par  ailleurs,  saint  Matthieu  n'insiste  pas  moins 
que  les  deux  autres  Synoptiques  sur  la  valeur  pro- 
bante des  miracles  de  Jésus  en  faveur  de  sa  mission 
divine.  On  a,même  dit  qu'il  avait  accentué  plus  que 
saint  Marc  le  pouvoir  du  Christ  comme  thaumaturge, 
et  l'on  a  voulu  voir  dans  ce  fait  une  marque  d'origine 
tardive.  Mais,  s'il  a  en  propre  quelques  récits  de 
miracles,  et  de  miracles  présentant  un  caractère  un 
peu  exceptionnel,  comme  celui  du  didrachme,  xvii, 
24-27,  la  marche  de  Pierre  sur  les  eaux,  xiv,  28-31, 
la  résurrection  des  morts  à  la  Passion,  xxvn,  51,  il 
omet  par  contre  plusieurs  miracles  rapportés  par 
le  second  évangile,  Marc,  i,  23-28;  vu,  31-37;  vm,  22- 
26.  D'autre  part,  certaines  formules  générales  em- 
ployées par  saint  Matthieu,  et  où  l'on  a  voulu  voir 
l'intention  de  multiplier  les  miracles,  sont  simplement 
des  expressions  vagues,  qui  ne  visent  qu'à  faire  res- 
sortir, sans  aucune  précision,  le  grand  nombre  des 
guérisons  opérées  par  Jésus. 

2.  La  qualité  de  Fils  de  Dieu  et  celle  de  Messie  sont 
étroitement  associées  dans  l'évangile  de  saint  Mat- 
thieu, plus  encore  que  dans  les    autres  Synoptiques. 

C'est  ainsi  que  la  confession  de  saint  Pierre  à  Cé- 
sarée,  xvi,  13-16,  est  présentée  sous  la  forme  :  «  Tu 
es  le  Christ,  le  Fils  du  Dieu  vivant  »,  plus  complète 
que  celle  de  Marc  :  «  Tu  es  le  Christ  ».  ou  de  Luc  : 
«  Tu  est  le  Christ  de  Dieu.  »  Sans  doute,  c'est  bien  la 
dignité  messianique  de  Jésus  qui  est,  dans  les  trois 
Synoptiques,  l'objet  direct  de  la  déclaration  de  Pierre. 
Mais  l'expression  :  Fils  du  Dieu  vivant,  ne  doit  pas 
être  ici,  pas  plus  qu'elle  ne  doit  l'être  dans  l'adju- 
ration du  grand  prêtre  au  jugement  de  Jésus,  un 
simple  synonyme  de  Messie.  Le  fait  que  Jésus  attribue 
à  une  révélation  du  Père  céleste  la  confession  de  Pierre 
indique  bien  qu'il  y  voit  autre  chose,  quelque  chose  de 
plus  profond,  que  dans  les  déclarations  des  possédés 
guéris  ou  les  acclamations  de  la  foule.  «  Ce  n'est  pas 
le  terme  Fils  de  Dieu  qui  doit  être  abaissé  au  niveau 
du  mot  Christ  entendu  dans  le  sens  de  Christ  tout 
humain;  c'est  le  sens  du  mot  Christ  lui-même  qui  doit 
être  élevé  au  niveau  supérieur  du  terme  Fils  de  Dieu, 
exprimant  une  réalité  mystérieuse  et  transcendante. 
Kn  sorte  que  l'apposition  ajoutée  par  saint  Matthieu, 
;i  supposer  qu'elle  ne  soit  pas  entrée  authentiquement 
dans  la  confession  de  saint  Pierre,  ce  qui  n'est  pas 


prouvé,  en  explique  néanmoins  et  en  précise  très 
exactement  le  sens.  »  Lepin,  Jésus  Messie  et  Fils  de 
Dieu,  p.  284-285. 

La  transcendance  de  Jésus  s'affirme  d'ailleurs  net- 
tement en  d'autres  passages  caractéristiques  du  pre- 
mier évangile.  La  façon  dont  le  Maître,  dans  le  dis- 
cours sur  la  montagne,  oppose  son  enseignement  à  celui 
des  docteurs  juifs,  et  même  à  celui  de  la  Loi  :  «  Et 
moi,  je  vous  dis...  »  explique  l'appréciation  commune 
aux  trois  Synoptiques  sur  l'autorité  exceptionnelle  de 
cet  enseignement,  Matth.,  vu,  29;  Marc,  i,  22,  Luc, 
iv,  32.  Le  pouvoir  souverain  et  universel  du  Christ, 
pour  instruire,  commander  et  sanctifier,  est  formulé 
solennellement  dans  la  dernière  parole  du  Christ 
ressuscité,  xxvm,  18  :  a  Tout  pouvoir  m'a  été  donné 
dans  le  ciel  et  sur  la  terre.  »  La  formule  trinitairc 
qui  suit  :  «  baptisant  au  nom  du  Père,  du  Fils  et  du 
Saint-Esprit  »,  place  Jésus  dans  la  sphère  de  la  divi- 
nité, au  même  rang  que  le  Père  et  le  Saint-Esprit,  et 
a  une  portée  dogmatique  considérable.  On  en  a 
contesté  l'authenticité,  en  particulier  Conybeare,  Zeit- 
schri/t  fur  N.  T.  Wissenschaft,  1901,  p.  275-288, 
s'appuyant  sur  l'autorité  d'Eusèbe,  mais  les  objec- 
tions ont  été  réfutées  de  façon  décisive.  Cf.  J.  Lebre- 
ton.  Origines  du  dogme  de  la  Trinité,  2»édit.,  p.  563- 
564.  On  a  contesté  aussi  l'authenticité,  comme  on  a 
discuté  la  portée  théologique  'de  la  déclaration  de 
Jésus  sur  son  union  avec  le  Père,  Matth.,  xi,  25-27, 
parallèle  à  Luc,  x,  22  :  ce  texte  capital  a  été  étudié 
dans  l'article  Luc,  t.  ix,  col.  991-992. 

3.  Les  récits  de  l'enfance  de  Jésus  dans  saint  Mat- 
thieu n'ont  de  commun  avec  ceux  de  saint  Luc  que 
la  conception  surnaturelle  de  Jésus  et  la  naissance  à 
Bethléem. 

Le  point  de  vue  est  tout  différent  dans  les  deux 
évangil.es.  Marie  paraît  être  le  centre  de  ceux  de  saint 
Luc,  tandis  que  dans  saint  Matthieu,  c'est  Joseph  qui 
est  au  premier  plan.  On  n'a  pas  pu  prétendre,  comme 
on  l'a  fait  pour  le  troisième  évangile,  que  l'idée  de  la 
conception  virginale  aurait  été  introduite  après  coup 
dans  des  récits  auxquels,  dans  leur  teneur  originale, 
elle  était  étrangère.  Tout  le  récit  de  saint  Matthieu  sup- 
pose la  croyance  à  la  naissance  miraculeuse  du  Sau- 
veur, personne  ne  le  conteste.  Mais  les  critiques  se 
refusent  en  général  à  admettre  la  valeur  historique  de 
ces  récits.  L'objection  la  plus  sérieuse  repose  sur  la 
difficulté  de  les  concilier  avec  ceux  de  saint  Luc,  et  l'on 
doit  reconnaître  qu'il  y  a  là  deux  conceptions,  non 
point  opposées,  mais  tout  de  même  entièrement  dis- 
tinctes, des  origines  de  Jésus.  Cf.  sur  ce  point,  dans 
Lagrange,  op.  cit.  p.  39  sq.,  une  note  développée,  dont 
voici  la  conclusion  :  «  Nous  concluons  donc,  non  pas 
précisément  que  le  c.  h  de  Mt.,  s'il  était  isolé,  se 
présenterait  avec  cet  aspect  historique  qui  défie  la  cri- 
tique, mais  du  moins  qu'il  doit  bénéficier  du  carac- 
tère de  l'ouvrage  entier.  Si  Mt.,  qui  est  dans  tout  le 
cours  de  son  évangile,  un  rapporteur  sérieux  et  cons- 
ciencieux des  faits,  a  exposé  ceux  de  l'enfance  comme 
ayant  la  même  réalité  que  le  reste,  nous  n'avons  pas 
le  droit  de  lui  donner  un  démenti.  » 

4°  Le  rouaume  des  cicux.  —  Le  royaume  ou  règne  de 
Dieu  tient  dans  la  prédication  de  Jésus,  telle  qu'elle 
est  rapportée  par  saint  Matthieu,  une  place  plus 
grande  encore  que  dans  les  deux  autres  synoptiques, 
puisque  cette  expression  s'y  rencontre  cinquante  et 
une  fois,  presque  toujours  sous  la  forme  |3aatXeîa  twv 
oùpavwv,  qui  est  d'ailleurs  l'équivalent  dans  une  ma- 
nière plus  nettement  juive,  de  l'expression  royaume  de 
Dieu. 

Le  royaume  des  cieux,  dans  saint  Matthieu,  présente 
la  même  diversité  d'aspects,  qui  a  été  signalée  dans 
le  troisième  évangile.  Cf.  article  Luc,  t.ix,  col.  995-997. 

1.    Dans    beaucoup   de   cas,   il   s'agit    du    royaume 


371        MATTHIEU   (SAINT),   CARACTÈRES    DU    PREMIER    ÉVANGILE        372 


céleste,  de  Ja  vie  future,  conçue  comme  un  Heu 'où 
l'on  est  appelé,  qui  est  préparé  depuis  l'origine  pour 
Ja  récompense  de  ceux  qui  l'auront  mérité.  Ceux-ci  y 
entreront  après  la  consommation,  ouvréXeia,  xm,  50 
(expression  propre  à  saint  Matthieu),  tandis  que  les 
méchants  iront  dans  un  lieu  de  soulïrance,  auquel  les 
allusions  sont  beaucoup  plus  fréquentes  dans  le  pre- 
mer  évangile  que  dans  les  deux  autres  Synoptiques,  et 
que  saint  Matthieu  caractérise  par  l'image  du  feu, 
qui  se  rencontre  aussi,  quoique  moins  souvent  dans 
Marc  et  dans  Luc,  et  par  l'image  des  ténèbres  exté- 
rieures qui  lui  est  propre,  vm,  12;  xxn,  13;  xxv,  30. 

2.  Mais  il  y  a  aussi  un  règne  de  Dieu  sur  la  terre  qui 
est  inauguré  par  la  venue  du  Christ,  et  dont  l'annonce 
devra  être  faite  à  toutes  les  nations  avant  la  consom- 
mation des  choses,  xxiv,  4.  Ce  règne  de  Dieu  sur  la 
terre  est  le  royaume  du  Fiis  de  l'homme,  qui  y  viendra 
à  la  fin  des  temps.  Comparer  à  ce  sujet  les  textes  paral- 
lèles, Matth.,  xvi,  28  et  Marc, ix,  1  :  dans  celui-ci,  c'est 
le  règne  de  Dieu  qui  vient  en  puissance,  tandis  que, 
selon  saint  Matthieu,  c'est  le  Fils  de  l'homme  qui  vient 
dans  son  royaume.  Cf.  encore  xvi,  28  et  Marc,  ix, 
1;  Luc,  ix,  27.  Les  paraboles  de  l'ivraie  et  du  filet, 
xm,  47-50,  propres  à  saint  Matthieu,  mettent  bien 
en  relief  la  composition  de  ce  royaume  :  il  comporte 
à  la  fois  de  bons  et  de  mauvais  éléments,  entre  lesquels 
la  séparation  ne  se  fera  qu'à  la  consommation  par  le 
ministère  des  anges.  Saint  Matthieu  désigne  les  bons 
par  une  expression  qui  lui  est  propre,  les  «  fils  du 
royaume  »;  ce  sont  les  Juifs  qui,  en  vertu  des  pro- 
messes faites  à  leur  nation,  auraient  dû  être  les  fils  du 
royaume,  vin,  12;  mais,  par  suite  de  leur  incrédulité, 
le  royaume  de  Dieu  leur  sera  enlevé,  pour  être  donné 
à  une  nation  qui  en  fera  les  fruits,  xxi,  43,  et  qui  cons- 
tituera un  nouveau  peuple  spirituel,  les  vrais  «  fils 
du  royaume  ».  xm,  38. 

3.  Beaucoup  de  critiques  estiment  que  les  déclara- 
tions de  Jésus,  telles  qu'elles  sont  présentées  dans  le 
premier  évangile,  donnent,  plus  que  dans  les  deux 
autres  synoptiques,  l'impression  que  la  consommation 
des  choses  est  proche,  et  que  la  venue  du  Fils  de 
l'homme  dans  son  royaume  ne  tardera  guère.  Elle 
devrait  même  être  presque  immédiate,  si  on  entend 
de  la  venue  définitive  et  glorieuse  du  Christ  sa  décla- 
ration au  Sanhédrin  :  «  Désormais,  à  partir  de  mainte- 
nant, iiz'&pTi,  vous  verrez  le  Fils  de  l'homme  assis 
à  la  droite  de  la  Puissance,  et  venant  sur  les  nuées  du 
ciel.  »  Mais  il  ne  peut  s'agir  ici  que  d'un  premier 
avènement  qui  coïncide  avec  le  retour  glorieux  du 
Cluist  au  ciel  par  la  résurrection.  Il  reste  cependant 
certains  textes  où  le  second  avènement  semble  se 
confondre  avec  le  premier,  xvi,  27-28,  ou  avec  la  ruine 
de  Jérusalem,  xxiv.  Mais  la  difficulté  sur  ce  point 
n'est  pas  plus  grande  pour  le  premier  évangile  que 
pour  les  deux  autres  synoptiques,  qui  présentent  les 
événements  dans  la  même  perspective.  Cf.  art.  Luc, 
col.  99G-997,  et  art.  Marc,  col.  1954.  Malgré  le 
contexte  immédiat  —  contexte  simplement  littéraire 
d'ailleurs,  car  les  paroles  de  Jésus  rapportées  xvr,  27-28 
ont  très  bien  pu  ne  pas  être  prononcées  en  même 
temps  —  l'affirmation  que  certains  ne  goûteront 
pas  la  moit  avant  la  venue  du  Fils  de  l'homme  doit 
s'entendre  de  l'inauguration  du  royaume  de  Dieu,  non 
de  sa  consommation.  Car,  si  l'on  peut  et  doit  admettre 
que  les  évangélistes  sont  restés  dans  l'ignorance  de 
la  durée  véritable  du  royaume  de  Dieu  sur  la  terre, 
on  ne  saurait  penser  qu'ils  ont  cru  qu'il  durerait 
moins  d'une  génération,  en  présence  des  textes  nom- 
breux et  précis  qui  supposent  une  organisation  dura- 
ble de  la  société  formée  par  les  disciples  du  Christ.  Cette 
dernière  observation  vaut  spécialement  pour  le  pre- 
mier évangile,  dont  un  critique  aussi  indépendant 
que  M.  Goguel  a  écrit  :  «  Bien  que  la  perspective  de  la 


parousie  n'ait  pas  disparu,  et  qu'elle  domine  encore 
certaines  parties  de  l'évangile,  celui-ci  n'en  est  pas 
moins  la  charte  d'une  société  qui  s'organise  pour 
durer.  »  Coguel,  Introduction  au  N.   T.,  t.  i,  p.  440. 

4.  De  fait  le  caractère  social,  ecclésiastique,  du  chris- 
tianisme est  plus  fortement  marqué  dans  l'évangile 
de  saint  Matthieu  que  dans  les  autres  Synoptiques. 

«  Il  est  écrit,  dit  encore  M.  Goguel,  en  vue  d'une 
Eglise,  c'est-à-dire  d'un  groupe  qui  a  besoin  de  règles 
pratiques  et  de  directions  concrètes.  Les  discours  de 
Jésus,  dans  Matthieu,  fournissent  ces  règles  et  ces 
directions,  sur  l'aumône,  vi,  1-4,  sur  la  prière,  vi, 
5-15,  sur  le  jeûne,  vi,  1G-18,  sur  le  mariage  v,  27-32; 
xix,  31-12,  sur  la  conduite  à  tenir  vis-à-vis  des  enfants, 
xvin,  10-14,  vis-à-vis  des  frères,  v,  25-2G;  vu,  12, 
xviii,  15-22,  sur  l'attitude  que  les  gens  du  dehors 
auront  à  l'égard  de  l'Église,  et  sur  la  manière  dont 
celle-ci  devra  résister  et  supporter  sans  faiblir  les 
persécutions,  x,  17-3G;  xvi,  24-28.  i  Saint  Matthieu  est 
d'ailleurs  le  seul  des  évangélistes  à  employer  le  mot 
église,  êxxXr,cûa.  Dans  Matth.,  xvm,  17,  ce  mot  désigne 
une  assemblée,  qui  peut  être  une  assemblée  locale,  ana- 
logue à  la  synagogue  juive,  et  non  pas  la  société  uni- 
verselle des  disciples  du  Christ.  Mais,  xvi,  18,  19,  où 
Jésus  dit  à  Pierre  qu'il  bâtira  sur  lui  son  Église, 
le  mot  a  évidemment  le  sens  précis  qu'il  a  reçu  dans 
la  tradition  chrétienne.  Jésus  déclare  qu'il  établit  une 
société,  et  que  Pierre  en  sera  le  chef,  cette  primauté, 
cette  autorité  particulière  étant  définies  par  des  images  , 
l'image  de  la  pierre  sur  laquelle  on  bâtit  un  édifice 
et  qui  en  assure  la  solidité  (cf.  Matth.,  vn*,  24-27),  et 
l'image  des  clés  du  royaume  qui  lui  seront  confiées, 
avec  le  pouvoir  de  lier  et  de  délier 

Beaucoup  de  critiques  indépendants  contestent  l'au- 
thenticité de  ces  deux  versets,  où  ils  voient  une  inter- 
polation postérieure  datant  du  commencement,  ou 
même,  selon  quelques-uns,  de  la  fin  du  ne  siècle,  inter- 
polation qui  aurait  eu  pour  but  de  soutenir  les  préten- 
tions de  l'Église  romaine.  Les  raisons  alléguées  sont  : 
le  fait  que  ces  versets  ne  figurent  pas  dans  les  passages 
parallèles  de  Marc  et  de  Luc,  l'absence  de  citation 
de  ce  texte  chez  les  écrivains  du  ne  siècle,  et  surtout 
son  *  caractère  où  se  reflète,  dit-on,  une  conception 
qui  n'a  été  ni  celle  de  Jésus  lui-même,  ni  celle  du 
christianisme  primitif.  Il  faut  noter  d'abord,  en  réponse 
à  ces  objections,  que  la  critique  textuelle  ne  donne 
aucun  appui  à  l'hypothèse  de  l'interpolation,  le  passage 
figurant  dans  tous  les  manuscrits-,  et  que  Ja  critique 
littéraire  est  plutôt  favorable  à  l'authenticité  :  la 
réponse  de  Jésus  à  saint  Pierre  apparaît  en  effet 
comme  le  complément  nécessaire  de  la  question  qu'il 
lui  a  posée  auparavant,  et  M.  Goguel,  pour  le  citer 
encore,  reconnaît  que  «  Ja  déclaration  à  Pierre  est  si 
bien  intégrée  à  son  contexte  que  la  seule  raison  qu'il 
y  ait  d'y  voir  une  interpolation  est  qu'elle  paraît 
supposer  une  conception  ecclésiastique  que  l'on  hésite 
à  rapporter  à  la  période  de  rédaction  des  évangiles.  » 
Op  cit.,  p.  408.  D'ailleurs  ce  n'est  pas  le  seul  endroit 
où  saint  Matthieu  témoigne  d'un  intérêt  particulier 
pour  saint  Pierre  et  pour  son  rôle  spécial  »  parmi  les 
disciples  :  il  rapporte  seul  deux  épisodes,  la  marche 
de  Pierre  sur  les  eaux,  xiv,  28-31,  et  le  miracle  du 
didrachme,  xvn,  25-27,  où  cet  apôtre  joue  un  rôle 
de  premier  plan.  En  tous  cas,  et  quoi  qu'on  pense  de 
l'idée  qui  y  est  exprimée,  le  passage  contesté  ne  peut 
pas  avoir  été  composé  tardivement,  car  il  a  un  carac- 
tère sémitique  très  net,  et  le  jeu  de  mots  sur  le  nom 
de  Kephas  n'a  toute  sa  valeur  qu'en  araméen,  ce  qui 
suppose  tout  au  moins,  en  admettant  que  ce  ne  soit 
pas  une  parole  authentique  de  Jésus,  que  sa  première 
rédaction  a  été  araméenne,  donc  beaucoup  plus 
ancienne  que  ne  l'estiment  les  critiques  qui  y  voient 
une  interpolation.  Quant  au  mot  sy.xlqa'ia.  dont,  en 


373 


MATTHIEU    (SAINT)  —   MATTHIEU    CANTACU-ZÈNE 


374 


5011  sens  chrétien,  on  voudrait  faire  une  création  de 
saint  Paul,  il  existait  déjà  dans  les  Septante,  où, 
synonyme  approximatif  de  ouvaYwyr),  il  désignait 
l'assemblée  des  Juifs  d*une  même  localité  :  il  n'est  pas 
étonnant  que  de  la  communauté  juive  il  ait  passé  à  la 
communauté  chrétienne;  il  a  d'autre  part  des  équiva- 
lents araméens  qui  ont  pu  être  employés  par  Jésus 
lui-même.  Sur  l'authenticité  de  Matth.,  xvi,  18-19, 
Cf.  Batiffol,  L'église  naissante  et  le  catholicisme,  Paris, 
.  excursus  A;  Fonck,  Tu  es  Pelrus,  dans  Biblica, 
1920,  p.  240-263;  Schepens,  L'authenticité  de  saint 
Matthieu,  xvi,  18,  dans  Recherches  de  science  religieuse, 
1920,  p.  269-302. 

1,  Commentaires.  ■ —  1°  Cliez  Us  Pères.  —  Les  commen- 
taires d'Origène  sur  saint  Matthieu  nous  ont  été  conservés 
en  partie  :  en  grec,  depuis  xui,  36  jusqu'à  xxn,  33,  P.  G., 
t.  \in,  col.  835-1600;  dans  une  traduction  latine,  de  xxn, 
:it  a  xxvn,  63,  ibid.,  col.  1600-1800;  quelques  autres  frag- 
ments, depuis  col.  829;  S.  Jean  Chrysostome,  90  homé- 
lies sur  saint  Matthieu,  P.  G.,  t.  i.vii-lviu  ;  Cramer,  Calenœ 
gracorum  Palnirn  in  N.  T.,  Oxford,  1844,  p.  1-257;  S.  Hi- 
laire,  Comm.  in  Ev.  Matt.,  P.  L.,  t.  ix,  col.  917-1078; 
s.  Jérôme,  Comm.  in  ei>.  Malt.,  P.  L.,  t.  xxvi,  col.  15-218; 
S.  Augustin,  De  sermone  Domini  in  monte,  P.  L.,  t.  xxxiv, 
col.  1229-1308. 

2°  Au  Moyen  Age.  —  ïhéophylacte,  Enarrat.  in  Eu. 
Malt.,  P.  G.,  t.  cxxru,  col.  139-488;  Euthymius,  Comm.  in 
Mali.,  P.  G.,  t.  cxxix,  col.  107-765;  Ishodad,  Comm.  de 
saint  Matthieu,  texte  syriaque  et  trad.  anglaise,  dans 
llorœ  semitica;  Cambridge,  1911;  S.  Bédé  le  Vénérable,  In 
Matt.  Ev.  expositio,  P.  L.,  t.  xen,  col.  9-132;  Raban  Maur, 
Comm.  in  Matt.,  P.  L.,  t.  cvn,  col.  727-1156;  Albert  le 
Grand,  In  Matthœum,  dans  Opéra,  t.  xx-xxi,  Paris,  1893; 
S.  Thomas,  In  Matthœum  evangclislam  expositio,  dans  Opéra, 
Paris,  1876,  t.  xix,  et  Catena  aurea  in   Matt.   Eu.,  ibid., 

t.  XVI. 

3°  Aux  XIX'  et  XX'siècles. —  1.  Catholiques.  —  P.  Schegg, 
Bvang.  nach.  Matt.,  iïberselzt  und  erklàrt,  Munich,  2e  édit., 
1863;  Bisping,  Erklàrung  des  Evang.  neich  Matthœus, 
Munster,  1864;  Van  Stenkiste,  Commenteu-ius  in  Ed.  sec. 
Matth.,  Bruges,  1876,  4'  édit.,  1903;  Fillion,  Ev.  selon 
S.  Matthieu,  Paris,  1878;  Schanz,  Comm.  ùber  das  Ev.des 
heil.  Matthœus,  Iribourg-en-B.,  1879;  Knabenbauer, 
Comm.  in  Ev.  secundum  Matthœum,  Paris,  1892-1893; 
Ceulemans,  Comm.  in  Ev.  sec  Matt.,  Malines,  1899;  Rose, 
Évangile  selon  S.  Matthieu,  Paris,  1904  ;  Gutjahr,  Deis  heilige 
Eoangelium  nach  Matthœus,  Graz,  1904;  Dimmler,  Das 
Eoang.  nach  Matthœus  iibtrsel-t  eingeleitel  und  erklàrt, 
Munl.en-Gladbach,  1909;  Dausch,  Die  heil.  Schrijt  des 
n.  Teslam.,  commentaire  de  S.  Matthieu,  Bonn,  1918; 
I.agrange,  Év.  selon  S.  Matlhcw,  Paris,  1923;  Durand, 
Évangile  selon  S.  Matth.,  Paris,  1924;  H.  Simon,  Prœlec- 
tinnrs  biblicœ,  N.  T.,  t.  i,  Marielti,  1924. 

2.  Non-catholiques.  —  Mcyer,  Kril.-exeget.  Ilandbuch  ùber 
das  Ev.  des  Matt.,  Gœttingue,  1832;  8'  édit.  1899;  de  Wette, 
Kurze  Aufkli&ung  des  Ev.  Matthœi,  Leipzig,  1836;  B.  Weiss, 
Das  Matthœusevangelium  und  seine  Lukasparallelen,  Halle, 
1876,  2e  édit.,  1902;  Das  Matthœusevangelium,  Gœttingue, 
1898;  Bruce,  The  synoptic  Gospels,  Londres,  1897;  Holtz- 
mann,  Die  Synopliker,  Tubingue.  1901;  Blass,  Evang.  sec., 
Matthœum,  Leipzig,  1901;  Meix,  Das  Evang.  Matthœus, 
Merlin,  1902;  Zahn,  Das  Evang.  des  Matthœus,  Leipzig, 
1903,  4'-  édit.,  1922;  Wellhauscn,  Das  Evangtlium  Matthœi; 
B  iiin,  1901;  J.  Weiss,  Das  Matthœusevangelium,  dans  Die 
Schriften  des  N.  T.,  Gœttingue,  1907;  I.oisy,  Les  évangiles 
synoptiques,  Ceffonds,  1907;  W.  C.  Allen,  Commenlary  on 
the  Gospel  according  lo  St.  Matthew,  dans  International  Crit. 
Comm.,  Édimbouig,  1907;  A.  Plummer,  An  exegetical 
commenlary  on  the  Gospel  eiccording  to  Matthew,  Londres, 
1909;  E.  Klostermann,  Die  Evangelien,  dans  Ilandbuch 
:um  N.  T.  de  Lietzmann,  Tubingue,  1909,  2e  édit.,  1919; 
A.  H.  McXeile,  The  Gospel  according  to  St.  Matthew, 
Londres,  1915;  C.  G.  Montefiore,  The  Synoptic  Gospels, 
Londres,  1919;  H-  Strecter,  The  Jour  Gospels,  Macrml- 
lan,  1926. 

IL  Études  spéciales.  —  Mangenot,  art.  Matthieu,  dans 
Dirt.  di  la  Bible,  t.  m,  col.  872-896;  J.  W.  Bartlet  .  art 
Matthew,  dans  Dict.  of  the  Bible  d'Hastings,  t.  m,  col.  295- 
S04;  W.  C.  Allen,  art.  Matthew,  dans  Dict.  of  the  Christ  and 
the   Gospels,  t.  n,  col.   143-150. 

Camcrlynck,  Ed.  see.  Malt.  Mure,  et  Luc.  Synopsis,  intro- 


duction, Bruges,  1921;  Barncs.  .Suggestions  on  the  origin 
Of  the  Gospel  according  to  SI  Matlhcw,  dans  Journal  of 
theol.  studies,  t.  VI,  1905;  A.  1  iarnael;,  Spriiche  und  Rcden 
Jesu,  Leipzig,  1907;  dans  Oxford  studies,  Oxford,  1911; 
J.  Hawkins,  Probabililies  as  the  so-called  tradition  of  Si 
Matthew  and  St  Luke,  et  H.  Strecter,  On  the  original  Order 
of  Q,  The  original  cxlent  of  (J,  Synoptic  enlieism  und  the 
cschalological  problem  ;  Th.  Soiron,  Die  Logia  Jcsu, 
Munster,  1916;  Rendel  liai  ris,  Teslimonies,  t.  i  et  n, 
Cambridge,  1916  et  1920;  Bullmann,  Die  Geschiehle  <Ur 
synoplischen  Tradition,  Gœttingue,  1921;  G.  de  Witt- 
Castor,  l\Ialtliew's  sayings  of  Jésus,  Chicago,  1918;  A.  Carr, 
The  autlienticily  and  originality  of  the  firsl  Gospel  dans 
Exposilor,  t.  xxxin  ;  G.  Oreselo,  Authenticité,  ctù  e  slorica 
autorilà  del  Vangelo  di  S.  Mattio,  Rome,  1909;  S.  Méchi- 
neau,  II  Vangelo  di  S.  Malleo  see.  le  riposte  délia  Commis- 
sionc  biblica,  Rome,  1912. 

.1.  Huby,  Saint  Matthieu,  Paris,  Action  populaire,  1919; 
W.  C.  Allen,  The  allegcd  Catholicism  of  the  firsl  Gospel  and 
its  date,  dans  Expository  Times,  t.  xi,  1909;  E.  Levesque, 
Quelques  procédés  littéraires  de  saint  Matthieu,  dans  Revue 
biblique,  1916;  Lukyn  Williams,  The  hebrew-christiun 
Messiah  or  the  Présentation  of  llie  Messiah  lo  the  Jews  in 
the  Gospel  according  to  St.  Matthew,  Londres,  1916.  — 
C.  W.  Wotaw,  art.  Sermon  on  the  Mount,  dans  Hastings, 
Diclionary  of  IheBiblc,  Extra  volume,  col.  l-45;Hcinrici,  Die 
Bcrgprcdigte  quellenkrilisch  untersucht,  Leipzig  1900; 
Bacon,  Sermon  on  the  Mount,  Ncw-Vork,  1902. 

L.  Venabd. 

2.  MATTHIEU  CANTACUZÈNE,  (ils  aîné 
de  Jean  VI  Cantacuzène,  empereur  byzantin  (1341- 
1355), fut  associé  à  l'empire  par  son  père,  en  1354,  et  dut 
abdiquer,  en  1357.  On  ignore  la  date  de  sa  naissance,  et 
aussi  celle  de  sa  mort.  On  sait  seulement  qu'il  précéda 
dans  la  tombe  son  père,  mort  en  1383.  La  vie  de  ce 
personnage  n'est  connue  avec  quelques  détails  que 
pour  la  période  1354-1357,  et  elle  est  avant  tout  du 
ressort  de  l'histoire  profane.  Elle  est  racontée  par  son 
père  lui-même  dans  le  iv°  livre  de  ses  Histoires,  c.  xxxv- 
xlix,  P.  G.,  t.  cuv.  Son  élévation  à  l'empire  détermina 
la  déposition  du  patriarche  de  Constantinople,  Cal- 
liste  I",  qui  refusa  d'accomplir  la  cérémonie  du  cou- 
ronnement, et  fut  remplacé  par  Philothce  (février 
1354).  Contraint  d'abdiquer  en  1355,  Jean  VI  Canta- 
cuzène essaya  vainement  d'amener  son  fils  à  imiter 
son  exemple.  Matthieu  guerroya  encore  deux  ans 
contre  Jean  V  Paléologue;  et  ce  ne  fut  qu'après  avoir 
été  fait  prisonnier  par  les  Serbes  et  livré  par  eux 
à  son  rival,  qu'il  céda  enfin  aux  conseils  paternels,  et 
promit  avec  serment  de  ne  plus  prendre  les  armes 
contre  Jean  Paléologue  et  ses  héritiers  (1357).  Après 
un  court  séjour  en  Morte,  il  se  retira  dans  un  couvent 
de  l'Athos,  et  s'occupa,  comme  son  père,  à  composer 
quelques  écrits,  qui  lui  valent  de  figuier  dans  ce 
Dictionnaire. 

Les  manuscrits  nous  oui  conservé  de  lui  deux  com- 
mentaires exégétiques  :  1°  Un  commentaire  du  Can- 
tique des  cantiques,  publié  pour  la  première  fois  par 
Vincent  Riccardi,  Rome,  1621,  et  reproduit  dans  /'.  G., 
t.  clii,  col.  997-1084.  Matthieu  voit  dans  l'épouse  des 
Cantiques  tantôt  l'Église,  tantôt  et  plus  souvent,  la 
sainte  Vierge.  Il  s'y  montre  théologien  averti,  mais  ne 
nous  livre  que  de  pieuses  banalités;  2°  Lîn  Commentaire 
du  Livre  de  la  Sagesse,  encore  inédit  et  conservé  dans 
plusieurs  mss.  notamment  dans  le  Valic.  grive.  1233, 
qui  est  constitué  par  cetteseule  pièce,  et  compte  115 
feuilles.  Incipit  :  ©sïoç  tjjjlTv  ô  Xoyoç  xai  auixTiâar.ç.wç 
etTCEtv,  etc.  C'est  de  là  que  Mai  a  lire  les  quelques 
citations  dont  il  a  émaillé  son  édition  des  Antirrhé- 
liques  de  saint  Nicéphore  contre  les  iconoclastes.  Cf. 
P.  G.,  t.  c,  col.  395,411,  418.  117,  189,  dans  les  notes. 

Signalons  encore  les  deux  petils  traités  d'allure  phi- 
losophico-ascétique  qu'il  adressa  à  l'une  de  ses  filles  : 
le  Ilept  qnXopiaôtai;  et  le  ITepi  tcôv  xpiôv  7'7,ç  't^X^Ç 
Suvâ|jt£wv.  D'abord  publiés  par  I.  Sakkclion  dans  le 
Asa-tîov,   t.    il   (1885-1889),    p.    125-139,   d'après    un 


375 


MATTHIEU   CANTACUZÈNE   —   MATTHIEU    D'AQUASPARTA 


376 


mauvais  ms.  athénien;  ils  ont  été  réédités  par  le  même 
crudit  dans  le  Ha.gva.caoq,  t.  xi  (1888),  p.  264-284, 
d'après  un  ms.  berlinois.  13.  Antoniadès  est  revenu 
sur  cotte  édition  dans  le  AeXxîov,  t.  iv  (1892-1894), 
p.  518-532,  pour  l'amender  d'après  un  ms.  de  la 
Bibliothèque  synodale  de  Moscou.  Peu  d'écrits 
byzantins  ont  été  si  royalement  traités. 

,  Jean  Cantacuzône,  Ilisloriarum,  1.  IV,  P.  6'.,  t.  cuv, 
co!.  9-370  passim;  Ducangc,  Famtliœ  byzantinœ,  p.  258-264; 
Fabricius,  liibtiothcca  grseca,  éd.  Mariés,  t.  vu,  p.  793; 
Krumbacher,  Geschichte  der  byzanl.  Literalur,  2'  édit., 
Munich,  1897,  p.  136,  489,  1058;  Lebeou,  Histoire  du  Bas- 
Empire,  éd.  de  Saint-Martin,  1.  CXIV,  t.  xx,  Paris,  1836, 
p.  327-378,  passim;  Nicolas  Cabasilas,  Panégyrique  de 
Matthieu  Caniacuzène,  édité  par  M.  Jugie  dans  les  Souuelles 
de  l'Institut  archéologique  russe  de  Constantinople,  1.  xv 
1911). 

M.   Jugie. 

3.  MATTHIEU  D'AQUASPARTA,  des 
frères  mineurs,  philosophe  et  théologien  (1240-1302). — 
I.  Vie.  II.  Œuvres.  III.  Doctrine.  IV.  Signification 
historique. 

I.  Vie.  —  1°  Le  docteur  franciscain.  —  Matthieu 
d'Aquasparta  naquit  à  Aquasparta,  près  de  Todi, 
dans  l'Ombrie.  Analecta  franciscana,  Quaracchi,  1897, 
t.  m,  p.  510.  La  date  de  sa  naissance  est  inconnue, 
mais  peut  être  fixée  avec  vraisemblance  aux  envi- 
rons de  1240.  D'après  la  tradition,  Matthieu  d'Aqua- 
sparta entra  dans  l'ordre  de  saint  François  au  cou- 
vent de  Saint-Fortunat  de  Todi,  YVadding,  Annales 
O.  M.,  an.  1254,  n.  48;  sûrement  il  appartenait  à 
la  province  franciscaine  de  l'Ombrie.  Anal,  franc, 
t.  m,  p.  406.  Ainsi  que  la  plupart  des  maîtres  fran- 
ciscains d'alors,  il  étudia  à  Paris.  Il  est  appelé,  en 
effet,  doclor  in  theologia  Parisius,  dans  les  listes  doc- 
torales qui  font  suite  à  la  Chronique  d'Eccleston,  Anal, 
franc.,  1885, 1. 1,  p.  262,  274,  et  par  Wadding,  Annales, 
an.  1287,  n.  4;  toutefois  la  Chronique  des  xxiv  Géné- 
raux l'appelle  seulement  sacrée  thcologiœ  magisicr, 
Anal,  franc.,  t.  m,  p.  406,  tout  comme  Barthélémy  de 
Pise.  Ibid.,  t.  iv,  p.  338,  345.  L'histoire  n'a  conservé 
aucun  détail  sur  son  séjour  à  Paris.  L'œuvre  philo- 
sophique et  théologique  de  Matthieu  révèle  pourtant 
qu'il  étudia,  sinon  sous  saint  Bonaventure,  du  moins 
sous  un  des  maîtres  qui  continuaient  sa  pensée,  Guil- 
laume de  la  Mare,  Gauthier  de  Bruges,  Jean  Peckam. 
Ce  dernier,  regent  de  l'école  franciscaine  de  Paris  vers 
1269-1272,  pourrait  bien  être  le  maître  d'Aquasparta. 
Après  ses  études  à  Paris,  il  fut  lecteur  à  Bologne  où 
les  franciscains  avaient  un  studium  générale.  Il  nou^ 
l'apprend  lui-même  dans  une  note  autographe  ajoutée 
à  son  Commentaire  sur  le  livre  des  Sentences,  Assise, 
Biblioth.  comm.,  ms.  132,  fol.  298  r°.  De  secundo  dis- 
tinctione  :  «  Utrum  Deus  sit?  »  argumenta  sunt  multa  in 
quœ.stione  disputata  Bononim  et  illa  solutio  leneatur,  etc. 
Lors  de  la  nomination  de  Peckam  à  l'archevêché  de 
Canlorbéry.le  28  janvier  1279,  Matthieu  reçut  sa  chaire 
de  lecteur  au  Sacré-Palais.  Comme  toutes  les  sources 
anciennes  assurent  qu'il  fut  le  successeur  immédiat 
de  Peckam,  il  est  inexact  de  fixer  la  date  de  son  lec- 
torat  à  Rome  en  1281,  ainsi  qu'on  le  fait  souvent, 
Anal,  franc.,  t.  m,  p.  372,  n.  7.  En  1282,  il  est  sûrement 
en  charge.  Dans  le  ms.  62  de  la  Bibl.  comm.  de  Todi 
on  lit  en  efïet  au  fol.  1  v°  la  note  suivante  :  Iste  liber 
reddalur  magistro  Nicolao  de  Hoccon,  anglico,  quem 
dominus  Joannes,  Wintoniensis  episcopus,  volait  deponi 
pencs  fratrem  Matlhœum  de  ordine  fratrum  minorum 
lectorem  in  curia  romana.  Or  Jean  de  Pontissera, 
l'agent  de  Peckam  à  Rome,  fut  élu  évêque  de  Win- 
chester le  15  juin  1282  et  retourna  en  Angleteerre  à  la 
fin  de  juillet  1282.  J.  Peckam,  Registrum  epistolarum, 
édit.  Martin,  Londres.  1882, 1. 1,  p.  392.  Le  2  août  1285, 
Matthieu  d'Aquasparta  semble  bien  être  encore  à  la 
curie  où  il  intervient  en  faveur  d'OITreduccio  d'Aqua- 


sparta, chanoine  de  Todi.  G.  Ceci,  Todi  nel  medio  evo, 
p.  278.  Par  Vexplicit  du  ms.  159,  fol.  302  de  la  Bibl. 
comm.  d'Assise,  l'on  sait  que  les  Questions  disputées 
sur  l'Incarnation  de  Matthieu  sont  de  cette  époque  : 
disputavil  in  curia  romana.  Ce  fut  aussi  «  en  sa  pré- 
sence »  que  Martin  IV  confirma  l'indulgence  de  la 
Portioncule.  Anal,  franc,  t.  in,  p.  372;  Wadding, 
Annales  O.  M.,  an.  1223,  n.  3,  et  an.  1281,  n.  6.  Fut-il 
en  1282  élu  provincial  de  l'Ombrie  et  empêché  d'exer- 
cer ces  fonctions  par  sa  charge  de  lecteur,  ainsi  que 
l'assure  le  P.  Agostino  de  Stroncone,  L'Umbria  sera- 
fica  dans  Miscellanca  francescana,  Foiigno,  1887,  t.  n, 
p.  177,  rien  ne  permet  de  le  déterminer. 

En  1287,  Aquasparta  était  élu  ministre  général  de 
l'ordre  franciscain  au  chapitre  de  Montpellier.  Au 
témoignage  de  Salimbene,  son  élection  fut  assez  mou- 
vementée, Cronica,  éd.  Holder-Egger,  dans  Monum. 
Ccrm.  hist,,  Scriplores,  t.  xxxn,  p.  643.  Son  générah.t 
fut  de  très  courte  durée,  1287-1289;  ses  actes  sont 
aussi  peu  connus.  En  septembre  1287,  il  est  à  Fer- 
rare  où  il  préside  le  chapitre  qui  élut  Barthélémy  de 
Bologne  provincial  de  l'endroit.  Sous  son  influence, 
Nicolas  IV,  précisant  le  statut  général  de  l'ordre 
franciscain,  décréta  qu'à  l'avenir  les  custodes  d'une 
province  jouiraient  d'une  seule  voix  au  chapitre,  que 
le  nombre  des  provinces  ne  pourrait  être  augmenté 
sans  l'assentiment  du  Saint-Siège  et  que,  le  ministre 
général  venant  à  mourir,  un  vicaire  généra!  ne  pour- 
rait être  élu  sans  la  permission  du  pape  et  l'avis  du 
cardinal  protecteur.  Eubel,  Bullarii  franciscani  epi- 
iome,  Quaracchi,  1908,  n.  1619-1621;  Anal,  franc, 
t.  in,  p.  408.  Deux  jours  après  ces  décrets,  le  16  mai 
1288,  Matthieu  d'Aquasparta  fut  créé  cardinal  du 
titre  de  Saint-Laurent  in  Damaso,  mais  retint,  sur  le 
désir  de  Nicolas  IV,  le  gouvernement  de  l'ordre.  Le 
3  septembre  1288,  il  signe  pour  la  première  fois  les 
bulles  consistoriales.  E.  Langlois,  Les  registres  de  Nico- 
las IV,  Paris,  1905,  t.  i,  n.  243;  Sbaralea,  Bull,  franc, 
Rome,  1 768,  t. iv, n.  46.  L'année  suivante,  le  9  février,  le 
roi  Alphonse  II  d'Aragon  lui. recommande  ses  envoyés 
auprès  de  Nicolas  IV.  M.  Bihl,  dans  Y Archivum  fran- 
ciscanum  historicum,  1922,  t.  xv.  p.  231.  Vers  la  même 
époque,  Aquasparta  blâma  le  provincial  de  France, 
Nicolas  de  Ghistelle,  qui  avait  glosé  la  bulle  Exiit  qui 
seminat,  malgré  la  défense  de  Nicolas  III.  P.  Calle- 
baut,  dans  VArchiv.  franc,  histor.,  1917,  t.  x,  p.  346- 
7;  Wadding,  Annales,  an.  1289,  n.  22.  Ce  qui  caracté- 
rise l'administration  de  M.  d'Aquasparta,  ce  fut  sa 
bienveillance  envers  les  Spirituels.  Il  accorda  en  effet 
au  bienheureux  Jean  de  Parme,  qui  depuis  son  pro- 
cès sous  saint  Bonaventure  (c.  1263)  était  relégué  à 
Grecchio,  de  se  rendre  en  pays  infidèle.  Anal,  franc, 
t.  m,  p.  408-9.  De  plus  il  réhabilita  Pierre  Olivi  ;  liber- 
tin de  Casale  nous  l'apprend  dans  sa  célèbre  Apologie 
présentée  au  concile  de  Vienne.  Ehrle,  Zur  Vorgc- 
schichte  des  Concils  von  Vienne,  dans  VArchiv  fur 
Litteratur  und  Kirchengcschichte  des  M.  A.,  Ber- 
lin, 1886,  t.  n,  p.  389;  Olivis  Leben  und  Schriften, 
ibid.,  t.  m,  p.  430-1.  De  par  la  volonté.  d'Aqua- 
sparta, Olivi  fut  nommé  lecteur  au  studium  générale  de 
Florence  où  il  exerça  une  grande  influence  sur  les 
mystiques  de  la  Toscane  et  de  l'Ombrie.  En  même 
temps  Matthieu  révoqua,  à  la  suite  d'Arlotto  de  Prato, 
toutes  les  mesures  prises  par  le  ministre  général  Bona- 
gratia  contre  Olivi  et  les  Spirituels.  Ehrle,  loc  cit., 
p.  387.  Aquasparta  promut  également  les  études  et  fit 
de  nouvelles  ordonnances  pour  le  studium  de  Paris, 
rappelées  dans  les  Constitutions  du  25  mai  1292. 
Déni  fie,  Chart.  Univ.  Paris.,  t.  n,  p.  56.  Il  seconda 
aussi  les  intentions  de  Nicolas  IV  dans  l'œuvre  des 
missions  d'Asie.  Golubovich,  O.  F.  M.,  Bibliotheca 
bio-bibliografica  délia  Terra  santa,  Quaracchi,  1906, 
t.  i,  p.  323-325.  Une  relation  importante  sur  les  mis- 


377 


M  A  T  T  H I E  U    1)  '  A  Q  V  A  S 1»  A  H  T  A 


378 


sions  de  Tar tarie  lui  est  envoyée  le  10  avril  1288.  Eubel 
Bull,  franc,  epit.,  p.  165.  Après  une  brève  administra- 
lion,  Aquasparta  fut  remplacé  le  29  mai  1289  par 
Raymond  Gaufredi,  élu  au  chapitre  de  Rieti.  Plu- 
sieurs historiens  font  critiqué  et  assurent  que  sous  lui 
la  discipline  régulière  s'affaiblit  notablement.  Ainsi 
Wadding,  Annales  O.  M.,  an.  1289,  n.  23,  cf.  Anal, 
franc,  t.  in,  p.  415,  n.  4.  Ces  jugements  défavorables 
cuit  été  suggérés  prcsqu'exclusivement  par  les  vers 
suivants  de  Dante,  Parad.,  cant.  xn,  124-120  :  Ma 
non  fia  da  Casai,  ne  d'Acquasparta;  Là  onde  vegnon 
tali  alla  scrillura,  Ch'uno  la  fugge  e  l'allro  la  coarta. 
Ainsi,  d'après  le  poète  florentin,  un  petit  nombre  de 
franciscains  aurait  été,  de  son  temps,  fidèle  à  la  règle 
de  saint  François,  et  encore  ce  groupe  ne  viendrait  ni 
de  Casai  • —  allusion  à  Ubertin  de  Casale  —  ni  d'Aqua- 
sparta.  En  fait  rien  n'appuie  ces  assertions.  Dante  était 
l'adversaire  politique  d'Aquasparta;  d'après  le  séna- 
teur F.  Riufiini,  c'est  lui  qu'il  attaque  aussi  dans  un 
passage  célèbre  de  la  Monarchia.  Danle  e  il  Protervo 
decretisla  innominalo,  dans  Memorie  délia  R.  Accade- 
mia  délie  scienze  di  Torino,  1922,  série  II,  t.  lxvi, 
I».  09.  Par  suite  la  réserve  s'impose,  les  jugements 
portés  par  Dante  sur  ses  adversaires  étant  tous  fort 
passionnés.  Bien  plus,  si  l'on  observe  que  Matthieu 
remit  en  liberté  les  Spirituels  dont  le  tort  n'était  pas 
autre  que  d'être  très  vivement  attachés  à  l'idéal  de 
saint  François,  et  qu'Ange  deClareno  ne  iui  fait  aucun 
grief  dans  sa  célèbre  Historla  septem  tribulationum 
ordinis  minorum,  il  n'est  pas  douteux  que  son  atti- 
tude ait  été  conciliatrice  et  en  définitive  bienfaisante. 

2»  Le  cardinal.  —  De  1289  à  1302,  M.  d'Aquasparta 
allait  se  consacrer  aux  affaires  ecclésiastiques. 

Sous  Nicolas  IV  son  rôle  est  moins  apparent,  bien 
qu'il  soit  souvent  délégué  dans  les  affaires  des  ordres 
religieux.  Exécuteur  testamentaire  du  cardinal  Benti- 
vengha,  t  1290,  Aquasparta  recueillit  aussi  sa  charge 
de  grand  pénitencier  à  la  fin  de  1288  ou  au  début  de 
1289.  Langlois,  Les  registres  de  Nicolas  IV,  t.i.n.  1013. 
Dans  le  Formulaire  des  pénitenciers  de  Benoît  XII, 
conservé  dans  VOttob.  lat.  333,  24  lettres  de  M.  d'A- 
quasparta relatives  à  des  matières  canoniques  ont  été 
conservées.  E.  Gôiler,  Die  papstliche  Pônitenliarie  von 
ihrem  Ursprung  bis  zu  ihrer  Umgestaltung  unter 
Pins  V,  Rome,  1907,  t.  i,  p.  30,  90.  En  1289,  semble- 
t-il,  il  est  chargé  de  terminer  un  conflit  entre  domi- 
nicains et  franciscains  au  sujet  de  l'érection  d'un  cou- 
vent à  Weissenbach,  H.  Finke,  Ungedruckte  Domini- 
kanerbriefe  des  XIII.  Jahrhundcrts,  Paderborn,  1891, 
p.  149.  Comme  il  résulte  de  la  bulle  Régis  pacifici  de 
Nicolas  IV  (12  sept.  1289),  il  fit  partie  de  la  commis- 
sion cardinalice  chargée  d'étudier  la  question  de  la 
réforme  de  Cluny  et  d'élire  les  quinze  définiteurs  qui 
devaient  célébrer  le  chapitre  suivant.  Sbaralea,  Bull, 
franc,  t.  iv,  p.  106-7;  dom  L.  Guilloreau,  Robert, 
abbé  de  Cérisy,  dans  Revue  Mabillon,  Ligugé,  1921, 
n»  série,  t.  xi,  p.  273.  Vers  le  début  de  1291,  il  changea 
fon  titre  cardinalice  et  devint  cardinal-archevêque  de 
Porto  et  Sainte-Rufine,  Anal,  franc,  t.  m,  p.  408. 

Le  4  avril  1292,  Nicolas  IV  mourait  à  Rome.  Une 
longue  vacance  du  Saint-Siège  s'en  suivit,  occasionnée 
par  les  rivalités  des  Colonna  et  des  Orsini.  Matthieu 
d'Aquasparta  assista  d'abord  au  conclave  qui  se  tint 
a.  Rome,  mais  l'accord  n'ayant  pu  se  faire  au  sein  du 
Sacré  Collège,  il  se  retira  à  Rieti  le  29  juin  1292  avec 
les  cardinaux  qui  n'appartenaient  pas  aux  grandes 
ramilles  romaines.  R.  Morghen,  //  card.  Matteo  Rosso 
Orsini,  dans  Archivio  délia  R.  Société  Romana  di 
tloria  palria,  Rome,  1923,  t.  xlvi,  p.  314-329.  De  Rieti 
il  se  rendit  à  Todi,  Archives,  arm.  4,  cass.  5,  n.  4  ;  Ceci, 
loc.  cit.,  p.  238-9.  A  la  fin  de  septembre  Aquasparta 
retourna  à  Rome  et  y  passa  l'hiver,  prenant  part  au 
conclave  qui  se  tenait  à  la  Minerva.  Après  Pâques,  il 


retourna  à  Rieti.  Ce  fui  alors  que  le  cardinaux  réunis 
à  cet  endroit,  à  l'exception  des  Colonna,  l'envoyèrent 
au  secours  de  Stroncone  assiégée  par  les  troupes  gibe- 
lines de  Nanti.  Le  cardinal  Jacques  Stephaneschi  dans 
sa  Vie  métrique  de  Célestin  V,  Acta  SS.,  mai,  t.  iv, 
Anvers,  1685,  p.  444-5,  nous  a  conservé  les  détails  de 
cette  expédition.  Le  corps  d'armée  d'Aquasparta, 
commandé  par  Rubeone  Pallo  de  Subiaco,  dégagea 
rapidement  la  place,  et  Narni  fut  obligée  de  se  rendre 
aux  conditions  imposées  par  le  Sacré  Collège.  Le 
17  juillet  la  paix  fut  jurée  entre  les  mains  de  Matthieu 
dans  la  cathédrale  de  Terni.  Les  cinq  pièces  relatives 
à  cette  affaire,  transcrites  du  registre  de  Bonaiuti  de 
Casentino,  sont  encore  conservées  aux  archives  publi- 
ques de  Stroncone.  Mazzatinti,  Gli  archivi  délia  storia 
d'Ilalia,  Rocca  S.  Casciano,  1900,  t.  m,  p.  362.  La 
réconciliation  de  Narni  causa  des  ennuis  au  cardinal. 
Les  pénitenciers  mineurs  qu'il  y  avait  délégués  n'ob- 
servaient pas  une  prudente  modération  :  un  vif  mécon- 
tentement éclata.  Dans  un  désir  de  paix,  Aquasparta 
voulut  résigner  sa  charge  de  grand  pénitencier,  mais 
les  cardinaux  refusèrent  d'accepter  sa  démission,  tout 
en  limitant  plus  étroitement  ses  pouvoirs.  J.  Stepha- 
neschi, loc.  cit.,  p.  447-448.  L'affaire  de  Narni  ne  devait 
s'achever  que  le  1"  février  1298.  Digard,  Les  registres 
de  Boniface  VIII,  Paris,  1890, 1. 1,  n.  2394. 

A  l'automne,  le  conclave  s'étant  transféré  à  Pérouse, 
Aquasparta  se  rendit  dans  cette  ville  le  18  octobre. 
Un  moment  les  suffrages  des  cardinaux  qui  formaient 
le  groupe  des  modérés  sous  la  conduite  de  Latino 
Malabranca,  O.P.,  se  portèrent  vers  lui,  mais  Matthieu 
ne  put  obtenir  un  nombre  suffisant  de  votes.  H.  Finke, 
Aus  den  Tagen  Bonifaz  VIII,  Munster,  1902,  p.  31. 
Finalement  le  5  juillet  il  signa  l'acte  d'élection  de 
Célestin  V,  Raynaldi,  loc.  cit.,  n.  6,  qu'il  avait  contri- 
bué à  faire  élire  en  appuyant  la  proposition  du  car- 
dinal Malabranca.  R.  Morghen,  loc.  cil,  p.  321-324.  Le 
11  du  même  mois,  le  Sacré  Collège  le  déléguait  avec  les 
archevêques  de  Lyon  et  d'Orvieto  pour  porter  la  nou- 
velle à  l'élu.  Raynaldi,  Annal.,  an.  1294,  n.  7  Aqua- 
sparta se  rendit  à  Aquila  en  passant  par  Foligno  où 
Lotharinge  de  Florence,  ministre  général  des  servîtes, 
le  reçut  avec  honneur,  Mirini  et  Solfier,  Mon'um.  ord. 
serv.  B.  M.,  Bruxelles,  1899,  t.  n,  p.  135,  sans  doute 
en  reconnaissance  des  services  que  le  cardinal  lui 
avait  rendus  en  faisant  reconnaître  par  le  Saint-Siège 
l'ordre  des  servites  supprimé  par  le  concile  de  Lyon 
(1275).  A.  Giano,  Annales  ord.  serv.  B.  M.  V.,  Luc- 
ques,  1719,  1. 1,  p.  157  a,  158  b.  Ce  que  fit  Aquasparta 
dans  la  suite,  soit  durant  le  pontificat  de  Célestin  V, 
soit  lors  de  l'élection  de  Boniface  VIII,  est  totalement 
inconnu. 

Le  cardinal  franciscain  avait  connu  jadis  Boni- 
face  VIII  à  Todi;  il  devint  bientôt  le  plus  ferme 
soutien  de  sa  politique.  —  Le  21  juin  1295,  à 
Anagni,  il  assiste  à  la  confirmation  du  traité  de  paix 
conclue  entre  la  France,  l'Aragon  et  la  Sicile,  Digard, 
Les  registres  de  Boniface  VIII,  t.  i,  n.  184;  Raynaldi, 
Annal.,  an.  1295,  n.  23;  depuis  ce  jour  jusqu'au 
27  juin  1298,  il  signe  tous  les  actes  consistoriaux.  Le 
10  mai  1297,  lorsqu'éclata  la  rébellion  des  Colonna  et 
des  Spirituels,  Raynaldi,  an.  1297,  n.  26-42,  Aqua- 
sparta.fut  un  des  premiers  à  signer  le  manifeste  que 
les  dix-sept  cardinaux  envoyèrent  à  la  catholicité 
en  faveur  de  Boniface  VIII.  Déni  fie,  Die  Denkschriftcn 
der  Colonna  gegen  Bonifaz  VIII  und  der  Cardinale 
gegen  die  Colonna,  dans  Arch.  f.  LUI...  des  M.  A.,  t.  v, 
p.  493-529.  A  sa  suite,  les  maîtres  franciscains  d'alors 
les  plus  célèbres,  Pierre  Olivi,  Gauthier  de  Bruges, 
évêque  de  Poitiers,  Jean  de  Murro,  etc.,  allaient 
défendre  la  même  cause.  Ce  fut  au  milieu  de  ces 
troubles  qu'eut  lieu  la  canonisation  du  roi  de  France, 
Louis  IX,  le  11  juillet  1297,  à  Orvieto.  Aquasparta  y 


379 


MATTHIEU    D'AOUASPARTA 


380 


fit  le  sermon  de  circonstance,  ainsi  que  Pierre  Colonna 
en  témoigna  au  concile  de  Vienne  lors  du  procès  de 
Bpniface  VIII.  Cf.  C.  Hôfler,  Rùckbliclc  auf  Papst 
Bonifacius  VIII  und  die  Lileralnr  seiner  Geschichte, 
p.  60.  D'après  le  discours  de  Boniface  VIII,  Aqua- 
sparta  avait  été  déjà,  sous  Nicolas  IV,  l'un  des  trois 
cardinaux  chargés  d'examiner  les  dossiers  du  procès. 
Tosli,  Histoire  de  Boni/ace  V/7/(trad.  Duelos),  Paris, 
1854,  t.  ii,  p.  447.  Que,  vers  la  fin  de  1299,  il  ait  tenté, 
avec  le  cardinal  Matthieu  Orsini,  de  réconcilier  le  pape 
et  les  Colonna,  des  témoins  l'assurèrent  au  procès  de 
Boniface  VIII,  Dupuy,  Histoire  du  différend,  Paris, 
1655,  p.  334,  mais  le  t'ait  est  douteux.  Morghen,  loc. 
cit.,  p.  346.  Quoi  qu'il  en  soit,  le  lldéc.  1297,  Aqua- 
sparta était  nommé  à  la  place  du  card.  Jacques  Colonna 
protecteur  du  couvent  Saint-Sylvestre  j7j  Capile, 
transféré  à  Rome  depuis  1284,  et  où  l'élite  de  la  maison 
des  Colonna  s'était  retirée.  Sbaralea,  Bull,  franc., 
t.  iv,  p.  456.  Peu  après,  le  14  décembre,  il  était  créé 
légat  pontifical  pour  la  Toscane,  la  Lombardie,  les 
Marches,  la  Romagne  et  les  diocèses  d'Aquilée  et  de 
Ravenne.  Digard,  Registres,  t.  i,  n.  2376,  et  investi 
de  pouvoirs  extraordinaires,  ibid.,  n.  2377-2382;  il 
devait  prêcher  la  croisade  contre  les  Colonna  dans  les 
États  de  l'Église.  Le  16  décembre  il  quittait  Rome 
pour  se  rendre  à  Florence.  Le  11  janvier  1298,  en 
qualité  de  légat,  il  écrivait  de  celte  ville  au  provincial 
des  franciscains  de  Bologne,  lui  enjoignant  d'enrôler 
des  troupes  au  service  de  Boniface  VIII.  Giordani, 
Acta  franciscana  e  tabulariis  Bononiensibus,  p.  395-396, 
dans  Anal,  franc,  1927,  t.  ix.  Diverses  concessions 
d'indulgences  établissent  que,  le  21  janvier  et  le 
5  février,  il  était  toujours  à  Florence.  Le  20  février, 
Boniface  VIII  l'ayant  chargé  spécialement  de  prêcher 
la  croisade  contre  les  Colonna  en  Toscane  et  de  rame- 
ner partout  la  paix,  Digard,  t.  n,  n.  2878,  le  cardinal 
négocia  avec  Florence  et  en  obtint  cent  soldats.  David- 
sohn,  Gesch.  von  Florent,  t.  m,  p.  42-45;  F.  Perrens, 
Histoire  de  Florence,  Paris,  1877,  t.  n,  p.  441-443.  Cette 
mission  achevée,  le  cardinal  retourna  à  Rome  le  22 
avril. En  juin  1298,  il  assista  au  consistoire  où  Boni- 
face  VIII  porta  sa  sentence  arbitrale  entre  la  France, 
l'Angleterre  et  la  Flandre,  Digard,  t.  n,  n.  2809, 
Potthast,  Regesta,  n.  24  706-24  713.  Devenu  presque 
l'allié  de  Philippe  le  Bel  à  cause  du  péril  créé  par 
l'affaire  des  Colonna,  Boniface  VIII  sacrifiait  la  cause 
de  Guy  de  Dampierre.  Kervyn  de  Lettenhove,  Re- 
cherches sur  la  part  que  l'ordre  de  Clleaux  et  le  comte 
de  Flandre  prirent  à  la  lutte  de  Boniface  VIII  et  de 
Philippe  le  Bel,  reproduites  dans  P.  L.,  t.  clxxxv, 
col.  1833,  1857,  1876.  Aquasparta,  qui  était  le  défen- 
seur de  la  cause  flamande  à  Rome  et  avait  conseillé 
à  Robert  de  Béthune  et  aux  ambassadeurs  du  comte 
de  Flandre  de  s'en  remettre  à  la  décision  du  pape, 
K.  de  Lettenhove,  loc.  cit.,  col.  1869,  1871,  vit  ses 
efforts  ruinés  pour  le  moment. 

Depuis  ce  jour  et  jusqu'à  la  fin  de  1299,  Aqua- 
sparta apparaît  moins  fréquemment  dans  les  actes 
pontificaux,  mais  reste  mêlé  aux  affaires  politiques 
et  ecclésiastiques.  Le  22  août  1298,  il  écrit  à  Jaime  II 
d'Aragon.  H.  Finke,  Acta  Aragonensia,  Berlin,  1908, 
t.  i,  p.  50,  52,  qui  eut  d'ailleurs  avec  lui  d'autres  rela- 
tions à  propos  de  l'épineuse  affaire  du  royaume  de 
Sicile.  Finke,  Acta  etc.,  t.  i,  p.  96.  C'est  lui  aussi  qui 
au  nom  de  Boniface  VIII  écrit  le  14  juillet  1299  à 
Charles  II,  roi  de  Naplcs,  le  priant  de  ne  pas  mettre 
à  la  tête  de  l'expédition  de  Sicile,  son  fils  Philippe, 
prince  de  Tarente.  Finke,  Acta,  1. 1,  p.  59.  En  1299,  il 
suit  la  curie  à  Rome,  Digard,  t.  n,  n.  2858,  à  Anagni, 
id.,  t.  ii,  n.  3180,  et  de  nouveau  à  Rome,  n.  3330. 
Plus  que  jamais  il  s'occupe  de  la  cause  flamande,  si 
bien  que  les  envoyés  du  comte  de  Flandre  pouvaient 
écrire  à  Guy  de  Dampierre  le  9  juillet  :  «  Li  cardenal 


parolent  moult  bien  pour  vous  tous,  et  deus  espé- 
ciaux  amis  avés-vous  mon  segneur  Gérard  de  Parme 
et  mon  segneur  Malhiu  d'Kxpert,  et  si  avés  moult 
bien  le  grasse  de  le  court,  etc.  »  K.  de  Lettenhove, 
loc.  cit.,  col.  1886.  L'heure  était  favorable,  car  Boni- 
face  VIII  était  fort  mécontent  de  l'alliance  de  Phi- 
lippe le  Bel  et  d'Albert  d'Autriche  dont  Aquasparta 
connaissait  les  tractations  voilées  dès  le  mois  de 
juillet  1299,  et  en  donnait  avis  à  la  curie  et  aux  am- 
bassadeurs de  Flandre.  K.  de  Lettenhove.  loc.  cit., 
col.  1898. 

Ce  fut  au  milieu  de  ces  difficultés,  à  l'heure  où 
éclatait  le  second  différend  entre  le  pape  et  le  roi 
de  France,  que  commença  le  jubilé  de  1300.  Le  6  jan- 
vier, Aquasparta  prêcha  au  Latran,  à  l'invitation  de 
Boniface  VIII,  sur  la  suprématie  du  pouvoir  ponti- 
fical aussi  bien  au  temporel  qu'au  spirituel.  Ses  décla- 
rations ne  nous  sont  connues  que  par  le  rapport 
incomplet  des  ambassadeurs  flamands,  Jean  de  Menin 
et  Michel  als  Cloketes.  Voir  K.  de  Lettenhove,  loc. 
cit.,  col.  1901  :  «  Résolument  la  théologie  franciscaine 
se  mettait  au  service  de  la  papauté,  à  l'heure  de  la 
crise.  » 

D'autres  affaires  sollicitaient  aussi  l'intervention  du 
Saint-Siège.  Et  d'abord  la  querelle  du  clergé  séculier 
et  régulier  au  sujet  du  décret,  Omnis  utriusque  sexus, 
du  IV»  concile  du  Latran.  Boniface  VIII  y  mit  fin 
par  la  bulle  Super  calhcdram  (18  fév.  1300),  Sbaralea, 
t.  iv,  p.  498-501,  faite  ad  instantiam  patris  Mathei  et 
domini  Porluensis.  H.  Finke,  Aus  den  Tagen,  etc.. 
IL  Quellen,  p.  xlviii.  Plus  grave  encore  était  la  situa- 
tion politique  de  l'Italie  centrale,  déchirée  par  les 
factions  des  Guelfes  et  des  Gibelins.  Le  10  jan- 
vier 1300,  Boniface  VIII  avait  bien  approuvé  en 
consistoire  un  compromis  de  paix  entre  Este  et  Fer- 
rare,  déjà  conclu  au  Latran  le  24  décembre  1299  sous 
l'influence  d'Aquasparta,  Digard,  t.n,  n.  3298;  mais 
enréalilé  toute  l'Italie  était  en  feu,  surtout  Florence. 
Le  23  mai  1300,  Aquasparta  fut  nommé  légat  pontifical 
et  «  pacidire  »  pour  la  Toscane  et  la  Lombardie,  etc. 
Digard,  t.  n,  n.  3892;  Raynaldi,  Annales,  an.  1300, 
n.  24.  Arrivé  à  Florence  au  début  de  juin,  Aquasparta 
se  retira  au  palais  épiscopal  des  Spini  et  après  s'être 
entouré  des  plus  hautes  personnalités  du  clergé  flo- 
rentin, Davidsohn,  Geschichte,  t.  m,  p.  123,  fit  con- 
naître sa  commission.  Lassé,  après  quatre  mois  de 
vaines  tentatives  de  pacification,  le  légat  lança  l'inter- 
dit contre  Florence  le  28  ou  le  29  septembre  1300. 
Davidsohn,  Forschungen,  t.  m,  p.  277-279;  Geschichte, 
t.  m,  p.  130-132. 

Pendant  son  séjour  à  Florence,  M.  d'Aquasparta 
avait  été  nommé  recteur  de  la  Romagne  le  19  juillet. 
Digard,  loc.  cit.,  t.  n,  n.  3900.  Il  partit  donc  pour 
Bologne  où  il  se  trouvait  déjà  le  14  octobre.  David- 
sohn, Geschichte,  t.  m,  p.  278.  L'année  suivante,  le 
14  février,  après  avoir  séjourné  à  Bavenne,  il  fit  à 
Canozosia,  près  de  cette  ville,  une  réunion  générale 
des  princes  et  des  podestats  de  la  Romagne  afin  de 
pacifier  le  pays.  Annales  de  Forli,  loc.  ci/.  |  Wadding, 
Annales  ord.  min.,  ad  an.  1300,  n.  2;  Ghirardacci, 
Délia  hisloria  di  Bologna,  Bologne,  1596,  t.  i,  p.  415- 
420.  Aquasparta  se  trouvait  encore  dans  la  Romagne 
lorsque,  le  2  décembre  1301,  Boniface  VIII,  après 
avoir  appelé  à  Florence  Charles  de  Valois,  ordonna 
au  cardinal  de  retourner  en  cette  ville.  Raynaldi, 
Annales  eccles.,  an.  1301,  n.  13;  Villani,  Histoire,  c.  42, 
loc.  cit.,  p.  373;  Davidsohn,  loc.  cit.,  p.  190.  L'œuvre 
pacificatrice  d'Aquasparta,  contrariée  de  toute  ma- 
nière, se  borna  à  unir  par  des  mariages  les  grandes 
familles  florentines  des  Cerchi,  des  Adimari,  des 
Donati  et  des  Pazzi.  Le  parti  des  Noirs  étant  venu  au 
pouvoir  grâce  à  Charles  de  Valois,  les  Blancs  et  avec 
eux  Dante  avaient  été  exilés  et  s'étaient  alliés  avec 


381 


MATTHIEU    D'AQUASPARTA 


382 


Pistoie.  Aquasparta  voulut  traiter  avec  cette  ville 
mais  n'obtint  rien  et  lança  contre  elle  l'interdit.  David- 
sohn,  Forschungen,  t.  m,  p.  290,  303.  Quelque  temps 
après,  le  1C  janvier  1302,  il  présida  à  Florence  l'assem- 
blée des  villes  toscanes  qui  appartenaient  à  la  ligue 
guelfe  en  vue  d'organiser  la  lutte  contre  les  Gibelins. 
Davidsohn,  Geschichte,  t.  m.  p.  193.  Ce  fut  un  de  ses 
derniers  actes  en  cette  ville. 

Fendant  cette  légation  le  conflit  entre  Bonifa- 
face  VIII  et  Philippe  le  Bel  s'était  exaspéré.  Les  griefs 
s'étaient  accumulés  à  Rome  contre  le  roi  de  France, 
avaient  amené,  les  4  et  5  décembre  1301,  les  bulles 
Sah'alor  mundi  et  Ausculta  fili,  et  provoqué  la  convo- 
cation d'un  concile  français  à  Rome  pour  le  1"  no- 
vembre 1302.  Philippe  le  Bel  répondit  à  ces  actes 
par  l'assemblée  générale  du  10  avril  1302.  Lorsque  ses 
envoyés  se  présentèrent  à  Anagni  le  24  juin,  ce  fut 
Matthieu  d' Aquasparta  qui,  dans  un  discours  de  grand 
style  théologique  et  juridique,  répondit  au  nom  du 
Saint-Siège.  Dupuis,  loc.  cit.,  p.  73-76.  Son  discours, 
très  habile,  où  les  torts  de  Philippe  le  Bel,  ses  falsifi- 
cations de  bulles  papales  étaient  mis  au  compte  de  ses 
légistes,  et  où  la  plénitude  du  pouvoir  pontifical  était 
vigoureusement  affirmée,  même  dans  l'ordre  temporel, 
de  omni  temporali  rationepeccati,  se  terminait  par  cette 
déclaration  :  Ha  sentio  pro  ista  vcrilale  quod  auderem 
i-am  defendere  contra  tolum  mundum  et  auderem  expo- 
nere  vitam  meam,  quod  summas  poniifex,  qui  est  vica- 
rius  B.  Pétri,  habet  pleniludinem  potestatis,  etc.  Deux 
jours  après,  le  26  juin,  Aquasparta  et  le  Sacré  Collège 
répondaient  à  la  violente  lettre  de  la  noblesse  française. 
Dupuis,  loc.  cit.,  p.  71-72.  Ce  fut  un  de  ses  derniers 
actes.  A  la  veille  en  effet  de  la  bulle  Unam  Sanctam 
(18  nov.)  que  son  discours  du  24  juin  annonçait, 
.M.  d'Aquasparta  mourait  à  Rome  le  29  octobre,  ainsi 
que  nous  l'apprend  le  Nécrologe  des  chanoines  de 
Saint-Pierre.  Denifle,  Chart.  Univ.  Paris.,  t.  n,  p.  59. 
Il  fut  profondément  regretté.  Wadding,  Annales, 
an.  1302,  n.  6.  Son  testament  est  encore  conservé, 
mais,  depuis  1910,  les  franciscains  de  Quaracchi  n'ont 
pu  en  obtenir  communication.  Ce  que  l'on  sait,  par 
un  acte  notarié  du  23  janvier  1303,  c'est  qu'une  partie 
de  ses  livres  et  de  son  mobilier  liturgique  fut  léguée 
au  couvent  de  Saint-Fortunat  de  Todi.  Todi,  Archives, 
arm.  4,  cass.  5,  n.  35.  Le  corps  du  cardinal  repose 
encore  aujourd'hui  dans  l'église  franciscaine  de  l'Ara 
Cœli  à  Rome,  dans  un  beau  monument  dû  aux 
mosaïstes  de  l'école  de  Jean  Cosmati.  Guiraud, 
L'Église  cl  les  origines  de  la  Renaissance,  Paris,  1902, 
p.  17;  Pacifici,  La  chiesa  di  S.  Maria  in  Ara  Cœli, 
dans  l'Arle  cristiana,  Milan,  1926,  t.  xiv,  p.  139-155. 

II.  Écrits.  —  Les  écrits  de  M.  d'Aquasparta  ne  le 
cèdent  point  en  étendue  et  en  richesse  doctrinale  à 
ceux  de  saint  Bonaventure  ou  de  Duns  Scot. 

1»  Ouvrages  authentiques.  —  1.  Concordanliœ  super 
i  Y  libros  Sentenliarum.  —  M.  d'Aquasparta  est  l'au- 
teur de  deux  écrits  sur  les  Sentences.  Le  premier  n'est 
qu'une  table  des  matières  de  ce  texte  classique.  Cet 
ouvrage  est  aujourd'hui  conservé  dans  le  cod.  lat. 
S947,  fol.  24  v°-49  v°,  de  la  Bibliothèque  d'État  de 
Munich,  le  ms.  //.  B.  III,  1  de  Stuttgart  et  les  ms.  161, 
163,  179  de  la  bibliothèque  publique  de  Brunswick. 
Inc.  :  Abortum  procurantes  quando  sunt  homicidœ,  1.  IV, 
dist.  XXXI.  Abstinere  a  malis,  etc.  Expl.  :  Chrislus 
quare  suscitaturus  corpora  vivorum  et  morluorum  in 
forma  servi  et  in  ta  judicaturus,  1.  IV,  dist.  XLVIII. 
Cf.  Ehrle,  Die  Ehrentilel  der  schol.  Lchrer  des  Mittel- 
allers,  dans  Sitzungsberichte  d.  Bayer.  Akad.  d.  Wissen- 
l'ten,  Munich,  1919,  p.  40-41;  Grabmann,  Die 
[ihilosophische  und  theologische  Erkennlnislehre  des 
Kard.  M.  von  Aquasparta  (Theolog.  Studien  d.  Leo- 
Gcsellschaft,  xiv),  Vienne  1906,  p.  16.  L'authenticité 
de  l'ouvrage  est  pleinement  garantie.  Déjà  la  Chro- 


nique des  xxir  Généraux,  Anal,  franc,  t.  m,  p.  406, 
en  fait  mention  :  Hic  eliam  fr.  Malthxus  fecit  pul- 
chram  Postillam  super  epist.  ad  Romanos  et  tabulam 
per  alphabetum  pcrutilem  super  libros  sentenliarum. 
L'attestation  du  ms.  de  Stuttgart  est  très  formelle  : 
Incipiunl  concordanliœ  super  IV  libros  sentenliarum 
quas  composait  reverendus  pater  fr.  Matheus  de  Aqila 
Sparta,  magisler  theologiœ  et  generalis  minister,  etc. 
De  même  le  ms.  de  Munich,  fol.  24  v°,  assure  que  la 
table  a  été  composée  per  reverendum  patrem  fr. 
Matthœum  de  Aquasparta,  magistrum  sacrœ  theolo- 
giœ  ordinis  minorum.  Cet  écrit  de  M.  d'Aquasparta 
est  encore  inédit  comme  l'ouvrage  analogue  de  Robert 
Kilwardby,   O.   P. 

2.  Commentarius  in  libros  Sentenliarum.  —  Le 
Ier  livre  de  cet  ouvrage  est  conservé  dans  le  ms.  122, 
fol.  2  v°-160r°,  de  la  Bibliothèque  communale  de  Todi. 
Inc  :  Nihil  me  judicavi  scire  inter  vos  nisi  Chrislum 
Jesum  et  hune  crucifixum,  I  Cor.  xi.  In  verbis  islis 
Paulus  aposlolus  doclor  egregius  et  prœdicator  veri- 
lalis,  etc.  Expl.  :  A  quo  est  omne  datum  optimum  et 
omne  donum  perfeclum  lanquam  a  pedre  luminis  cui 
sil  omnis  gloria,  laus,  virtus  et  imperium  per  infinita 
sxcula  sœculorum.  La  table  des  matières,  autographe 
comme  le  ms.  lui-même,  donne  la  liste  de  411  questions. 
Ainsi  que  Matthieu  d'Aquasparta  l'a  signalé,  fol.  73  v°, 
166  v°,  les  distinctions  XVIII  et  XIX  manquent. 
Grabmann,  loc.  cit.,  p.  17;  Ehrle,  Das  Sludium  der 
Handschriften  der  mittelalterlichen  Scholastik,  dans 
Zeitschrift  f.  kath.  Theol.,  1883,  p.  26.  Le  IF  livre, 
également  autographe,  est  dans  le  ms.  132  de  la 
Bibliothèque  communale  d'Assise,  fol.  1  v°  :  Inc.  : 
Inlravi  in  domum  fîguli  et  -ipse  faciebat  opus  super 
rotam  et  dissipalum  est  vas  quod  ipse  faciebat  super 
rolam,  Jerem,,  xvm.  Diligenter,  etc.;  fol.  225  c,  Expl.: 
secundum  illam  acceptionem  supra  posilam.  Les  dis- 
tinctions XVIII  et  XIX  ne  se  lisent  point  dans  le 
corps  de  l'ouvrage,  fol.  225  c,  mais  plus  loin  aux 
fol.  298c-309d.  Le  commentaire  s'arrête  à  la  dis- 
tinction XXXIX;  la  suite  du  texte  de  Pierre  Lombard 
n'a  pas  été  expliquée.  Le  même  ms.  contient,  immé- 
diatement après,  le  commentaire  incomplet  de  Mat- 
thieu sur  le  IVe  livre  des  Sentences,  fol.  226  a  :  Inc.  : 
Circa  istam  distinelienem  primam,  in  qua  déterminât 
magister  de  sacramcnlis  in  gencrali  et  postmodum  in 
speciali  de  sacramcnlis  veleribus,  quœrunlur  duo,  etc.  ; 
fol.  297  d.  Expl.  :  quia  irreparabilis  est,  ut  dictum 
est.  L'écrit  s'achève  par  la  dictinction  XIV,  après  le 
traité  sur  l'eucharistie,  Le  reste  manque.  De  même  le 
commentaire  sur  le  IIIe  livre  du  Lombard.  Tout 
incomplet  qu'il  soit,  cet  ouvrage  n'en  est  pas  moins 
un  des  principaux  monuments  de  la  scolastique  au 
xni»  siècle  :  le  IIe  livre  surtout,  très  développé,  est 
d'une  grande  signification  :  l'histoire  définitive  de  la 
scolastique,  de  l'influence  bonaventurienne  et  du 
conflit  qui  divisa  les  augustiniens  et  les  disciples 
nouveaux  d'Aristote,  ne  pourra  s'écrire  qu'à  l'aide  de 
ce  texte.  L'ordonnance  générale  est  admirable  de 
clarté.  D'ordinaire,  Matthieu  suit  de  près  le  commen- 
taire de  Bonaventure.  Malgré  cette  importance,  l'œuvre 
du  cardinal  franciscain  est  encore  inédite.  Deux  ques- 
tions seulement  du  premier  livre,  ayant  trait  à  la 
connaissance  de  Dieu  et  à  l'argument  de  saint 
Anselme,  ont  été  publiées  par  le  P.  Daniels,  O.  S.  B., 
Quellenbeitrage  und  Untersuchungen  zur  Gesch.  der 
Goltesbeweise  im  XIII.  Jahrhundert  (Beilrage  zur 
Gesch.  der  Philos,  des  Mittelallers,  vin),  Munster,  1909, 
p.  52-63. 

3.  Quœstiones  dispututw  et  Quodlibeta.  -  -  A  l'instar 
d'Henri  de  Gand  et  de  Godefroy  de  Fontaines,  Mat- 
thieu d'Aquasparta  est  l'auteur  de  nombreuses  Ques- 
tions disputées  et  de  six  Quodlibets.  Le  cod.  44, 
fol.   317  sq.  de  la  Bibliothèque  communale  de  Todi, 


383 


MATTHIEU    D'AQUASPARTA 


384 


contient  à  lui  seul  155  questions  distribuées  entre  ces 
deux  groupes  de  disputes.  La  liste  en  a  été  publiée  par 
les  franciscains  de  Quaracchi  :  M.  ab  Aquaspurta  Quies- 
tiones  disputalir  selectœ.  Quœst.  de  fide  et  cognitione,  i, 
Quaracchi,  1903,  p.  vii-xv.  Sauf  la  dernière  question, 
Ulrum  mors  Christi  fuerit  miraculosa  an  naturalis? 
Todi,  cod.  44,  fol.  315  v°,  contenue  aussi,  mais  en 
partie  seulement,  dans  le  ras.  159,  fol.  302  v°  de 
la  Bibliothèque  d'Assise,  toutes  ces  Questions  et 
tous  ces  Quodlibets  se  retrouvent  aussi  dans  le 
cod.  134,  fol.  228  sq.  de  cette  dernière  ville,  l'un  des 
plus  importants  mss.  autographes  de  la  scolastique. 
L'ordre  des  questions  y  est  presque  le  même.  Quelque- 
fois le  texte  est  conservé  dans  une  rédaction  primi- 
tive qui  transpose  les  arguments  et  leurs  solutions  et 
permet  ainsi  de  reconstituer  la  manière  dont  la  ques- 
tion était  débattue  publiquement  entre  le  maître  et  le 
respondens.  Ces  disputes  portent  sur  des  sujets  les  plus 
différents  et  d'une  façon  spéciale  sur  la  psychologie. 
Pour  l'histoire  de  la  théologie,  les  Quœstiones  de 
gratia,  Todi,  cod.  44,  fol.  277  v-308  v°,  méritent  d'être 
signalées  avant  tout.  Aux  155  questions  du  cod.  44 
de  Todi  et  de  l'autographe  assisiate,  il  faut  ajouter 
encore  les  Quœstiones  disputâtes  du  ms.  159  d'Assise. 
Elles  comprennent  neuf  Quœst.  de  incarnalione, 
fol.  216  r°-240  v°,  six  Quœst.  de  legibus,  fol.  240  v- 
262  r°,  et  six  Quœst.  de  anima,  fol.  285  r°-302  v°. 
Cf.  M.  ab  Aquasparta,  Quœstiones  de  Christo,  Qua- 
racchi, 1914,  p.  vii-ix.  De  la  sorte,  176  questions  de 
M.  d' Aquasparta  sont  actuellement  connues  et  con- 
servées dans  les  mss.  d'Assise  et  de  Todi.  En  dehors 
de  ces  bibliothèques,  quelques-unes  seulement  pos- 
sèdent une  partie  plus  ou  moins  considérable  des 
Quœstiones  disputâtes  du  cardinal  franciscain.  Ainsi  le 
cod.  Aedil.  164,  fol.  73  v°-lll  v°,  de  la  Laurentienne 
de  Florence  a  15  questions  diverses;  d'après  les  indi- 
cations de  la  table,  fol.  112  v°,  12  autres  devaient  s'y 
trouver  également.  A  la  même  bibliothèque  le  cod. 
Conv.  sopp.  123,  col.  97-98,  a  aussi  une  question  abré- 
gée secundum  Mattœum  de  Aquasparta.  Le  cod.  VII 
C.  47,  fol.  87  v-157  v°,  de  la  Bibliothèque  nationale  de 
Naples  contient  29  questions  sur  la  connaissance  et 
l'âme.  D'après  les  notes  inédites  du  P.  Fidèle  de 
Fanna,  O.  F.  M.,  le  cod.  Burney  352,  fol.  33,  du  Bri- 
tish  Muséum  offre  les  mêmes  textes.  C'est  aussi  à 
notre  auteur  qu'appartiennent  les  8  questions  sur  la 
connaissance  attribuée  à  Guillaume  de  Falgar  dans  le 
ms.  457,  fol.  109,  de  la  bibliothèque  de  l'Arsenal  à 
Paris.  Après  Hauréau,  Histoire  de  la  philosophie  scolas- 
tique, Paris,  1880,  t.  h  b,  p.  104-109,  plusieurs  auteurs 
se  sont  mépris  à  leur  sujet,  tels  Marcellin  de  Civezza, 
//  breviloquium  super  libr.  sentcntiaruni  di  (r.  Ghe- 
rardo  di  Prato,  Prato,  1882,  p.  32-34,  les  éditeurs  de 
Quaracchi,  De  humanœ  cognitionis  nolione  anecdola, 
Quaracchi,  1883,  p.  63,  et  S.  Belmond  dans  les  Éludes 
franciscaines,  Paris,  1921,  t.  xxxm,  p.  17.  En  effet  la 
liste  des  questions  et  les  extraits  publiés  par  Hauréau, 
sont  textuellement  chez  Matthieu  d' Aquasparta, 
Quœst.  disp.  de  fuie  et  cognitione,  p.  250-1,  181,  297, 
ainsi  que  l'a  observé  justement  Grabmann,  op.  cit., 
p.  32-34.  Jusqu'ici  il  ne  s'est  pas  découvert  d'autres 
mss.  Il  en  existait  un  jadis  à  la  bibliothèque  Saint- 
François  de  Sienne,  mais  il  a  disparu  dans  un  incendie. 
Papini,  L'Etruria  francescana,  Sienne,  1797,  p.  121. 
L'importance  capitale  des  Quœslions  disputées  de 
M.  d'Aquasparta  n'est  plus  à  signaler.  Les  médié- 
vistes les  plus  distingués  en  ont  loué  d'un  commun 
accord  les  qualités  de  premier  ordre.  Cf.  Quœstiones 
de  Christo,  p.  v-vi;  Grabmann,  op.  cit.,  p.  172;  Denifle, 
Luther  und  Luthertum,  Mayence,  1904,  t.  i  b,  p.  524. 
«  Matthieu  d'Aquasparta,  écrit  M.  De  Wulf,  Hist. 
de  la  philosophie  médiévale,  5e  édit .,  Louvain,  1924, 
t.  i,  p.  358,  se  révèle  comme  un  écrivain  de  talent  au 


style  sobre,  clair  et  précis,  et  par  la  profondeur  de  ses 
pensées,  il  ne  le  cède  en  rien  aux  plus  célèbres  de  ses 
contemporains.  »  «  Chez  aucun  des  anciens  scolastiques, 
saint  Thomas  d'Aquin  non  excepté,  dit  à  son  tour 
S.  E.  le  cardinal  Ehrle,  Das  Studium  der  Handschrif- 
len,  p.  46,  on  ne  rencontre  dans  leurs  écrits  d'école, 
une  abondance,  une  élégance  de  diction  et  une  clarté 
d'exposition  semblables  à  celles  que  nous  admirons 
dans  les  Quœstiones  disputalœ  du   savant  cardinal.  » 

4.  De  œterna  processione  Spirilus  Sancli.  —  Cet  opus- 
cule, conservé  autographe  à  Todi,  cod.  122,  fol.  170  d- 
172  d,  a  été  édité,  Quœstiones  de  fide  et  cognitione, 
p.  429-453.  Il  est  dirigé  contre  les  Grecs  et  a  pu  être 
composé  à  l'occasion  du  second  concile  de  Lyon  (1274). 

5.  De  Deo  uno  et  trino.  —  Ce  traité,  non  signalé 
jusqu'ici,  est  conservé  autographe  à  Todi,  cod.  122, 
fol.  166  c-170  d.  Il  rappelle  de  très  près  le  Brevilo- 
quium de  saint  Bonaventure  en  ce  que  Aquasparta  y 
résume  en  18  chapitres  toute   la  théologie  de  Dieu. 

6.  Commenlarius  in  Psalmos. —  Cet  écrit  est  conservé 
autographe  à  Assise  dans  le  cod.  67,  fol.  1  v°-269  v°. 
Inc.  :  Nolite  inebriari  vino  in  quo  est  luxuria,  etc., 
Eph.,  v,  18.  In  verbo  proposilo  invitai  nos  aposlolus 
ad  psalmorum  decantationcm  devolam,  et  lanquam  pru- 
dens  et  sapiens  doctor,  etc.  Expl.  :  Sanclorum  cœlibus 
aggregati  videamus  le,  amemus  alque  fruamur  te  atque 
laudemus  in  sœcula  sœculorum.  Il  ne  s'étend  qu'aux 
50  premiers  psaumes.  Aquasparta  ne  paraît  point  avoir 
achevé  son  œuvre,  car  si  l'on  rapproche  le  ms.  67  et  le 
ms.  51,  fol  279,  qui  formaient  jadis  un  seul  ms.  auto- 
graphe, l'on  voit  par  l'ancienne  pagination  que  les 
deux  commentaires  d'Aquasparta  sur  les  Psaumes  et 
sur  l'Apocalypse  se  suivaient  à  neuf  folios  de  distance 
seulement.  Le  présent  ouvrage  est  extraordinaire- 
ment  développé;  il  est  d'un  intérêt  considérable  pour 
la  théologie  et  surtout  pour  l'ascèse  et  la  mystique. 

7.  In  Apocalypsim.  —  Ce  commentaire,  mentionné 
deux  fois  dans  l'ancien  catalogue  de  la  Bibliothèque 
publique  de  Saint-François,  L.  Alessandri,  Invento- 
ria dell'antica  biblioteca  del  conv.  di  S.  Franccsco  in 
Assisi,  Assise,  1906,  p.  58,  62,  est  conservé  auto- 
graphe dans  le  cod.  51,  fol.  279  r°-356  v»,  et  le  ms.  57, 
fol.  69-87,  d'Assise.  L'ouvrage  est  incomplet  dans  son 
état  actuel,  car  le  cahier  9  de  l'original  est  demeuré 
jusqu'ici  introuvable,  L.  Alessandri,  loc.  cit.,  p.  159- 
160;  de  plus  le  texte  est  dans  un  grand  désordre,  car 
l'ordre  des  folios  est  tout  bouleversé.  L'incipit  se  lit 
ainsi  :  Beatus  qui  legit  et  audit  verba  prophetiœ  hujus. 
Ad  commendalionem  doclrinœ  quœ  traditur  hoc  libre, 
nescio  unde  convenientius  auctoritatem  assumerem  quam 
ab  ipso  Johanne... 

8.  Commenlarius  in  Job.  —  L'ancien  catalogue 
de  Saint-Fortunat  de  Todi,  Todi,  cod.  185,  et  celui 
de  la  bibliothèque  de  Saint-François  à  Assise,  Alos- 
sandri,  loc.  cit.,  p.  23,  attribuent  à  Matthieu  un 
commentaire  sur  Job.  D'après  l'incipit  du  catalogue 
assisiate,  ce  texte  longuement  recherché  me  paraît 
devoir  être  identifié  avec  la  Postille  sur  Job  contenu 
dans  le  ms.  35,  fol.  286  sq.,  de  la  bibliothèque  d'Assise. 
Inc.  :  II œc  omnia  liber  vitee  et  lestamentum  altissimi  et 
agnitio  veritatis,  Eccl.,  xxvi.  Inter  omne  somnium  gen- 
tiumscripturas,c\.c.  Ce  texte  n'est  pas  un  autographe, 
mais  remonte  seulement  au  début  du  xve  siècle. 

9.  Sermoncs.  —  Outre  le  sermon  prononcé  au  consis- 
toire de  1302  et  publié  par  Dupuis,  Histoire  du  diffé- 
rend, p.  73-76,  Aquasparla  a  laissé  un  grand  nombre 
de  sermons  et  d'homélies  très  loués  dans  l'antiquité. 
Anal,  franc,  t.  iv,  p.  338;  Mariano  de  Florence,  Com- 
pend.  chronic.  ff.  minorum,  dans  Archivum  franc,  t.  n, 
p.  464.  Le  texte  autographe  est  conservé  dans  les 
ms.  460  et  461  de  la  bibliothèque  municipale  d'Assise 
qui  originairement  ne  formaient  qu'un  seul  ms.,  ainsi 
que  l'atteste  l'ancienne  foliation  :  cod.  460,  fol.  1-276, 


3K 


MATTHIEU    D'AQUASPARTA 


38C 


et  cod.  461,  fol.  277-464.  Ces  deuxmss,  surtout  le  460, 
sont  dans  un  mauvais  état  de  conservation:  l'ordre  des 
folios  y  est  aussi  très  bouleversé.  De  ces  sermon  ,  le 
ms.  6S2,  fol.  319  sq.,  de  la  même  bibliothèque  contient 
un  recueil  de  1 13  discours  sur  les  dimanches  et  les  prin- 
cipales fêtes  de  l'année.  Tous  ces  textes  sont  inédits 
sauf  un.  F.  Cloarec,  O.  F.  M.,  M.  ab  Aquasparta 
sermc  de  S.  Francisco,  dans  Archivum  franc,  Quaracchi, 
1916,  t.  ix,  p.  226-23G. 

2°  Écrits  inauthentiques.  —  1,  Commentarius  in  XII 
Prophetas  minores,  et  Com.  in  Matthœum.  ■ —  Plusieurs 
écrivains,  Sbaralea,  Supplément,  ad  script.  O.  M., 
Home,  1806,  p.  525,  et  après  eux  les  franciscains  de 
Quaracchi,  Quœst.  de  fide  et  cognilione,  p.  vi,  Grab- 
mann,  op.  cit.,  p.  15,  ont  attribue  à  Aquasparta  le 
Commentaire  sur  les  petits  Prophètes,  conservé  incom- 
plètement dans  le  ms.  51,  fol.  67  r°-80  v°,  de  la  Biblio- 
thèque d'Assise  et  le  Commentaire  sur  S.  Matthieu  qui 
se  trouve  dans  le  même  ms.,  fol.  81  r°-114  v°.  Mais 
comme  l'attestent  de  nombreuses  notes  marginales, 
fralris  Illuminati  septem  petiœ,  fralris  Illuminali 
secundus,  ces  deux  écrits  appartiennent  certainement 
à  un  fr.  Illuminé,  probablement  Illuminé  de  Chieti, 
O.  M.,  secrétaire  d'Hélie  et  évêque  d'Assise  en  1274. 
É.  Longpré,  dans  la  France  franciscaine,  Paris,  1922, 
t.  v,  p.  429-431. 

2.  Inauthentique  aussi  est  le  Commentaire  sur  le 
I"  livre  des  Sentences  contenu  dans  le  ms.  472,  fol.  33 
sq.,  de  la  Bibliothèque  Classense  de  Ravenne,  et  consi- 
déré comme  autographe  par  MM.  Bernicoli  et  Mazza- 
tinti,  Inventari  dei  manoscritti  délie  biblioteche  d'Italia, 
Forli,  1894,  t.  iv,  p.  246.  Ce  ms.  en  effet  n'est  pas  un 
autographe  d'Aquasparta;  il  ne  fait  aucune  allusion 
au  maître  franciscain  et  diffère  totalement  du  Com- 
mentaire authentique.  Bien  plus,  l'analyse  du  contenu 
révèle  que  ce  texte  est  dû  à  un  franciscain  d'Oxford, 
postérieur  à  Thomas  Bungay,  O.  M.,  dont  il  cite  sou- 
vent et  approuve  les  critiques  à  l'adresse  de  saint 
Bonaventure.  A  cause  des  indications  du  fol.  27  a,  il  y 
aurait  peut-être  lieu  d'attribuer  ce  Commentaire  à 
Pierre  d'Angleterre,  O.  M.  Quoi  qu'il  en  soit,  cet  écrit 
est  à  ce  point  étranger  à  notre  auteur  qu'il  rejette  la 
thèse  bonaventurienne  de  l'illumination,  Prolog., 
q.  iv,  fol.  2  c. 

3.  Le  Dies  irœ  a  été  attribué  parfois  à  Matthieu 
d'Aquasparta  depuis  Oldoini,  Athenœum  Romanum, 
Pérouse,  1676,  p.  485.  Ce  sentiment  n'a  aucun  fonde- 
ment. Grabmann,  loc.  cit.,  p.  19;  Drcves,  dans  Stimmen 
aus  Maria-Laach,  1892,  t.  lxii,  p.  528. 

3°  Écrits  douteux.  —  1.  Commentarius  in  Danie- 
lem.  —  Ce  texte  contenu  dans  le  ms.  51,  fol.  53  r°- 
66  v°,  de  la  Bibliothèque  d'Assise  a  été  attribué 
à  Aquasparta  par  Sbaralea,  loc.  cit.,  p.  525,  sans  doute 
sur  l'autorité  de  l'inscription  qui  se  lit  fol.  1  r°  du 
ms.  Mais  cette  attestation  d'un  bibliothécaire  est  très 
tardive  et  fausse, en  ce  qu'elle  attribue  à  Aquasparta 
les  écrits  d'Illuminé  de  Chieli.  De  plus  l'ancien  cata- 
logue de  Saint-François  n'est  pas  explicite.  Alessan- 
dri,  loc.  cit.,  p.  58.  De  la  sorte  l'authenticité  de  ce 
commentaire  est  très  incertaine. 

2.  In  Epist.  Pauli  postilla.  —  Plusieurs  écrivains 
assurent  qu'Aquasparta  est  l'auteur  d'un  Commentaire 
sur  l'épllre  aux  Romains;  ainsi  la  Chronique  des 
XXIV  généraux.  Anal,  franc.,  t.  m,  p.  406,  Sixte 
de  Sienne,  Bibliolhcca  sancla,  Cologne,  1586,  p.  278, etc. 
Cf.  Grabmann,  loc.  cit.,  p.  15.  Le  fait  paraît  donc 
assuré.  Mais  que  cet  écrit  doive  s'identifier  avec  la 
Postille  sur  l'cpîtie  aux  Romains  et  les  autres  épîtres 
pauliniennes  contenue  dans  le  ms  391,  fol.  139  sq.,  de 
la  Bibliothèque  Classense  de  Ravenne,  ainsi  que  l'assu- 
rent MM.  Bernicoli  et  Mazzatinti,  Inuenlari,  etc., 
p.  229,  rien  ne  le  prouve.  Ni  le  ms.,  ni  les  anciens 
catalogues  de  la  Bibliothèque  Classense  ne  font  allu- 
mer.   DE   THÉOL.    CATHOL. 


slon  à  Aquasparta.  De  plus  le  contenu,  longuement 
interrogé,  ne  permet  pas  de  se  prononcer  sur  la  ques- 
tion de  provenance  :  il  est  trop  impersonnel.  Ce  qui 
est  sûr,  c'est  que  cette  Postille  ne  s'identifie  avec 
aucun  des  nombreux  commentaires  "sur  l'épître  aux 
Romains  étudiés  par  Déni  fie,  Die  abendlàndischen 
Schri/tausleger  bis  Luther  ùber  Justifia  Dei  und  Jusli- 
ficatio,  Mayence,   1905. 

3.  A  ces  écrits  il  faut  aussi  ajouter  les  Quœstiones 
de  materia,  forma  et  prioatione,  contenues  dans  le 
ms.  654,  fol.  216  r°-225  r°,  de  la  Bibliothèque  d'Assise. 
L.  Alessandriet  Mazzatinti,  Inventari, etc.,  t.  iv,p.  129, 
signalent  cet  opuscule  comme  un  autographe  d'Aqua- 
sparta. En  fait,  il  n'en  est  pas  ainsi,  ce  texte  est  d'une 
écriture  cursive  quelconque.  Dans  l'absence  complète 
de  toute  autre  donnée  positive,  il  y  a  lieu  d'attendre  le 
résultat  de  recherches  ultérieures. 

4°  Écrits  perdus  ou  non  retrouvés.  —  Divers  écrits  de 
M.  d'Aquasparta  semblent  aujourd'hui  perdus.  L'an- 
cien catalogue  de  Saint-Fortunat  de  Todi,  aujourd'hui 
ms.  185,  fol.  15  r°,  attribue,  en  effet,  au  cardinal  fran- 
ciscain une  Tabula  super  originalia  et,  fol.  5,  une  Pos- 
tilla in  Marcum.  Cf.  Sbaralea,  loc.  cit.,  p.  525.  Jusqu'ici 
aucune  trace  de  ces  écrits  n'a  pu  être  trouvée.  Il  en  est 
de  même  pour  le  traité,  De  potentia  papœ  ac  primatu 
Ecclesiœ  Romanœ,  dont  plusieurs  auteurs  font  mention, 
L.  Jacobilli,  Bibliolhcca  Umbriee  sive  de  scriptoribus 
prov.  Umbriœ,  Foligno,  1658,  p.  199;  Grabmann,  loc. 
cit.,  p.  18,  etc.  Il  paraît  bien  cependant  avoir  été  uti- 
lisé au  début  du  xiv8  siècle  par  Gilles  Spiritalis  de 
Pérouse,  lorsqu'il  écrit  :  Dicebant  magister  meus 
archidiaconus  Bononiensis  et  bone  memorie  magister 
meus  archidiaconus  Bononiensis  et  bone  memorie 
frater  Matheus  de  Aquasparta  quod  non  credebant 
Gibellinos  posse  salvari,  etc.  R.  Scholz,  Unbekannte 
kirchcnpolilische  Slreilschriflen  aus  der  Zeit  des  Lud- 
vig  des  Baijern,  Rome,  1914,  t.  n,  p.  114.  S'il  est  vrai 
aussi,  comme  Mariano  de  Florence  l'atteste,  Compend. 
Chronic,  dans  l'Archiv.  franc,  t.  n,  p.  464,  qu'Aqua- 
sparta composa  un  traité  méthodique  de  prédication, 
cet  ouvrage  n'est  pas  encore  connu.  Quant  auxSermons 
un  grand  nombre  paraît  être  perdu,  tel  le  discours  pro- 
noncé lors  de  la  canonisation  de  Louis  IX.  - 

La  perte  —  ou  non  identification  —  de  ces  écrits 
ne  peut  laisser  indifférents  les  médiévistes.  Mais  ce 
qui  est  infiniment  plus  regrettable,  c'est  qu'un  groupe 
considérable  de  Questions,  disputées  par  Aquasparta 
à  Bologne,  sont  introuvables.  Le  cardinal  franciscain 
les  signale  dans  une  note  autographe  qui  se  lit  dans  le 
ms.  132,  fol.  298  r°,  de  la  Bibliothèque  d'Assise  et  que 
personne  n'avait  jusqu'ici  observée.  Voici  l'essen- 
tiel de  cette  note  qui,  en  renseignant  les  médiévistes 
sur  le  contenu  et  le  titre  de  ces  Questions,  leur  per- 
mettra peut-être  de  découvrir  ces  textes  ardemment 
cherchés,  mais  en  vain,  depuis  six  ans  :  De  secunda 
dislinctione,  Utrum  Deus  sil  ?  argumenta  sunt  multa 
in  quœslione  dispulala  Bononise  et  Ma  solutio  teneatur ; 
assignanlur  tamen  rationes  et  loca  sicut  sunt  scripta  in 
primo.  Simililer  secunda  (quœslio)  :  Utrum  Deum 
esse  sil  per  se  notum  quod  non  possit  cogilari  non 
esse?  et  tertia  :  Utrum  sit  objeclum  fidei  vel  scientiœ; 
simililer  :  Utrum  sit  unus  Deus?  et  Utrum  sint  plures 
psrsonœ?  Ma  teneanlur  quae  in  eisdem  quieslionibus 
scripta  sunt  et  prout  ibi  scripta  sunt.  [  Inmarg.,  De 
tertia  dislinctione]  ;  Utrum  anima  sit  suie  potentiœ? 
distinguitur  ab  alia  :  Utrum  sint  sibi  consubslantiales? 
Responsio  quod  non  sunt  ipsa  substantia  anima;  sed 
ab  ea  distinctes...  Utrum  sint  animœ  consubslantiales? 
Responsio  bona  est  sed  addantur  rationes.  Prima,  quia 
si  anima  consideralur  in  se,  etc.,  et  auctoritas  Augus- 
tini  est  ad  proposilium.  Sed  quivslio  Ma  satis  prius  posila 
de  vestigiis,  utrum  Ma  sint  creatis  rebus  essentialia, 
quœstio  non  est  bene  posila.   Rationes  adoersurii  pro 

X.  —  13 


387 


MATTHIEU     D'AQUASPARTA 


388 


illa  quwstione  quod  principium  immediatum  débat 
esse  proportionatum  cffectui  immedinlo  contra  ipsiim 
sunl,  etc. 

III.  Doctrine.  —  Matthieu  d'Aquasparta  appar- 
tient, connue  la  plupart  des  maîtres  franciscains  du 
xiip  siècle  jusqu'à  Duns  Scot,  à  la  direction  augusti- 
nienne  de  la  scolastiquc.  Après  Alexandre  de  Ilalès  et 
Thomas  d'York,  particulièrement  sous  l'influence  de 
saint  Bonaventure,  une  synthèse  philosophique  et 
théologique  s'était  constituée  à  l'intérieur  de  l'école 
franciscaine  et  loin  au  delà,  dans  les  centres  universi- 
taires de  Bologne,  de  Borne  surtout.  D'inspiration 
profondément  augustinienne,  mais  progressive  et 
ouverte  aux  apports  de  la  pensée  grecque  et  aux  pro- 
grès des  sciences  expérimentales  et  de  la  critique 
textuelle,  que  Bobert  Grossetête,  le  grand  initiateur 
de  la  pensée  franciscaine,  avait  cultivées  avec  éclat, 
elle  était  décidée  à  "maintenir  essentiellement  la  méta- 
physique d'Augustin  et  de  saint  Anselme  et  les  intui- 
tions de  l'école  de  Saint-Victor.  En  1273,  elle  s'était 
affirmée  dans  les  Conférencess  ur  l'Hexaméron,  pro- 
noncées par  le  Séraphique  Docteur  devant  l'Univer- 
sité de  Paris  et  où,  dans  le  cadre  de  ses  élévations 
théologiques  et  de  ses  effusions  mystiques,  le  saint 
avait  heurté  de  front  et  l'averroïsme  parisien  de  Siger 
de  Brabant  et  l'aristotélisme  mitigé  de  saint  Thomas 
d'Aquin.  Opéra  omnia,  t.  v,  p.  329-449;  J.  d'Albi, 
Saint  Bonaventure  et  les  luttes  doctrinales  de  1267  ù  12  77, 
Paris,  1923,  p.  139-200;  Gilson,  La  philosophie  de 
saint  Bonaventure,  Paris,  1923,  p.  29-38.  L'écart  pro- 
fond entre  la  pensée  augustinienne  et  franciscaine  et 
le  courant  aristotélicien,  pleinement  affirmé  par  Bona- 
venture, devint  si  vif  que,  le  1er  juin  1285,  Jean  Pec- 
kam  écrivait  à  l'évêque  de  Lincoln  que  les  deux  écoles 
de  saint  Bonaventure  et  de  saint  Thomas  d'Aquin 
étaient  en  lutte  ouverte  dans  presque  toutes  les  ques- 
tions qui  n'étaient  pas  matière  de  foi,  in  omnibus  dubi- 
tabilibus  sibi  pêne  penitus  hodic  adversari  exc?ptis  fidei 
fundamentis,  etc.  Registrum  epistolarum  J.  Peckam, 
éd.  Marin,  Londres,  1885,  t.  m,  p.  896-902.  Ce  fut 
précisément  dans  ces  circonstances,  et  tout  pénétré 
du  souvenir  de  Bonaventure,  que  Matthieu  d'Aqua- 
sparta écrivit  ses  nombreux  ouvrages.  Pas  un,  au 
xme  siècle  —  et  depuis  —  ne  connaissait  mieux  que  lui 
la  pensée  bonavent urienne;  très  rares  aussi  étaient 
ceux  qui  avaient  fréquenté  Augustin  comme  lui,  car 
ainsi  que  l'a  observé  le  cardinal  Ehrle  «  chez  Matthieu 
d'Aquasparta  resplendissent  en  tout  leur  éclat  une  con- 
naissance et  une  pénétration  extraordinaire  des  écrits 
de  saint  Augustin.  »  L'agostinismo  e  l'aristotelismo 
nella  scolastica  del  secolo  XIII,  dans  Xenia  thomis- 
tica,  Borne,  1925,  p.  68;  cf.  Grabmann, loc.  cit.,  p.  172. 
C'est  dire  que  la  pensée  théologique,  mystique  et 
philosophique  d'Aquasparta  ne  pouvait  pas  être 
autre  chose  que  le  prolongement  fidèle  et  un  appro- 
fondissement  de  la  synthèse   bonaventurienne. 

V.  Signification  historique.  —  A  rencontre  des 
princes  de  la  scolastique,  Matthieu  d'Aquasparta 
n'a  pas  laissé  de  traces  dans  l'histoire  de  la  pensée. 
Pendant  cinq  siècles,  son  nom  ne  se  rencontre  guère 
que  dans  les  catalogues  des  bibliothèques  conven- 
tuelles d'Assise,  de  Todi  et  de  Sienne  et  chez  quelques 
bibliographes  franciscains.  Par  un  oubli  surprenant, 
ses  précieux  "autographes  furent  délaissés  à  Todi  et  à 
Assise  jusqu'en  1883,  alors  que.  pour  la  première  fois, 
le  P.  F.  Ehrle,  aujourd'hui  cardinal,  les  signalait  dans 
son  inoubliable  article,  Das  Sludium  der  Handschrif- 
ten  mit  besonderer  Berùcksichtigung  der  Schule  des 
ht.  Bonavelura,  dans  Zeitschrift  fur  kalh.  Théologie, 
Inspruck,  1883,  p.  46.  Depuis  lors,  les  éditions  des 
franciscains  de  Quaracchi,  les  études  de  Mgr  Grab- 
mann sur  la  philosophie  de  la  connaissance  élaborée 
par  le   cardinal  franciscain,  Die  philosophische  und 


theologische  Erkcnntnislehre  des  Kard.  M.  von  Aqua- 
sparta,  Vienne,  1906,  et  sur  sa  théorie  du  droit  naturel, 
Millelalterliches  Geislesleben,  Munich,  1926,  p.  80-83, 
les  pages  que  lui  a  consacrées  M.  De  Wulf,  Histoire 
de  la  philosophie  médiévale,  Louvain,  1924,  t.  i, 
p.  358-361,  ont  ramené  l'attention  sur  lui. 

Néanmoins,  si  l'on  considère  dans  leur  ampleur 
et  leur  contenu,  les  écrits  presqu'entièrement  inédits 
de  M.  d'Aquasparta,  il  es1,  évident  que  tout  reste  à 
faire  et  que  la  publication  de  ces  textes  rendrait  à  la 
philosophie  et  à  la  théologie  d'inappréciables  services. 
L'œuvre  du  docteur  franciscain  est,  en  effet,  du  point 
de  vue  philosophique  et  critique  la  justification  la 
plus  complète  de  la  synthèse  bonaventurienne,  et  le 
terme  le  plus  développé  de  ses  intuitions  métaphy- 
siques. Ainsi  Matthieu  d'Aquasparta  soutient  avec 
saint  Bonaventure  que  le  fondement  de  la  connais- 
sance se  trouve  dans  les  raisons  éternelles;  il  déve- 
loppe longuement  cette  thèse  éminemment  francis- 
caine dans  ses  questions,  Qusesliones  disputalœ,  t.  i, 
p.  241-269.  et  dans  son  Commentaire  sur  les  Sentences, 

I  Sent.,  dist.  XXXV,  a.  39,  i  et  n,  Todi,  cod.  122, 
fol.  115  r°.  Il  enseigne  aussi  que  l'âme  a  la  connais- 
sance intuitive  d'elle-même  et  des  habitudes  qui 
l'informe,  Quœst.  disp.,  t.  i,  p.  317-341,  et  que  l'in- 
telligence saisit  directement  l'individuel  ou  l'être 
existentiel,  et  non  pas  seulement  d'une  façon  indi- 
recte et  réflexe,  comme  le  veut  saint  Thomas  d'A- 
quin. Quœst.  disp.,  t.  i,  p.  298-317;  Grabmann,  Die 
Erkenntnislehre,  etc.,  p.  85-91.  Avec  une  grande  péné- 
tration il  critique  l'opinion  thomiste  de  la  possibilité 
de  la  création  ab  seterno.  E.  Longpré,  Thimas  d'York 
et  M.  d'Aquasparta.  Textes  inédits  sur  le  problème  de 
la  création,  dans  Archives  d'histoire  doctrinale  et  litté- 
raire du  Moyen  Age,  Paris,  1926, 1. 1,  p.  269-309.  Dans 
le  même  sens  augustinien,  il  admet  l'existence  des 
raisons    séminales     dans    l'explication    du    devenir, 

II  Sent.,  dist.  XVIII,  a.  1,  q.  i-iii,  Assise,  cod.  132, 
fol.  97  r°-99  v°,  et  soutient  la  théorie  de  la  composition 
hylémorphique  des  substances  spirituelles.  //  Sent., 
dist.  III,  a.  1,  q.  i,  Assise,  cod.  132,  fol.  19  r°-22  v°  a. 
A  ce  sujet  il  observe  que  la  distinction  de  l'essence 
et  de  l'existence  est  insuffisante  pour  expliquer  la 
composition  réelle  des  êtres  et  apprécie  sévèrement 
cette  opinion  :  Iste  modus  ponendi  omnino  est  frivolus 
et  magis  habetvanœ  ftetionis  quam  veritatis.  Avec  sainl 
Bonaventure  enfin,  Matthieu  d'Aquasparta  ne  voit 
pas  le  principe  d'individuation  dans  la  matière 
affectée  de  quantité,  mais  dans  les  deux  principes 
formels  de  l'être  réalisés  en  même  temps  :  Indivi- 
duatio  causatur  ex  compositione  principiorum  proprio- 
rum,  sciltcet  malerise  et  formée,  II  Sent.,  dist.  III, 
a.  2,  q.  m,  Assise,  cod.  132,  fol.  28  r°-29  v. 

Par  la  connaissance  profonde  de  saint  Augustin 
dont  elle  témoigne  dans  tous  les  problèmes,  F.  Ehrle, 
L'agostinismo  e  l'aristotelismo  nella  scolastica  del 
sec.  XIII,  dans  Xenia  thomistica,  Borne,  1925, 
p.  68,  l'œuvre  d'Aquasparta  est  en  même  temps  la 
preuve  incontestable  de  l'augustinisme  authentique 
et  traditionnel  des  idées  soutenues  par  les  maîtres 
franciscains,  depuis  Alexandre  de  Halès  et  Thomas 
d'York.  A  la  lumière  de  ces  textes  inédits  plusieurs 
problèmes  s'éclairent  :  le  sens  vrai  de  maintes  idées 
bonaventuriennes,  en  philosophie  et  en  mystique 
surtout,  le  profond  conflit  de  l'augustinisme  et  de 
l'aristotélisme,  au  cours  duquel,  bien  avant  Duns 
Scot,  et  souvent  plus  complètement  que  chez  lui, 
s'élabore  une  critique  intégrale  de  saint  Thomas 
d'Aquin  que  l'histoire  de  la  pensée  ne  peut  oublier, 
l'affirmation  très  nette  et  très  assurée  de  l'augusti- 
nisme bonaventurien,  sur  le  terrain  philosophique 
comme  dans  les  autres  domaines,  si  bien  que,  loin  de 
céder  devant  l'aristolélisme,  comme  les  médiévistes 


389 


MATTHIEU    D'AQUASPARTA  MATTHIEU    DE    CRACOVIE 


390 


l'affirment  parfois,  il  atteint  précisément  sa  plus 
parfaite  expression  à  la  fin  du  xin"  siècle,  enfin  le 
caractère  franciscain  et  traditionnel  de  la  plupart  des 
grandes  thèses  scotistes.  En  d'autres  termes  le  jour 
seulement  où  les  écrits  de  M.  d'Aquasparla  auront 
été  édités,  l'histoire  de  la  scolastique  dans  la  seconde 
moitié  du  xnic  siècle  pourra  être  écrite. 

Inconnu  a  la  scolastique  postérieure  au  xm»  siècle, 
le  cardinal  franciscain  n'a  pas  laissé  non  plus  de  traces 
profondes  dans  l'art .  Sa  représentation  la  plus  ancienne 
se  trouve  à  la  chapelle  du  Bargello  de  Florence  dans 
une  fresque  attribuée  à  Giotto  et  où  figure  aussi  Dante. 
Lionii,  Inventarios,  p.  72.  Benozzo  Pozzoli  l'a  peint 
dans  la  série  des  maîtres  franciscains  qui  décore  le 
cloître  de  Saint- François  à  Montefalco.  De  même 
I).  Morone,dans  les  fresques  qui  ornent  la  bibliothèque 
de  Saint-Bernardin  à  Vérone,  et  Nicolas  Alunno  sur 
la  prédelle  d'un  vaste  retable  jadis  exposé  à  Pérouse. 
M.  Bihl,  dans  les  Éludes  franciscaines,  Paris,  1907, 
t.  xviii,  p.  302.  Dans  l'église  supérieure  de  Saint- 
François  à  Assise,  il  figure  aussi  parmi  les  person- 
nalités que  représentent  les  marqueteries  du  chœur. 
B.  Kleinschmidt,  S.  M.,  Die  Basilika  S.  Francesco 
in  Assisi,  Berlin,  1915,  t.  i,  p.  252. 

Llbald  d'AIençon,  O.  M.  C,  dans  Éludes  franciscaines, 
Paris,  1907,  t.  xvn,  p.  .'$18-0;  A.  Schneider,  dans  Ilislorisches 
Jahrbuch,  Munich,  1908,  t.  xxix,  p.  108-110;  Ueberwegs- 
Baumsartner,  Grundriss  der  Geschichte  der  Philosophie, 
Berlin,  1915,  p.  312,  447-451,  456;  K.  Heim,  Das  Gewissheil- 
problent  in  der  sqslematischen  Théologie  bis  zu  Schleier- 
macher,  Leipzig,  1911,  p.  40-15;  J.  Hessen,  Auguslinische 
und  thomistische  Erkenntnislehre,  Paderborn,  1911,  p.  57- 
59;  A.  Tominec,  Vorhcrbcslinimung  der  Menschwerdimg 
Christi  nach  M.  von  Aquasparla,  Mostar,  1920;  R.  Carton, 
L'erpérience  mystique  et  l'illumination  intérieure  chez  Roger 
Bacon,  Paris,  1924,  p.  97,  105-106;  S.  Belmond,  O.  M., 
A  l'école  de  S.  Augustin,  dans  Études  franciscaines,  Paris, 
1921,  t.  xxxit,  p.  7-26,  145-173;  B.  Luyck,  O.  P.,  Die 
Erkenntnislehre  Bonaventuras,  dans  Beitràge  zur  Gesch.  d. 
Phil.  des  Miltclahers,  t.  xxm,  fasc.  3-4,  ?\unster,  1923, 
p.  69,  154,  172,  178-9,  234-237;  M.  Grabmann,  Der  gôlt- 
liche  Grund  menschlicher  Wahrhcitserkennlnis  nach  Augus- 
tin und  Thomas  von  Aquin,  Munster,  1921,  p.  33-35. 

E.   Longpré. 

4.  MATTHIEU  DE  CRACOVIE,  savant 
évëque  allemand  (1335-1410),  qu'il  ne  faut  pas 
confondre  avec  Matthieu,  évoque  de  Cracovie,  auteur 
d'une  lettre  adressée  à  saint  Bernard,  /'.  L.,  t.  ci  xxxir, 
col.  G81,  mais  qui  est  le  mSme  que  Matthieu  de  Kra- 
kow,  en  Poméranie,  dont  on  a  voulu  le  distinguer. 

I.  Vie.  ■ —  D'après  son  plus  récent  historien,  qui 
rompt  sur  ce  point,  et  sur  bonnes  preuves,  avec  une 
tradition  vieille  de  dus  «le  deux  siècles,  Matthieu 
est  né  à  Cracovie  (Poiogne)  vers  1335,  d'une  modeste 
famille  ;  son  père  était  notaire  de  la  ville.  Il  fut  pour- 
tant envoyé  à  Prague  pour  y  faire  ses  études;  bache- 
lier es  arts  en  1355,  maître  es  arts  en  1367,  il  sera 
doyen  de  la  faculté  des  arts  en  1378  et  1381.  Mais  entre 
temps  il  avait  commencé  l'étude  de  la  théologie  et 
j>ans  doute  reçu  les  ordres;  il  est  bachelier  en  théo- 
logie en  1375,  licencié  en  1378,  maître  vers  1381.  C'est 
en  cette  qualité  qu'il  fait  partie  de  l'ambassade 
envoyée  par  l'Université  à  Urbain  VI,  en  1382- 
1384.  Prédicateur  en  renom,  il  est  nommé  par  l'ar- 
chevêque orateur  synodal,  et  le  souvenir  s'est  conservé 
de  plusieurs  harangues  qu'il  prononça  dans  les  assem- 
blées du  clergé.  A  partir  de  1391,  on  n'entend  plus 
parler  de  Matthieu  à  Prague;  à  la  suite  de  Tri- 
thème,  recopié  par  Du  Boulay,  beaucoup  d'auteurs 
le  font  aller  à  Paris  vers  ce  moment.  C'est  peu  vrai- 
semblable; très  attaché  à  l'obédience  de  Home,  Mat- 
thieu aurait  difficilement  trouvé  accueil  à  l'Univer- 
sité de  Paris,  acquise  à  la  cause  avignonnaise,  et  que 
les  docteurs  de  la  nation  allemande  quittaient  tous 
en  ce  moment.  D'ailleurs  les  documents  publiés  par 


Denifie  sur  l'Université  de  Paris  sont  entièrement 
muets  sur  son  compte.  Ce  qui  est  certain  c'est  qu'on 
le  trouve  en  1394  à  l'Université  de  Heidelberg,  tout 
récemment  fondée,  et  qui  aura  sans  doute  cherché  à 
l'attirer.  Il  est  nommé  professeur  de  théologie  le 
27  mai  1395,  sera  recteur  en  1396.  Bobert  III,  élu  roi 
des  Homains  le  29  août  1 100,  le  prend  pour  confes- 
seur (et  non  pour  chancelier,  comme  le  disent  beau- 
coup d'auteurs);  Matthieu  se  trouve  ainsi  mêlé  aux 
grandes  questions  politiques  et  religieuses  de  l'époque, 
et  on  le  charge,  à  diverses  reprises,  d'ambassades 
importantes.  C'est  ainsi  qu'en  1405  il  est  envoyé  au 
pape  de  Rome,  Innocent  VII,  pour  régler  la  question 
du  couronnement  de  Robert.  Il  en  revient  évèque  de 
Worms,  où  le  pape  l'a  nommé;  il  continue  d'ailleurs  de 
résider  à  Heidelberg,  Worms  s'étant  mise  en  révolte 
depuis  quelques  années  contre  la  souveraineté  ecclé- 
siastique. Le  Ï9  septembre  1408,  le  pape  de  Rome, 
Grégoire  XII,  le  nomme  cardinal;  mais  après  quelques 
hésitations  Matthieu  refuse  cette  dignité.  Ce  n'était 
point,  comme  certains  l'ont  imaginé,  parce  qu'il  se 
serait  alors  détaché  de  l'obédience  romaine.  Il  lui 
I  resta  en  effet  toujours  fidèle;  envoyé  par  Robert  au 
[  Concile  de  Pise,  il  y  soutint  les  droits  de  Grégoire  XII 
et  protesta  solennellement  contre  la  sentence  conci- 
liaire; aussi  Grégoire  XII  lui  confia-t-il,  dans  les 
derniers  mois  de  1409,  une  juridiction  de  plus  en  plus 
étendue  sur  les  diocèses  allemands  qui  s'étaient  sous- 
traits à  son  obédience.  Matthieu  mourut  le  5  mars  1410 
et  fut  enterré  dans  la  cathédrale  de  Worms. 

IL  Œuvres.  —  Son  œuvre  littéraire  est  très  consi- 
dérable, mais  est  demeurée  pour  la  plus  grande  part 
manuscrite,  dispersée  dans  les  diverses  bibliothèques 
d'Allemagne,  de  France,  de  Bohême,  de  Pologne. 
Nous  indiquerons  d'abord  les  ouvrages  imprimés,  puis 
nous  donnerons  une  brève  recension  des  inédits. 

1°  Ouvrages  édiiés.  —  1.  Tractatus  rationis  et  cons- 
cienliœ  de  sumplionc  pabuli  saluli/eri  corporis  domini 
nostri  Jesu  Christi,  imprimé  par  Gutenberg,  à  Mayence, 
vers  1460,  voir  Hain,  Repertorium  bibliographicum, 
n.  5803;  il  y  a  encore  d'autres  éditions  incunables 
cnumérées,  ibid.,  n.  5804-5809,  dont  les  titres  sont 
assez  divers;  quelques-uns  expriment  mieux  le  contenu 
de  ce  petit  livre  :  n.  5805,  Incipitdialogus  rationis  et 
conscientiœ  an  expédiât  vel  debeat  quis  raro  vel  fré- 
quenter celebrare  vel  communicare;  n.  5806,  Dialogus... 
ulrum,  quundo  ac  quibus  molivis  missa  celebranda 
abslinendave  sit;  n.  5809,  Tractatus  de  eo  ulrum  expédiai 
et  deceat  sacerdoles  missas  continuare  vel  laicos  fré- 
quenter communicare.  Les  nombreux  mss.,  dont  on 
trouvera  l'indication  dans  Th.  Sommerlad,  Mat- 
thœus  von  Krakau,  p.  76  sq.,  donnent  des  titres  non 
moins  variés,  C'est,  en  définitive,  un  traité  de  la  fré- 
quente communion,  où  Matthieu  encourage,  non  seu- 
lement les  prêtres  à  célébrer  fréquemment,  mais  les 
laïques  eux-mêmes  à  s'approcher  souvent  de  l'eu- 
charistie. Il  précise  les  conditions  de  la  communion 
fréquente  et  quelques-unes  de  ses  formules,  tout  à  fait 
heureuses,  rejoignent  presque  celles  que  les  récents 
documents  pontificaux  viennent  de  mettre  en  circu- 
lation. Le  livre,  à  ce  point  de  vue,  mériterait  une 
étude,  il  marque  une  date  importante  dans  l'histoire 
de  la  pratique  de  la  communion.  Sommerlad,  p.  80, 
en  signale  une  traduction  allemande  fort  ancienne. 
— ■  2.  De  squaloribus  curiœ  romante,  conservé  en  des 
mss.  de  Wolfenbutlel,  Berlin,  Erfurt,  Melk,  Vienne, 
Bàle,  Dijon  (Ecole  de  droit,  n.  196).  Ce  traité,  où 
l'auteur  fait  un  laLleau  très  poussé  au  noir  du  triste 
état  de  l'Église  et  esquisse  quelques-unes  des  réformes 
nécessaires,  a  été  imprimé  à  Bille,  en  1551,  par  Wolfg. 
Wissenburg,  sous  le  titre  De  squalore  seu  de  praxi 
curiœ  romanœ,  en  même  temps  que  les  Canones  de 
emendatione  EccleSise  de   Pierre   d'Ailly:   puis  à  Lon- 


391      MATTHIEU    DE    CRACOVIE   —   MATTHIEU    DE    SAINT-QUENTIN      392 


dres,  en  1090,  par  Edw.  Brown,  dans  son  Appendix 
ad  fasciculum  rerum  expetendarum  et  fugiendarum 
Orlvini  Gratii;  enfin  par  Walch,  dans  les  Monimenla 
Medii  JEvi,  Goltingue,  1757,  t.  r,  fasc.  1.  L'authenti- 
cité a  été  contestée,  mais  elle  n'est  pas  douteuse,  bien 
qu'une  révision  s'impose  du  texte  donné  par-  Walch.  — 
3.  D'inspiration  analogue  est  le  Spéculum  aureum  de 
titulis  beneficiorum,  publié  de  même  par  W.  Wissen- 
burg,  dans  Anlilogia'papve,  Bâle,  1555, p.  252-401,  dans 
Goldast,  Monarchia  romani  imperii,  t.  n,  fol.  1725  sq., 
et  dans  Edw.  Brown,  op.  cit.,  p.  63.  Nombreux  mss.  à 
Bâle,  Bonn,  Breslau.  — 4.  Fr.  Bliemetzrieder  a  montré, 
dans  Studien  und  Mitlheilungen  aus  dem  Ben.  und 
dent  Cist.  Orden,  t.  xxv,  1904,  p.  544-566,  qu'il  faut 
probablement  attribuer  à  Matthieu  de  Cracovié  les 
annotations  {postulée)  à  la  lettre  des  cardinaux  convo- 
quant le  concile  de  Pise,  et  publiées  par  J.  Weizsacker, 
dans  Deutsche  Reichstagsakten,  t.  vi,  Gotha,  1888, 
p.  387-422;  il  y  a  bien  des  points  de  contact  avec  le 
De  squaloribus.  —  5  Copinger,  Supplem.  to  Hain, 
part.  II,  t.  i,  n.  1835,  signale  un  opuscule  flamand 
attribué  à  Matthieu  de  Cracovié  :  Roexken  daer  men 
in  leren  mach  salichlic  te  sterven  ende  eeverlick  te  leven, 
Anvers,  1500,  qui  serait  la  traduction  d'un  opuscule 
De  arle  moriendi,  donné  par  divers  mss.  comme  étant 
de  Matthieu.  Voir  Sommerlad,  op.  cit.,  p.  66-69.  — 
6.  B.  Duellius  a  imprimé  dans  ses  Misccllanea,  t.  i, 
Augsbourg,  1723,  p.  139-154,  deux  allocutions  pro- 
noncées à  Borne  par  Matthieu,  lors  de  l'ambassade 
envoyée  à  Innocent  VII  pour  régler  la  question  du 
couronnement  de  Bobert  III.  —  7.  G.  Sommerfeidt  a 
publié  aussi  une  Oratio  ad  compatiendum  mise»  ie 
sancte  malris  Ecclesie,  dont  le  ton  rappelle  beaucoup 
le  De  squaloribus.  Zeilschrijt  fur  die  Gcsch.  des  Ober- 
rheins,  1892,  t.  xi.vi,  p.  726-728. 

2°  Ouvrages  demeurés  manuscrits.  —  1.  Ouvrages 
scripturaires.  —  Possevin  cite  :  Expositio  Cantici  canli- 
corum,  In  Ecclesiasten,  In  S.  Matthœi  evangelium,  In 
epistolam  ad  Romanos,  cf.  Apparatus  sacer,  édit.  de 
Cologne,  1608,  t.  n,p.  91,  dont  la  trace  ne  s'est  pas 
retrouvée. 

2.  Ouvrages  théologiques.  —  Le  plus  important  est 
celui  qui  est  ainsi  décrit  par  Trithème  :  Opus  de 
prœdcstinatione  et  quod  Deus  omnia  bene  fecerit,  cujus 
dialogi  inlerlocutores  sunt  Pater  et  Filius,  quem  prœno- 
lavit  Rationale  divinorum  operum  hbri  VII;  d'après 
cette  indication  de  Trithème,  ces  derniers  mots 
auraient  formé  le  titre  du  livre;  c'est  ce  que  confir- 
ment d'ailleurs  les  divers  mss.  dont  on  trouvera  un 
énumération  dans  Sommerlad,  op.  cit.,  p.  62,  63.  L'ou- 
vrage, qui  est  dédié  à  Henri  Soerbom,  évèque  d'Erm- 
land,  répond  à  diverses  questions  que  ce  prélat  avait 
posées  à  Matthieu  sur  la  providence  divine  et  le  pré- 
destination. ■ —  D'une  inspiration  toute  différente  est 
un  De  contractibus  emptionis,  vendilionis,  donationis 
tiber  I,  mentionné  aussi  par  Trithème,  et  conservé  en 
de  nombreux  ms.,  Sommerlad,  p.  64;  d'après  un 
note  qui  se  lit  à  la  fin  du  ms.  1309  de  l'Université  de 
Cracovié,  l'ouvrage  aurait  été  rédigé  d'après  les  traités 
analogues  d'Henri  de  Oyta  et  de  Henri  de  Hesse  (Lan- 
genstein).  —  De  novem  peccatis  alienis,  intitulé  aussi 
De  peccatis  mortalibus  et  venialibus.  ■ — ■  De  hypocrisi 
et  e/us  speciebus.  —  De  amore  divino  (peut-être  ana- 
logue au  De  amore  charitatis  signalé  par  Possevin, 
toc.  cit.).  —  De  consolatione  theologiœ.  ■ — ■  Opusculum 
de  passione  Domini.  — ■  De  ojficio  anlislitum.  ■ — ■  De 
puritale.  conszienliœ,  intitulé  aussi  De  mundo  corde  et 
pura  conscientia.  —  Traclalns  de  modo  confitendi  et 
prenilendi.  ■ — -  75e  dispositione  communicantis.  —  Sa- 
cramentalc. 

3.  Sermons.  — ■  Un  grand  nombre  de  sermons  sont 
attribués  par  les  mss.  à  notre  auteur.  Sermones  latini 
de  sanctis  per  circulumanni;  voir  Sommerlad,  p.  61  ;  sur 


d'autres  sermons  de  circonstances  prononcés  soit  à 
Borne  lors  des  diverses  ambassades  de  Matthieu,  soit 
à  Prague,  quand  Matthieu  était  prédicateur  synodal, 
voir  les  indications  données  ibid.,  p.  72-74. 

4.  Lettres.  —  Trithème  parle  déjà  d'un  Epislolarum 
ad  diversos  liber  I,  dont  il  y  a  un  ms.  à  Breslau,  et 
auquel  i!  conviendrait  de  joindre  un  certain  nombre 
d'autres  documents  officiels  issus  de  la  plume  de  Mat- 
thieu. 

Cette  riche  production,  dont  on  peut  voir  qu'elle  est 
à  peine  connue,  laisse  l'impression  d'une  grande  acti- 
vité qui  mériterait  à  coup  sûr  d'être  étudiée  en  détail. 

Travaux  anciens.  — ■  Trithème,  De  scriptoribus  ccclesias- 
ticis,  édit.  de  Paris,  1512,  fol.  140  v°;  Possevin,  Apparatus 
sacer,  édit.  de  Cologne,  1008,  t.  n,  p.  90  et  91,  lait,  sous 
réserve,  la  distinction  entre  Matthaeus  Ciacoviensis  et 
Matthteus  Polonus;  Du  Boulay,  Jlisloria  Univers,  paris.; 
t.  IV,  p.  975;  Oudin,  Commenlarius  de  scriptoribus  Ecclestœ 
antiquis,t.  m,  Leipzig,  1721,  col.  1110-1111;  Fabricius,  Bibl. 
lat.  med.  et  infim.  œtalis,  édit.  de  Hambourg,  1735,  t.  v, 
distingue  un  Matthïcus  de  Cracovia,  sive  arce  Chrochove, 
p.  143,  évèque  de  Worms,  auteur  du  Liber  desqualoribus,  du 
Rationale  divinorum  operum,  du  De  contractibus  et  du  De 
celebratione  Missae,  et  un  Matthseus  Polonus,  p.  156,  à  qui 
il  rapporte,  après  Possevin,  les  commentaires  scripturaires; 
Le  grand  Dictionnaire  de  Morcri,  édit.  de  1759,  partage 
plus  arbitrairement  encore  les  traités  entre  deux  Matthieu 
de  Cracovié. 

Travaux  modernes.  —  Ils  sont  recensés  et  utilisés  par 
Theod.  Sommerlad,  Malthœus  von  Krakau  (thèse),  Halle, 
1891  «et  par  Fr.  Bliemetzrieder,  Matthàus  von  Krakau,  der 
Verfasser  der  Poslilkn"!  dans  Studien  und  Milleilungcn  aus 
dem  Bencdictiner-und  dem  Zisterzienscr-Ordtn,  1904,  t.  xxv, 
p.  544-556;  voir  aussi  G.  Sommerfeidt,  1903,  Ueber  den 
Verfasser  und  die  Enlslehungszeit  der  Traktale  DE  SQUA- 
LORIBUS CURl/E  ROMAND  und  SPECULUM  AUREUM  DE 
TITULIS  BENEFtCIORUM,  dans  Zeitschrift  fur  die  Gesch. 
des  Oberrheins,  1903,  t.  Lvn,  p.  417-433;  Sehmitz,  Zu 
Malthœus  von  Krakau,  dans  Rômische  Quarlalschrift,  1894, 
t.  vm,  p.  502-505. 

É.  Amann. 

5.  MATTHIEU  DE  SAINT-QUENTIN, 
frère  mineur  capucin  de  la  province  de  Paris,  reçu  au 
noviciat  d'Amiens  le  8  septembre  1641,  s'employa,  une 
fois  prédicateur,  à  la  conversion  des  protestants.  Dans 
le  but  de  les  éclairer,  il  publia,  sans  y  mettre  son  nom, 
qui  ne  se  lit  que  dans  les  approbations.  Le  vray  tableau 
de  l'Église  de  Jésus-Christ,  propre  pour  la  faire  recon- 
noislre  d'avec  les  églises  fausses  des  hérétiques,  et  par 
ce  moyen  induire  les  âmes  dévoyées  à  reprendre  la  voye 
de  vérité,  et  les  fidèles  à  y  persévérer,  in-12,  Arras,  1664, 
1666,  4e  édit.,  revue,  corrigée  et  augmentée  de  nouveau 
par  l'auteur,  avec  la  profession  de  foy  catholique,  Paris, 
1673.  Ce  livre,  de  plus  de  500  pages,  est  une  sorte  de 
catéchisme  raisonné,  dans  lequel  l'auteur  expose  la 
doctrine  catholique  d'une  manière  très  claire  et  très 
solide.  Le  P.  Matthieu  était  donc  tout  indiqué  pour 
faire  partie  du  groupe  de  missionnaires  envoyés  vers 
1665  à  Londres,  à  la  demande  de  la  pieuse  reine  Hen- 
riette-Marie de  France,  pour  le  service  de  sa  chapelle 
et  celui  des  catholiques.  «  Sa  modestie,  sa  ferveur  et 
ses  autres  vertus  »  portèrent  le  marquis1  de  Croissy, 
Charles  Colbert,  ambassadeur  du  roi  de  France,  à  le 
choisir  pour  confesseur,  écrit  le  P.  Cyprien  de  Gama- 
ches,  qui  ajoute  :  «  Il  gagna  beaucoup  d'âmes  à  Dieu  ». 
La  mission  des  «  capucins  de  la  reine  »  prit  fin  avec  la 
disparition  de  celle  qui  l'avait  créée  et  la  faisait  vivre; 
«  son  trépas  lui  donna  la  mort  »,  en  1669.  Le  P.  Mat- 
thieu revint  en  France  et  mourut  au  couvent  de 
Calais,  le  18  décembre  1675. 

Bernard   de   Bologne,  Bibliotheca   scriplorum   ord.    min. 
capuccinorum,  Venise,  1747;  Cyjrien  de  Gamaches,   Mé- 
moires de  la  mission  des  capucins  près  la  reine  d'Anghlerre, 
publiés  par  le  P.  Apollinaire  de  Valence,  Paris,  1881. 
P.  Edouard  d'Alençon. 


393 


MATTHYS   —   MAUDUIT 


394 


MATTHYS  Gérard  (1523-1574),  originaire  du 
duché  de  Gueldre,  fut  longtemps  professeur  à  l'Uni- 
versité de  Cologne,  où  il  enseigna  le  grec  et  la  phi- 
losophie; niais  il  se  livra  aussi  à  l'étude  de  la  théologie, 
où  il  prit  la  licence  après  1555.  C'est  en  cette  qualité 
qu'il  oblint  une  prébende  à  la  cathédrale.  Son  œuvre 
écrite,  qui  est  considérable,  consiste  surtout  en  tra- 
ductions et  commentaires  des  œuvres  philosophiques 
d'Aristote  et  de  Porphyre.  Une  de  ses  publications  au 
moins  intéresse  la  théologie  :  D.  Thomas  Aquinatis  de 
natura  et  essentiel  rerum  libellus  (que m  vulgo  De  ente 
et  essentiel  voeant),  mine  recens  a  menais  quamplurimis 
repurgatus  et  scholiis  insuper  adjectis  illustratus, 
Cologne,  1551,  réédité  en  1560  à  la  suite  de  divers 
traités  aristotéliciens.  Noter  aussi  :  In  epistolam  ad 
Iiomanos   commenteiria,   Cologne,    1562. 

J.  Hartzheim,  Bibliothcca  Coloniensis,  Cologne,  1747, 
p.  99;  Paquot,  Mémoires  pour  servir  à  l'histoire  littéraire 
des  Pays-Bas,  t.  vm,  Louvain,  17G6,  p.  302-309. 

É.  Amann. 

MAUCLER  Michel,  docteur  de  Sorbonne 
(t  1635).  —  Parisien  d'origine,  il  entra  en  1587  au 
collège  de  Sorbonne,  dont  il  fut  prieur  en  1590.  Doc- 
teur en  théologie  en  1592,  il  enseigna  et  surtout  prêcha 
pendant  de  longues  années.  Appartenant  au  parti 
duvaliste,  et  tout  dévoué  aux  doctrines  ultramontaines, 
il  publia  en  1622  un  volumineux  traité  où  il  prenait 
position  sur  les  différentes  thèses  alors  débattues  dans 
les  milieux  français  :  De  monarchia  divina  ecclesiaslica 
et  sxculari  christiana,  deque  sancta  inter  ecclesiasticam 
e  sœcularem  illam  conjuratione,  amico  respeclu,  hono- 
reque  reciproco,  in  ordine  ad  œternam,  non  omissa 
temporali,  felicitalem,  dédié  au  pape  Grégoire  XV  et 
au  roi  de  France  Louis  XIII,  Paris,  Cramoisy,  1622. 
Lors  des  discussions  relatives  à  l'affaire  Santarelli, 
Maueler  chercha  à  détourner  la  condamnation  que  la 
Faculté  de  théologie  finit  par  infliger  au  livre  de  ce 
dernier  en  avril  1626;  en  mai,  Maueler  s'éleva  très 
vivement  contre  la  procédure  suivie,  et  fit  signer  par 
le  parti  ultramontain  une  prolestation  qui  fut  remise 
au  nonce.  On  comprend  l'animation  des  gallicans  con- 
tre le  docteur.  Son  livre  à  lui  fut  épluché  de  près  et,  le 
15  mars  1627,  l'assemblée  de  l'Université  le  dénonçait 
à  la  Faculté  de  théologie,  avec  preuves  à  l'appui  : 
divers  extraits  devaient  montrer  que  Maueler  pro- 
fessait les  thèses  les  plus  ultramontaines  sur  le  pou- 
voir absolu  et  sans  appel  du  pape,  et  sur  le  droit  de 
celui-ci  d'intervenir  dans  les  affaires  temporelles  des 
souverains.  L'affaire  n'eut  d'ailleurs  pas  de  suite,  le 
roi  ayant  fait  défense  à  la  Faculté  de  théologie  de 
faire  aucune  décision.  Maueler  mourut  le  10  juin  1635. 

E.  Puyol,  Edmond  Uicher,  Paris,  1876,  t.  n,  p.  310, 
n.  2,  donne  un  extrait  d'un  ms.de  l'Arsenal,  n.  131,  qui 
fournit  le  curriculum  vitœ  de  Maueler;  voir  aussi  ibid., 
p.  292,  310-311;  texte  des  propositions  extraites  du  De 
monarchia,  dans  Duplessis  d'Argentré,  Colleclio  judicio- 
rum,  t.  n  b,  p.  257-261;  sur  les  agitations  de  Sorbonne  à  ce 
moment,  V.  Martin,  L'adoption  du  gallicanisme  politique 
par  le  clergé  de  France,  dans  Revue  d(S  sciences  religieuses, 
t.  vu,  p.  31  sq.,  p.  182-225. 

É.  Amann. 

MAUDRU  Jean  Antoine  (1748-1820),  naquit  à 
Adompt  (Vosges)  le  5  mai  1748;  il  fut  vicaire,  puis 
curé  d'Aydoilles.  Au  moment  de  la  Révolution,  il 
prêta  serment  à  la  Constitution  civile  du  clergé  et 
engagea  ses  confrères  à  l'imiter.  Il  fut  élu  évêque  cons- 
titutionnel des  Vosges  le  1er  mars  1791  et  sacré  à  Paris 
par  Lindet  le  20  mars  de  la  même  année;  en  1792,  il 
donna  une  série  d'instructions  pastorales  sur  la  cons- 
titution française;  en  1793,  il  refusa  de  renoncer  à 
l'épiscopat  et  au  sacerdoce  et  fut,  de  ce  chef,  incar- 
céré le  23  mai  1794  et  envoyé  à  Paris;  le  9  thermidor 
lui  sauva  la  vie  :  il  fut  libéré  en  décembre.  Il  tint  un 
synode  à   Saint-Dié,   le   26  juillet  1797  et  assista  au 


concile  de  Paris.  Il  fut  de  nouveau  emprisonné  en 
mars  1798  et  libéré  quelques  mois  après,  grâce  à 
l'intervention  de  Grégoire,  mais  il  fut  traduit  devant 
le  tribunal  correctionnel  d'Épinal,  pour  avoir  publié 
un  écrit  séditieux;  d'abord  condamné,  il  fit  appel  et 
les  poursuites  furent  abandonnées.  Il  reprit  ses  fonc- 
tions le  30  avril  1800,  tint  un  second  synode  à  Mi- 
recourt  et  assista  au  second  concile  national  de  Paris 
en  1801.  Au  moment  du  Concordat,  il  donna  sa  démis- 
sion et  devint  curé  de  Stenay;  aux  Cent  jours,  il  se 
prononça  en  faveur  de  Napoléon  et  fut  exilé  à  Tours 
en  1815,  puis  il  s'établit  à  Belleville,  où  il  mourut  le 
13  septembre  1820.  Grégoire  fit  son  oraison  funèbre. 
Outre  de  nombreux  mandements,  lettres  et  ins- 
tructions pastorales  dont  la  première  est  datée  du 
15  avril  1795  et  qui  forment  comme  un  cours  de 
morale  civique,  on  peut  citer  plusieurs  écrits  de  Mau- 
dru:  Les  Brzfs  attribués  à  Pie  VI  convaincus  de  sup- 
sition,  ou  Lettre  à  Thumery,  prêtre  à  Saint-Dié,  in-8°, 
1795.  Annales  de  la  religion,  des  14  et  21  novem- 
bre 1795,  t.  ii,  p.  49-59,  73-83.  Thumery  était  le 
vicaire  général  de  l'évêque  légitime,  Mgr  de  la 
Galaisière.  Un  peu  plus  tard,  il  écrivit  une  Lettre 
synodique  du  concile  général  de  France  aux  pères,  aux 
mères  et  à  tous  ceux  qui  sont  chargés  de  l'éducation 
de  la  jeunesse,  in-4°,  1798.  Les  Annales  de  la  religion, 
1795-1803,  contiennent  la  plupart  des  écrits  épisco- 
paux  de  Maudru  :  Instruction  sur  la  Constitution..., 
sur  les  excommunications:..,  pour  la  convocation  du 
synode  général...,  au  presbytère  de  Reims...,  sur 
le  serment...,  sur  la  liberté  du  culte...,  sur  le  Concile, 
etc..  Enfin,  sur  la  fin  de  sa  vie  mouvementée,  Mau- 
dru composa  un  écrit  où  il  fait  le  récit  de  ses  déboires 
et  de  ses  déceptions  :  Précis  historique  des  persécu- 
tions dirigées  par  l'esprit  de  parti,  dans  l'État  et  dans 
l'Église-,  contre  M.  Maudru,  ancien  évêque  de  Saint- 
Dié  et  depuis  curé  de  Stenay,  enfin  exilé  à  Tours, 
in-4°,  Paris,  1818. 

Michaud,  Biographie  universelle,  t.  xxvn,  p.  306;  Hoefer, 
Nouvelle  biographie  générale,  t.  xxxiv,  col.  346-347;  Qué- 
rard,  La  France  littéraire,  t.  v,  p.  631  ;  Feller,  Biographie 
universelle,  édit.  Pérennès,  1842,  t.  vin,  p.  261-262;  Annales 
de  la  religion,  t.  i,  p.  607-614;  t.  n,  p.  49-59;  73-83;  376- 
379;  t.  iv,  p.  393-402,  536-537;  t.  v,  p.  156-159;  t.  vu,  p.  126- 
139;  t.  x,  p.  355-357;  Ami  de  la  religion,  t.  xxvm,  p.  46- 
48;  Fr.  du  Chanteau,  Maudru  évêque  des  Vosges,  Nancy, 
1879;  E.  Martin,  Histoire  des  diocèses  de  Nancy,  de  Toul  el 
de  Saint-Dié,  Nancy,  t.  ni,  p.  100-297;  Pisani,  Répertoire 
biographique  de  l'épiscopat  constitutionnel,  1791-1802, 
Paris,  1907,  p.  270-275. 

J.  Carreyre. 

MAUDUIT  Michel  (1628-1709),  naquit  en  1628 
à.  Vire  en  Normandie  et  entra  tout  jeune,  en  1646, 
à  l'Oratoire,  où  il  professa  avec  succès  les  huma- 
nités et  remporta  plusieurs  prix  aux  Académies  de 
Caen  et  de  Rouen.  Ordonné  prêtre  en  1654,  il  fut  sur- 
tout célèbre  par  ses  prédications  populaires.  Il  se 
retira  à  Paris  où  il  étudia  les  saintes  Écritures.  Il  fut 
dénoncé  comme  janséniste  par  le  P.  Perrin,  jésuite,  à 
l'Assemblée  du  clergé  de  1700;  il  mourut  à  Paris  en 
1709. 

Le  premier  écrit  du  P.  Mauduit  est  un  Traité  de  la 
religion  contre  les  athées,  les  déistes  et  les  nouveaux 
Pyrrhoniens,  où,  en  supposant  leurs  principes  on  les 
convainc,  par  la  disposition  même  où  ils  sont,  qu'ils 
n'ont  point  d'autre  parti  à  prendre  que  celui  de  lu  reli- 
gion clirélienne,  in-12,  Paris,  1677,  et  nouvelle  édition 
augmentée  en  1698.  C'est  un  travail  solide  qui  mérite 
encore  aujourd'hui  d'être  lu;  Mauduit  y  développe 
une  idée  exposée  par  Pascal  dans  un  chapitre  de  ses 
Pensées  :  dans  les  matières  douteuses,  la  Providence 
conseille  de  choisir  le  parti  où  il  y  a  le  moins  à  perdre 
et  le  plus  à  gagner  (Journal  des  Savants  du  5  juil- 
et  1677,  p.  89-90).  La  plupart  des  écrits  de  Mauduit 


395 


MAUDUIT 


MAUGIS 


396 


se  rapportent  à  l'Écriture,  et  on  peut,  à  ce  sujet,  citer 
les  ouvrages  suivants  :  Les  Psaumes  de  David  traduits 
en  français,  in-12,  s.  1.  s.  d.;  Analyse  de  l'Évangile 
selon  l'ordre  chronologique  de  la  concorde,  avec  des 
dissertations  sur  les  lieux  difficiles,  3  vol.,  in-12,  Paris, 
1694  (Journal  des  Savants  des  26  juillet  et  2  août  1694, 
p.  340-355);  l'Analyse  est  suivie  de  41  dissertations 
intéressantes  :  dans  la  septième  et  dans  la  trente  et 
unième,  Mauduit  attaque  les  opinions  du  1'.  Lami  sur 
la  double  prison  de  Jean-Baptiste  el  sur  le  temps  de  la 
dernière  Pâque  de  Notre-Seigneur.  Lami  répondit  aux 
critiques  de  Mauduit  dans  La  suite  du  traité  histo- 
rique de  l'ancienne  Pâque  des  Juifs,  in-12,  Paris,  1694 
(Journal  des  Savants  du  31  mai  1694,  p.  241-245).  Mau- 
duit publia  .une  seconde  édition  augmentée  de- son 
travail  en  4  vol.  in-12,  Paris,  1697,  mais  qui  ne  con- 
tient plus  que  39  .dissertations.  Mauduit  poursuivit 
ses  études  sur  le  Nouveau  Testament  par  l'Analyse  des 
Actes  des  Apôtres  avec  des  dissertations  sur  les  endroits 
difficiles,  2  vol.  in-12,  Paris,  1696;  c'est  l'histoire  du 
berceau  de  l'Église  et  de  ses  premiers  développements, 
avec  41  dissertations  (Journal  des  Savants  du 
25  mars  1697,  p.  133-138).  Puis  ce  fut  l'Analyse  des 
Épltres  de  saint  Paul  el  des  Épîtres  canoniques,  2  vol. 
in-12,  Paris,  1691  (Journal  des  Savants  du  7  mai  1691, 
p.  141-144).  Tous  ces  écrits  furent  publiés  de  1691  à 
1697  et  réédités  plusieurs  fois  à  Paris,  Lyon  et  Rouen; 
et  l'écrit  intitulé  :  L'Évangile  analysé  selon  l'ordre  his- 
torique de  la  Concorde,  8  vol.  in-12,  Toulouse,  1772, 
reproduit  ces  diverses  Analyses  auxquelles  fut  ajoutée 
plus  tard  une  Analyse  de  l'Apocalypse,  contenant  une 
nouvelle  explication  simple  et  littérale  de  ce  livre,  avec 
une  dissertation  sur  les  Millénaires,  2  vol.  in-12,  Paris, 
1714  (Journal  des  Savants  du  3  décembre  1714,  p.  678- 
685). 

Ces  diverses  Analyses  sont  faites  avec  beaucoup  de 
méthode,  et  les  dissertations  qui  suivent  éclairassent 
et  expliquent  les  endroits  obscurs,  mais  on  a  justement 
reproché  au  P.  Mauduit  de  rechercher  les  subtilités 
plus  que  la  solidité,  de  choisir  volontiers  les  opinions 
nouvelles,  de  se  perdre  dans  des  minuties  d'érudition 
pure,  et  de  critiquer  parfois  laiVulgate  et  les  opinions 
même  communes  des  Pères.  E.  du  Pin,  Bibliothèque  des 
auteurs  ecclésiastiques  du  XVIIIe  siècle,  t.  v,  p.  412- 
417. 

Le  P.  Mauduit  laissa  manuscrite  une  Traduction 
complète  du  Nouveau  Testament.  Il  avait  aussi  composé 
un  ouvrage  relatif  à  la  querelle  du  quiétisme  et  il 
l'envoya  à  Bossuet;  dans  une  lettre  à  l'évêque  de 
Meaux,  16  novembre  1698,  il  recommande  à  celui-ci 
de  garder  cet  écrit  comme,  dit-il,  un  «  acte  de  ma  décla- 
ration pour  votre  sentiment  ou  plutôt  comme  ma  pro- 
fession de  foi  »,  Correspondance  de  Bossuet,  édit. 
Urbain  et  Levesque,  t.  x,  p.  291-292.  L'ouvrage  est 
resté  manuscrit  aux  Archives  nationales,  Oratoire, 
M.  M.  607-609.    • 

Michaud,  Biographie  universelle,  t.  xxvn,  p.  306-307; 
Hœfer,  Nouvelle  biographie  générale,  t.  xxxiv,  col.  348; 
Qùérard.  La  France]  iltéraire,  t.  v,  p.  632;  Moréri,  Le  grand 
dictionnaire  historigue,  édit.  de  1759,  t.  vu,  p  353  et  Sup- 
plément, t.  n,  p.  89-90;  Feller,  Biographie  universelle,  édit, 
Pérennês,  1842,  t.  vm,  p.  262;  Richard  et  Giraud,  Biblio- 
Ihègue  sacrée,  t.  xvi,  p.  303-304;  Mercure  de  mai  1709, 
p.  105-108;  Dictionnaire  historigue  des  auteurs  ecclésias- 
tigues,  France,  4  vol.  in-8°,  Lyon,  1767,  t.  m,  p.  182;  Deses- 
sarts,  Les  siècles  littéraires,  7  vol.,  Paris,  1800-1803,  t.  rv, 
p.  321-322;  Th.  I.ebreton,  Biographie  normande,  3  vol., 
Paris,  1856-1861,  t.  m,  p.  60;  Fiére,  Manuel  du  bibliographe 
normand,  2  vol.,  Rouen,  1860,  t.  n,  p.  291-292;  Oursel, 
Nouvelle  biographie  normande,  2  vol.,  Paris,  1886,  t.  n, 
p.  248;  Ingold,  Essai  de  bibliographie  oratorienne,  Paris, 
1880,  p.  107-109;  Jovy,  Pascal  inédit,  Vitry-!e-François, 
1908,  p.  359  sq.;  Hurter,  Nomenclator,  3'  édit.,  t.  iv, 
col.  815-816. 

J.  Carreyre. 


MAUGIS  Joseph  (1711-1780),  naquit  à  Namur 
le  20  novembre  1711,  fit  ses  études  chez  les  jésuites 
et,  à  18  ans,  entra  comme  novice  au  couvent  des 
ermites  de  saint  Augustin,  à-  Rovignes  et  à  Malines; 
il  étudia  la  philosophie  à  Anvers  et  la  théologie  morale 
à  Louvain;  ordonné  prêtre  en  1734,  il  enseigna  la 
théologie  morale  à  Gand,  Bruxelles,  Anvers,  et  enfin 
à  Louvain.  Reçu  docteur  le  19  novembre  1745,  il 
devint  professeur  de  théologie  à  l'Université  de  Lou- 
vain en  1747,  et  il  occupa  cette  chaire  jusqu'à  sa  mort, 
le  22  mars  1780. 

Les  écrits  de  Maugis,  ordinairement  très  courts,  ont 
presque  tous  pour  objet  les  controverses  du  temps;  il 
soutint  des  discussions  théologiques  avec  le  P.  Wau- 
tyer,  jésuite  (1705-1772)  et  le  P.  Billuart,  dominicain 
(1685-1757).  Il  faut  citer  les  Thèses  theologicse  de  pec- 
catis,  de  legibus  et  de  gralia,  7  août  1743,  in-8°,  Lou- 
vain, et  les  Thèses  theologicse  de  religione  ac  divini 
Vcrbi  incarnalione,  cum  appendice  de  gralia  per  se 
efficaci  ac  liberlate,  11  août  1747.  Dans  ces  deux  écrits, 
Maugis  expose  la  doctrine  des  augustiniens  sur  la 
grâce  suffisante  et  la  grâce  efficace,  et  il  essaie  de 
concilier  cette  dernière  avec  la  liberté.  A  ces  thèses,  le 
jésuite  Wautyer  oppose  les  thèses  molinistes  dans 
Responsio  ad  appendicem  de  gratia  per  se  efficaci  et 
libertale  propugnalam,  11  juillet  1748;  Maugis  répli- 
qua par  l'écrit  intitulé  :  Thèses  theologicse  de  sacra- 
mentis  in  génère  et  tribus  primis  in  specie,  cum  adjuncta 
re/utatione  prsetensce  responsionis  ad  appendicem  de 
gratia  per  se  efficaci  et  libertate,  5  juin  1749.  Trois 
années  plus  tard,  le  P.  Wautyer  répondit  parles  Thèses 
theologicse  de  gratia  et  libertale  in  syslemate  R.  P.  Ludo- 
vici  Molina,  S.J.,  concilialis,cum  inserta  nonnullorum 
isti  syslemati  non  recte  opposilorum  discretione,  et 
adjuncta  ad  refulalionem  Lovanii  propugnalam  res- 
ponsione,  11  juillet  1752,  in-8°,  Louvain.  Dans  cet 
écrit,  le  P.  Wautyer  veut  montrer  que  la  doctrine 
de  Molina  n'est  pas  nouvelle,  mais  qu'elle  est  conforme 
à  celle  des  Pères,  et  en  particulier,  à  celle  de  saint 
Augustin.  Les  polémiques  se  poursuivirent  encore  par 
de  nouveaux  écrits  :  Thèses  theologicse  de  sanctissima 
Trinitale  et  actibus  humanis,  cum  appendice  ad  thèses 
theologicas  die  11  julii  1752  propugnalas,  8  août  1752, 
Louvain.  Le  P.  Wautyer  riposta  avec  quelque  vivacité, 
dans  ses  Thèses  ad  appendicem  thesibus  Lovanii  propu- 
gnatis  die  8  augusti  1752  annexam,  25  novembre  1752, 
Louvain.  Dans  sa  réponse  intitulée  :  Thèses  theologicse 
de  gratia  per  se  efficaci  et  de  libertate,  20  janvier  1753, 
Louvain,  Maugis  montre  que  ses  thèses  n'ont  rien  de 
commun  avec  les  erreurs  de  Calvin  et  de  Jansénius, 
et  que  le  P.  Wautyer,  en  soutenant  le  contraire,  favo- 
rise l'hérésie  janséniste.  A  cette  accusation,  le  jésuite 
réplique  de  nouveau,  Thèses  theologicse  de  gratia  et 
de  liberlate  ab  objectionibus  vindicatœ,  31  mars  1753, 
Louvain.  Comme  désormais  la  discussion  s'enveni- 
mait, le  cardinal  Thomas  d'Alsace  invita  son  ami, 
le  P.  Maugis,  à  cesser  la  polémique;  la  réponse  du 
Père  étant  prête,  elle  parut  avec  la  lettre  du  cardinal  : 
Thèses  theologicse  de  peccatis,  de  legibus,  ^de  gratia, 
7  août  1753,  in-8°,  Louvain.  Mais  un  appendice  de  cet 
écrit  qui  semblait  clore  les  discussions  sur  la  grâce, 
en  souleva  sur  un  sujet  nouveau;  il  s'agit  de  la  con- 
trition; l'appendice  était  intitulé  :  De  circumstantiis 
inlra  eamdem  speciem  notabililer  aggravanlibus;  Mau- 
gis y  soutenait  qu'il  fallait,  en  confession,  accuser  les 
circonstances  notablement  aggravantes  des  fautes.  Le 
P.  Wautyer  soutint  la  thèse  opposée  à  laquelle  Mau- 
gis répondit  par  une  Dissertatio  theologica,  in  qua  exa- 
minatur  utrum  atlrilio  mere  servilis  sufficial  in  sacra- 
mento  pœnitenlise,  in-8°,  Louvain,  1754  et  par  des 
Thèses  de  virtutibus  theologicis,  in-8°,  Louvain,  1754. 
Le  P.  Wautyer  n'y  est  pas  nommé,  mais  persuadé 
qu'il  était    attaqué,   il   publia  les    Thèses   theologicse 


397 


M  A  l :  (  i  I  S 


MAULTROT 


398 


eum  responsionibus  ait  qutestionem  inserlam  Ihesibus 
i"  aprilis  I7ô4,  I.ovanii.  in  schola  augustiniana  pro- 
pugnatis,  nccnon  ad  disseilationcm  theologiccm  de 
sufficientiei  altrilionis  in  sacramento  pwnitenliw,  in-8°, 
Louvain,  1754.  La  question  débattue  était  de  savoir 
si  l'attrition  purement  servile.  née  delà  seule  crainte 
des  châtiments  de  Dieu,  suffisait  pour  recevoir  la  grâce 
du  sacrement  de  pénitence.  Maugis  prétend  que  la 
thèse  affirmative  n'est  pas  certaine  et  ne  peut  être 
suivie  en  sûreté  de  conscience  :  il  faut  un  commence- 
ment d'amour  de  Dieu.  La  controverse  rebondit  sur 
ii'  nouveau  terrain  jusqu'en  1761,  avec  quelques 
digressions  à  côté  :  Digressio  de  fuie  et  de  polentia  Dei... 
de  cerliludine  sufficienlise  altrilionis  mère  servilis..., 
sur  cette  discussion,  voir  dans  le  sens  janséniste,  les 
Nouvelles   ecclésiastiques   du   6   mars   1762,   p.   39-40. 

Le  P.  -Maugis  se  trouva  aussi  en  désaccord  avec  le 
P.  Billuart  qui,  en  1751.  avait  publié  une  Qusestio 
theologica  de  relatione  operum  ad  Deum,  in-8°,  Ypres, 
1751.  réimprimée  à  Liège  en  1752.  Billuart  prétendait 
que,  pour  que  nos  actions  soient  méritoires,  il  suffît 
qu'elles  soient  rapportées  à  Dieu  virtuellement  et 
avec  une  intention  implicite.  Le  P.  Maugis  soutint, 
au  contraire,  que,  lorsque  nous  agissons  délibérément, 
nous  devons  rapporter  nos  actions  à  Dieu  et  que,  si 
cette  intention  fait  défaut,  il  y  a  péché,  bien  que  l'ac- 
tion, bonne  en  elle-même, ne  soit  pas  viciée  en  son 
fond.  Telle  est  l'opinion  que  Maugis  défendit  dans  sa 
Disserlatio  de  relatione  operum  ad  Deum,  in-8°,  Louvain, 
1754.  à  laquelle  Billuart  répliqua  par  Ullerior  elucidalio 
qusestionis  de  relatione  operum  ad  Deum,  in-12,  Lou- 
vain, 1754.  Mais  Maugis  reprit  ses  arguments  dans  sa 
Disserlatio  de  relatione  operum  in  Deum  ab  objec- 
tion i  bus  vindicala,  in-8°,  Louvain,  1755,  et  Billuart 
répliqua  de  nouveau  dans  Epislola  exposlulaloria  et 
upoloçeticu  Ludovici  Franc...  super  Disserlationem 
secundam  de  relatione  operum  in  Deum,  in-8°,  Anvers, 
L756.  Le  P.  Maugis  répondit  encore  dans  Vindiciœ 
dissertationis  de  relatione  operum  in  Deum,  adversus 
larvalum  auctorem  Epistolœ  exposlulaloriœ  et  apolo- 
yetiese  sub  adscilio  nomine  Ludovici  Franc...,  in-8°, 
Louvain,  1757.  Le  P.  Billuart  mourait  le  20  jan- 
vier 1757  et  le  combat  cessa,  faute  de  combattants. 

Le  P.  Maugis  aborda  aussi  une  question  de  droit 
canonique.  Jusque  vers  le  milieu  du  xvme  siècle,  les 
théologiens  et  les  canonistes  étaient  à  peu  près  una- 
nimes à  enseigner  que  le  mariage,  même  consommé, 
entre  infidèles,  est  rompu  par  la  conversion  au  chris- 
tianisme de  l'un  des  époux,  lorsque  l'autre  persiste 
dans  son  infidélité  et  refuse  de  cohabiter  avec  le 
conjoint  converti,  ou,  lorsque  celui-ci,  par  la  cohabi- 
tation avec  l'époux  resté  infidèle,  peut  être  exposé  à 
perdre  la  foi,  à  entendre  outrager  son  Dieu  et  sa  reli- 
gion; c'était  le  commentaire  ordinairement  admis  du 
célèbre  passage  de  saint  Paul,  I  Cor.,  vu,  10-15.  Cette 
thèse  commençait  à  être  attaquée  en  Allemagne,  aux 
-Bas  et  en  France.  Le  P.  Maugis  entreprit  de  la 
défendre  dans  sa  Disserlatio  theologico-canonica  : 
i'trtim  in  casu  Aposloli,  parti  conversa'  liberum  sil  ad 
rida  vola  transire?  in-8°,  Louvain,  1770.  Josse  Le 
Plat,  professeur  de  droit  canonique  à  l'Université 
de  Louvain,  attaqua  la  thèse  du  P.  Maugis  qui  répli- 
qua par  Prosecutio  dissertationis  llieologico-cunonicœ  : 
Vtrum  in  casu  Aposloli?  in-8°,  Louvain,  1771;  Le 
Plat  répondit  et  soutint  que  les  Fausses-Décre'tales 
étaient  l'origine  de  l'opinion  commune  des  théologiens, 
touchant  la  dissolution  du  mariage  d'un  infidèle 
converti.  Nouvelles  ecclésiastiques  du  21  août  1779, 
|>.  134-136. 

Le  P.  Maugis  laissa  quelques  autres  écrits  qui  soule- 
vèrent encore  des  polémiques,  mais  beaucoup  moins 
graves  :  Qusestio  quodlibeticu  :  l'trum  in  efjectu  peccati 
mortalis  exislens  possit  aliquem  actum  supernaluralem 


exercere?  in-8°,  Louvain,  1764  et  l'opinion  de  Maugis 
fut  attaquée  par  Pierre  Dens,  dans  des  Animadver- 
siones,  in-8°,  Louvain,  1764,  auxquelles  Maugis  répli- 
qua par  une Responsio ad  Animadversion.es,  in-8°,  Lou- 
vain, 1764. 

Biographie  nationale  de  Belgique,  t.  xjv,  col.  88-95;  Gal- 
liot,  Histoire  de  la  ville  et  province  de  Namur,  t  iv,  p.  351, 
Dictionnaire  des  Pays-Bas,  t.  n,  p.  G7;  Reussens,  Analcctes 
pour  servir  à  l'histoire  ecclésiastique  de  la  Belgique,  IIe  série, 
t.  VI,  p.  297-311;  Sommervogel,  Bibliothèque  de  la  Com- 
pagnie de  Jésus,  art.  Wautyer,  t.  vin,  col.  1006-1010; 
Hurter,  Nomenelator,  3e  édit.,  t.  v,  col.  242-243. 

J.   Carreyre. 

MAUGUIN  Gilbert,  parlementaire  français 
(tl674). —  Ce  conseiller  du  roi,  président  de  la  cour  des 
monnaies,  intéresse  la  théologie  par  une  importante 
publication  relative  à  la  controverse  prédestinatienne 
du  ixe  siècle  :  Veterum  scriptorum  qui  IX  sœculo  de 
pra'destinatione  et  gralia  scripserunt,  opéra  et  fragmenta 
plurima  nunc  primum  in  lucem  édita,  2  vol.  in-4°, 
Paris,  1650.  L'ouvrage  renferme  deux  collections  de 
textes,  dont  la  première  se  rapporte  à  la  prédes- 
tination seule  (t.  i),  la  seconde  à  la  prédestination, 
la  grâce,  la  volonté  divine,  la  mort  du  Christ  (t.  n). 
On  trouve  là  réunies  :  les  deux  confessions  '  de 
Gottschalk,  des  lettres  de  Baban  Maur  et  de  Loup 
de  Ferrières,  les  traités  De  prœdestinalione  de  Batramne 
de  Corbie,  de  Scot  Érigène,  de  Prudence,  de  Florus, 
etc.  Viennent  ensuite,  dans  le  t.  n,  sous  une  nou- 
velle pagination,  une  histoire  résumée  de  la  contro- 
verse, et  deux  longues  dissertations  de  Gilbert  Mauguin. 
La  première  dissertation  est  une  réponse  à  l'ouvrage  de 
Jacques  Ussher  (Usserius);  évêque  anglican  d'Ar- 
magh,  Goitescalci  et  prœdestinalianœ  controversiœ  ab  eo 
motœ  hisloria,  1631.  Selon  ce  dernier,  Gottschalk 
«  abusant  de  l'obscurité  de  la  question,  oppose  doc- 
teurs à  docteurs,  Pères  à  Pères,  conciles  à  conciles,  au 
grand  mépris  de  l'Église  »;  Mauguin  veut  exposer 
sincèrement  la  controverse,  mais  il  soutient  une  thèse 
toute  nouvelle,  celle  de  l'innocence  de  Gottschalk,  qui 
aurait  été  victime  de  la  violence  et  de  la  tyrannie 
d'Hincmar.  La  seconde  dissertation  est  dirigée  contre 
le  P.  Sirmond,  S.  J.,  qui,  dans  son  Hisloria  prœdesli- 
niana,  avait  pris  le  contre-pied  de  Mauguin.  Celui-ci 
reprenant  point  par  point  les  assertions  de  son  adver- 
saire, s'efforce  de  les  réfuter  en  alléguant  la  mauvaise 
foi  d'Hincmar,  et  en  soutenant  que  les  décrets  du 
concile  de  Savonnières  ont  été  approuvés  par  le  pape 
Nicolas  Ier. 

Feller-Pérennès,  Dictionnaire  historique,  t.  vjh,  1834, 
p.  264;  Hœler,  Nouvelle  biographie  générale,  t.  xxxiv, 
col.  354-355;  Hurter,  Nomenelator,  3e  édit.,  t.  îv,  col.  157; 
Dictionnaire  des  livres  jansénistes,  t.  iv,  p.  214. 

E.   Vansteenberghe. 

MAULTROT  Gabriel-Nicolas  (1714-1803),  na- 
quit à  Paris  le  3  janvier  1714  et  fut  reçu  avocat 
au  Parlement  en  1733.  Il  s'appliqua  surtout  à  l'étude 
du  droit  canonique,  et  fut  tout  dévoué  au  parti  jan- 
séniste en  faveur  duquel  il  publia  un  très  grand  nom- 
bre d'écrits.  Dans  la  plupart  de  ses  ouvrages,  Maul 
trot  vise  à  rabaisser  les  prérogatives  de  l'épiscopat  et 
il  encourage  les  révoltes  et  l'opposition  du  clergé  de 
France  contre  le  siège  de  Borne.  Cependant  les  excès  de 
la  Révolution  lui  ouvrirent  les  yeux  :  cet  avocat  zélé 
des  droits  des  curés  contre  leurs  évêques,  devinl  tout 
à  coup  un  ardent  défenseur  des  droits  de  l'épiscopat 
et  de  l'Église;  ses  derniers  travaux,  en  effet,  sont 
consacrés  à  la  défense  de  l'Église  contre  les  empiéte- 
ments du  pouvoir  civil,  et,  pour  cette  lâche,  il  s'asso- 
cia à  l'avocat  Jabineau.  Dans  de  nombreuses  bro- 
chures, il  attaqua  la  Constitution  civile  du  clergé. 
Aussi  il  vit  confisquer  ses  biens  et  il  supporta  sa  misère 
avec  beaucoup  de  courage.  Il  mourut  le  12  mars  1803. 


399 


MAULTROT 


400 


Les  écrits  de  Maultrot  sont  très  nombreux,  et,  mal- 
gré la  longue  énumération  que  nous  allons  faire,  nous 
ne  sommes  pas  sûr  de  les  indiquer  tous,  d'autant  que 
beaucoup  d'entre  eux  ont  paru  sous  le  voile  de  l'ano- 
nymat. Les  Nouvelles  ecclésiastiques  des  10-24  mai  1803 
p.  40-41,  donnent  celle  liste  qui  comprend  36  titres. 
Presque  tous  se  rapportent  au  droit  canonique  et 
indirectement  à  la  théologie  proprement  dite.  Nous  les 
citerons  par  ordre  de  date  :  Mémoire  sur  le  refus  de 
sacrements  à  la  mort  qu'on  fait  à  ceux  qui  n'acce]>lenl 
pas  la  Constitution  et  une  addition  concernant  les  billets 
de  confession,  in-12,  s.  1.,  1750.  Une  note  manuscrite 
(Bibliothèque  nationale,  Ld4  2337)  attribue  cet  écrit 
à  l 'abbé  Guéset.  —  A  pologie  des  jugements  rendus  par  les 
tribunaux  séculiers  en  France  contre  le  schisme,  dans 
laquelle  on  établit  :  1°  l'injustice  et  l'irrégularité  des 
refus  de  sacrements,  de  sépultures  et  des  autres  peines 
qu'on  prononce  contre  ceux  qui  ne  sont  pas  soumis  à  la 
Constitution  Unigenitus;  2"  la  compétence  des  juges 
laïcs  pour  s'opposer  à  tous  ces  actes  de  schismes,  2  vol. 
in-12,  en  Fiance,  1752  et  3  vol.  in-12,  s.  1.,  1752  et 
1753.  La  première  partie  de  l'ouvrage  est  de  Mey  et 
l'ouvrage  tout  entier  fut  condamné  par  un  bref  de 
Benoît  XIV,  20  novembre  1752.  —Dissertation  sur  la 
notoriété  requise  pour  autoriser  la  correction  publique 
des  pécheurs  scandaleux  et  les  refus  de  sacrements,  in-12, 
s.  1.,  1756,  œuvre  de  Maultrot  d'après  une  note  de 
Van  de  Praet  (i  ibliothèque  nationale,  Ld4  2760).  ■ — 
Essai  sur  la  tolérance  chrétienne,  in-8°,  1760,  com- 
posé en  collaboration  avec  Jacques  Tailhié  et  mis 
à  l'Index  le  8  mai  1761;  c'est  le  même  écrit  qui  a 
pour  titre  :  Question  sur  la  tolérance  où  l'on  examine  si 
les  maximes  sur  la  persécution  ne  sont  pas  contraires 
au  droit  des  gens,  à  la  religion,  à  la  morale,  ù  l'in- 
térêt des  souverains  et  du  clergé,  in-8°,  Genève,  1758, 
mis  à  l'Index  le  5  mars  1759.  — Maximes  du  droit  public 
français,  2  vol.  in-12,  1772,  2  vol.  in-4°  et  6  vol. 
in-12,  Amsterdam,  1775.  Ces  maximes  sont  tirées  des 
Capitulaires,  des  Ordonnances  du  royaume  et  des 
autres  monuments  de  l'histoire  de  Fiance,  et  les  der- 
nières éditions  ont  été  faites  en  partie  par  Mey  et 
Blonde.  —  Consultation  pour  les  curés  du  diocèse  de 
Lisieux  contre  un  mandement  de  leur  évêque,  in-12, 
1772.  ■ — Dissertcdion  sur  le  Formulaire  dans  laquelle  on 
établit  qu'il  est  irrégulier,  abusif,  inutile,  dangereux  et 
que  la  signature  n'en  est  ordonnée  par  aucune  loi  qui 
soit  actuellement  en  vigueur  dans  le  royaume,  in-12, 
Utrecht,  1775.  — Les  droits  de  la  puissance  temporelle 
défendus  contre  la  seconde  partie  des  Actes  de  l'Assem- 
blée du  clergé  de  17 56,  concernant  la  religion,  in-12,  1777; 
al  laque  très  vive  contre  le  clergé.  ■ —  Mémoires  sur  la 
nature  et  l'autorité  des  assemblées  du  clergé  de  France, 
in-12,  1777.  —  Mémoire  ù  consulter  et  consultation  pour 
le  diocèse  de  Senez,  au  sujet  du  projet  de  translation  de 
l'évéchéel  du  chapitre  de  Senez  à  Digne,  27  janvier  1778, 
in-4°.  —  L'institution  divine  des  curés  et  leur  droit  au  gou- 
vernement généralde  l'Église,  2  vol.  in-12, 1 778.  —  Disser- 
tation canonique  et  historique  sur  l'autorité  du  Saint- 
Siège.  Cet  écrit  avait  été  composé  par  Duhamel,  cha- 
noine de  Seignelay,  mort  le  22  mars  1769;  il  fut  publié 
par  Maultrot,  in-12,  Utrecht,  1779.  —  Le  droit  des 
prêtres  dans  le  synode  ou  le  concile  diocésain,  in-12, 
1779.  Maultrot  reprit  ses  thèses  dans  la  Défense  du 
droit  des  prêtres  dans  le  synode  contre  les  Conférences 
d'Angers,  in-12,  1789.  ■ — ■  Les  droits  du  second  ordre 
défendus  contre  les  apologistes  de  la  domination  épis- 
eopale,  in-12, 1779.  —  Les  prêtres  juges  de  la  foi,  ou  Réfu- 
tation des  Mémoires  dogmatiques  et  historiques  de  l'abbé 
Corgne  touchant  les  juges  de  la  foi,  2  vol.  in-12,  1780. 
—  Les  prêtres  juges  dans  les  conciles  avec  les  évêques,  ou 
Liéfutation  du  Traité  des  conciles  de  l'abbé  Ladvocat, 
3  vol.  in-12,  1780.  —  Dissertation  sur  les  interdits  arbi- 
traires de  la  célébration  de  la  Messe  aux  prêtres  qui  ne 


sonlpasdu  diocèse,  in-12,  1781.  — Dissertation  sur  l'ap- 
probation des  prédicateurs,  contre  l'abbé  Corgne,  2  vol. 
sn-12,  1782.  — Dissertation  sur  l'approbation  des  confes- 
icurs,  in-12,   1784,  pour  compléter  un  autre  travail. 

—  L'approbation  des  confesseurs  introduite  par  le  Concile 
de  Trente,  2  vol.  in-12,  1783.  — Examen  du  décret  du 
Concile  de  Trente  sur  l'approbation  des  confesseurs, 
2  vol.  in-12,  1784.  —  Juridiction  ordinaire  et  immédiate 
sur  les  paroisses,  2  vol.  in-12,  1781:  celte  juridiction 
appartient  au  curé  pour  toutes  les  fonctions  qui  ne 
sont  pas  proprement  épiscopales. —  Traité  des  cas  réser- 
vés au  pape,  2  vol.  in-12,  1785.  —  Traité  des  cas  réservés 
aux  évêques,  2  vol.  in-12,  1786.  —  Traité  de  la  confession 
des  moniales,  2  vol.  in-12,  1786.  —  Défense  du  second 
ordre  contre  les  Conférences  d'Angers,  3  vol.  in-12,  1 787. 

—  Consultation  sur  l'emploi  de  l'argent  en  effets  royaux 
payables  ù  terme,  in-12,  1787.  ■ —  L'usure  considérée  rela- 
tivement au  droit  naturel,  4  vol.  in-12, 1787,  en  collabo- 
ration avec  Jabineau. —  Examendes  décrets  du  Concile 
de  Trente  et  de  la  juridiction  française  sur  le  mariage, 
2  vol.  in-12,  1788.- —  Véritable  nature  du  mariage,  2  vol. 
in-12,  1788;  les  princes  ont  le  droit  exclusif  d'apporter 
des  empêchements  dirimants.  —  Examen  des  principes 
du  Pastoral  de  Paris  sur  le  sacrement  de  l'ordre;  sur 
le  ministre  du  sacrement  de  pénitence  et  son  pouvoir; 
sur  les  censures  et  les  cas  réservés;  sur  le  sacrement 
de  mariage;  sur  les  dispenses  de  mariage;  Nouvel 
examen  des  principes  du  Pastoral  de  Paris  sur  le  sacre- 
ment de  mariage,  et  récit  sur  la  dispute  qui  subsista 
entre  les  Cours  de  Rome  et  de  Naples  sur  les  questions 
matrimoniales.  Tous  ces  divers  écrits  ont  paru  en 
1788-1789  et  les  six  brochures  forment  2  vol.  in-12.  — 
Dissertation  sur  les  dispenses  matrimoniales,  in-12, 
1 789.  —  Origine  et  étendue  de  la  puissance  temporelle  sui- 
vant les  Livres  saints  et  la  tradition,  3  vol.  in-12,  1789- 
1790. 

C'est  à  partir  de  ce  moment  que  Maultrot  aperçoit 
les  conséquences  désastreuses  de  ses  thèses  sur  la 
constitution  de  l'Église,  et  il  réagit  vivement  contre 
les  prétentions  des  tenants  de  la  Révolution:  tous  ses 
écrits  désormais  seront  dirigés  pius  ou  moins  directe- 
ment contre  la  Constitution  civile  du  clergé.  L'Ami  de 
la  religion  et  du  roi  du  30  août  1820,  t.  xxv,  p.  81-93, 
dans  un  article  intitulé  :  Controverse  sur  la  constitution 
civile  du  clergé,  cite  un  très  grand  nombre  d'écrits  et 
montre  le  rôle  de  Maultrot  dans  cette  polémique.  Celui- 
ci  publia  en  particulier  les  ouvrages  suivants  :  Lettre  à 
M.  Faure  sur  sa  Consultation  du  27  mai  1790,  in-8", 
1790;  Maultrot  proteste  contre  cette  Consultation  dans 
laquelle  Faure,  partisan  de  la  Constitution  civile,  avait 
soutenu  le  droit  de  l'assemblée  législative  à  ériger  et  à 
supprimer  des  évêchés.  —  Lettre  à  un  ami  sur  l'opinion  de 
M.  Treilhard  relativement  à  l'organisation  du  cierge, 
in-S°,  1790,  suivie  de  deux  autres  lettres.  —  Lettre  à 
M.  J.  (Jabineau)  sur  l'écrit  intitulé  :  Opinion  de 
M.  Camus  dans  la  séance  du  31  mai  1790,  sur  le  système 
d'organisation  du  clergé  proposé  par  le  Comité  ecclé- 
siastique. —  Défense  de  Richer  ou  Réfutation  d'un 
ouvrage  intitulé  :  Découverte  importante  'sur  le  vrai 
système  de  la  constitution  du  clergé,  1790,  in-8°,  Nou- 
velles ecclésiastiques  du  1-8  mars  1791,  p.  34-40  et 
du  3  mai  1791,  p.  69-72.  —  Observations  sur  le  projet  de- 
supprimer  en  France  un  grand  nombre  d'évêchés,  in-8", 
1791.  —  Véritable  idée  du  schisme  contre  les  faux  prin- 
cipes de  Camus  et  des  pasteurs  constitutionnels,  in-8°, 
1791;  Maultrot  déclare  qu'il  ne  fait  qu'exposer  les 
principes  de  saint  Cyprien.  —  Défense  de  la  véritable 
idée  du  schisme  contre  l'auteur  des  anciennes  Nouvelles 
ecclésiastiques,  in-8°,  1791.  Sur  La  véritable  idée  du 
schisme,  voir  Nouvelles  ecclésiastiques  du  13  décembre 
1791,  p.  179-200.  —  Lettre  à  un  ami  sur  le  rapport 
fait  par  AI.  Marlineau  sur  la  Constitution  du  clergé 
in-8°,  1791.   —  Preuves  de  l'incompétence  de  la  puis- 


401 


MAULTROT   -       M  A  U  R    DE    L'ENFANT    JÉSUS 


402 


sance  temporelle  dans  l'établissement  de  la  constitution 
civile  du  clergé,  tirées  de  quelques  Conciles  des  cinq 
premiers  siècles,  in-8°,  1791.  —  Nouvelles  preuves  de 
l'incompétente  de  la  puissance  temporelle,  in-80,  1791. 
—  Consultation  sur  la  compétence  de  la  puissance 
temporelle  relativement  à  l'érection  et  à  la  suppression 
des  sièges  épiscopaux,  in-8°,  1791.  —  L'indépendance 
de  la  puissance  spirituelle  défendue  contre  un  écrit 
intitulé  :  Préservatif  contre  le  schisme  ou  Questions 
relatives  au  décret  du  2  7  novembre  1790,  in-8°,  1791 
(contre  Lanière).  Sur  le  Préservatif  contre  le  schisme, 
voir  les  Nouvelles  ccclésiastiqu  s,  des  17,  24,  31  mai 
1791,  p.  77-88;  sur  La  suite  du  Préservatif,  ibid.,  5-19 
mars  1792,  p.  37-15.  —  Réplique  à  M.  Charrier  de  La 
Roche  sur  le  décret  du  13  avril  1790,  in-8°,  1791.  — 
Quatre  lettres  à  M.  Charrier  de  La  Roche,  auteur  des 
Questions  sur  les  affaires  présentes,  in-8",  1791.  — 
Preuve  de  l'intrusion  des  pasteurs  constitutionnels, 
in-8°,  1791.  —  Histoire  de  saint  Ignace  patriarche  de  Con- 
staniinople,et  de  Photius,  usurpateur  de  son  siège,  où 
l'on  voit  le  sort  qui  attend  les  intrus  et  la  conduite 
qu'on  doit  tenir  à  leur  égard,  in-8°,  1791.  —  Histoire  du 
schisme  de  l'Église  d'Antioche,  in-8°,  1791.  ■ — ■  Explica- 
tion du  canon  XVll  du  concile  de  Chalcédoine  qui  fait  le 
principal  point  d'appui  de  la  Constitution  civile  du  clergé, 
in-8°,  1791.  ■ —  Éclaircissement  d'un  fait  tiré  de  saint 
Chnjsostome,  in-8°,  1791. —  Examen  de  l'écrit  intitulé: 
ultimatum  à  Mgr  l'éveque  de  Nancy,  in-8°,  1791;  cet 
ultimatum  était  l'œuvre  d'un  avocat  qui  avait  voulu 
réfuter  l'écrit  de  M.  de  la  Fare,  évêque  de  Nancy  : 
Quelle  est  la  compétence  de  l'assemblée  nationale  sur  les 
matières  ecclésiastiques  et  religieuses?  —  Examen  des 
principes  sur  le  schisme  posés  par  M.  Larrière  et  Nou- 
velle défense  de  la  véritable  idée  duschisme,  in-8°,  1 792.  — 
Examen  des  principes  de  l'intrusion  posés  par  M.  Lar- 
rière dans  la  Suite  du  Préservatif,  in-12, 1792.  —  L'auto- 
rité de  l'Église  et  des  ministres  défendue  contre  l'ou- 
vrage de  M.  Larrière  intitulé  :  Suite  du  Préservatif 
contre  le  schisme  ou  Nouveau  développement  des  prin- 
cipes qui  y  sont  établis,  in-8°,  1792.  Larrière  écrivit,  les 
29  mai,  18  juillet  et  5  avril  1792,  trois  lettres  aux  Nou- 
vclles  ecclésiastiques,  2  juillet  1 792,  p.  105-108,  20  avril, 
p.  133-136,  et  10  septembre,  p.  145-148.  —  Les  vrais 
principes  de  l'Église,  de  la  morale  et  de  la  raison  sur  la 
Constitution  du  clergé,  renversés  par  les  faux  évâques 
des  déparlements,  membres  de  l'Assemblée  nationale, 
prétendue  Constituante,  in-8°,  1792.  —  Mémoires  pour 
servir  à  l'histoire  de  la  Constitution  civile  du  clergé, 
depuis  le  6  janvier  1792  jusqu'au  4  août  de  la  même 
année,  avec  la  collaboration  des  abbés  Jabineau  et 
Blonde.  Après  la  mort  de  Jabineau,  Maultrot  conti- 
nua, avec  Blonde,  la  publication  des  Nouvelles  ecclé- 
siastiques, ou  Mémoires  pour  servir  à  l'histoire  de  la 
Constitution  civile  du  clergé. 

On  attribue  ordinairement  à  Maultrot  la  Consulta- 
talion  des  12  avocats  du  Parlement  de  Paris,  1"  lé- 
vrier 1770,  en  faveur  de  l'Église  d'Utrecht,  imprimée 
pour  la  première  fois  en  1780  et  réimprimée  en  1791; 
elle  est  dirigée  contre  «  l'oppression  de  la  cour 
romaine  »  et  on  y  établit  «  la  nature  et  l'origine  de  la 
réserve  faite  au  pape  de  la  confirmation  des  évoques, 
de  la  concession  des  dispenses.  On  y  démontre  que  les 
évèques  peuvent  et  doivent  exercer  tous  ces  droits  par 
leur  caractère  et  en  vertu  de  l'institution  de  Jésus- 
Christ,  dans  tous  les  cas  où  les  besoins  de  l'Église 
l'exigent  »,  in-8",  Paris,  1791,  voir  Nouvelles  ecclésias- 
tiques du  27  septembre  1791,  p.  154-155. 

Michaucl,  Biographie  universelle,  t.  xxv»,  p.  311-314; 
Hœfer,  Nouvelle  biographie  générale,  t.  xxxiv,  col.  363- 
364;  Quérard,  La  France  littéraire,  t.  v,  p.  637-640;  Feller, 
Biographie  universelle,  édit.  Pérennès,  1842,  t.  vm,  p.  264- 
265;  Chandon  et  Delandine,  Dictionnaire  universel,  histo- 
rique, critique  et  bibliographique,  5e  édit.,  1850,  t.  xi,  p.  319- 


321;  Nouvelles  ecclésiastiques  des  10  et  24  mai  1803,  p.  38- 
41;  Annales  de  la  religion,  t.  xvi,  p.  542-549  (notice  et 
catalogue  de  ses  ouvrages);  Descssarts,  Les  siècles  litté- 
raires, t.  iv,  p.  324-325;  Encyclopédie  des  sciences  religieuses, 
t.  ix,  p.  14-15;  Léon  Séché,  Les  derniers  jansénistes  depuis 
la  ruine  de  Porl-Royal,  1710-1870,  3  vol.  in-8»,  Paris,  1891, 
t.  i,  p.  93-98;  Gazier,  Histoire  générale  du  mouvement  jan- 
séniste depuis  ses  origines  jusqu'à  nos  jours,  2  vol.  in-8°, 
Paris,  1922,  t.  n,  p.  162;  Hurter,  Nomenclator,  3'  édit., 
t.  v,  col.  791-792. 

J.  Carreyre. 
WIAUPERTUY  (Jean-Baptiste  Drouet  de) 
ecclésiastique  français  (1650-1730).  —  Né  à  Paris  en 
1650,  il  eut  une  jeunesse  passablement  dissipée;  vers 
la  quarantaine  il  se  convertit  subitement,  renonça  au 
monde  et,  après  avoir  passé  quelques  années  au  sémi- 
naire, il  se  retira,  simple  clerc,  à  l'abbaye  de  Sept- 
Fonts  en  Berry,  puis,  à  partir  de  1702,  en  une  autre 
solitude  de  la  même  région.  Appelé  à  Vienne  par 
Armand  de  Montmorin,  il  reçut  de  lui  les  ordres 
sacrés;  à  la  mort  de  cet  archevêque,  1713,  il  rentra  à 
Paris,  puis  se  retira  à  Saint-Germain-en-Laye  où  il 
mourut  en  1736.  Son  œuvre  imprimée  est  considé- 
rable et  intéresse,  au  moins  partiellement,  le  théolo- 
gien. Elle  comporte  d'abord  des  traductions  soit  d'ou- 
vrages anciens  :  1.  I  des  Institutions  divines  de  Lac- 
tance;  Traité  de  la  Providence  et  Traité  de  l'aumône 
(Adv.  avarit.  libri  IV)  de  Salvien;  Histoire  des  Golhs 
de  Jornandès;  Actes  des  martyrs  de  Ruinart;  soit  d'ou- 
vrages modernes  :  Traité  sur  le  choix  d'une  religion  de 
Lessius;  Pratique  des  exercices  spirituels  de  saint 
Ignace;  Euphormion  de  Jean  Barclay.  Ensuite  des 
œuvres  d'histoire  religieuse  :  Histoire  de  la  réforme 
de  l'abbaye  de  Sept-Fonts,  Paris,  1702,  dont  l'abbé  de 
Sept-Fonts,  Eustache  de  Beaufort,  attaqua  publique- 
ment l'exactitude;  Histoire  de  la  sainte  Église  de 
Vienne,  Lyon,  1708;  Vie  du  frère  Arsène  de  Janson, 
religieux  de  la  Trappe,  connu  dans  le  siècle  sous  le  nom 
de  comte  de  Rosemberg,  Avignon,  1711.  De  nombreux 
ouvrages  de  piété  et  d'édification  :  Sentiments  d'un 
chrétien  touché  d'un  véritable  amour  de  Dieu,  Paris, 
1702,  et  nombreuses  éditions  ultérieures;  Prières  pour 
le  temps  de  l'affliction  et  des  calamités  publiques,  Vienne, 
1709;  De  la  vénération  rendue  aux  reliques  des  saints, 
Avignon,  1712;  Des  confréries  érigées  en  l'honneur  des 
saints,  Avignon,  1714;  Le  commerce  dangereux  entre 
les  deux  sexes,  Bruxelles,  1715;  La  femme  faible  où 
l'on  représente  les  dangers  auxquels  elle  s'expose  par 
un  commerce  fréquent  et  assidu  des  hommes,  Bruxelles, 
1715. 

Moréri,  Le  grand  Dictionnaire,  édit.  de  1755,  au  mot 
Mauperluy;  Feller- Pérennès,  Biographie  universelle,  au  mot 
Mauperliuj;  Hurter,  Nomenclator,  3e  édit.,  t.  iv,  col.  1232. 

É.   Amann. 

MAUR  DE  L'ENFANT  JÉSUS,  dans  le 
siècle  Le  Man,  natif  de  Manceau  (France),  embrassa 
la  réforme  carmélitaine  de  Touraine  et  lit  profession 
le  22  février  1634.  Il  fut  adjoint  au  P.  Marc  de  la 
Nativité,  chargé  par  le  chapitre  provincial  de  Poi- 
tiers (1647)  de  la  rédaction  des  Directoires,  livres 
devant  servir  à  la  formation  des  jeunes  religieux  de  la 
réforme.  En  1650,1e  P.  Main-  prit  part  au  chapitre 
provincial  de  la  province  de  Gascogne  comme  as-is- 
tant  du  P.  Averlan  de  Saint-Jean,  commissaire  généra]  ; 
il  y  fut  élu  maître  des  novices  du  couvent  de  Bor- 
deaux. Devenu  à  son  tour  commissaire  général,  par 
délégation,  il  présida  le  chapitre  provincial  de  Bor- 
deaux de  1653  et  y  fut  élu  prieur  du  couvent  de  cette 
ville,  charge  qu'il  remplit  à  trois  reprises.  Deux  ans 
plus  tard,  en  vertu  d'un  compromis  avec  les  membres 
du  chapitre  provincial,  le  commissaire  général, 
le  P.  Matthieu  de  Saint-Jean,  le  nomma  provincial.  Il 
remplit  cette  charge  aussi  par  trois  fois.  Ce  ne  fut 
qu'après  ':ette  résidence  prolongée  dans  la  province 


403 


MAUR    DK   L'ENFANT    .JÉSUS  -      MWJRICE    DU    PORT 


404 


de  Gascogne,  que  les  supérieurs  de  Touraine  con- 
sentirent enfin,  le  1er  mai  1665,  à  son  affiliation  dé- 
finitive à  cette  province.  Il  mourut  au  couvent  de 
Bordeaux,  le  19  avril  1G90.  Par  son  zèle  ardent.il  con- 
tribua beaucoup  à  intensifier  le  véritable  esprit  de  la 
réforme  de  Touraine,  d'abord  dans  la  province  de 
Touraine  même,  puis,  pendant  la  plus  grande  partie 
de  sa  vie,  dans  la  province  de  Gascogne.  Il  fut  un  véri- 
table exemple  de  toutes  les  vertus;  il  aima  particu- 
lièrement la  solitude  et  l'oraison.  Résidant  à  l'ermi- 
tage de  Loi  mont,  près  de  Bordeaux,  il  consacrait  à  la 
prière  souvent  jusqu'à  sept  heures  par  jour.  Aussi 
Dieu  le  combla-t-il  de  ses  faveurs;  il  fut  favorisé,  entre 
autres,  du  don  de  prophétie.  On  lui  doit  divers  traités 
ascético-mysùques.  L'auteur  ne  s'y  occupe  guère  des 
faveurs  extraordinaires,  mais  tend  surtout  à  guider 
les  âmes  dans  les  diverses  étapes  de  la  vie  spirituelle 
et  mystique  au  moyen  de  la  mortification,  de  l'abné- 
gation et  de  la  mort  continuelles.  Il  se  montre  admi- 
rablement pénétré  de  la  doctrine  du  «  rien  »  de  saint 
Jean  de  la  Croix,  c'est-à-dire  de  la  mort  complète  à 
soi-même  et  à  tout  ce  qui  n'est  point  Dieu.  On  con- 
naît de  lui  :  1.  La  crèche  de  l'Enfant  Jésus,  Bordeaux, 
in  12;  2.  Le  Royaume  intérieur  de  Jésus-Christ  dans 
les  âmes  divisé  en  trois  parties,  Paris,  1664,  in-12; 
3.  L'entrée  à  la  Divine  Sagesse,  comprise  en  plusieurs 
traitiez  spirituels,  qui  contiennent  les  secrets  de  la 
théologie  mystique,  à  savoir  :  a)  Les  trois  portes  du 
ï'alais  de  la  Divine  Sapience;  b)  La  montée  sprituellc 
contenant  huit  degrez;  c)  L'exposition  des  communica- 
tions divines,  dans  les  estats  et  degrez  de  la  vie  mystique 
et  spirituelle;  d)  Le  Sanctuaire  de  la  Divine  Sapience, 
dans  lequel  sont  compris  les  plus  profonds  secrets  de 
la  vie  spirituelle;  e)  Théologie  chrestienne  et  mystique. 
Ce  recueil  eut  beaucoup  d'éditions;  la  lre  parut  à 
Bordeaux,  1652,  in-12;  le  P.  Pascal  du  Saint-Sacre- 
ment, CD.,  en  a  commencé  une  nouvelle  édition  à 
Louvain,  1921,  1  vol.  in-12;  4  et  5.  Réflexions  sur  la  vie 
de  Noire-Seigneur  et  Traité  de  la  fidélité  de  l'âme  à  son 
Dieu  parurent  à  la  fin  de  l'ouvrage  précédent,  édi- 
tion de  Paris,  1672  et  éditions  suivantes. 

Daniel  de  la  V.  M.,  Spéculum  carmelitanum,  Anvers, 
1680,  t.  n,  p.  1093,  n.  3854;  Cosme  de  Villiers,  Bibliotheca 
carmelitana,  Orléans,  1752,  t.  n,  col.  426-427,  n.  127; 
P.Pascal  du  S.-Sacrement,C.  D.,  L'Entrée  à  la  Divine  sagesse, 
Louvain,  1921,  t.  i,  p.  5  sq. 

P.  Anastase  de  Saint-Paul. 
MAURICE  GAMBARINI,  de  La  Morra 
d'Asti,  en  Piémont,  f.  ère  mineur  capucin  de  la  pro- 
vince de  Gênes,  avait  revêtu  l'habit  religieux  en  1576. 
Nommé  professeur  de  théologie,  il  suivait  dans  son 
enseignement,  conformément  à  l'usage  de  son  ordre, 
les  Commentaires  de  saint  Eonaventure  sur  les  Sen- 
tences, et  sa  réputation  comme  lecteur  n'avait  point 
tardé  à  franchir  les  limites  de  sa  province.  Le  duc 
de  Savoie  ayant,  en  1595,  demandé  des  capucins  pour 
les  opposer  aux  hérétiques  qui  faisaient  des  progrès 
dans  ses  États,  le  P.  Maurice  était  un  de  ceux  qu'on 
lui  accordait.  11  s'y  employait  avec  zèle  et  succès  dans 
les  environs  de  Pignerol,  quand  une  grave  maladie, 
causée  peut-être  par  les  fatigues  de  cette  vie  de  mis- 
sionnaire, le  contraignit  au  repos.  Vers  cette  époque  le 
cardinal  de  Sainte-Séverine,  protecteur  de  l'ordre  des 
capucins,  jetait  les  yeux  sur  l'ancien  lecteur  de  Gênes 
pour  continuer  la  Summa  theologica  S.  Bonaventuree, 
dont  son  confrère  le  P.  Trigoso  (|  1593)  n'avait  publié 
que  le  premier  volume.  Peu  après  toutefois,  octo- 
bre 1600,  cédant  aux  instances  qui  lui  venaient  de  la 
Savoie.il  désignait  le  P.  Maurice  comme  supérieur  des 
missionnaires  de  la  Sainte-Maison  de  Notre-Dame  de 
Compassion  à  Thonon.  Les  pouvoirs  très  étendus  qu'il 
recevait  alors  mentionnent  avec  éloge  ses  travaux  pré- 
cédents dans  les  vallées  du  Piémont.  Le  docte  et  vail- 


lant missionnaire  «  le  bon  P.  Maurice  »,  comme  l'appe- 
lait saint  François  de  Sales  (Lettre,  cccxxvu  16  jan- 
vier 1606,  Annecy,  1904,  t.  xm,  p.  127),  mourut  à  Saint- 
Julien  en  Genevois,  le  25  septembre  1613.  Le  P.  Maurice 
était  un  fort  savant  théologien,  écrit  l'historien  des 
missions  de  Savoie.  Il  fit  imprimer  un  traité  des  points 
de  controverse,  l'âîi  1599,  que  Mgr  l'archevêque  de 
Turin  lui  ordonna  de  composer.  Ce  livre  fut  si  fort 
estimé  des  théologiens,  et  singulièrement  du  R.  P.  In- 
quisiteur général,  que  son  Altesse  Royale  ordonna  de 
le  faire  voir  au  Pape  Clément  VIII,  qui  l'approuva 
après  l'avoir  fait  examiner  aux  cardinaux  d'Ascoli 
(Berneri)  et  Bellaimin  ».  Par  un  privilège  du  2  juil- 
let 1601,  le  duc  de  Savoie  en  réservait  l'impression 
pour  dix  ans  à  Jean  Dominique  Tarino,  libraire  à 
Tuiin.qui  le  faisait  paraître  cette  même  année  et  en 
1607.  Le  bibliographe  Rossotto  en  donne  ce  titre,  que 
nous  n'avons  pu  contrôler  :  Catechismo,  6  vera  dottrina 
christiana  c  catholic.a,  con  il  modo  di  frutluosamenle 
eccuparsi  nelli  ordinarii  esercilii  di  religione  chris- 
iana,  quali  sola  tiene  la  santa  Chiesa  Romana,  per 
essere  vcramenle  calholica  et  apostolica.  Il  ajoute  cet 
éloge  :  c'est  un  ouvrage  que  l'on  peut  à  bon  droit 
appeler  l'antidote  des  catéchismes  pestilentiels  de 
Genève  et  des  calvinistes.  En  cinq  parties  l'auteur 
traitait  des  articles  de  la  vraie  foi,  des  sacrements, 
delà  célébration  des  fêtes,  de  l'invocation  et  de  l'in- 
tercession des  saints,  et  des  textes  de  l'Écriture 
faussement  employés  par  les  novateurs.  Quant  aux 
Commentaria  in  quatuor  libros  Sententiarum  S.  D.  S. 
Bonavcntur.v,  datés  de  1595,  ils  furent  longtemps  con- 
servés au  couvent  de  l'Immaculée-Conception  à  Gênes. 

Bernard  de  Bologne,  Bibliotheca  scriplorum  O.  F.  M. 
capuccinorum,  Venise,  1747;  Boverius,  Annales  O.  M. 
capuccinorum,  t.  n,  p.  982,  Lyon,  1639  et  Silvestre  de 
Milan,  Appendix  ad  lomum  III  Annalium,  Milan,  1737; 
Bullarium  O.  M.  capuccinorum,  t.  v,  p.  133,  Rome,  1748; 
Charles  de  Genève,  Histoire  des  missions  des  PP.  Capu- 
cins de  Savoy(,  Chambéry,  1867;  Eugène  de  Bellevaux, 
Nécrologe  et  notes  biographiques  des  f.  m.  capitons  de  la 
prou,  de  Savoie,  Chambéry,  1902;  Ferreri  Mathias  de  Caval- 
lermaggiore,  Eationarium  chronographicum  missionis  evan- 
gelicœ  a  capuccinis  signantpr  in  Gallia  cisalpinu  e.rercitee, 
Turin,  1659;  F.-X.  Mollino,  I  capuecini  genovesi,  i.  Note 
biograficke,  Gênes,  1912,  ni,  Necrologio,  ibid.,  1921  ;  Roch 
de  Cesinale,  Storia  délie  missioni  dei  cappuccini,  t.  i,  c.  x, 
Paris,  1867;  Rossotto,  Syllabus  scriplorum  Ptdemontii, 
Mondovi,  1667. 

P.  Edouard  d'Alençon. 
MAURICE  DU  PORT  (O'FIHELY)  naquit  en 
1460,  selon  les  uns  à  Clonfert,  selon  les  autres  à 
Baltimore  dans  le  comté  de  Cork,  Irlande.  Après  son 
entrée  dans  l'ordre  de  saint  François,  il  étudia  à 
l'Université  d'Oxford.  En  1488,  le  chapitre  de  Cré- 
mone le  nomma  régent  du  studium  générale  de  Milan; 
trois  ans  après,  en  1491,  il  devenait  professeur  à 
l'Université  de  Padoue  où  l'école  de  Duns  Scot  bril- 
lait alors  d'un  vif  éclat.  Dans  le  Rolulus  dominorum 
artistarum  de  l'année  1500,  Maurice  du  Port  est  men- 
tionné comme  titulaire  de  la  chaire  de  théol'ogie  sco- 
tiste.  A.  Favoro,  Lo  Studio  di  Padova  nei  diarii  di 
Marino  Sanuto,  dans  le  Nuovo  Archivio  Veneto,  nouv. 
série,  n.  71-72, 1918,  t.  xxxvi,  p.  75.  Le  22  février  150 1, 
Pierre  Barozi,  évêque  de  Padoue,  intercédant  en  sa 
faveur  auprès  de  la  Seigneurie  de  la  ville,  en  faisait 
un  grand  éloge  :  Homo  doctissimo  et  exeroilatissimo,  il 
quale,  a  judicio  mio,  non  ha  alcune  pare  in  Ilalia,  cavando 
fora  li  reverendi  maistri  Antonio  Trombela  et  Gratia. 
Favoro,  loc.  cit.,  p.  82-83.  Provincial  d'Irlande,  Mau- 
rice du  Port  dénonça  vigoureusement  'au  chapitre 
célébré  à  Rome  en  1506  le  ministre  général  de  l'ordre, 
Égide  Del  fini  et  provoqua  sa  démission.  Wadding, 
Annal's  Ordinis  Minorum,  an.  1506,  n.  4.  La  même 
année,  le  26  juin,  Jules  II  le  nomma  à  l'archevêché 


405 


MAURICE    DU    PORT 


MAURISTES 


i06 


de  Tuam  en  Irlande  et  le  sacra  lui-même  à  Rome. 
Wadding,  ibid.,  an.  1510,  n.  15.  Maurice  du  Port  ne 
prit  pas  immédiatement  possession  de  son  siège,  mais 
demeura  en  Italie.  Le  29  mars  1512,  il  était  de  pas- 
sage  à  Padoue.  l'avoro,  loc.  cit.,  p  92.  La  même  année 
il  assista  au  Ve  concile  œcuménique  du  Latran  et 
signa  les  Actes  des  deux  premières  sessions.  Peu  après 
il  partit  pour  l'Irlande  et  mourut  à  Galway,  !e  24  juin 
1513  selon  Wadding,  le  25  mars  d'après  Euhcl,  Hie- 
rarchia  catholica  medii  sévi,  Munster,  1910,  t.  ni, 
p.  310. 

Maurice  du  Port  fut  un  très  actif  disciple  de  Duns 
Scol .  Il  écrivit  plusieurs  commentaires  sur  les  ouvrages 
du  maître  franciscain  :  Annotationes  in  qu.i'stiones 
melaphysicales  Scoii,  Venise,  1-197:  Expnsitio  inquœs- 
tiones  melaphysicales  Sco/i,  Venise,  1497;  Exposilio  in 
qiuvstiones  dialecticas  Scoti,  Venise,  1505.  Il  édita  en 
outre  plusieurs  ouvrages  importants  de  Duns  Scot  et 
de  ses  disciples  immédiats:  Qutesiiones  Scoti  in  AJeta- 
physicam  Aristolelis.  Ejusdem  de  primo  principio  trac- 
talus  atque  theoremata,  Venise,  1497;  Quœstiones  Scoti 
super  uniuersalibus  Porphyrii  et  Aristolelis  prsedica- 
mentis  et  perihermeneias  ac  elencliorum  neenon  discipuli 
ejus  Antonii  Andreœ  super  libro  sex  principiorum 
Gilberti  Porretani,  Venise,  1500;  Expos'tio  Antonii 
Andreœ  in  Melaphysicam  Aristolelis,  Venise,  1501; 
Libri  IV  Sent,  scripti  Oxonicnsis  D.  Scoti,  Venise, 
1506.  Ces  diverses  éditions  ne  sont  pas  sans  mérite. 
Maurice  du  Port  a  été  tenu  en  grande  estime  par  les 
théologiens  de  son  temps.  Eck,  De  prsedestinatione, 
s.  1.,  1513,  cent.  4,  n.  35.  La  douceur  de  son  caractère 
lui  a  valu  le  titre  honorifique  de  flos  mundi.  "SYadding, 
Annales,  an.  1510,  n.  15. 

Franchini,  O.  M.  Conv.,  Bibliosofia  e  memorie  letterarie 
degli  scritlori  (ranciscani  convenluali,  Modène,  1693,  p.  454; 
Jean  de  S.  Antoine,  Bibliotheca  unioersa  /ranciscana, 
Madrid,  1732,  t.  il,  p.  357-358;  Little,  The  Grey  Friars  in 
Oxford,  Oxford,  1892,  p.  267-268;  D'Alton,  M.  O'  Fihily, 
art.  de  la  Calbolic  Encyclopœdia,  1911,  t.  xi,  p.  221  ;  Sba- 
ralea,  Supplementum  ad  Scriptores,  édit.  Mardecchia, 
Rome,  1921,  t.  n,  p.  242-243. 

H.   Loncphé. 

MAURISTES.  —  De  l'avis  de  tous  les  érudits, 
la  Congrégation  de  Saint-Maur,  de  l'ordre  de  saint 
Benoit  a,  pendant  plus  de  cent  cinquante  ans,  rendu 
des  services  signalés  dans  le  domaine  des  sciences 
sacrées  et  profanes.  Étendue,  variée  et  féconde,  sui- 
vant les  expressions  de  Ch.  Langlois,  l'activité  des 
Mauristes  mérite  d'être  relevée  dans  ce  Dictionnaire, 
où  les  plus  marquants  d'entre  eux  ont  eu  déjà  ou 
auront  dans  la  suite,  une  notice  spéciale.  Ce  qu'il 
importe  de  faire  ressortir  ici,  au  risque  de  quelques 
répétitions,  ce  sont  les  résultats  d'ensemble,  obte- 
nus par  un  travail  intellectuel  dont  l'organisation  fut 
de  tous  points  excellente,  qu'il  s'agît  d'aller  explorer 
les  archives  des  bibliothèques  en  France  ou  à  l'étran- 
ger, de  mettre  ensuite  en  œuvre  les  copies  et  les  notes 
recueillies,  de  publier  enfin  des  traités  d'érudition  ou 
des  collections  de  textes  précieux.  L'œuvre  pourtant 
ne  se  réalisa  pas  sans  des  difficultés  qui  en  rehaussent  le 
mérite  :  les  obstacles  vinrent  des  querelles  religieuses 
de  l'époque  auxquelles  bon  nombre  de  mauristes 
furent  mêlés,  et  parfois  aussi  du  défaut  d'entente  par- 
faite pour  l'exécution  des  travaux.  Il  est  curieux  d'en- 
tendre un  dom  de  Sainte-Marthe  se  plaindre  du  déclin 
des  études  au  moment  même  où  un  Mabillon,  un 
Montfaucon  et  tant  d'autres  avec  eux  étaient  dans 
toute  l'ardeur  du  travail.  Il  n'en  reste  pas  moins 
établi  qu'aucune  compagnie  religieuse,  aucun  groupe- 
ment de  savants  n'a  égalé  la  Congrégation  de  Saint- 
Maur,  ne  peut  même  se  vanter  de  l'avoir  suivie  à  une 
/.  longue  distance.  A  l'heure  actuelle,  beaucoup 
d'érudits  trouvent  à  s'instruire  et  se  documenter  dans 


les  manuscrits  des  mauristes,  sauvés  du  pillage  de  la 
Révolution,  et  conservés  dans  les  bibliothèques  de 
Paris  ou  de  la  province. 

Avant  de  dire  ce  que  furent  les  travaux  des  mau- 
ristes nous  donnerons  :  I.  Un  aperçu  historique  sur 
la  Congrégation  de  Saint-Maur;  IL  L'exposé  du  jan- 
sénisme au  sein  de  la  Congrégation  (col.  411);  III.  Une 
description  de  la  formation  des  religieux  et  de  l'oro 
ganisation  du  travail  intellectuel  (col.  417);  IV.  Les 
travaux  des  mauristes  (col.  423). 

I.  Aperçu  historique  sur  la  Congrégation  de 
Saint-Maur.  —  La  Congrégation  bénédictine  de 
Saint-Maur  tire  son  origine  de  celle  de  Saint-Vai  ne  à. 
Verdun,  où  dom  Didier  de  la  Cour,  profès  de  1575, 
avait  opéré  une  réforme  en  1600;  unie  à  la  commu- 
nauté de  Moyenmoutier  en  1601,  celle  de  Verdun 
forma  une  congrégation  à.  laquelle  une  bulle  de  Clé- 
ment VIII,  en  1604,  donna  l'existence  canonique  sous 
le  nom  des  Saints- Vanne-et-Hydulphe.  En  peu  d'an- 
nées la  nouvelle  congrégation  groupa  plus  de  qua- 
rante monastères.  Plusieurs  maisons  de  France  vou- 
lurent s'y  agréger,  entre  autres  Saint-Augustin  de 
Limoges,  Saint-Junien  de  Noaillé,  Saint-Faron  de 
Meaux;  mais  comme  la  Lorraine  n'appartenait  pas 
à  la  France,  il  y  eut  des  difficultés  et  l'on  résolut  d'éri- 
ger en  France  une  autre  congrégation.  L'instrument 
dont  se  servit  la  Providence  pour  l'exécution  de  ce 
dessein  fut  un  jeune  religieux  de  l'ordre  de  Cluny, 
dom  Laurent  Renard  (ou  Besnard)  alors  prieur  du 
Collège  de  Cluhy  à  Paris,  et  docteur  en  Sorbonne. 
Ayant  trouvé  son  prieuré  dans  un  état  déplorable,  il 
demanda  et  obtint  des  religieux  lorrains  pour  son 
collège.  Parmi  ceux-ci  se  distinguaient  dom  Athanase 
de  Mongin  et  dom  Colomban  Régnier.  Au  chapitre 
général  de  Saint-Mansuy  à  Toul,  en  1618,  la  demande 
des  Français  fut  agréée  parles  Lorrains,  dom  Laurent 
Renard  fut  désigné  pour  faire  les  démarches  néces- 
saires, et,  dès  le  mois  d'août,  il  obtenait  de  Louis  XIII 
des  lettres  patentes;  les  bénédictins  réformés  français 
purent  tenir  leur  premier  chapitre  au  couyent  des 
Rlancs-Manteaux  :  on  nomma  dom  Martin  1  esnière 
président  de  la  Congrégation  de  Saint-Maur.  Dom 
Laurent  Renard,  un  de  ses  assistants,  ne  tarda  pas 
à  mourir  (1620).  Peu  de  temps  après,  arrivait  du  Lan- 
guedoc à  Paris  dom  Tarrisse,  désireux  d'établir  la 
réforme  bénédictine  dans  les  couvents  de  sa  région  : 
né  à  Cessenon  dans  l'Hérault,  en  1575,il  avait  d'abord 
appartenu  à  la  Congrégation  des  Exempts  ;  il  venait  aux 
Rlancs-Manteaux  réclamer  les  conseils  des  religieux. 
A  force  d'instances,  il  obtint  que  deux  Pères,  dom 
Colomban  Régnier  et  dom  Placide  le  Simon  l'accom- 
pagneraient à  Toulouse  et  rapporteraient  au  chapitre 
général  de  Jumièges,  ce  qu'ils  auraient  vu.  Grâce  à 
la  générosité  du  cardinal  de  La  Valette,  archevêque,  un 
séminaire  bénédictin  fut  établi  à  Toulouse  Dom 
Tarrisse  y  entra  en  juin  1623,  se  soumit  de  nouveau 
aux  épreuves  du  noviciat,  obtint  que  son  prieuré  de 
Cessenon  serait  uni  à  Saint-Maur  et  fit  profession  le 
29  juin  1624;  il  prit  alors  le  nom  de  Grégoire.  Suc- 
cessivement prieur  de  la  Daurade  à  Toulouse,  en 
1627,  de  Saint-Junien  de  Noaillé  près  de  Poitiers  en 
1629,  il  fut  envoyé  l'année  suivante  au  chapitre  général 
tenu  à  Vendôme,  où  on  le  nomma  dé  finit  eur. 

La  Congrégation  de  Saint-Maur,  jusqu'àcette  date, 
avait  été  gouvernée  par  des  supérieurs  qui  avaient  le 
titre  de  président  du  régime,  ils  étaient  renouvelés  tous 
les  trois  ans  :  tel  fut  le  cas  de  dom  Martin  Tesnière, 
de  1618  à  1621  et  de  1624  à  1027,  de  dom  Colomban 
Reimier,  de  1621  à  1024,  de  dom  Maur  Dupont,  de 
1627  à  1630.  Ces  présidents  du  régime  résidaient 
au  couvent  des  Rlancs-Manteaux  dont  ils  étaient 
prieurs.  Elu  au  chapitre  général  de  Vendôme  pour 
succéder  à  dom  Maur  Dupont,  dom  Grégoire  Tarrisse 


407 


MAURISTES,    APERÇU    HISTORIQUE 


408 


eut  le  titre  de  supérieur  général  et  établit  sa  résidence 
à  Saint-Germain-des-Prés  en  1631,  quand  les  moines 
de  Chezal-Benoît  se  furent  retirés. 

En  1618,  la  Congrégation  naissante  de  Saint-Maur 
n'avait  pu,  faute  de  ressources,  obtenir  une  bulle 
d'érection.  Grégoire  XV,  en  1021,  accorda  la  remise 
des  droits  à  payer.  Urbain  VIII,  en  1628,  donna  une 
bulle  de  confirmation;  au  cours  de  ces  dix  années,  les 
chapitres  généraux  procédèrent  régulièrement  à  l'élec- 
tion du  Président  du  régime  qui  pouvait  être  maintenu 
dans  sa  charge  pendant  trois  ans.  On  ne  tarda  pas  à 
constater  que  ces  changements  trop  fréquents  avaient 
bien  des  inconvénients.  En  vue  d'y  remédier,  dom 
Grégoire  Tarrisse,  avec  une  discrète  lenteur,  élabora 
un  nouveau  'corps  de  Constitutions  qui  fut  d'abord 
mis  à  l'essai,  et  ne  fut  définitivement  arrêté  qu'après 
avoir  reçu  les  suffrages  presque  unanimes  des  inté- 
ressés, au  chapitre  général  de  1645. 

Les  Constitutions  de  Saint-Maur  comprennent  deux 
parties  :  1.  les  Déclarations  ayant  pour  objet  la  disci- 
pline régulière  :  elles  exposent  la  règle  de  saint  Benoît  ; 
2.  les  constitutions  proprement  dites  ou  lois  du  gouver- 
nement. Pour  toute  la  congrégation  il  y  a  au  sommet 
un  Supérieur  général  avec  deux  assistants;  la  France 
ayant  été  partagée  en  six  provinces,  chacune  de  ces 
provinces  eut  un  visiteur;  il  y  eut  dans  chaque  monas- 
tère un  prieur.  Tous  les  trois  ans  devait  se  tenir  le 
chapitre  général,  dont  le  pouvoir  était  souverain  : 
nomination  à  toutes  les  dignités,  pouvoir  législatif, 
pouvoir  exécutif.  Un  représentant  choisi  par  chaque 
communauté  et  nommé  conventuel,  allait  siéger  au 
chef-lieu  de  la  province  avec  les  prieurs,  et  cette 
assemblée  nommait  quatre  délégués.  Ces  vingt-quatre 
membres  joints  aux  six  visiteurs,  aux  deux  assistants 
et  au  supérieur  général  formaient  un  total  de  trente- 
trois  membres  qui  constituaient  le  chapitre  général. 
Pendant  la  tenue  de  l'assemblée,  toutes  les  charges 
demeuraient  suspendues  :  on  nommait  un  président 
et  huit  capitulants  qui  composaient  avec  lui  le  défl- 
nitoire.  Le  général  était  rééligible  à  perpétuité,  les 
visiteurs  et  prieurs  ne  pouvaient  pas  rester  plus  de 
six  ans  dans  leur  emploi;  transférés  ailleurs,  ils  repre- 
naient leur  rang  de  profession.  Les  changements  de 
province  à  province  n'étaient  pas  ordinaires,  ceux 
d'une  maison  à  une  autre  étaient  plus  fréquents,  on 
considérait,  avant  tout,  l'intérêt  général.  Dans  chaque 
maison,  il  y  avait  un  prieur  investi  par  le  chapitre 
général.  Son  conseil  ou  séniorat  était  formé  de  quatre 
de  ses  confrères,  deux  à  son  choix  dont  le  premier 
devenait  le  sous-prieur,  les  deux  autres  nommés  par 
la  communauté,  dont  le  premier  prenait  le  titre  de 
doyen.  Ce  petit  sénat  préparait  et  discutait  les  pro- 
jets dont  l'adoption  revenait  au  seul  prieur  et  ces 
projets  étaient  soumis  à  l'assemblée  capilulaire.  Les 
autres  charges  dépendaient  du  prieur.  Notons  enfin 
dans  les  constitutions,  le  soin  d'assurer  la  pratique 
de  la  pauvreté  :  pour  chaque  moine,  une  cellule  dont 
l'unique  mobilier  se  composait  d'un  lit  dur  et  grossier, 
d'une  table  de  bois  et  de  deux  chaises  de  paille;  . 
l'obligation  du  silence  rigoureux  en  dehors  des  récréa- 
tions; la  célébration  de  l'office  dont  personne  n'était 
dispensé,  sauf  le  cas  de  maladie  ou  de  raisons  graves; 
l'application  au  travail  intellectuel  qui  devait  pro- 
curer à  l'ordre  bénédictin  une  gloire  unique  durant 
les  deux  siècles  que  vécurent  les  mauristes. 

A  la  mort  de  dom  Tarrisse,  on  lui  donna  pour  suc- 
cesseur dom  Jean  Harel,  lequel,  originaire  de  Jumièges, 
avait  fait  profession  en  1620  aux  Blancs-Manteaux. 
Il  fut  élu  au  chapitre  général  de  Vendôme  en  1648  et 
gouverna  douze  ans;  il  obtint  d'être  déchargé  en  1660 
et  fut  remplacé  par  dom  Bernard  Audebert.  Limousin 
d'origine,  profès  à  Saint- Junien  de  Noaillé  en  1620, 
celui-ci  gouverna  la  congrégation  de    1660  à   1672. 


Homme  d'action  et  aussi  homme  d'étude,  il  prit  un 
vif  intérêt  au  développement  des  travaux  scientifiques 
au  sein  de  la  congrégation  de  Saint-Maur.  Il  a  laissé 
des  instructions  concernant  l'organisation  du  travail, 
a  écrit  des  mémoires  qui  renseignent  sur  l'histoire  de 
la  congrégation  de  1642  à  1654.  Archives  de  la  France 
monastique,  t.  xi,  avant-propos,  p.  v-ix.  Sous  son 
généralat  parurent  lcscinqvolumes des  Acta  sanctorum 
comprenant  les  trois  premiers  siècles  bénédictins;  par 
son  ordre  on  commença  à  travailler  à  l'édition  des 
œuvres  de  saint.  Augustin.  A  sa  mort  (en  1675),  on 
comptait  3  000  religieux  en  178  monastères  gagnés  à 
la  réforme. 

Dom  Vincent  Marsolle,  qui  lui  succéda,  fut  supé- 
rieur général  de  1672  à  1681.  Originaire  de  l'Anjou,  il 
avait  été  quelque  temps  religieux  de  Fontevrault, 
avait  fait  profession  comme  bénédictin  de  Saint-Maur 
à  Saint-Melaine  de  Rennes  en  1643.  Au  moment  de 
son  élection  en  1672,  il  reçut  les  félicitations  du  car- 
dinal Bona,  puis  du  roi  de  Pologne,  alors  abbé  de 
Saint-Germain-des-Prés.  En  dépit  des  inquiétudes 
et  des  difficultés  qui  ne  lui  manquèrent  pas,  il  mit 
tous  ses  soins  à  ce  que  les  religieux  fussent  appliqués 
à  d'utiles  travaux,  comme  la  révision  des  ouvrages 
des  Pères;  il  poussa  activement  l'édition  de  saint 
Augustin,  bien  qu'il  eût  été  auparavant  opposé  à 
cette  entreprise;  il  en  confia  la  direction  d'abord  à 
dom  Delfau,  et  ensuite  à  dom  Blampin  ;  quand  cette 
édition  eut  obtenu  du  succès,  il  appela  dom  Coustant 
pour  en  dresser  les  tables;  il  prit  l'initiative  de  faire 
travailler  à  l'édition  des  oeuvres  de  saint  Ambroise, 
en  confia  la  direction  à  dom  Du  Frische.  et  chargea 
dom  Gerberon  de  travailler  aux  œuvres  de  saint 
Anselme.  Il  conçut  la  première  idée  du  Monasticon 
gallican  de  dom  Michel  Germain,  puis  le  projet  de  la 
Bibliotheca  maxima  Patrum  ou  commentaire  de  l'Écri- 
ture sainte  avec  des  extraits  des  Pères  et  des  Conciles. 
Il  rédigea  tout  un  programme  qu'il  remit  aux  six 
autres  visiteurs  pour  que  la  besogne  fut  partagée 
entre  les  provinces.  Il  veilla  néanmoins  à  ce  qu'une 
telle  activité  au  travail  ne  fût  nuisible  ni  à  l'obser- 
vance régulière,  ni  à  l'assistance  aux  offices  divins. 
Il  se  montra  soucieux  de  vivre  en  bonne  confraternité 
avec  les  autres  ordres  religieux,  particulièrement  avec 
les  jésuites  qui  avaient  déjà  manifesté  leur  hostilité 
contre  lès  mauristes.  Dom  G.  Mommole,  Relation  des 
actions  mémorables  des  quatre  premiers  supérieurs  géné- 
raux de  la  congrégation  de  Saint-Maur  et  de  quelques 
autres  supérieurs  de  la  même  congrégation,restée  manus- 
crite, Bibl.  Nat.,  fonds  franc.  79  622. 

Les  supérieurs  généraux  qui  suivirent  avaient  été 
formés  par  ses  soins;  ils  rencontrèrent  bien  des  ob- 
stacles, dont  leur  prudente  fermeté  et  leur  austérité 
de  vie  leur  permirent  de  triompher.  Dom  Michel  Bra- 
chet,  natif  d'Orléans,  profès  en  1627  à  Saint-Faron 
de  Meaux,  prieur  de  Saint-Germain  à  trente  ans, 
demeura  constamment  à  Paris  sous  les  quatre  pre- 
miers supérieurs  généraux.  Malgré  son  grand  âge,  il 
fut  élu  en  1681  pour  succéder  à  dom  Vincent  Mar- 
solle et  mourut  en  1687.  Dom  Claude  Boitard,  origi- 
naire de  l'Anjou,  profès  à  Saint-Augustin  de  Limoges, 
était  l'un  des  assistants  de  dom  Brachet;  il  lui  suc- 
céda comme  supérieur  général  en  1687.  Il  fut  main- 
tenu dans  cette  charge  jusqu'en  1702,  d'autres  disent 
en  1705,  où  il  devint  assistant  de  dom  Simon  Bougis, 
son  successeur.  Ce  dernier  originaire  de  Séez  en  Nor- 
mandie, avait  fait  profession  à  Vendôme  sous  dom 
Marsolle,  alors  prieur;  il  fut  élu  supérieur  général  en 
1702  (ou  1705),  gouverna  avec  sagesse,  jusqu'en  1711, 
où  il  fut  déchargé,  et  mourut  simple  moine  à  Saint- 
Germain  en  1714.  Dom  Arnoul  de  Loo,  originaire  de 
Rouen,  avait  fait  profession  à  Jumièges  en  1663;  les 
années  1690  à  1708  où  il  fut  prieur  à  Saint-Germain 


409 


MAURISTES,    APERÇU    HISTORIQUE 


410 


furent  la  période  la  plus  brillante  de  l'histoire  de  l'ab- 
baye et  aussi  la  plus  féconde.  Devenu  supérieur  géné- 
ral, il  n'eut  pas  le  temps  d'appliquer  les  règlements 
qu'il  avait  proposés  contre  le  jansénisme;  son  géné- 
ralat ne  dura  que  deux  ans,  de  1711  à  1714. 

Charles  de  l'Hostallerie,  originaire  du  diocèse  de 
Chartres,  avait  fait  ses  études  chez  les  jésuites  et 
les  oratoriens;  il  fit  profession  à  Vendôme  en  1659. 
Comme  prieur  et  comme  visiteur,  il  encouragea  de 
tout  son  pouvoir  les  études  littéraires;  en  1712,  il  se 
préoccupait  du  projet  d'un  Dictionnaire  historique  de 
l'Ordre  bénédictin.  Durant  son  généralat  qui  fut  de 
sept  années,  de  1714  à  1720,  il  demeura  fidèle  à  son 
rôle  de  protecteur  des  études,  faisant  agrandir  la 
bibliothèque  de  Saint-Germain,  voulant  qu'on  ras- 
semblât des  matériaux  pour  une  histoire  monastique, 
dont  la  direction  confiée  à  dom  Guillaume  Roussel 
passa  ensuite  à  dom  Rivet.  Mais  de  graves  difficul- 
tés surgissant  après  la  publication  de  la  bulle  Uni- 
genilus,  vinrent  entraver  son  action  durant  tout  le 
cours  de  son  généralat;  d'une  orthodoxie  au-dessus 
de  tout  soupçon,  il  eût  voulu  faire  accepter  la  bulle 
par  tous  ses  religieux;  mais  cette  tâche  fut  rendue 
impossible  par  l'attitude  du  cardinal  de  Noailles, 
archevêque  de  Paris;  d'autre  part,  la  congrégation  de 
Saint-Maur,  menacée  de  suppression  par  des  enne- 
mis acharnés,  était  fort  desservie  à  Rome  par  le  pro- 
cureur général,  dom  Philippe  Raffier,  qui  s'était  donné 
tout  entier  aux  jésuites.  Tous  les  efforts  du  supérieur 
général  durent  se  borner  à  réparer  les  fâcheuses 
démarches,  à  protéger  la  congrégation  contre  les 
jalousies  et  les  défiances  du  dehors,  contre  les  impru- 
dences du  dedans.  Cependant,  en  1717,  on  projetait 
une  nouvelle  édition  des  Historiens  de  France;  confiée 
à  dom  Martène,  elle  fut  interrompue  et  ne  put  être 
reprise  que  plus  tard  par  dom  Bouquet.  Un  voyage 
d'exploration  accompli  par  Martène  et  Durand  dans 
les  bibliothèques  d'Allemagne  et  des  Pays-Bas  en  1718, 
procurait  une  ample  moisson  de  documents.  Un  acte 
d'appel,  lancé  par  le  cardinal  de  Noailles  en  cette 
même  année  1718  amena  une  recrudescence  dans 
l'opposition  à  la  bulle;  la  majeure  partie  des  bénédic- 
tins de  France  renouvela  l'appel  :  dom  de  l'Hostallerie 
n'y  pouvait  rien.  Déchargé  de  ses  fonctions  en  1720,  il 
mourut  l'année  suivante. 

Il  eut  pour  successeur  dom  Denis  de  Sainte-Marthe, 
né  à  Paris  en  1650,  prof  es  à  Saint-Melaine  de  Rennes 
en  1668;  il  rendit  des  services  signalés  comme  prieur 
de  Bonne-Nouvelle  de  Rouen,  s'occupa  de  l'édition 
de  saint  Grégoire,  intervint  pour  défendre  ses  con- 
frères attaqués  dans  l'édition  des  œuvres  de  saint 
Augustin.  Il  fut  supérieur  général  de  1720  à  1725.  Il 
eut  pour  successeur  dom  Pierre  Thibault  qui,  de  1725 
à  1729,  s'appliqua  avec  zèle  à  faire  accepter  par  les 
religieux  de  son  ordre  la  bulle  Unigenitus.  C'est  aussi 
l'attitude  que  prit  son  successeur  Jean-Baptiste 
Alaydon.  Celui-ci,  avant  son  élection  comme  supé- 
rieur général  en  1729,  avait  fait  opposition  à  la  bulle. 
Au  retour  du  chapitre  qui  l'avait  élu,  il  trouva  à 
Orléans  l'ordre  de  s'arrêter  dans  cette  ville  et  de  n'en 
point  sortir.  Dom  Vincent  Thuillier  fit  des  efforts  pour 
obtenir  que  la  cour  rappelât  à  Paris,  dom  Alaydon  et 
celui-ci,  après  des  tergiversations,  finit  par  accepter  la 
bulle,  ce  qui  rendit  plus  difficile  l'exercice  de  sa  charge  ; 
les  chagrins  occasionnèrent  sa  mort  survenue  en  1733. 
Son  exemple  fut  un  acheminement  vers  la  soumission 
officielle  de  la  congrégation.  Cf.  Le  cardinal  de  Fleury, 
dom  Alaydon  et  dom  Thuillier,  dans  Rev.  bénédictine, 
1909,  t.  xxvi,  p.  325. 

Sous  dom  Hervé  Ménard,  qui  fut  supérieur  général 
de  1733  à  1736,  l'abbaye  de  Saint-Germain  eut  des 
démêlés  avec  la  cour  de  Rome  ;  dom  Ménard  y  fit 
preuve  d'une   grande  fermeté.    Il   faut  placer  ici  I  e 


supériorat  éphémère  de  dom  Claude  Dupré  qui, 
proclamé  d'une  voix  unanime  en  mai  1736,  mourut  le 
30  décembre  suivant.  Voir  Revue  Mabillon,  1908,  t.  iv. 
De  1737  à  1754,  dom  René  Laneau  fut  supérieur  géné- 
ral ;  au  moment  de  la  mort  de  dom  Bernard  de  Mont- 
faucon  (t  1741),  il  reçut  une  lettre  de  condoléance 
du  cardinal  Quirini.  De  1754  à  1756,  le  supérieur 
général  fut  dom  Jacques  {alias  Nicolas  Maumousseau). 
Dom  Marie  Joseph  Delrue  fut  supérieur  général  de 
1756  à,  1766;  on  a  de  lui  une  fort  belle  lettre  datée  du 

27  juillet  1762,  et  dans  laquelle  il  offre  les  services  des 
religieux  de  sa  congrégation  pour  les  recherches  histo- 
riques exposées  dans  le  plan  des  travaux  littéraires 
ordonnés  par  Sa  Majesté.  Voir  Revue  bénédictine, 
1898,  t.  xv,  p.  347.  Mais  son  généralat  fut  marqué 
par  un   acte  d'une  haute  gravité  :  le  15  juin  1765, 

28  religieux  de  l'abbaye  de  Saint-Germain  adres- 
saient au  roi,  par  l'entremise  de  M.  de  Jarente,  évêque 
d'Orléans,  une  requête  dans  laquelle  ils  se  plaignaient 
des  pratiques  introduites  dans  l'ordre  bénédictin,  d'un 
habillement  singulier  et  avili  aux  yeux  du  public, 
d'austérités  étrangères,  disaient-ils,  à  la  lettre  de  la 
règle.  Cet  acte  de  religieux  rougissant  de  leur  habit,  de 
leur  nom  et  de  leurs  observances  fit  scandale  :  il 
renouvelait  l'agitation  au  sein  de  la  congrégation'  de 
Saint-Maur.  Dès  le  23  juillet  suivant,  dom  Delrue 
et  le  régime  de  la  congrégation  présentaient  au  roi  une 
autre  requête  dans  laquelle  la  démarche  des  28  était 
blâmée  très  fortement.  Le  chapitre  général  tenu  à 
Saint-Germain  le  28  septembre  1766  fut  orageux.  On 
élut  comme  supérieur  général  dom  Pierre  François 
Boudier,  prieur  du  Bec,  qui  avait  protesté  contre  la 
requête  des  28.  Il  fut  décidé  que  les  Constitutions 
seraient  révisées,  et  la  nouvelle  rédaction  fut  unani- 
mement approuvée  par  le  chapitre  général  de  1769. 
Porée,'  Histoire  de  l'abbaye  du  Bec,  t.  n,  p.  507-513. 
Le  supérieur  général  adressait  cette  rédaction  à  toutes 
les  maisons  des  mauristes  exprimant  l'espoir  qu'elle 
mettrait  fin  aux  dissensions  intérieures.  Mais  le  mal 
avait  déjà  jeté  de  profondes  racines.  Pour  faire 
refleurir  les  études  dans  la  congrégation  de  Saint- 
Maur,  le  chapitre  général  de  1767  avait  établi  un 
Bureau  de  littérature,  en  vue  d'exécuter  et  perfectionner 
un  plan  d'études.  Dom  Boudier  en  était  le  président 
de  droit;  en  1769,  ce  bureau  fut  supprimé  par  ordre 
du  roi. 

De  1772  à  1778,  le  supérieur  général  fut  dom  René 
Gilloi,  né  à  Bar-le-Dixc,  profès  à  Saint-Faron  de 
Meaux  en  1735;  il  avait  collaboré  avec  dom  Hcrvin 
et  dom  Bourotte  à  la  collection  des  Conciles  de  France; 
il  mourut  à  Saint-Germain  en  1787.  De  1778  à  1781, 
le  supérieur  général  fut  dom  Charles  Lacroix.  Des  scis- 
sions continuaient  à  se  produire.  Au  chapitre  général 
de  Marmoutier,  en  1781,  il  y  eut  des  réclamations 
contre  l'admission  des  députés  de  Normandie;  dom 
Mousso  fut  élu  supérieur  général  le  17  mai  1781  sans 
qu'il  fût  tenu  compte  du  dissentiment.  L'Assemblée 
du  clergé  de  1782  voulut  prendre  les  moyens  de  rame- 
ner la  paix.  Un  arrêt  du  Conseil  d'État  du  roi,  du 
21  juin  1783,  convoqua  un  chapitre  extraordinaire  à 
Saint-Denis  pour  le  9  septembre;  dom  Mousso  refusa 
de  s'y  rendre  et  fut  destitué.  Son  appel  à  Rome  fut 
frappé  de  nullité.  Bien  des  irrégularités  furent  com- 
mises dans  le  chapitre  de  Saint-Denis.  On  crut  remé- 
dier au  mal  en  élisant,  le  5  octobre  1783,  dom  Ambroise 
Chevreux,  comme  supérieur  général.  Celui-ci  devait 
être  le  dernier;  après  avoir  rétabli  l'ordre  et  la  paix,  il 
faisait  reprendre  le  travail  intellectuel,  quand  la  Révo- 
lution le  chassa  de  son  monastère.  Il  se  réfugia  momen- 
tanément chez  une  parente,  fut  pris,  enfermé  dans 
l'Église  des  Carmes  et  massacré  le  2  septembre  1792 
avec  deux  autres  bénédictins,  dom  Barreau  de  la 
Touche  et  dom  Massey.  Tous  trois  ont  été  béatifiés 


411 


MAURISTES,    INFILTRATIONS    JANSENISTES 


412 


avec  les  Martyrs  de  Septembre,  le   16  octobre  1926. 

Pour  bien  connaître  l'histoire  de  la  congrégation 
de  Saint-Maur,  il  faut  savoir  encore  que,  de 
1623  à  1733,  elle  eut  à  Rome  des  procureurs  géné- 
raux dont  plusieurs  jouèrent  un  rôle  important.  Le 
procureur  était  assisté  d'un  socius  qui  lui  servait  de 
secrétaire  et  parfois  aussi  le  suppléait.  Ces  procu- 
reurs généraux  furent  :  dom  Placide  Le  Simon  de  1623 
à  1  661  ;  puis  après  une  interruption  de  quatre  années  : 
dom  Gabriel  Flambart,  de  1665  à  1672;  dom  Antoine 
Durban  de  1672  à  1681  ;  dom  Gabriel  Flambart,  pour 
la  seconde  fois,  de  1681  à  1684;  dom  Claude  Estion- 
not,  de  1684  à  1699;  dom  Bernard  de  Montfaucon, 
de  1699  à  1701;  dom  Guillaume  Laparre,  de  1701  à 
1711;  dom  Philippe  Rainer,  de  1711  à  1716;  dom 
Charles  Conrade  de  1716  à  1725;  dom  Pierre  Maloet, 
de  1725  à  1733.  Dom  Claude  de  Vie,  qui  avait  été 
socius  de  1701  à  1715,  fut  désigné  par  le  chapitre  de 
1733  pour  remplir  les  fonctions  de  procureur  général; 
il  mourut  en  janvier  1734  et,  de  fait,  la  procure  fut 
supprimée.  L.  Lecomte,  Les  deux  derniers  procureurs 
généraux,  dans  Revue  Mabillon,  année  1920-1921, 
t.   x-xi,  p.   291. 

II.  Le  jansénisme  des  mauristes.  —  Avant 
d'aborder  la  période  très  brillante  de  l'histoire  des 
Mauristes,  pendant  laquelle,  de  1630  à  1725  surtout, 
on  vit  la  forte  organisation  des  études  donner  de  si 
merveilleux  résultats,  il  faut  dire  quelques  mots  de 
cette  autre  période  déplorable  pendant  laquelle,  de 
1725  à  1780,  le  jansénisme  vint  détourner  de  leurs 
travaux  un  certain  nombre  de  ces  hommes  en  qui 
l'étude  entretenait  l'esprit  de  piété  et  de  fidélité  à 
leurs  observances. 

L'histoire  du  jansénisme  à  Saint-Germain-des-Prés, 
dit  M.  Vanel,  Les  bénédictins  de  Saint-  Germain-des 
Prés  et  les  savants  lyonnais,  in-8°,  Paris,  1894,  p.  234, 
reste  encore  à  écrire  :  il  y  faudrait  le  dépouillement  de 
la  volumineuse  correspondance  manuscrite,  qui  dort 
dans  les  rayons  de  la  Bibliothèque  nationale.  Dom 
Paul  Denis,  O.  S.  B.,  s'était  livré  à  cette  tâche,  il  y  a 
une  vingtaine  d'années,  et  il  a  publié  d'intéressants 
extraits  des  Lettres  des  mauristes,  dans  la  Revue 
Mabillon;  la  mort  ne  lui  a  pas  laissé  le  temps  de  pour- 
suivre son  travail,  ni  de  réaliser  le  dessein  qu'il  expri- 
mait ainsi  dans  une  note,  Revue  Mabillon,  1909-1910, 
t.  v,  p.  354  :  «  J'espère  que  le  loisir  me  sera  donné  un 
jour  d'établir,  en  me  basant  sur  des  documents  irré- 
futables, que  les  bénédictins  de  Saint-Maur,  auxquels 
on  a  tant  reproché  d'être  jansénistes,  étaient,  à  de 
rares  exceptions  près,  beaucoup  moins  encore  fau- 
teurs des  erreurs  doctrinales  qu'antagonistes  déter- 
minés des  jésuites.  Les  longues  querelles  relatives  à 
l'édition  de  saint  Augustin,  ou  à  la  Diplomatique  de 
Mabillon,  le  rappel  du  procureur  général,  exigé  par 
le  confesseur  de  Louis  XIV,  pour  la  seule  raison  que 
le  religieux  bénédictin  était  trop  considéré  à  la  cour 
de  Rome  (il  s'agit  de  dom  Guillaume  Laparre  en  faveur 
auprès  de  Clément  XI,  Revue  Bossuet,  t.  v,  p.  224-225), 
la  confiscation,  au  profit  de  la  Compagnie,  de  quan- 
tité de  prieurés  de  l'Ordre,  d'autres  rivalités  encore 
avaient  créé  entre  les  deux  familles  religieuses  une 
animosité  qui  dura  jusqu'à  la  Révolution.  » 

Le  jansénisme  eut  deux  phases  principales  :  la 
première  le  montre  avant  tout,  comme  un  système 
théologique  avec  des  polémiques  ordinairement  doc- 
trinales; elle  se  termine  à  la  paix  de  Clément  IX  en 
1669;  on  y  rencontre  les  grands  noms  de  Jansénius  et 
d'Arnaud,  elle  est  marquée  par  la  condamnation  des 
cinq  propositions  en  1653,  sous  Innocent  X,  et  parle 
formulaire  d'Alexandre  VII  en  1665.  La  seconde  phase 
qui  commence  aux  dernières  années  du  xvue  siècle, 
révèle,  dans  le  jansénisme,  un  parti  d'opposition  poli- 
tique,   parlementaire    et    philosophico-religieuse.    Le 


nom  de  Quesnel  y  émerge  avec  son  livre  des  Réflexions 
morales,  condamné  par  la  bulle  Unigenilus  en  1713; 
c'est  alors  que  l'on  vit  un  bon  nombre  de  religieux 
mauristes  se  ranger  parmi  les  appelants. 

1"  Durant  la  première  phase,  il  paraît  bien  que  l'accu- 
sation d'être  janséniste  ne  fut  pas  justifiée  en  ce  qui 
concerne  les  bénédictins  de  Saint-Maur.  Nous  ne  relè- 
verons pas  ici  les  attaques  au  sujet  de  l'édition  de 
saint  Augustin;  il  en  a  été  question  à  diverses 
reprises  dans  ce  dictionnaire  (voir  les  mots  Blampin, 
Langlois,  Mabillon).  Ajoutons  seulement  quelques 
détails  caractéristiques.  Voici  ce  qu'on  relève  dans 
la  correspondance  de  dom  Antoine  Durban,  procu- 
reur général  à  Rome,  sous  le  supériorat  de  dom 
Vincent  Marsolle  :  On  est  en  1679;  présentés  au  pape 
Innocent  XI,  les  deux  premiers  volumes  de  l'édition 
des  œuvres  de  saint  Augustin  sont  reçus  avec  la 
plus  grande  satisfaction,  et  pourtant  la  renommée  de 
cet  ouvrage  a  suscité  contre  la  congrégation  une 
incroyable  jalousie  de  la  part  de  certaines  gens.  Après 
la  mort  du  cardinal  de  Retz,  ami  sincère  et  dévoué 
protecteur  des  mauristes,  les  haines  se  déchaînèrent; 
on  prétendit  que  le  texte  de  saint  Augustin  avait  été 
corrompu  à  dessein  et  retouché  témérairement  dans 
le  but  de  favoriser  les  erreurs  du  jansénisme.  Ainsi  le 
fait  d'avoir  imprimé  dignetur  pour  dignatur,  fut 
dénoncé,  au  souverain  pontife,  comme  une  preuve 
que  les  mauristes  voulaient  combattre  son  infaillibi- 
lité, alors  que  ce  changement  d'un  a  en  e  venait  tout 
simplement  de  l'inadvertance  d'un  typographe.  Tout 
un  mémoire,  concernant  cette  faute  d'impression,  fut 
remis  au  supérieur  général  par  l'archevêque  de  Paris, 
au  nom  du  P.  de  la  Chaise...  Le  même  Père,  confes- 
seur du  roi,  accusait  auprès  de  l'archevêque  de  Paris, 
le  supérieur  général  d'être  janséniste,  àcaused'un  index 
de  livres  de  spiritualité  où  quelques  ouvrages  d'au 
teurs  jansénistes  étaient  cités  avec  éloge;  pourtant 
cet  index  n'avait  pas  édité  sous  le  gouvernement  de 
dom  Marsolle  et  il  y  était  complètement  étranger. 
Dom  P.  Denis,  La  correspondance  de  dom  Antoine 
Durban,  dans  Revue  Mabillon,  1910-1911,  t.  vi, 
p.  200-203. 

Le  même  procureur  général,  dom  Durban, 
connut  d'autres  ennuis  :  ainsi,  un  ordre  royal 
prescrivit  son  rappel  en  France.  L'ordre  royal  avait 
été  sollicité  par  le  P.  de  la  Chaise  et  l'ambassadeur  du 
roi  à  Rome  :  dom  Durban  était,  bien  à  tort,  rendu 
responsable  des  retards  apportés  à  la  sécularisation  de 
l'abbaye  d'Ainay;  de  plus,  il  avait,  disait-on,  pris 
nettement  parti  contre  le  gouvernement  français  dans 
la  très  grave  affaire  de  la  régale,  alors  qu'il  avait 
observé  la  défense  de  s'en  mêler,  intimée  par  son 
supérieur  général.  A  l'occasion  de  ce  rappel,  il  avait 
même  été  question  de  supprimer  l'office  de  procureur 
général  en  cour  de  Rome.  Sur  les  vives  représenta- 
tions des  supérieurs  majeurs,  le  roi  renonça  à  ce 
projet;  dom  Gabriel  Flambart  fut  envoyé  pour  rem- 
plir cette  charge  :  c'était  pour  lui  la  seconde  fois; 
entre  autres  recommandations,  on  lui  faisait  celle  de 
dissiper  le  soupçon  de  jansénisme  constamment  renou- 
velé contre  les  mauristes.  Ibid.,  p.  209-210. 

Les  premiers  supérieurs  généraux  avaient  tout  fait 
cependant  pour  écarter  ce  soupçon.  Il  est  bon  de  rap- 
peler à  ce  sujet  qu'en  1650,  sous  dom  Jean  Harel, 
la  congrégation  de  Saint-Maur  n'avait  voulu  se  jeter 
dans  aucun  parti  sur  les  disputes  de  la  grâce,  remettant 
le  tout  au  jugement  de  l'Eglise;  dès  1658,  avis  avait 
été  donné  aux  visiteurs  de  retirer  des  monastères  le 
livre  de  Jansénius  et  autres  du  temps.  En  1652,  quand 
la  bulle  d'Innocent  X  contre  les  cinq  propositions  fut 
imprimée  à  Paris,  le  supérieur  général  en  fit  acheter 
des  copies  et  envoyer  par  tous  les  monastères.  Les 
mémoires  du  R.  P.  dom  Bernard  Audebert,  dans  Archives 


413 


MAURISTES,    INFILTRATIONS    JANSENISTES 


414 


de  la  France  monastique,   t.  xi,    Paris    1911,    p.  176 
et  27«">. 

Inquiet  des  projets  de  Louis  XIV  qui,  dès  1C72, 
voulait  unir  d'un  seul  coup  à  la  congrégation  de  Saint- 
Maur,  par  mesure  impérative,  les  abbayes  non  encore 
réformées  du  royaume,  puis  tous  les  monastères  de 
l'étroite  observance  de  Cluny,  dom  Vincent  Marsolle 
s'y  était  opposé  de  tout  son  pouvoir;  il  ne  voyait  pas 
de  moindres  inconvénients  à  entreprendre  la  réforme 
des  monastères  d'Italie.  Il  était  soucieux  de  vivre  en 
bonne  confraternité  avec  les  ordres  religieux,  parti- 
culièrement avec  les  jésuites,  qui  déjà  avaient  mani- 
festé leur  hostilité.  Durant  les  deux  années  qu'il  fut 
procureur  général  à  Rome,  dom  Bernard  de  Mont- 
faucon  eut  encore  à  défendre  l'édition  bénédictine 
de  saint  Augustin;  il  le  fit  avec  une  verve  extrême 
et  une  absence  de  ménagement  qui  dérouta  ses  adver- 
saires: il  n'avait  gardé  aucune  mesure,  les  jésuites 
surtout  avaient  eu  fort  à  se  plaindre  de  sa  vivacité. 
E.  de  Broglie,  Mabillon  et  la  Société  de  l'abbaye  de 
Sainl- Germain,  2  in-8°,  Paris,  1888,  t.  n,  p.  272. 
Cependant  il  se  montra  l'un  des  partisans  décidés  de 
la  bulle  Unigenitus  et,  avec  ses  disciples,  désignés 
sous  le  nom  de  Bernardins,  il  eut  une  grande  influence 
sur  le  changement  de  dom  Vincent  Thuillier.  Cf. 
E.  de  Broglie,  Bernard  de  Monljaucon  et  les  Bernardins 
(1716-1750),  2  in-8°,  Paris,  1891,  t.  i,  p.  43,  et  t.  n, 
p.  52. 

2°  C'est  durant  la  seconde  phase  du  jansénisme,  où, 
après  la  condamnation  du  livre  de  Quesnel,  on  voit 
paraître  les  Constitulionnaires  et  les  Appelants,  que  les 
mauristes  se  compromettent  dans  cette  fâcheuse 
dispute. 

Il  y  a  cependant  de  l'exagération  dans  la  façon 
dont  s'exprime  A.  Gazier.  A  l'entendre,  «  les  bénédic- 
tins de  Saint-Maur  et  ceux  de  Saint-Vanne  avaient 
été  les  premiers  à  rejeter  la  bulle  Unigenitus,  parce 
qu'elle  ruinait  l'autorité  des  Pères  de  l'Église,  et, 
quand  il  fut  possible  de  protester  officiellement,  ils 
entrèrent  en  foule  dans  la  voie  de  l'appel  au  concile. 
A  leur  tète  se  trouvaient  leurs  supérieurs  et  les  plus 
savants  de  leurs  confrères.  »  A.  Gazier,  Histoire  géné- 
rale du  mouvement  janséniste,  t.  u,  p;  320.  J.-B.  Vanel 
est  beaucoup  plus  dans  la  note  juste,  quand  il  fait 
cette  remarque  :  «  certainement,  nulle  part  ailleurs,  on 
ne  trouverait  associés  dans  l'étude  et  vivant  sous  le 
même  cloître  des  partisans  aussi  décidés  de  la  bulle 
Unigenitus,  que  dom  B.  de  Montfaucon  par  exemple 
ou  dom  Thuillier,  et  des  appelants  aussi  irréductibles 
que  dom  Gerberon,  dom  Duret  ou  dom  Louvart.  Il 
arrivait  même  que  deux  compagnons  de  labeur,  tels 
que  les  fameux  dom  Martène  et  dom  Ursin  Durand, 
unis  dans  leurs  études,  dans  leurs  voyages  et  dans 
leurs  publications,  se  séparaient  dès  qu'il  s'agissait  des 
controverses  du  temps.  »  J.-B.  Vanel,  Les  bénédictins 
de  Saint- Germain-des-Prés  et  les  savants  lyonnais, 
1894,  p.  233-234. 

Dans  une  étude  sur  le  Journal  (ou  relation)  de  dom 
Claude  de  Vie,  socius  du  procureur  général  à  Home 
(1701-1715),  M.  Hyrvoix  de  Landosle,  présente  ce 
mauriste  comme  un  janséniste  dissimulé,  en  corres- 
pondance avec  les  plus  opiniâtres  appelants;  il  nous 
expose  à  cette  occasion  la  situation  des  bénédictins  à 
Borne,  les  difficultés  qui  leur  venaient  de  la  part  du 
roi  et  des  jésuites.  Au  moment  de  l'élection  de  dom 
Arnoul  de  Loo,  comme  supérieur  général  en  1711,  cet 
auteur  constate  la  bienveillance  du  pape  Clément  XI 
envers  la  congrégation  :  la  régularité  et  les  labeurs 
des  mauristes  édifiaient  le  Saint  Père.  «  Sans  doute, 
dit  M.  Hyrvoix,  les  mauristes  étaient  gallicans;  tout 
bon  français  l'était  alors.  Quoi  que  le  monde  ignorant 
suppose  a  priori,  les  jésuites  ne  l'ont  guère  cédé,  à  cet 
é^ard,  aux  bénédictins,  sous  Louis   XIV,  et  même 


jusqu'à  la  suppression  de  leur  compagnie...  Quant  au 
jansénisme  qui  envahit  la  congrégation  des  bénédic- 
tins de  Saint-Maur  nous  en  parlerons  sans  ambages. 
Les  jésuites,  sous  la  pression  du  pouvoir  césarien  par- 
venu en  France  à  son  apogée,  ont  laissé  s'amoindrir 
leur  rôle  de  milice  d'élite  du  souverain  pontife...  Péné- 
trée, plus  qu'il  n'est  bon,  du  sentiment  de  son  utilité, 
la  Compagnie  en  est  venue  parfois  à  perdre  la  notion 
du  juste  en  usurpant,  par  des  moyens  plus  ou  moins 
détournés,  les  domaines  de  l'ordre  monastique. 
Louis  XIV,  en  haine  des  jansénistes,  proches  parents 
des  calvinistes,  et  si  activement  mêlés  pendant  sa 
minorité,  à  l'insurrection  véritablement  républicaine 
de  la  Fronde,  s'est  beaucoup  confié  aux  protagonistes 
de  l'école  adverse,  qui  flattaient  de  toute  façon  l'au- 
torité absolue  du  prince.  Quoique  les  deux  célèbres 
confesseurs  que  leur  Compagnie  lui  fournit,  le  très 
gallican  P.  de  la  Chaise  et  le  P.  Le  Tellier,  meilleur 
catholique,  fussent  très  différents  d'attitude,  les 
jésuites  par  l'intermédiaire  de  l'un  et  de  l'autre  surent 
énormément  profiter  de  la  bienveillance  de  leur  tout 
puissant  pénitent;  il  faut  admettre  que  ce  ne  fut  pas 
toujours  pour  leur  concilier  celle  des  autres  religieux.  » 
Revue  Mabillon,  t.  n,  1906,  p.  23-49.  La  constatation, 
faite  par  un  laïque,  ne  manque  pas  d'être  significa- 
tive; elle  nous  aidera  à  plaider  les  circonstances  atté- 
nuantes, en  faveur  des  mauristes,  imbus  de  jansé- 
nisme. Assurément  on  rencontra  parmi  eux  de  fou- 
gueux partisans  de  l'appel  contre  la  bulle,  mais  l'on 
n'est  pas  en  droit  de  dire  que  ces  appelants  furent  le 
plus  grand  nombre,  encore  moins  qu'ils  furent  enga- 
gés dans  cette  voie  par  leurs  supérieurs.  Au  moment 
où  parut  la  bulle  Unigenitus,  en  1713,  le  supérieur 
général  dom  de  l'Hostallerie  devait  user  d'une  grande 
circonspection,  n'ignorant  pas  que  la  congrégation 
des  mauristes  était  vue  d'un  fort  mauvais  œil  par 
l'entourage  immédiat  du  pape,  et  souvent  décriée  à  la 
cour  de  France  par  des  adversaires  irréductibles.  Il 
ne  pouvait  ignorer  complètement  que,  dans  l'audience 
du  8  juin  1713,  le  P.  Timothée  de  la  Flèche  avait  remis 
à  Louis  XIV,  un  mémoire  qui  promettait  la  publica- 
tion de  la  constitution  .Unigenitus  dans  un  avenir 
très  rapproché,  tout  en  exprimant  des  craintes  qu'elle 
ne  fût  pas  reçue  comme  il  convenait  en  France.  Un 
des  articles  de  ce  mémoire  était  ainsi  conçu  :  «  Un  des 
moyens  les  plus  efficaces  et  les  plus  prompts  d'arrê- 
ter le  cours  d'un  si  grand  mal  serait  de  supprimer  la 
Congrégation  de  Saint-Maur,  que  tout  le  monde  sait 
être  la  source  la  plus  féconde  de  l'erreur.  Ce  coup  d'au- 
torité arrêterait  le  cours  du  mal;  vous  savez  depuis 
longtemps  que  j'en  ai  formé  le  dessein,  mais  je  ne  puis 
réussir,  si  Sa  Majesté  n'entre  de  concert  avec  moi  dans 
cette  bonne  œuvre.  »  Pas  une  seule  fois,  pourtant,  l'or- 
thodoxie de  dom  Charles  de  l'Hostallerie  ne  put  être 
soupçonnée  au  cours  des  luttes  doctrinales  qu'allait 
déchaîner  la  Constitution.  Cela  ne  l'empêchait  point 
d'ailleurs,  en  écrivant  à  un  ami  et  confident,  de  lancer 
quelques  pointes  contre  les  jésuites,  qui  depuis  long- 
temps déjà  étaient  sur  bien  des  sujets  les  adversaires 
intraitables  des  bénédictins.  Revue  Mabillon,  t.  v, 
p.  353,  354.  Durant  tout  son  généralat  qui  dura  jus- 
qu'en 1720,  dom  de  l'Hostallerie  connut  des  difficul- 
tés que  dom  Philippe  le  Cerf  a  exposées  exactement, 
encore  qu'il  soit  un  janséniste  ardent,  dans  son  His- 
toire de  la  Constitution  Unigenitus,  en  ce  qui  regarde  la 
Congrégation  de  Saint-Maur,  in-12,  Utrecht,  1736. 
Des  châtiments  sévères  furent  infligés  parle  roi  pour 
briser  les  premières  résistances;  dom  Jean  Yaro- 
queaux,  des  Blancs-Manteaux,  fut  arrêté  et  empri- 
sonné à  la  Bastille;  dom  Georges  Poulet,  gravement 
compromis,  n'attendit  pas  qu'on  vînt  l'arrêter  pour 
se  réfugier  dans  les  Pays-Bas  et  s'embarquer  ensuite 
pour  le  Canada. 


415 


MAURISTES,    INFILTRATIONS    JANSÉNISTES 


416 


A  la  suite  de  la  dièle  qui  fut  tenue  à  Saint-Germain 
le  23  niai  1715  et  qui  se  montra  sévère  pour  dom 
•  Chopelet  et  dom  Varoqueaux,  on  put  voir  que  les 
supérieurs  majeurs  n'autorisaient  nullement  leurs  reli- 
gieux à  protester  contre  la  constitution  Unigeniius  : 
une  lettre  circulaire  enjoignait  à  tous  les  prieurs,  de 
faire  défense  à  tous  les  religieux  «  d'avoir  aucune  rela- 
tion ni  aucun  commerce  avec  toute  personne  suspecte 
au  sujet  de  la  Constitution  ».  Il  y  eut  de  la  part  du  roi, 
et  plus  tard  de  la  part  du  cardinal  de  Bissy,  abbé 
commendataire  de  Saint-Germain,  des  instances 
auprès  du  supérieur  général  pour  que  l'un  de  ses  reli- 
gieux écrivît  en  faveur  de  la  Constitution;  dom 
Charles  de  l'Hostallerie  fit  de  vains  efforts  auprès  de 
quelques  religieux  qui  se  récusèrent.  La  mort  du  roi 
étant  survenue,  on  abandonna  le  projet,  et  pendant 
plus  de  quinze  ans,  le  cardinal  de  Noaillcs,  archevêque 
de  Paris,  devait,  par  son  attitude,  entretenir  les 
funestes  germes  d'une  division.  Le  9  octobre  1718,  à 
Saint-Germain,  une  assemblée  capitulaire,  convoquée 
et  présidée  par  le  prieur,  domCharles  d'Isard,  signait, 
en  majorité,  un  second  et  un  troisième  appel  et  faisait 
cause  commune  avec  le  cardinal  de  Noailles  dans  sa 
résistance  aux  ordres  du  souverain  pontife.  Pour 
arrêter  un  tel  élan,  dom  de  l'Hostallerie  ne  pouvait 
rien.  L'abbé  Dubois  qui,  dès  cette  époque,  influen- 
çait le  P.égent,  déclarait  en  1719  au  cardinal  de  la 
Trémoille,  notre  ambassadeur  à  Rome  «  que  le  pape 
avait  grand  tort  d'être  mécontent  de  la  conduite  du 
général  de  la  congrégation  de  Saint-Maur,  que  s'il 
avait  agi  contre  ses  religieux  appelants,  comme  le  pape 
le  désirait,  les  Parlements  auraient  agi  contre  le 
général  et  auraient  soutenu  les  religieux  et  leurs 
appels.  »  Journal  de  l'abbé  Dorsanne,  Rome,  1753, 1. 1, 
p.  450,  cité  dans  Revue  Mabillon,  t.  v,  p.  589.  Ainsi 
donc,  il  ne  dépendait  pas  de  la  bonne  volonté  de  dom 
de  l'Hostallerie  d'enrayer  à  leur  début  les  troubles 
provoqués  par  les  appels  contre  la  bulle  Unigeniius, 
au  sein  de  la  congrégation  de  Saint-Maur. 

Dom  Denis  de  Sainte-Marthe,  qui  fut  supérieur 
général  de  1720  à  1725,  fut  suspect  à  Rome  parce 
qu'on  le  jugeait  favorable  aux  appelants,  mais,  à  sa 
mort,  une  réaction  se  produisit  dans  la  congrégation 
de  Saint-Maur;  le  nouvel  élu,  qui  fut  dom  Pierre 
Thibault,  était  un  partisan  notoire  de  la  bulle  et  il  mit 
beaucoup  de  zèle  à  procurer  la  soumission  des  récal- 
citrants; dom  Vincent  Thuillier,  qui  avait  figuré  au 
nombre  des  appelants,  avait  changé  de  sentiment  : 
propagateur  de  l'acceptation,  il  s'adressait  en  parti- 
culier aux  professeurs  de  théologie.  Son  rôle  de  paci- 
ficateur était  ardemment  soutenu  par  Mgr  de  Tencin, 
archevêque  d'Embrun;  il  n'était  pas  facile  depuis 
le  chapitre  tenu  à  Marmoutier  en  juin  1729,  où  les 
appelants  avaient  triomphé.  Dom  Alaydon,  un  des 
leurs,  avait  été  élu  supérieur  général;  arrêté  à  Orléans 
sur  l'ordre  de  la  Cour,  il  refusait  de  faire  ce  qu'on  lui 
demandait,  tant  que  la  liberté  ne  lui  serait  pas  rendue. 
Dom  Thuillier,  à  force  de  négociations,  amena  néan- 
moins la  soumission  du  supérieur  général  qui  termina 
ses  jours  dans  le  chagrin.  Ce  fut  un  acheminement 
vers  la  soumission  officielle  de  la  congrégation;  les 
cardinaux  Fleury,  de  Rohan  et  Bissy  chargèrent  dom 
Thuillier  d'écrire  l'Histoire  de  la  Constitution,  de  concert 
avec  dom  G.  Leseur,  son  compagnon  d'études.  Vanel, 
Les  bénédictins  de  Saint- Germain  et  les  savants  lyon- 
nais, p.  258;  dom  P.  Denis,  Le  cardinal  Fleury,  dom 
Alaydon  et  dom  Thuillier,  dans  Revue  bénédictine,  1909, 
t.  xxvi,  p.  325  et  370.  Dom  Thuillier  avait-il  sollicité 
ce  mandat  ou  du  moins  laissé  deviner  l'empresse- 
ment avec  lequel  il  l'accepterait?  Cela  paraît  pro- 
bable :  il  s'en  promettait  beaucoup,  disant  que  «  ce 
travail  est  le  coup  le  plus  mortel  que  l'on  puisse  porter 
an  parti  qui  trouble  l'Église  de  France  ».  D'après  dom   ' 


Tassin,  cette  histoire  ne  vit  pas  le  jour.  Au  début  du 
xxe  siècle,  M.  Ingold  en  a  publié  les  livres  VII-XIII. 
Ingold,  Rome  et  la  France  :  la  deuxième  phase  du  jan- 
sénisme, fragment  de  l'Histoire  de  la  Constitution  par 
dom  Thuillier,  Paris,  1901.  Si  l'on  en  croit  dom  Mar- 
tène  (Choses  mémorables,  Bibl.  nat.,  fonds  fran- 
çais, 18817),  dom  Thuillier,  qui  avait  obtenu  de 
la  communauté  de  Saint-Germain  qu'elle  rédigeât 
une  lettre  au  souverain  pontife  pour  exprimer  son 
obéissance  et  son  attachement  au  Saint-Siège,  eût 
souhaité  porter  lui-même  ce  message  à  Clément  XII 
et  en  obtenir  le  titre  de  procureur  général,  mais  il 
fut  frappé  par  la  mort  le  8  janvier  1736. 

Pendant  que,  chez  les  jansénistes,  se  produisait  une 
évolution  et  qu'abandonnant  les  Réflexions  morales 
comme  arme  de  combat,  on  faisait  grand  bruit  autour 
des  faux  miracles  du  cimetière  de  Saint-Médard,  dom 
Bernard  La  Taste,  prieur  des  Blancs-Manteaux, 
honoré  de  la  confiance  du  cardinal  Fleury,  publiait 
ses  25  lettres  théologiques  qui  obtinrent  un  grand 
succès  contre  les  prétendus  miracles  du  diacre  Paris. 
Voir  Yves  Laurent,  Dom  Bernard  La  Taste,  dans  le 
Bulletin  de  Ligugé,  1903,  t.  xi,  passim;  voir  aussi 
Vanel,  Les  bénédictins  de  Saint-  Germain  et  les  savants 
lyonnais,  p.  263.  Il  devint  second  assistant  sous  le 
supériorat  de  dom  Laneau,  et  le  cardinal  Fleury  le  fit 
nommer  évêque  de  Bethléem  (évêché  érigé  sous  ce 
nom  à  Clamecy). 

Durant  la  seconde  moitié  du  xvni»  siècle,  les  dis- 
cussions théologiques  s'apaisèrent,  ou  plutôt,  la  lutte 
s'engagea  surtout  entre  le  Parlement,  l'archevêque 
Mgr  de  Beaumont  et  ses  curés;  les  bénédictins  se  tin- 
rent plus  à  l'écart.  Malheureusement  l'indiscipline 
des  esprits  avait  été  funeste  au  respect  des  règles  et 
des  observances.  En  1765,  vingt-huit  moines  de  Saint- 
Germain  adressèrent  au  roi  une  requête  pour  être 
exemptés  des  jeûnes  et  du  chant  de  l'office.  Vanel, 
op.  cit.,  p.  284;  Porce,  Histoire  de  l'abbaye  du  Bec, 
t.  ii,  p.  507.  Voir  aussi  plus  haut  col.  410.  Cette 
requête  a  été  généralement  jugée  avec  sévérité  et 
considérée  comme  un  scandale.  Picot,  Mémoires  pour 
l'histoire  du  XVIH«  siècle,  t.  iv,  p.  171;  E.  de  Bro- 
glie,  Mabillon,  t.  h,  p.  306;  Ch.  Gérin,  dans  Revue 
des  Quesl.  hist.,  1876,  p.  479.  Quelques  auteurs  pourtant 
ont  voulu  y  voir  l'œuvre  de  moines  désireux  d'une 
observance  plus  stricte.  Ainsi  dom  Anger,  dans  Revue 
Mabillon,  t.  iv,  p.  196;  dom  Butler,  Monachisme 
bénédictin,  trad.  Grolleau,  p.  362.  Pendant  que  dom 
Thuillier,  sous  le  supériorat  fort  mouvementé  de  dom 
Alaydon,  s'efforçait  de  ramener  la  communauté  de 
Saint-Germain  à  l'acceptation  de  la  bulle  Unigeniius, 
la  cour  de  Rome  s'impatientait  ;  elle  exigeait  la  révoca- 
tion des  appels.  Les  lettres  des  procureurs  généraux 
se  faisaient  l'écho  de  graves  menaces  ;  on  parlait  d'une 
dissolution  de  la  congrégation  de  Saint-Maur.  Le  car- 
dinal de  Bissy,  abbé  commendataire  de  Saint-Ger- 
main, avait  rompu  avec  la  communauté;  il  exigeait 
que  tous  les  appelants  fussent  congédiés.  Le  dernier 
procureur  général,  dom  Pierre  Maloet,  avait  dû  quitter 
Rome  en  1729  et  s'était  réfugié  à  Frascat'i.  En  1733, 
Clément  XII  déclarait  qu'il  ne  voulait  plus  recevoir 
de  procureur  de  la  congrégation  tant  qu'elle  compte- 
rait des  appelants.  Dom  Maloet  alors  quittait  Rome 
définitivement.  Un  ancien  dominicain  devenu  béné- 
dictin, dom  Malachie  d'Inguimbert,  venu  à  Rome 
pour  travailler  à  la  vie  de  Clément  XI,  resta  le  cor- 
respondant des  mauristes  après  le  départ  du  procu- 
reur général.  Une  détente  se  produisit,  due  à  la  pru- 
dence et  au  zèle  du  supérieur  général,  dom  Hervé 
Ménard.  Le  cardinal  de  Bissy,  abbé  commendataire  de 
Saint-Germain,  tenta  de  faire  revenir  à  de  meilleurs 
sentiments  les  bénédictins  révoltés.  En  1735,  les  reli- 
gieux capitulaires  de  l'abbaye,  les  appelants  comme 


117 


MAURISTES,    ORGANISATION    DU   TRAVAIL 


418 


ceux  qui  ne  l'étaient  pas,  sauf  un  petit  nombre  qui 
furent  dispersés  dans  divers  couvents  de  province, 
signèrent  une  lettre  de  soumission  au  Saint-Siège. 
Alors,  l'orage  qui  menaçait  la  communauté,  tant  du 
côté  de  Rome  que  de  la  part  du  pouvoir  royal,  fut 
conjuré,  et  les  bénédictins  purent  continuer  en  paix 
leurs  travaux  d'érudition.  C'était,  malgré  les  cris  du 
parti  janséniste,  avoir  sauvé  de  la  ruine  une  des  gloires 
de  la  France  lettrée,  et  ce  résultat  était  en  grande 
partie  dû  au  zèle  du  cardinal  de  Bissy.  E.  de  Broglie, 
Bernard  de  Montfaucon  et  les  Bernardins,  t.  i,  p.  167- 
168. 

III.  Formation  des  religieux  et  organisation 
du  travail  intellectuel.  —  On  peut  dire  que  les 
travaux  accomplis  en  moins  de  deux  siècles  par  les 
mauristes  (1630-1789)  sont  dus  à  ces  deux  causes 
réunies  :  la  formation  des  religieux  et  l'organisation 
du  travail. 

1°  Formation  des  religieux  :  piété,  régularité,  abné- 
gation sont  des  qualités  qu'on  retrouve  chez  les  plus 
érudits,  le  travail  ne  les  dispense  pas  de  la  célébration 
de  l'office  divin,  tous  leurs  instants  sont  utilisés  pour 
la  tâche  qu'ils  ont  entreprise;  d'autre  part,  ils  ne  con- 
naissent ni  les  rivalités,  ni  les  jalousies  communes 
parmi  les  écrivains  :  «  Quand  ils  parlent  de 'leurs 
devanciers,  c'est  toujours  dans  les  termes  du  respect 
et  de  la  piété  filiale;  s'il  s'agit  de  leurs  collaborateurs, 
de  leurs  émules,  ils  font  abnégation  d'eux-mêmes  et 
s'empressent  de  rapporter  à  ceux-ci  le  mérite  de  leur 
propre  travail.  Dom  Tassin  nous  fournit  un  bel  exem- 
ple de  cette  conduite  toute  fraternelle.  Dès  la  fin  du 
premier  volume  de  son  Tratilé  de  diplomatique,  ayant 
à  pleurer  la  mort  de  dom  Toustain,  son  compagnon 
littéraire,  il  lui  consacre,  à  la  tête  du  second  volume 
un  pieux  éloge  dans  lequel  il  lui  laisse  tout  l'honneur 
de  l'ouvrage,  et  quoiqu'il  soit  resté  seul  pour  la  tâche 
qu'ils  avaient  entreprise  ensemble,  il  n'en  continue 
pas  moins  de  mettre  dans  le  titre  des  volumes  sui- 
vants cette  inscription  touchante  :  par  deux  religieux 
bénédictins.  La  science  de  ces  hommes  était  encore 
relevée  par  la  modestie.  Leurs  noms  sont  omis  dans 
beaucoup  de  leurs  œuvres.  »  Préface  du  Polyplique  de 
l'abbé  Irminon,  par  M.  Guérard,  Paris,  1844,  cita- 
tion dans  E.  de  Brogiie,  Mabillon,  t.  i,  p.  30. 

Préparation  par  de  fortes  études  :  dès  le  début  tout 
se  trouva  réglé  pour  que,  dans  les  diverses  maisons 
où  la  réforme  fut  établie,  les  sujets  fussent  préparés 
de  loin  à  la  tâche  qui  leur  serait  confiée.  Dom  Gré- 
goire Tarrisse,  le  premier  supérieur  général,  y  donna 
tous  ses  soins.  C'est  ce  que  constate  dom  Tassin  : 
"  Persuadé  que  l'ignorance  avait  fait  de  terribles 
ravages  dans  les  monastères  de  l'Ordre,  il  mit  toute 
son  application  à  faire  fleurir  les  sciences  dans  la 
congrégation.  Il  ne  se  contenta  pas  d'établir  des  cours 
de  philosophie  et  de  théologie  dans  chaque  province; 
il  lit  faire  une  étude  particulière  de  l'Écriture  sainte 
et  des  langues  orientales.  Il  députa  des  religieux  pour 
visiter  les  bibliothèques  de  l'Ordre,  y  examiner  les 
manuscrits,  et  en  tirer  les  vies  des  saints  bénédictins, 
dont  les  exemples  pouvaient  contribuer  à  la  gloire  de 
Dieu, à  l'utilité  de  l'Ég.iseel  au  progrès  de  la  Réforme.  » 
Histoire  littéraire  de  la  congrégation  de  Sainl-Maur, 
p.  53-54  ;  on  trouve  là  une  citation  de  dom  Mabillon, 
Aeta  SS.  O.  S.  B.,  prxfutio  in  2am  partem  sœculi  VI, 
Il  appliquait  tous  les  religieux  selon  leur  capacité. 
En  1648,  dom  Tarrisse  chargea  dom  Luc  d'Achery  de 
rédiger  pour  le  chapitre  une  lettre  programme.  Revue 
Mabillon,  t.  vi,  p.  145.  Le  fol.  217  de  la  Collection  de 
Picardie,  t.  clxiv,  ms.,  en  donne  une  copie  qui  porte 
en  marge  les  annotations  de  dom  B.  Audebert  ;  après 
des  avis  sur  la  reconnaissance  dont  l'ordre  est  rede- 
vable à  Dieu  pour  y  avoir  suscité  des  grands  saints,  on 
y  recommande  «  d'étudier  l'Écriture  sainte  (que  dans 

dict.  de  théol.  cathol. 


ce  but  chaque  religieux  ait  une  Bible  en  sa  cellule), 
d'apprendre  à  bien  écrire,  de  s'instruire  es  huma- 
nités, de  faire  de  bonnes  lectures,  de  travailler  et 
l'histoire  de  l'Ordre  cl  de  la  congrégation.  »  Dom  Gre- 
nier Pierre  (f  1789)  auteur  d'un  plan  d'études,  qui 
nous  a  conservé  ce  précieux  document,  a  écrit  au  dos  : 
«  Cette  pièce  est  d'autant  plus  importante  pour  la  vie 
de  dom  Luc  d'Achery  qu'il  y  paraît  avoir  été  le  fon- 
dateur des  études  dans  la  congrégation  de  Saint-Maur.  » 
Dom  B.  Audebert,  l'annotateur  du  document,  présida 
le  chapitre  de  1648. 

Dans  une  note  annexée  par  dom  Luc  d'Achery  aux 
décrets  des  chapitres  généraux,  se  trouvent  des 
indications  pour  bien  enseigner  :  ces  indications 
concernent  les  directeurs  et  régents  des  études,  les 
maîtres  qui  ont  charge  d'enseigner,  et  en  particulier 
chaque  professeur  depuis  la  5e  classe  jusqu'à  la  rhé- 
torique. Une  pièce  analogue,  qui  remonte  à  l'an- 
née 1668,  a  été  publiée  par  dom  Jean-François  au 
t.  iv  de  la  Bibliothèque  générale  des  écrivains  de  l'ordre 
de  Sainl-Bencîl  ;  on  ne  détermine  pas  par  quel  cha- 
pitre général  cette  pièce  a  été  approuvée.  Le  traité 
des  Études  monastiques,  publié  par  Mabillon  en  1691, 
donne  dans  les  c.  xvm-xxi  de  la  seconde  partie,  un 
plan  général  pour  la  théologie,  non  moins  nécessaire 
aux  ecclésiastiques  qu'aux  religieux.  Mabillon  a  soin 
de  déterminer  les  études  propres  aux  moines  :  il  pres- 
crit une  manière  d'étudier;  on  l'a  trouvée  si  excellente 
que  les  étrangers  eux-mêmes  l'ont  adoptée.  Il  expose 
de  quelle  manière  et  avec  quelles  dispositions  les  reli- 
gieux doivent  lire  l'Écriture  sainte  et  les  Pères;  il  leur 
apprend  à  profiter  de  cette  lecture.  Il  ne  veut  pas 
qu'ils  s'amusent  à  ces  questions  inutiles  des  scolas- 
tiques  qui  ne  servent  ni  à  appuyer  la  foi  ni  à  régler 
les  mœurs;  il  blâme  le  relâchement  de  la  conduite  des 
casuis-tes  et  leur  principe  de  probabilité.  Dom  Tassin, 
Histoire  littéraire  de  la  congrégation  de  Saint-Maur, 
p.  252. 

Les  études  ne  pouvaient  se  faire  sans  livres  ou  ma- 
nuscrits, instruments  de  travail.  Aussi  dom  Luc 
d'Achery  fut-il  chargé  de  former  la  bibliothèque  de 
Saint-Germain,  et  il  publia  dans  la  suite,  un  Cata- 
logue des  ouvrages  ascétiques  ou  traités  spirituels  des 
Pères  et  des  auteurs  modernes  dont  la  lecture  est  très  utile 
aux  religieux,  Paris,  1648.  En  appendice  à  son  traité 
des  Études,  Mabillon,  de  son  côté,  donna  le  Catalogue 
des  meilleurs  livres  avec  les  meilleures  éditions,  en  vue 
de  composer  une  bibliothèque  ecclésiastique;  les  livres 
y  sont  classés  sous  dix  chapitres  :  textes  latins,  grecs, 
hébraïques  de  l'Écriture  sainte,  avec  concordances; 
interprètes  de  l'Écriture;  conciles  et  droit  canonique; 
Pères  grecs;  Pères  latins;  théologie  scolastique;  théo- 
logie morale;  controversistes;  prédication;  ascétisme 
(à  ce  chapitre  se  rattache  le  catalogue  de  d'Achery). 
Suivent  huit  autres  chapitres  concernant  les  juris- 
consultes, les  philosophes,  les  mathématiciens,  les 
historiens  sacrés  et  profanes,  les  grammairiens,  les 
poètes,  les  orateurs.  En  1653,  les  supérieurs  majeurs 
firent  dresser  une  liste  des  livres  destinés  à  former  le 
fond  des  bibliothèques  monastiques.  On  peut  voir 
dans  la  Revue  Mabillon,  t.  vi,p.  437,  déjà  citée,  la  repro- 
duction de  ce  catalogue,  d'après  le  manuscrit  des 
Archives  nationales,  registre  L.  L.  991,  fol.  190-200  : 
on  y  trouve  en  marge  le  signe  h  (  habemus),  niais  on 
ne  peut  dire  de  quel  monastère  il  s'agit. 

2°  Organisation  du  travail  intellectuel  dans  la  congré- 
gation. —  Le  mérite  propre  de  dom  Grégoire  Tarrisse 
a  été  de  dresser  les  programmes  à  l'aide  desquels  se 
sont  formés  des  hommes  éminents. 

Après  s'être  orné  l'esprit  et  le  cœur  par  l'étude  de- 
là sainte  Écriture,  de  la  théologie,  du  droit  canonique; 
de  l'histoire  de  l'ordre,  le  bénédictin  de  Saint-Maur 
orientait  ses  recherches  vers  l'objet   le   plus  en  rap- 

X.  —   14 


419 


MAURISTES,    ORGANISATION    DU   TRAVAIL 


420 


port  avec  ses  inclinations,  le  plus  profitable  à  sa  sanc- 
tification. Chaque  prieur  devait  discerner  parmi  ses 
religieux  les  plus  aptes  à  recueillir  des  matériaux,  à 
rédiger  des  mémoires;  la  congrégation  tout  entière 
devait  coopérer  à  une  œuvre  entreprise,  et  chacun 
était  mis  à  même  de  mettre  à  profit  ce  que  la  collec- 
tivité avait  amassé  avant  lui.  Par  les  soins  du  supé- 
rieur général,  la  bibliothèque  de  Saint-Gcrmain-des- 
Prés  fut  réparée,  enrichie,  classée;  dom  Luc  d'Achéry, 
en  dépit  de  sa  maladie,  fit  ce  classement.  La  sollici- 
tude de  dom  Tarrisse  s'étendit  aux  bibliothèques  des 
autres  monastères;  dans  ce  dessein  il  fit  dresser  des 
listes  d'ouvrages  par  dom  Luc  d'Achéry  et  les  envoya 
aux  différents  prieurs;  le  catalogue  en  fut  imprimé 
avec  l'assentiment  du  chapitre  général  de  1618.  Bien- 
tôt Saint-Germain-des-Prés  devint  le  centre  du  grand 
mouvement  littéraire  de  l'époque  :  tous  ceux  qui  s'oc- 
cupaient d'érudition  y  vinrent  chercher  des  conseils 
ou  un  appui;  on  y  discutait  les  questions  controver- 
sées, on  s'y  informait  des  travaux  préparés  à  Rome  ou 
à  Vienne.  Le  supérieur  général  fut  secondé  par  des 
hommes  éminents  dont  il  sut  s'entourer;  son  œuvre 
fut  continuée  par  ses  successeurs  immédiats. 

Ici  encore,  dom  G.  Tarrisse  apparaît  comme  un 
initiateur  :  il  voulut  que  les  sciences  ecclésiastiques 
fussent  en  honneur  dans  la  congrégation  et  donna  ses 
préférences  aux  travaux  d'histoire  bénédictine.  Ce 
cadre  ne  devait  pas  tarder  à  s'élargir.  En  1631,  dans 
une  lettre  à  dom  Ambroise  Tarbouriech,  prieur  de  la 
Daurade,  à  Toulouse,  dom  Tarrisse  dressait  un  plan 
pour  l'histoire  chronologique  de  l'ordre.  Seize  ans 
plus  tard,  en  1647,  il  envoyait  à  tous  les  monastères 
une  lettre  circulaire  ou  se  trouvent  de?  Mémoires, 
<'  en  vue  d'appliquer  ceux  de  nos  confrères  jugés  capa- 
bles à  faire  des  recueils  et  remarques  des  choses  adve- 
nues dans  le  monastère  et  es  lieux  circonvoisins, 
appartenant  à  l'histoire  de  l'ordre  ».  La  lettre  contient 
en  outre  les  avis  à  suivre  par  celui  qui  écrira  quelques 
pages,  puis  la  méthode  pour  la  recherche  des  manus- 
crits. De  là  devait  sortir  le  grand  ouvrage  des  Actes 
des  saints  de  l'Ordre  de  Saint-Benoît,  dont  le  dessein 
est  exposé  dans  les  Annales  bénédictines.  On  eut 
ensuite  un  recueil  des  monuments  relatifs  à  l'histoire 
ecclésiastique  et  monastique:  puis  l'histoire  de  chaque 
monastère  en  particulier,  base  du  Gallia  Christiana. 
Le  service  le  plus  considérable  rendu  à  la  religion  fut 
de  réviser  les  ouvrages  des  Pères  grecs  et  latins  sur 
les  anciens  manuscrits  conservés  dans  les  monastères 
et  les  bibliothèques.  De  plus,  on  voulut  rendre  ser- 
vice à  l'État  en  particulier,  toutes  les  fois  que  le  per- 
mettaient les  obligations  de  la  réforme,  ce  qui  four- 
nit des  éléments  pour  les  histoires  des  provinces. 

Ces  desseins  n'auraient  pas  été  réalises,  si  l'on  s'était 
borné  à  des  efforts  isolés.  Sans  doute,  l'activité  pro- 
digieuse et  la  rapidité  dans  le  travail  d'un  Mabillon 
et  d'un  Montfaucon  donnèrent  de  merveilleux  résul- 
tats, mais  ces  deux  hommes  en  particulier,  à  la  suite 
de  dom  Luc  d'Achéry,  favorisèrent  l'éclosion  de 
talents  qui  s'associèrent  et  qui,  restés  isolés,  n'eussent 
presque  rien  produit.  Sous  leur  influence  puissante  et 
douce,  l'abbaye  de  Saint-Germain  devint  un  foyer 
d'érudition  que  nos  sociétés  de  savants  modernes  ne 
sauraient  faire  oublier.  Non  seulement  on  y  mit  à 
profit  ce  que  les  religieux  des  diverses  maisons  de  la 
congrégation  avaient  amassé  de  documents,  mais  on 
y  rassembla  les  sujets  des  divers  monastères  reconnus 
les  plus  aptes  pour  mener  à  bonne  fin  les  grandes 
entreprises. —  1.  — C'est  ainsi  que  nous  voyons  arriver 
à  Saint-Germain  en  1664,  dom  Mabillon,  l'une  des 
plus  douces  et  des  plus  aimables  figures  du  xvne  siècle, 
qui,  pendant  plus  de  quarante  ans,  va  donner  à  l'ab- 
baye tout  son  lustre.  A  côté  de  dom  Luc  d'Achéry 
qui  acheva  sa  formation,  il  rencontra  des  esprits  dis- 


tingués, comme  dom  François  Lamy,  dom  Thomas 
Blampin,  dom  Jacques  Du  Frische  et  d'autres  encore, 
figures  de  bénédictins  à  la  fois  uniformes  au  premier 
aspect,  diverses  cependant  quand  on  apprenait  à  les 
connaître  à  fond.  Dans  ce  petit  cercle  de  travailleurs, 
Mabillon  par  son  activité  personnelle,  sa  régularité 
exemplaire,  son  esprit  de  suite,  entretint  le  feu  s:acré. 
Nous  n'avons  pas  à  énumérer  ses  nombreux  travaux 
signalés  ailleurs,  art.  Mabillon,  mais  à  dire  sa 
douceur,  sa  modestie  dans  le  succès,  son  humilité 
quand  l'érudition  le  met  en  désaccord  avec  quelqu'un 
de  ses  contemporains  (par  exemple  le  P.  Papebroch 
à  propos  de  la  Diplomatique),  le  soin  qu'il  mit,  en 
mainte  circonstance,  à  modérer  le  vif  et  bouillant 
dom  Michel  Germain,  son  dévoué  disciple  et  son  fidèle 
compagnon.  Lorsque  sa  réputation  de  science  et  de 
sûre  critique  l'eut  mis  en  rapport  avec  les  érudits  de 
l'Europe  entière,  Mabillon  se  mit  de  bonne  grâce  au 
service  de  ceux  qui  le  consultaient  ;  il  est  presque 
impossible  de  s'expliquer  comment  il  a  pu  écrire  à 
tant  de  gens  sur  des  sujets  variés,  tout  en  continuant 
des  travaux  d'érudition  qui  réclamaient  un  patient 
labeur.  Quand  il  lui  fallut  quitter  sa  cellule  et  entre- 
prendre des  courses  pour  recueillir,  dans  les  biblio- 
thèques, les  matériaux  nécessaires  aux  grandes  entre- 
prises littéraires  de  la  congrégation,  ce  solitaire 
demeura  toujours  calme  et  doux,  le  plus  actif  au  tra- 
vail, le  copiste  infatigable,  l'érudit  au  coup  d'œil 
prompt  et  perspicace,  parlant  peu,  ne  se  faisant  jamais 
valoir.  Il  fut  toujours  l'enfant  soumis  à  l'autorité  de 
l'Église;  dom  Ruinart  qui  fut,  après  la  mort  de  dom 
Michel  Germain,  le  compagnon  dévoué  de  ses  dernières 
années,  dit  en  parlant  de  la  dernière  préface  écrite  par 
Mabillon  pour  le  t.  iv  des  Annales  bénédictines  :  «  C'est 
comme  le  suprême  acte  de  foi  de  l'écrivain,  plus  que 
jamais  attaché  à  l'Église.  Ce  pieux  solitaire,  qui  avait 
remué  plus  de  do  uments  que  personne  et  avait 
enseigné  à  sa  génération  l'art  de  distinguer  ceux  qui 
étaient  vrais  de  ceux  qui  n'étaient  que  des  falsifica- 
tions, croyait  fermement,  avec  cet  instinct  supérieur 
des  gens  de  génie,  que  c'est  grandir  la  science  que  de  la 
consacrer  à  Dieu.  »  Ce  qui  entoure  sa  personne  comme 
d'un  reflet  de  véritable  grandeur,  c'est  la  persévérance 
et  l'ardeur  du  plus  rude  travail  de  l'esprit  mises 
au  service  de  la  défense  des  idées  morales  les  plus 
élevées. 

D'une  activité  personnelle  vraiment  prodigieuse 
qu'il  conserva  jusqu'à  la  fin  de  sa  vie,  Mabillon  ne 
se  fit  pas  faute  de  faire  appel  à  la  collaboration  de  ses 
frères.  Il  fut  l'âme  de  ce  foyer  intellectuel  qu'était 
l'abbaye  de  Saint-Germain  et,  par  son  exemple,  entre- 
tint l'émulation  chez  ses  confrères.  Dom  Estiennot,  qui 
passa  des  années  à  Rome,  fut  pour  Mabillon  un  actif 
pourvoyeur  des  documents  dont  celui-ci  avait  besoin. 

Entre  tous  ces  travailleurs  régnait  la  plus  grande 
charité  quand  il  s'agissait  de  se  prêter  un  mutuel 
concours  pour  mener  à  bien  une  œuvre  entreprise. 
D'ordinaire  on  les  voyait  associés  deux  ou  trois  en- 
semble pour  un  même  travail;  bien  qu'avec  des 
caractères  différents  et  des  tendances  souvent  oppo- 
sées, ils  mettaient  en  commun  leurs  lumières,  pré- 
parés qu'ils  étaient  à  faire  abstraction  d'eux-mêmes 
par  une  sérieuse  formation  intellectuelle  et  le  res- 
pect de  la  discipline  régulière. 

2.  ■ —  L'influence,  exercée  par  Mabillon  à  Saint- 
Germain-des-Prés,  va  se  continuer  durant  la  première 
moitié  du  xvin0  siècle  par  les  soins  de  dom  Bernard 
de  Montfaucon  (1655-1742).  Dans  ce  bénédictin, 
devenu,  à  son  tour,  la  gloire  de  l'érudition  française, 
nous  retrouvons  un  travailleur  actif  et  infatigable, 
cf.  art.  Montfaucon,  un  chef  et  un  maître  qui  sut 
découvrir  de  robustes  ouvriers  littéraires,  les  mettre 
en  valeur,  les  tenir  groupés  autour  de  sa  personne 


421 


MAURISTES,   ORGANISATION    DU   TRAVAIL 


422 


dans  ce  groupe  qu'on  appela,  de  son  vivant. l'Académie 
des  Bernardins. 

Maître,  Montfaucon  le  fut  par  ses  qualités  de  tra- 
vailleur acharné.  Dans  un  mémoire  qu'il  rédigeait  sur 
la  lin  de  sa  vie,  en  1739,  il  révélait  lui-même  son 
secret  :  «  Je  ne  dois  pas  omettre,  écrivait-il,  que  trois 
ou  quatre  ans  avant  de  partir  pour  l'Italie  (c'est-à- 
dire  vers  1G95),  je  m'étais  fort  appliqué  à  l'hébreu,  au 
syriaque  et  à  l'arabe,  et  que  j'employais  plusieurs 
heures  du  jour  à  l'étude  de  ces  langues.  Je  continuais 
aussi  en  même  temps  la  lecture  des  historiens  grecs, 
Hérodote,  Thucydide,  etc.,  et  des  historiens  ecclé- 
siastiques, Eusèbe.  Socrate,  Sozomène,  etc.  J'em- 
ployais treize  ou  quatorze  heures  par  jour  à  lire  et  à 
écrire,  comme  j'ai  toujours  fait  jusqu'à  présent.  » 
Maître,  il  le  fut  encore  par  le  don  de  se  faire  aimer. 
Avec  sa  science  profonde,  son  incroyable  facilité  de 
travail,  il  avait  beaucoup  d'esprit  et  beaucup  de 
cœur.  Aimable,  vif,  gai,  aimant  à  rire,  bon  et  tendre 
sous  des  dehors  un  peu  rudes,  il  avait  tout  ce  qu'il 
faut  pour  réunir  les  hommes  autour  de  soi,  leur  inspirer 
ce  mélange  d'affection  et  de  respect  qui  achève  d'as- 
surer leur  dévouement  ;  il  savait  vite  discerner  celui 
à  qui  il  avait  affaire  et  mesurer  sa  capacité.  Ses  défauts 
mêmes  étaient  de  ceux  qui  attirent  au  lieu  d'éloigner. 
D'une  modestie  que  rien  ne  pouvait  troubler,  que  son 
savoir  même  entretenait,  parce  qu'il  en  voyait  les 
limites,  il  aimait  à  faire  briller  les  autres,  fût-ce  à  ses 
propres  dépens  ;  il  affectionnait  surtout  les  jeunes  gens 
et  se  mettait  à  leur  disposition  avec  une  inépuisable 
complaisance. 

Ce  qui  acheva  de  lui  donner  une  place  à  part  dans 
l'abbaye  de  Saint-Germain,  ce  fut  son  attitude  dans 
les  querelles  suscitées  par  la  bulle  Unigenitus.  Dès  le 
début,  il  se  montra  nettement  hostile  à  toute  tenta- 
tive de  résistance  à  la  cour  romaine.  Autrefois,  à  Rome 
même,  il  avait  été  le  plus  chaud  défenseur  de  l'édition 
bénédictine  des  œuvres  de  saint  Augustin;  mais  il  ne 
se  plaisait  point  aux  querelles  théologiques  :  il  avait 
a  la  fois  un  trop  grand  esprit,  un  cœur  trop  droit,  pour 
se  laisser  prendre  aux  subtilités  jansénistes.  Au  lieu 
d'adhérer  à  l'appel  de  la  bulle  comme  beaucoup  de 
ses  confrères,  il  accepta  purement  et  simplement  les 
décisions  pontificales.  Bien  plus,  il  s'efforça  de  détour- 
ner de  l'appel  ceux  qui  l'entouraient;  à  ce  point  de 
vue,  ses  efforts  eurent  d'heureux  résultats  et  le  parti 
janséniste  s'en  montra  fort  irrité.  En  1720  après  l'élec- 
tion, comme  supérieur  général,  de  dom  Denys  de 
Sainte-Marthe,  qui  avait  été  appelant,  Montfaucon, 
pour  rassurer  Rome,  écrivit  au  cardinal  Paolucci  : 
•  Je  prends  sur  moi  d'affirmer  que  le  P.  de  Sainte- 
Marthe  fera  tout  au  monde  pour  se  concilier  les  bonnes 
grâces  du  souverain  pontife  et  s'efforcera  d'amener 
tous  les  membres  de  notre  congrégation  à  lui  obéir. 
Et,  chose  digne  de  remarque,  dans  ces  agitations, 
aucun  écrit,  pas  même  le  plus  petit,  n'est  sorti  de  notre 
congrégation  où  cependant  les  écrivains  ne  font  pas 
défaut.  »  Rome  garda  le  silence,  dom  de  Sainte-Marthe, 
l'année  même  où  il  fut  élu,  révoqua  son  appel,  em- 
ploya tout  son  crédit  à  ramener  ses  religieux  à  la 
soumission,  Montfaucon  l'aida  de  son  mieux.  Tout  en 
se  prononçant  ainsi  pour  la  bulle,  Montfaucon  avait 
soin  de  ne  s'engager  dans  aucune  polémique  person- 
nelle; uniquement  occupé  à  ses  travaux  d'érudit,  il 
s'y  tenait  enfermé  à  dessein  et  n'en  sortait  pas.  Il  était 
homme  à  imposer  silence  aux  imprudents  qui  eussent 
voulu  introduire  dans  les  réunions  de  ses  disciples,  les 
discussions  irritantes  sur  les  querelles  religieuses  du 
moment.  S'il  n'eut  pas  la  piété  douce  et  humble  qui 
s'alliait  si  bien  chez  Mabillon  au  savoir  le  plus  éma- 
nent, Montfaucon  était  un  ponctuel  observateur  de  sa 
règle,  attentif  à  se  faire  éveiller  le  matin  pour  l'assis- 
tance à  l'office. 


Dans  le  groupement  des  religieux  qui  se  fit  autour 
de  lui,  on  vit  des  religieux  aux  caractères  fort  diffé- 
rents, aux  opinions  bien  tranchées,  à  la  physionomie 
nettement  marquée,  allant  parfois  jusqu'à  la  bizarre- 
rie; vu  l'influence  du  maître,  tout  cela  ne  nuisit  en 
rien  à  l'œuvre  de  ces  travailleurs  qui  savaient  faire 
abnégation  de  leurs  idées  personnelles.  Ainsi  nous 
apparaissent  parmi  les  principaux  :  dom  Martin 
Bouquet,  travailleur  acharné,  capable  de  mener  à 
bien,  à  force  de  patience,  les  œuvres  les  plus  longues 
et  les  plus  ardues;  janséniste  obstiné,  appelant  et 
réappelant,  il  ne  voulut  jamais  recevoir  la  bulle  ; 
dom  Jacques  Martin  offrant  avec  le  précédent  le  plus 
complet  contraste  :  ce  fut  l'un  des  plus  originaux 
écrivains  de  l'abbaye,  préoccupé  des  origines  de  la 
France,  et  avec  cela  hébraïsant  distingué.  Excellent 
homme  et  religieux  fervent,  il  se  prononçait  avec  pas- 
sion en  faveur  de  la  bulle  Unigenitus  et  était  l'ami 
des  jésuites;  dom  Simon  Mopinot,  entré  chez  les  béné- 
dictins plus  encore  par  goût  du  cloître  que  par  amour 
de  l'étude,  était  un  latiniste  distingué;  sa  préface 
à  la  publication  de  dom  Coustant  sur  les  Lettres  des 
papes  fit  l'admiration  des  connaisseurs;  dom  Claude 
de  Vie  et  dom  Joseph  Vaissette,  deux  bernardins  à  la 
physionomie  bien  caractérisée,  s'illustrèrent  par  la 
publication  de  Y  Histoire  de  Languedoc. 

L'union  de  ces  deux  noms  nous  amène  à  faire  cette 
remarque,  une  fois  pour  toutes  :  l'usage  chez  les 
bénédictins  d'avoir  un  compagnon  d'études,  un  ami 
du  cœur,  un  aide  dans  le  travail,  devint  plus  fréquent 
au  cours  du  xvme  siècle.  On  se  mettait  ainsi  par  petits 
groupes  de  deux  ou  de  trois  ensemble,  on  poursuivait 
en  commun  les  mêmes  études;  souvent  même  l'union 
était  si  complète  que,  l'humilité  aidant,  tout  nom 
propre  disparaissait  sur  le  fruit  des  efforts  mis  en  com- 
mun. Et  cela,  nonobstant  des  idées  tout  opposées  : 
ainsi  dom  de  Vie  et  dom  Vaissette  avaient  un  carac- 
tère fort  dissemblable,  le  premier  habile  diplomate,  ne 
s'effrayait  pas  de  la  plus  rude  besogne,  le  second  pieux 
et  zélé  se  tenait  en  dehors  des  querelles  de  l'époque 
bien  qu'il  fût  ardent  janséniste  ;  il  se  soumit  néan- 
moins avant  de  mourir. 

Dom  Charles  de  la  Rue  et  dom  Vincent  Thuillier, 
tous  deux  pleins  d'entrain,  plus  jeunes  et  plus  animés 
que  les  autres,  apportaient  de  la  gaieté  dans  le  cercle 
des  bernardins  :  le  premier  fut  le  disciple  chéri  de 
Montfaucon,  le  rival  de  son  maître  pour  la  connais- 
sance du  grec;  le  second  fut  célèbre  surtout  par  la 
part  active  qu'il  prit  aux  controverses  théologiques 
du  moment;  d'abord  appelant  janséniste,  il  changea 
sous  l'influence  de  Montfaucon,  révoqua  son  appel 
avec  éclat  et  s'attira  la  haine  du  parti.  Dom  Bernard 
lui-même,  tout  grave  qu'il  fût,  applaudissait  à  l'entrain 
qu'ils  mettaient  dans  la  petite  société.  Dom  Guillaume 
Leseur  complétait  le  très  aimable  groupe;  dom  Lobi- 
neau,  l'historien  de  la  Bretagne,  était  un  intraitable 
érudit,  n'aimant  que  le  travail  et  dans  le  travail  la 
vérité  historique  :  à  l'abbaye,  on  l'avait  surnommé  le 
Père  scrupuleux,  parce  que  rien  n'avait  pu  le  décider 
à  joindre  à  son  ouvrage  un  mémoire  tendant  à  réta- 
blir l'existence  d'un  fabuleux  roi  de  Bretagne,  Conan 
Mériadec,  dont  les  Rohan  prétendaient  tirer  leur  ori- 
gine. 

On  ne  peut  que  mentionner  ici  rapidement,  parmi 
les  autre  Bernardins,  dom  Pierre  Guarin,  qui  rédigea 
deux  grammaires  hébraïques  et  un  dictionnaire 
hébreu-latin;  dom  Joseph  Doussot,  actif  et  modeste 
collaborateur  de  Montfaucon;  dom  Félix  Hodin,  conti- 
nuateur du  Gallia  Cliristiana;  le  vieux  dom  Martène, 
étonnant  de  travail  jusque  dans  la  plus  extrême 
vieillesse,  avec  dom  Ursin  Durand  son  compagnon, 
janséniste  avoué;  dom  Maur  Dantine  et  dom  Prudent 
Maran,    deux    érudits    de    grand    talent,  également 


423 


MAURISTES,   TRAVAUX 


424 


jansénistes;  dom  Louis  La  Taste,  le  plus  redoutable 
adversaire  du  parti.  Cette  réunion  de  bénédictins 
s'inspirait  toujours  de  l'exemple  des  devanciers  pour 
le  goût  et  la  passion  même  de  l'érudition;  cependant, 
au  xvni»  siècle,  la  liberté  d'esprit  était  devenue  plus 
grande,  les  querelles  religieuses  jetaient  parmi  ces 
savants  la  division  qui,  à  la  longue,  leur  deviendrait 
funeste. 

Jusqu'à  la  fin  de  sa  vie,  Mont  faucon  demeura  le 
centre  de  la  docte  Académie  et  maintint  la  cohésion 
de  ses  éléments  :  sa  réputation  incontestée  de  grand 
savant,  d'homme  d'esprit,  d'excellent  religieux,  le 
plaçait  au-dessus  des  querelles  sans  cesse  renais- 
santes du  jansénisme;  les  tenants  des  anciennes  tra- 
ditions bénédictines  continuèrent  à  se  grouper  autour 
de  lui.  De  nouveaux  visages  vinrent  remplacer  les 
disparus  :  les  uns,  comme  Doussot,  Le  Maître,  Fave- 
rolles  étaient  les  modestes  coopérateurs  de  dom  Ber- 
nard, les  autres  continuaient  les  grandes  entreprises 
littéraires  de  la  congrégation  ou  cherchaient  à  ouvrir 
des  voies  nouvelles  à  l'érudition  française.  Dans  cette 
dernière  catégorie  se  placent  un  Jean  Raverdy,  le 
plus  habile  homme  de  la  congrégation  pour  déchiffrer 
et  collationner  les  manuscrits;  un  dom  Joseph  Caf- 
fiaux,  préparant  pendant  de  longues  années  un  ouvrage 
sur  les  généalogies  des  vieilles  familles  françaises,  un 
dom  Jean  Hervin,  «  doux  et  aimable,  à  l'esprit  si 
orné  et  si  juste  que  plusieurs  de  nos  pères  le  consul- 
taient et  lui  donnaient  même  leurs  ouvrages  à  exami- 
ner avant  de  les  envoyer  à  l'impression  »,  est-il  dit, 
de  lui  dans  le  Nécrologe  de  Saint- Germain-des- Prés, 
Bibliothèque  Nationale,  fonds  français,  10  801,  fol.  187. 
Ce  bénédictin  a  composé  lui-même  plusieurs  ouvrages 
auxquels,  par  humilité,  il  n'a  point  voulu  mettre  son 
nom.  Il  a  travaillé  à  la  collection  des  Conciles  de 
France,  dont  il  y  avait  près  de  six  volumes  à  mettre 
au  jour  quand  on  le  chargea  de  la  bibliothèque  après 
la  mort  de  dom  Lemerault.  Il  aimait  tellement  l'étude 
qu'on  ne  le  trouvait  jamais  sans  un  livre  à  la  main. 
Nous  serions  entraînés  bien  loin  si  nous  voulions 
■  parler  ici  des  travaux  de  dom  Grenier  sur  la  Picardie, 
de  Guillaume  du  Plessis  sur  la  ville  et  les  évêques  de 
Meaux,  de  dom  Tassin  et  dom  Toustain  sur  la  diplo- 
matique. 

IV.  Travaux  des  maubistes.  —  Les  mauristes, 
au  point  de  départ  de  leurs  travaux,  ne  semblent  pas 
avoir  eu  un  plan  aussi  vaste  que  celui  qui  fut  réalisé 
par  eux  dans  la  suite. 

L'objet  primitif  fut  de  faire  connaître  les  grandeurs 
passées  de  l'ordre  bénédictin,  ce  qui  nous  a  valu  la 
publication  des  Acta  Sanctorum  ordinis  sancli  Benc- 
dicti  (1668-1701),  conçue  par  Luc  d'Achéry,  dirigée 
par  Mabillon,  continuée  par  Ruinart.  Elle  s'arrête  au 
xnc  siècle  :  la  suite  en  manuscrit  est  à  la  Bibliothèque 
nationale,  fonds  de  Saint-Germain.  «  Tout  y  est  à  louer, 
écrit  A.  Mobilier,  Les  sources  de  l'histoire  de  France  : 
Introduction  générale,  n.  233,  la  correction  des  textes, 
l'excellence  des  notes,  l'ampleur  et  la  science  des 
savantes  dissertations;  rarement  la  critique  de  Mabil- 
lon et  de  ses  collaborateurs  a  été  en  défaut.  »  A  rôté 
de  cette  œuvre  monumentale,  il  y  a  les  Annales 
ordinis  sancti  Benedicti,  excellente  histoire  critique 
de  l'institut  bénédictin;  des  publications  de  textes 
comme  les  Vêlera  analccta,  les  Itinera  d'Italie  et 
d'Allemagne;  les  Acta  martijrum  sincera  de  T.  Rui- 
nart, recueil  des  textes  hagiographiques  de  la  primi- 
tive Église. 

Vint  ensuite  la  grande  entreprise  des  éditions  pa- 
tristiques.  Comme  nous  l'avons  fait  remarquer  dans 
l'aperçu  historique,  l'élan,  dans  cette  direction,  fut 
donné  principalement  par  dom  Vincent  Marsolle, 
quatrième  supérieur  général  de  la  congrégation;  dési- 
reux d'occuper  utilement  ses  religieux,  il  voulut  leur 


faire  réviser  les  ouvrages  des  Pères  de  l'Église,  il  favo- 
risa l'édition  des  œuvres  de  saint  Augustin  à  laquelle 
il  s'était  montré  d'abord  opposé;  il  prit  ensuite  l'ini- 
tiative de  faire  éditer  saint  Ambroise,  etc.,  conçut  la 
première  idée  du  Monasticon  gallicanum  de  dom 
Michel  Germain,  puis  d'une  grande  Bibliothèque  des 
Pères.  Il  rédigea  un  programme  de  cette  œuvre  à 
laquelle  devaient  prendre  part  les  diverses  provinces: 
il  veilla  cependant  à  ce  que  le  travail  ne  portât 
atteinte  ni  à  la  célébration  de  l'office  divin,  ni  à  l'ob- 
servance régulière.  Ses  trois  successeurs  immédiats 
formés  à  son  école  entrèrent  pleinement  dans  ses 
vues.  Dom  Arnoul  de  Loo  (1711-1713)  parut  un  mo- 
ment moins  bien  disposé  à  l'égard  des  savants  qui 
séjournaient  à  Saint-Germain;  mais,  après  lui,  dom 
Charles  de  l'Hostallerie  encouragea  les  hommes 
d'étude,  malgré  tous  les  ennuis  que  lui  causa  l'affaire 
du  jansénisme;  il  songea  à  faire  composer  une  his- 
toire monastique,  et,  si  ce  projet  n'aboutit  pas,  il  fit 
éclore  plus  tard  des  ouvrages  analogues.  Nombreux 
furent  les  ouvrages  composés  durant  son  généralat 
(de  1714  à  1720);  dom  P.  Denis  a  relevé  la  liste  des 
principaux.  Revue  Mabillon,  t.  v,  p.  452-457.  Entre 
temps  dom  Mabillon  fut  amené  à  formuler  les  règles 
d'une  science  nouvelle  :  La  Diplomatique.  Puis  sur  le 
terrain  de  l'Histoire,  on  conçut  le  dessein  de  donner 
l'Histoire  littéraire  de  la  France,  l'Art  de  vérifier  les 
dates,  le  Gallia  christiana,  le  Recueil  des  historiens 
de  France,  etc.,  de  ces  entreprises  la  première  et  la 
dernière  seront  continuées  après  la  Révolution. 

En  1762,  à  l'époque  où  l'agitation  régnait  au  sein 
de  la  congrégation  de  Saint-Maur,  on  vit  le  supé- 
rieur général,  dom  Marie-Joseph  Delrue,  offrir  au  roi 
les  services  de  ses  religieux  pour  les  Recherches  histo- 
riques exposées  dans  le  plan  des  travaux  littéraires 
ordonnés  par  sa  Majesté. 

Dans  cette  énumération  rapide,  nous  n'avons  pas 
signalé  les  écrits  concernant  la  théologie  et  le  droit 
canonique,  la  liturgie,  l'ascétisme  :  et  cependant  les 
travaux  en  ces  diverses  branches  occupent  une  place 
respectable  dans  l'œuvre  des  mauristes,  comme  on  va 
le  voir.  Le  plus  simple  serait  maintenant  de  renvoyer 
aux  sources  dont  les  principales  sont  :  dom  Tassin, 
Histoire  littéraire  de  la  congrégation  de  Saint-Maur, 
ordre  de  saint  Benoit,  in-4°,  Bruxelles  Paris,  1770; 
U.  Robert,  Supplément  ù  l'histoire  littéraire  de  la  con- 
grégation de  Saint-Maur,  in-4°,  Paris,  1881;  Ch.  de 
Lama,  Bibliothèque  des  écrivains  de  la  congrégation  de 
Saint-Maur,  in-8°,  Paris,  1882;  U.  Berlière,  Nouveau 
supplément  à  l'histoire  littéraire  de  la  congrégation 
de  Saint-Maur  :  Notes  de  Henry  Wilhelm,  t.  i,  A-L., 
in-8°,  Paris,  1908.  Ce  dernier  est  malheureusement 
inachevé.  Ces  divers  ouvrages  se  complètent  l'un 
l'autre  et  renseignent  même  sur  la  correspondance 
et  les  travaux  restés  manuscrits.  Nous  ne  pouvons  les 
suivre;  mais,  comme  en  dehors  des  mauristes  qui  ont 
une  notice  spéciale  dans  ce  Dictionnaire,  il  s'en  trouve 
un  grand  nombre  d'autres  qui  ont  travaillé,  soit  sur 
la  théologie,  soit  sur  les  sciences  auxiliaires  de  la 
théologie,  nous  ferons  ici  des  uns  et  des  autres  une 
mention  rapide,  en  les  groupant  sous  les  titres  géné- 
raux qui  suivent  . 

Écriture  sainte;  patrologie;  théologie  dogmatique, 
morale  et  droit  canonique;  ascétisme  chrétien  et 
monastique;  histoire  ecclésiastique;  liturgie  et  vie 
des  saints.  Il  y  aura  forcément  des  répétitions  de 
noms,  car  beaucoup  de  nos  mauristes  ont  produit  des 
œuvres  dans  ces  diverses  branches,  et  l'on  en  trouve 
plusieurs  groupés  autour  d'une  même  œuvre  sous  la 
direction  d'un  chef;  on  n'enverra  que  mieux  de  quelle 
activité  étaient  capables  ces  ouvriers. 

1°  Écriture    sainte.    ■ —    L'œuvre    scripturaire    sera 
exposée  plus  sommairement,  ayant  sa  place  au  Die- 


•Vif) 


MAURISTES,   TRAVAUX 


426 


tionnaire  de  la  Bible.  —  Dom  J.  Ansart  (1723-1790), 
cf.  Berlière-Wilhelm,  p.  10  et  Dictionnaire  de  la  Bible, 
t.  i.  col.  656  :  Expositio  in  canlicum  canticorum  Salo- 
monis,  in-12,  Paris.  1771.-  Dom  Fr.  Aubert  (1019- 
lti79  ou  iCkSI».  cf.  Berlière-Wilhelm,  p.  19,  avait  com- 
mencé un  Commentaire  sur  toute  l'Ecriture  sainte  lire 
principalement  des  œuvres  de  saint  Augustin;  par 
obéissance  il  abandonna  la  lecture  de  ce  saint  doc- 
teur et  son  travail.  —  Dom  .M.  Dantine  (1088-17-16), 
cf.  Berlière-Wilhelm,  p.  140;  une  notice  dans  Yigou- 
roux.  Dictionnaire  de  la  Bible,  t.  n,  col.  167.  Les 
psaumes  traduits  sur  l'hébreu  avec  des  notes,  Paris, 
1739,  3e  édit.  1740  (parurent  d'abord  sous  l'anony- 
mat). —  Dom  Th.  Dufour  (1613-1647),  cf.  Berlière- 
Wilhelm,  p.  18.5  :  Lingual  hebraicœ  opus  grammaticum 
cum  hortulo  sacrarum  radicum.  Accedil  exercitatio  rabbi- 
nica  ad  lectionem  sine  punctis,  cum  opusculo  de  arcanis, 
ziphrisque  mysticis  hebrœorum,  Paris,  1642;  cette 
grammaire  fut  estimée  des  savants  et  eut  plusieurs 
éditions.  D'après  Tassin,  p.  34,  il  composa  aussi  une 
Paraphrase  sur  le  cantique  des  cantiques  ;  un  Essai  de 
commentaire  sur  les  psaumes.  Il  avait  adhéré  au  projet 
d'une  réédition  de  la  Polyglotte  de  M.  Lejay,  mais  y 
renonça  parce  qu'on  ne  voulut  pas  accepter  ses  vues 
sur  la  préparation.  —  Dom  P.  Guarin  (1678-1729), 
cf.  Berlière-Wilhelm,  p.  269,  parfait  grammairien, 
entreprit  de  publier  :  Grammatica  hebraica,  ex  optimis 
qu<v  hucusque  prodierunl  collecta,  ac  in  usum  monacho- 
rum  O.  S.  B.  e  Congr.  S.  Mauri  potissimum  claborata, 
Paris,  1717,  et  2  in-4°  1724;  Lexicon  hebraicum  et 
chaldœo-biblicum,  2  in-4°,  Paris,  1746;  son  travail 
va  de  a  à  m  inclus.  Les  sept  lettres  suivantes  sont  de 
domN'ic.  Le  Tournois  (1676-1741);  les  deux  dernières  de 
dom  Ph.  Girardet  (1718-1754).  La  préface  est  de  dom 
.1.  Martin  qui  fit  l'éloge  de  P.  Guarin.  Ce  dernier  pro- 
jetait encore  de  publier  !e  texte  hébreu  de  la  Bible 
en  face  duquel  un  religieux  de  Saint-Germain  aurait 
placé  la  version  des  Septante.  —  Dom  Bob.  Guérard 
(1641-1715),  cf.  Berlière-Wilhelm,  p.  270,  a  publié 
L'abrégé  de  la  sainte  Bible,  en  (orme  de  questions  et  dt 
réponses  familières,  tiré  de  différents  auteurs,  2  in-12, 
Bouen  1707  :  l'ouvrage  a  eu  plusieurs  éditions  de  1711 
a  1739,  dont  une  en  latin  publiée  à  Anvers.  Associé 
à  dom  Delfau  pour  l'édition  des  œuvres  de  saint 
Augustin,  il  trouva  le  texte  de  Y  Opus  imperfeclum 
contre  Julien.  Ces  deux  pères  ayant  été  soupçonnés 
d'avoir  composé  le  livre  intitulé  :  L'abbé  commendalaire, 
furent  séparés  et  exilés  de  Saint-Germain.  —  Dom 
J.  Martianay  (1647-1717),  Dict.  Bibl.,  t.  iv,  col.  827, 
et  ci-dessus,  col.  181,  a  divers  traités  sur  l'Écriture 
sainte  :  De  la  connaissance  et  de  la  vérité  de  l'Écriture 
sainte,  4  in-12,  Paris,  1694;  Continuation  du  premier 
traité,  solution  des  difficultés,  Paris,  1699;  Suite  des 
entretiens  du  traité...  second  traité  du  canon  des  livres  de 
la  sainte  Écriture  depuis  leur  première  publication 
jusqu'au  concile  de  Trente,  Paris,  1703;  Traité  métho- 
dique ou  manière  d'expliquer  l'Écriture  par  le  moyen  de 
Irais  syntaxes,  propre,  figurée,  harmonique,  Paris,  1704; 
Harmonie  anedytique  de  plusieurs  sens  cachés  et  rap- 
ports inconnus  de  l'A.  et  du  N.  Testament,  avec  une 
explication  littérale  de  quelques  psaumes,  le  plan  d'une 
nouvelle  édition  de  la  Bible  latine,  Paris,  1708;  Essais 
de  traduction,  ou  remarques  sur  les  traductions  fran- 
çaises du  N.  T.,  Paris,  1709;  Le  Nouveau  testament 
de  S'.-S.  J.-C.  trad.  en  françois  sur  la  Vulgate,  Paris, 
1712;  Traité  des  vanités  du  siècle,  trad.  de  S.  Jérôme, 
ou  de  son  commentaire  sur  l'Ecclésiaste,  Paris,  1715; 
Méthode  sacrée  pour  apprendre  et  expliquer  l'Écriture, 
Paris,  1716;  Psautier  en  trois  colonnes,  selon  la  Vul- 
gate, Bruxelles,  1716.  De  plus,  comme  éditeur  des 
œuvres  de  saint  Jérôme,  il  a  donné  Défense  du  texte 
hébreu  et  de  la  chronologie  de  la  Vulgate,  contre  le  livre 
de  l'Antiquité  des  temps  rétablie,  Paris,  1689;   Conti- 


nuation de  la  défense...,  Paris,  1693;  Remarques  sur 
la  version  italique  de  l'évangile  de  saint  Matthieu  qu'on 
a  découverte  dans  de  fort  anciens  manuscrits,  Paris,  1695; 
ces  remarques  font  suite  à  la  Vulgala  antiquu  lalina 
et  itala  versio  evanqelii  sec.  Matthwum,  e  vetustissimis 
eruta  monumentis,  Paris,  1695.  ■ —  Dom  J.  Mars 
(t  1702).  U.  Bobert,  p.  60,  signale  comme  étant  de  lui. 
Psautier  suivant  l'ordre  des  pseaumes  traduit  selon 
l'hébraïque  et  la  Vulgate,  illustré  sur  chaque  pseaume 
d'un  clair,  docte  et  relevé  sommaire...  ms.  80  de  la  Bibl. 
de  Tours.  —  Dom  Jacq.  Martin  (1684-1751),  cf.  ci- 
dessus,  col.  217.  Les  explications  de  plusieurs  textes 
difficiles  de  l'Écriture  sainte,  2  in-4°,  Paris,  ne  purent 
être  mises  en  vente  à  cause  de  leurs  bizarreries. 
Cependant  le  Journal  de  Trévoux  compte  ce  religieux 
parmi  les  plus  illustres  écrivains  de  la  congrégation 
de  Saint-Maur.  —  Dom  J.  Mège  (1625-1691)  a  publié  : 
Le  psautier  général  ou  les  pseaumes  de  la  confession 
traduits  en  français,  Toulouse,  1671;  Explication  ou 
paraphrase  des  pseaumes  de  David  tirée  des  saints 
Pères  et  des  interprètes,  Paris,  s.  d.  ■ —  Dom  de  Mont- 
faucon  (1655-1741),  a  sur  l'Écriture  sainte  :  La  vérité 
de  l'histoire  de  Judith,  Paris,  1690  et  1692;  Hexaplo- 
rum  quœ  supersunt  (hebr.  grec,  lat.)  ex  ms.  et  ex  libris 
editis  eruit  et  notis  illustravit,  B.  de  Montfaucon. 
Accedunt  opuscula  quœdam  anecdota,  2  in-fol.,  Paris, 
1713.  —  Dom  J.  G.  Morillon  (1633-1694)  est  auteur 
de  Paraphrases  sur  le  livre  de  Job,  en  vers  français, 
Paris,  1668,  et  Tours,  1679,  sur  l'Ecclésiaste,  Paris, 
1670;  sur  Tobie,  Orléans,  1674,  et  Paris,  1675;  son 
poème,  Saint  Joseph  ou  l'esclave  fidèle,  Tours  1679, 
fut  supprimé  à  cause  de  quelques  passages  trop  libres. 
—  Dom  P.  Sabbathier  (1682-1742).  Son  œuvre  capi- 
tale a  pour  titre  :  Bibliôrum  sacrorum  versio  vêtus 
italica  et  ceeterze  quœcumque  in  codd.  mss.  et  antiquo- 
rum libris  reperiri  poluerunt,  3  in  fol.,  Beims,  1743; 
elle  ne  fut  imprimée  qu'après  sa  mort.  Dom  Clémen- 
cet,  qui  en  rédigea  la  préface,  y  fait  un  bel  éloge  de 
l'auteur  et  le  présente  comme  un  parfait  religieux. 
Aux  références  données  sur  ces  religieux,  on  peut 
ajouter  E.  Mangenot  :  Les  travaux  des  bénédictins  de 
Saint-Maur,  de  Saint-Vanne  et  de  Sainl-Hydulphe,  sur 
les  anciennes  versions  latines  de  la  Bible,  Amiens,  1889. 

2°  Patrologie.  —  C'est  ici  particulièrement  que  les 
mauristes  ont  fait  éclater  leur  supériorité. 

Dom  Luc  d'Achéry  (1609-1685).  Avant  lui  les 
œuvres  de  Lanfranc  n'avaient  jamais  été  imprimées; 
il  les  copia,  les  recueillit,  en  donna  une  édition  avec 
notes  et  observations,  table  générale  sous  ce  titre  : 
B.  Lanfranci  Cantuarienstis  archiepiscopi  et  Anglise 
primatis,  O.  S.  B.,  opéra  omnia  quœ  reperiri  poluerunt, 
in  fol.,  Paris,  1648;  Venise,  1745;  Sur  L.  d'Achéry,  cf. 
Berlière-Wilhelm,  p.  2-8,  et  ici  t.  i,  col.  310.  —  Dom 
A.  Beaugendre  (1628-1708),  cf.  Berlière-Wilhelm, 
p.  32  :  Ven.  Hildeberti,  primo  Cenomanensis  episcopi, 
deinde  l'uronensis  archiepiscopi  opéra,  tam  édita  quam 
inedila.  Accesserunl  Marbodi  Redonensis  episcopi  opus- 
cula, in  fol.,  Paris,  1708;  dans  une  préface  pleine  de 
candeur,  l'éditeur  déclare  que  ses  notes  ont  été 
revues  par  dom  Bené  Massuet  :  il  est  pa  ticulière- 
ment  digne  d'éloges  pour  avoir  entrepris  ce  travail 
dans  sa  vieillesse.  A  l'occasion  de  quelques  passages 
d'Hildebert  assez  mal  entendus,  il  se  déclare  ouver- 
tement contre  le  jansénisme.  —  Dom  Th.  Blampin 
(1640-1710),  cf.  Berlière-Wilhelm,  p.  45,  et  ici  t.  n, 
col.  903.  Avant  lui,  dom  F.  Delfau  eut  la  direction  de 
l'édition  des  œuvres  de  saint  Augustin,  mais  comme 
on  lui  attribua  le  livre  :  L'abbé  commendalaire,  il  en 
fut  retiré  en  1675  et  exilé  à  Landevenec.  Ce  fut  donc 
dom  Blampin  qui  lui  succéda  et  avec  l'aide  des  reli- 
gieux que  nous  allons  nommer  publia  :  .S.  Aurelii 
Auyuslini  opéra  emendata  studio  monuchorum  O.  S.  B., 
congregationis  S.  Mauri.  11  t.  en  8  in-fol.,  Paris,  1681- 


427 


MAURISTES,   TRAVAUX 


428 


1700.  Les  volumes  parurent  successivement  dans 
l'ordre  suivant  tout  d'abord  en  1681,  le  t.  iv,  puis  en 
1683,  le  t.  v,  en  1685,  les  t.  vi  et  vu,  en  1687,  les  t.  i 
et  ii,  en  1688,  les  t.  vin  et  ix,  en  1690,  le  t.  x  et  en 
1700,  le  t.  xi.  En  1689  on  réimprima  les  1. 1  et  n  sous 
la  dale  de  1679;  mais  à  l'insu  de  dom  Blampin  on  y 
laissa  beaucoup  de  fautes.  Cette  édition  de  1689  se 
reconnaît  à  l'épître  dédicatoire,  t.  i.  Au  t.  x,  dans 
plusieurs  exemplaires  se  trouve  l'analyse  du  livre  de 
la  Correction  et  de  la  Grâce  d'Arnaud,  pièce  qui  fut 
supprimée  par  ordre  de  M.  de  Harlay.  Les  éditions 
subséquentes  furent  nombreuses.  A  signaler  celle 
d'Anvers  de  1700-1701,  12  tomes  en  9  in-fol.  :  elle 
contient  au  t.  x  l'analyse  d'Arnaud  et  un  Appeniix 
Augustiniana;  celles  de  Venise,  1729,  1735,  et  1833- 
1862  sont  une  réimpression  de  la  première  édition  de 
Paris;  celle  de  Bassano,  en  1807  a  18  vol.  in-4°.  Dans 
la  Collectio  SS.  Ecclesise  Patrum,  Paris,  1838,  on  compte 
43  vol.  in-8°.  En  1836-1839,  l'éditeur  Gaume  donna 
avec  la  collaboration  des  bénédictins  de  Solesmes 
VEditio  Parisina  altéra,  emendata  et  aucta,  11  t.  en  13 
in-8°;  Migne  dans  sa  Patrologie  latine,  en  1841,  a 
donné  10  vol.  in-4°.  Les  collaborateurs  de  dom 
Blampin  furent  dom  P.  Coustant  (1654-1721),  qui  fut 
chargé  des  tables  et  dom  C.  Guesnié.  (1647-1722).  Ce 
dernier  est  l'auteur  de  la  table  générale  des  ouvrages 
de  saint  Augustin;  dom  Coustant  après  avoir  tout 
relu,  ajouta  beaucoup  de  choses  qui  avaient  été  omises 
dans  les  tables  particulières,  et  fit  insérer  la  table  des 
sermons  faussement  attribués  au  saint  docteur.  Dom 
H.  Vaillant  (1619-1678)  de  concert  avec  dom  J.  Du 
Frische  (1641-1693),  avait  fait  la  traduction  latine 
de  la  vie  de  saint  Augustin  qui  fut  placée  au  t.  xi. 
J.  Mabillon  composa  en  1700  la  préface  générale  pour 
laquelle  il  s'attira  de  vifs  reproches,  parce  qu'ayant 
ménagé  les  ennemis  de  la  doctrine  de  saint  Augustin,  il 
mécontenta  ses  plus  zélés  défenseurs.  Voir  art.  Mabil- 
lon, Dom  Nie.  Coysot  (1726),  prit  soin  de  l'impression 
et  se  donna  la  peine  de  corriger  les  épreuves.  —  Dom 
Coustant  (1654-1721),  cf.  Berlière-Wilhelm,  p.  142,  a 
édité  les  œuvres  de  saint  Hilaire  de  Poitiers,  précédées 
d'une  vie  d'Hilaire  d'après  ses  écrits  et  d'anciens 
monuments,  puis  de  la  vie  du  saint  par  Venance  For- 
tunat  :  S.  Hilarii  Pictaviensis  opéra  studio  monachortim 
O.  S.  B.,  in-fol.,  Paris,  1693.  Cette  édition  fut  considérée 
comme  l'une  des  meilleures  de  celles  données  par  les 
bénédictins.  Dom  Coustant  eut  à  défendre  son  œuvre; 
d'où  ses  Vindicise  mss.  codd.  a  R,  P.  Barth.  Germon 
impugnatorum,  cum  appendice  in  quo  S.  Hilarii  qui- 
dam loci  ab  anonymo  obscurati  et  depravati  illuslran- 
tur...  Paris,  1706,  et  Vindicise  vet.  codd.  confirmatse, 
in  quibus  plures  Patrum  atque  conciliorum  illuslrantur 
loci...,  Paris,  1715.  —  Dom  M.  Didier  (1666-1716), 
après  avoir  enseigné  la  théologie,  entreprit  une  nou- 
velle édition  de  Tertullien  :  l'affaire  n'aboutit  pas. 
Plusieurs  autres  bénédictins  s'y  employèrent,  dom 
Mcpinot,  dom  J.-B.  Malinghen,  dom  Duret,  dom 
P.  Henri  :  la  difficulté  était  de  réunir  les  manuscrits. 
—  Dom  Du  Frische  (1641-1693),  cf.  Berlière-Wilhelm, 
p.  185,  de  concert  avec  dom  Le  Nourry,  travailla 
à  l'édition  des  œuvres  de  saint  Ambroise  :  S.  Ambrosii 
Mediotanensis  episcopi  opéra  ad  manuscriptos  codices 
vaticanos,  gdlicanos,  belgicos,  neenon  ad  ediiiones 
veteres  emendata  stud.  et  labore  monachorum  O.  S.  B., 
e  congregatione  S.  Mauri,  2  in  fol.,  Paris,  1686-1690. 
Dupin  l'a  jugée  correcte.  Une  réédition  préparée  par 
dom  Le  Nourry  et  dom  J.  Carré  passa  ensuite  à  dom 
L.  Lemerauit  qui  fit  imprimer  le  premier  volume,  et 
mourut  en  1756.  —  Dom  J.  Garet  (1627-1694),  cf. 
Berlière-Wilhelm,  p.  236,  a  édité  Cassiodore  :  Magni 
Aurelii  Cassiodori  senatoris  opéra  omnia  in  II  tomos 
dislribula,  ad  ftdem  mss.  cod.  emendata  et  aucta  cum 
indicibus,   2  in-fol.,   Paris   et    Rouen,    1679.    — Dom 


J.  Garnier  (1670-1725).  cf.  Berlière-Wilhelm,  p.  237,  fut 
chargé  de  donner  une  nouvelle  édition  des  œuvres  de 
saint  Basile;  aidé  de  dom  Favcrolles  (1652-1724)  il 
publia  à  la  suite  d'une  ample  préface  :  S.  Basilii  opéra 
omnia  quœ  exstant,  vet  quœ  ejus  nomine  circumjeruntur, 
gr.  et  lat.  op.  et  studio  dom  J.  Garnier,  1730  et  P.  Ma- 
ran,  3  in-fol.  1721-1730;  dom  Maran  qui  a  édité  le 
3e  volume  a  cru  devoir  refaire  en  entier  la  traduction 
des  Lettres.  —  Dom  G.  Gerberon  (1628-1711),  cf.  Ber- 
lière-Wilhelm, p.  245  et  ici,  t.  vi,  col.  1290,  ardent  et 
fougueux  janséniste,  a  édité  S.  Anselmi  opéra  omnia 
neenon  Eadmeri,  monachi  cantuariensis  hisloria...  et 
alia  opuscula,  in-fol.,  Paris,  1675;  cette  édition  est 
loin  d'être  parfaite;  Migne,  P.  L.,  t.  clvhi-clix,  l'a 
reproduite  avec  beaucoup  de  fautes.  ■ —  Dom  F.  Lou- 
vard  (1661-1739),  cf.  Berlière-Wilhelm,  p.  407  et  ici, 
t.  ix,  col.  968,  publia  Prospectus  novse  edilionis  S.  Gre- 
gorii  Nazianzeni,  Paris,  1708;  son  manuscrit,  pour  les 
œuvres  du  saint  docteur,  fut  remis  à  dom  Maran,  qui 
ne  put  mener  l'entreprise  à  bon  terme;  dom  Clémen- 
cet  (f  1778)  édita  seulement  le  premier  volume,  sous 
ce  titre  :  S.  Gregorii  Nazianzeni  opéra  omnia  gr.  et 
lat.  ad  codd.  gdlicanos,  vatic,  germ.,  angl.  et  anli- 
quiores  edd.  casligala,  op.  et  stud.  monachorum  O.  S.  B. 
e  congr.  S.  Mauri,  in-fol.,  Paris,  1778.  L'édition  n'a 
été  complétée  qu'au  xixc  siècle.  — Dom  J.  Mabillon 
(1632-1707),  cf.  t.  ix,  col.  1425,  donna  l'édition  de 
saint  Bernard  :  S.  Bernardi  abbalis  primi  Clarevallen- 
sis  opéra  omnia  post  Horstium  denuo  recognita,-Q  t.  en 
2  in-fol.,  Paris,  1667.  Il  mit  la  dernière  main  à  l'œuvre 
commencée  par  dom  Chantelou  (1617-1664);  il  y  fit 
paraître  tant  d'exactitude  et  d'érudition  qu'on  en 
conclut  au  rang  considérable  qu'il  allait  tenir  parmi 
les  savants  de  son  siècle.  — Dom  P.  Maran  (1683-1762), 
cf.  t.  ix,  col.  1933,  l'un  des  plus  habiles  théologiens 
de  son  époque,  au  dire  de  dom  Tassin,  a  édité  les 
œuvres  de  saint  Justin,  sous  ce  titre  :  S.  P.  N.  Jus- 
tini  philosophi  et  marhjris  opéra  omnia,  neenon  Tatiani 
adversus  Grsecos  oratio,  Athenagorœ  legalio  pro  chris- 
tianis,  S.  Theophili  Antiocheni  1res  ad  Autolycum  libri, 
Hermise  irrisio  gentilium  philosoph.  (gr.  et  lat.)  cum 
mss.  codd.  collata..,  in  fol.,  Paris,  1742;  celles  de 
saint"  Cyprien  :  S.  Cypriani  opéra  studio  et  labore  St.  Ba- 
luzii  absolula  ac  prœjatione  et  vita  Cypriani  adornata, 
opéra  unius  e  congr.  S.  Mauri,  in-fol.,  Paris,  1726;  on 
a  vu  qu'il  avait  collaboré  aux  éditions  de  S.  Basile 
et  de  S.  Grégoire  de  Nazianze.  —  Dom  J.  Martianay 
(1647-1717),  cf.  ci-dessus,  col.  181,  publia  :  DM 
Hieronymi  prodromus,  seu  epistola  D.  J.  Martianay  ad 
omnes  viros  doctos  cum  epistola  S.  Hieronymi  ad  Sun- 
niam..,  Paris,  1690,  où  il  s'agit  de  montrer  la  néces- 
sité de  revoir  les  ouvrages  de  ce  docteur  sur  de  bons 
manuscrits,  d'où  surgit  une  ardente  polémique  avec 
Bichard  Simon;  S.  Eusebi  Hieronymi  opéra  emendata, 
studio  ac  labore  monachorum  O.  S.  B.  (dom  A.  Pouget  et 
dom  J.  Martianay),  in-fol.,  Paris,  1693,  1706.  Dom 
P.  Maran  eût  voulu  revoir  et  perfectionner  cette  édi- 
tion, mais  n'a  pu  exécuter  son  projet.  —  Dom  A.  Pou- 
get (1650-1709),  le  collaborateur  de  Martianay,  a  eu 
part  également  à  l'édition  des  œuvres  de  S.  Athanase. 
—  Dom  R.  Massuet  (1666-1617)  travailla  à  une  édi- 
tion de  saint  Irénée  qui  parut  sous  ce  titre  :  S.  Irensei 
contra  hxreses  libri  V,  post  Fr.  Feuardentiii  et  J.-B. 
Grabbe  recensionem  castigati  denuo,  ad  mss.  codd. 
neenon  ad  antiquiores  editiones,  observationibus  ac 
nolis...  locupletati,  in-fol.  1710;  il  prit  soin  également 
d'une  nouvelle  édition  de  saint  Bernard.  —  Dom 
H.  Ménard  (1585-1644)  prépara  une  œuvre  patristique 
qui  parut  seulement  après  sa  mort  :  S.  Barnabœ 
aposloli  (ut  fertur)  epistola  calholica  ab  'antiquis  olim 
Ecclesise  Patribus  sub  ejusdem  nomine  laudala  et 
usurpala,  Paris,  1645.  —  Dom  B.  de  Montfaucon 
(1655-1721).  A  cet  étonnant  travailleur,  le  digne  émule 


429 


MAURISTES,   TRAVAUX 


430 


de  Mabillon  on  doit  l'édition  de  deux  œuvres  patris- 
tiques  considérables,  celles  d'Athanasc  et  de  Jean 
Chrysoslome  :  S.  P.  N.  Athanasii,  arehiep,  Alexandrini 
opéra  omnia  qua  citant  cl  circumfcrunliir,  3  in-fol., 
Paris,  1689,  en  quoi  il  fut  aidé  par  dom  J.  Lopin 
(t  1693)  et  dom  A.  Pouget  ;  S.  P.  N.  Joannis  Cliryso- 
stotni  opéra  omnia  quie  extant  vel  quœ  ejus  nomine 
circumferunlur,  13  in-fol.,  Paris,  1718-1738;  ont  col- 
laboré, pour  la  collation  des  manuscrits,  dom  F.  Fave- 
rolles  (t  1724),  dom  Ch.  de  la  Rue  (t  1739),  dom 
M.  Bouquet  (f  1754)  et  dom  Doussot  (t  1752)  auxquels 
Montfaucon  rend  un  juste  hommage  dans  sa  préface. 
A  -Montfaucon  revient  encore  la  Collectio  nova  Pa- 
trum  et  scriplorum  grœcorum,  Eusebii  Cœsaricnsis, 
Athanasii  et  Cosmœ  JEgypti,  2  in  fol.,  Paris,  1706.  — 
Dom  Ch.  de  la  Rue  (1684-1739),  fut  chargé  par  Mont- 
faucon de  donner  une  collection  exacte  et  complète 
des  œuvres  d'Origène;  il  put  en  commencer  l'impres- 
sion, le  3e  volume  était  prêt  quand  il  mourut,  le  48  vo- 
lume est  de  son  neveu  dom  V.  de  la  Rue  (t  1762).  Il 
avait  été  aidé  par  dom  J.-B.  Robart  (f  1763);  on  eut 
ainsi  :  Origenis  opéra  omnia  ex  variis  edit.  et  codd. 
recensila  lat.  versa  atque  annotationibus  illustrata... 
4  in-fol.,  Paris  1733-1759.  —  Dom  D.  de  Sainte-Marthe 
(1650-1725)  se  consacra  aux  œuvres  de  saint  Grégoire 
le  Grand.  Après  avoir  publié,  l'Histoire  de  saint  Gré- 
goire le  Grand  tirée  principalement  de  ses  ouvrages, 
Rouen,  1697,  il  remarqua  une  notable  différence  entre 
les  imprimés  et  les  manuscrits  des  œuvres,  et  entre- 
prit l'édition  qui  a  pour  titre  :  S.  Gregorii  Magni 
opéra  omnia  studio  et  labore  monachorum  O.  S.  B.  c 
congr.  S.  Mauri,  4  in-fol.,  Paris,  1705;  ont  pris  part 
à  cette  édition  :  dom  G.  Bessin  (1654-1726)  qui  fit 
l'arrangement  et  la  critique  des  Lettres  avec  notes, 
dom  B.  de  la  Croix,  bibliothécaire  de  Saint-Germain 
qui  lut  les  épreuves;  l'hommage  de  cette  édition  à 
Clément  XI  fut  particulièrement  agréable  au  pontife 
qui  dans  un  bref  fit  de  grands  éloges  de  la  congré- 
gation de  Saint-Maur.  —  Dom  A.  Touttée  (1677-1718), 
après  avoir  donné  le  Programme  d'une  nouvelle  édition 
des  œuvres  de  S.  Cyrille  de  Jérusalem,  Paris,  1715,  édita: 
S.  Cyrilli  Hierosolymitani  opéra  quœ  extant  omnia  et 
ejus  nomine  circumferuntur  ad  mss.  codd.  castigala, 
dissertationibus  et  notis  illustrata,  in  fol.,  Paris,  1720; 
dom  Touttée  avait  achevé  la  préface  et  les  disserta- 
tions, puis  fait  imprimer  le  texte  quand  il  mourut. 
L'œuvre  parut,  grâce  aux  soins  de  dom  P.  Maran, 
auquel  on  doit  la  Dissertation  sur  les  semi-ariens,  dans 
laquelle  on  défend  la  nouvelle  édition  de  S.  Cyrille 
de  Jérusalem  contre  les  auteurs  des  Mémoires  de  Tré- 
voux, in-12,  Paris,  1722. 

3°  Théologie  et  Droit  canonique.  —  Moins  connue  en 
général  que  l'œuvre  patristique,  cette  œuvre  théolo- 
gique ne  laisse  pas  d'être  intéressante. 

Dom  Louis  Bulteau  (1625-1693),  cf.  Berlière- 
Wilhelm,  p.  88,  a  donné  plusieurs  publications  con- 
cernant l'usure,  savoir  :  La  défense  des  sentiments  de 
Jactance  sur  le  sujet  de  l'usure,  contre  la  censure  d'un 
ministre  de  la  religion  prétendue  réformée,  Paris,  1670, 
3«  édit.,  1677  ;  Le  /aux  dépôt  :  réfutation  de  quelques 
erreurs  populaires  louchant  l'usure,  Lyon  et  Mons, 
1674;  2«  édit.  sous  le  titre  :  Traité  de  l'usure;  ouvrage 
très  utile  à  tous  les  chrétiens,  Paris,  1720;  Petite  morale 
de  L.  Vives,  traduction  française  avec  le  texte  latin, 
Paris,  1670.  —  Dom  J.  Castel  (1677-1741),  cf.  Ber- 
lière-Wilhelm,  p.  101  :  Lettre  ù  M...  pour  servir  de 
réponse  au  P.  Le  Grand  et  à  la  dissertation  sur  la  ma- 
nière dont  les  bénéfices  simples  sont  acquis  et  possédés 
par  quelques  congrégations  religieuses,  Paris,  1725.  — 
Dom  P.  Deforis(tl794  guillotiné), cf.  Berlière-Wilhelm, 
p.  150-152,  fut  l'éditeur  des  œuvres  de  Bossuet.  lia 
publié  :  Réfutation  d'un  nouvel  ouvrage  de  J.-J.  Rous- 
seau, intitulé   Emile  ou    de   [Éducation,  Paris,    1762; 


Préservatif  pour  les  fidèles  contre  les  sophismes  et  les 
impiétés  des  incrédules,  Paris,  1764.  —  Dom  J.-B.  De- 
vienne d'Agneaux  (f  1792),  cf.  Berlière-Wilhelm, 
p.  165-170  :  Lettre  en  forme  de  dissertation  contre  l'in- 
crédulité, Avignon,  1756;  Dissertation  sur  la  religion 
de  Montaigne,  Bordeaux,  1773;  Éloge  historique  de 
Michel  Montaigne  et  discours  sur  sa  religion,  s.  1., 
1775.  —  Dom  M.  Fougueré  (1641-1709),  cf.  Berlière- 
Wilhelm,  p.  227  :  Synodus  Bethlemilica  adversus  calvi- 
nistas  hœreticos,  1672,  s.  1.,  1676;  Celebris  historia 
monoihelilarum  atque  Honorii  controversia  scrutiniis 
octo  comprehensa,  Paris,  1678  (sous  le  pseudonyme  de 
J.-B.  Tagmanni).  —  Dom  G.  Gcrberon  (1628-1711), 
cf.  Berlière-Wilhelm,  p.  245,  et  ici  t.  vi,  col.  1200. 
De  ses  nombreux  écrits  mentionnons  ici  :  Apologia  pro 
Ruperto  abbate  Tuitiensi  in  qua  de  eucharislica  veri- 
taie  eum  eatholice  sensisse  et  scripsisse  demonslral 
vindex  G.  Gcrberon,  Paris,  1669;  Catéchisme  de  la  péni- 
tence, Paris,  1672.  —  Dom  F.  Gesvres  (|  1705),  cf. 
Berlière-Wilhelm,  p.  250,  et  ici  t.  vi,  col.  1340,  em- 
pêché par  la  maladie  de  travailler  à  une  théologie  dog- 
matique a  publié  :  Theologise  et  Philosophiœ  sophis- 
licœ  tumulus,  brochure  de  5  pages  in-4°,  réponse  à  une 
attaque  dans  un  libelle  attribué  aux  jésuites;  Defensio 
Arnaldina,  Anvers,  1700,  où  il  justifie  les  bénédictins 
d'avoir  introduit  l'analyse  d'Arnaud  au  t.  x'  des 
œuvres  de  saint  Augustin.  —  Dom  D.  Godard  (1741), 
cf.  Berlière-Wilhelm,  p.  254  :  Lettre  des  religieux  béné- 
dictins à  S.  Ém.  le  card.  de  Fleury  et  à  leur  Père  général 
aux  fins  d'obtenir  la  liberté  des  suffrages  qui  leur  a  été 
ôtée  dans  les  trois  derniers  chapitres  généraux,  s.  1., 
1732;  publiée  de  nouveau,  dans  dom  Louvard,  Droits 
des  chapitres  généraux  de  la  congrégation  de  Saint- 
Maur,  Nancy,  1739.  —  Dom  M.  Gourdin  (t  1708), 
cf.  Berlière-Wilhelm,  p.  258-262  :  Illuslr.  Principis 
DD.  Guilclmi  Egonis  landgravi  Furstenbergi,  arehiep. 
Coloniensis  legati,  violenta  abduclio  et  injusta  deteniio, 
Anvers,  1674,  en  vue  d'établir  que  les  lois  de  l'Église, 
le  droit  des  gens,  la  foi  publique  ont  été  violés  dans 
cette  détention.  —  Dom  A.  Guyard  (1691-1760),  cf. 
Berlière-Wilhelm,  p.  275  :  Entretien  sur  les  mœurs 
du  siècle,  Nancy,  1736,  et  Orléans,  1738;  Dissertation 
sur  l'honoraire  des  messes,  s.  1.,  1748.  —  Dom  E.  Hideux 
(1670-1743)  et  dom  P.  du  Bos  (1680-1755),  cf.  Ber- 
lière-Wilhelm, p.  282  et  176  :  Traité  historique  cl  moral 
de  l'abstinence  de  la  viande...  par  dom  G.  Berihelet,  de 
la  congrégation  de  Saint-Vanne,  revu,  augmenté  et  im- 
primé par  les  soins  de  deux  mauristes,  Rouen,  1731. 
—  Dom  N.  Jamin  (1710-1782),  cf.  Berlière-Wilhelm, 
p.  291-294  :  Pensées  théologiqucs  relatives  aux  erreurs 
du  temps,  Paris,  1769,  réimprimé  avec  le  suivant; 
Traité  de  la  lecture  chrétienne,  Dijon  et  Paris,  1774; 
Le  fruit  de  mes  lectures  ou  pensées  extraites  d'auteurs 
profanes  relatives  aux  différents  ordres  de  la  société, 
s.  1.,  1775;  Placide  à  Maclovie,  ou  traité  des  scrupules, 
s.  1.,  1774;  Placide  à  Scholastique,  ou  manière  de  se 
conduire  dans  le  monde,  s.  1.,  1775.  —  Dom  N.  Jomart 
(1671-1738),  cf.  Berlière-Wilhelm,  p.  297.  Les  œuvres 
de  ce  Père,  restées  manuscrites,  sont  à  mentionner  : 
Explication  du  S.  Sacrement  de  l'Eucharistie  selon  les 
principes  de  M.  Descartes;  Theologi  ad  amicum  lillerœ 
de  mystica  prece  qua  fit  corpus  Christi;  Summa  conlro- 
versiarum  ad  normam  scholarum  digcsla;  de  Ecclesia, 
fide,  theologia  genuinisque  carumdem  fundamentis;  Spi- 
cilegium  privilegiorum  congr.  S.  Mauri  in  Gallia, 
O.  S.  B.;  Parallèle  des  anciens  et  des  nouveaux  caté- 
chismes des  Églises  de  France  où  l'on  voit  les  change- 
ments introduits  dans  la  doctrine  sur  plusieurs  points, 
pendant  le  cours  des  dernières  disputes.  Trois  imprimés 
du  même  Père  se  trouvent  à  la  Bibliothèque  de  Saint- 
Nicaise  de  Reims.  Ce  sont  :  Avis  important  d'un  théo- 
logien conlrovcrsiste  catholique  à  une  personne  de  consi- 
dération de  la  religion  prétendue  reformée  sur  la  nëces- 


431 


MAURISTES,   TRAVAUX 


432 


site  d'admettre  une  seule  communion  chrélenne,  1710; 
Avis    important  touchant  la  conscience  erronée,    1712; 
Avis  aux  ecclésiastiques  de  Tournai  touchant  la  crainte 
servile,  s.  d.  —  Dom  I).  Labbal  (f  1803),  cf.  Berlière- 
Wilhelm,  p.  396-310  :  Mémoire  sur  une  nouvelle  col- 
ection  des  conciles  de  France,  Paris,  1785;  Concilio- 
rum    Galliie  tam   cdilorum   quam   ineditorum   collectio 
op.  elslud,  monacborum  congr.  S.  Mauri,  in-fol.,  Paris, 
1789;  la  Révolution  a  arrêté  l'impression  à  la  680° 
colonne  du  t.  il,  le  1. 1  est  très  rare;  la  collection  devait 
avoir  10  ou  12  volumes.  —  Dom  Fr.  Lamy  (1636-1711), 
cf.  Berlière-Vilhelm,  p.  319-323  et  ici,  t.  vm,  col.  2552. 
—  Dom  L.   La  Tastc  (1684-1751),  mort  évèque  de 
Bethléem,  cf.  Berlière-Wilhelm,  p.  332-335  :  Lettres 
théologiques  (25)  aux  écrivains  défenseurs  des  convul- 
sions et  aulr2s,  miracles  du  temps,  2  in-4°,  Paris,  1733- 
1710.  Ces  lettres  excitèrent  la  bile  de    la    secte.  — 
Dom  Ph.  Le  Cerf  de  la  Viéville  (f  1748),  cf  Berlière- 
Wilhelm,  p.  346-347,  et  ici,  t.  ix,  col.  101  :  Histoirede 
la  Constitution  Unigenitus  en  ce  qui  regarde  la  congré- 
gation de  Saint- Maur,  Utrecht,  1736;  dom  Tassin  qui 
était  janséniste  estime  que  les  faits  n'y  sont  pas  tou- 
jours exactement  rapportés.  —  Dom  H.  Le  Febvre 
(t  1660),   cf.   Berlière-Wilhelm,   p.   357;   bien    qu'on 
n'ait   de  lui   aucun   écrit,   nous    le   mentionnons  ici 
parce  qu'on  le  donne  comme  l'un  des  plus  habiles 
théologiens  de  la  congrégation  de  Saint-Maur;    il    y 
a  formé  d'excellents  élèves,  comme  dom  Mathoud  et 
d'autres.  —  Dom  P.  Le  Gallois  (1640-1695),  cf.  Ber- 
lière-Wilhelm, p.  359;  prédicateur  controversiste,  il 
avait  vu  un  certain  nombre  de  ses  propositions  censu- 
rées par  la  faculté  de  théologie  de  Caen.  Il  répondit 
pour  démontrer  son  orthodoxie  :  L'abrégé  des  contro- 
verses  agitées   entre  les   catholiques   et  les   protestants, 
Caen,  1684;  Éclaircissements  apologétiques  de  quelques 
propositions  de  théologie  contre  trois  censures  de  quel- 
ques docteurs...,  Caen,  1686;  Lettre  d'un  écolier  en  théo- 
logie à  un  ecclésiastique  de  ses  amis  sur  deux  censures 
faites   par   les   soi-disant  facultés   de   théologie,    Caen, 
1686;  Réponse  charitable  à  la  lettre  diffamatoire  adres- 
sée à  l'Université  de   Caen...,   Caen,   1686.   —   Dom 
F.  Le  Tellier  (1669-1743),  cf.  Berlière-Wilhelm,  p.  378  : 
Dissertatio  de  Ecclesia,  s.  1.,  1702;    beaucoup  de  ses 
dissertations  sont  restées  manuscrites,  en  voici  quel- 
ques-unes :  De  la  pénitence  des  Ninivites  sur  ce  prin- 
cipe de  théologie  morale  :  qui  veut  la  cause,  veut  l'effet; 
Noies  sur  l'étendue  des  obligations  des  religieux;  Sur 
les  prêts  usités  dans  le  commerce.  —  Dom  F.  Louvard 
(1662-1739).  Voir  son  article,  t.  ix,  col.  968.  —  Dom 
J.  Mabillon  (1632-1707),  cf.  t.  ix,   col.  1425.  —  Dom 
J.-B.  Magnin  (1670-1752),  cf.  t.  ix,  col.  1656,  un  appe- 
lant, élève  de  dom  Gesvres  dont  il  a  conservé  soigneu- 
sement les  traités   de  théologie;  il   a   édité  VAndgse 
d'Arnauld  sur  le   traité  De   correptione    et    gralia   de 
saint   Augustin;   Bibliothèque   augustinienne   ou  cata- 
logue des  ouvrages  de  MM.  de  Port-Rogal  et  autres  écri- 
vains ecclésiastiques  qui  ont  trave  illé  comme  de  concert 
pour  la  défense  de  l'Église  dans  le  dernier  siècle  (de- 
meuré manuscrit).  —  Dom  P.  Maran  (1683-1762),  voir 
t.  ix,  col.  1934;  signalons  ici  :  Divinilas  J.  C.  mani- 
festa in  Scripturis  et  Traditione,  Paris,  1742;  La  divi- 
nité de  N.-S.  J.-C.  prouvée  contre  les  hérétiques  et  les 
déistes  par    les    écritures  de  l'A.  et  du  N.  Testament, 
Paris  1751;  Les  grandeurs  de  J.-C.  et  la  défense  de  sa 
divinité  contre  les  P.    P.  Harduin  et  Berruger,  S.    J., 
France  (Paris),  1756.  —  Dom  E.  Martène  (1654-1739). 
Voir  son  article,  col.  179. —  Dom  L.  de  Massiot  (1643- 
1717)  :  Traité  du  sacerdoce  et  du  sacrifice  de  J.-C.  et  de 
son  union  avec  les  fidèles  dans  ce  mgstère,  Poitiers,  1708. 
—  Dom.  R.  Massuet  (1664-1716)  :  Lettre  d'un  ecclésias- 
tique au  R.  P.  [Langlois]  S.  J.,sur  celle  qu'il  a  écrite  aux 
bénédictins  de  la  congrégation  de  Saint-Maur  touchant 
le  dernier  tome  de  leur  édition  de  S.  Augustin,  Osna- 


bruck,  1691,  est  donnée  comme  le  meilleur  écrit  qui 
ait  été  publié  dans  cette  contestation;  Lettre  à  Mgr 
l'évêque  de  Bageux  (de  Nesmond)  sur  son  mandement 
du  5  mai  1707  portant  condamnation  de  plusieurs  pro- 
positions soutenues  par  les  religieux  bénédictins  de  la 
congrégation  de  Saint-Maur,  La  Haye,  1708.  —  Dom 
H.  Mathoud  (1622-1705).  Voir  son  art.,  col.  334.  — 
Dom    Fr.  Méri  (1675-1723)    :    Discussion    critique    et 
théologiquc  des    remarques    de  Al.  (Laurent  Josse  Le 
Clerc,    sulpicien)   sur   le   Dictionnaire   de    Moréri,   de 
l'édition  de  1718  par  M.  Thomas,  docteur  de  Louvain, 
s.  1.,  1720;  sous  le  nom  de  Thomas  qui  était  celui  de 
sa  mère,  c'est  dom  Meri  qui  fait  cette  discussion.  — 
Dom  B.  de  Montfaucon  (1655-1741),  voir  son  article. 
—  Dom  D.  Nageon  (1657-1717);  on  a  de  lui  un  poème 
sur  les  écrits  des  jésuites  contre  la  nouvelle  édition  des 
œuvres    de    S.    Augustin,    Besançon,    1702.    —    Dom 
E.  Perreau  (1675-1741),  un  des  appelants  de  la  bulle  : 
Traité  philosophique  et  théologique  de  la  vérité,  Utrecht, 
1731;    Histoire   des   derniers  chapitres  généraux  de  la 
congrégation  de  Saint-Maur,  s.  L,  1736.  On  l'a  regardé 
comme    l'auteur    de    la    Dénonciation    des    fameuses 
Lettres  théologiques  de  dom  L.  La  Taste,  voir  plus  haut, 
col.  416.  —  Dom  L.  Pisani  (1646-1726)  :  Lettres  d'un 
prêtre  sur  la  signature  du  formulaire,   Reims,  1708; 
Traité  historique  et  dogmatique  des  privilèges  et  exemp- 
tions ecclésiastiques,  Luxembourg,  s.  d.;    Lettre  de  M. 
à  un  ecclésiastique  qui  possède  un  prieuré  en  commende, 
s.   1.  ;   a   des  raisonnements  tout   à  fait   singuliers  : 
confond    toujours    l'Église    avec    le    pape.  —    Dom 
J.-F.  Pommeraye  (1617-1687)  s'est  occupé  des  conciles 
provinciaux  :  Sanclœ  Rotomagensis  Ecclesise  concilia 
et  sgnodalia  décréta,  Rouen,  1677;  cette  œuvre  avait 
été  commencée   par  dom  Ange   Godin  (1609-1665), 
dom  Pommeraye  a  utilisé  ses  notes  et  observations, 
continué  l'œuvre  à  partir  du  concile   de   Lillebonne 
(1080)  et  mis  au  jour  le  travail;  dom  G.  Bessin  (1654- 
1726)  a  donné  une  édition  beaucoup  plus  ample  des 
conciles  de  Normandie  sous  le  titre  :  Concilia  Rotoma- 
gensis provinciœ,  Rouen,  1717,  en  s'aidant  des  notes 
de  dom  J.  Bellaise  (1651-1711).  —  Dom  R.  Quatre- 
maire  (1612-1671)  est  un  défenseur  des  privilèges  : 
Privilegium   S.   Medardi  suessionensis   propugnatum, 
Paris,  1659,  réfutation  de  MM.  de  Launoy  et  David 
Blondel,  par  recours  à  la  voie  de  la  prescription  ;  Concilii 
Remensis,  quod   in   causa    Godefridi   Ambianensis   ep. 
celebratum  fertur,    falsitas    demonslrala,    Paris,    1663, 
cette  dissertation  a  été  écrite  pour  défendre  les  droits 
de  l'abbaye  de  Saint-Valéry  et  justifier  les  moines  du 
crime  de  faux  dont  les  aurait  convaincus  un  concile 
(supposé)  de  Reims   vers  1106;   Privilegium  S.  Ger- 
mani  adversus  D.  Launog  doctoris  Parisiensis  inquisi- 
lionem  propugnatum,    Paris,   1657;  Regalis  Ecclesise 
S.  Germani  a  Pfalis  jura  brevi  compendio  propugnata, 
Paris,  1668.  —  Dom  Denys  de  Sainte-Marthe  (1650- 
1725)  a  un  Traité  delà  confession  auriculaire  contre  les 
erreurs  des  calvinistes,  Paris,  1685.  —  Dom  V.  Thuil- 
lier   (1685-1736)    :    Lettre  d'un   ancien   professeur   en 
théologie  de  la  congrégation  de  Saint-Maur  qui  a  révo- 
qué son  appel  à  un  autre  professeur  de  la  même  congré- 
gation qui  persiste  dans  le  sien,  Paris,  1727;  Seconde 
lettre  de  dom  V.  Thuillier,  bénédictin  de  la  congrégation 
de  Saint-Maur,  servant  de  réplique  à  la  réponse  que 
lui  a  faite  un  de  ses  confrères  qui  persiste  dans  son  appel, 
avec    approbation    de    MM.    Raguet    et    Tournzlg,   et 
permission  de  dom  Thibault,  supérieur  général,   Paris, 
1727;  Troisième  lettre,  en  1728  (le  professeur  en  ques- 
tion était  dom  J.  Gomaut,  dont  on  a  la  réponse  ci- 
dessus  mentionnée).  —  Dom  Fr.  Toustain  (1700-1754): 
Remontrances  adressées  aux  R.    R.   P.    P.  supérieurs 
de  la  Congrégation  de  Saint-Maur  assemblés  pour  la 
tenue  du  chapitre   général  de    1733,   Paris,   1733;  La 
vérité    persécutée    par    Terreur    ou    Recueil    de    divers 


433 


MAUHISTES,   TRAVAUX 


434 


ouvrages  des  saints  Pères  sur  les  grandes  persécutions 
des  huit  premiers  siècles  de  l'Église  pour  prémunir  les 
fidèles  contre  la  séduction  et  la  violence  des  novateurs, 
2  in-12,  La  Haye,  1733:  De  l'autorité  des  miracles  dans 
l'Église,  Paris,  s.  d.  :  du  même  en  collaboration  avec 
doni  Tassin  :  Défense  des  titres  et  des  droits  de  l'abbaye 
de  Saini-Ouen,  contre  le  mémoire  de  M.  Térisse,  abbé 
commendalaire  de  Saint-Yictor-en-Caiix.  Avec  la  réfu- 
tation d'un  anonym;  en  deux  parties, Rouen,  1713.  — 
Dom  A.  Trablaine  (1098-1702)  :  Question  importante  : 
Est-il  plus  avantageux  à  l'État  et  à  la  religion  de  pro- 
téger les  communautés  religieuses  que  de  les  anéantir? 
s.  1.  n.  d.  (les  idées  de  l'auteur  ne  sont  pas  toujours 
justes). 

A  cette  série,  se  rattachent  les  nombreux  écrits 
pour  ou  contre  l'acceptation  de  la  bulle  Unigenilus; 
il  serait  trop  long  de  les  mentionner. 

4°  Ascétisme  chrétien  et  monastique.  —  Sur  ce  point 
encore  les  mauristes  ont  apporté  une  contribution 
importante  à  la  théologie. 

Dom  Luc  d'Achéry  (1009-1085)  :  Asceiicorum  vulgo 
spiritualium  opusculorum...  indiculus,  in-4°,  Paris, 
PUS;  2«  édit.  par  D.  J.  Rémi,  Paris,  1071;  Régula 
solitariorum  seu  exercitia  quibus  ad  pietatem  et  ad 
eccles.  munia  inslruebat  candidalos,  sœculo  circiter 
nono  Grimlaieus  sacerdos,  nunc  primum  édita,  Paris, 
1053.  —  Dom  J.  Ansart  (1723-1790)  :  Dialogué  sur 
l'utilité  des  moines  rentes,  Paris,  1709;  Histoire  de  saint 
Maur,  abbé  de  Glanfeuil,  Paris,  \112\Elogedc  Charles- 
Quint  traduit  du  latin  de  Masenius,  Paris,  1777;  His- 
toire de  saint  Fiacre  et  de  son  monastère,  Paris,  1784; 
Manuel  des  pèlerins  de  Sainte-Reine  d'Alise  V.  et  M., 
Paris,  1780;  L'esprit  de  saint  Vincent  de  Paul  ou  mo- 
dèle de  conduite  proposé  à  tous  les  ecclésiastiques,  Paris, 
1780;  Manuel  des  supérieurs  et  réguliers...  ou  l'art  de 
guérir  les  maladies  de  l'âme,  Paris,  1776.  —  Dom 
E.  Badier  (t  1719)  :  La  sainteté  de  l'état  monastique 
où  l'on  fait  l'histoire  de  l'abbaye  de  Marmoutier...  pour 
servir  de  réponse  à  la  Vie  de  saint  Martin  de  l'abbé  Ger- 
raise,  Tours,  1700.  —  Dom  P.  Bastide  (1620-1690)  : 
De  antiqua  O.  S.  B.  intra  Gallias  propagatione  disser- 
talio,  Paris,  1072  (contre  l'oratorien  Lecointe);  De 
ordinis  sancti  Benedicti  gallicana  propagatione  liber 
anus  in  quo  Regulœ  benedictinœ  per  Gallias  omnes 
progressus  sœc.  VII,  VIII  et  IX  explicantur,  Auxerre, 
1683  (réplique  au  même  P.  Lecointe).  —  Dom  L.  Be- 
nard  (f  1620)  :  De  l'esprit  des  ordres  religieux,  en  quoi 
il  consiste  et  des  moyens  de  l'acquérir,  spécialement  de 
l'esprit  de  l'ordre  de  saint  Benoît  avec  Apologie  pour 
sa  règle,  Paris,  1616;  Parénèses  chrétiennes,  ou  Ser- 
mons très  utiles  à  toutes  personnes  tant  laïques,  ecclé- 
siastiques que  régulières,  2  in-8°,  Paris,  1670;  Instruc- 
tions monastiques  sur  la  règle  de  S.  Benoît,  Paris,  1616; 
L'éloge  bénédictin  et  combien  les  bénédictins  par  leur 
science  et  leur  vertu  ont  honoré  et  obligé  la  chrétienté, 
Paris,  1618  ;  Police  régulière  tirée  de  la  règle  de  S.  Benoît, 
Paris,  1619,  —  Dom  S.  Bougis  (1630-1714)  :  Médita- 
tions pour  les  novices  et  les  jeunes  profès,  et  pour  toutes 
sortes  de  personnes  qui  sont  encore  dans  la  vie  purga- 
tive, Paris,  1674  et  1684;  Méditations  pour  tous  les 
jours  de  l'année,  2  in-4°,  Paris,  s.  d.;  Méditations  sur 
les  principaux  devoirs  de  la  vie  religieuse,  in-4°,  Paris, 
1699;  Exercices  spiriluils  tirés  de  la  règle  de  S.  Benoît, 
Paris,  1712;  Régula  S.  P.  X.  Benedicti,  Paris,  1713.  — 
Dom  Cl.  Bretagne  (1025-1094)  :  Méditations  sur  les 
principaux  devoirs  de  la  vie  religieuse  marqués  dans 
les  paroles  de  la  profession  religieuse,  avec  des  lectures 
spirituelles  tirées  de  l'Écriture  sainte  et  des  saints  Pères 
pour  une  retraite  de  dix  jours,  Paris,  1089;  2e  et  3e  édit., 
1696 et  1703.  — Dom  L.Bugnot(t  1073)  :  Vita  et  régula 
S.  Benedicti  carminibus  expressa,  Paris,  1002;  Sacra 
elogia  sanclorum  O.  S.  B.  versibus  reddilu,  Paris,  1663. 
—  Dom  L.  Bulteau  (t  1093)  :  Cura  clericalis,  français 


et  latin,  Paris,  s.  d.  ;  Dialogues  de  S.  Grégoire  le  Grand 
traduits  en  français  avec  des  notes  et  une  dissertation 
touchant  la  vérité  de  ces  dialogues,  Paris,  1089.  —  Dom 
N.  Canteleu  (1629-1002)  :  Insinuationes  divinse  pielatis 
seu  vita  et  revelationes  S.  Gerlrudis,  V.  et  abbatissa' 
O.  S.  B.,  Paris,  1002;  2°  édition  par  dom  Mège  en 
1004.  —  Dom  Cl.  Chantelou  (1617-1664)  :  Bibliotheca 
l'alrum  ascelica,  seu  selecta  veterum  Patrum  de  chris- 
tiana  cl  religiosa  per/ectionc  opuscula,  5  in-4°,  Paris, 
1001-1004  (rare);  .S.  Bernardi  abb.  Clarevall.  parœne- 
ticon,  pars  prima,  Scrmones  de  tempore  et  de  sanclis, 
compleclens  neenon  et  vilain  S.  Malachise,  Paris,  1002; 
S.  Basilii  Cœsureœ  Cappad.  archiep.  regularum 
fusius  dispulalarum  liber,  s.  1.,  1004.  —  Dom  C.  Clé- 
mencet  (f  1778)  :  Conférences  de  la  mère  Angélique  de 
S.  Jean  (Arnauld)  abbesse  de  Port-Royal  sur  les  consti- 
tutions du  monastère  de  Port- Royal  du  S.-Sacremenl 
(avec  le  texte  des  constitutions  ^,3  in-12,  Utrecht  (Paris), 
1700.  —  Dom  J.  le  Contât  (1007-1090)  :  Méditations 
pour  la  retraite  des  dix  fours,  pour  les  supérieurs,  Rennes, 
1053,  Paris,  1008;  Méditations  pour  la  retraite  des  dix 
fours,  pour  les  religieux,  Rennes,  1002,  une  2°  édition 
sous  ce  titre  :  Exercices  spirituels  propres  aux  religieux 
pendant  la  retraite  des  dix  fours,  Paris,  1004;  3e  édit. 
1703;  Les  mêmes  ouvrages  traduits  en  latin,  par 
Fr.  Metzger,  O.  S.  B.  sous  le  titre  :  Dioptra  polices 
religiosse,  Salzbourg,  1094,  1095;  L'image  du  supé- 
rieur accompli  dans  la  personne  de  S.  Benoît,  Tours, 
1050;  Conférences  ou  exhortations  monastiques  pour 
tous  les  dimanches  et  fêtes  de  l'année,  Paris  et  Tours, 
1071.  —  Dom  P.  Deforis  (f  1794)  :  Exposition  de  la 
doctrine  de  l'Église  sur  les  vertus  chrétiennes,  s.  L, 
1770.  —  Dom  F.  Delfau  (+  1076)  :  Libri  de  Imitatione 
Christi  Johanni  Gerseni,  abb.  O.  S.  B.  ilerum  asserti 
maxime  ex  fide  mss.  cxemplarium,  Paris,  1673,1674; 
dom  Delfau  ne  fut  pas  !e  seul  mauriste  à  revendiquer 
le  Livre  de  l'Imitation  pour  Jean  Gersen  :  ce  fut  l'opi- 
nion courante  dans  la  congrégation  de  Saint-Maur  à 
cette  époque.  —  Dom  I.  Du  Four  (1613-1047). 
Dom  Tassin  attribue  à  ce  mauriste,  le  testament  spiri- 
tuel pour  servir  de  préparation  à  la  mort,  sans  dire  s'il 
fut  imprimé.  Dom  Heurtebize,  La  vie  des  justes  de  dom 
Martène,  1. 1,  p.  52,  paraît  l'ignorer. —  Dom  Ed.  Duret 
(tl758)  :  Entretiens  d'une  âme  avec  Dieu,  Avignon, 
1740;  c'est  une  traduction  de  l'ouvrage  latin,  Chris- 
tiani  cordis  gemitus  par  Hamon,  1732.  —  Dom  C.  Ger- 
beron  (f  1711)  :  Le  combat  spirituel  composé  en  espa- 
gnol par  Jean  de  Castagniza  O.  S.  B.,  et  traduit  en  fran- 
çais sur  l'original  manuscrit,  Paris,  1075,  Catéchisme 
du  Jubilé  et  des  indulgences,  Paris,  1075;  Dissertation 
sur  l' Angélus,  Paris,  1675;  La  règle  des  moeurs  contre 
les  fausses  maximes  de  la  morale  corrompue,  Cologne, 
1688;  Rouen,  1733;  Utrecht,  1735;  Méditations  chré- 
tiennes sur  la  providence  de  Dieu  à  l'égard  du  salut  des 
hommes,  s.  1.,  1689;  Occupations  intérieures  pendant  la 
messe,  Bruxelles,  1089  et  Paris,  1708  ;  La  rénovation  des 
vœux  du  baptême,  Paris,  1708;  Le  véritable  pénitent 
ou  apologie  de  la  pénitence,  Cologne,  1092;  La  confiance 
chrétienne,  Utrecht,  1700.  —  Dom  P.  Haudiquier 
(prieur  aux  Blancs-Manteaux  en  1790,  cf.  Berlière- 
Wilhelm,  p.  277)  :  Histoire  du  vénérable  dom  Didier 
de  la  Cour,  avec  une  apologie  de  l'étal  monastique,  Paris, 
1772.  —  Dom  M.  Jourdain  (f  1782)  :  Défense  des 
constitutions  de  la  congrégation  de  Saint-Muur,  Tou- 
louse, s.  d.  ;  Régula  S.  P.  Benedicti  et  conslitutiones 
congr.  S.  Mauri,  Paris,  1770.  -  -  Dom  Fr.  Lamy 
(t  1711):  Sentiments  de  piété  sur  la  profession  religieuse, 
applicables  ù  la  profession  du  chrétien  dans  le  baptême, 
Paris,  1097,  ouvrage  le  meilleur  de  ce  mauriste;  De 
la  connaissance  de  soi-même,  0  in-12,  Paris,  1094;  Lds 
saints  gémissements  de  l'âme  sur  son  éloignemcnl  de 
Dieu  :  la  tyrannie  du  cor)>s  premier  sujet  de  gémir,  Paris, 
1701  ;  Les  leçons  de  la  sagesse  sur  l'engagement  au  ser- 


435 


MAURISTES,  TRAVAUX 


436 


vice  de  Dieu,  Paris,  1703;  Réflexions  sur  le  traité  de  la 
prière  publique,  Paris,  1708;  De  la  connaissance  et  de 
l'amour  de  Dieu  avec  l'art  de  (aire  un  bon  usage  des 
afflictions  en  cette  vie,  Paris,  .1712.  —  Dom  B.  La 
Taste  (t  1754)  :  Lettres  de  sainte  Thérèse,  trad.  de 
l'espagnol  en  français  par  feue  la  R.  M.  Marie-Margue- 
rite de  Meaupou,  dite  Thérèse  de  S.  Joseph,  prieure  du 
couvent  des  carmélites  de  Saint-Denys,  Paris,  1748,  t.  h 
(le  1er  volume  avait  été  publié  par  Pélicot  en  1000, 
et  par  Armand  en  1600).  —  Dom  Mabillon  (1632- 
1707)  :  S.  Bemardi  de  Consideratione  libri  V  ad  Euge- 
nium  III,  Paris,  1701  ;  La  mort  chrétienne  sur  le  mo- 
dèle de  celle  de  N.-S.-J.-C.  et  de  plusieurs  saints  et 
grands  personnages  de  l'antiquité,  le  tout  extrait  des 
originaux,  Paris,  1702;  Instruction  sur  le  renouvelle- 
ment de  vie  adressée  aux  bénédictines  de  Dieppe,  Rouen, 
1874  (publiée  par  M.  de  Bouis,  d'après  un  ms.  de 
Mabillon  au  fonds  Saint-Germain).  —  Dom  Cl.  Martin 
(1619-1696)  :  Méditations  chrétiennes  pour  les  diman- 
ches, les  fériés  et  les  principales  fêtes  de  l'année,  propres 
à  toutes  sortes  de  personnes  qui  aspirent  à  la  perfection 
de  la  vie  chrétienne,  composées  et  divisées  en  deux  parties, 
par  un  religieux  bénédictin  de  la  congrégation  de  Saint- 
Maur,  2  in-4°,  Paris,  1669;  le  même  ouvrage  traduit  en 
latin  par  Fr.  Metzger,  4  in-12,  s.  l..n.  d. ;  Conduite 
pour  la  retraite  du  mois  à  l'usage  des  religieux  de  la 
congrégation  de  Saint-Maur,  Paris,  1670  (sept  éditions 
de  cet  ouvrage,  de  1070  à  1712);  Pratique  de  la  règle 
de  S.  Benoît,  Paris,  1674  (a  eu  également  plusieurs 
éditions  en  français  et  en  latin);  Méditations  pour  la 
fêle  et  pour  l'octave  de  sainte  Ursule,  Paris,  1678; 
Méditations  pour  la  fête  et  pour  l'octave  de  saint  Nor- 
bert, Caen,  s.  d.;  Lettres  de  la  vén.  Marie  de  l'Incar- 
nation (sa  mère,  au  Canada),  Paris,  1677;  Retraite 
de  la  vén.  Mère  Marie  de  l' Incarnation,  avec  une  expo- 
sition succincte  du  Cantique  des  cantiques,  Paris,  1682; 
L'école  sainte  ou  explication  familière  des  mystères  de 
la  foi,  par  la  Mère  Marie  de  l' Incarnation,  Paris,  1684; 
Maximes  spirituelles  tirées  des  écrits  de  dom  Cl.  Martin 
(publiées  par  dom  Martène),  Rouen,  s.  d.  —  Dom 
Jacq.  Martin  (f  1751)  :  Les  confessions  de  saint  Augus- 
tin, trad.  en  français  avec  le  latin,  2  in-8°,  Paris,  1741  ; 
Le  même  ouvrage  sans  le  latin,  Paris,  1741.  —  Dom 
J.  Martianay  (1047-1717)  :  La  vie  de  sœur  Magdelaine 
du  S.-Sacremenl,  religieuse  carmélite  du  voile  blanc,  du 
monastère  de  Beaune,  avec,  des  réflexions  sur  l'excellence 
de  ses  vertus,  Paris,  1711;  Tullius  christianus,  seudivi 
Hieronymi  Slrid.  epistolee  selectœ  in  1res  classes  distri- 
bulse:  éd.  nova  ab  uno  e  congr.  S.  Mauri,  Paris,  1718 
(cette  édition  anonyme  serait  posthume,  s'il  s'agit 
de  Martianay).  —  Dom  L.  Massiot  (f  1717)  :  Traité  du 
sacerdoce  et  du  sacrifice  de  J.-C.  et  de  son  union  avec 
les  fidèles  dans  ce  mystère,  Paris,  1708.  ■ —  Dom  J.  Mège 
(1025-1691)  :  S.  Ambroise,  de  l'origine  de  l'excellence 
et  des  avantages  de  la  virginité,  trad.  franc,  Paris, 
1655  et  1664;  La  morale  chrétienne  fondée  sur  l'Écri- 
ture sainte  et  expliquée  par  les  saints  Pères,  Paris,  1661 
(traduction  du  De  institutione  laicali  de  Jonas,  év. 
d'Orléans);  La  vie  et  les  révélations  de  sainte  Gertrude, 
en  français,  Paris,  1671  et  1673;  Commentaire  sur  la 
règle  de  S.  Benoît,  Paris,  1687;  Dissertation  où  l'on 
explique  l'origine,  l'excellence  et  les  avantages  de  l'état 
de  virginité,  avec  divers  traités  de  S.  Ambroise  sur  ce 
même  sujet,  Paris,  1689;  La  vie  de  saint  Benoît  par 
S.  Grégoire  le  Grand,  avec  une  explication  des  endroits 
les  plus  importants  et  un  abrégé  de  l'histoire  de  son 
ordre,  Paris,  1690.  —  Dom  H.  Ménard  (1585-1644)  : 
Concordia  regularum,  auclore  S.  Benedicto  Anianse 
abbate,  nunc  primum  édita  ex  bibliotheca  Floriacensis 
monasterii,  Paris,  1638,  ouvrage  précédé  de  la  Vie  de 
S.  Benoît  d'Aniane,  d'après  un  manuscrit.  —  Dom 
G.  Millet  (t  1647)  :  Les  dialogues  de  S.  Grég  ire  le 
Grand  traduits  du  latin  en  français  et  illustrés  d'obser- 


vations avec  un  traité  de  la  translation  du  corps  de 
S.  Benoît  en  France,  Paris,  1624.  —  Dom  A.  de  Mon- 
gin  (1589-1633)  :  Les  flammes  eucharistiques,  Paris, 
1634,  publiées  un  an  après  sa  mort  par  son  frère  jésuite. 
—  Dom  R.  Morel  (1653-1731)  :  Entretiens  spirituels 
en  forme  de  prières  sur  les  évangiles  des  dimanches  et  des 
mystères  de  toute  l'année  avec  l'ordinaire  de  la  messe, 
2  in-12,  Paris,  1714-1715;  Entretiens  spirituels  en 
forme  de  prières  sur  la  passsion  de  Jésus-Christ,  dis- 
tribués pour  tous  les  jours  de  carême,  Paris,  1716  et 
1718;  Effusions  de  cœur  ou  Entretiens  spirituels  et 
affectifs  d'une  âme  avec  Dieu,  sur  chaque  verset  des 
psaumes  et  des  cantiques  de  l'Église,  Paris,  1716; 
Méditations  sur  la  règle  de  S.  Benoît  pour  tous  les  jours 
de  l'année,  Paris,  1717;  Entreliens  sur  l'Incarnation  de 
N.-S.J.-C,  distribués  pour  tous  les  jours  de  l'Avent, 
Paris,  1718  et  1720;  Entretiens  spirituels  pour  servir 
de  préparation  à  la  mort,  Paris,  1721  (et  non  1621), 

1727,  1755;  Entreliens  spirituels  pour  la  fêle  de  l'octave 
du  S.-Sacremenl,  Paris,  1722;  Imitation  de  N.-S. 
J.-C,  traduction  nouvelle  avec  une  prière  affective,  ou 
affection  de  cœur,  à  la  fin  de  chaque  chapitre,  Paris,  1723  ; 
Retraite  de  dix  jours  sur  les  principaux  devoirs  de  la  vie 
religieuse,  avec  une  paraphrase  sur  la  prose  du  Saint- 
Esprit  :  Veni,  sancte  Spiritus,  Paris,  1723,  1727; 
Méditations  sur  les  évangiles  de  toute  l'année,  et  pour 
les  principales  fêles  des  saints  avec  leurs  octaves,  2  in-12, 
Paris,  1726  ;  Du  bonheur  d'un  simple  religieux  qui  aime 
son  étal  et  ses  devoirs,  Paris,  1727;  De  l'espérance  chré- 
tienne et  de  la  confiance  en  la  miséricorde  de  Dieu,  Paris, 

1728,  1743.  —  Dom  J.  Pernetty  (f  1801)  :  Manuel 
bénédictin,  Paris,  1754;  La  connaissance  de  l'homme 
moral  par  celle  de  l'homme  physique,  Berlin,  1776;  La 
vertu,  le  pouvoir,  la  clémence  et  la  gloire  de  Marie,  mère 
de  Dieu,  Paris,  1790.  —  Dom  B.  Planchette  (1607- 
1680)  :  La  vie  du  grand  S.  Benoît,  patriarche  des 
moines  d'occident  :  ses  vertus,  ses  maximes,  les  excellences 
de  sa  règle  et  un  abrégé  des  grands  hommes  de  son  ordre, 
Paris,  1652.  —  Dom  R.  Quatremaire  (1612-1671)  : 
Joannes  Gersen,  Verccllensis,  O.  S.B.  libri  de  Imitationc 
Christi,  contra  Th.  a  Kempis  vindicalum  J.  Frontœi, 
can.  regul.O.  S.  August.,  auctor  assertus,  Paris,  1649; 
Joannes  Gersen,  ab.  Vercell.,  O.  S.  B.  librorum  de  Imi- 
latione  Christi  iterum  assertus  auctor  contra  refuta- 
tionem  J.  Fronteau,  can.  regul.,  Paris,  1650.  ■ —  Dom 
F.  Rainssant  (f  1651)  :  Méditations  pour  tous  les  jours  de 
de  Tannée,  tirées  des  évangiles  qui  se  lisent  à  la  messe 
et  pour  les  principales  fêtes  des  saints  avec  leurs  octaves, 
Paris,  1633,  3e  édit.,  augmentée  par  L.  Bulteau,  Paris, 
1679.  —  Dom  Ch.  Rousseau  (f  1787)  :  Le  cénobilo- 
phile  ou  lettre  d'un  religieux  français  à  un  laïc  son  ami, 
sur  les  préjugés  publics  contre  l'état  monastique,  Paris, 
1708.  —  Dom  P.  du  Sault  (1650-1724)  :  Entreliens 
avec  J.-C.  dans  le  très  S.-Sacrement  de  l'autel,  5  in-12, 
Toulouse,  1701-1703  ;  édité  en  1706,  réimprimé  en  1840  ; 
Abrégé  des  entreliens  avec  J.-C.  dans  le  très  S.-Sacre- 
ment, pour  les  prêtres,  Toulouse,  1 706  ;  Avis  et  réflexions 
sur  les  devoirs  de  l'état  religieux  pour  animer  ceux  qui 
l'ont  embrassé,  Toulouse,  1708,  Avignon,  1711;  Le 
même,  augmenté  par  dom  Roussel,  3  in-12,  Paris,  1714, 
Avignon,  1717;  Le  religieux  mourant  ou  de  la  prépa- 
ration à  la  mort  pour  les  personnes  qui  ont  embrassé 
l'état  religieux,  Avignon,  1718;  Abrégé  du  précédent, 
Toulouse,  1725.  —  Dom  G.  Tarrisse  (1575-1648)  : 
Avis  aux  RR.  PP.  supérieurs  de  la  congrégation  de 
Saint-Maur,  Paris,  1632;  ce  premier  supérieur  général 
a  dirigé  les  travaux  concernant  la  Règle  et  les  cons- 
titutions des  mauristes.  —  Dom  A.  Thévart  (1599- 
1685)  :  Exercices  spirituels  du  vén.  dom  Garcie  de 
Cisneros,  traduits  de  l'espagnol,  Paris,  1655.  —  Dom 
Cl.  Turpin  :  Manuel  religieux  ou  recueil  de  considéra- 
tions affections  et  pratiques,  Paris,  1783.  —  Dom 
Cl.  Vidal  (t  1724)  :  La  journée    chrétienne,  Limoges, 


437 


MAUHISTES,   TRAVAUX 


438 


1678.  —  Dom  B.  Vincéans  (t  1769)  :  Conférences  mo- 
nastiques, 5  in-12,  Orléans  et  Rouen,  1760-1773;  Dis- 
cours adressés  aux  religieux  de  la  congrégation  de  Sainl- 
Maur,  s.  1.,  1763, 

5°  Histoire  générale  et  locale.  —  C'est  le  domaine 
où  s'est  particulièrement  exercée  l'activité  des  mau- 
ristés. 

Dom  Luc  d'Achéry  (t  1685)  :  Veterum  aliquol  sirip- 
torum  qui  in  bibliothecis  maxime  benedictinorum  latue- 
runt  spicilegium,  13  in-4°,  Paris,  1655-1677;  Spicile- 
gium  sive  collectio  veterum  aliquot  scriptorum  qui  in 
GalUiv  bibliothecis  delituerant,  olim  opéra  et  studio 
L.  d'Achéry...  nova  editio,  ad  fidem  mss.  codd.  quo- 
rum varias  lectiones  S.  Baluze  ac  R.  P.  Ed.  Martènc 
collcgerunt,  3  in-fol.,  Paris,  1723.  ■ —  Dom  J.  de  Bav 
(t  1767)  :  État  de  la  France,  par  des  bénédictins  (dom 
<le  Bar,  dom  Radier,  dom  Jalabert),  Paris,  1749.  ■ — 
Dom  Ch.  Bévy  (f  1830)  :  Histoire  des  inaugurations 
des  rois,  des  empereurs  et  des  autres  souverains  de  l'uni- 
vers. Paris,  1776;  Histoire  de  la  noblesse  héréditaire  et 
successive  des  Gaulois,  des  Français  et  des  autres 
peuples  de  l'Europe,  s.  1.,  1741.  —  Dom  Cl.  Bretagne 
(t  1694)  :  Les  merveilles  de  N.-D.  de  Bethléem  de  Fer- 
rières  en  Galinois,  s.  1.  n.  d.  ■ —  Dom  L.-G.  Brosse 
(t  1686)  :  Les  tombeaux  et  mausolées  des  rois  inhu- 
més dans  l'église  de  Saint-Denis...  avec  un  abrégé  des 
choses  les  plus  notables  arrivées  pendant  leur  règne, 
Paris,  1656.  —  Dom  J.  Bouillart  (f  1726)  :  Histoire 
de  l'abbaye  royale  de  Saint- Germain-des-Prés,  Paris, 
1724.  ■ —  Dom  M.  Bouquet  (f  1754)  :  Recueil  des  histo- 
riens des  Gaules  et  de  la  France,  ou  Rerum  Gallicarum 
et  Francicarum  Scriptores,  23  in-fol.,  Paris,  1738- 
1876;  t.  i-vm,  publiés  par  dom  Bouquet;  t.  ix  et  x, 
par  dom  C.  Haudiquier  (f  1741)  et  J.-B.  Haudiquier, 
son  frère  (t  1775);  t.  xj,  par  dom  Housseau,  Précieux, 
Poirier:  t.  xn  et  xm  en  1786,  par  dom  Clément  et 
Brial;  t.  xiv-xvm,  par  dom  Brial,  comme  mem- 
bre de  l'Institut  de  1806  à  1882.  L'Institut  de  France 
fit  paraître  ensuite  les  t.  xix-xxm  (collection  devenue 
rare).  Le  même  ouvrage,  nouv.  édit  sous  la  direction 
de  M.  L.  Delisle,  19  in-fol.,  Paris  Palmé,  1869-1880 
(formera  25  vol.).  Les  bénédictins  avaient  laissé  pour 
les  publier  à  part  les  Historiens  des  croisades,  tant 
orientaux  que  latins  et  grecs  ;  on  y  travaillait  au  mo- 
ment de  la  Révolution,  dom  Berthereau  (f  1794)  avait 
laissé  31  vol.  mss.  Bibl.  nat.  9050-9080,  fonds  fran- 
çais. —  Dom  C.  Bourdin  (f  1726)  :  La  relation  d'un 
voyage  en  Italie,  s.  1.  n.  d.  —  Dom  J.  Bourget  (t  1776)  : 
Histoire  de  l'abbaye  royale  du  Bec  (publiée  au  t.  xn 
des  Mém.  de  la  société  des  antiquaires  de  Normandie).  — 
Dom  G.  Bugnatre  (t  1779)  :  Prospectus  de  mémoires 
pour  servir  à  l'histoire  du  Laonnais,  s.  1.,  1768.  ■ — 
Dom  L.  Bulteau  (f  1693)  :  Essai  de  l'histoire  monas- 
lique  d'Orient,  Paris,  1678;  Abrégé  de  l'histoire  de 
l'ordre  de  S.  Bencît,  2  in-4°,  Paris,  1684-1694,  les 
I.  m  et  iv  sont  restés  mss.  ■ —  Dom  M.  Carrière  (?)  : 
Discours  pour  servir  de  prospectus  à  l'histoire  générale 
de  Guyenne,  Bordeaux,  1742.  —  Dom  P.  le  Cerf  de  la 
Viérille  (f  1748)  :  Bibliothèque  historique  et  critique 
des  auteurs  de  la  congrégation  de  Saint-Maur,  La 
Haye,  1726;  Histoire  de  la  constitution  Unigenitus, 
en  ce  qui  concerne  la  congrégation  de  Saint-Maur, 
l'trecht,  1736.  —  Dom  J.  Cladière  (t  1720)  :  Histoire 
des  miracles  de  N.-D.  de  Vaslinières  (7)  sous  le 
Mont  d'Or,  Clermont,  1690  (réimprimé  en  1844  sous 
le  titre  :  Histoire  de  la  sainte-Chapelle  de  N.-D.  de 
Vassivière,  près  du  Mont  d'Or,  en  Auvergne,  Cle-mont). 
—  Dom  C.  Clémencel  (t  1778)  :  Histoire  générale  de 
Port-Royal  depuis  la  réforme  de  l'abbaye  jusqu'à  son 
entière  destruction,  10  in-12,  Amsterdam,  1755-1757. 
•—  Dom  I.  Coquelin  (f  1682).  Historiée  regalis  abba- 
tiœ  Corbeiensis  compendium  (publié  par  la  Soc.  des  anti- 
quaires de  Picardie).         Dom   M.  Dantine  (t  1746)  : 


L'art  de  vérifier  les  dates  des  faits  historiques,  des 
chartes,  des  chroniques  et  autres  monuments  depuis  la 
naissance  de  J.-C,  par  les  religieux  bénédictins  de  la 
congrégation  de  Saint-Maur,  in-4°,  Paris,  1750;  ont 
collaboré  à  cette  œuvre  dom  Durand,  domClémencet: 
2°  édit.  par  dom  Clémencct,  Paris,  1770;  le  même 
ouvrage,  réimprimé  avec  des  corrections,  annotations  et 
continué  jusqu'à  nos  jours  par  M.  \A.  Viton]  de 
Saint-Alais,  18  in-8°,  Paris,  1818-1819;  L'art  de  vérifier 
les  dates  des  faits  historiques  des  chroniques  et  autres 
anciens  monuments,  avant  l'ère  chrétienne...  par  un 
religieux  de  la  congrégation  de  Saint-Maur  (dom  Clé- 
ment), imprimé,  pour  la  première  fois,  5  in-8°,  Paris, 
1820.  L'ouvrage  a  une  continuation,  ou  4e  partie 
sous  le  titre  :  L'art  de  vérifier  les  dates,  depuis  l'année 
1770  jusqu'à  nos  jours  (jusqu'en  1827)...  Cette  partie 
rédigée  par  une  société  de  savants  et  publiée  par 
M.  (Julien)  de  Courcelles,  19  in-8°,  Paris,  1821-1824. 
■ —  Dom  J.-B.  Devienne  d'Agneaux  (f  1792)  :  Prospec- 
tus de  l'histoire  générale  de  Guyenne  par  des  religieux 
de  la  congrégation  de  Saint-Maur;  Éclaircissements  sur 
plusieurs  antiquités  trouvées  à  Bo  deaux  (ms.);  His- 
toire générale  de  la  France,  écrite  d"après  les  principes 
qui  ont  opéré  la  Révolution,  2  in-8°,  Paris.  1791  (l'ou- 
vrage n'a  pas  été  achevé,  et  l'édition  des  2  premiers 
volumes  a  été  en  grande  partie  détruite).  —  Dom 
Félibien  (f  1719)  :  Histoire  de  l'abbaye  royale  de  Saint- 
Denis  en  France,  in-fol.,  Paris,  1706;  L'histoire  de  la 
ville  de  Paris  composée  par  dom  Félibien,  augmentée 
et  mise  au  jour  par  dom  Lobincau,  5  in-fol.,  Paris, 
1725.  —  Dom  D.  Fournier  (t  1737)  :  Description  des 
saintes  grottes  de  l'église  de  l'abbaye  royale  de  Saint- 
Germain  d'Auxerre,  contenant  l'abrégé  de  la  vie  des 
saints  dont  les  corps  y  reposent,  Auxerre,  1714.  — 
Dom  G.  Gerberon  (f  1711)  :  Histoire  de  la  robe  sans 
couture  de  N.-S.  J.-C.  qui  est  révérée  dans  l'église  des 
bénédictins  d'Argenteuil,  avec  un  abrégé  de  l'histoire 
de  ce  monastère,  Paris,  1676  (ouvrage  revendiqué  par 
dom  R.  Wyard).  —  Dom  M.  Germain  (t  1694)  :  His- 
toire de  l'abbaye  royale  de  N.-D.  de  Soissons  de  l'ordre 
de  S.  Benoît,  Paris,  1675;  Monasticon  gallicanum,  Col- 
lection de  vues  topo  graphiques  représentant  les  monas- 
tères de  l'ordre  de  S.  Bencit  de  la  congrégation-dé  Saint- 
Maur  (elle  devait  former  trois  volumes)  ;  le  ms  a  fourni 
des  matériaux  pour  le  Gallia  christiana.  —  Dom 
N.  Grenier  (t  1789)  :  Introduction  à  l'histoire  générale 
de  la  province  de  Picardie,  in-4°  (manuscrit  imprimé  à 
Amiens,  en  1856).  -—  Dom  E.  Housseau  (t  1763): 
Catalogue  analytique  des  diplômes,  chartes  et  actes 
relatifs  à  l'histoire  de  Touraine,  contenus  dans  la  collec- 
tion de  dom  Housseau,  par  Em.  Mabile,  employé  à  la 
Bibliothèque  nationale,  s.  I.,  1863.  —  Dom  J.  Huynes 
(t  1651)  :  Histoire  du  Mont  Saint-Michel  au  péril  de  la 
mer,  éditée  par  M.  de  Beaurepairc,  2  in-8°,  Rouen, 
1872-1877.  —  Dom  J.  Langelé  (t  1689)  :  Histoire  du 
Saint-Suaire  de  Compiègne,  Paris,  1682.  —  Dom 
P.  Le  Duc  (f  1707)  :  Histoire  de  l'abbaye  de  Sainte- 
Croix  de  Quimperlé,  publiée  par  M.  Le  Men,  Quim- 
perlé,  1879.  —  Dom  I.  Lenoir  (f  1792)  :  Mémoire 
relatif  au  projet  d'une  histoire  générale  de  la  province 
de  Normandie,  s.  J.,  1760;  Collection  chronologique 
des  actes  et  des  titres  de  Normandie  (prospectus),  Paris, 
1788.  ■ —  Dom  J.  Liron  (t  1749)  :  Dissertation  sur  Victor 
de  Vite,  avec  une  nouvelle  vie  de  cet  évéque,  Paris,  1706; 
Dissertation  sur  le  temps  de  l'établissement  des  Juifs 
en  France,  Paris,  1708;  Apologie  pour  les  Armoricains 
et  pour  les  églises  des  Gaules,  particulièrement  de  la 
province  de  Tours,  où  l'on  fait  voir  que  celle  province 
a  reçu  la  foi  dès  le  IV'  siècle,  Paris,  1708  (contre  le 
sentiment  de  dom  Lobincau  qui  fil  alors  une  Contre 
apologie);  Les  aménités  de  la  critique  ou  Dissertations 
et  remarques  nouvelles  sur  divers  points  de  l'antiquité 
ecclésiastique  et  profane,  2  in-12,  Paris,  1717;  Biblio- 


439 


MAURISTES,   TRAVAUX 


440 


tltèque  générale  des  auteurs  de  France,  1.  I,  contenant  la 
bibliothèque  charlraine,  Paris,  1718;  Singularités  his- 
toriques et  littéraires,  contenant  plusieurs  recherches, 
découvertes  et  éclaircissements  sur  un  grand  nombre  de 
difficultés  de  l'Histoire  ancienne  et  moderne,  Paris, 
1743-1710,  recueil  curieux,  recherché.  —  -  Uom  A.  Lo- 
bineau  (t  1727)  :  Lettre  à  nos  seigneurs  les  États  de 
Bretagne  touchant  la  nouvelle  Histoire  de  la  province, 
composée  par  les  soins  du  R.  P.  dom  M.  Audren  sur  les 
titres  et  les  auteurs  originaux,  in-4°  s.  1.,  1703;  His- 
toire générale  de  Bretagne  composée  sur  les  titres  et  les 
auteurs  originaux  depuis  l'année  458,  jusqu'en  1532 
(ouvrage  commencé  par  dom  Le  Gallois,  continué  par 
dom  Lobineau),  2  in-fol.,  Paris,  1707;  Lettre  ù  nos 
seigneurs  les  Étals  de  Bretagne  pour  la  continuation 
de  l'Histoire 'de  Bretagne,  Paris,  1707;  Contre-apologie 
ou  Réflexions  sur  l'Apologie  des  Armoricains  (de  dom 
Liron),  Nantes,  17-08;  Histoire  des  deux  conquêtes  de 
l'Espagne  par  les  Maures  d'Abontarique,  trad.  de 
l'espagnol,  Paris,  1708;  Lettre  à  M.  de.  Brillhac  pour 
servir  de  réponse  aux  dissertations  sur  la  mouvance  de 
Bretagne,  Nantes,  1712;  Réponse  au  traité  de  la  mou- 
vance de  Bretagne,  Nantes,  1712.  —  Dom  J.  Mabillon. 
Voir  son  article.  —  Dom  J. -Marie  Malherbe  (f  1827)  : 
Testament  du  publiciste  patriote  ou  précis  des  observa- 
tions de  M.  l'abbé  de  Mably  sur  l'Histoire  de  France, 
La  Haye  et  Paris,  1789.  —  Dom  E.  Martène.  Voir  son 
article.  —  Dom  J.  Martin  (t  1751)  :  Éclaircissements 
littéraires  sur  un  projet  de  bibliothèque  alphabétique  sur 
l'Histoire  littéraire  de  Cave,  et  sur  quelques  autres 
ouvrages  semblables  avec  des  règles  pour  étudier  et 
pour  bien  écrire  un  ouvrage  périodique,  s.  1.  n.  d.; 
Éclaircissements  historiques  sur  les  origines  celtiques 
et  gauloises,  avec  les  quatre  premiers  siècles  des  Annales 
des  Gaules,  Paris,  1744;  Histoire  des  Gaules  et  des 
conquêtes  des  Gaulois  depuis  leur  origine  jusqu'à  la 
fondation  de  la  monarchie  française,  2  in-4°,  Paris, 
1752-1754.  —  Dom  H.  Mathoud.  Voir  son  article.  — 
Dom  J.  Mège  (t  1691)  :  La  sainte  montagne  de  N.-D.  de 
Rocheforl,  célèbre  par  les  miracles  que  Dieu  y  fait 
continuellement  par  les  puissantes  intercessions  le  sa 
divine  mère,  Toulouse,  1671.  —  Dom  J.  Merle  (?) 
Lettre  d'un  bénédictin  sur  une  charte  contenant  des 
privilèges  accordés  par  Clovis  7er  au  monastère  de 
Réomé,  aujourd'hui  Moulier  Saint-Jean,  s.  1.,  1771; 
Introduction  à  l'Histoire  de  France  avec  la  carie  géo- 
graphique de  la  Gaule  celtique,  Paris,  1795.  —  Dom  B. 
de  Montfaucon  (f  1741).  Voir  son  article.  —  Dom 
H.  Morice  (f  1750)  :  Mémoire  pour  servir  de  preuves  à 
l'histoire  de  Bretagne,  avec  des  planches,  3  in-fol., 
Paris,  1742,  1746;  Histoire  ecclésiastique  et  civile  de 
Bretagne,  2  in-fol.,  Paris,  1750.  —  Dom  Noël  Mars 
(t  1702)  :  La  vie  du  vénér.  P.  Mars,  supérieur  des  béné- 
dictins de  la  Société  de  Bretagne,  Rennes,  1650.  — 
Dom  J.  Pernetty  (f  1801)  :  Relation  de  la  reconnais- 
sance des  îles  Malouines  et  de  l'établissement  de  la 
nouvelle  colonie  française  qui  y  a  été  fondée  en  1764, 
Paris,  1765;  Dissertation  sur  l'Amérique  et  les  Améri- 
cains, contre  les  recherches  philosophiques  de  M.  Paw, 
Berlin,  1769;  Examen  des  recherches  philosophiques  sur 
l'Amérique  et  les  Américains,  et  de  la  défense  de  cet 
ouvrage,  Berlin,  1770.  —  Dom  U.  Plancher  (t  1750)  : 
Histoire  générale  et  particulière  de  Bourgogne,  avec  des 
notes,  des  dissertations  et  des  preuves,  4  in-fol.,  Dijon, 
1739-1748  (dom  Salazar  et  dom  Merle  ont  travaillé  au 
dernier  volume).  —  Dom  T.  du  Plessis  (f  1764)  fut 
un  des  collaborateurs  du  Gallia  chrisliana.  De  plus 
on  a  de  lui  :  Histoire  de  la  ville  et  des  seigneurs  de 
Coucy,  avec  des  notes,  dissertations,  pièces  justifica- 
tives, Paris,  1728;  Histoire  de  l'Église  de  Meaux  et 
pièces  justificatives,  2  in-4°,  Paris,  1731;  Lettre  au 
sujet  de  la  dissertation  de  M.  Lebeuf  sur  le  Soissonnais, 
avec  la  réponse  de  celui-ci,  Paris,  1736;  Justification 


de  dom  du  Plessis  contre  quelques  endroits  de  deux 
Mémoires  de  M.  l'abbé  Tcrrisse  au  sujet  des  droits  et 
des  titres  de  l'abbaye  royale  de  Sainl-Ouen  de  Rouen, 
Rouen,  1744;  Nouvelles  annales  de  Paris  jusqu'au 
règne  de  Hugues  Capel;  on  y  a  joint  le  poème  d'Abbon 
sur  le  siège  de  Paris  par  les  Normands  en  885  et  886, 
avec  des  notes,  Paris,  1753;  Dissertation  où  l'on  démon- 
Ire  qu'Orléans  est  l'ancienne  ville  de  Gennabum  dont 
il  est  parlé  dans  César,  Orléans,  1736;  Description  de 
la  ville  et  des  environs  d'Orléans  avec  des  remarques 
historiques  par  Polluche,  Orléans,  1736;  Description 
géographique  et  historique  de  la  Haute-Normandie,  en 
deux  parties  :  le  pays  de  Caux,  le  Vexin,  2  in-4°,  Paris, 
1740;  Histoire  de  Jacques  II,  roi  d' Angleterre,  Bruxelles, 
1740.  —  Dom  G.  Poirier  (t  1803)  a  été  un  des  conti- 
nuateurs de  dom  Bouquet  :  Instruction  sur  la  manière 
d'inventorier  et  de  conserver  tous  les  objets  qui  peuvent 
servir  aux  arts,  aux  sciences  et  ù  l'enseignement,  Paris, 
1794.  Bibliothécaire  de  Saint-Germain-des-Prés  au 
moment  de  la  Révolution,  il  a,  au  péril  de  sa  vie, 
sauvé  du  pillage  et  de  la  destruction,  une  grande 
partie  des  manuscrits  de  l'abbaye.  —  Dom  F.  Pom- 
meraye  (t  1687)  :  Histoire  de  l'abbaye  royale  de  Saint- 
Ouen  de  Rouen,  ensemble  celle  des  abbayes  de  Sainte- 
Catherine-du-Monl,  et  de  Saint-Amand  de  Rouen, 
Rouen,  1662,  Paris,  1663-1664;  Histoire  des  arche- 
vêques de  Rouen,  Rouen,  1667;  Histoire  de  l'église 
cathédrale  de  Rouen,  Rouen,  1686.  —  Dom  R.  Qua- 
tremaire  (f  1671)  :  Histoire  abrégée  du  Mont-Saint- 
Michel  avec  les  motifs  du  pèlerinage,  Paris,  1668.  — 
Dom  F.  Raissant  (t  1651)  :  Lettre  adressée  à  Mgr  le 
prince  de  Lorraine,  évêque  et  comte  de  Verdun,  prince 
du  saint  Empire,  pour  l'éclaircissement  du  différend 
mû  entre  les  R.R.  P.  P.  de  la  congrégation  de  Saint- 
Vanne,  s.  1.,  1630.  —  Dom  Rivet  de  la  Grange  (f  1749)  : 
Nécrologe  de  Port-Royal-des-Champs  (publié  par  dom 
Rivet  et  le  P.  Desmares  avec  un  supplément  par 
Lefèbvre  de  Saint-Marc),  Amsterdam  (Rouen),  1723- 
1735;  Histoire  littéraire  de  la  France,  par  des  religieux 
bénédictins  de  la  congrégation  de  Saint-Maur  (dom 
Rivet,  Taillandier,  Clémencet  et  Clément),  12  in-4°, 
Paris,  1733-1773.  Cet  ouvrage  a  été  continué  par 
l'Académie  des  Inscriptions  et  Belles-Lettres,  il 
atteint  présentement  le  xiv"  siècle;  Histoire  littéraire 
de  S.  Bernard  et  de  Pierre  le  vénérable  (par  dom  Clé- 
mencet), Paris,  1773  (servait  de  suite  à  l'Histoire  lit- 
téraire de  la  France  avant  1814).  —  Dom  T.  Ruinart 
(t  1709)  :  Apologie  de  la  mission  de  saint  Maur,  apôtre 
des  bénédictins  de  France,  avec  une  addition  touchant 
S.  Placide,  premier  martyr  de  l'O.  S.B.,  Paris,  1702; 
Ecclesia  Parisiensis  vindicata  adv.  R.  P.  Germon  duas 
disceplationes  de  antiquis  Regum  francorum  diplo- 
matibus,  Paris,  1706;  L'abrégé  de  la  vie  de  dom  J.  Ma- 
billon, prêtre  et  religieux  bénédictin,  de  la  congrégation 
de  Saint-Maur,  Paris,  1709.  —  Dom  Denys  de  Sainte- 
Marthe  (t  1725)  :  Réponse  aux  plaintes  des  protestants 
touchant  la  prétendue  persécution  de  France,  Paris, 
1688;  Entretiens  touchant  l'entreprise  du  prince 
d'Orange  en  Angleterre,  Paris,  1689  et  1691;  Lettres  à 
M.  de  Rancé,  abbé  de  la  Trappe,  Amsterdam,  1692; 
Recueil  de  quelques  pièces  qui  concernent  les  quatre 
lettres  écrites  à  M.  l'abbé  de  la  Trappe,  Cologne,  1693; 
Gallia  chrisliana,  seu  séries  omnium  archiepiscoporum, 
episcoporum  et  abbaium  Francise,  etc.,  13  in-fol.,  Paris, 
1715-1785  ;  les  trois  premiers  volumes  portent  le  nom 
de  Sainte-Marthe;  les  dix  autres  sont  op.  et  stud. 
monachorum  congr.  S.  Mauri,  O.  S.  B.  Ces  moines 
sont  dom  Thiroux,  Hodin,  Duclou,  Brice,  Du  Plessis, 
Verninac,  Henri,  Taschereau.  En  1856,  1860, 
1865,  ont  paru  trois  nouveaux  volumes;'il  ne  manque 
plus  que  la  province  d'Utrecht  au  plan  des  bénédic- 
tins. Les  nouveaux  volumes  ont,  dans  le  titre  : 
l  Condidit  B.  Hameau,  3  in-fol.,  Paris,  1856-1863;  le 


4ÎI 


MAURISTES,   TRAVAUX 


442 


même  ouvrage  :  Editio  accuratissime  correcla  cura 
D.  Piolin,  congre  g.  Galliiv  O.  S.  B.,  vol.  i-v,  xi  et  xm, 
Paris,  Palmé,"  1872-1880.  —  Dom  Tassin  (f  1777)  : 
Histoire  littéraire  de  la  congrégation  de  Sainl-Maur 
O.  S.  B.  où  l'on  trouve  la  vie  et  les  travaux  des  auteurs 
qu'elle  a  produits,  in-l°,  Bruxelles-Paris,  1770  (à 
tendances  jansénistes).  —  Dom  Thiroux  (|  1731)  : 
Histoire  de  l'abbaye  de  Saint-Florentin-dc-Bonneval 
(sous  les  auspices  de  la  Soc.  Danoise),  Châteaudun, 
1875.  —  Dom  V.  Thuillier  (f  1736)  :  Vêtus  disciplina 
monastica  seu  Collectio  auctorum  O.  S.  B.  maximum 
partcm  ineditorum  qui  ante  sexcenlos  fere  annos  per 
Italiam,  Galliam,  Germanium  de  monastica  disciplina 
traclarunl  (op.  et  stud.  D.  D.  Hergolt  (?)  et  Thuillier) 
Paris.  1726;  Histoire  de  la  nouvelle  édition  de  S.  Au- 
gustin, Paris,  1736.  —  Dom  V.  Tixier  (t  1703)  :  Livre 
des  choses  mémorables  de  l'abbaye  de  Saint-Denys  entre 
les  années  1649  et  1652  (publié  par  M.  Douet  d'Arcq  et 
Roux  de  Limy,  au  t.  m  des  Registres  de  l'Hôtel  de  Ville 
de  Paris  pour  le  monde).  —  Dom  F.  Toustain  (t  1754)  : 
Nouveau  traité  de  Diplomatique  par  deux  religieux 
bénédictins,  6  in-4°,  Paris,  1750-1765;  le  second  est 
dom  Tassin,  qui  après  la  mort  de  dom  Toustain  fut 
aidé  par  dom  Baussonnet  (t  1780);  le  même  ouvrage 
traduit  en  allemand  par  Ch.  Adelung,  9  in-4°,  Erfurt, 
1759-1769.  —  Dom  F.  de  Vaines  (?)  :  Dictionnaire 
raisonné  de  Diplomatique,  2  in-8°,  Paris,  1774,  excel- 
lent ouvrage  qui  ne  se  trouve  plus  dans  le  commerce. 
Les  Annales  de  philosophie  chrétienne  l'ont  réimprimé 
avec  quelques  changements,  t.  xiv,  IIe  série,  t.  v, 
p.  1737-1762.  —  Dom  Vaissette  (f  1756)  :  Histoire 
générale  du  Languedoc  avec  des  notes  et  des  pièces  jus- 
tificatives par  deux  bénédictins  (le  second  étant  dom 
C.  de  Vie)  5  in-fol.,  Paris,  1730-1745  (est  une  des  meil- 
leures histoires  particulières  de  province),  a  été  réé- 
ditée au  xix»  siècle  :  Histoire  générale  du  Languedoc 
commentée  et  continuée  jusqu'en  1830,  et  augmentée  d'un 
grand  nombre  de  chartes  et  de  documents  inédits, 
10  in-8°,  à  2  col.,  Toulouse,  1838-1845.  —  Dom  Cl.  de 
Vie  (t  1734)  collaborateur  du  précédent;  de  plus  : 
Vita  J.  Mabillonii,  presbyteri  et  mon.  O.  S.  B.  congr. 
S.  Mauri  a  Th.  Ruinart,  ejus  socio,  olim  gallice  scripia, 
nunc  vero  in  latinum  sermonem  translata,  Padoue, 
1714.  —  Dom  Cl.  Vincent  (t  1777)  :  Lettre  d'un  Rémois 
à  M.  le  M.  D.,  ou  doutes  sur  la  certitude  de  celte  opinion 
que  le  sacre  de  Pépin  est  incontestablement  la  première 
époque  du  sacre  des  rois  de  France,  Liège,  1775.  — 
Dom  R.  Wyard  (t  1714)  :  Histoire  de  Saint-Vincent 
de  Laon,  publiée  par  MM.  Cardon  et  Mathieu,  Saint- 
Quentin,   1858. 

6°  Liturgie  et  Vie  des  saints.  —  Plusieurs  des 
travaux  précédemment  cités  se  rapportent  à  ces  deux 
sujets. 

Dom  J.  Bouillart  (f  1726)  :  Usuardi  marlyrologium 
sincerum  ad  autographi  in  Sangermanensi  abbatia 
servati  fidem  editum,  et  ab  observationibus  R.  P.  Sol- 
lerii,  S.  J.,  vindicatum,  Paris,  1718.  —  Dom  G.  Brosse 
|  ;  1686)  :  La  vie  de  sainte  Euphrosine,  V.  M.,  patronne 
de  l'abbaye  de  Saint-Jean  de  Beaulieu-les-Compiègne 
tirée  des  anciens  auteurs  et  trad.  en  vers  français,  Paris, 
1649;  La  vie  de  saint  Valéry,  en  vers  latins  et  français, 
Paris,  1659;  La  vie  de  sainte  Marguerite  en  vers  fran- 
çais, Paris,  1669.  —  Dom  L.  Bugnot  (t  1673)  :  Sacra 
elogia  sanctorum  O.  S.  B.  versibus  redacta,  Paris,  1063. 
-  Dom  Fr.  Chazal  (t  1729)  :  Office  de  la  translation  cl  de 
filiation  de  S.  Benoît,  s.  1.  n.  d.  ;  Heures  à  l'usage  de 
la  congrégation  de  l'Enfance  de  Jésus,  s.  1.  n.  d.  — 
Dom  A.  Lobineau  (t  1727)  :  Histoire  ou  Vie  des  saints 
de  Bretagne  et  de  personnes  d'une  éminente  piété  de  celte 
province  avec  une  addition  à  l'Hvtoire  de  Bretagne, 
in-fol.,  Rennes,  1723  et  1725,  rééditée  par  M.  Tres- 
voux,  5  in-8°,  Paris,  1836-1838.  —  Dom  H.  Ménard 
(t   1644)    ;   Martyrologium  sanctorum  O.  S.  B.  duobus 


observationum  libris  illustralum,  in  quibus  continenlur 
multorum  sanctorum  vitse  nunquam  haclenus  editœ  et 
prœclara  alia  antiquitatis  monumenla,  Paris,  1629;  De 
unico  Dionysio  Areopagita  Athcnarum  et  Parisiorum 
episcopo,  adversus  J.  Launoy  discussionem  millitianœ 
responsionis  dialriba,  Paris,  1643.  —  Dom  G.  Millet 
(t  1647)  :  Le  trésor  sacré,  ou  Inventaire  des  saintes 
reliques  et  autres  précieux  joyaux  de  l'église  et  du 
trésor  de  l'abbaye  de  Saint-Denys  en  France,  Paris, 
1638;  Vindicalse  Ecclesiœ  Gallicanœ  de  suo  Areopagita 
Dionysio  gloria,  Paris,  1638;  Ad  disserlationem  nuper 
evulgatam  de  duobus  Dionysiis  responsio,  Paris,  1642. 
—  Dom  F.  Pommeraye  (f  1687)  :  La  vie  et  les  miracles 
de  S.  Romain,  archevêque  de  Rouen,  avec  un  discours 
de  l'ancienne  procession  du  corps  sacré  faite  tous  les 
ans  en  l'église  de  Saint- Godard,  Rouen  1652. —  Dom 
T.  Ruinart  (f  1709)  :  Acta  martyrum  primorumsincera.., 
in-4°,  Paris,  1689;  traduit  en  français  par  Drouet  de 
Maupertuy  sous  ce  titre  :  Les  véritables  actes  des  mar- 
tyrs, 2  in-8°,  et  2  in-12,  Paris,  1708;  Hisloria  persecu- 
tionis  vandalicœ,  in  II  part,  dislincta,  in-8",  Paris, 
1694.  —  Dom  H.  Vaillant  (f  1678)  :  In  nova  transla- 
tione  corporis  S.  Benedicli  apud  Floriacum  epinicium, 
Paris,  1663;  Fasti  sacri...,  Paris,  1674.  —  Dom  G.  Vi- 
dal (f  1760)  :  Lettres  critiques...  sur  la  vérification  des 
prétendues  reliques  de  S.  Germain  d'Auxerre,s.  1.,  1702. 
— ■  Dom  G.  Viole  (f  1669)  :  La  vie  de  sainte  Reine,  V. 
M.  avec  son  office  et  un  catalogue  des  reliques  de  l'abbaye 
de  Flavigny,  Paris,  1649;  La  vie  et  les  miracles  de  saint 
Germain,  évêque  d'Auxerre,  avec  un  catalogue  des 
hommes  illustres  de  la  ville  et  du  diocèse,  Paris,  1656. 

Bibliographie.  — ■  Anger,  Les  dépendances  de  Sainl- 
German-des-Prés,  3  in-8°,  Paris,  1906-1909;  U.  Berlière,  Les 
correspondants  littéraires  des  bénédictins  de  Saint-Maur; 
Lettres  inédites  des  bénédictins  de  Saint  Maur,  dans  Revue 
bénédictine,  1889,  t.  vi,  p.  542,  1907,  t.  xxiv,  p.  415; 
J.  Besse,  O.  S.  B.,  Les  fondateurs  de  la  congrégation  de  Saint- 
Maur,  dans  Revue  des  sciences  ecclésiastiques,'  1902,  t.  Il, 
p.  141,  230,552;  DomBeaunier,  Recueil  historique  des  arche- 
vêchés, évêchés,  abbayes  et  prieurés  de  France,  dans  Archives 
de  la  France  monastique,  t.  IV,  Ligugé,  1906;  E.  de  Broglie, 
Mabillon  et  la  Société  de  l'abbaye  de  Saint- Germain-des- 
Prés,  2  in-8",  Paris,  1888;  du  même,  Bernard  -de  Mont- 
faucon  et  les  Bernardins  (1715-1750),  2  in-8",  Paris,  1891; 
Chavan  de  Malan,  Bibliothèque  des  écrivains  de  la  congré- 
gation de  Saint-Maur,  Le  Mans,  1881;  A.  Dantier,  Rap- 
port sur  la  correspondance  inédile  des  bénédictins  de  Saint- 
Maur,  Paris,  1857;  A.  de  la  Borderie,  Correspondance  his- 
torique des  bénédictins  bretons,  Paris,  1880;  Ch.  de  Lama, 
Bibliothèque  des  écrivains  de  la  congrégation  de  Sainl-Maur, 
Paris,  1882;  François,  O.  S.  B.,  Bibliothèque  générale  des 
écrivains  de  l'ordre  de  saint  Benoit,  4  in-4°,  Bouillon,  1777; 
Duret,  Catalogue  des  livres  composés  par  les  religieux  de 
Saint-  Germain-des- Prés  et  auteurs  de  la  congrégation  de 
Sainl-Maur,  dans  Bouillart,  Histoire,  de  l'abbaye  royale  de 
Saint- Germain,  Paris,  1724;  E.  Gigas,  Lettres  des  bénédictins 
de  la  congrégation  de  Saint-Maur  (1652-17 il),  2  in-8°, 
Copenhague,  1892,  1893;  Hélyot,  Histoire  des  ordres  reli- 
gieux et  militaires,  Paris,  1792,  t.  vi,  p.  288;  B.  Kukula, 
Die  Mauriner  Ausgabe  des  Auguslinus,  Vienne,  1890-1898; 
Le  Cerf  de  la  Viéville,  Bibliothèque  historique  et  critique 
des  auteurs  de  la  congrégation  de  Saint-Maur,  La  Haye, 
1726;  Le  Comte,  L'histoire  littéraire  de  la  L'rance,  par  dom 
Rivet,  etc.,  dans  Revue  Mabillon,  1906,  t.  n,  p.  210  et  1907, 
t.  in,  p.  22  sq.,  134  sq.;Mac  Carthy,  The  Hues  of  the  principal 
writers  of  the  congrégation  of  Sainl-Maur,  Londres,  1868; 
E.  Mangenot,  Les  travaux  des  bénédictins  de  Sainl-Maur, 
de  Saint-Vanne  et  Saint-llydulphe  sur  Us  anciennes  versions 
de  la  Bible,  Amiens,  1883;  E.  Martène,  La  vie  d,s  justes, 
publiée  par  dom  Heurtebize,  dans  Archives  de  lu  France 
monastique,  t.  xxvii-xxvm,  xxx, Ligugé,  1924-1920 ;Mcrc  er, 
abbé  de  Saint-Léger,  Remarques  critiques  sur  la  biblio- 
thèque générale  des  écriveiins  de  l'ordre  de  Sainl-Bcnoil... 
adressées  aux  rédacteurs  de  l'Esprit  des  journaux  et  insé- 
rées dans  ce  journal,  octobre  et  novembre  1778;  B.  Pez, 
Bibliotheca  benedictino-mawiana,  Augsbourg,  1710;  Force 
(abbé),  Histoire  de  l'abbaye  du  Bec,  2  in-8",  Evrcux,  1901  ; 
Revue  Mabillon,  publiée  par  dom  Besse,  etc.,  années  1905 


443 


MAURISTES 


MAUROPOUS 


444 


et  sq.;  U.  Robert,  Supplément  à  l'histoire  littéraire  de  la 
congrégation  de  Suinl-Maur,  Paris,  1881;  F.  Rousseau, 
Dont  Grégoire  Tarrissi,  premier  su]>érieur  général  de  la  con- 
grégation de  Saint-Maur,  Paris,  1924;  A.  Sicard,  Les  élu- 
des classiques  avant  la  Révolution,  Paris,  1887;!  \.  Stein,  Le 
premier  supérieur  général  de  la  congrégation  de  Saint-Maur, 
dans  Archives  de  la  France  monastique,  t.  v,  Ligugé,  li)08; 
Tassin,  Histoire  littéraire  de  la  congrégation  de  Saint-Maur, 
Bruxelles,  1770;  Vabuti,  Los  benediclinos  di  San  Mauri, 
Palma  de  Mallorca,  1899;  J.-B.  Vanel,  Les  bénédictins  de 
Saint- Germai n-des- Prés  et  les  savants  lyonnais,  Paris,  1894; 
du  même,  Nécrologe  des  religieux  de  la  congrégation  de 
Saint-Maur,  décédés  à  l'abbaye  de  Saint- Germain-des-Prés, 
Paris,  1896;  Wilhelm  et  Berlière,  Noiwtau  supplément  à 
l'histoire  littéraire  de  la  congrégation  de  Saint-Maur,  Paris, 
1908,  le  t.  i  seul  a  paru;  Ziegelbauer,  O.  S.  B.,  Historia  rei 
litterariic  ordipis  sancti  Benedicti,  Augsbourg,  4  in-:foI. 
1754.  — ■  Voit  aussi  les  articles  :  Mauristes  dans  Catholic 
Encyclopaedia,  t.  x,  p.  69-72;  Maurus,  dans  Kirchenlexicon, 
t.  vm,  p.  1059;  Mauriner,  dans  Prot.  Realencyclopacdie, 
t.  xn,  p.  446-452. 

J,  Baudot. 
MAUROEIDES  Nicolas,  prédicateur  grec  du 
xviii6  siècle,  né  à  Argostoli,  dans  l'île  de  Céphalonie, 
mort  en  1788.  —  D'abord  élève  de  son  compatriote, 
Vincent  Damodos,  qui  a  laissé  un  cours  de  théologie 
dogmatique  encore  inédit,  il  alla  compléter  ses  études 
à.  Padoue,  où  il  acquit  une  connaissance  sérieuse  de  la 
littérature  latine  et  de  la  rhétorique.  De  retour  au 
pays  natal,  il  se  fit  ordonner  prêtre,  et  fut  bientôt 
appelé  à  Constantinople  par  le  patriarche  Séraphin  Ier 
(1733-1734),  qui  le  nomma  prédicateur.  De  1734  à 
1756,  il  fit  entendre  sa  parole  tantôt  à  Constantinople, 
tantôt  en  Moldavie,  en  Valachie  et  ailleurs.  A  partir 
de  1756,  il  se  fixa  dans  sa  patrie,  où  il  continua  son 
ministère  jusqu'à  sa  mort.  —  En  1756,  il  publia  à 
Jassy  un  recueil  de  semions  pour  le  grand  carême  et 
l'A  vent  sous  le  titre  :  'Attooto)  ixôv  Sbcruov,  •rçxoi  Xôyoi 
^uxojepeXeît;  eîç  ttjv  àyîav  xal  ^syàXyjv  TeaaapxxoGTYjv 
xal  elç  tt)v  TsaaapaxovOYJjjiepov  v/jcrrEiav  tôv  Xpia- 
Touyévvwv.  L'ouvrage  eut  une  seconde  édition  en  1780. 

Mazarakés,  Bcoypa^i'at  tmv  êhht'/Juiijv  KsçaXXïjvtdv; 
K.  Sathas,  NsoeXXï|V[xt]  ptXoXoyta,  Athènes,  1868,  p.  517. 

M.  Jugie. 

MAUROPOUS  Jean,  métropolite  d'Euchaïtes, 
orateur  et  poète  byzantin  du  xie  siècle.  I.  Vie.  II. 
Écrits. 

I.  Vie.  —  Né  en  Paphlagonie  sur  la  fin  du  xc  siècle 
ou  au  début  du  xie,  Jean  surnommé  «  aux  pieds 
noirs  »,  Maup6ro>uç,  et  plus  communément  désigné  par 
le  nom  de  son  siège  épiscopal  :  «  Jean  d'Euchaïtes  », 
u//]Tpo7toX''T7]ç  Eù-^at'Tcav,  parcourut  le  cycle  des 
connaissances  de  son  époque  sous  la  direction  de  deux 
de  ses  oncles,  dont  l'un  fut  évêque  de  Claudiopolis 
en  Bithynie,  et  l'autre  missionnaire  en  Bulgarie.  Il 
acquit  même,  chose  rare  à  Byzance  en  ce  temps-là,  une 
connaissance  suffisante  de  la  langue  latine.  Son  ins- 
truction fut  si  complète,  qu'il  put  se  présenter,  en  1044, 
à  la  cour  de  Constantin  Monomaque  (1042-1054), 
et  fut  nommé  professeur  à  l'école  de  philosophie  que 
dirigeait  Michel  Psellos.  Ce  fut  lui  qui  rédigea  la  No- 
velle  impériale  relative  à  l'école  de  droit  publiée 
d'abord  par  Leunclavius,  Jus  grseco-romanum,  t.  i, 
p.  471,  et  rééditée  par  P.  de  Lagarde  dans  le  recueil 
des  œuvres  de  notre  auteur  :  Johannis  Euchailarum 
métropolites  quœ  in  codice  vaticano  grœco  676  supersunt, 
dans  Abhandlungen  der  Gôttingen  Gesellschajt  der 
Wissenschaften,  1881,  t.  xxvm,  p.  202.  Le  basileus  le 
prit  en  affection,  et  il  semble  bien  qu'il  l'ait  nommé  son 
historiographe.  Il  est  sûr,  en  tout  cas,  que  Jean 
commença  une  Chronique,  qu'il  interrompit  sur  un 
ordre  venu  de  la  cour,  comme  il  le  raconte  lui-même. 
Il  tomba  en  même  temps  en  disgrâce.  Sans  doute, 
sa  plume  avait  été  trop  audacieuse  et  pas  assez  flat- 
teuse.   Cette   disgrâce   arriva   en   1046.    Dégoûté   du 


monde,  notre  professeur  se  fit  moine, .et  fut  bientôt 
nommé  métropolite  d'Euchaïtes,  ville  du  Pont  située 
entre  Gangres  et  Amasée  (aujourd'hui  Tchoroum?). 

Jean  considéra  cette  nominal  ion  comme  une  sen- 
tence d'exil,  et  il  n'avait  pas  tort.  Nous  voyons  par  ses 
lettres  qu'il  fit  toute  sorte  de  démarches  pour  obtenir 
de  revenir  à  Constantinople.  11  sollicita,  en  particulier, 
l'appui  du  patriarche  Michel  Cérulaire  et  celui  de  son 
ami,  Michel  Psellos.  La  faveur  de  revoir  la  capitale  lui 
fut,  de  fait,  accordée  sur  la  fin  de  l'année  1047,  au 
moment  où  se  produisait  la  révolte  de  Léon  Tornikios 
(septembre-décembre).  Jean  profita  de  la  circons- 
tance pour  étaler  son  loyalisme  envers  le  basileus  en 
deux  discours,  que  nous  possédons  encore.  Lagarde, 
op.  cit.,  p.  165  sq.  Il  perdit  sa  peine,  et  dut  bientôt 
regagner  sa  métropole,  où  il  prononçait  un  panégy- 
rique dans  le  courant  de  l'année  1048.  Lagarde,  ibid., 
p.  141-147.  Tout  ce  que  Psellos  put  pour  lui  fut  de 
l'exhorter  à  rester  au  poste  où  la  Providence  l'avait 
placé.  C'est  alors  qu'il  chercha  sa  consolation  dans  la 
prière  et  la  poésie,  comme  avait  fait  autrefois  saint 
Grégoire  de  Nazianze,  après  sa  démission.  Il  corrigea 
les  menées  de  son  église,  et  institua,  dit-on,  la  fête  des 
trois  hiérarques,  c'est-à-dire  des  trois  saints  docteurs 
de  l'Église  grecque:  Basile  de  Césarée,  Grégoire  le 
Théologien  et  Jean  Chrysostome,  fête  que  l'Église 
orientale  de  rite  byzantin  adopta  et  qu'elle  célèbre 
encore  de  nos  jours,  le  30  janvier.  Voir  sur  l'institution 
de  cette  fête  et  la  légende  des  menées  à  ce  sujet, 
l'article  de  E.  Lamerand,  dans  le  Bessarione,  1898, 
t.  iv,  p.  164-176. 

On  serait  curieux  de  connaître  quelle  fut  l'attitude 
de  notre  métropolite  durant  les  démêlés  de  Michel 
Cérulaire  avec  les  Latins.  Il  était  sans  doute  trop  loin 
de  Constantinople  pour  avoir  à  y  prendre  part.  Son 
nom  ne  figure  pas  au  bas  du  décret  synodal  du  20  juil- 
let 1054,  qui  excommunie  les  légats  du  pape  et  tous 
ceux  qui  sont  entrés  en  communion  avec  eux.  En  fait, 
la  séparation  des  deux  Églises  était  consommée  avant 
les  événements  de  1053-1054,  que  les  contemporains 
considérèrent  comme  une  nouvelle  escarmouche  plus 
politique  que  religieuse  de  la  lutte  depuis  longtemps 
engagée  entre  l'Ancienne  Rome  et  la  Nouvelle.  Dans 
les  écrits  publiés  de  Jean  Mauropous,  on  ne  trouve  rien 
qui  sente  la  polémique  anti-latine.  On  lit,  au  con- 
traire, des  affirmations  très  nettes  de  la  primauté  de 
saint  Pierre  dans  les  canons  qu'il  a  composés.  Le 
Prince  des  Apôtres  est  salué  dans  l'un  d'eux  comme 
l'intendant  du  royaume  des  cieux,  la  pierre  de  la  foi, 
le  ferme  fondement  de  l'Église  catholique,  'Pô>jjLY)ç  ô 
7roXioùxoç  xal  ttjç  (îaaiXsiaç  ô  -c/xnioûyoç,  7)  7T£Tpa  t% 
TrîaTsœç,  ô  areppôç  ÔEtiiXioçTÎjçxaôoXixr.ç  'ExxX/)o-îaç. 
Cf.  Pitra,  Hymnographie  de  l'Église  grecque,  p.  cxx. 
A  peine  peut-on  apercevoir  une  allusion  à  la  contro- 
verse sur  la  procession  du  Saint-Esprit  dans  ce  pas- 
sage de  la  VIe  ode  du  canon  pour  la  fête  des  trois 
hiérarques  :  «  Au  commencement  était  le  Verbe 
auprès  du  Père;  sans  commencement  comme  lui; 
avec  le  Verbe  était  l'Esprit,  mais  il  tirait  son  origine 
du  Père,  tû  A6yw  IIve5[i.a  auvîjv,    àXX'lx  tou  Lev- 

V^TOpOÇ.   » 

La  date  de  la  mort  de  Jean  Mauropous  est  incer- 
taine. On  sait  seulement  qu'il  survécut  à  Constantin 
Monomaque,  pour  lequel  il  composa  une  épitaphe 
(1054),  et  qu'il  précéda  dans  la  tombe  Michel  Psellos, 
mort  en  1079.  Celui-ci  nous  a  laissé,  en  effet,  l'éloge 
funèbre  de  son  ancien  ami,  où  les  belles  phrases 
abondent  plus  que  les  données  historiques  précises. 
Le  morceau  a  été  publié  par  Sathas,  Meaoacùv  ixr] 
Pl6Xio67)xy),  1876,  t.  v,  p.  142-167.  Certains  auteurs, 
comme  Lequien,  Oriens  christianus,  1. 1,  p.  544  et  1144, 
et  Fabricius,  Bibliotheca  graeca,  édit.  Harlès,  t.  vm, 
p.  627-633,  ont  prolongé  l'existence  de  Jean  jusqu'en 


445 


MAUROPOUS 


446 


1092,  parce  qu'ils  l'ont  confondu  avec  son  homonyme, 
évêque  d'Euchaneia  en  Thracc,  qui  signa  au  synode 
de  Constantinople  de  1092,  présidé  par  le  patriarche 
Nicolas  III  Grammaticos. 

II.  Écrits.  —  L'héritage  littéraire  de  Jean  Mau- 
ropous  comprend  des  discours,  des  poésies,  des  lettres, 
une   Vie  de  saint. 

1°  Les  discours  publiés  sont  au  nombre  de  12,  et  se 
trouvent  réunis  dans  l'édition  déjà  citée  de  P.  de 
Lagarde,  qui  les  reproduit  dans  l'ordre  du  Cod.  vatic. 
grive.  676  :  1.  Discours  pour  la  synaxe  des  saints  anges, 
z':i  Tr(v  crjvaçiv  tcov  àyicov  àyysXcùv;  2.  Discours  pour 
la  fête  des  trois  hiérarques,  etç  tooç  àytouç  rotTÉpaç  xai 
âiSaaxàXouç,  BaaîXeiov  tôv  Msyav,  rprjyôpiov  tov 
OeôXoyov  xal  'Icoâvvr,v  tôv  Xpua6axo[i.ov.  Les  mss. 
contiennent  deux  rédactions  de  ce  panégyrique,  une 
plus  courte,  dans  un  ms.  du  fonds  Vatican  de  la  reine 
de  Suède,  l'autre  plus  développé,  représenté  par  le 
texte  du  Vatic.  grœc.  676.  Certains  critiques,  comme 
J.  Dràseke,  Johanncs  Mauropus,  dans  la  Byzanti- 
nische  Zeilsciiri/t,  1893,  t.  n,  p.  490,  considèrent  la 
rédaction  plus  courte  comme  l'édition  originale.  Cela 
ne  signifie  pas,  du  reste,  que  la  rédaction  plus  déve- 
loppée ne  soit  pas  de  la  main  de  Jean,  qui  a  pu  retou- 
cher lui-même  son  discours,  et  en  donner  une  seconde 
édition.  Pour  résoudre  la  question  avec  certitude,  il 
faudrait  utiliser  les  autres  sources  manuscrites  du 
discours,  qui  sont  assez  nombreuses,  et  aussi  l'édition 
parue  à  Constantinople,  en  1852,  par  les  soins  de 
l'École  de  Halki  d'après  un  manuscrit  de  la  biblio- 
thèque de  cette  école.  Cf.  J.  Drâseke,  ibid.,  p.  490-491  ; 
3.  et  4.  Deux  panégyriques  de  saint  Théodore,  martyr, 
£'.;  Trjv  u,v7)pl.y1v  toù  àyîou  (/.âprupoç  HeoSœpoo  ;  5.  Un 
panégyrique  du  saint  martyr  Théodore  célébré  le  qua- 
trième jour  après  Pâques,  eîç  tt,v  u,VT];j.rjV  toù  fzeyâXou 
TpoTTxioçôpoo  [lezà.  xpÎTTjv  rjfxépav  toù  nâaxa 
tô> o-juivou  ;  6.  Autre  panégyrique  du  même  saint 
rappelant  un  miracle  arrivé  récemment  à  l'occasion  d'une 
incursion  des  Barbares,  elç  xr;v  rjuipav  ttjç  [XVT)pi7;ç 
toù  |i.£yâXou  xpoTtaioçopou  xal  ty)v  vùv  ysvojzévrjv  ènï 
toîç  6ap6âpot.ç  GaujAaToupyîav  ;  7.  Discours  sur  la 
dormition  de  la  très-sainte  Théolocos,  sic,  T7)v  xoî[i.r1mv 
TÎjç  ùrcôpayLaç  (tleoroxou.  Ce  discours  fut  d'abord 
publié  par  Ant.  Ballerini  dans  le  tome  n  de  sa  Sylloge 
monumenlorum  de  immaculala  conceptione  B.  Virginis, 
Rome,  1851,  p.  "528  sq.  C'est  le  seul  discours  de  Jean 
que  contienne  la  P.  G.  de  Migne,  t.  cxx,  col.  1075-1114, 
d'après  l'édition  de  Ballerini;  8.  Allocution  aux  fidèles 
d'Euchaïta,  prononcée  par  Jean,  à  la  prise  de  posses- 
sion de  son  siège,  npoCTcpcôv^aii;  rcpôç  tôv  Iv  Wr/crt-zotç, 
Xaôv,  ôtî  TrpwTOV  ènéa-rt]  T7)  ÈxxXrjaîa  ;  9.  Discours 
prononcé  à  Constantinople,  à  l'occasion  de  la  révolte  de 
Léon  Tornikios,  elç  toùç  IxTapâaaovTaç  tpôoouç  xal 
Tàç  yivouivaç  Qsoaqij.el'xç  ;  10.  Discours  pour  remer- 
cier Dieu  de  l'extinction  de  la  révolte,  xapiarr]pi.oç  Xoyoç 
lm  Tfj  xaOaipsasi  ttjç  TupavvôSoç,  prononcé  à  Cons- 
tantinople le  30  décembre  1047;  11.  Un  panégyrique 
■'  sainte  Eusébie,  martyre  d'Euchaïtes,  sic  ttjv  (i.v7)|i.7]v 
rijç  ôctîxç  u.âp-upoç  fjfxôv  t^ç  èv  toîç  EùxaÎTOiç;  12. 
Panégyrique  du  suint  martyr  Théodore,  dit  le  Fantassin, 
eiç  tïjv  |i.v/)[i.y)v  toù  ày'oo  [iàpTupoç  7);j.côv  ©soScopou, 
Ijro!  toù  ttî^où.  —  Ces  discours  sont  remarquables  au 
point  de  vue  littéraire,  et  on  y  trouve  de  beaux  mou- 
vements d'éloquence.  Au  point  de  vue  doctrinal,  le 
plus  important  est  l'homélie  sur  la  Dormition.  L'ora- 
teur enseigne  clairement  la  mort  et  la  résurrection 
glorieuse  de  la  Mère  de  Dieu,  et  parle  de  sa  sainteté 
en  des  termes  qui  peuvent  le  faire  ranger  parmi  les 
docteurs  de  l'Immaculée  Conception.  Cf.  art.  Imma- 
culée Conception,  t.  vu,  col.  938. 

2°  Les  poèmes  de  Jean  Mauropous  sont  de  deux 
sortes.  Les  uns  sont  conformes  à  la  métrique  clas- 
sique, et  constituent  une  série  d'épigrammes  en  iam- 


biques  sénaires  de  longueur  inégale.  L'édition  de 
Lagarde  en  donne  99.  Ils  furent  d'abord  publiés  par 
l'Anglais  Matthieu  Bust,  Joannis,  metropolitani 
Euchailensis,  versus  iambici  in  principalium  feslorum 
pictas  in  tabulis  historias  atque  alia  varia,  Eton,  1610. 
C'est  l'édition  qui  est  reproduite  dans  P.  G.,  t.  cxx, 
col.  1119-1200.  La  plupart  de  ces  courtes  poésies 
roulent  sur  des  sujets  religieux.  On  les  admire  juste- 
ment pour  leur  belle  facture  classique,  leur  clarté,  leur 
concision.  Jean  excelle  à  exprimer  en  quelques  mots 
bien  choisis  les  vérités  les  plus  hautes  et  les  senti- 
ments d'une  tendre  piété. 

Les  autres  poèmes  de  l'évêque  d'Euchaïtes  sont 
conformes  aux  règles  de  la  poésie  syllabique  des  canons. 
Leur  nombre  est  considérable  et  ils  sont  encore 
presque  tous  inédits.  A  quelques  exceptions  près,  ils 
se  rapportent  aux  fêtes  liturgiques.  Quelques-uns  ont 
passé  dans  les  livres  liturgiques  de  l'Église  grecque. 
Signalons  le  canon  en  l'honneur  de  l'ange  gardien,  dans 
le  Grand  Horologe;  le  canon  en  l'honneur  des  trois  hié- 
rarques, dans  les  Menées,  au  30  janvier.  Un  autre  canon 
en  l'honneur  des  mêmes  saints  a  été  publié  par  les 
Bollandistes  dans  le  t.  n  de  juin  des  Acta  Sanctorum. 
Voir  ces  deux  canons  sur  les  trois  hiérarques  dans 
P.  G.,  t.  xxix,  col.  355  sq.  La  seule  bibliothèque  de 
Vienne,  codd.  theolog.  grœc.  299  et  309,  contient 
26  canons  paraclétiques  en  l'honneur  de  Notre- 
Seigneur;  67  canons  en  l'honneur  de  la  sainte  Vierge, 
11  canons  en  l'honneur  de  saint  Jean-Baptiste.  Pitra, 
Hymnographie  de  l'Église  grecque,  p.  83,  en  signale 
8  en  l'honneur  de  saint  Pierre,  et  Barth  8  autres  sur 
saint  Joseph  l'Hymnographe.  Cf.  J.  Drâseke,  loc.  cit., 
p.  463-465.  L'inventaire  complet  de  ces  pièces  dans  les 
sources  manuscrites  est  encore  loin  d'être  dressé.  Les 
canons  de  Jean  mériteraient  de  voir  le  jour,  non  seule- 
ment pour  leur  intérêt  littéraire,  liturgique  et  doctri- 
nal, mais  aussi  pour  les  renseignements  historiques 
qu'on  pourrait  y  puiser,  attendu  que  plusieurs  se 
rapportent  aux  événements  politiques  et  religieux 
ainsi  qu'aux  personnages  célèbres  de  son  temps.  La 
perte  de  la  Chronique  qu'il  avait  commencée  serait 
ainsi  en  partie  compensée. 

3°  Les  lettres  de  notre  auteur  publiées  dans  le  recueil 
de  Lagarde  sont  au  nombre  de  77.  Leur  valeur  litté- 
raire et  historique  n'est  pas  médiocre.  Elles  nous  ren- 
seignent, en  particulier,  sur  quelques  épisodes  de  la  vie 
et  sur  le  caractère  de  leur  auteur. 

4°  Enfin  Jean  Mauropous  a  laissé  une  pièce  hagio- 
graphique :  la  Vie  de  saint  Dorothée  le  Jeune,  son 
contemporain,  fondateur  du  monastère  de  Khilio- 
komon,  dans  le  Pont.  Publiée  d'abord  par  les  Bollan- 
distes dans  le  1. 1  de  juin  des  Acta  Sanctorum,  p.  594  sq., 
reproduite  dans  P.  G.,  t.  cxx,  col.  1051-1074,  elle  a  été 
rééditée  par  de  Lagarde  d'après  le  Vatic.  grœc.  676. 

En  1884,  Papadopoulos  Kérameus  a  publié  sous  le 
nom  de  Jean  Mauropous,  dans  la  MaupoyopSdcTeioç 
(3i6Xio07)xrj,  p.  38-15,  un  panégyrique  du  saint  moine 
Baras  ou  Varas,  fondateur  du  monastère  de  Pétra, 
à  Constantinople,  èyxwfziov  eîç  tôv  ôctiov  xal  Ge6^o- 
pov  racrépa  Y]u.c5v  Bâoav.  Mais  il  ne  semble  pas 
que  cette  attribution  puisse  être  maintenue,  s'il  est 
vrai,  comme  l'affirme  Gelzer,  dans  la  Zeitsclirijt  jùr 
wissensch.  Théologie,  t.  xxix,  p.  59  sq.,  que  le  monas- 
tère en  question  ne  fut  fondé  que  sous  Alexis  Com- 
nène  (1081-1118).  Il  faudra  songer  à  Jean,  métropo- 
lite d'Euchaneia,  en  Thrace,  qui  vivait  justement  sur 
la  fin  du  xic  siècle. 

I.  Édition  des  œuvres.  —  L'édition  la  meilleure  et  la 
plus  complète  des  oeuvres  de  .Jean  Mauropous  est  celle  de 
Paul  de  Lagarde  :  Johaimis  Euchaitarum  mttropolitœ,  f/uœ 

in  codice  Valicano  graux  S7U  sapersunl Johanncs  Bollig, 

S.  J.,  descripsit,  Paulus  de  Lagarde  cdidil,  Gœttingue,  1882, 
p.   1-288.   Elle  païut  d'abord  dans  les  Abhandlangen  der 


447 


MAUROPOUS  MAXIME    DE    CHRYSOPOLIS   (SAINT) 


448 


Gôltinger  Gcsellschaft,  hist.  phil.  Classe,  1881,  t.  xxvni, 
p.  1-288.  Comme  le  titre  l'indique,  elle  avait  été  préparée 
par  le  jésuite  Jean  Bollig.  Voir  sur  cette  édition  les  cri- 
tiques de  S.  Lambros,  Deutsche  Litteralur-Zeitung,  188:5, 
t.  iv,  p.  737-739;  celles  de  K.  J.  Neumann,  Tlieologiselie 
Litter-Zeit.,  1886,  p.  565  sq.,  celles  de  W.  Fischer,  Sludien 
zur  byzontinischen  Gescliichte  des  XI.  Jalirlumdtrls.  Pro- 
gram.  n"  495  des  Kônigl.  Gymnaxiums  zu  PUiuen,  celles  de 
V.  Vassilievskii,  Journal  du  Ministère  de.  l'Instruction 
publique,  Saint-Pétersbourg,  1882,  t.  ccxxii,  p.  388-400; 
Matthieu  Bust,  Joannis  mttropolitani  Euchailensis  versus 
iambici,  Eton,  1610,  et  P.  G.,  t.  cxx,  col.  1119-1200;  Acla 
Sanctorum  Junii,  t.  i,  p.  593  sq.,  et  P.  G.,  t.  cxx,  col.  1051- 
1074;   A.  Ballerini,  Sylloge  monnm.  de   immacul.  concept. 

B.  Mariœ  Virgims,  Rome,  1851,  t.  H,  p.  528  sq.,  et  P.  G., 
t.  cxx,  col.  1075-1114. 

II.  Thavaux.  —  Michel  Psellos,  Panégyrique  di-Jean 
Mauropous,  éd.  J.  Sathas,  M  -.«TatiovtxT,  fJtëXeo67JxY|,  t.  v, 
1876,  p.  142-167;  Fabricius,  Bibliotlieca  grœca,  (dit.  Ilarlés, 
t.  vm,  p.  627-637;  P.  Lambecius,  Commentarii  de  bibliolh. 
Vindobon.,  t.  v  (éd.  Kollar),  p.  66  sq.,  560  sq.;  G.  Dreves, 
Jolianncs  Manropus,  Biographischc  Sludie,  dans  Stimmen 
aus  Maria-Laach,  t.  xxvi,  1884,  p.  159-179,  la  meilleure 
notice  biographique  avec  celle  de  J.  Dràseke,  Johanncs 
Mauropus,  dans  la  Byzantinische  Zeitschrijt,  t.  n,  1893, 
p.  461-493;  Krumbacher,  Geschichle  der  byzantinischen 
Lilsratur,  2-  édit.,  Munich,  1897,  p.  171-172,  740-741; 
N.  Skabalanovitch,  La  science  byzantine  et  les  écoles  au 
XIe  siècle  (en  russe),  dans  la  Lecture  chrétienne,  t.  i, 
1884,  parle  des  lettres  de  Jean  Mauropous;  Arthur  Berndt, 
Joannes  Mauropus.  Gedichle  ausgeu>ahll  und  metrisch 
iibersetzt,  Plauen,  1887  (traduction  allemande  de  quelques 
poésies  de  Jean  Mauropous,  choisies  dans  le  recueil  de 
Paul  de  Lagarde);  E.  I.amerand,  La  fête  des  trois  hiérarques 
dans  l'Église  grecque,  dans  le  Bessarione ,  t.  IV,  1898,  p.  164- 
176;  Pitra,  Hymnographie  de  l'Église  grecque,  p.  61   sq,; 

C.  Emereau,  Hymnographi  byzantini,  dans  les  Échos 
d'Orient,  1924,  t.  xxm,  p.  197-198.  Jean  Mauropous  a  été 
canonisé  au  moins  par  son  neveu  Théodore,  cubiculaire  et 
notaire  impéiial,  qui  a  composé  tout  un  office  ou  akolouthie 
avec  canon,  contenu  dans  le  Palat.  grive.  138  (de  1299), 
fol.  214  V-216  v°. 

M.  Jugie. 
MAURUS  Sylvestre,  célèbre  théologien  de  la 
Compagnie  de  Jésus  (1619-1687).  —  Né  à  Spolète 
le  31  décembre  1619,  il  fit  à  Rome  ses  études  litté- 
raires, entra  dans  la  Compagnie  le  21  avril  1636  et 
continua  au  Collège  romain  l'étude  de  la  philosophie 
et  de  la  théologie.  En  1653  il  entre  comme  professeur 
dans  ce  même  établissement  qu'il  ne  quittera  plus 
guère.  D'abord  appliqué  à  l'enseignement  de  la  phi- 
losophie, il  passa,  en  1658  ou  1659,  à  la  chaire  de 
théologie,  qu'il  occupa  avec  la  plus  grande  distinction 
pendant  vingt-trois  ans.  Nommé  recteur  du  Collège 
romain  en  1684,  il  y  mourut  le  13  janvier  1687. 
Son  œuvre  littéraire,  fort  volumineuse,  est  le  fruit  de 
son  enseignement.  Elle  comporte  en  premier  lieu  des 
ouvrages  philosophiques  :  Quœslionum  philosophica- 
rum  lîbri  quinque,  5  vol.  in-8v  Rome,  1658;  2°  édit,, 
Rome,  1670;  dont  il  s'est  fait  au  xixe  siècle  une  réim- 
pression en  3  vol.,  Le  Mans,  1875-1876;  exposé  clair 
et  complet  de  la  philosophie  scolastique  telle  qu'elle 
l'enseignait  dans  la  Compagnie  de  Jésus,  et  qui  est 
demeuré  classique.  Aristolelis  opéra  quœ  extant  omnia 
brevi  paraphrasi  et  litterx  perpeluo  inhœrenle  exposi- 
tione  illustrata,  6  vol.,  Rome,  1668;  l'Éthique  parut 
séparément,  en  2  parties,  Venise,  1696  et  1698.  Ce 
très  utile  commentaire  de  l'œuvre  philosophique 
d'Aristote  a  été  réimprimé  récemment  par  les  soins 
de  F.  Ebrle,  avec  l'aide  de  plusieurs  collaborateurs, 
4  vol.  in-4»,  Paris,  1885-1886,  t.  i  :  Logique,  Rhéto- 
rique, Poétique;  t.  n  :  Éthique,  Politique,  Écono- 
mique; t.  m  :  Physique;  t.  iv  :  Traité  De  anima  et 
Métaphysique.  Les  récents  éditeurs  ont  laissé  de  côté 
les  traités  aristotéliciens  relatifs  aux  sciences  natu- 
relles et  à  la  mathématique,  que  Sylvestre  Maure  avait 
aussi  commentés.  —  Théologien,  l'auteur  a  laissé  deux 
ouvrages   considérables   :    Quœslionum   theologicurum 


libri  sex,  6  vol.  in-12,  Rome,  1676-1679,  qui  recou- 
vrent une  bonne  partie  de  lu  théologie  :  Dieu,  un  et 
trine  (t.  i-m);  fondements  de  la  morale  (t.  iv);  grâce  et 
mérite  (t.  v);  vertus  théologales  (t.  \i).  —  Quelques 
années  plus  tard  il  reprenait  son  œuvre  sous  une  forme 
un  peu  différente  :  Opus  theologicum  in  1res  tomos 
distributum,  in  quo  prœcipua  lotius  theologiœ  capila 
accurale  pertractanlur,  qui  parut  après  la  mort  de 
l'auteur,  3  vol.  in-fol.,  Rome,  1687;  1. 1,  surtout  relatif 
à  la  vie  divine;  t.  h,  fondement  de  la  morale,  vertus 
théologales,  justice;  t.  m,  incarnation,  sacrements  en 
général  et  sacrement  de  pénitence.  Sylvestre  Maur 
peut  compter  comme  un  des  bons  représentants  de  la 
théologie  classique  de  la  Compagnie  au  xvne  siècle; 
s'il  est  moins  connu,  et  aussi  moins  original,  que  Gré- 
goire de  Valencia  et  que  Jean  de  Lugo,  il  n'en  reste  pas 
moins  un  auteur  fort  estimable. 

Il  y  a  une  notice  importante  sur  Sylvestre  Maur  en  tète 
du  t.  i  de  VOpus  theologicum;  en  voir  un  court  résumé  en 
tête  de  l'édition  de  1885  des  Aristolelis  opéra;  Sommervogcl, 
Bibliothèque  de  la  Compagnie  de  Jésus,  t.  v,  col.  765-769; 
Hurter,  Nomenclalor,  3'  édit.,  t.  IV,  col.  344. 

É.  Amann. 
MAXENCE  Jean,  l'un  des  moines  scythes,  voir 
Scythes  (moines). 

1.  MAXIME  BERTANI  de  Valence  en  Pié- 
mont, frère  mineur  capucin  de  la  province  de  Milan, 
vivaitdans  la  première  moitié  du  xvme  siècle.  Par  un 
sort  commun  à  plusieurs  de  ses  confrères  qui  s'em- 
ployèrent à  écrire  les  Annales  de  leur  ordre,  il  n'a  trouvé 
personne  pour  s'occuper  de  sa  mémoire.  On  rapporte 
seulement  qu'il  fut  un  prédicateur  de  mérite,  et  sa 
mort  est  mentionnée  au  nécrologe  de  la  province  à  la 
date  du  30  août  1740.  L'usage  d'alors  était  que  le  pré- 
dicateur du  carême,  en  plus  de  son  sermon,  fit  chaque 
jour  une  instruction  familière  sur  la  doctrine  chré- 
tienne. Le  P.  Maxime  y  excellait  et  pendant  le  carême 
qu'il  prêchait  en  1714,  dans  la  cathédrale  de  sa  ville 
natale,  la  vaste  église  était  pleine  pour  l'entendre. 
C'est  le  thème  de  ces  instructions  qu'il  publia  dans  un 
Lezionario  calechistico  composto  e  dalo  in  tuce  non  solo 
per  commodo  di  chi  hà  cura  d'animé,  ma  anche  per  utile 
di  qualunque  fedele,  in-8°,  Milan,  1714.  Toute  la  doc- 
trine y  est  résumée  en  quarante  leçons.  L'utilité  de  ce 
modeste  ouvrage  est  suffisamment  attestée  par  ses 
nombreuses  éditions  :  2°  augmentée  de  deux  leçons, 
ibid.,  1717,  Venise,  1720,  4°  Milan,  1740,  Venise,  1750, 
1763,  1769.  Le  P.  Maxime  composa  en  outre  Rislretlo 
délia  vita,  miracoli  e  canonizazione  di  S.  Felice  da 
Canlalice,  capuccino,  in-8°,  Milan,  Bologne,  1712,  tra- 
duit en  allemand,  Leben,  Wunderwerk  und  Heilig- 
sprechung  des  h.  Félix  von  Cantalicio,  Soleure,  1713: 
Vita  di  S.  Massimo  vescovo  di  Pavia  e  protellore  di 
Valenza,  in-8°,  Milan,  1716.  Nommé  annaliste  de  son 
ordre  en  1708,  il  publia  Annali  dell'ordinc  de'  fratri 
minori  cappuccini,  parle  terza  del  tomo  terzo,  in-fol., 
Milan,  1714.  Il  avait  préparé  un  Appendice  aux  deux 
premiers  volumes,  mais  nous  ne  savons  pour  quels 
motifs  il  renonça  à  ses  fonctions  avant  de  le  faire 
paraître. 

Bernard   de  Bologne,   Bibliotlieca   scriptorum  ord.   min. 
capuccinorum,  Venise,  1747;  Vladimir  de  Bergame,  /  cap- 
puccini dtlla  provincia   Milanese,  Crème,  1898;  Necrologio 
dtlla  pronincia  di  S.   Carlo  in  Lombardia,   Milan,  1910. 
P.  Edouard  d'Alençon. 

2.  MAXIME  DE  CHRYSOPOLIS  ou 
MAXIME  LE  CONFESSEUR  (SAINT).  — 
I.  Vie.  II.  Écrits.  III.  Doctrine. 

I.  Vie.  —  Les  renseignements  sur  saint  Maxime  de 
Chrysopolis  sont  contenus  dans  la  Sancti  Maximi  vita 
ac  certamen,  les  Actes  de  son  martyre,  œuvre  d'Anas- 
tase,  auxquels  il  faut  joindre  l'Hypomnesticon,  tous 


449 


MAXIME    DE    CHRYSOPOLIS    OU    MAXIME    LE    CONFESSEUR 


450 


documents  qui  se  trouvent  en  tète  de  l'édition  des 
œuvres  de  Maxime  par  Combefls,  Paris,  1675,  P.  G., 
t.  xc.  ci  enfin  les  lettres  dt  saint  .Maxime  lui-même. 
Le  premier  de  ces  documents  est  l'œuvre  d'un  admi- 
rateur postérieur  qui  a  utilisé,  consciencieusement  du 
reste,  les  Actes  susdits,  en  racontant  les  dernières 
années  de  son  héros,  mais  a  dû  suivre  certaines  conjec- 
tures au  sujet  de  sa  jeunesse  et  de  sa  lutte  contre 
l'hérésie.  Les  autres  documents  sont  de  première 
valeur,  tout  à  fait  contemporains;  ils  servent  à  contrô- 
ler, à  corriger  au  besoin,  la  biographie  anonyme.  De  la 
comparaison  et  de  l'examen  critique  de  ces  sources, 
résulte  le  tableau  suivant  de  la  vie  du  saint. 

Maxime  naquit  en  580  à  Conslantinople  d'une 
famille  illustre,  et  reçut  une  éducation  très  soignée: 
vers  l'âge  de  30  ans,  il  fut  appelé  à  la  cour  d'Héraclius 
pour  y  remplir  les  fonctions  de  premier  secrétaire. 
Quelques  années  plus  tard,  vers  613-014,  il  renonçait 
à  la  gloire  du  siècle  et  s'enfermait  au  couvent  de 
Chrysopolis  en  face  de  Constantinople.  Plus  tard,  en 
626,  il  fuyait  devant  l'invasion  perse  et  passait  les 
mers.  Est-ce  Chrysopolis  qu'il  abandonnait  ainsi, 
est-ce  une  autre  résidence  plus  éloignée  de  la  capitale, 
on  ne  sait.  L'absence  de  Maxime  dura  fort  longtemps, 
peut-être  même  fut-elle  définitive,  malgré  les  dé- 
inarches  qu'il  fit  pour  rentrer  dans  son  couvent.  Le 
lieu  de  refuge  de  Maxime  fut  sans  doute  l'Afrique. 
C'est  là  que  nous  le  trouvons  avec  Sophrone,  le  futur 
patriarche  de  Jérusalem,  avant  les  commencements 
publics  du  monolhélisme.  Il  assiste  probablement  aux 
efforts  de  Sophrone  à  Alexandrie  pour  abolir  le  pacte 
d'union  monénergiste.  En  633  ou  634,  Maxime,  qui 
se  trouve  alors  loin  de  la  capitale,  reçoit  un  écrit 
volumineux  de  Pyrrhus  qui  cherche  à  l'engager  dans 
le  monénergisme.  Maxime  se  défend  assez  faiblement 
et  demande  un  supplément  d'explications;  il  loue 
même  Sergius  dont  la  sentence  a  procuré  la  paix  de 
l'Église.  Ces  éloges  montrent  que  Maxime  n'était  pas 
encore  entré  en  lutte  contre  la  nouvelle  doctrine. 
En  effet,  c'est  après  YEcihèse,  et  pour  défendre  les 
deux  volontés,  comme  il  nous  l'apprend  lui-même,  que 
le  saint  s'est  séparé  de  Pyrrhus,  vers  640-641.  Jus- 
qu'alors, c'est  uniquement  contre  le  monophysisme 
qu'il  dirige  sa  polémique.  En  641,  nous  constatons 
encore  la  présence  de  Maxime  en  Afrique,  où  il  appa- 
raît l'ami  et  le  conseiller  du  préfet  Georges.  En  juil- 
let 645,  a  lieu,  à  Carthage,  en  présence  du  patrice 
Grégoire,  la  célèbre  conférence  avec  le  patriarche 
déchu  Pyrrhus,  à  la  suite  de  laquelle  celui-ci  s'avoue 
convaincu  et  accepte  d'aller  porter  à  Rome  sa  pro- 
fession de  foi  orthodoxe.  Avant  de  se  rendre  dans  cette 
ville,  Maxime  provoque  en  Afrique  plusieurs  conciles 
antimonothélites  auxquels  il  assiste. 

Vers  la  fin  de  646,  il  est  au  centre  de  la  chrétienté. 
Il  ne  dut  pas  être  étranger  à  la  convocation  et  à  la 
tenue  du  concile  du  Latran,  présidé  par  Martin  Ier 
l);  mais,  simple  moine,  il  n'apparaît  pas  dans  les 
délibérations  conciliaires.  On  voit  seulement  le  nom 
de  Maxime  moine  au  bas  d'une  supplique  des  moines 
présents  à  Rome  présentée  aux  Pères  du  concile.  La 
force  publique  impériale  vient  l'arracher  de  Rome, 
ainsi  que  le  pape  Mari  in  pour  faire  taire  les  seules  voix 
qui  dans  l'empire  proclament  l'orthodoxie.  En  653, 
Maxime  est  à  Constantinople,  en  compagnie  des  deux 
Anastase,  l'un,  son  disciple,  l'autre,  l'upocrisiaire 
romain.  Il  y  subit  plusieurs  interrogatoires,  où  il 
confesse  la  vraie  foi.  Le  premier  eut  lieu  entre  sep- 
tembre 654  et  mai  655.  Un  l'y  accusa,  sans  pouvoir 
le  prouver,  d'avoir  trahi  les  intérêts  de  l'Empire.  Il 
n'en  fut  pas  moins  condamné  à  l'exil,  à  Byzias.  A 
Byzias  même,  le  24  août,  commença  un  second  int cr- 
oire. Ce  fut  plutôt  une  conférence  théologique 
sur  les  deux  volontés,  où  Maxime  eul   tous  les  avan- 

DICT.    DP.    THÉOL.    CATHOL. 


tages,  si  bien  que  l'envoyé  de  l'empereur,  l'évêque 
Théodose,  en  vint  à  parler,  sincèrement  ou  non,  de 
refaire  sans  tarder  l'union  avec  Rome.  Ce  n'était  pas 
là  ce  qu'on  voulait,  et  Maxime,  le  14  septembre, 
s'entendait  condamner  à  l'exil  et  à  la  prison  à  Perbcra. 
On  le  ramena  en  662  à  Constantinople  pour  y  subir 
un  dernier  assaut.  Peine  perdue.  Il  fut  alors  condamné 
à  l'exil  perpétuel,  et  conduit  au  pays  des  Lazes. 
Séparé  de  ses  compagnons  et  enfermé  au  château  de 
Schemarum,  il  y  mourut  le  13  août  de  la  même  année. 
Malgré  l'affirmation  de  son  biographe,  il  apparaît 
fort  douteux  que  saint  Maxime  ait  jamais  été  higou- 
mène,  et  le  titre  d'abbé  qu'on  lui  attribuait  n'était 
sans  doute  qu'une  appellation  respectueuse.  Et  si 
c'est  bien  lui  qui  signe  dans  la  supplique  des  moines 
au  concile  du  Latran,  comme  il  est  infiniment  pro- 
bable, l'on  doit  ajouter  qu'il  n'était  pas  prêtre  non  plus. 
Tout  son  ascendant  était  fait  de  sa  science  et  de  sa 
vertu.  Sur  le  cadre  chronologique  que  nous  venons  de 
tracer,  voir  notre  exposition  détaillée,  Notes  d'histoire 
et  de  clironologie  sur  la  vie  de  saint  Maxime  le  Confes- 
seur, dans  les  Échos  d'Orient,  1927,  t.  xxvi,  p.  24-32. 

II.  Œuvres.  —  Malgré  une  vie  agitée,  Maxime  eut 
une  grande  activité  littéraire.  On  peut  classer  ses 
écrits  en  cinq  groupes  :  écrits  exégétiques;  commen- 
taires des  Pères;  écrits  théologiques  de  controverse; 
écrits  de  contenu  ascétique  et  mystique;  écrits  litur- 
giques et  divers.  Nous  donnerons  ici  les  références  à 
Combéfis,  dont  la  pagination  est  reproduite  dans 
Migne  (le  1. 1  de  Combéfis  =  t.  xc  de  P.  G.,  le  t.  u  de 
Combéfis  =  t.  xci  de  P.  G.)  Pour  les  ouvrages  qui  ne 
sont  pas  dans  Combéfis,  nous  nous  référons  directe- 
ment à  P.  G. 

1°  Écrits  exégétiques.  —  Maxime  cherche  surtout 
dans  l'Écriture  des  leçons  morales.  Le  texte  sacré 
n'est  le  plus  souvent  pour  lui  qu'un  point  de  départ 
pour  des  considérations  ascétiques  et  mystiques. 

Le  plus  important  des  écrits  de  ce  genre  est  celui 
intitulé  :  1.  Queestiones  ad  Thalassium  in  locos  Scrip- 
lurœ  difficiles,  Comb.,  t.  i,  p.  1-296,  qui  s'ouvre  par 
un  traité  sur  le  mal.  Cet  ouvrage  est  un  de  ceux  qui 
donnent  la  plus  haute  idée  de  la  puissance  d'esprit  et 
de  l'originalité  du  saint;  les  scholies  qui  accompagnent 
les  chapitres  sont  d'un  auteur  inconnu  du  xi»  siècle. 
2.  Quœsliones,  inlerrogationes  et  responsioncs,  connu 
aussi  sous  le  nom  de  Quœsliones  et  dubia,  t.  i,  p.  300- 
334.  3.  Expositio  in  Psalmum  LIX  (Deus,  repulisti 
nos)  ;  l'auteur  y  déploie  une  exégèse  où  les  nombres 
jouent  un  grand  rôle.  4.  Orationis  dominiez,  brevis 
expositio,  1. 1,  p.  334-356,  où  l'auteur  fait  correspondre 
chaque  demande  du  Pater  à  un  degré  ou  état  de  la  vie 
chrétienne.  5.  Ad  Theopemptum  scholasticum,  sur  trois 
passages  du  Nouveau  Testament,  t.  r,  p.  635-640. 
6.  Fragments  divers  dans  les  Chaînes  qui  n'ont  pas 
encore  été  réunis. 

2°  Commentaires  des  Pères.  —  Les  Pères  commentés 
par  Maxime  sont  Denys  le  Mystique  et  saint  Grégoire 
de  Nazianze. 

Le  premier  surtout  fut  commenté  avec  un  soin  reli- 
gieux, dans  la  persuasion  où  était  notre  auteur  de 
l'identité  du  personnage  avec  l'Aréopagite  converti 
par  saint  Paul.  Ce  fut  Maxime  qui  fixa  pour  ainsi  dire 
d'une  manière  définitive  l'interprétation  catholique 
des  œuvres  de  Dcnys.  Plusieurs  écrits  furent  consacrés 
x  cette  t  ;ti  e  (  ■■■.iddia  m  beali  Ditnysii  libros  (Ha 
rarchic  céleste,  Hiérarchie  ecclésiastique,  Noms  divins. 
Théologie  mystique  ).  précédés  d'un  prologue  et 
d'une  êpjxïjveia  Àsçewv.  On  les  trouve  avec  la 
traduction  latine  de  Lansselius  dans  /'.  G.,  t.  iv, 
col.  14-526.  7.  Scholia  in  epislolas  Dionysii,  ibid.,  avec 
la  traduction  de  Cordier,  col.  527-576.  H.  Sancli 
Maximi  Con f essor is  de  variis  diffleillimis  locis  SS.  PP. 
Dionysii   et   Gregorii  Nazianzeni  ad  Thomam   virum 


X. 


15 


451 


MAXIME    DE    CHRYSOPOLIS    OU    MAXIME    LE    CONFESSEUR 


452 


sanctum,  sur  quatre  passages  des  discours  de  saint 
Grégoire  de  Nazianze  De  Filio,  et  un  passage  d'une 
lettre  de  Denys  à  Gaïus.  P.  G.,  t.  xci,  col.  1031-1060. 
9.  Ambigua  in  Gregorium  Nazianzenum  ad  Joannem 
Cijzici  archiepiscopum,  ibid.,  col.  1001-1417. 

3°  Écrits  théologiques  et  de  controverse.  —  .Maxime  a 
touché  à  beaucoup  de  sujets  théologiques  dans  ses 
divers  ouvrages,  mais  il  a  consacré,  peut-on  dire,  la 
plus  grande. partie  de  son  activité  à  la  défense  du 
dogme  christologique. 

Plusieurs  de  ces  écrits  sont  dirigés  uniquement 
contre  le  monophysisme  et  ont  été  composés  probable- 
ment avant  l'entrée  en  lutte  contre  le  monothélisme, 
vers  640-641.  Ce  sont  :  10.  De  duabus  Chrisli  naturis, 
Comb.,  t.  ii,  -p.  76-78.  11.  De  qualitate,  proprietate  cl 
différentiel  ad  Theodorum  presbylerum  in  Mazario, 
t.  h,  p.  134-140;  12.  Une  défense  du  concile  deChal- 
cédoine,  t.  u,  p.  140-142.  13.  Capita  de  substantiel  seu 
essentia  et  naturel,  deque  hypostasi  et  persona,  t.  u, 
p.  143-146.  14.  Epislola  ad  Joannem  cubicularium.de 
redis  Ecclesice  decrelis,  et  adversus  Severum  hœrelicum, 
t.  u,  p.  259-291.  15.  Ad  Petrum  illustrcm  oratio  brevis 
seu  liber  adversus  dogmala  Severi,  t.  u,  p.  291-307,  écrite 
avant  l'avènement  de  Sophrone  au  patriarcat,  car  il  y 
est  question  de  lui  comme  moine.  16.  Ad  eumdem 
epistola  dogmatica,  t.  u,  p.  307-313.  17.  De  commuai  et 
proprio,  h.  e.,  de  essentia  et  hypostasi  ad  Cosmam 
diaconum  Alex.,  t.  n,  p.  313-334.  18.  Une  autre  lettre 
au  même,  t.  u,  p.  334-336.  19.  Ad  Julianum  Alexan- 
drinum  de  ecclesiastico  dogmate  quod  attinet  ad  Domi- 
nicam  incarnationem,  t.  n,  p.  336-339.  20.  Ex  persona 
Georgii  làudatissimi  prœfecti  Africse  ad  moniales  quœ 
Alexandriœ  a  fîde  caiholica  discesserant,  t.  u,  p.  339- 
342.  Les  écrits  énumérés  de  14  à  20  occupent  dans  la 
collection  des  lettres  éditées  par  Combéfis  la  série  xii- 

XIX. 

Mais  c'est  surtout  contre  le  monothélisme  que  le 
grand  moine  eut  à  lutter.  A  cette  question  se  rapporte 
un  grand  nombre  d'opuscules  ou  de  fragments  :  21. 
Ad  Marinum  epistola  de  duabus  in  Chrislo  voluniatibus, 
t.  u,  p.  1-17.  22.  Ad  Marinum  ex  traclatu  de  operatio- 
nibus  et  voluniatibus,  t.  n,  p.  18-27.  23.  Ad  Georgium 
presbylerum  ac  hegumenum  de  Chrisli  mysterio,  t.  n, 
p.  27-31.  24.  Trois  courts  fragments  contre  les  mono- 
thélites  :  Super  illud  :  Pater,  si  ficri  polesl,  transeal  a 
me  calix,  t.  n,  p.  32-34.  25.  Tomus  dogmalicus  ad 
Marinum  diaconum  in  Cyprum  insulam  missus,  t.  n, 
p.  34-46.  26.  Ad  episcopum  Nicandrum,  de  duabus  in 
Chrislo  operationibus,  t.  n,  p.  46-58.  27.  Ad  catholicos 
per  Siciliam  constitutos,  t.  il,  p.  58-69.  28.  Ad  Marinum 
presbylerum  Cypri,  écrite  de  Carthage,  t.  n,  p.  69-72. 

29.  Defloratio  ex  epistola  scriptu  ad  Petrum  illustrem, 
où  il  est  question  de  Pyrrhus,  de  divers  papes,  de 
Sophrone,  écrit  sous  le  pape  Théodore,  mine  pré- 
cieuse de  renseignements  historiques,  t.  n,  p.  74-76. 

30.  Variœ  definitiones,  t.  n,  p.  78-81.  31.  Spirilualis 
lomus  ac  dogmalicus  adversus  Heraclii  Eclhesim,  ad 
Slcphanum  Dorensem  episc,  t.  n,  p.  81-98,  écrite  de 
Rome  avant  que  parût  le  Type  de  Constant  (648). 
32.  De  duabus  unius  Chrisli  Dei  nostri  voluniatibus, 
t.  n,  p.  98-114.  33.  Distinclionum  et  unionum  defi- 
nitiones,  t'.  n,  p.  115-116.  34.  Theodori  byzanlini 
monolhelilœ  quœsliones  cum  Maximi  solulionibus,  t.  n, 
p.  116-123.  35.  Tomus  dogmaticus  ad  Marinum  presby- 
terum,  t.  n,  p.  123-134.  36.  Fieri  non  posse  ut  dicatur 
ima  in  Chrislo  volunlas,  t.  n,  p.  146-149.  37.  Capita 
decem  de  duplici  voluntate  Domini  ad  oiihodoxos,  t.  n, 
p.  149-151.  38.  Ex  quœstionibus  a  Thcodoro  monacho 
proposais,  t.  n,  p.  151.  39.  Divcrsie  definiliones 
SS.  Palrum  de  duabus  operationibus  Domini,  t.  n, 
p.  154-158.  40.  Disputatio  cum  Pyrrho,  le  plus  impor- 
tant des  écrits  de  Maxime  contre  le  monothélisme, 
4.  n,  p.  159-195.  41.  Epistola  ad  Pyrrhum  presbylerum 


et  hegumenum,  t.  h,  p.  343-347,  écrite  en  63  I  :  Maxime 
n'avait  pas  encore  pris  parti  dans  la  querelle.  42. 
Quelques  courts  fragments,  t.  n,  p.  31-32  et  151.  On 
peut  aussi  rattacher  à  la  classe  des  écrits  antimono- 
thélites  de  Maxime  :  43.  Les  Actes  de  la  conférence  de 
Hyzias  entre  Maxime  et  Théodose,  évêque  de  Césarée 
de  Bithynie,  t.  i,  p.  xliv-lviii. 

Des  écrits  de  Maxime  touchant  la  Trinité,  il  ne 
reste  que  :  44.  Une  lettre  à  Marin,  prêtre  de  Chypre, 
où  il  a  un  passage  sur  la  procession  du  Saint-Esprit, 
t.  n,  p.  70,  notre  auteur  y  justifie  la  ,formuie  latine 
Filioque;  45.  Un  fragment  ex  opère  LXII1  dubiorum 
ad  Achridse  regem,  t.  i.  p.  071,  et  l'explication  du  pre- 
mier texte  de  saint  Grégoire  de  Xazianze  mentionné 
plus  haut  sous  le  numéro  9. 

Au  sujet  de  l'âme  humaine,  saint  Maxime  a  laissé 
un  opuscule  plein  de  doctrine  :  46.  De  anima  (nature 
et  propriétés  de  l'âme),  t.  n,  p.  195-200,  et  deux  lettres  : 
47.  Ad  archiepiscopum  Joannem,  animam  esse  incor- 
poream,  t.  n,  p.  238-243;  48.  Ad  Joannem  (ou  Jorda- 
nem),  animam  a  morte  inlelligere,  nec  ullam  ex  jacul- 
tatibus  quœ  insunt  a  natura  amillere,  t.  n,  p.  243-247. 

4°  Ouvrages  de  contenu  ascétique  et  mystique.  — 
Outre  les  commentaires  de  l'Écriture  et  de  Denys  cités 
plus  haut,  Maxime  a  composé  plusieurs  ouvrages  à  but 
directement  ascétique. 

En  premier  lieu  vient  :  49.  Le  «  discours  ascétique  d 
Liber  ad  pielalem  exercens  (Xôyoç  àa/C/)Tix6ç),  t.  i, 
p.  363-393,  dialogue  entre  un  abbé  et  un  jeune  moine 
sur  les  principales  obligations  de  la  vie  religieuse. 
50.  Les  Capita  de  charitate,  1. 1,  p.  394-460,  au  nombre 
de  400,  divisés  en  quatre  centuries,  forment  comme 
un  appendice  du  livre  précédent.  51.  Les  Capita 
theologica  et  ceconomica,  1. 1,  p.  461-511.  52.  Alia  capita 
243, 1. 1,  p.  640-671  53.  Ad  Georgium  prœfectum  Africse 
sermo  horlatorius,  t.  n,  p.  201-218.  54.  Trois  lettres  à 
Jean  le  cubiculaire,  De  charitate,  t.  n,  p.  219-231,  De 
trislilia  secundum  Deum,  t.  n,  p.  231-235,  Cur  alii 
aliis  divino  judicio  prœsinl  homines,  t.  n,  p.  253. 

5°  Ouvrages  liturgiques.  —  55.  Mystagogia,  ouvrage 
sur  le  symbolisme  de  la  liturgie,  t.  n,  p.  489-527.  Cet 
ouvrage  a  connu  de  nombreuses  éditions,  et  jusqu'à 
une  traduction  turque  en  caractères  grecs,  publiée 
à  la  suite  des  Proverbes  de  Salomon  à  Constantinople 
en  1799,  in-8";  l'écrit  de  Maxime,  Sep'.ç  £xxXï]osvy;v 
poo/avisr  [xaveoi,  occupe  la  seconde  moitié  du  livre 
p.  73-132.  Un  résumé  grec  a  été  fait  du  traité  de  saint 
Maxime  et  traduit  par  Anastase  le  Bibliothécaire. 
Cf.  S.  Pétridès,  Traités  liturgiques  de  saint  Maxime  et 
de  saint  Germain  traduits  par  Anastase  le  Bibliothécaire, 
dans  Revue  de  l'Orient  chrétien,  1905,  t.  x,  p.  289  sq. 
et  350  sq.  56.  Brevis  enarratio  christiani  paschalis, 
écrite  en  640  et  dédiée  à  Pierre  l'Illustre,  P.  G.,  t.  xix, 
col.  1217-1280. 

6°  Divers.  —  Un  ms.  de  Vienne  attribue  à  Maxime 
57.  Chronologie!  succincla  vitse  Chrisli,  extrait  d'un 
ouvrage  plus  considérable,  publiée  par  Bratke,  dans 
la  Zeitschrift  fiir  Kirchengeschichte,  t.  xm,  p.  382- 
384.  58.  Un  certain  nombre  de  lettres  de  circonstance, 
Combéfis,  t.  ii,  passim.  59.  Trois  hymnes,  P.  G.,  t.  xci, 
col.  1418-1424. 

A  cette  longue  liste  il  faut  ajouter  les  ouvrages  iné- 
dits suivants  :  60.  De  secundo  adventu,  Bibliotheca 
Coisliniana,  p.  310.  61.  Suvaywy/)  Xéïecov,  Combéfis, 
t.  i,  p.  680. 

Sous  le  nom  de  Maxime  sont  signalés  d'autres 
écrits  qu'il  faudrait  examiner  de  près  pour  en  fixer 
l'authenticité.  Ce  sont  :  62.  Quœsliones  sacrœ  miscel- 
laneœ  ad  Nicephorum,  Nessel,  t.  n,  p.  2,6.(53.  MaÇîfAOO 
ôtAoXoyrçToo  xscpdcXaia  xoct'  'Apeîou,  XaêsXXîou  x.aî 
Eùtù^ouç,  dans  Cod.  sinait.,  n.  385  de  Gardthausen. 
64.  Sancli  Maximi  capita  XV,  dans  Cod.  palat.  grœc. 
91,  fol.  247.  65.  De  S.   Trinilale  et  de  Christo   brevis 


MAXIME    DE    CHRYSOPOLIS    OU    MAXIME    LE    CONI'ESSEUR 


454 


formula  fidei,  dans  Cad.  pal.  greec.  328,  fol.  151. 
66.  'AvriXoY'a  u-srà  'Avou,oîou,  tîyouv  'Apiavtoxou, 
Lambros,  Mont  Athos,  coçl.  4506,  fol.  244.  67.  Quid 
sit  peccatam  contra  Si>iritum  Sanction,  Bodl.  Cromw ., 
cod.  10.  fol.  347. —  Georges  Scholarios  attribue  aussi  à 
saint  Maxime  une  o\âXs;iç  'OpÔoSôEouxocl  Mavixaîou; 
cf.    Lequien,   dans    P.    G.,   t.    xciv,  col.    1505-1506. 

7°  Ouvrages  douteux  ou  apocryphes.  —  1.  KeçiXaia 
GeoXoy.xà  ^TOt  ÈxXoyal  èx  Staçôpcov  [3i6Xîa>v  tcov  te 
xa6'  '/);a5tç  xai  tcov  OJpxOsv,  ou  Loci  communes,  Comb., 
t.  ii,  p.  528-689,  florilège  abondant  de  sentences 
inorales  dont  on  n'a  pas  encore  fixé  l'auteur  ni 
l'époque.  On  a  remarqué  une  certaine  relation  litté- 
raire entre  ce  recueil  et  les  Sacra  Parallela  attribués  à 
saint  Jean  Damascène.  Cf.  là-dessus  Holl,  Texte 
und  Unlers.,  nouvelle  série,  1. 1,  1897,  fasc.  1,  p.  342 
sq.  et  t.  v,  1901,  fasc.  2.  p.  xxi  sq.  ;  Byzant.  Zeilschrift, 
t.  vu,  p.  166  sq.  2.  KsçxXoaa  Siâcpopx  QzoXoyixi  te 
y.xl  olx.ovou.ixa  xat  7rept  àperîjç  xal  xaxtxç,  Comb., 
t.  ii.  p.  512-640,  divisés  en  cinq  centuries.  C'est 
l'œuvre  d'un  compilateur  postérieur  qui  a  réuni 
là  un  grand  nombre  de  sentences  prises  dans  les 
ouvrages  de  saiiit  Maxime,  y  compris  les  ayokiv.  qui 
les  accompagnent.  W.  Soppa,  Die  diversa  capita  unter 
den  Schrijten  des  ht.  Maximus  Confessor  in  deulscher 
Bearbeitung  und  Quellenkritischer  Beleuchtung,  1922, 
est  parvenu  à  identifier  tous  ces  Capita,  sauf  les 
48  premiers  de  la  première  centurie,  qu'il  conjecture, 
pour  des  raisons  internes,  appartenir  à  saint  Maxime, 
et  le  49e  de  la  troisième  centurie,  qu'il  suppose  être 
une  scholie.  Antoine  Mélissa  serait  l'auteur  de  celte 
compilation.  3.  Les  cinq  Dialogues  sur  la  Trinité 
(parmi  les  oeuvres  de  saint  Athanase,  P.  G.,  t.  xxvin, 
col.  1115-1286),  souvent  attribués  à  saint  Maxime, 
sont  d'une  origine  plus  ancienne. 

III.  Doctrine.  —  1°  Christologie.  Nous  étudierons 
successivement  la  manière  dont  Maxime  conçoit  la 
constitution  et  les  opérations  de  Sauveur. 

1.  Constitution  du  Christ.  —  Les  notions  métaphy- 
siques qui  servent  à  Maxime  à  exposer  le  mystère 
de  l'incarnation  paraissent  dans  l'ensemble  emprun- 
tées à  Léonce  de  Byzance.  Nature,  hypostase,  union 
hypostatique,  rôle  du  nombre,  distinction  entre 
'j~oc77x<y'.ç,  àvUTCoaTOCTOv,  èvu7TÔ(7TaTov.  rapports  entre 
la  nature  et  l'hypostase,  Maxime  a  là-dessus  les 
mêmes  idées  que  son  devancier.  Nous  ne  les  répéterons 
donc  pas,  et  nous  nous  contenterons  d'indiquer  cer- 
tains points  de  divergence  qui  marquent  chez  notre 
auteur  un  efl'ort  et  un  progrès  vers  plus  de  clarté. 

Tout  d'abord,  et  cette  différence  est  d'importance, 
la  notion  qu'a  saint  Maxime  de  l'union  physique  est 
tout  à  fait  distincte  de  celle  de  Léonce.  Celui-ci,  pour 
qui  toute  nature  est  parfaite  et  complète,  ne  conçoit 
point  d'union  naturelle  permanente  où  deux  natures 
imparfaites  concourent  à  former  une  nature  parfaite, 
mais  seulement  des  unions  naturelles  in  fieri  et  transitu, 
où  deux  natures,  altérant  mutuellement  leurs  pro- 
priétés, donnent  naissance  à  une  nature  nouvelle  et 
distincte.  S'il  y  a  donc  union  permanente  entre  deux 
natures,  c'est  une  union  hypostatique.  C'est  une  union 
hypostatique  donc  et  non  physique  qui  existe  dans 
l'homme  entre  l'âme  et  le  corps.  Saint  Maxime 
s'écarte  là-dessus  de  Léonce.  Cette  idée  d'union  natu- 
relle permanente  qui  échappe  à  celui-ci,  il  la  conçoit 
parfaitement.  Pour  lui,  deux  natures  incomplètes  et 
imparfaites  peuvent  former  une  nature  complète  et 
parfaite,  et  c'est  ce  qui  a  lieu  pour  notre  âme  et  notre 
corps.  Entre  eux,  il  n'y  a  pas  seulement  union  hypo- 
statique, mais  union  naturelle,  et  d'abord  union  natu- 
relle, car  un  rapport  mutuel  d'essence  les  unit  l'un  à 
l'autre.  Telle  est  la  principale  dillérencc  de  concepts 
philosophiques  qui  sépare  Maxime  de  Léonce. 

Une  autre  dillérencc   qui   découle  de  la  première 


concerne  l'existence  des  hypostases.  Pour  Léonce, 
deux  hypostases  préexistantes  peuvent  fort  bien, 
par  une  union  hypostatique,  devenir  une  seule 
hypostase  et  de  nouveau  se  séparer  et  redevenir  deux 
hypostases.  Rien  de  tel  n'apparaît  chez  saint  Maxime. 
Il  déclare  même  expressément  qu'une  hypostase 
préexistante  ne  peut  passer  à  une  hypostase  d'une 
autre  espèce,  et  se  sert  de  ce  principe  pour  nier  la 
préexistence  des  âmes.  P.  G.,  t.  xci,  col.  1024  A. 

On  conçoit  d'après  tout  cela  quelles  seront  les  pré- 
cisions nouvelles  qu'apporte  Maxime  dans  la  théologie 
de  l'incarnation.  La  célèbre  comparaison  de  l'âme  et 
du  corps  ne  peut  être  pour  lui  ce  qu'elle  était  pour 
Léonce  :  un  pur  décalque.  Il  l'admet,  certes,  dans  les 
grandes  lignes,  à  savoir,  que  de  part  et  d'autre  il  y  a 
union  entfe  substances  diverses,  et  que  le  résultat  en 
est  une  seule  hypostase,  mais,  à  descendre  dans  le 
détail,  ce  n'est  pas  ressemblance,  mais  opposition  qu'il 
constate,  puisque  dans  l'homme  que  nous  sommes,  il  y 
a  d'abord  union  naturelle,  fondement  de  l'union 
hypostatique,  et  qu'entre  le  Verbe  et  son  humanité  il 
n'y  a  qu'union  hypostatique,  sans  union  physique. 
Aussi,  beaucoup  plus  justement  que  son  devancier, 
Maxime  peut-il  repousser  l'expression  p.f.a  tpûaiç 
aûvOeroç.  Il  est  également  mieux  inspiré  que  lui  quand 
il  dénie  à  l'humanité  du  Christ  la  possibilité  de  sa 
préexistence  à  l'incarnation.  Cf.,  sur  l'exposé  précé- 
dent, V.  Grumel,  La  comparaison  de  l'âme  et  du  corps 
et  l'union  hypostatique  chez  Léonce  de  Byzance  et  saint 
Maxime  le  Confesseur,  dans  Échos  d'Orient,  1926, 
t.  xxv,  p.  393-406. 

Dans  sa  défense  du  dogme  christologique,  notre 
saint  insiste  avec  force  et  sur  l'unique  hypostase  et 
sur  la  double  nature.  C'est  une  seule  et  la  même  hypo- 
stase qui  subsiste  avant  et  après  l'incarnation.  Comb., 
t.  ii,  p.  36,  265,  299.  Il  accepte  franchement  la  formule 
cyrillienne  :  Mîa  çùcnç  toû  0eoù  Aoyoo  aeaapxouiv/;, 
ibid.,  p.  286.  Mais  c'est  sur  les  deux  natures  qu'il 
insiste  le  plus  volontiers,  à  cause  des  monophysites.  Il 
accentue  encore  les  formules  antérieures  sur  ce  sujet. 
On  disait  communément  avant  lui  :  «  de  deux  natures 
et  en  deux  natures.  »  Il  précise  :  Le  Christ  est  de  deux 
natures,  il  est  en  deux  natures,  et  il  est  deux  natures. 
C'est  sa  formule  favorite  :  on  ne  compte  pas  le  nombre 
de  fois  où  elle  revient  sous  sa  plume.  Avec  le  nombre 
des  natures,  c'est  aussi  leur  intégrité  qu'il  a  à  cœur 
de  maintenir,  en  particulier  l'intégrité  de  la  nature 
humaine.  De  l'homme,  le  Verbe  a  tout  pris,  tout  sauf 
la  qualité  d'individu,  zcjptç  toù  ÛTioxstuivou,  P.  G., 
t.  xci,  col.  1320.  C'est  ce  principe  qu'il  poussera 
jusqu'au  bout  dans  sa  lutte  contre  les  monothélites. 
Les  passions  elles-mêmes  ont  été  assumées,  celles  du 
moins  qui  sont  compatibles  avec  la  sainteté  du  Sau- 
veur. Mais  elles  ont  été  en  lui  d'une  manière  surnatu- 
relle, c'est-à-dire,  qu'elles  étaient  toujours  mues,  et 
non  motrices,  ibid.,  col.  1053  C. 

Un  dernier  point  que  Maxime  affirme  avec  une 
particulière  énergie  est  la  maternité  divine  de  Marie. 
Il  dit  expressément  que  Marie  est  la  mère  du  Verbe 
lui-même,  l'un  de  la  Trinité,  Comb.,  t.  n,  p.  287,  qu'elle 
a  conçu  vraiment  le  Verbe  lui-même,  engendré  du 
Père  avant  tous  les  temps,  ibid.,  t.  n,  p.  332,  que  le 
Verbe  lui-même  a  été  en  elle  le  germe  qui  la  féconda. 
Ibid.,  t.  h,  p.  29,  537,  553. 

•  2.  Les  opérations  du  Christ.  —  A  propos  des  opéra- 
tions du  Christ  se  pose  un  double  problème,  le  second, 
du  reste,  grelfé  sur  le  premier.  Il  y  a  d'abord  le  pro- 
blème qu'on  peut  appeler  ontologique,  à  savoir  :  Étant 
donné  qu'il  y  a  en  Jésus-Christ  deux  natures  et  une 
hypostase,  devra-t-on  dire  qu'il  y  a  deux  activités,  ou 
bien  une  seule  activité.'  en  d'autres  termes  :  l'activité 
ressortit-elle  à  la  nature  ou  à  l'hypostase'?  Le  second 
problème,  qu'on  peut  appeler  psychologique  ou  moral, 


455 


MAXIME    DE    CHRYSOPOLIS    OU    MAXIME    LE    CONFESSEUR 


456 


est  celui-ci:  La  personnalité  divine  dans  l'union  hypo- 
statique  supprime-t-elle  le  ressort  de  l'activité  hu- 
maine, la  volonté? 

La  réponse  de  Maxime  au  premier  problème  est  que 
l'activité  est  chose  de  nature,  et  par  conséquent  suit 
toujours  la  nature  et  en  est  inséparable.  Comb.,  t.  n, 
p.  71,  191-192.  Le  Verbe,  ayant  assumé  la  nature 
humaine,  a  donc  pris  avec  elle  l'activité  humaine. 
Maxime  établit  longuement,  et  à  toute  occasion,  que 
l'agir  est  chose  de  nature.  C'est  même,  pour  lui, 
l'action  qui  fait  la  distinction  des  choses.  On  ne  les 
connaît  que  par  là.  L'activité  des  êtres  tient  à  leur 
essence,  et  rien  n'est  qui  n'agisse;  ce  qui  n'agit  pas 
n'a  pas  d'être.  Ce  n'est  pas  que  Maxime  sépare  tota- 
lement l'action  de  l'hypostase.  Il  ne  l'en  sépare  pas  plus 
qu'il  n'en  sépare  la  nature.  C'est  bien  l'hypostase  qui 
agit,  mais  par  la  nature,  et  donc  l'agir  doit  se  dénom- 
brer par  la  nature.  C'est  pourquoi  en  Dieu,  où  il  n'y 
a  qu'une  nature  en  trois  hypostases,  il  y  a,  non  pas 
trois  activités,  mais  une  seule.  Inversement,  en  Jésus- 
Christ,  où  il  y  a  deux  natures  en  une  hypostase,  il  y  a 
aussi  deux  activités,  et  non  une  seule,  t.  h,  p.  174.  C'est 
là  l'un  des  principaux  arguments  que  saint  Maxime 
reproduit  sans  cesse  contre  les  hérétiques.  Mais,  si  les 
hypostases  de  même  nature  ont  une  même  espèce 
d'activité,  il  y  a  cependant  des  différences  dans  la 
manière  de  la  réaliser,  t.  n,  p.  71.  Tous  les  hommes 
parlent,  ou  rient,  mais  chacun  a  sa  manière  particu- 
lière de  parler  ou  de  rire,  et  vis-à-vis  de  la  loi  des 
mœurs,  les  uns  sont  bons,  les  autres  sont  mauvais.  A 
l'hypostase  appartient  donc  quelque  chose  de  l'acti- 
vité, un  mode  particulier  qui  lui  est  propre  et  qui  est 
incommunicable,  et  qui  est  une  propriété  hyposta- 
tique.  Mais  ce  mode  ne  change  pas  l'espèce  ontologique 
de  l'activité,  il  n'en  est  qu'une  expression  différente 
selon  les  individus,  t.  n,  p.  186-187. 

La  solution  que  Maxime  apporte  au  problème  onto- 
logique des  opérations  du  Christ  est  donc  très  simple 
et  très  claire.  L'activité,  comme  propriété  naturelle, 
appartient  à  la  nature,  en  est  inséparable,  et  donc  se 
multiplie  selon  la  nature.  Puisqu'en  Jésus-Christ  il  y  a 
deux  natures,  il  est  nécessaire  qu'il  y  ait  aussi  deux 
activités.  Par  suite,  l'hypostase  unique,  qui  ne  fait 
point  de  deux  natures  une  seule  nature,  ne  saurait 
faire  non  plus  de  leurs  deux  activités  une  seule  acti- 
vité; elle  fait  seulement  que  les  opérations  humaines, 
ont  leur  cachet  propre,  du  fait  que  la  nature  humaine 
qui  les  produit  appartient  hypostatiquement  à  la 
divinité  et  participe  à  sa  puissance,  t.  n,  p.  52-53. 
L'effet  de  ces  deux  activités,  humaine  et  divine  peut 
être  unique,  comme  il  arrive  dans  les  miracles,  et 
c'est  dans  leur  conjonction  que  Maxime  voit  réalisée 
la  parole  de  Denys  :  èvépyeoa  GeavSptxr),  dont  se  pré- 
valaient les  monénergistes.  Cette  célèbre  expression 
contient  pour  lui  l'affirmation  des  deux  natures.  Il 
explique  aussi  en  ce  sens  la  ouyTev/);  xoù  Si'àfJKpoïv, 
è7riSe8eiY(jiévY]  èvépyeia  de  saint  Cyrille  d'Alexandrie, 
t.  il,  p.  43-44. 

Le  problème  psychologique  ou  moral  concernant  la 
volonté  était  plus  délicat,  à  cause  du  caractère 
d'autonomie  que  présente  à  première  vue  cette  faculté 
et  de  la  dépendance  absolue  où  doit  rester  l'humanité 
du  Christ  vis-à-vis  de  sa  divinité.  Avant  tout,  il  fallait 
sauvegarder  la  sainteté  du  Christ,  lui  dénier  la  possi- 
bilité de  pécher,  et  par  suite  le  libre  choix  entre  le  bien 
et  le  mal,  et  même  la  moindre  tendance  vers  le  mal. 
En  ce  sens  moral,  on  ne  pouvait  dire  qu'il  y  avait  en 
Jésus-Christ  deux  volontés.  On  devait  même  dire 
qu'il  n'y  en  avait  qu'une.  C'est  ce  qu'avait  dit,  plus  ou 
moins  clairement,  Honorius.  Mais  les  monénergistes 
s'emparèrent  de  cette  expression  pour  lui  faire  signifier 
leur  doctrine.  Rome,  vite  remise  de  la  première  sur- 
prise, les  condamna.  A  Maxime  revint  l'honneur  de 


formuler  les  distinctions  nécessaires  qui  devaient 
dissiper  toutes  les  équivoques. 

Notre  moine-philosophe  distingue  0sXr((/.a,  OéXr.aiç 
et  9eXt]t6v,  t.  ii,  p.  2-3, 162.  Le  0ÉXy;|jia  est  la  tendance 
vers  le  bien,  la  faculté  du  bien.  Il  signifie  aussi  le 
pouvoir  d'autodétermination.  QiXr^'.ç,  signifie  une 
tendance  particulière,  abstraction  faite  de  son  contenu. 
0sXt)t6v  est  l'objet  désiré.  0s>Y)u,a  est  aussi  employé 
dans  le  sens  de  GéXïja'.ç.  La  distinction  capitale  que 
Maxime  introduit  est  la  distinction  de  8é).r,|xa  çuauc6v 
et  de  0éÀ7)[i.a  yvco;.ux6v.  Le  0sXr;[jia  'pua'.xov  est  la  ten- 
dance foncière  de  l'être  vers  son  bien.  L'objet  en  est 
Ta  xaxà  9'jaiv,  c'est-à-dire  les  choses  conformes  à 
l'ordre  établi  par  le  Créateur.  En  l'homme,  la  faculté 
de  vouloir  est  en  dépendance  de  celle  de  connaître.  Le 
Qz'/rt[j.'x  yva>[.ux6v,  c'est  la  volonté  qui  agit  après  une 
réflexion  de  la  raison  (yvcou,7J).  La  volonté  physique 
n'est  pas  autre  chose  que  la  faculté  ou  l'acte  de  vouloir, 
le  simpliciler  velle,  tô  cctzIou;  0sXeiv,  t.  h,  p.  161,  la 
volonté  gnomique  signifie  toujours  tel  ou  tel  vouloir 
précis,  le  sic  velle,  t6  ttwi;  OsXeiv,  t.  u,  p.  162,  Maxime 
appelle  encore  cette  dernière  :  GsX^jxa  7tpoaips-7ixôv 
ou  7rpoaîpeai<;,  volonté  d'élection.  La  7rpoaîpeaiç 
provient  de  l'incertitude  de  la  connaissance  qui  néces- 
site la  délibération  (PouXyj).  Aussi  comporte-t-elle  la 
possibilité  de  pécher,  c'est-à-dire,  de  vouloir  des 
choses  en  dehors  de  l'ordre  établi  pour  les  natures 
par  Dieu,  xà  Tuapà  cpua'.v,  t.  n,  p.  171-172.  Il  en  est  de 
la  propriété  de  vouloir  comme  des  autres  propriétés. 
Identique  en  tous  selon  l'espèce,  elle  se  diversifie  selon 
les  individus.  Le  0éXr,[i.a  cpijo'.xôv  se  trouve  en  tous 
également  et  semblablement,  comme  la  nature  elle- 
même,  mais  le  OéX/j[j.a  yvw^ixov  est  une  caractéris- 
tique de  la  personne,  une  propriété  hypostatique. 
Appliquant  ces  données  au  Christ,  Maxime  enseigne 
qu'en  lui  il  y  a  le  QèXy]y.a.  çycixov  avec  les  actes 
simples,  sans  délibération  (parce  que  sans  ignorance), 
qu'il  comporte.  Cette  volonté  naturelle  est  prouvée  en 
cent  endroits  de  l'Écriture  où  sont  manifestés  des 
désirs  ou  des  sentiments  de  Jésus-Christ, qui  ne  peuvent 
point  être  élicités  par  la  nature  divine,  t.  n,  p.  177-179. 
Quant  à  la  volonté  gnomique,  fruit  de  la  délibération, 
signe  d'ignorance,  elle  ne  se  trouve  point  en  Jésus- 
Christ.  Il  faut  la  repousser,  selon  Maxime,  parce  qu'elle 
entraînerait  avec  soi  une  personnalité  humaine,  t.  u, 
p.  13,  parce  qu'elle  signifierait  l'ignorance  dans  l'âme 
de  Jésus-Christ,  et  parce  qu'elle  comporterait  par 
suite  la  peccabilité,  sinon  le  péché.  La  volonté  humaine 
du  Sauveur  n'est  point  indéterminée,  elle  est  tou- 
jours sous  l'emprise  de  Dieu,  et  divinisée,  0ew6sv, 
selon  l'expression  de  saint  Grégoire  le  Théologien. 
C'est  par  la  rectitude  de  sa  volonté  qu'il  a  sauvé  notre 
nature  perdue  par  une  volonté  dépravée.  Comb., 
t.  u,  p.  95.  Par  cette  distinction  lumineuse  de  volonté 
physique  et  de  volonté  gnomique,  Maxime  explique 
la  prière  de  l'agonie;  la  volonté  que  le  Christ  expri- 
mait était  simplement  la  tendance  de  la  nature  à  qui 
la  mort  fait  horreur,  et  il  l'exprimait  pour  montrer  la 
réalité  de  sa  chair  :  ce  n'était  point  un  choix,  de  raison 
contre  le  choix  de  Dieu,  t.  n,  p.  40.  Il  faut  noter  de 
plus  ici  que  le  OéX'/j^a  cpuaixâv  ne  procédait  pas  dans 
le  Sauveur  comme  en  nous,  mais  d'une  manière  surna- 
turelle, ÛTcèp  <pôai.v,  t.  n,  p.  128;  P.  G.,  t.  xci,  col. 
1053  B.  Les  passions,  avons-nous  dit,  n'étaient  pas 
motrices  en  lui,  mais  mues.  Elles  suivaient,  et  ne 
précédaient  pas  le  mouvement  de  sa  volonté  raison- 
nable, t.  n,  p.  166.  En  fait  de  liberté,  la  volonté  du 
Christ,  toute  divinisée,  n'en  eut  point  pour  le  mal,  mais 
sa  liberté  fut  comme  celle  des  saints  dans  le  ciel.  Saint 
Maxime  n'examine  pas  le  problème  du  mérite  du 
Christ. 

2°  Sotcriologie.  —  Le  premier  état  de  l'homme  fut  un 
état  de  justice.  Sa  tendance  vers  Dieu,  son  amour  de 


457 


MAXIME    DE    C1IUYS0P0LIS    OU    MAXIME    LE    CONFESSEUR 


458 


Dieu  n'était  gêné  par  aucun  penchant  inférieur.  Il 
n'avait  pas  à  lutter  pour  être  vertueux.  Les  passions 
même  n'existaient  pas.  t.  :,  p.  267.  Il  était  à  l'abri 
de  la  souffrance  et  devait  jouir  de  l'immortalité.  La 
propagation  du  genre  humain  par  le  mariage  n'entrait 
pas  dans  le  plan  primitif,  t.  i,  p.  3(Jl.  Résumé  et 
centre  de  la  création  visible,  l'homme,  par  sa  fidélité, 
devait  réaliser  le  plan  d'unification  totale  en  Dieu. 
Le  péché  a  ruiné  ce  plan.  Les  conséquences  en  furent 
l'ignorance,  la  tyrannie  des  passions  et  la  mort, 
1. 1,  p.  96 

Sur  la  faute  originelle,  saint  Maxime  s'exprime  d'une 
manière  obscure.  11  distingue  dans  Adam  deux 
âjxap-rîai,  l'une  volontaire  et  blâmable,  à  savoir, 
l'aversion  du  bien  ;  l'autre  involontaire  et  non  blâ- 
mable, à  savoir  la  perte  de  l'immortalité,  et  la  passi- 
bilité.  La  première  est  cause  de  la  seconde,  t.  i,  p.  94. 
Cette  distinction  a  pour  but  d'expliquer  le  texte  de 
saint  Paul,  II  Cor.,  vu,  21  :  Eam  qui  non  noverat 
peccatum,  peccatum  fecit.  Par  amour  pour  l'homme,  et 
pour  l'honneur  de  Dieu  dont  le  plan  avait  été  détruit 
par  le  démon,  le  Verbe  s'est  incarné  pourré  parer  la 
ruine  du  péché.  La  seule  raison  de  la  naissance  hu- 
maine du  Verbe  a  été  le  salut  de  l'homme,  et  c'est 
pourquoi  il  a  pris  tout  ce  qui  était  de  l'homme,  hormis 
le  péché,  P.  G.,  t.  xci,  col.  1039.  Saint  Maxime  résume 
bien  sa  conception  sotériologique  dans  cette  phrase 
lapidaire  :  yivexai  tîXe'.oç  àvOpwTcoç  é£  ï)o_cov  Si  'rjuûv 
xa6'  rju.*;,  7rxvTa  -rà  f,u,côv  àvsWaTCWç  syov,  âu.apTÎaç 
Xwpiç.  P.  G.,  t.  xci,  col.  1309  A.  Il  était  convenable  que 
ce  fût  le  Verbe,  lumière  et  force  du  Père  qui  descendît 
sur  la  terre,  où  régnaient  l'ignorance  et  la  tyrannie  du 
péché,  pour  donner  à  notre  nature  la  lumière  inextin- 
guible de  la  vraie  connaissance  et  la  force  des  vertus. 
Comb.,  t.  i,  p.  254. 

Le  salut  s'opère  d'une  manière  opposée  à  celle  dont 
Adam  nous  a  perdus.  C'est  par  le  plaisir  qu'Adam  nous 
a  perdus,  c'est  par  son  contraire,  la  souffrance,  que 
le  Christ  vient  nous  sauver.  Le  plaisir  d'Adam,  qui  ne 
procédait  pas  de  la  souffrance,  a  engendré  la  souf- 
france. La  souffrance  du  Christ,  qui  ne  procède  pas  du 
plaisir,  nous  rend  la  félicité.  Par  son  péché  volontaire 
et  blâmable,  Adam  a  été  sujet  involontairement  aux 
passions,  que  Maxime  appelle  péché  non  blâmable. 
En  acceptant  volontairement  ce  péché-châtiment,  le 
Sauveur  a  détruit  l'empire  du  péché  volontaire.  Ce  qui 
domine  surtout  dans  la  sotériologie  de  notre  auteur, 
c'est  l'idée  de  la  miséricorde  divine.  Le  Verbe  s'est 
incarné  non  pour  lui,  mais  pour  nous.  Comb.,  t.  i, 
p.  201.  Tout  est  conçu  en  vue  de  la  instauration  de 
l'homme.  L'idée  de  la  réparation  de  l'offense  faite  à 
Dieu  n'apparaît  aucunement.  Si  la  justice  brille  dans 
la  rédemption,  c'est  dans  ce  fait  que  Jésus-Christ  a 
mérité  la  destruction  de  l'empire  du  péché  et  de  la 
mort,  en  acceptant  volontairement,  sans  y  être  sujet, 
la  malédiction  et  le  châtiment  du  péché.  L'économie 
est  donc  conçue  en  fonction  du  salut  de  l'homme  et  non 
de  la  satisfaction  à  Dieu.  Encore  moins  est-il  question 
d'une  rançon  à  donner  au  démon,  car  celui-ci  est 
voleur  et  parjure,  et  a  été  chassé  d'un  lieu  qui  ne  lui 
appartenait  pas,  1. 1,  p.  228. 

Au  sujet  du  sort  final  des  damnés,  saint  Maxime, 
dans  le  but  de  donner  un  sens  orthodoxe  à  un  passage 
difficile  de  saint  Grégoire  de  Nysse,  expose  une  sorte 
d'apocatastase  mitigée,  qui  consiste  en  ceci  que  les 
âmes,  quand  tous  les  siècles  seront  révolus,  perdront 
le  souvenir  du  péché  et  parviendront  à  Dieu  par  une 
certaine  connaissance,  Tyj  èm^ôiaei,  mais  non  par 
la  participation  de  ses  biens,  où  Tfl  \xz§lc,z<.  twv 
iyaôûv,  t.i,  p.  304.  ;•  | 

3°  Autres  points  de  doctrine.  —  1.  Sur  Dieu.  —  Dieu 
est  connu  par  l'ordre  et  la  grandeur  de  l'univers  créé 
comme   son    auteur   et   son    artisan,    P.    G.,   t.    xci, 


col.  1176.  Les  raisons  des  choses,  Xoyoi  twv  ovtcov, 
sont  en  lui  dès  avant  les  siècles.  Sa  prescience  et  sa 
providence  éternelle  règlent  le  monde  et  y  ordonnent 
toutes  choses,  ibid.,  col.  1328-1329.  La  connaissance 
que  nous  avons  de  Dieu  concerne  son  existence  et  ce 
qu'il  n'est  pas.  En  lui-même,  iï  demeure  incompréhen- 
sible, ibid.,  col.  1229.  Sur  notre  science  de  Dieu, 
Maxime  a  naturellement  les  mômes  conceptions  que 
Denys,  le  maître  qu'il  commente. 

2.  Ail  sujet  de  la  Trinité,  Maxime  reproduit  l'ensei- 
gnement des  Pères  antérieurs.  Il  y  a  lieu  seulement  de 
rappeler  ici  que  son  témoignage  a  été  invoqué  au 
concile  de  Florence,  et  a  inauguré  la  conciliation  entre 
les  Grecs  et  les  Latins.  Il  déclare  en  effet  expressément, 
dans  une  lettre  à  Marin,  que  la  formule  des  Latins 
Filioque  n'est  point  opposée  à  l'orthodoxie,  mais 
marque  la  parfaite  consubstantialité  des  personnes 
divines.  Comb.,  t.  n,  p.  70.  En  plusieurs  autres 
endroits,  il  enseigne  que  le  Saint-Esprit  procède  du 
Père  par  le  Fils,  et  de  telle  manière  qu'il  est  impos- 
sible de  l'interpréter  autrement  que  d'une  production 
véritable  du  Saint-Esprit  par  le  Fils,  t.  i,  p.  238-239, 
313,  671  (ces  deux  derniers  textes  sont  identiques 
sauf  la  ponctuation). 

3.  Sur  l'âme.  —  Maxime  prouve  philosophiquement 
l'existence  de  l'âme,  sa  simplicité,  son  immortalité, 
sa  rationalité,  t.  h,  p.  354-361.  La  définition  qu'il 
en  donne  est  celle-ci  :  Ouata  àoa)(j.aToç,  voepâ,  èv 
cwjjKXTi  7roXt.Teuoo.Ev7;,  Çmtjç  TOtpama,  ibid.,  p.  361. 
Pour  lui,  il  y  a  union  intime  entre  les  deux  substances 
diverses  de  l'âme  et  du  corps  pour  former  une  seule 
espèce.  Entre  eux,  il  y  a  une  relation  essentielle  que  la 
mort  même  ne  supprime  pas:  P.  G.,  t.  xn,  col.  1101  BC. 
Les  facultés  principales  de  l'âme  sont  la  raison, 
l'irascible  et  le  concupiscible,  Xôyoç,  6i>o.oç,  êTtt.6u[jia. 
Comb:,  1. 1,  p.  337.  L'âme,  après  la  mort,  garde  toutes 
ses  opérations,  t.  n,  p.  245-246. 

4.  Au  sujet  de  la  primauté  romaine,  les  témoignages 
de  notre  auteur  sont  des  plus  explicites.  «  Depuis 
l'incarnation  du  Verbe,  écrit-il,  toutes  les  Églises 
chrétiennes  du  monde  entier  n'ont  eu  et  n'ont  encore 
d'autre  base  et  fondement  que  cette  Eglise  très 
sublime.  »  T.  n,  p.  72,  73.  Il  affirme  ailleurs  que  le  seul 
moyen  pour  Pyrrhus  de  prouver  son  orthodoxie  est 
«  de  faire  amende  honorable  au  très  saint  pape  de 
Rome,  c'est-à-dire  au  Siège  apostolique  qui  a  reçu 
du  Verbe  incarné  lui-même  et  des  saints  conciles  le 
pouvoir  de  commander  à  toutes  les  saintes  Églises  de 
Dieu  dans  le  monde,  entier,  ainsi  que  le  droit  et  la 
puissance  de  lier  et  de  délier  en  tout  et  pour  tout.  » 
T.  h,  p.  76.  Cf.  également  Acla  Maximi,  t.  n,  p.  17; 
Comb.,  t.  i,  p.  lv-lvi. 

5.  Théologie  ascétique  et  mystique.  —  Saint  Maxime 
est  avant  tout  un  moine  profondément  pénétré  de  vie 
intérieure.  Ses  tendances  et  sa  tournure  d'esprit  se 
ressentent  beaucoup  de  sa  fréquentation  de  Denys 
l'Aréopagitc.  11  se  l'est  assimilé  en  le  commentant. 
Il  y  a  ajouté  de  son  fonds  beaucoup  de  vues  élevées  et 
originales.  Il  est  à  regretter  qu'il  ne  les  ait  pas  ramas- 
sées lui-même  en  un  système  cohérent  et  logique,  et 
qu'aucun  ouvrage  n'ait  encore  paru  qui  en  donne  une 
synthèse  fidèle  et  complète.  Nous  nous  contenterons 
ici  de  montrer  les  principales  idées  qui  dominent  dans 
l'ascèse  et  la  mystique  de  Maxime.  C'est  l'idée  du 
Verbe  incarné,  auteur  et  modèle  de  notre  sainteté,  et 
l'idée  de  la  charité  ou  de  l'amour  de  Dieu. 

Le  Verbe  incarné  est  pour  Maxime  le  centre  de  sa 
théologie  mystique  comme  de  sa  théologie  spéculative, 
si  tant  est  qu'on  puisse  distinguer  ces  deux  domaines. 
La  fin  de  l'homme  est  Dieu.  L'homme  devait  arriver 
à  la  possession  par  l'innocence,  mais,  par  son  péché,  il  a 
perdu  ce  bonheur.  L'ignorance  el  les  passions,  suites 
du  péché,  sont  pour  l'homme  un  obstacle  éternel  à  sa 


459 


MAXIME  DE  CHRYHOPOLIS  —  MAXIME  L'HAGHIORITE,  DIT  LE  GRE< 


460 


félicité,  C'est  le  Verbe  incarné  qui,  venant  sur  la  terre, 
nous  délivre  de  l'ignorance,  nous  donne  la  force  de 
la  vertu  et  détruit  par  sa  mort  l'empire  du  péché.  Il  a 
guéri  notre  nature  en  se  l'appropriant.  Le  Christ  est 
aussi  le  modèle  et  l'idéal  de  notre  perfection.  Comme  sa 
volonté  physique  est  toute  divinisée  et  impuissante 
pour  le  mal,  ainsi  doit-il  en  être  proportionnellement 
pour  nous.  Notre  liberté  doit  être  d'adhérer  à  Dieu, 
P.  G.,  t.  xci,  col.  1076,  notre  fin  et  félicité  sera  d'être 
plongés  en  lui,  et  ainsi  il  se  fera  par  notre  unification 
avec  lui  comme  une  seconde  incarnation  du  Verbe  dans 
les  élus  qui  réalisera  la  parole  de  l'Écriture  :  Dieu 
sera  tout  en  tous.  P.  G.,  t.  xci,  col.  1084. 

La  fin  de  l'homme,  c'est  l'union  avec  Dieu.  Elle 
s'effectue  par  la  charité.  Mais  la  charité  parfaite 
comporte  tout  un  ensemble  de  dispositions  et  d'opéra- 
tions saintes.  En  tète  de  tous  les  biens  spirituels, 
saint  Maxime  place  les  vertus  théologales  :  la  foi, 
l'espérance  et  la  charité.  La  foi  est  la  source  de  tous 
les  biens  qui  sont  en  nous.  Comb.,  t.  n,  p.  139.  Notre 
auteur  la  définit  une  puissance  d'union  surnaturelle, 
immédiate  entre  le  fidèle  et  Dieu  l'objet  de  la  foi, 
t.  n,  p.  77.  Assurément,  il  s'agit  de  là  foi  qui  opère 
par  les  œuvres.  La  foi  est  la  base  des  vertus  qui 
viennent  après  elle,  l'espérance  et  la  charité.  L'espé- 
rance est  la  force  des  deux  extrêmes,  la  foi  et  la  cha- 
rité. La  charité  est  l'accomplissement  des  deux  autres, 
t.  h,  p.  220-221.  La  charité  est  le  contraire  de  l'égoïsme, 
cpiXauxta,  cause  du  premier  péché.  Elle  vient  le 
détruire  et  opérer  notre  union  parfaite  avec  Dieu  et 
avec  tous  les  hommes,  t.  n,  p.  221-222. 

La  charité  contient  toutes  les  vertus,  t.  n,  p.  220. 
Pour  acquérir  la  perfection  de  la  charité,  il  faut  se 
détacher  de  soi-même.  Dieu  étant  notre  but  comme 
vrai  et  comme  bien,  il  faut  aller  à  lui  par  la  contem- 
plation et  l'action,  par  la  philosophie  théorique  et  la 
philosophie  pratique.  Celle-ci,  de  caractère  négatif, 
a  pour  but  de  dominer  ses  passions  de  manière  à  n'en 
être  plus  troublé,  et  à  arriver  à  cet  état  paisible  de 
l'âme  presque  inaccessible  au  péché  qui  s'appelle 
ànàOsia.  La  philosophie  théorique  consiste  à  s'élever 
au-dessus  des  connaissances  sensibles  pour  atteindre 
celle  de  Dieu,  qui  consiste  dans  une  ignorance  au- 
dessus  de  toute  science.  L'action  découle  et  dépend  de 
la  contemplation,  t.  n,  p.  500-503.  Le  signe  de  la  vraie 
charité  est  dans  une  affection  sincère  et  une  bienveil- 
lance spontanée  pour  le  prochain.  C'est  du  reste  par  la 
même  charité  que  l'on  aime  Dieu  et  le  prochain,  t.  n, 
p.  225.  Tout  se  ramène  donc  à  la  charité.  Pour  ce  qui 
est  en  notre  pouvoir,  faire  la  volonté  de  Dieu,  pour  le 
reste,  se  confier  en  lui,  en  tout,  l'aimer,  t.  n,  p.  203. 

Pour  la  bibliographie,  voir  Krumhacher,  Gtsch.  der 
byzant.  Literatur,  2<  edit.,  p.  63-64  et  26.  U.  Chevalier  au 
mot  Maxime  le  confesseur.  Consulter  en  outre  Wetzer  et 
Welte,  Kirchenlexicon,  t.  vin,  col.  1096-1103;  Realcneycl. 
fur  prot.  Th.  u.  K.,  t.  xi,  p.  457-470;  Bardenhewer,  Patro- 
logie,  3e  édit.,  p.  497;  Hefele,  Histoire  des  conciles,  trad. 
Lecleicq,  t.  m  a  p.  401-426,  461-470;  E.  Montmasson,  La 
chronologie  de  la  vie  de  sant  Maxime  le  Confesseur,  dans 
les  Échos  d'Orient,  t.  xm  (1910),  p.  149  sq.  ;  V.  Grume], 
Notes  d'histoire  et  de  chronologie  sur  la  vie  de  saint  Maxime 
le  Confesseur,  ibid.,  t.  xxvi  (1927)  p.  24-32;  cf.  ibid.,  t.  xxv, 
p.  393-406,  et  L'Union  des  Églises,  1927,  p.  295-311; 
H.  Straubinger,  Die  Christologie  des  hl.  Maximus  Confessor 
(1906),  XI-135  pages;  'fixeront,  Histoire  des  dogmes,  t.  m, 
voir  à  la  table  analyt.,  p.  572;  W.  Soppa,  Die  diversa 
capita  unler  den  Schriftcn  des  hl.  Maximus  Confessor  in 
deulschcr  Bearbeitung  u.  quellenkrttischer  Beleuchtung,  1922, 
132  p.;  P.  Pourrat,  La  spiritualité  chrétienne,  1919,  t.  i, 
p.  474-477;  L.  Duchesne,  L'Église  au  VI'  siècle,  1926,  p. 
431  sq. 

V.  Grumel. 

3.  MAXIME  LE  DOMINICAIN  (Chryso- 
berga  ou  Chrysobergès)  (fin  du  XIVe  et  commencement 
du  xv»  siècle)  était  un  grec  d'origine,  vraisemblable- 


ment un  crétois.  Il  fut  un  controversiste  remarquable. 
Il  reste  de  lui  un  Discours  aux  Crétois  où  il  traite  de 
l'origine  du  schisme  et  de  la  procession  du  Saint- 
Esprit  sous  le  titre  unique  :  ITepl  tt.ç  èx7Topeûaswç 
toû  &y(ou  IiveûfiotTOÇ.  On  trouve  aussi  des  échos  de 
son  activité  littéraire  chez  deux  polémistes  orthodoxes 
ses  contemporains,  Joseph  Bryennios  et  Nil  Damilas 
auxquels  il  écrivait  des  lettres  théologiques.  La  réfu- 
tation de  Nil  Damilas  est  adressée  tw  sù/aSsaTâTW 
èv  XpiaTÔi  roxTpîxaî  àSsXçw,  aoepâi  te  xai  XoYioTdcTtp 
xupîoi  MaÇÊu.cp,  -rw  àrcô  Tpaixcov  'IraXcp...  Elle 
concerne  uniquement  la  question  de  la  procession  du 
Saint-Esprit.  Les  œuvres  de  Bryennios  contiennent 
une  lettre  à  notre  personnage  avec  la  suscription  : 
Tw  ànb  rpaixôjv  'ItocXcS,  ' A8eX<pÇ>  MaÇ£[Kp  t%  TaSecoç 
twv  Ktqp'jxojv  et  un  dialogue  sur  la  procession  du 
Saint-Ëspit,  tizzà.  toû  XaTtvÔ9povoç  Ma^tu.ou  ttjç 
tkÇswç  tûv  K/]puxwv.  Ce  dialogue  eut  lieu  en  Crète, 
èv  àxpoâcrei  TOxavjç  xr,ç  êxei  y.r^ponôXzutç.  Les  deux 
premières  pages  sont  des  jeux  d'esprit  puérils,  inven- 
tion sans  doute  de  Bryennios.  Celui-ci  se  donne  le 
beau  rôle  dans  tout  le  dialogue,  mais  on  aimerait 
avoir  un  compte  rendu  de  la  discussion  par  la  partie 
adverse. 

Maximi  Chrysobergœ  de  processione  Spiriius  Sancti  ad 
Cretenscs  oralio,  texte  grec  et  traduction  latine  dans  Alla- 
lius,  Grœcia  orlhodoxa,  t.  n,  col.  1074-1089,  reproduit  dans 
P.  G.,  t.  cliv,  col.  1217-1230;  Arseny,  Réponse  de  Nil 
Damilas  hiéromonaque  au  gréco-latin  Maxime  sur  sa 
défense  des  nouveautés  et  de  la  foi  latines  (texte  grec  et 
traduction  russe),  Novgorod,  1895,  m-96  pages.  —  'ïutiTyf 
[i.ovayoC  tùv  Bpuswîou  r'a.  TiapaXîmôp.Eva,  Leipzig,  1768- 
1784,  t.  I,  lic-y'/.cci;  A'  rcspl  Tf,;  TOÛ  ôycovi  I1vï-J(j.o:tû; 
Èy.7EOp£-j<T?b>c,  p.  407-423;  t.  m,  lettre  10e,  T<ô  à.r.h  Toa.iv.ihs 
,lta),(;',  'ASeXipû  Ma?;'(j.ti),  p.  148-155.  Consulter  aussi 
Ph.  Meyer,  Des  Joseph  Bryennios  Schriften,  Leben  und 
Bildung,  dans  Byzant.  Zeitschrift,  t.  V  p.  74-111. 

V.  Grumel. 

4.  MAXIME  L'HAGHIORITE,  dit  le 
GREC,  théologien  gréco-russe  (1480?-1556).  —  I.  Vie. 
II.  Ouvrages. 

I.  Vie.  —  Celui  que  les  Russses  appellent  Maxime 
le  Grec  et  qui  reçoit  également  le  surnom  à'Haghio- 
rite,  parce  qu'il  fut,  pendant  quelques  années,  moine 
au  Mont  Athos,  naquit  à  Arta  (Épire)  vers  1480. 
Comme  beaucoup  de  Grecs  de  cette  époque,  il  alla 
faire  ses  études  en  Occident,  et  spécialement  à  Venise, 
où  il  fut  l'élève  de  Jean  Lascaris,  et  à  Florence,  où  il 
connut  Savoranole.  Le  fougueux  dominicain  fit  sur 
lui  une  profonde  impression,  et  il  parlait  plus  tard  de 
lui  avec  admiration.  Il  visita  aussi  la  France,  et 
s'arrêta  quelque  temps  à  Paris.  Vers  1507,  il  se  fit 
moine  au  monastère  athonite  de  Vatopédi,  dont  la 
riche  bibliothèque  l'attirait.  En  1515,  le  grand  Kniaze 
moscovite  Vassili  Ivanovitch  ayant  demandé  aux 
Vatopédiotes  de  lui  envoyer  le  moine  Sabba  pour  tra- 
duire des  ouvrages  grecs  en  slave  et  en  russe,  les 
moines,  au  lieu  de  Sabba,  vieux  et  décrépit,  lui  dépê- 
chèrent Maxime,  bien  que  celui-ci  ignorât  encore  la 
langue  russe.  Reçu  à  Moscou  avec  beaucoup  d'hon- 
neur, Maxime  se  mit  aussitôt  au  travail.  Il  apprit 
vite  le  russe,- sans  en  saisir,  du  reste,  toutes  les 
nuances,  ce  qui  lui  occasionna  par  la  suite  plus  d'un 
désagrément.  Au  début,  on  lui  donna  comme  aides 
deux  traducteurs,  qui  rendaient  en  slave  ecclésias- 
tique ce  qu'il  leur  dictait  en  latin.  Sa  première  tra- 
duction, celle  du  Commentaire  du  Psautier,  fut  bien 
accueillie  par  le  Kniaze  et  par  le  métropolite  Varlaam. 
Maxime  s'était  cependant  permis  de  corriger  çà  et  là  le 
texte  des  psaumes,  et  avait  commis  quelques  inexac- 
titudes. Il  mena  de  front  cette  traduction  avec  celle 
d'un  Commentaire  du  livre  des  Actes;  puis  le  Kniaze 
lui  fit  transcrire  et  traduire  plusieurs  ouvrages  pour  sa 
bibliothèque.   Ayant   remarqué   que   les   traductions 


461 


MAXIME    I."  II  AT.  HIORITi:.    DIT    LE    GREC 


462 


slaves  des  livres  liturgiques  fourmillaient  de  fautes  et 
d'incorrections,  Maxime,  en  entreprit  la  réforme,  et 
corrigea  successivement  le  Triodion,  YHorologc,  les 
Menées  des  jetés  et  l'Apôtre'. 

Maxime  ne  se  borna  pas  à  ce  rôle  scientifique.  Il  se 
posa  aussi  en  réformateur  de  toute  la  société  mosco- 
vite, alors  en  pleine  décadence  morale.  Il  s'en  prit 
aussi  bien  aux  vices  des  grands  qu'aux  défauts  des 
clercs  et  des  moines  et  aux  superstitions  populaires. 
Les  moitiés  étaient  alors  divisés  en  deux  factions 
rivales  :  il  y  avait  les  Zavolgskii  slarisi,  partisans  de  la 
pauvreté  évangélique  et  de  la  vie  intérieure,  et  les 
Iossi/lianes,  du  nom  de  leur  chef  Joseph  Volotskii, 
qui  aimaient  pour  leurs  monastères  les  grandes  pro- 
priétés et  les  revenus  opulents,  et  pour  leurs  églises  les 
riches  icônes  et  tout  ce  qui  favorisait  les  splendeurs 
du  culte  extérieur.  Maxime  se  rangea  du  côté  des 
Zavolgskii.  Il  mécontenta  le  métropolite  Daniel,  qui 
avait  succédé  à  Varlaam  en  1521,  en  refusant  de 
faire  la  traduction  de  l'Histoire  ecclésiastique  de 
Théodoret;  et,  en  1524,  il  perdit  les  bonnes  grâces  du 
Kniaze.  dont  il  désapprouva  le  divorce.  Il  fit  si  bien 
qu'il  eut  bientôt  contre  lui  tout  le  monde  à  Moscou. 
Pour  le  perdre,  ses  ennemis  les  plus  acharnés  l'accu- 
sèrent de  correspondre  secrètement  avec  les  Turcs 
et,  en  particulier,  avec  l'ambassadeur  de  la  Porte, 
Skinder.  Dans  les  premiers  mois  de  1525,  son  procès 
fut  instruit  en  plusieurs  synodes,  et  il  fut  finalement 
condamné  comme  hérétique.  I.a  grande  hérésie  dont 
il  s'était  rendu  coupable,  c'était  d'avoir  osé  prétendre 
qu'il  y  avait  des  fautes  dans  les  anciens  livres  litur- 
giques slavons,  et  d'avoir  opéré  lui-même  des  correc- 
tions dans  ces  livres.  Certaines  de  ces  corrections 
étaient,  en  effet,  fautives,  et  s'expliquaient  par  la 
connaissance  insuffisante  que  Maxime  avait  du  slave 
et  du  russe.  L'une  d'entre  elles  se  rapportait  à  la 
sessio  Filii  ad  dexteram  Patris.  Par  le  verbe  qu'il  avait 
employé  en  traduisant  un  passage  du  Triodion, 
Maxime  avait  enseigné  que  le  Fils  n'était  assis  à  la 
droite  du  l'ère  que  dans  le  temps,  et  non  de  toute 
éternité.  Il  avait  eu  aussi  le  tort  de  mettre  en  doute 
l'autocéphalie  de  l'Église  russe.  Enfermé  d'abord  dans 
la  prison  du  monastère  Volokolamskii  «  pour  conver- 
sion, amendement  et  pénitence  »  et  avec  défense 
d'écrire  et  de  composer,  il  eut  beaucoup  à  souffrir 
physiquement  et  moralement.  Traduit  de  nouveau 
en  jugement  au  concile  de  Moscou  de  1531,  après  la 
mort  de  Skinder,  il  se  vit  accusé  de  toutes  sortes  de 
délits  religieux,  politiques  et  scientifiques.  Il  eut  beau 
s'humilier,  reconnaître  qu'il  lui  avait  échappé  des 
incorrections  et  des  inexactitudes  dans  ses  traduc- 
tions, il  n'arriva  pas  à  désarmer  la  haine  du  métropo- 
lite Daniel,  qui  l'envoya  dans  la  prison  du  monastère 
d'Ostrotch,  au  diocèse  de  Tver.  Il  passa  là  plus  de 
douze  ans,  privé  de  la  communion.  C'est  en  vain  que 
les  patriarches  orientaux,  les  moines  de  l'Athos  et 
Maxime  lui-même  par  plusieurs  suppliques  s'adres- 
Bërent  à  Ivan  IV  le  Terrible,  qui  avait  succédé  à 
Vassili  en  1533,  pour  obtenir  que  le  prisonnier  fût 
rendu  à  sa  patrie.  Ce  ne  fut  que  dans  les  dernières 
années  de  sa  vie  qu'on  adoucit  un  peu  son  sort,  et 
qu'on  lui  permit  d'assister  aux  offices  et  de  commu- 
nier. En  155:!,  il  fut  transféré  à  la  laure  de  la  Trinité 
prés  de  Moscou,  où  Ivan  IX  le  visita  un  jour.  Convoqué 
au  concile  de  Moscou  de  1554,  qui  s'occupa  de  l'hérésie 
de  Bachkine,  il  refusa  de  s'y  rendre,  craignant  qu'on 
ne  le  mêlât  encore  à  cette  affaire.  Il  mourut  en  1556. 

Persécuté  de  son  vivant  par  les  Russes,  Maxime  s'est 
vu  auréolé  par  eux,  après  sa  mort.  Les  historiens 
ecclésiastiques  et  profanes  de  la  Russie  saluent  en  lui 
un  saint  et  un  grand  homme,  un  précurseur  des 
réformes  nécessaires  de  Nicon,  un  martyr  de  la  civi- 
lisation, un  des  éducateurs  du  peuple  russe.  Lui  qui 


passa  une  grande  partie  de  sa  vie  dans  les  prisons 
monastiques  pour  crime  d'hérésie  est  regardé  main- 
tenant comme  un  grand  défenseur  de  l'Orthodoxie, 
et  il  figure  dans  la  liste  des  saints  russes,  au  21  janvier. 

IL  Ouvrages.  —  On  a  quelque  peine  à  comprendre 
ces  éloges  dithyrambiques,  quand  on  considère  la 
médiocrité  de  son  héritage  littéraire,  spécialement 
dans  le  domaine  théologique,  qui  fut  cependant 
pour  lui  le  principal. 

Mis  à  part  ses  travaux  de  traduction  et  de  gram- 
maire, cet  héritage  est  constitué  par  une  série  d'opus- 
cules de  polémique  religieuse  roulant  sur  des  sujets 
de  dogme,  de  morale  ou  de  liturgie.  Maxime  s'attaque 
aux  latins,  aux  luthériens,  aux  mafiométans,  à  la 
secte  rationaliste  des  judaïsants,  qui  avait  fait  son 
apparition  en  Russie  sur  la  fin  du  xve  siècle.  Il  s'en 
prend  à  l'astrologie,  qui  faisait  alors  fureur  en  Mos- 
covie.  Dans  la  querelle  de  l'Alleluia  —  il  s'agissait  de 
savoir  s'il  fallait  chanter  un  double  ou  un  triple 
Alléluia,  à  la  messe  —  il  prend  parti  pour  le  double 
Alléluia,  «  que  les  anges  incorporels  apprirent,  un  jour, 
à  Ignace  le  Théophore  ». 

Parmi  ces  opuscules,  les  principaux  sont  les  sui- 
vants :  1.  Discours  contre  l'écrit  mensonger  de  Nicolas 
Niemtchine,  qui  avait  prétendu  qu'entre  la  foi  latine 
et  la  foi  grecque  il  n'y  avait  pas  de  différence.  2.  Éloge 
des  saints  Apôtres  Pierre  et  Paul,  où  l'on  attaque  les 
trois  innovations  latines  des  azymes,  du  purgatoire  et 
de  la  procession  du  Saint-Esprit.  3.  Deux  autres  opus- 
cules contre  les  latins,  dont  l'un,  relatif  à  la  procession 
du  Saint-Esprit  et  à  l'addition  au  symbole,  fut  traduit 
en  latin  par  Georges  Krijanitch  (f  1678),  et  a  été 
publié  par  A.  Palmieri,  dans  le  Bessaricne,  série  III, 
1912,  t.  ix,  p.  54-79,  379-384.  Il  est  dirigé  contre  le 
même  Nicolas  Niemtchine  (il  s'agit  de  Nicolas  Boulev, 
premier  médecin  du  Kniaze  Vassili  Ivanovitch),  qui 
avait  écrit  une  lettre  sur  la  procession  du  Saint- 
Esprit  au  boiar  Théodore  Karpov.  On  peut,  en  par- 
courant cet  opuscule,  se  faire  une  idée  de  la  manière 
de  Maxime  :  citations  scripturaires  et  patristiques, 
accompagnées  de  commentaires  empruntés  pour  la 
plupart  aux  polémistes  byzantins,  et  de  violentes 
diatribes  contre  les  Latins.  4.  L'ouvragé  intitulé 
Loulsidarious,  qui  est  à  la  fois  une  réfutation  et  une 
imitation  du  traité  d'Honorius  d'Autun,  intitulé 
Elucidarium  sive  dialogus  de  summa  totius  christianse 
theologiœ.  Le  Grec,  tout  en  attaquant  çà  et  là  le  Latin, 
le  pille  sans  vergogne;  il  s'inspire  aussi  de  l'ouvrage 
du  même  intitulé  Imago  mundi.  Le  Loutsidarious  fut 
publié  à  Moscou  en  1859  par  Tikhonravov  dans  les 
Annales  (Lietopis)  de  littérature  russe  et  d'antiquités, 
1859,  t.i. 

Malgré  le  peu  de  valeur  intrinsèque  de  ces  produc- 
tions, Maxime  exerça  une  réelle  influence  sur  les 
Russes,  qu'il  dépassait  de  beaucoup  par  sa  culture. 
Tout  en  le  condamnant  et  en  le  persécutant,  ces  der- 
niers lui  empruntèrent  plus  d'une  idée.  On  s'en  aper- 
çoit en  parcourant  la  collection  canonique  du  Stoglav 
ou  des  Cent  chapitres,  promulguée  au  concile  de 
Moscou  de  1551.  On  peut  regretter  que  ce  Grec,  qui 
connaissait  l'Occident  catholique  et  en  avait  reçu 
le  meilleur  de  son  savoir,  ait  entretenu  chez  les  Mosco- 
vites ce  violent  esprit  d'hostilité  à  l'égard  du  catholi- 
cisme, qui  leur  avait  été  déjà  infusé  parles  Byzantins 
dans  la  période  précédente. 

Les  œuvres  de  Maxime  Le  Grec  ont  été  publiées  en  trois 
volumes  par  l'Académie  ecclésiastique  de  Kazan,  de  lKf><i  à 
1862.  Les  œuvres  théologiques  et  polémiques  se  trouvent 
dans  le  t.  I.  Cette  collection  ne  renferme  pas  certains  opus- 
cules déjà  édités,  soit  dans  le  Scrigial  de  Nicon  (1656), 
soit  dans  VHistoirr  de  l'Église  russe  du  métropolite  Platon 
LevUhine  (f  1812),  soit  dans  le  Journal  du  Ministère  àe 
l'Instruction  publique  (1834),  dans  le  Moskvitianine  (1842), 


4G3  MAXIME  L'H AGHIORITE,  DIT  LE  GREC     MAXIME  DE  TURIN  (SAINT  ■  464 


dans  la  Description  des  manuscrits  du  Musée  Roumianlsev 
(n°  254),  p.  39'.).  —  L'ouvrage  principal  sur  Maxime  et  son 
œuvre  est  celui  d'Ikonnikov,  Maxime  le  Grec,  2  vol.,  Kiev, 
1865-1866.  Gmakine,  Le  métropolite  Daniel  et  ses  œuvres, 
Moscou,  1881,  parle  aussi  souvent  de  lui.  On  trouve  des 
aperçus  partiels  ou  des  résumés  de  sa  vie  et  de  son  acti- 
vité littéraire  dans  les  divers  manuels  de  littérature  russe, 
et  dans  les  articles  ou  dissertations  suivantes  :  1°  du  métro- 
polite Eugène  :  Renseignements  historiques  sur  Maxime  le 
Grec,  dans  le  Messager  de  l'Europe,  n.  21  et  22  (1813); 
2"  de  Pliilarèle  de  Tchernigov,  article  dans  le  Moskvilia- 
nine,  1812,  n°  11  :  3°  d'A.  (lorskii,  article  sur  la  vie  de  Maxime 
le  Grec  jusqu'en  1520,  dans  les  Suppléments  aux  œuvres  des 
saints  Pères,  t.  xvm  (1859),  p.  1 11-192;  î"  de  Nilskii,  consi- 
dérations générales  sur  l'influence  de  Maxime,  dans  la 
Lecture  chrétienne,  1862,  t.  î,  p.  313-385,  sous  le  titre  : 
Maxime  le  Grec,  martyr  de  la  civilisation;  5°  de  Nélidov, 
Maxime  le  Grec,  dans  le  recueil  :  Dix  leçons  sur  la  littéra- 
ture russe,  Moscou,  1895;  6°  de  Pypine/Quesli'ons  d'awienne 
littérature  russe  dans  le  Messager  de  l'Europe,  1894,  n.  7; 
de  Sinaïskii,  Court  aperçu  de  l'activité  religieuse  et  sociale  de 
saint  Maxime  le  Grec  pour  réfuter  et  corriger  les  é  rreurs,  les 
déficits  et  les  vices  de  la  société  russe  au  XVI"  siècle,  Péters- 
bourg,  1898;  7°  Procès  de  Maxime  le  Grec  et  de  Bassian 
Patrikiev,  et  Dispute  du  métropolite  Daniel  avec  le  moine 
Maxime  le  Grec,  dans  les  Lectures  de  la  Société  impériale 
d'histoire  et  d'archéologie  à  l'université  de  Moscou,  1847, 
n.  7  et  9.  Notice  de  A.  Gorileld,  dans  l'Ei}tsiklopcditcheskii 
Slovar,  t.   xxv,   Pétersbourg,   1896,  p.  447-449. 

M.   Jugie. 

5.  MAXIME  MALATAKIS  (1862-1910), 
prêtre  de  la  communauté  grecque  catholique  de 
Constantinople,  est  l'auteur  de  plusieurs  articles  remar- 
quables de  controverse  dans  la  KaOoXwo)  'E7u0ewp7;oiç, 
organe  de  ladite  communauté,  et  surtout  d'une 
réponse  pertinente,  appréciée  des  missionnaires  du 
Levant,  à  l'encyclique  que  le  patriarche  Anthime 
opposa  à  celle  de  Léon  XIII  sur  l'Union  des  Églises. 
Le  travail  du  P.  Maxime  parut  en  double  rédaction, 
grecque  (1895)  et  française  (1896).  Un  signe  de  son 
mérite  et  de  l'estime  dont  il  jouissait  est  l'invitation 
que  lui  fit  Léon  XIII  de  prendre  la  direction  du 
Collège  Saint-Alhanase  de  Rome.  Il  se  récusa  pour 
des  raisons  de  santé  qui  furent  agréées. 

\-y.-irrl'7i;  il:  -,-t;i  Ttspi  -r,\-i  ■/topt'o.uo'ûv  Ta;  Sûo  'ExxXï)- 
t. a;  cix'fipû)-/  7TX:ptxp/!/..-lv  xii  0"jvoSc47]V  ÉyxûxXiov  TYÎ; 
'L/.7.Ar|<7'.a:  IûovaTavTi /o\,7ï',ai<.>:  ûiïo  M.  M.  Ispeio;  xxûc- 
Xc/.ov,  1895,  in-8°,  183  pages;  Réponse  à  la  lettre  patriarcale 
et  synodale  de  l'Église  de  Constantinople  sur  les  divergences 
qui  divisent  les  deux  Églises  par  M.  M.  (traduction  du  grec), 
Constantinople,  1896,  in-8°,  201  pages.  Notices  nécrolo- 
giques sur  le  P.  Maxime,  dans  la  KaOo/.r/.r,  'EntÔîtopYio-t;. 
1910,  et  dans  le  Bulletin  du  Vicariat  Apostolique'de  Constan- 
tinople, 1911. 

V.   Grumel. 

6.  MAXIME  LE  PÉLOPONÉSiEIM,  polé- 
miste et  prédicateur  grec  de  la  fin  du  xvie  siècle  et  du 
commencement  du  xvne.  —  On  connaît  fort  peu  de 
chose  de  sa  vie.  Né  dans  le  Péloponèse,  Manuel  se  fit 
moine  de  bonne  heure  sous  le  nom  de  Maxime. 
En  1590,  nous  le  trouvons  protosyncelle  de  la  métro- 
pole de  Chio.  Il  devient  ensuite  archidiacre  de  Mélèce 
Pigas,  patriarche  d'Alexandrie.  Après  la  mort  de 
celui-ci  (1601),  il  est  ordonné  prêtre  (1602).  En  1620, 
il  est  établi  à  Jérusalem.  Nous  ignorons  la  date  de  sa 
mort. 

Le  principal  ouvrage  de  Maxime  est  un  long  traité 
polémique  contre  les  Latins  écrit  en  grec  vulgaire,  que 
publia  Dosithée,  à  Bucarest,  en  169C,  sous  le  titre 
suivant  :  'Ey^eipiSiov  xa-rà  toù  o-yôerpiaToç  Tzonzia-iùv, 
210  p.,  avec  une  préface  de  Dosithée  lui-même,  où  les 
Latins  sont  fort  maltraités  et  où  est  rééditée  la  fable 
de  la  papesse  Jeanne.  Un  sous-titre  indique  la  division 
de  l'ouvrage  :  1°  Sur  la  primauté  du  pape,  7repl  tî;ç 
vswT£pio-0£tCTr)ç  âpyfr]q  toù  tcxtox,  p.  4-138.  A  l'école 
de  Mélèce  Pigas,  Maxime  avait  puisé  une  haine  vio- 
lente de  la  papauté.  Près  des  deux  tiers  de  son  Manuel 


ont  pour  but  de  ruiner  les  preuves  de  la  primauté  de 
saint  Pierre  et  du  pape,  d'établir  que  l'Église  n'a  pas 
de  chef  suprême  visible,  que  la  cause  du  schisme  est  la 
primauté  romaine;  2°  Sur  la  procession  du  Sainl- 
Espril,  qui  est  examinée  très  brièvement,  Ilspl  t?,ç 
èxnope'jastùq,  toù  àyîou  Ih/eù\unoç,  p.  139-142;  3°  Sur 
les  azymes,  IlsplàÇ  ù|j.wv,  p.  113-159;  4°  Sur  le  change- 
ment ou  la  transsubstantiation  des  saints  mystères, 
Ilepl  |i.ETx6oX"?,ç  •fyroi  [i.eTouatwcrew^  twv  fjLuarnplcav 
(question  de  l'épiclèsc),  p.  159-171;  5°  Sur  le  feu  du 
purgatoire,  LTepl  toù  xa8apT»jptou  7rup6ç,  p.  171-183; 
0°  .Sur  la  béatitude  des  saints  :  s'ils  ont  déjà  reçu  la 
promesse,  Hept.  àw/Acùcssoiç  râv  Sixaîtov,  to'jtscttw 
av  È'Xa6ov  tt,v  ÈTrayysXîav,  p.  184-210.  Le  traité,  on  le 
voit,  roule  sur  les  points  controversés  au  concile  de 
Florence.  C'est  avant  tout  une  œuvre  de  vulgarisation. 
C'est  pourquoi  la  procession  du  Saint-Esprit  y  tient 
si  peu  de  place.  Dosithée  fit  distribuer  gratuitement 
l'édition  aux  fidèles  instruits;  elle  est  aujourd'hui 
d'une  extrême  rareté.  Le  même  motif  de  propagande 
explique  pourquoi  on  en  fit  sans  retard  une  traduction 
roumaine  en  caractères  cyrilliques,  qui  fut  imprimée 
au  monastère  de  Snagov,  en  1699,  aux  frais  du  voïvode 
d'Oungro-Valachie. 

On  signale,  parmi  les  écrits  inédits  de  Maxime,  un 
Kyrakodromion  ou  Recueil  d'homélies  pour  tous  les 
dimanches  de  l'année,  et  un  Recueil  de  passages  de 
l'Ancien  Testament  ayant  trait  au  mystère  de  l'Incarna- 
tion :  EuXXoy/j  ypyjo-ecov  7roXXà>v  èx  IlaXaiôéç  rpa<pf(ç 
[AapTupoDcxôjv  ty)v  Ivaapxov  toCS  Za>rr;poç  oîxovo(itav. 

Fabricius,  Bibliolheca  grœca,  éd.  Harles,  t.  xi,  p.  522, 
qui  reproduit  la  courte  notice  de  Démétrius  Procopios,  dans 
son  opuscule  écrit  en  1720  :  'Kmr£TU.r|[iévir)  ïr.-j-o'.bu.r^i.^ 
•rmv  v.x-'c.  tôv  irap;'/.6ovTa  ai<7iva  Àoyt'iov  Ppeeixwv;  A.K.  Dé- 
métracopoulos,  'Op0o8o;o;  'EXXâ;,  Leipzig,  1S72,  p.  146; 
C.  N.  Sathas,  NsoïXXt)v(xy]  <çiko\o*(la,  Athènes,  1868, 
p.  224.  Sur  l'édition  de  1* 'EyjjeisfSiov  zi:i  zoZ  tryiayAxm 
TtaTîCTTCùv.  voir  Legiand,  Bibliographie  hellénique  du 
XVII'  siècle,  t.  iv,  p.  475-478;  Hodos  et  Bianu,  Biblio- 
grafia  romanesca  veche,  Bucarest,  1903,  p.  297-298;  A.  Pal- 
mieri,  Dositco  patriarca  greco  di  Gcrusalcmme  (1041-1707), 
p.  81-86. 

M.   Jugie. 

7.  MAXIME  DE  TURIN  (Saint)  (v  siècle). 
—  On  est  mal  renseigné  sur  le  curriculum  viiœ  de 
ce  personnage,  qui  fut  évêque  de  Turin  au  ve  siècle. 
Gennade,  qui  semble  avoir  de  son  œuvre  écrite  une 
connaissance  sérieuse,  est  moins  informé  de  ses  per- 
sonalia,  puisqu'il  le  fait  mourir  sous  Honorius  et 
Théodose  II,  par  conséquent  avant  423,  alors  que 
très  certainement  Maxime  vivait  encore  en  465.  A 
cette  date  en  effet  l'tvêque  de  Turin  signe,  le  premier 
après  le  pape  Hilaire,  les  actes  d'un  concile  romain. 
Mansi,  Concil.,  t.  vu,  col.  965,  cf.  959  ;  de  même,  en  451, 
il  souscrivait  en  huitième  lieu  les  Actes  d'un  concile 
de  Milan.  Ibid.,  t.  vi,  col.  143.  Par  ailleurs,  dans  l'un 
de  ses  serinons,  Maxime  parle  du  martyre  des  saints 
Alexandre,  Martyrius  et  Sisinnius,  massacrés  à 
Anaunia  (Trente)  en  397,  comme  d'un  événement 
dont  il  a  été  le  témoin  oculaire.  Serm.,  lxxxi,  P.  L., 
t.  lvii,  col.  695.  Il  faut  donc  qu'il  soit  né  entre  380  et 
385,  et  probablement  dans  les  Alpes  rhétiques.  Nous 
ne  savons  rien  d'autre  sur  sa  vie;  son  œuvre  écrite 
témoigne  d'un  grand  zèle  pour  combattre  en  son  dio- 
cèse les  restes  encore  vivaces  des  superstitions 
païennes;  elle  montre  aussi  qu'il  a  rassuré  ses  fidèles 
au  moment  où  l'invasion  hunnique  menaçait  l'Italie. 
451  ;  elle  laisse  en  somme  l'impression  d'un  pasteur 
tout  dévoué  à  son  peuple  et  très  conscient  de  ses 
devoirs. 

L'œuvre  assez  volumineuse  de  Maxime  (elle  com- 
prend le  t.  lvii  tout  entier  de  la  P.  L.)  est  exclusive- 
ment oratoire.  Malgré  les  divisions  factices  que  les 
divers  éditeurs  ont  prétendu  y  établir,  les  homilise, 


165 


MAXIME    DE    TURIN    (SAINT)  MAXIMIN 


466 


les  sermones,  les  Iraclatus  sont  tous  de  même  nature. 
Ce  sont  des  serinons,  ou  plus  exactement  des  thèmes 
de  sermon,  car  il  n'en  est  guère  qui  dépassent,  deux 
petites  colonnes  de  la  Pulrologie.  Ces  brèves  esquisses 
où  l'évèque  marquait  les  idées  principales  qu'il  allait 
développer  ne  permettent  donc  pas  de  se  faire  une 
idée  complète  du  talent  oratoire  de  Maxime;  du 
moins  donnent-elles  l'impression  d'une  grande  variété 
dans  le  choix  des  sujets,  d'une  réelle  habileté  à  décou- 
vrir et  à  exploiter  les  thèmes  populaires.  Elles  ont  été 
divisées,  avons-nous  dit,  par  les  éditeurs  modernes 
en  trois  catégories  :  homélies,  sermons  et  traités.  Les 
homélies,  au  nombre  de  118,  sont  réparties  entre  le 
temporal  (63),  et  le  sanctoral  (19)  où  figurent  les  fêles 
des  saints  Etienne,  Jean-Baptiste,  Pierre  et  Paul, 
Laurent,  Eusèbe  de  Verceil,  Cyprien  et  les  martyrs  de 
Turin,  Octavius,  Adventius  et  Solutor,  à  quoi  viennent 
s'ajouter  3G  homélies  de Diversis,  où  l'on  remarquera 
celles  sur  la  tradition  du  symbole  (n.  83),  sur  les 
angoisses  causées  par  l'invasion  hunnique  (n.  86-89), 
sur  l'éclipsé  de  lune  (n.  100),  sur  les  usages  supersti- 
tieux du  1er  janvier  (n.  103).  Les  sermons,  au  nombre 
de  116  sont  pareillement  répartis  entre  le  temporal 
(55),  le  sanctoral  (38)  :  sainte  Agnès,  saint  Jean- 
Baptiste,  les  saints  Pierre  et  Paul,  Laurent,  Cyprien 
les  frères  Machabées,  les  martyrs  d'Anaunia,  et  divers 
autres  martyrs,  et  enfin  23  pièces  De  Diversis,  parmi 
lesquelles  on  retiendra  les  n.  101  et  102  sur  la  perma- 
nence de  pratiques  idolàtriques.  A  la  suite  prennent 
place  trois  Traclalus  sur  le  baptême,  explication  des 
cérémonies  de  l'initiation  aux  néophytes,  correspon- 
dant aux  trois  premières  catéchèses  mystagogiques  de 
saint  Cyrille  de  Jérusalem. 

Les  deux  traités  qui  viennent  ensuite  et  qui  ont  été 
intitulés  :  Contra  paganos  et  Contra  Judœos  n'ont 
aucun  droit  de  figurer  parmi  les  œuvres  de  l'évèque 
de  Turin  ;  on  en  dira  autant  des  Expositiones  de  capitu- 
lis  evangcliorum,  qui,  nous  le  dirons  plus  loin,  sont 
dé  la  même  plume  que  les  deux  Traclalus  précédents. 
Un  appendice  enfin  rassemble  31  sermons  et  3  homé- 
lies dont  l'appartenance  à  Maxime  est  considérée 
comme  douteuse  parles  éditeurs  même  (le  sermon  vne, 
col.  853  sq.  figure  aussi  parmi  les  œuvres  de  saint 
Ambroise,  à  tort  d'ailleurs,  Explanatio  sijmboli  ad 
initiandos,  P.  L.,  t.  xvn,  col.  1155),  enfin  deux  longs 
traités  sous  forme  d'épîtres  adressées  Ad  amicum 
ecgrolum,  qui  sont  imprimées  aussi  parmi  les  œuvres 
inauthentiques  de  saint  Jérôme,  Epist.,  vi  et  vne, 
!'.  /..„  t.  xxx,  col.  61-105.  —  Enfin  pour  délimiter 
plus  exactement  l'œuvre  de  Maxime,  il  convient  d'en 
retrancher  au  moins  les  textes  suivants  :  Homil.  cvni, 
P.  L.,  t.  lvii,  col.  502  (qui  est  de  saint  Pierre  Chry- 
sologue,  t.  lu,  col.  339);  Scrm.,  u,  col.  533  (reprodui- 
sant saint  Augustin,  Quœst.  evang.,  n,  44,  t.  xxxv, 
col.  1357);  Scrm.,  lvt„  sur  sainte  Agnès,  col.  641,  dont 
Tillemont  avait  déjà  contesté  l'appartenance  à 
Maxime,  et  que  les  bollandistes  donnent  à  saint 
Ambroise;  Serm.,  lxxii,  sur  saint  Laurent,  col.  679 
(qui  est  de  saint  Léon,  Serm.,  lxxxv,  t.  liv,  col.  435). 
Il  est  vraisemblable  d'ailleurs  qu'un  examen  plus 
attentif  de  la  production  oratoire  attribuée  à  Maxime, 
découvrirait  d'autres  pièces  encore  de  provenance 
étrangère  ou  douteuse.  L'ensemble  néanmoins  ne 
laisse  pas  de  présenter  un  tout  homogène,  et  c'est  bien 
le  même  style,  les  mêmes  idées  générales,  la  même 
manière  qui  se  retrouvent  dans  la  plupart  des  morceaux 
de  l'actuelle  édition.  Il  n'est  pas  impossible  non  plus 
que  divers  sermons  de  Maxime  soient  encore  dissi- 
mulés sous  d'autres  noms  aussi  bien  dans  les  mss.  que 
dans  les  éditions. 

Toutefois  certaines  pièces  récemment  publiées 
comme  étant  de  Maxime  par  C.  H.  Turner,  dans  le 
Journal    o/   theological    sludics,     t.    xvi,    p.    161-176; 


p.  314-322;  t.  xvn,  p.  225-232,  se  sont  révélées,  à  plus 
ample  examen,  comme  étroitement  apparentées  aux 
deux  Tractatus  contra  paganos  et  contra  judœos,  et  aux 
soi-disant  Exposilioncs  de  capilulis  evangcliorum,  avec 
lesquels  elles  figurent  d'ailleurs  dans  le  ms.  de  Vérone 
LI.  Dans  une  étude  fort  habilement  menée,  dom 
Capelle  a  montré  que  tous  ces  morceaux  apparte- 
naient à  un  même  auteur,  arien  militant,  qui  n'est 
autre  que  l'évèque  Maximin.  Un  Iwmiliaire  de  l'évèque 
arien  Maximin,  dans  Revue  bénédictine,  1922,  t.  xxxiv, 
p.  81-108.  Voir  l'art.  Maximin. 

Débarrassée  de  tous  ces  corps  étrangers,  l'œuvre  de 
Maxime  de  Turin  mérite  de  retenir  l'attention  de 
l'historien  de  la  théologie.  Bruni,  dans  la  seconde 
partie  de  sa  préface,  reproduite  dans  P.  L.,  t.  lvii, 
col.  41-127,  a  rassemblé  avec  beaucoup  de  diligence 
et  un  esprit  suffisamment  critique  les  témoignages 
relatifs  aux  institutions,  aux  pratiques,  aux  dogmes 
chrétiens  qui  abondent  chez  ce  prédicateur.  Il  reste- 
rait à  relever  et  les  renseignements  fournis  par  lui  sur 
l'état  religieux  et  moral  des  populations  de  l'Italie 
au  milieu  du  ve  siècle,  et  les  arguments  auxquels  les 
croyait  accessibles  un  orateur  populaire,  et  la  façon 
parfois  très  prenante  dont  il  leur  exposait  l'enseigne- 
ment chrétien.  Il  conviendrait  enfin  d'instituer-  un 
parallèle  entre  Maxime  et  ses  deux  contemporains,  le 
pape  saint  Léon  et  Pierre  Chrysologue,  avec  Césaire 
d'Arles  aussi,  qui  le  suit  de  près.  Avec  ces  divers 
auteurs  il  a  bien  des  traits  de  ressemblance. 

1.  Éditions.  —  C'est  peu  à  peu  que  s'est  produit  le 
rassemblement  des  pièces  qui  ont  chance  d'appartenir  à 
Maxime.  Schônemann  a  retracé  l'histoire  compliquée  des 
éditions  de  cet  auteur  dans  sa  Bibliotheca  Iiislorico-liileraria, 
t.  n,  p.  618,  reproduit  dans  P.  G.,  t.  lvii,  col.  177  sq.  La 
première  édition  séparée  (plusieurs  homélies  avaient  déjà 
paiu  en  divers  recueils)  vit  le  jour  à  Cologne,  en  1535,  chez 
.!.  Gymnicus;  il  faut  signaler  aussi  une  édition  parisienne 
de  1618,  où  Maxime  figure  entre  saint  Léon  et  saint  Pierre 
Chrysologue,  et  les  contiibutions  importantes  apportées 
par  Mabiilon  dans  le  Muséum  ital.,  1678,  t.  n,  p.  1-31,  par 
Muratori  au  t.  iv  des  Anecdota,  1713,  p.  1-117;  par  les  tra- 
vaux des  bénédictins  relatifs  aux  semions  de  saint  Augus- 
tin et  de  saint  Ambroise.  C'est  en  utilisant  tous  ces  tra- 
vaux que  Bruno  Bruni  put  réaliser  en  1784,  sur  les  encou- 
ragements de  Pie  VI,  sa  magnifique  édition;  c'est  cette 
édition  qui  est  reproduite  dans  P.  L.,  t.  i.vn. 

2.  Notices  littéraires  et  travaux.  —  La  notice  de  Cennade, 
De  vir,  ill.,  40,  P.  L.,  t.  lvih,  col.  1081,  bien  qu'eironée 
pour  ce  qui  concerne  la  date  obiluaire  de  Maxime,  est  de 
première  importance  pour  la  restitution  de  son  oeuvre;  il 
resterait  à  retrouver  l'ouvrage  qui  est  indiqué  par  cette 
phrase  :  Scd  et  de  capitulis  ivangehorum  et  de  Aciibus 
apostolorum  milita  sapienltr  exposuit,  depuis  que  les  Expo- 
silionts  de  capitulis  evangcliorum  sont  passées  au  compte 
de  l'évèque  arien  Maximin.  —  Les  autres  notices  littéraires 
anciennes  sont  négligeables  :  Honorius  d'Autun,  Tritliême 
(qui  recopie  Gennade),  Bellarmiu,  Fabricius.  Notices  im- 
portantes dans  Ceillier,  Histoire  des  auteurs  sacrés  et  ecclé- 
siastiques (il  y  a  intérêt  à  comparer  les  deux  éditions, 
lre  édit.,  t.  xiv,  p.  602,  et  t.  xvm,  p.  98;  2P  édit.,  1861,  t.  x, 
p.  319-329);  dans  Fessler-Jungmann,  Instit.  Patrol.,  t.  n  b, 
p.  256-276;  Bardenhewer,  Gesch.der  altkirchl.  LUI.,  t.  IV, 
1921,  p.  610-613;  Kriiger, dans  Schanz,  Gesch,  der rômischen 
LUI.,  t.  îv  b,  1920,  §  1217.  —  C.  Ferreri,  S.  Massimo  ves- 
covo  di  Torino,  cenni  slorici  c  versioni,  Turin,  1858. 

É.    A  MANN'. 

1 .  MAXIM  IN,  évêque  arien  (Cm  du  iv,  début  du 

vc  siècle).  ■ —  La  personnalité  de  cet  évêque  est  encore 
entourée  de  bien  des  obscurités,  bien  que  diverses 
découvertes  toutes  ici  eut  es  aient  attiré  sur  lui  un 
regain  d'attention.  Nous  procéderons  ici  en  parlant 
des  données  les  plus  certaines,  pour  aboutir  à  celles 
qui  restent  encore  conjecturales. 

1°  Le  contradicteur  arien  de  saint  Augustin.  — 
En  427  ou  428  eut  lieu  à  Ilippone  une  discussion 
publique  sur  la  question  trinitaire,  entre  Augustin 
et  un  évêque  arien  nommé  .Maximin.  I.e  procès-verbal 


467 


M  A  X  I  M  I  N 


408 


de  cette  conférence  contradictoire  s'est  conservé 
parmi  les  (envies  d'Augustin  :  Coll'ilio  cuni  Maximino 
arianorum  rpiscopo,  P.  I..,  t.  m.ii,  col.  709-742. 
L'évêque  d'Hippone  n'ayant  pas  eu  le  temps  néces- 
saire pour  développer  tous  ses  arguments  les  reprit 
dans  un  ouvrage  qu'il  publia  ultérieurement  :  Contra 
Maximinum  hœreticum  arianorum  episcopum  libri 
duo,  ibid.,  col.  743-814.  Quelques  renseignements  sur 
le  contradicteur  d'Augustin  nous  sont  tournis  tant 
par  le  début  du  procès-verbal,  col.  709,  que  par  le 
sermon  cxl  du  même  Augustin.  Ce  dernier  porte  le 
titre  :  Contra  quoddum  dictum  Maximini  arianorum 
episcopi,  qui  cum  Segisvulto  comité  constitutus  in  Africa 
blasphemabat.  T.  xxxvni,  col.  773.  Enfin  Possidius, 
dans  sa  Vila  Augustini,  ajoute  des  indications  qui 
coïncident  avec  les  précédentes.  C.  xvn,  t.  xxxn, 
col.  48.  Il  résulte  de  tout  ceci  que  Maximin  avait 
accompagné  sur  la  terre  africaine  un  contingent  goth, 
commandé  par  le  comte  Sigisvult,  que  la  cour  de 
Ravenne  y  avait  expédié  pour  combattre  la  révolte 
du  comte  Boniface.  Voir  Prosper,  Chronicon,  a.  427, 
dans  Monum.  germ.  hist.,  Auct.  antiquiss.,  t.  ix, 
p.  471,  et  Chronica  gallica,  a.  424,  ibid.,  p.  658.  Aumô- 
nier, si  l'on  peut  dire,  de  ce  corps  expéditionnaire  goth, 
dont  les  hommes  et  les  chefs  étaient  ariens,  Maximin 
avait  été  encouragé  par  Sigisvult  à  faire  en  Afrique 
de  la  propagande  en  faveur  de  l'arianisme.  II  avait 
provoqué  à  une  conférence  publique  un  prêtre  catho- 
lique, nommé  Éraclius,  lequel,  ne  se  sentant  point 
de  force,  avait  fait  appel  à  Augustin. 

De  ces  données  l'on  conclura  que  Maximin,  malgré 
son  nom  romain,  était  vraisemblablement,  lui  aussi, 
d'origine  gothique;  que  dès  lors  il  faut  chercher  sa 
patrie  dans  les  régions  danubiennes,  où  les  Goths, 
convertis  au  christianisme  arianisant  par  Ulfila, 
étaient  venus  s'établir  au  milieu  du  ive  siècle.  Voir 
J.  Zeiller,  Les  origines  chrétiennes  dans  les  provinces 
danubiennes,  p.  446  sq. 

2°  L'auteur  de  la  Dissertatio  Maximini  contra 
Ambrosium.  —  Si  la  précédente  conjecture  est  exacte, 
on  ne  doit  pas  s'étonner  de  voir  ce  Maximin  très  au 
fait  des  événements  religieux  qui  se  sont  déroulés, 
dînant  le  dernier  quart  du  iv°  siècle,  dans  la  même 
région  danubienne.  On  sait  avec  quelle  vigueur  saint 
Ambroise,  évêque  de  Milan,  y  avait  mené  la  lutte 
contre  l'arianisme.  En  375,  il  avait  réussi  à  donner  un 
successeur  catholique  à  Germinius,  évêque  de  Sir- 
mium,  acquis  au  symbole  de  Rimini;  et  le  concile 
qu'Anémius,  ce  nouvel  élu,  n'avait  pas  tardé  à  réunir, 
avait  contribué  à  promouvoir  dans  tout  Vlllyricum 
une  réaction  nicéenne,  bien  nécessaire  après  les 
longues  années  de  la  domination  homéenne.  Un  peu 
plus  lard,  en  septembre  381,  le  concile  d'Aquilée 
continuait  l'œuvre  d'assainissement;  deux  évêques 
illyriens,  PaJladius  de  Ratiaria,  et  Secundianus  de 
Singidunum,  n'ayant  pas  voulu  renoncer  à  l'homéisme, 
avaient  été  déposés.  La  situation  d'Auxence,  évêque 
de  Duroslorum,  avait  été  ébranlée,  elle  aussi;  et  celui- 
ci,  contraint  d'abdiquer  ses  fonctions,  se  réfugierait 
en  383  à  la  cour  de  l'impératrice  Justine,  où  il  ne 
tarderait  pas  à  créer  de  sérieux  embarras  à  saint 
Ambroise. 

Or  ces  deux  événements  sont  vivement  exploités 
contre  Ambroise  de  Milan  dans  un  texte  qui  s'est 
conservé  d'assez  curieuse  façon.  —  Dans  les  marges 
supérieures,  latérales  et  inférieures  du  Parisin.  lat. 
8907,  lequel  contient,  entre  autres,  les  deux  premiers 
livres  du  De  fide  de  saint  Ambroise  et  les  Actes  du 
concile  d'Aquilée,  on  trouve,  d'une  écriture  nettement 
différente  de  celle  du  ms.  quoique  à  peu  près  du 
même  âge,  un  texte  latin  où  revient  fréquemment  !a 
phrase  Maximinus  episcopus  dicit.  Ce  texte  est  d'ail- 
leurs en  fort  mauvais  état,  et  il  est  impossible  d'en 


déchiffrer  les  premières  lignes.  Reprenant  d'anciennes 
tentatives,  le  plus  récent  éditeur,  I-'r.  Kaufîmann,  a 
fini  par  reconstituer  un  texte  à  peu  près  lisible  qu'il  a 
proposé  d'appeler  Dissertatio  Maximini  contra  Ambro- 
sium.  I.a  dernière  partie  du  titre  est  justifiée  par  les 
violentes  invectives  adressées  par  l'auteur  à  l'évêque 
de  Milan.  On  remarquera  d'ailleurs  que  cette  diatribe 
accompagne  précisément  les  textes  ambrosiens  qu'elle 
entend  réfuter.  Il  s'en  faut  d'ailleurs  que  celle  œuvre, 
même  en  tenant  compte  des  mutilations  du  texte, 
soil  un  chef-d'œuvre  de  composition  et  de  style.  On 
peut  y  distinguer  néanmoins  trois  parties.  La  première, 
fol.  208  r°-303  v°,  discute  la  procédure  suivie,  à 
l'instigation  d'Ambroise,  par  le  concile  d'Aquilée, 
dont  elle  reproduit  partiellement  les  actes;  la  deuxième 
fol.  303  v°-311  v°,  est  introduite  par  une  phrase  où 
l'auteur  annonce  qu'il  va  justifier  Paliadius  par  divers 
témoignages,  et  d'abord  par  une  lettre  d'Auxence  de 
Durostorum  sur  la  vie  et  les  doctrines  d'UJfila.  Cette 
lettre  se  termine  par  une  courte  profession  de  foi  du 
premier  évêque  goth,  que  l'auteur  de  la  dissertation 
fait  suivre  d'une  longue  amplification  sur  la  lettre 
d'Auxence.  Cette  première  déposition  en  faveur  de 
Paliadius  était  suivie  d'autres  témoignages  que  le 
scribe  se  proposait  sans  doute  de  reproduire  plus  tard, 
et  pour  lesquels  il  a  laissé  disponibles  les  marges  des 
fol.  312  r°-336  r°.  Allant  sans  doute  au  plus  pressé,  il  a 
repris  dans  les  marges  du  fol.  336  r°(où  commence  dans 
le  texte  principal  du  ms.  les  Actes  du  concile  d'Aquilée) 
une  discussion  entre  Paliadius  et  Ambroise,  fol.  336  r°- 
337  r°,  qui  appartient  évidemment  à  la  même  œuvre 
antiambrosienne  que  le  début.  Cette  discussion  est,  à 
coup  sûr,  un  fragment  des  Actes  d'Aquilée,  mais  à 
partir  du  fol.  337  v°,  jusqu'à  la  fin,  fol.  349  r°,  elle 
prend  l'allure  d'une  invective  serrée  à  l'endroit 
d'Ambroise  et  de  la  doctrine  qu'il  a  fait  prévaloir  au 
concile  de  Sirmium  de  375.  Les  avis  sont  partagés  sur 
l'appartenance  de  cette  dernière  pièce.  Est-elle  une 
production  de  Maximin  lui-même,  comme  l'a  pensé 
Fr.  Kaufîmann,  ou  bien  une  longue  citation  faite 
par  lui  d'un  ouvrage  spécial  de  Paliadius  contre 
Ambroise?  Cette  dernière  hypothèse,  proposée  d'abord 
par  L.  Saltet,  et  à  laquelle  s'est  rangé  J.  Zeiller,  nous 
semble  la  plus  probable. 

La  solution  de  ce  petit  problème  a  quelque  impor 
tance  pour  fixer  la  date  de  la  Dissertatio.  Si  l'on  admet 
en  effet  que  Maximin  est  l'auteur  de  la  diatribe  finale 
contre  Ambroise,  il  faut  placer  la  composition  de  tout 
l'ensemble  avant  la  fin  de  384,  puisqu'il  y  est-  parlé 
du  pape  Damase  (t  11  décembre  384)  comme  s'il 
était  encore  vivant,  fol.  344  r°  et  v°.  Si  Maximin,  au 
contraire,  ne  fait  que  transcrire  ici  un  texte  de  Palia- 
dius, la  composition  de  la  Dissertatio  peut  être  retardée 
de  quelques  années,  sans  que  l'on  puisse  beaucoup 
dépasser  397,  date  de  la  mort  d'Ambroise  :  on  ne 
polémique  guère  contre  un  mort  avec  i'acharnement 
que  Maximin  déploie  contre  l'évêque  de  Milan. 

Cette  hypothèse  admise,  on  voit  tomber  l'une  des 
plus  fortes  objections  qui  aient  été  faites  à  l'identité 
de  l'auteur  de  la  Dissertatio  avec  le  contradicteur 
d'Augustin.  Il  est  difficile,  pense  O.  Bardenhewer, 
de  faire  un  même  personnage  du  polémiste  qui,  en  383, 
prend  si  vivement  à  partie  Ambroise  et  de  l'aumônier 
golh  qui  s'en  va,  45  ans  plus  lard,  provoquer  Augustin 
à  Hippone,  Altkirchliche  Littcralur,  t.  iv,  p.  479,  n.  1 
Encore  que  ceci  n'ait  rien  de  tout  à  fait  invraisem- 
blable, la  difficulté  s'atténue  sérieusement  si  l'on 
rabaisse,  comme  il  semble  possible,  d'une  quinzaine 
d'années  la  date  de  la  Dissertatio.  Le  plus  difficile,  c'est 
de  prouver  l'identité  de  l'adversaire  d'Ambroise  et  du 
contradicteur  d'Augustin.  On  ne  peut  rendre  accep- 
table cette  conjecture  que  par  les  considérations  que 
nous  avons  faites  au  début  sur  le  pays  d'origine  du, 


469 


M  A  X I  M  I  N 


470 


Maximin  de  127,  et  les  accointances  danubiennes  de 
l'auteur  de  la  Dissertatio.  Toute  fragile  qu'elle  soit, 
l'hypothèse,  présentée  d'abord  par  Kauffmann,  a  reçu 
l'assentiment  de  Zeiller;  Kxilger  s'y  rallie  avec  un  peu 
d'hésitation  dans  Schanz,  Gesch.  der  rômischen  I.itte- 
ratur,  t .  îv  b,  1920,  p.  438  sq.,  et  aussi  Rauschen-Wittig, 
Grundriss  der  Patrologie,  9°  édit.,  1926,  p.  345. 

3°  L'auteur  des  truites  et  sermons  faussement  attribués 
à  Maxime  de  Turin.  —  En  établissant  son  édition  des 
oeuvres  de  saint  Maxime  de  Turin,  Bruni  avait  utilisé 
un  ms.  de  Vérone,  (actuel  LI,  ancien  49),  auquel  il  avait 
emprunté  :  le  Tract,  iv,  Contra  paganos,  le  tract,  v, 
Contra  Judxos,  et  les  Exposiliones  de  capitulis  evange- 
liorum.  Voir  P.  L.,  t.  lvii,  col.  781-794;  793-806; 
807-832.  Ce  même  ms.  avait  été  exploité  en  ces  derniers 
temps  par  C.  H.  Turner,  qui  avait  publié  d'après  lui, 
toujours  sous  le  nom  de  saint  Maxime,  d'une  paît  une 
édition  infiniment  meilleure  du  Contra  paganos  et  du 
Contra  Judeeos,  Journal  of  iheological  sludies,  1916, 
t.  xvn,  p.  321-337;  1919,  t.  xx,  p.  293-310,  d'autre 
part  divers  sermons  inédits  :  Ibid.,  1915,  t.  xvi, 
p.  161-176  (7  sermons);  p.  314-322  (5  sermons); 
1916,  t.  xvn,  p.  225-232  (3  sermons). 

Toutefois  une  publication  antérieure  de  Turner 
aurait  dû  lui  inspirer  quelque  défiance  à  l'endroit  de 
l'origine  de  ces  diverses  pièces.  En  1911,  en  effet,  ce 
même  critique  avait  publié  sous  ce  titre  :  An  arian 
sermon  from  a  ms.  in  the  Chapter  library  of  Verona, 
un  texte  incontestablement  arien,  emprunté  au 
même  ms.  de  Vérone.  Ibid.,  t.  xni,  p.  22-28.  Cette 
circonstance  a  donné  l'éveil  à  dom  B.  Capelle,  qui 
s'est  convaincu  que  toute  la  première  partie  de  ce 
ms.  (jusqu'au  fol.  136  r°  pour  le  moins)  n'était  pas 
autre  chose  qu'un  homiliaire  de  l'évêque  arien 
Maximin.  Revue  bénédictine,  1922,  t.  xxxiv,  p.  81-108; 
cf.  p.  224-233.  D'une  paît  en  effet  tout  le  lot  des 
productions  groupées  dans  cette  première  partie 
(dom  Capelle  en  donne  la  suite  p.  82),  est  incontesta- 
blement du  même  auteur;  et,  d'autre  part,  cet  auteur 
est  un  arien,  et  un  arien  militant.  La  comparaison 
entre  les  textes  de  Vérone  et  les  explications  fournies 
par  Maximin,  le  contradicteur  d'Augustin,  montre 
que  l'on  a  affaire  avec  le  même  personnage.  Ainsi 
Maximin  est  bien  l'auteur  des  diverses  productions 
qui  figurent  dans  le  ms.  LI  de  Vérone;  et  le  ms. 
d'ailleurs  a  dû  porter  autrefois  le  nom  même  de 
Maximin,  comme  il  résulte  d'un  catalogue  sommaire 
des  mss.  de  Vérone  ajouté  par  MafTei  à  son  Istoria 
teologica  (1742). 

Les  conclusions  de  dom  Capelle  nous  paraissent 
tout  à  fait  plausibles.  Elles  ne  font  d'ailleurs  que  ren- 
forcer l'hypothèse  qui  identifie  l'auteur  de  la  Disser- 
tatio contra  Ambrosium  et  le  Maximin  de  la  Collatio. 
Encouragé  par-  sa  trouvaille,  dom  Capelle  essaie  d'aug- 
menter encore  le  bagage  de  Maximin,  en  po.tant  à  son 
compte  un  certain  nombre  des  fragments  ariens  publiés 
jadis  par  Ma:  et  reproduits  dans  P.  L.,  t.  xm,  col.  593- 
632.  M.  Zeiller  avait  proposé  l'attribution  en  bloc  de 
ces  fragments  à  Palladius.  Op.  cit.,  p.  490  sq. ;  dom 
Capelle  voudrait  mettre  à  part  les  fragments  i,  n,  ni,  iv 
et  xiv  «  qui  trahissent  leur  commune  origine  »  et  lui 
paraissent  être  de  Maximin.  Par  contre  il  n'y  aurait  pas 
lieu  d'attribuer  à  celui-ci  ie  Sermo  arianorum  reproduit 
et  réfuté  par  saint  Augustin.  P.  L.,  t.  xlii,  col.  678-708. 
Du  moins  pourrait-on  penser  «  à  une  dépendance 
indirecte,  par  exemple  à  l'utilisation  d'un  traité  de 
l'évêque  arien  par  les  auteurs  du  sermon  ».  Revue 
bénédictine,  toc.  cit.,  p.  106. 

L'avenir  dira  ce  qu'il  faut  retenir  de  ces  diverses 
conjectures.  Ces  travaux  d'approche  ont,  tout  au 
moins,  l'avantage  d'attirer  l'attention  sur  la  littéra- 
ture arienne  de  langue  latine.  Elle  est  si  mal  connue 
que  tous  les  débris  doivent  être  soigneusement  recueil- 


lis et  examinés  par  qui  veut  se  faire  une  idée  précise 
du  néo-arianisme. 

4°  L'auteur  de  Z'Opus  imperfectum  in  Matthjeum. 
—  De  cette  littérature  le  monument  le  plus  considé- 
rable est,  à  coup  sûr,  le  recueil  de  54  homélies  sur  saint 
Matthieu  qui  ligure,  d'une  manière  si  surprenante, 
parmi  les  œuvres  de  saint  Jean  Chrysostomc,  P.  G., 
t.  i.vi,  col.  611-946.  Commentaire  continu  du  premier 
évangile,  l'ouvrage  est  incomplet  en  bien  des  endroits, 
d'où  le  nom  d'Oplis  imperfectum  in  Matthseum  qui  lui  a 
été  donné  de  bonne  heure.  Tout  le  Moyen  Age  latin, 
jusqu'à  Érasme,  l'a  considéré  comme  une  traduction, 
d'ailleurs  mutilée,  d'un  commentaire  de  Jean  Chryso- 
stome,  fermant  plusoumoins  volontairement  les  yeux 
sur  l'arianisme  qui  y  transparaît  à  maint  endroit.  Des 
tentatives  furent  faites  d'ailleurs  pour  amender  dans 
le  sens  orthodoxe  une  rédaction  dont  on  attribuait 
les  défauts  aux  insuffisances  du  traducteur,  ce  qui 
explique  l'histoire  assez  mouvementée  du  texte,  qu'a 
esquissée  Fr.  KaufTmann,  Zur  Textgeschichte  les 
Opus  imperfectum  in  Matthœum,  Kiel,  1909.  L'appar- 
tenance à  Chrysostome  n'est  plus  acceptée  par  per- 
sonne, et,  sauf  l'exception  de  J.  Stiglmayr,  tout  le 
monde  est  d'accord  aujourd'hui  pour  y  reconnaître 
non  une  traduction,  mais  une  œuvre  originairement 
composée  en  latin. 

Ce  commentaire  est  un  travail  extrêmement  remar- 
quable, qui  mériterait,  tant  du  point  de  vue  de  l'exé- 
gèse que  de  celui  de  la  doctrine  une  étude  approfondie. 
Avec  une  grande  habileté  l'auteur  fait  sortir  du  texte 
évangélique  et  les  enseignements  moraux  qu'il  com- 
porte, et  les  leçons  doctrinales  qui  s'y  peuvent  rat- 
tacher. Préoccupations  de  moraliste  et  soucis  de  polé- 
mique contre  la  doctrine  de  Nicée  se  partagent  l'au- 
teur. Aussi  bien  la  doctrine  de  Bimini,  qu'il  expose 
parfois  sur  un  ton  de  singulière  piété,  traverse-t-elle, 
au  moment  où  il  écrit,  un  fort  mauvais  pas.  Mais  Dieu 
ne  l'abandonnera  pas,  ni  ceux  qui  lui  sont  fidèles 
malgré  tout;  le  triomphe  de  la  vérité  sur  l'erreur  est 
certain,  les  adversaires  de  la  saine  doctrine  finiront 
tôt  ou  tard  par  recevoir  le  châtiment  mérité.  Tout  cela 
dit  d'ailleurs  sur  un  ton  de  grande  modération,  par 
quelqu'un  qui  parle  d'autorité  et  semble  jouir  parmi 
ceux  qu'il  exhorte  d'un  prestige  incontesté.  Une 
partie  des  homélies  semble  avoir  été  prononcée  de  vive 
voix  ;  d'autres  sont  adressées  par  écrit  à  une  commu- 
nauté dont  l'auteur  se  trouve  momentanément  séparé. 

La  date  de  composition  est  relativement  facile  à 
déterminer.  L'ensemble  remonte  à  une  époque  où  la 
doctrine  homéenne  est  en  recul  devant  une  réaction 
catholique  appuyée  par  l'autorité  civile.  Ce  ne  peut 
guère  être,  bien  qu'on  l'ait  soutenu,  la  période  qui 
suivit  en  Italie  et  en  Afrique  la  conquête  byzantine  du 
vie  siècle;  divers  indices  (doute  sur  la  canonicité  de  la 
11*  Joannis,  ignorance  des  écrivains  ecclésiastiques 
postérieurs  à  saint  Jérôme,  de  certaines  institutions 
ecclésiastiques)  empêchent  de  s'arrêter  à  une  date 
aussi  basse.  Mieux  vaut  remonter  jusqu'aux  dernières 
années  du  IVe  ou  au  début  du  v«  siècle,  alors  que  se 
prononce  la  réaction  catholique  inaugurée  par  Théo- 
dose le  Grand.  La  patrie  semble  d'abord  plus  difficile 
à  retrouver;  pourtant,  éliminées  diverses  hypothèses, 
il  semble  qu'il  faille  s'arrêter  aux  provinces  les  plus 
orientales  de  l'Empire  où  se  parlait  le  latin.  «  Si 
l'auteur,  dit  J.  Zeiller,  est  de  culture  romaine,  il  a  vécu 
dans  une  région  où  s'étaient  introduits  des  éléments 
barbares  :  les  allusions  que  renferme  son  Commentaire 
à  la  vie  politique,  sociale  et  économique,  telle  qu'il  a 
pu  l'observer  autour  de  lui,  dénotent  un  homme  au 
courant  des  mœurs  germaniques.  Il  parle  de  l'élection 
des  rois  et  des  royautés  contemporaines;  il  semble 
vivre  au  milieu  de  gens  qui  ne  pratiquent  que  la  guerre 
ou  l'agriculture  et  ignorent  le  commerce;  il  mentionne 


471 


MAXIMIN    —   MAXIMIN    D'AIX 


47^ 


l'usage  gothique  de  donner  aux  enfants  des  noms  sus- 
ceptibles de  leur  conférer  les  qualités  qu'on  leur 
souhaite.  Mais,  dans  le  même  endroit,  il  appelle 
barbarie  génies  les  peuples  qui  se  distinguent  par  ces 
pratiques.  S'il  est  lui-même  Germain  de  naissance,  c'est 
donc  un  Germain  de  l'Empire,  un  Germain  civilisé 
ou  dégermanisé.  »  Les  origines  chrétiennes,  p.  478. 
Tous  ces  indices  nous  invitent  à  chercher  vers  la 
Thrace  ou  la  Mésie  la  patrie  de  notre  auteur,  en  ces 
régions  où  Valens  avait  cantonné  les  premiers  Goths. 

Dans  ces  conditions,  pense  M.  Zeiller,  il  semble  que 
l'on  ait  quelque  droit  d'attribuer  à  Maximin,  l'auteur 
de  la  Dissertalio  contra  Ambrosium,  la  paternité  de 
l'Opus  imper fectum.  Les  autres  auteurs  de  cette  région 
que  nous  connaissons  (assez  mal,  d'ailleurs)  se  trou- 
vent exclus  :  Ulfila,  Palladius.le  second  Auxencc,  par 
des  considérations  chronologiques  diverses.  Reste  donc 
Maximin.  «  Il  fut  un  écrivain  fécond  puisque,  outre  le 
développement  de  la  Dissertalio  de  Palladius  contre 
Ambroise,  nous  possédons  de  lui  une  Disputatio  contre 
saint  Augustin,  et  que,  l'évêque  d'Hippone  ayant 
renouvelé  la  controverse  dans  un  traité  spécial,  Maxi- 
min promit  et  vraisemblablement  publia  une  réplique 
dont  ie  texte  ne  s'est  pas  conservé.  »  Ibid.,  p.  473.  Mais 
l'auteur  de  l'Opus  imperjectum  est  aussi  un  écrivain 
fécond;  il  avait  composé  (il  nous  en  avertit  lui-même, 
P.  G.,  t.  lvi,  col.  G80,  726,  802)  des  commentaires  sur 
Marc  et  Luc;  il  polémique  contre  la  doctrine  nicéenne 
de  la  même  façon  que  le  contradicteur  d'Augustin;  ii 
utilise,  sembie-t-il,  un  texte  biblique  analogue.  Mais, 
surtout,  il  a  un  point  de  doctrine  commun  avec  lui  et 
qui  lui  semble  particulier;  le  contradicteur  d'Augustin 
et  l'auteur  de  l'Opus  imperfectum  nient  tous  deux  la 
conception  du  Christ  par  l'opération  du  Saint-Esprit. 
Comparer  Op.  imperf.,  P.  G.,  t.  lvi,  col.  634,  et  S.  Au- 
gustin, Contra  Maximinum  lisereticum,  II,  xvn,  2, 
P.  L.,  t.  xlii,  col.  784.  On  entendra  que,  de  part  et 
d'autre,  est  niée  non  la  conception  virginale,  mais  le 
fait  qu'elle  s'est  accomplie  par  l'œuvre  de  l'Esprit. 
Créature  du  Fils,  qui  lui  est  supérieur,  ia  troisième 
personne  n'a  pu  que  sanctifier  Marie,  mais  c'est  la 
Sagesse  de  Dieu  (autrement  dit  le  Verbe)  qui  s'est 
édifié  le  temple  où  il  a  habité.  «  Concluons,  ajoute 
J.  Zeiller,  qu'il  y  a  de  très  fortes  présomptions  pour 
que  l'Opus  imperfectum  soit  sorti  de  la  plume  de 
l'évêque  Maximin.  »  Ibid.,  p.  480. 

A  vrai  dire,  dom  Capelle  ne  se  rallie  pas  à  cette 
démonstration.  Le  bagage  littéraire  de  Maximin  qu'il 
vient  d'enrichir  de  tout  ce  qui  lui  avait  été  ravi  par 
Maxime  de  Turin,  ne  lui  semble  pas  autoriser  l'attri- 
bution à  cet  auteur  de  l'Opus  imperfectum.  La  compa- 
raison entre  les  sermons  du  ms.  de  Vérone  et  les 
homélies  de  l'Opus,  ne  plaide  guère,  il  faut  l'avouer, 
pour  l'identité  d'auteur.  Dom  Capelle  signale  d'une 
-manière  générale  que  la  manière  n'est  pas  la  même; 
qu'en  particulier  la  préoccupation  pratique  de  mora- 
liser, si  apparente  dans  les  homélies,  ne  se  retrouve 
guère  dans  les  sermons,  beaucoup  plus  tournés  vers  la 
parénèse  à  tendance  dogmatique.  Il  y  a  plus.  Une 
comparaison  attentive  entre  les  passages  parallèles 
dos  homélies  de  l'Opus  et  des  sermons  de  Vérone,  nous 
a  montré  qu'il  n'y  a  jamais  de  rencontre  entre  les  deux 
textes  dans  l'explication  du  même  passage  évangé- 
lique.  Ces  passages  sont,  à  la  vérité,  assez  rares;  par 
un  malheureux  hasard,  il  se  trouve,  en  effet,  que  les 
péricopes  expliquées  dans  les  sermons  figurent  rarement 
dans  les  homélies.  Mais  il  est  bien  extraordinaire  que, 
dans  la  demi-douzaine  de  textes  évangéliques  qu'expli- 
quent en  commun  les  sermons  et  les  homélies,  il 
n'y  ait  aucun  rapprochement,  ni  d'expression,  ni 
d'idée  entre  les  deux  développements.  Sans  doute,  un 
prédicateur  développant  un  thème  évangélique  n'est 
pas  obligé  de  se  répéter  chaque  fois,  mais  il  est  presque 


impossible  que  telle  idée  favorite  et  bien  caractéris- 
tique ne  revienne  pas  sous  une  forme  ou  sous  une 
autre.  Comparer  :  Malth.,  v,  11  ;  P.  L.,  t.  lvii,  col.  821, 
et  P.  G.,  I.  j.vi,  col.  6X5-686;  Malth.,  n.ll  :  Journ.  of 
theol.  stud.,  t.  xvi,  p.  162,  et  P.  G.,  col.  642;  Matth., 
m,  15;  J.  T.  S.,  p.  164,  et  P.  G.,  col.  658;  Matth.,  u, 
16  sq.;  J.  T.  S.,  p.  315,  et  P.  G.,  col.  644.  Par  contre 
une  comparaison  générale  du  style  du  Contra  paganos 
(édit.  Turner)  et  de  l'Opus  imperfectum  se  montrerait 
plus  favorable,  nouVsemble-t-il, à  l'identité  des  auteurs. 
Il  reste  néanmoins  que  les  divers  ouvrages  que  nous 
venons  sommairement  d'étudier  appartiennent  a  coup 
sûr  à  une  même  famille.  C'est  ce  qui  justifiera  leur 
groupement  sous  le  nom  de  Maximin,  groupement 
tout  provisoire,  en  attendant  que  de  nouvelles  recher- 
ches aient  permis  d'éclairer  ce  point  d'histoire  litté- 
raire. 

Les  textes  dont  il  a  été  question  au  cours  de  l'article 
ont  été  publiés  comme  suit  :  La  Dissertalio  Maximini,  par 
l"r.    Kauffmann,   _4i/s   der   Scliule  des  Wulfila  :    Auxenti 

DOROSTORENSIS   El'ISTULA   DE     FIDE,    V1TA   ET    OBITU    WUL- 

filae,  im  Zusammenhang  der  Dissertatio  Maximini 
contra  Ambrosium,  Strasbourg,  1899;  les  traités  et  ser- 
mons provenant  du  ms.  de  Vérone  par  C.  II.  Turner  dans  le 
Journal  of  theological  sludies,  voir  énumération  des  pas- 
sages, col.  469;  l'Opus  imperfectum  in  Malthœum,  dans 
P.  67.,  t.  lvi,  col.  611-946;  le  Sermo  arianorum,  dans  P.  L., 
t.  XLn,  col.  677  sq.  ;  les  Sermonum  arianorum  fragmenta  anti- 
quissima  (d'après  Mai,  Vêler,  script,  nova  collect.,  t.  m  b, 
p.  208)  dans  P.  L.,  t.  xm,  col.  593-652. 

Les  travaux  importants  ont  été  signalés  au  cours  de 
l'article;  renseignements  plus  completset  abondante  biblio- 
graphie dans  J.  Zeiller,  Les  origines  chrétiennes  dans  les 
provinces  danubiennes  de  l'Empire  romain,  Paris,  1918, 
p.  474-505.  Voir  aussi  O.  Bardenhewer,  Gesch.  der  altldr- 
chlichcn  Litercdur,  t.  iv,  1924,  p.  479  sq.;  Rauschen-Wittig, 
Grundriss  der  Patrologie,  9e  édit.,  1926,  p.  345. 

É.  Amann. 

2.  MAXIM  IN  D'AIX,  frère  mineur  capucin  de 
la  province  de  Provence,  se  nommait  au  siècle  Pierre 
Gigots  et  appartenait  à  une  famille  d'avocats.  Entré 
jeune  encore  en  religion,  le  25  septembre  1624,  il  mou- 
rait à  Aix  en  1687,  après  avoir  rempli  différentes 
charges  dans  son  ordre.  En  1667  paraissait  à  Mons  la 
célèbre  traduction  du  Nouveau  Testament,  commencée 
par  Antoine  Le  Maistre  et  continuée  par  son  neveu 
Isaac  Le  Maistre  de  Saci  et  Antoine  Arnauld.  Attaquée 
dès  son  apparition,  condamnée  par  l'archevêque  de 
Paris  et  le  Conseil  d'État  avant  de  l'être  par  Clé- 
ment IX,  le  20  avril  1668,  la  traduction  fut  défendue 
par  Arnauld  et  Nicole.  Le  P.  Maximin  composa  contre 
elle  et  ses  défenseurs  un  ouvrage  qui  rencontra  des" 
oppositions  même  avant  de  voir  le  jour.  Bien  que  muni 
de  toutes  les  approbations  officielles,  l'auteur  se  vit 
refuser  le  Privilège  du  roi  pour  l'impression,  et  ce  ne 
fut  que  deux  ans  après  l'avoir  achevé  qu'il  put  le  taire 
paraître  hors  de  France.  Il  a  pour  titre  Réflexions  sur 
les  vérilcz  évangéliques,  contre  les  passages  que  les  tra- 
ducteurs de  Mons  ont  corrompus  dans  le  Nouveau  Tes- 
tament de  Nostre  Seigneur  Iésus  Christ,  traduit  en 
françois,  selon  l'édition  Vulgate,  avec  les  différences  du 
Grec  :  et  les  Réponses  qui  détruisent  la  Défense  de  la 
traduction  du  mesme  Nouveau  Testament  imprimé  à 
Mons,  qui  anéantit  la  plupart  des  articles  de  la  Foi), 
et  des  Sacrements  de  l'Église,  in-4°,  Trévoux,  1681. 
L'auteur  y  fait  voir  les  erreurs  doctrinales  que  favo- 
rise cette  traduction.  Le  livre  du  P.  Maximin  irrita  les 
jansénistes,  qui  trouvaient  chez  les  capucins  de  nom- 
breux et  vigoureux  adversaires;  aussi  l'un  d'eux, 
Jean  Barbier  d'Aucour,  publia  sous  le  voile  de  l'ano- 
nyme un  Manifeste  ou  la  préconisation  en  vers  burles- 
ques d'un  nouveau  livre  intitulé  Réflexions  sur  les  véritez 
évangéliques,  contre  la  traduction  et  les  traducteurs  de 
Mons,  par  les  R.  P.  Capucins  de  Provence,  Riorti, 
1681,  1683.  Ce  poème  burlesque  est  un  tissu  de  vul- 


473 


M  \  XI  MIN    D'AIX 


MAZOLINI 


474 


gaires  injures  contre  le  P.  Maximin  et  ses  confrères. 
«  Leur  rage  ne  fut  point  assouvie,  écrit  le  P.  Calixte 
de  Brignoles,  ils  attaquèrent  la  forme  de  cet  ouvrage 
et  ils  parvinrent  par  leurs  brigues  à  le  faire  regarder 
comme  un  ouvrage  suspect,  parce  qu'il  avait  été 
imprimé  dans  les  pays  étrangers.  Ils  surprirent  une 
lettre  à  M.  Le  Tellier,  chancelier  de  France,  par 
laquelle  il  ordonnait  au  Provincial  des  capucins  d'en 
saisir  tous  les  exemplaires  et  de  les  envoyer  à  M.  de 
Morand,  intendant  de  Provence.  Celte  lettre  datée  du 
21  janvier  1G82  eut  son  efTet  et  rendit  cet  excellent 
livre  assez  rare.  » 

Acliard,  Dictionnaire  liisiorique  des  hommes   illustres  de 

Provence,  Aix,  1783-1S77  (art.  Henri  de  la  Seyne);  Bernard 

de  Bologne,  Bibliothecascriptorum  ord.  min.  capuccinoriim, 

Venise,  1747;  Hurler,  Xomenclalor,   3e  édit.,  t.  iv,  col.  460. 

P.   Edouard   d'Alençon. 

IWAYER  Christophe,  né  à  Augsbourg  en  1564, 
entra  dans  la  Compagnie  de  Jésus  en  1582,  et  ensei- 
gna les  diverses  sciences  ecclésiastiques  à  Passau, 
Brixen,  Gratz  et  Vienne.  Il  mourut  en  cette  dernière 
ville  le  11  octobre  1626.  Il  reste  de  lui  un  volume  de 
controverses  contre  les  protestants  qui  eut  sa  célébrité 
et  fut  souvent  réimprimé.  Octo  fidei  controversix  ob 
quas  solas  plerique  hoc  tempore  difficultalem  hubcant 
redeundi  ad  Ecclesiam  manifeste  catholicam,  1  vol.  in-8°, 
Cologne,  1622;  Vienne,  1622;  Nuremberg,  1626; 
Cologne,  1627.  On  y  traite  successivement  des 
œuvres,  de  la  communion  sous  les  deux  espèces,  de  la 
présence  réelle,  du  purgatoire,  du  culte  des  saints, 
des  images,  des  reliques,  enfin  de  la  tradition.  Lupe- 
nius,  Biblioth.  realis  théologien,  t.  n,  p.  656,  en  signale 
une  traduction  allemande  de  1629  :  Sechs  streitige 
Religionspunctcn  darinn  manche  anstelien  und  eben 
durum  catholisch  zn  werden  bedencken  tragen.  De  fait, 
l'académie  de  Leipzig  demanda  à  Jean  Hofer  de 
réfuter  l'ouvrage,  qui  lui  paraissait  fort  dangereux 
pour  la  cause  luthérienne.  Or  l'étude  que  fit  Jean 
Hofer  de  l'argumentation  de  Christophe  Mayer  le 
convertit  lui-même  au  catholicisme;  il  se  fit  même 
jésuite,  comme  le  narre  agréablement  Mgr  Raess, 
Die  Convertiten,  t.  v,  p.  387-398. 

Soinmervogel,  Bibliothèque  dt  la  Compagnie  de  Jésus,  t.  v. 
col.  799;  Hurter,  Xomenclalor,  3°  édit.,  t.  ni,  col.  738-739. 

É.  Amann. 

MAYNARD,  docteur  en  théologie  et  chanoine 
de  Saint-Sernin  de  Toulouse,  avait  publié,  à  Nantes, 
1720,  des  Lettres  d'un  théologien  catholique  où  il  invi- 
tait les  réformés  à  entrer  en  conférence  avec  lui  sur 
la  religion.  Armand  de  la  Chapelle,  pasteur  de  l'Église 
wallonne  de  la  Haye,  ayant  répondu,  le  chanoine  fit 
paraître  :  La  religion  protestante  convaincue  de  faux 
dans  ses  règles  de  foi  particulières,  2  vol.  in-12,  Paris, 
1740,  ouvrage  qui  est  fort  loué  par  le  Journal  des 
Savants,  1741,  p.  62. 

Richard  et  Giiaud,  Dictionnaire  des  sciences  ecclésias- 
tiques, édit.  de  1824;  Jôchcr-Rotermund,  Gelchrten-Lexicon, 
t.  iv,  1813,  qui  commet  une  assez  jolie  bévue,  répétée  par 
Hurler,  Xomenclalor,  3«  édit.,  t.  IV,  col.  1107. 

É.  Amann. 
MAYOL  Joseph,  frère  prêcheur  (xvn°  siècle). — 
Natif  de  Saint-Maximin,  il  fit  ses  études  théologiques 
au  couvent  d'Avignon,  puis  enseigna  dans  divers 
collèges  dominicains  du  midi  de  la  France,  en  même 
temps  qu'il  donnait  carrière  à  un  réel  talent  de  prédi- 
cateur. Il  mourut  en  1701  après  avoir  rempli  d'impor- 
tantes charges  dans  son  ordre,  notamment  celle  de 
provincial  de  Toulouse.  Fin  lettré  et,  comme  dit  son 
contemporain  Échard,  Musei  ac  librorum  cultor  assi- 
duus,  Mayol  était  un  théologien  précis  et  profond,  ('.es 
deux  qualités  dont  la  rencontre  est  peu  commune  firent 
le  charme  de  sa  personnalité  et  assurèrent  le  succès  de 
divers  opuscules  qu'il  composa,  en  particulier  de  son 


Abrégé  de  la  dévotion  du  Rosaire  de  la  Mère  de  Dieu, 
in-12,  de  192  pages,  qui  eut  cinq  éditions  en  six  ans 
(1679-1685). 

Mais  Joseph  Mayol  est  surtout  connu  pour  sa 
Summa  moralis  doclrinœ  thomisticœ  circa  decem  praz- 
cepta  decalogi  :  Item  virlulum  theologicarum  fidei,  spei 
et  caritalis,  vitiaque  illis  opposita,  nec  non  circa  propo- 
siliones  morales  de.  hac  maleria  ab  Ecclesia  damnalas, 
variis  in  locis  sparsas.  Qua;  omnia  ad  rigidam  scholas- 
tiese  disputationts  trutinam  ponderantur,  juxta  i/i- 
ceneussa  tutissimaque  doctoris  angelici  D.  Thomas 
Aquinatis  dogmata,  cujus  vera  mens  inler  laxiores  et 
rigidiores  novellislarum  opiniones  média  dependilur, 
Avignon,  1704,  in-4».  Échard  néglige  de  préciser 
qu'il  s'agit  de  deux  volumes,  l'un  de  440  pages  et 
l'autre  de  366  pages,  imprimés  sur  deux  colonnes  en 
caractères  très  serrés.  Il  s'agit  même  de  bien  davan- 
tage que  d'un  simple -exposé  du  Décalogue.  En  vrai 
thomiste,  Mayol  part  d'un  traité  complet  des  vertus 
théologales,  avant  d'aborder  la  vertu  générale  de  jus- 
tice et  les  vertus  particulières  que  suppose  chaque 
précepte  du  Décalogue.  Il  étudie,  à  la  manière  de 
saint  Thomas  dans  sa  Somme,  les  vices  correspondants 
à  chaque  vertu  et  il  entre,  de  plus,  dans  des  considé- 
rations pratiques  appropriées  aux  préoccupations  des 
casuistes  modernes.  Dans  cette  vaste  synthèse  morale, 
il  en  veut  surtout  à  ces  casuistes  auxquels,  dit-il,  il 
ne  répugne  pas  «  de  flotter  à  tous  les  vents  de  la  doc- 
trine »  pourvu  qu'ils  réussissent  à  «  aduler  »  les 
hommes.  Avec  quelque  préciosité,  il  explique  qu'il 
vogue,  entre  Charybde  et  Sylla,  sur  la  mer  agitée  par 
la  querelle  du  jansénisme  et  du  laxisme. 

Quétil-Échard,  Scriptores  ordinis  prœdicalorum,  Paris, 
1721,  t.  il,  p.  765;  Hurter,  Nomenclalor,  3e  édit.,  t.  îv, 
col.  944. 

M.-M.    Gorce. 

1.  MAYR  Antoine,  né  à  Nesselwang  (Bavière) 
en  1673,  entra  dans  la  Compagnie  de  Jésus  en  1689, 
et  fut  longtemps  professeur  de  théologie  scolastique 
aux  universités  de  Fribourg-en-B.  et  d'Ingolstadt.  Il 
mourut  en  1749.  —  Son  œuvre  imprimée,  assez  volu- 
mineuse, comprend  :  d'une  part  deux  cours  complets, 
l'un  de  théologie  scolastique,  en  8  vol.  in-8°,  publié  à 
Ingolstadt  de  1729  à  1732  (édit.  en  2  vol.  in-fol.,  ibid., 
1732),  l'autre  de  Philosophia  peripatetica,  en  4  vol. 
in-4°,  Ingolstadt,  1739  (réédit.  à  Venise,  1745.  et  à 
Genève,  4  vol.  in-fol.)  ;  d'autre  part  deux  traités  spé- 
ciaux :  Tractatus  theologicus  de  primo  et  secundo  adventu 
Chrisli  Domini,  ejusque  vita  in  terris,  item  de  geslis  ac 
privilegiis  B.  Virginis  ac  plurium  Salvatoris  nostri 
consanguineorum  aul  familiarium,  in-8°,  Ingolstadt, 
1742;  Quœsliones  thcologicœ  de  contritione,  in-4°,  ibid., 
1746. 

Soinmervogel,  Bibliothèque  de  la  Compagnie  de  Jésus, 
t.  v,  col.  807 ;  Hurter,  Nomenclalor,  3=  édit.,  t.  iv, col.  1337; 

É  Amann. 

2.  WIAYR  Antoine,  de  la  Compagnie  de  Jésus 
(1710-1772),  a  laissé  un  De  locis  theologicis,  vera  reli- 
gione  et  Ecclesia,  in-8°,  Augsbourg,  1771. 

Sommervogel,  Bibliothèque,  t.  v,  col.  809. 

É.  Amann. 

MAZOL1NI  Silvestre,  dit  SH.VESTRE 
PRIERIAS,  (on  trouve  aussi  les  orthographes 
Mazzolini  et  Mozolini),  frère  prêcheur  piémontais 
(1156-1523). —  Il  naquit  en  1456  à  Prierio,  près  d'Asti, 
cl  prit  à  quinze  ans  l'habit  dominicain  au  couvent 
de  Gênes.  Ses  qualités  religieuses  et  intellectuelles 
lui  valurent  rapidement  le  magistère  en  théologie.  Il 
devint  donc  régent  du  collège  des  dominicains  à 
l'université  de  Bologne  et  y  fut  par  l'éclat  de  sa  parole 
un  professeur  célèbre.  Le  sénat  d<'  Venise  rechercha 
ses  services  et  l'on  se  demande  s'il  n'a  pas  enseigné 
plusieurs  années    ù    l'université  do   Padoue.    Prieur  à 


475 


MAZOLINI 


476 


Milan,  à  Vérone,  à  Côme,  supérieur  majeur  de  sa 
congrégation  de  l'une  et  l'autre  Lombardics  en  1508, 
de  nouveau  prieur  à  Bologne  en  1510,  on  le  retrouve 
en  1511  à  Home  où  il  avait  été  appelé  par  le  pape 
Jules  II.  En  1515  comme  la  charge  de  Maître  du 
Sacré  Palais  était  vacante,  le  pape  Léon  X,  sur  les 
conseils  du  cardinal  Cajétan,  confia  cette  charge,  par 
bref  du  15  novembre,  à  Mazolini  qui  devait  l'occuper 
jusqu'à  ce  qu'il  mourut  de  la  peste  en  1523. 

La  dernière  page  du  Conflati  ex  angelico  doctore 
S.  Thoma  primum  volumen  de  Mazolini,  contient  la 
liste  de  ses  ouvrages  :  Commenlurium  in  spheram; 
In  theoricas  planetarum,  Venise,  1515;  Tzxlum  dialec- 
ticse,  Venise,  1496;  Brcvissimum  epiloma  Capreoli; 
Aliud  epiloma  Capreoli  ejusdem  cum  addilionibus 
opinionum  el  nolabilium,  Crémone,  1497;  Aurea  Rosa, 
Bologne,  1503;  Quxstioncs  ad  Evangelia;  Vila  de  la 
scraphica  cl  fervenlissima  amatrice  di  Jesu  Christo 
salvatore  santa  Maria  Magdalena  ricolia  cum  moite 
nove  historié.  Milan,  1519;  Parvum  confessionale; 
Magnum  confessionale;  Trialogum  de  B.  Magdalena 
in  spelunca,  Milan,  1519;  Scale  del  sanlo  amore,  imité 
d'Henri  Suso;  Rcjugio  di  sconsolati,  également  imité 
d'Henri  Suso;  Trialogum  in  Sol;  Vita  di  la  gloriosa 
regina  del  cielo  per  modo  liistoriale;  Stimma  Summarum 
quse  Silvestrina  dicitur  nuperrime  magna  cum  dili- 
genlia  recognila  adjectis  eliam  adnotatiunculis  et  nume- 
ris  hactenus  non  impressis,  1519,  in-4°,  Ia  pars.,  p.  790 
IIapars.,p.  777;  Libellumde  sublevalione  inftrmanlium; 
Brève  compendium  de  secundis  intentionibus,  Bologne, 
1599;  Brevis  tractalus  de  exorcismis,  Bologne,  1573; 
Quœstiuncula  de  œlerna  veritate  propositionum  in 
mater  ia  nalurali;  Brève  opusculum  de  judicio  temerario 
ad  illuslrcm  D.  Matthseum  Standardum;  Definitiones 
omnium  legum  ad  fratrem  Theramum  de  Janua;  Consi- 
lium  de  Monte  Pietalis;  Consilium  de  facto  retroven- 
dendi;  Sermones  prsedicabiles;  Upusculus  de  immolât io ne 
agni  spiritualis  et  sacrificio  novœ  legis;  Malleum  contra 
Scosticas;  Opus  de  irrefragabili  el  authora  veritate 
Romanee  Ecclesiœ  Romanique  pontificis  contra  Marli- 
num  Luther um  ordinis  Eremitarum  et  sunl  libri  très  : 
1.  De  ipsa  quam  diximus  veritate  in  se,  2.  De  ea  quantum 
ad  efjicaciam  ejtis  in  Murtinum,  3.  Forte  eril  Epitoma 
diclorum;  il  est  porté  au  titre  :  In  prœsumpliones 
Martini  Lutheri  conclusiones  de  potestate  papse  dia- 
logus,  Borne,  1518;  Errata  et  argumenta  Lutheri 
recitata  délecta  et  copiosissime  trita,  Home,  1590,  in-4°; 
Replica  ad  eumdem  Lutherum;  Epitoma  responsionis 
ad  eumdem  Lutherum;  Conflati  ex  angelico  doctore 
D.  Thoma  primum  volumen,  Pérouse,  1519. 

Il  faut  ajouter  à  cette  liste  :  De  Strigimagarum 
diemonumque  mirandis  libri  très,  una  cum  praxi 
exactissima  el  ralione  formandi  processus  contra  opéras, 
Home,  1521;  Dialogus  de  S.  Paulo,  Borne,  1516;  La, 
sacra  hisloria  de  S.  Agnese  da  Montepoliciano  dell'or- 
dim  de  predicadori,  Bologne,  1514.  On  a  attribué  aussi 
à  Silvestre  Prierias  un  commentaire  des  Sentences, 
une  défense  de  la  doctrine  de  saint  Thomas,  un  traité 
du  naître,  vivre  et  mourir,  une  introduction  à  la 
logique,  d'autres  traités  contre  Luther.  On  a  même 
mis  sous  son  nom,  en  manière  de  dérision,  un  violent 
libelle  d'inspiration  luthérienne. 

Mazolini  Prierias,  comme  maître  du  Sacré  Palais, 
avait  fait  partie  de  la  commission  chargée  d'examiner 
le  cas  de  l'humaniste  Reuchlin.  Tout  naturellement 
il  fut  le  premier  à  prendre  part  à  la  polémique  catho- 
lique contre  Luther,  dès  que  celui-ci  eut  promulgué, 
le  31  octobre  1517,  les  quatre-vingt-quinze  thèses  qui 
firent  scandale.  Par-dessus  la  question  des  indulgences, 
Luther  attaquait  toutes  sortes  d'abus  réels  ou  pré- 
tendus. La  papauté  romaine  elle-même  était  raillée,  et 
seul  un  léger  voile  de  catholicisme  apparent  masquait 
sur   ce   point   la   profondeur   de   l'hérésie.    En   cette 


affaire  compliquée,  Prierias  vit  très  juste.  Il  discerna 
que  la  plus  fondamentale  des  doctrines  luthériennes 
étail  celle  qui,  sous  couleur  de  limiter  le  pouvoir  du 
pape  relativement  aux  indulgences,  battait  en  brèche 
la  suprématie  de  la  primauté  romaine.  Léon  X  de- 
manda lui-même  à  Prierias  de  prendre  position,  en 
orthodoxe,  contre  l'hérésie  naissante.  Prierias  imagina 
un  dialogue  qui  visait  spécialement  les  prœsumpluosas 
Martini  Lutheri  conclusiones  de  potestate  papse,  et 
attaquait  directement  la  doctrine  de  Luther  à  propos 
de  l'Église  romaine.  L'ouvrage  était  solide,  rempli 
d'arguments  de  bon  sens,  mais  de  composition  rapide 
et  d'un  ton  non  seulement  vif,  mais  fort  piquant.  Écrit, 
dit-on,  dès  1517,  il  fut  répandu  par  l'imprimerie  à  tra- 
vers l'Allemagne  et  l'Europe  dans  le  courant  de  1518. 

Certains  auteurs  ont  décrié  ce  premier  traité  de 
Prierias  contre  le  luthéranisme  naissant.  Pallavicini, 
dans  son  Histoire  du  concile  de  Trente,  1.  I,  c.  vi, 
n.  3,  a  élevé  de  violentes  critiques  dont  le  P.  Hurter 
s'est  fait  l'écho  :  «  L'argumentation  de  Prierias  se 
ramène  au  simple  argument  d'autorité,  disent-ils. 
Elle  ne  repose  sur  aucun  contexte  solide.  Son  style 
est  dur  et  négligé.  »  Il  est  plus  exact  de  dire  qu'il 
n'y  avait  pas  encore,  sur  la  matière,  les  précieuses 
définitions  du  concile  du  Vatican  pour  éclairer  la  foi 
des  théologiens  et  des  fidèles.  Dès  la  première  attaque 
des  protestants,  on  ne  pouvait  demander  à  la  première 
riposte  de  Silvestre  Prierias  une  teneur  absolument 
scientifique.  Il  est  déjà  intéressant  de  constater  qu'il 
s'est  trouvé,  au  début  même  de  l'apostasie  de  Luther, 
un  scolastique  de  race  pour  frapper  au  point  faible  par 
un  recours  pertinent  à  l'Écriture  et  à  la  Tradition. 
D'ailleurs,  Prierias  n'avait  pas  voulu  composer  un 
traité  didactique,  mais  une  rapide  réfutation  où,  pour 
les  besoins  de  l'exposé  et  de  la  contradiction,  l'ordre 
même  des  thèses  de  Luther  n'avait  pas  à  être  respecté. 
Prierias  s'en  explique  dans  sa  dédicace  au  pape  :  tant 
que  Luther  n'irait  pas  plus  loin,  il  se  bornerait  à 
énoncer  les  justes  principes  opposés  aux  erreurs  nou- 
velles. Ces  principes,  énoncés  par  Prierias  avec  la  plus 
grande  clarté  et  la  plus  absolue  orthodoxie,  sont  au 
nombre  de  quatre  :  sur  la  nature  de  l'Église,  sur  la 
plénitude  des  pouvoirs  spirituels  du  pape,  sur  l'infail- 
libilité de  l'Église,  sur  le  concile  et  le  pape.  Acces- 
soirement, Prierias  donne  une  excellente  théorie  des 
indulgences.  Enfin,  il  se  propose  de  poursuivre  'sa 
démonstration,  si  Luther  poursuit  son  erreur. 

Luther  était  trop  avancé  dans  son  évolution  anti- 
catholique pour  entendre  humainement  raison.  La 
contre-attaque  brusquée  de  Silvestre  Prierias  le  mit 
au  comble  de  la  fureur.  Il  reçut  son  écrit  des  mains  du 
cardinal  Cajétan  alors  à  Augsbourg,  dans  le  courant 
d'août  1518.  Le  cardinal  Cajétan  lui  remit  également 
une  assignation,  signée  de  Girolamo  Gniorucci  et  de 
Prierias  lui-même,  ordonnant  à  Martin  Luther  de  se 
rendre  en  cour  de  Rome,  pour  répondre  aux  imputa- 
tions d'hérésie  et  de  mépris  de  l'autorité  du  Saint- 
Siège.  Soixante  jours  de  délai  lui  étaient  laissés  pour 
comparaître.  Luther  n'alla  pas  à  Rome  et.il  adressa 
au  Dialogue  de  Prierias  une  réponse  où  il  le  couvrit 
d'injures  personnelles.  Le  maître  du  Sacré  Palais, 
vilipendé  comme  théologien  officiel  de  la  papauté  et 
comme  juge  en  matière  doctrinale,  eut  pourtant  la 
longanimité  de  n'opposer,  en  cette  même  année  1518, 
qu'une  réplique  d'un  ton  conciliant  et  où  les  attaques 
personnelles  contre  lui-même  n'étaient  pas  relevées. 

Prierias  publia  ensuite  un  Epitoma,  résumé  de  son 
écrit  précédent  et  préface  d'un  autre  écrit  plus  vaste 
qui  devait  paraître  en  1520.  Avant  même  que  l'ou- 
vrage projeté  ne  parût,  Luther  avait  riposté  par  la 
plus  vigoureuse  négation  de  la  papauté  qui  se  pût 
imaginer.  «  Si  ce  que  dit  Prierias  sur  l'autorité  du 
pape,  écrit-il,  est  conforme  à  l'opinion  du  pape  et  des 


477 


MAZOLI.XI 


M V/ZOTTA 


47S 


cardinaux,  il  faut  proclamer  publiquement  que  l'anlc- 
christ  siège  dans  le  temple  de  Dieu,  et  que  la  Curie 
romaine  est  la  synagogue  de  Satan...  Si  le  pape  et  les 
cardinaux  n'étouffent  pas  cette  bouche  de  Satan 
(c'est-à-dire  Prierias),  moi,. Martin  Luther,  je  romprai 
d'avec  l'Église  romaine,  le  pape  et  les  cardinaux 
comme  étant  l'abomination  de  la  désolation  dans  le 
saint  lieu.  >  Edit.  de  Weimar.  t.  vi.  p.  328. 

Enfin  parut  à  Rome  le  17  mars  1520  le  grand 
ouvrage  attendu  de  Prierias,  Errata  et  argumenta 
Martini  Lutheri,  qui  devait  être  promptement  réédité 
à  Florence  en  1521,  et  à  Rome  en  1527.  Il  est  divisé  en 
trois  livres  dont  le  troisième  n'est  qu'une  réédition 
deVEpitoma.  Dès  le  début,  Prierias  avait  vu  que  la 
querelle  des  indulgences  n'avait  été  qu'un  prétexte,  et 
que  le  vrai  conflit  portait  sur  l'autorité  du  pape.  Aussi, 
plus  que  jamais  reprenait-il  les  quatre  thèses  fon- 
damentales de  son  premier  Dialogus.  Luther  négligea 
de  répondre  à  cette  œuvre  considérable.  De  son  côté 
Prierias  avait  dit  ce  qu'il  avait  adiré.  Il  n'y  revint  plus. 
On  a  prétendu  que  Léon  X  avait  été  mécontent  de 
l'attitude  prise  par  Prierias  dans  cette  dispute  contre 
Luther,  où  le  pape  avait  pourtant  engagé  lui-même 
notre  théologien.  On  a  tout  lieu  de  croire  au  contraire 
que  Léon  X  s'en  montra  satisfait.  L'ouvrage  définitif 
de  Prierias  contre  Luther  comporte  une  lettre  de  félici- 
tations du  pape  datée  du  1U  juin  1519.  Amservicede  la 
papauté  attaquée  par  Luther,  Silvestre  Prierias  avait 
consacré  toutes  ses  forces  et  tout  son  temps,  laissant 
inachevé,  comme  il  l'explique  lui-même,  son  Conflatum 
ex  angelico  doclore  S.  Tlioma,  la  grande  œuvre  de  toute 
sa  vie.  Son  mérite  était  d'autant  plus  grand  qu'il  se 
sentait  vieilli  et  au  terme  de  sa  carrière. 

L'examen  des  ouvrages  théologiques  de  Prierias 
nous  a  conduit  à  cette  conclusion,  que  les  principes 
de  ce  théologien  sont  toujours  strictement  conformes 
à  ceux  de  saint  Thomas  et  de  son  école.  Prierias  ne 
cherche  pas  à  subtiliser  et  à  faire  des  distinctions  nou- 
velles à  propos  de  toutes  les  difficultés  possibles.  Plus 
synthétique  qu'analytique,  son  esprit  saisit  plus 
clairement  les  ensembles  qu'il  n'éprouve  le  besoin 
d'interpréter  les  détails.  Ce  fut  sa  force  et  aussi  sa  fai- 
blesse dans  la  polémique  contre  Luther.  S'il  se  fait 
l'éditeur  deCapréolus,  c'est  en  l'abrégeant,  et  si  beau- 
coup de  ses  écrits  sont  considérables  par  leur  longueur, 
c'est  qu'il  y  traite  de  sujets  extrêmement  vastes  par 
eux-mêmes.  On  doit  citer  comme  plus  remarquable 
son  Aurea  Rosa  saper  Evangclia  totius  anni,  recueil 
d'homélies  émouvantes  précédé  d'une  importante  dis- 
sertation sur  les  divers  sens  de  l'Écriture  selon 
saint  Thomas.  Son  Con/lati  ex  angelico  doclore  S.  Tho- 
ma  primum  volumen,  établi  sur  le  plan  de  la  Somme 
Théologique  de  saint  Thomas,  est,  en  600  pages  très 
serrées  de  grand  format,  un  lumineux  traité  De  Deo 
Uno  et  Deo  Trino.  Ce  vaste  commentaire,  s'il  avait  été 
poursuivi,  eùt-il  égalé  Prierias  à  Cajétan  et  à  Jean  de 
saint  Thomas?  Il  serait  téméraire  de  l'affirmer,  et,  en 
tout  cas,  notre  auteur  n'a  pas  dépassé  la  première 
partie  de  la  Ia  pars. 

Mikashi,  De  Silvestri  Prieriatts  ord.  prœd.  Mag. 
S.  Palatii  (1456-1523)  vila  el  scriplis,  Munster,  1892; 
Quétif-Échard,  Seripiores  Ordinis  Pnedicatorurn,  t.  il, 
p.  55-58;  Hurter,  Nomenclator,  3*  édit.,  t.  (i,  col.  1344- 
1347;  Mortier,  Histoire  des  maîtres  généraux  de  l'ordre  dis 
(rires  prêcheurs,  t.  V,  Paris,  1912,  p.  221  et  p.  316;  Pastpr, 
Histoire  des  Papis,  édit.  française,  t.  vu,  p.  285-288  et  307- 
308,  utilise  Lauchert,  Les  adversaires  italiens  de  Luther; 
X.  Paulus,  Johann  Tclzel  der  Ableissprediger,  Mayence, 
1899;  Catalani,  De  Magislro  S.  Palatii,  Rome  1751,  p.  109, 
sq.;  KaluolT,  Forschungen  tu  I.uthers  romischen  l'rozess, 
Rooie,  1903. 

M. -M.  Gorce. 
IV1 AZZARON  I  Marc-Antoine  (xvp  siècle),  natif 
de    Monterubbiano   (Marche  d'Ancône),    a  laissé  un 


traité  Deprsedeslinalioneel  rsprobatione,  in-1",  Pérouse, 
1579,  et  un  traité  De  tribus  coronis  romani  pontificis 
et  de  osculo  ejus  pedum,  in-4°,  Home,  1588. 

Dupin,  TabH  des  auteurs  ceci.  elu.WL  siècle,  col.  2116; 
Richard  et  Giraud,  Dictionnaire  des  sciences  ecclésiastiques, 
édit.  de  1824,  t.  xvi,  p.  301;  Hurter,  Nomenclator,  3"  édit., 
t.  in,  col.  157. 

É.    AMANN. 

MAZZELLA  Camille  (18:53-1900).  né  à  Vitu- 
lano,  diocèse  de  Bénévent,  le  10  février  1833,  entra 
dans  la  Compagnie  de  Jésus  le  4  septembre  1855.  Les 
troubles  de  1800  le  forcèrent  à  quitter  l'Italie;  il  se 
retira  en  France,  où  pendant  quelques  années  il  pro- 
fessa la  théologie  à  Lyon,  puis  il  passa  en  Amérique 
au  collège  que  la  Compagnie  venait  de  fonder  à 
Woodstock,  près  de  Baltimore.  Il  y  enseigna  la  théo- 
logie jusqu'en  1878,  date  à  laquelle  il  fut  nommé,  sur 
l'ordre  de  Léon  XIII,  professeur  à  l'université  grégo- 
rienne. Sa  fidélité  aux  doctrines  thomistes  le  désigna 
à  l'attention  du  pape,  qui  le  nomma  cardinal  évêque 
de  Préneste,  le  7  juin  1886.  Il  mourut  à  Rome  le 
26  mars  1900.  Les  quelques  ouvrages  publiés  par  lui 
sont  le  reflet  de  son  enseignement  professoral  :  1°  De 
Deo  créante,  Baltimore,  éditions  ultérieures,  Rome, 
1880-1896;  2°  De  gratia,  Woodstock,  1878;  5e  édit., 
Rome,  1905;  3°  De  religione  el  Ecclesia,  Rome,  1880; 
5e  édit.,  1896;  4°  De  virlutibus  infusis,  Rome,  1879, 
4e  édit.,  1894.  On  attribue  également  au  cardinal 
Mazzella  un  ouvrage  anonyme,  paru  à  Rome  en  1892, 
Rosminianarum  propositionum  trutina,  quas  S.  R.  U. 
inquisilio  reprobavil,  proscripsit,  damnavit,  commen- 
taire de  la  condamnation  portée  par  le  Saint-Office  en 
1887  contre  la  doctrine  de  Rosmini. 

Notice  biographique  sommaire  dans  la  revue  Sint 
unum,  t.  i,  p.  86,  87. 

É.   AMANN. 

MAZZINELLI  Alexandre,  théologien  italien, 
t  1741,  ne  publia  rien,  mais  un  de  ses  élèves,  Laurent 
Migliaccio,  sur  les  exhortations  de  Benoît  XIV,  entre- 
prit de  donner  l'œuvre  de  son  maître  :  Inslilutiones 
tlicologicœ  dislribulœ  in  queesliones  historiens,  criticus, 
dogmaticas;  il  n'en  est  paru  que  le  1. 1,  in-fol.;  Païenne, 
1744,  qui  traite  des  lieux  théologiques,  de  Dieu,  de  la 
Trinité,  de  l'Incarnation. 

Journal  des  Savants,  1744,  p.  122;  Richard  et  Giraud, 
Dictionnaire  des  sciences  ecclésiastiques,  édit.  de  1824, 
t.  XVI,  p.  361  ;  Hurter,  Nomenclator,  3e  édit.,  t.  iv,  col.  1357, 
n.  1. 

E.  A'mann. 

MAZZOTTA  Nicolas,  né  à  Lecce,  dans  la  Pouille 
en  1669,  entra  dans  la  Compagnie  de  Jésus  en  1690, 
et,  après  avoir  enseigné  les  lettres  et  la  philosophie, 
fut  appliqué  à  l'étude  de  la  théologie  morale.  Il  mourut 
à  Naples,  le  21  janvier  1737.  On  a  imprimé  de  lui,  après 
sa  mort,  une  théologie  morale  complète  souvent  réé- 
ditée :  Theologia  moralis  in  quatuor  tomos  distributa, 
utque  omnem  rem  moralem  absolutissime  complectens, 
Naples,  1748;  Bologne,  1750;  Venise,  1751;  Augs- 
bourg  et  Cracovie,  1756;  l'édition  de  Naples,  1756, 
en  un  in-fol.,  donne  cette  théologie  comme  rédigée 
fid  mentem  prxcipue  R.  P.  Claudii  Lacroix  celeberrimi 
ejusdem  socielatis  theologi;  ainsi  fait  aussi  l'édition  de 
Venise, 1760,  en  5  vol.  in-8°.  La  disposition  des  matières 
varie  un  peu  selon  les  éditions;  mais  l'ordre  général 
est  le  suivant  :  théologie  fondamentale  (conscience  cl 
lois);  préceptes  de  Dieu  et  de  l'Église;  contrats  et 
restitution;  sacrements  en  général;  pénitence,  ma- 
riage; censures  et  irrégularités.  Hurter  loue  le  solide 
probabilisme  de  l'auteur;  au  xvm'  siècle,  plusieurs  de 
ses  assertions  firent  scandale  en  France;  en  1762 
l'ouvrage  fut  condamné  par  le  Châtelel  cl  brûlé  en 
place  de  Crève.  C'est  un  des  multiples  épisodes  de  la 
lutte  contre  le  probabilisme  et  les  jésuites.  I.a  théologie 


479 


MAZZOTTA    —   MEDECINS    (DIVERSES    OBLIGATIONS    DES; 


480 


de  Busembaum  et  celle  de  Lacroix  avaient  déjà  été 
condamnées  en  1757  et  1758. 

Sommcrvogel,  Bibliothèque  de  la  Compagnie  da  Jésus, 
t.  v,  col.  851-8Ô3;  Hurter,  Nomenclator,  3°  édit.,  t.  iv, 
col.  1625;  et  comparer  l'appréciation  tort  différente  du 
Dictionnaire  des  sciences  ecclésiastiques  de  Richard  et 
Giraud,  édit  de  1824,  t.  xvi,  p.  359  :  'IWazzotta  est,  ainsi  que 
La.croix  son    modèle,  un  probabilistc  des  plus  relâchés.  » 

É.  Amann. 

MEDA  Philippe,  éveque  italien  (1668-1733).  — 
Né  à  Milan  en  1668,  d'une  noble  famille,  il  lit  ses 
études  ecclésiastiques  au  séminaire  de  Milan,  les 
compléta  à  Rome  et  fit  d'abord  carrière  à  la  Rote 
romaine.  Nommé  administrateur  des  diocèses  de 
Crémone,  puis  de  Spolètc,  il  obtint  de  Clément  XI,- en 
1702,  l'évêché  de  Conversano  dans  la  Pouille.  Sage 
administrateur,  il  .laissa  aussi  un  certain  nombre 
d'ouvrages  de  dogme  et  de  pastorale  :  1.  Discorsi  leo- 
logici  supra  il  giudizio  universelle,  Naples,  1724;  2. 
L'incontinente  senza  scusa,  172S;  3.  Sous  le  titre  géné- 
ral :  Segrcti  spirituaii  morali  les  publications  sui- 
vantes :  Corne  si  possa  ageiwlmente  intendere  il  gran 
ponto  dell'  eterna  predestitiazione  ô  repr'ovazione,  1729; 
Non  esser  tanii  gl'  ippocrili,  ne  probabilmente  lanli  gli 
uomini  da  bene,  1729;  Per  conoscere,  se  siasi  ô  no  /alla 
una  buona  confessione  sagramentale,  1730;  Per  andare 
al  l'aradiso  in  currozza,  1730;  Per  iscuoprire  se  tal'uno 
ami  Iddio  sopra  ogni  cosa  ed  il  prossimo  corne  se  stesso, 
1731  ;  Per  induire  ogn'uno  à  volontieri  osservare  il 
precelto  délia  sanla  quaresima,  1732.  Philippe  Meda 
mourut  dans  sa  ville  épiscopale  le  18  juillet  1733. 

F.  Ughelli,  Ilalia  sacra,  édit.  de  Venise,  1721,  t.  vu, 
col.  718;  P.  Argelati,  Bibliolhcca  scriplorum  mediolancn- 
sium,  Milan,  1745,  t.  n,  col.  908. 

É.  Amann. 

MÉDECINS  (DIVERSES      OBLIGATIONS 

DES).  —  Les  médecins,  en  premier  lieu,  comme  tous 
ceux  du  reste,  qui  exercent  une  profession  ou  le  bien 
général  et  l'intérêt  des  particuliers  sont  sérieusement 
engagés,  ne  doivent  l'aborder  qu'avec  une  science 
compétente.  Ils  ont  le  devoir,  en  outre,  de  s'y  consa- 
crer avec  l'attention  et  le  dévouement  que  la  société 
et  les  malades  sont  en  droit  d'attendre  d'eux.  L'igno- 
rance et  l'incurie  dans  la  matière  seraient  d'autant 
plus  répréhensibles  que  la  vie  humaine  dont  le  soin 
leur  est  confié,  l'emporte  davantage  sur  les  autres 
biens  temporels.  Un  médecin  est.  tenu  pour  respon- 
sable vis-à-vis  des  malades  qu'il  traite;  si  donc,  par 
une  véritable  faute  théologique  grave,  il  est  manifeste- 
ment cause  de  la  mort  de  quelqu'un  d'eux,  il  est  obligé 
en  conscience,  bien  que  la  perte  de  la  vie,  en  soi,  ne  se 
répare  point,  d'indemniser  les  siens,  ses  héritiers  d'une 
façon  quelconque  et  qui  est  à  débattre. 

A  la  suite  de  cette  observation  préliminaire  nous 
groupons  ici  diverses  obligations  de  l'ordre  moral  qui 
incombent  aux  médecins. 

1°  De  l'obligation  du  médecin  vis-à-vis  des  malades 
qu'il  entreprend  de  traiter.  —  Il  y  a  pour  un  médecin 
une  obligation  de  charité  à  ne  pas  refuser  ses  soins  à 
un  malade  pauvre  et  dont  il  ne  recevra  pas  d'hono- 
raires; l'obligation  est  grave,  si  personne  autre  ne  se 
trouve  là  qui  s'en  charge,  et  si  lui-même  le  peut  sans 
un  grave  inconvénient.  Le  traitement  que  le  médecin 
aura  entrepris  par  une  inspiration  de  charité,  il  est 
tenu  en  justice,  et  par  une  sorte  de  contrat  envers  son 
client,  de  le  poursuivre  du  mieux  qu'il  lui  est  possible; 
ce  malade,  il  ne  lui  est  point  loisible  de  l'abandonner, 
même  dans  un  cas  de  contagion,  mais  seulement  de 
le  confier  à  un  confrère  qui  accepte  de  le  soigner. 
Quant  au  médecin  à  qui  on  remet  des  honoraires,  il 
s'engage  en  justice,  à  se  rendre  auprès  de  ses  malades 
à  toute  réquisition,  même  la  nuit  et  malgré  de  sérieux 
inconvénients  pour  sa  santé,  à  inoins  qu'il  ne  sache 


très  bien  que  tel  ou  tel  d'entre  eux  peut  attendre  un 
peu.  Dans  aucun  cas,  même  en  temps  d'épidémie,  il  ne 
lui  est  permis  de  les  abandonner. 

2°  De  l'obligation  pour  un  médecin  de  ne  prescrire 
que  des  remèdes  éprouvés  et  licites.  —  Le  médecin  doit 
soigner  ses  malades  du  mieux  qu'il  peut;  donc  il 
n'emploiera  que  des  médicaments  qu'il  sait  cire  cer- 
tains, les  plus  sûrs.  S'il  n'a  pas  le  choix  entre  des 
remèdes  éprouvés  et  des  remèdes  douteux,  il  aura  du 
moins  recours  à  ceux  dont  l'efficacité  est  plus  pro- 
bable. Lorsque  l'état  du  malade  est  fort  grave  et  que 
le  médecin  n'a  d'espoir  que  dans  l'emploi  d'un  remède 
douteux,  pourvu  d'ailleurs  qu'il  le  juge  inoffensif,  il 
peut  et  il  doit  l'essayer.  Dans  un  cas  désespéré,  le 
médecin  pourrait  encore  recourir  à  un  remède  dou- 
teux et  qui  ne  serait  pas  sans  danger,  c'est-à-dire  apte 
ou  à  rendre  la  santé,  ou  à  amener  la  mort  plus  vite, 
s'il  conserve  quelque  faible  espoir  de  sauver  un  malade 
par  ce  moyen  fort  chanceux.  S'agit-il  d'expérimenter 
un  remède  qui  est  encore  assez  mal  défini,  un  médecin 
ne  saurait  y  recourir  si  le  malade  n'est  pas  perdu  sans 
ressource;  il  ne  le  peut,  même  avec  son  consentement, 
lorsque  par  là  il  met  sa  vie  en  danger.  Le  fait  de  mettre 
en  péril  la  vie  des  autres  est  toujours  un  mal,  et  jamais 
il  n'est  permis  pour  faire  l'essai  d'un  médicament  nou- 
veau, même  du  consentement  d'un  malade,  d'exposer 
sa  santé  ou  sa  vie.  Un  malade  n'en  dispose  pas  en 
maître.  La  raison  qu'un  remède  une  fois  bien  connu 
deviendrait  utile  au  public,  qu'il  servirait  à  procurer 
la  santé  à  beaucoup  de  gens,  ne  vaut  pas;  car  il  n'est 
pas  permis  de  faire  un  mal  pour  qu'il  arrive  un  bien. 
Il  n'est  pas  défendu  cependant  d'expérimenter  un 
remède,  du  consentement  d'un  malade,  si  ce  malade 
n'en  doit  éprouver  qu'un  mal  léger,  facilement  répa- 
rable. Lorsqu'un  médecin  hésite  à  se  prononcer  sur  la 
nature  de  la  maladie  d'un  client  ou  quand  il  ne  sait 
quelle  médication  il  doit  adopter,  il  est  obligé  de 
recourir  aux  conseils  de  confrères,  ou  même  il  ne  doit 
pas  trouver  mauvais  que  la  famille  demande  une 
consultation. 

Les  médecins  ont  le  devoir  de  s'abstenir  absolument 
de  remèdes  ou  d'opérations  que  la  loi  morale  interdit 
comme  illicites,  tels  que  l'avortement,  voir  Avorte- 
ment,  t.  i,  col.  2613-2652,  l'embryotomie,  voir 
Embryotomik,  t.  iv,  col.  2409-2415,  l'hypnotisme, 
voir  Hypnotisme,  t.  vu,  col.  357-365. 

On  doit  en  dire  presque  autant  de  l'abus  de  la  mor- 
phine, de  l'opium,  de  la  cocaïne  et  autres  anesthé- 
,siants,  lorsqu'on  y  recourt  par  habitude  et  à  une  dose 
telle  qu'il  y  a  lieu  de  craindre  pour  la  santé  du  corps 
et  de  l'esprit.  Le  désir  de  soulager  le  malade  en  lui 
enlevant  la  conscience  de  son  état  ou  le  sentiment  de 
son  mal,  n'est  pas  une  excuse. 

Il  faut  regarder  comme  illicites  et  injustes  des  opé- 
rations entreprises  sur  des  malades  sans  leur  consente- 
ment, et  qui  niellent  leur  vie  en  péril,  ou  même  des 
opérations  auxquelles  des  malades  se  prêtent,  sans  en 
avoir  le  droit, parce  qu'elles  exposent  leurs  jours.  Il 
n'est,  en  effet,  permis  de  s'exposer  à  la  mort  que  dans 
l'espoir  fondé  de  se  guérir  d'un  mal  grave,  ou  de  faire 
disparaître  une  infirmité  dangereuse.  Vu  la  facilité 
étonnante,  chez  beaucoup  de  médecins,  de  recourir  à 
des  opérations  chirurgicales,  d'user  de  remèdes  nocifs 
ou  douteux,  nombre  de  fautes  contre  la  justice  leur 
sont  imputables  qui  entraînent  l'obligation  d'indem- 
niser les  victimes  ou  leurs  ayants-cause. 

3°  De  l'obligation  pour  un  médecin  vis-à-vis  des 
malades  qu'il  traite,  d'user  des  réserves  nécessaires,  de 
garder  le  secret  professionnel  et  de  ne  p.as  se  désinté- 
resser du  salut  de  leur  âme.  —  Un  médecin  honnête 
évitera  de  regarder  ou  de  toucher  sans  nécessité  ou 
sans  une  utilité  évidente  les  parties  délicates  ou  hon- 
teuses du  corps  d'une  femme;  il  ne  pourrait  se  le  per- 


4SI 


MÉDECINS    (DIVERSES    OBLIGATIONS    DES) 


MEDINA 


482 


mettre  sans  une  faute  plus  ou  inoins  grave.  A  n'en  pas 
douter,  il  pécherait  mortellement  s'il  donnait  aux 
malades  des  conseils  directement  contraires  au  pré- 
cepte de  la  chasteté. 

Un  médecin  traitant  est  tenu  au  secret  professionnel 
vis-à-vis  de  ceux  ijni  le  consultent,  sur  tout  ce  qu'il 
apprend  ou  découvre  de  leurs  maladies. 

Un  médecin  sérieux,  chrétien  surtout,  n'omettra 
pas  d'avertir  un  malade  ou  son  entourage  du  danger 
assez  proche  qu'il  court,  afin  qu'il  ne  meure  pas  sans 
avoir  reçu  les  sacrements  et  mis  ordre  à  ses  affaires. 
Il  le  fera  par  acquit  de  conscience,  pour  obéir  au  pré- 
cepte de  la  charité  chrétienne  ou  tout  au  moins  par  un 
sentiment  d'honnêteté  naturelle.  A  défaut  d'autres 
qui  n'oseraient  faire  au  mourant  la  pénible  communi- 
cation, ou  par  un  respect  trop  grand  ou  par  crainte 
de  ne  pouvoir  le  persuader,  le  médecin  ferait  bien  de 
l'avertir  en  personne.  Il  n'est  dispensé  de  ce  devoir  que 
s'il  est  certain  moralement  que  son  malade  est  en 
règle  avec  sa  conscience  et  qu'il  a  rangé  ses  affaires, 
ou,  malheureusement,  qu'il  est  tout  à  fait  résolu 
à  repousser  les  secours  de  la  religion. 

4°  De  l'obligation  pour  le  médecin  de  ne  pas  exagérer 
ses  prix,  ni  d'occasionner  à  ses  clients  des  dépenses 
exorbitantes.  —  Les  médecins  ont  le  devoir  d'épargner 
à  leurs  malades  les  frais  inutiles.  Ils  pécheraient  donc 
si,  dans  une  pensée  de  lucre  et  sans  utilité  aucune,  ils 
multipliaient  leurs  visites,  s'ils  exigeaient  pour  cha- 
cune un  honoraire  excessif,  s'ils  faisaient  durer  outre 
mesure  leur  médication,  ou  encore  s'ils  prescrivaient 
des  médicaments  superflus,  d'un  prix  trorj  élevé.  Il  y  a' 
un  prix  communément  reçu,  déterminé  par  l'usage  et 
auquel  s'attend  le  maiade-qui  fait  appeler  le  médecin. 
L'honoraire  est  en  rapport  avec  la  difficulté,  par 
exemple  d'une  opération  chirurgicale,  l'expérience  tt  le 
renom  du  praticien,  sa  clientèle  nombreuse,  son  dépla- 
cement, ou  encore  la  condition  des  personnes  qui  le 
consultent.  Ce  sont  là  autant  d'éléments  dont  un  doc- 
teur peut  légitimement  tenir  compte.  Cependant  il  ne 
majorera  pas  ses  prix  au  point  de  dépasser  considéra- 
blement ce  que  les  médecins  les  plus  réputés  deman- 
dent à  des  gens  qui  ont  de  la  fortune  et  pour  des  ser- 
vices ordinaires. 

On  ne  pourrait  taxer  d'injustice  un  médecin  qui 
prescrirait  à  un  malade  perdu  sans  ressource,  des  médi- 
caments inoflensifs,  mais  parfaitement  inutiles.  C'est 
chose  permise,  en  raison  du  consentement  présumé  du 
malade,  si  d'ailleurs  la  famille  est  dûment  avisée  et  si 
les  frais  occasionnés  ne  sont  pas  considérables.  Dans 
l'espèce  on  ne  peut  dire  que  les  remèdes  sont  absolu- 
ment inutiles;  ils  sont  pour  cet  infortuné  un  adoucisse- 
ment au  moins  moral!  Ils  l'empêchent  de  concevoir  un 
vif  chagrin,  de  se  désespérer  comme  quelqu'un  qui  se 
verrait  abandonné  et  perdu. 

Saint  Thomas,  Summa  Iheologica,  IIl-IIœ,  q.  lxiv,  a.  8; 
q.  lxv,  a.  1  ;  q.  lxxi,  a.  1,  a.  3,  ad  1":";  Lehmkuhl,  Theo- 
logia  moralis,  Fribourg-cn-Brisgau,  1890,  t.  i,  p.  993-995; 
Noldin,  Summa  theologiœ  moralis,  Inspruck,  1911,  n.  De 
prœeeplis,  713-746;  Sebastiani,  Summarium  Iheologiœ mora- 
lis, Turin,  1918,  n°  385.  Enfin  d'une  manière  générale  les 
cours  de  Déontologie  médicale. 

A.   Thouvenin. 

1.  MED  SNA  (Barthélémy  de),  frère  prêcheur 
espagnol  (1528-1580;.  —  Né  à  Médina  del  Rio  Sicco 
dans  ia  pro\ ir.ee  de  Léon,  Médina  entra  dans  l'ordre 
de  saint  Dominique  à  Salamanque.  Il  occupa  d'abord 
dans  l'université  la  chaire  de  théologie  consacrée  en 
principe  à  l'enseignement  des  doctrines  de  Durand  de 
Saint-Pourçain,  et  qui  était  une  des  originalités  de 
Salamanque.  Médina  occupa  ensuite  la  première 
chaire  de  théologie,  depuis  1576  jusqu'à  sa  mort  qui 
advint  le  30  décembre  1580.  Dans  cette  chaire  célèbre, 
il  se  fit  le  commentateur  à  la  fois  zélé  et  très  personnel 

DICT.   DE   THÉOL.    CATIIOL. 


de  saint  Thomas  d'Aquin.  A  ce  double  titre,  il  jouit 
de  son  vivant  même  d'une  grande  réputation,  et  ce 
fut  le  maître  général  de  son  Ordre  qui  lui  enjoignit  de 
publier  ses  commentaires.  -  -  Outre  l'explication  des 
soixante  premières  questions  de  la  IIIa  pars  de  la 
Somme  tliéologique,  In  IIIiim  parlem,  Salamanque, 
1578;  Venise,  1582  et  1602;  Salamanque  1584  et 
1596,  Cologne,  1618,  Médina  publia  un  commentaire 
de  la  Ia-IIœ,  maintes  fois  imprimé.  C'est  sans  fonde- 
ment qu'on  a  assigné  à  ia  première  édition  de  ce  der- 
nier commentaire  la  date  llottanle  de  1571  ou  1572. 
La  première  édition,  et  qui  se  donne  comme  telle,  est 
de  1577,  Salamanque.  D'autres  suivirent  en  1582, 
Bergame,  en  1586,  Côme,  en  1587,  Saragosse,  en  1588, 
Salamanque,  en  1590  et  1602,  Venise,  en  1602,  Barce- 
lone, en  1619,  Cologne.  On  a  également  de  Médina  une 
Brève  instruction  en  espagnol  sur  la  manière  d'admi- 
nistrer le  sacrement  de  pénitence,  Salamanque,  1580  et 
maintes  rééditions,  traduites  en  latin,  Venise,  1601, 
et  en  italien  Venise,  1582,  Ferrare,  1584. 

Médina  intéresse  surtout  l'histoire  de  la  théologie 
pour  avoir,  selon  une  opinion  commune,  formulé  pour 
la  première  fois  la  théorie  du  probabilisme  qui  devait 
entraîner  dans  les  siècles  suivant  une  si  profonde  scis- 
sion entre  les  moralistes.  Afin  d'étudier  ce  point  par- 
ticulier il  convient  dî  procéder  ainsi  :  1.  Le  probabi- 
lisme avant  Médina;  2.  La  thèse  de  Mcdina;  3.  L'in- 
teiprétation  largement  probabiliste  de  la  thèse  de 
Médina  et  sa  destinée  historique;  4.  L'interprétation 
stricte  de  la  thèse  de  Médina. 

1°  Le  probabilisme  avant  Médina.  —  Avant  Médina, 
certains  auteurs  ecclésiastiques  anciens  ont  bien  pu 
recommander  la  modération  .et  la  prudence  en  matière 
de  morale.  Mais  faut-il  voir  à  l'école  dominicaine  de 
Saiamanque,  dont  Médina  fut  d'abord  l'élève  avant 
d'être  l'un  des  maîtres,  se  dessiner  avant  notre  théo- 
logien les  premiers  linéaments  du  probabilisme?  Non. 
Dans  une  partie  originale  d'un  article  du  Dictionnaire 
apologétique  de  la  Foi  catholique,  t.  iv,  coi.  316,  le  P.  de 
Blic  mentionne  seulement  chez  un  des  initiateurs  de 
l'école  de  Salamanque,  Vittoria  (f  1546),  une  thèse  de- 
là liberté  en  cas  de  doute  :  Vir  literatus  si  repulct  duas 
opinioncs  probabilcs,  tune  quam.cum.que  opinionem 
sequatur  non  peccat.  In  Iàm-IIœ,  q.  xv,  a.  5,  commcii 
taire  manuscrit  delà  Bibl.  valicane,  n.  1630.  Melchior 
Cano  (î  1560)  admet  qu'au  confessional  on  peut  céder 
à  une  conscience  mieux  éclairée  que  la  sienne  propre, 
en  matière  de  probabilité  du  meilleur.  Les  autres 
thomistes  de  Salamanque,  tel  Dominique  Soto  (t  1560) 
admettent,  hors  le  cas  in  dubiis  libcrlas,  que  le  juge, 
le  médecin,  le  théologien  doivent  suivre  le  plus  pro- 
bable dans  leurs  décisions  professionnelles.  Ainsi, 
même  à  Salamanque,  on  ne  peut  vraiment  pas  dire 
que  Médina  ait  trouvé  le  probabilisme  tout  l'ait  ou 
même  en  formation. 

2°  La  thèse  de  Médina.  ■ —  Ce  que  l'on  considère 
comme  la  charte  du  probabilisme  est  une  disserta- 
tion concise  et  nette,  insérée  par  Médina  dans  son 
commentaire  de  la  Ia-IF°,  comme  explication  de 
l'article  6  de  la  question  xix  :  Utrum  volunlas  con- 
cordons rationi  erranti  sit  bona?  Médina  réduit  préa- 
lablement le  texte  de  saint  Thomas  à  trois  propo- 
sitions, selon  lesquelles  la  volonté  vaut  ce  que  vaut  la 
raison  qui  la  commande.  Si  la  raison  se  trompe,  on 
ne  doit  pas  faire  le  contraire  de  ce  qui  paraîl  à  tort 
raisonnable,  car  s'écarter  de  l'apparence  même  de  la 
raison,  c'est  déjà  pécher.  Médina  amplifie  ces  données 
en  expliquant  que,  pour  saint  Thomas,  la  conscience 
est  un  acte  de  la  raison  particulière  en  matière  parti- 
culière. La  conscience  faussée  oblige  <lc  par  la  loi 
divine  qui  veut  quel'on  agisse  selon  sa  conscience,  et 
il  y  a  toujours  péché  à  agir  contre  sa  conscience. 
Des    lors,   si   l'on   ne   se   sent   pas   coupable   d'avoir 


X. 


16 


483 


MEDINA 


484 


faussé  sa  conscience,  on  n'a  qu'à  agir  prudemment 
selon  ce  qu'elle  prononce.  Tant  pis  si  l'on  se  trompe. 
Ce  même  principe  comporte  qu'en  cas  d'hésitation 
on  prenne  le  parti  le  plus  sûr  à  son  jugement.  In  dubiis 
tutior  pars  eligenda  est.  Néanmoins,  si  le  parti  le  plus 
héroïque  est  très  préjudiciable  à  de  légitimes  intérêts, 
on  a  le  droit  de  défendre  ces  légitimes  intérêts.  Si  le 
doute  esl  trop  difficile  à  résoudre,  on  doit  se  renseigner 
et'ne  jamais  prendre  la  solution  la  plus  commode  à  la 
légère.  Par  exemple,  une  femme  qui  douterait  si  le 
mari  qu'elle  a  est  vraiment  le  sien,  doit  absolument 
lui  rendre  les  devoirs  qu'une  femme  doit  à  son  mari. 
On  ne  doit  non  plus  absolument  rien  faire,  sous  aucun 
prétexte  que  ce  soit,  contre  la  loi  de  Dieu.  Si  l'on 
agit  selon  une  opinion  qui  laisse  le  doute,  on  n'agit 
pas  conformément  à  la  droite  conscience  et  l'on 
pèche.  Si  deux  conduites  paraissent  également  bonnes, 
comme  l'explique  Sbto,  on  a  le  choix.  Par  contre,  le 
confesseur  parlant  comme  ayant  autorité  morale,  il 
faut  obéir  quelquefois  à  ses  injonctions  plutôt  qu'à 
son  sens  propre  :  cela  est  conforme  au  bon  sens  et  à  la 
conscience. 

Mais  ici  se  pose  une  question  très  grave.  A-t-on  le 
droit  de  mépriser  une  opinion  plus  probable  pour 
suivre  une  opinion  moins  probable,  mais  encore  pro- 
bable? Soto,  Sylvestre  de  Ferrare,  Conrad,  Cajétan 
ne  le  pensent  pas,  craignant  qu'on  s'expose  par  là 
au  péril  de  pécher.  Et  puis,  l'on  peut  estimer  que  cette 
latitude  de  suivre  l'opinion  relativement  la  moins 
probable,  n'est  pas  compatible  avec  je  tutiorisme  qui 
vient  d'être  recommandé  en  matière  douteuse  :  que 
dirait-on  d'un  juge  qui,  ayant  deux  témoins  diffé- 
rents en  présence,  rendrait  sa  sentence  d'après  le 
moins  probable? 

Cependant  Médina  demande,  après  avoir  exposé 
cette  manière  de  voir  en  matière  de  deux  opinions 
inégalement  probables,  qu'on  examine  les  choses 
de  plus  près,  et  qu'on  considère  ce  que  c'est  en  morale 
qu'une  opinion  probable,  de  façon  à  ce  qu'on  lui 
accorde  de  dire.  «  Il  me  semble  que,  si  une  opinion 
est  probable,  il  est  permis  de  la  suivre,  lors  même 
que  l'opinion  opposée  serait  plus  probable.  » 

«  En  effet,  en  matière  de  spéculation,  on  appelle 
opinion  probable  celle  que  nous  pouvons  suivre  sans 
péril  d'erreur  et  de  déception.  Analogiquement,  on 
peut  définir  l'opinion  probable  en  morale  pratique 
celle  que  nous  pouvons  suivre  sans  péril  de  péché.  En 
outre  une  opinion  probable,  du  fait  qu'elle  est  dite 
probable,  est  telle  que  nous  la  pouvons  suivre  sans 
avoir  à  en  être  blâmé  :  il  y  a  donc  une  contradiction 
à  prétendre  qu'une  opinion  est  probable  et  que  nous 
ne  pouvons  pas  la  suivre  licitement.  En  effet,  une 
opinion  n'est  pas  rendue  probable  par  le  fait  qu'on 
apporte  simplement  en  sa  faveur  des  raisons  appa- 
rentes, qu'il  y  a  des  gens  qui  l'affirment  et  la  défen- 
dent :  à  cette  enseigne,  toutes  les  erreurs  seraient  des 
opinions  probables.  Une  opinion  est  probable  lors- 
qu'elle est  certifiée  bonne  par  les  hommes  sages,  et 
confirmée  par  des  arguments  excellents  qu'il  n'est 
pas  improbable  de  suivre.  Ainsi  la  définit  Aristote. 
Une  opinion  probable  est  conforme  à  la  droite  raison 
et  à  l'appréciation  des  hommes  prudents  et  sages  et 
donc  ce  n'est  pas  pécher  que  de  la  suivre.  Si  en  effet 
une  opinion  est  contre  la  raison,  ce  n'est  pas  une  opi- 
nion probable,  mais  manifestement  une  erreur.  On 
dira  peut-être  que  l'opinion  probable  a  beau  être 
conforme  à  la  raison,  du  moment  qu'il  existe  une 
opinion  plus  probable  et  plus  conforme  à  la  raison, 
cette  opinion  plus  probable  nous  oblige  parce  qu'elle 
est  plus  sûre.  Cet  argument  ne  vaut  pas.  Nul  n'est 
obligé  à  ce  qui  est  meilleur  et  plus  parfait  :  il  est  plus 
parfait  d'être  vierge  que  d'être  marié,  il  est  meilleur 
d'être  religieux  que  d'être  riche.  Mais  personne  n'est 


obligé  d'accomplir  ces  actions  plus  parfaites.  N'est-il 
pas  permis  d'enseigner  dans  les  écoles  une  opinion 
probable  et  de  la  proposer,  comme  les  adversaires  nous 
le  permettent  eux-mêmes?  Il  est  donc  permis  de 
conseiller  une  telle  opinion.  Il  est  en  effet  permis  de 
donner  à  une  telle  conclusion  son  adhésion  intime.  Il 
est  donc  permis  de  la  proclamer  publiquement.  Ce 
confesseur  ne  peut  pas  forcer  le  pénitent  à  suivre 
l'opinion  la  plus  probable.  En  effet,  il  n'y  a  pas  d'obli- 
gation à  suivre  l'opinion  la  plus  probable.  Enfin,  si 
l'on  n'admettait  pas  cette  présente  thèse,  on  cause- 
rait la  torture  des  âmes  timorées.  En  effet  il  faudrait 
toujours  rechercher  s'il  n'y  a  pas  d'opinions  plus 
probables.  »  Médina  termine  alors  sa  dissertation  par 
des  généralités  sur  la  conscience  du  scrupuleux  qui 
semble  surtout  pour  lui  un  malade. 

3°  L'interprétation  largement  probabilistc  de  la  thèse 
de  Médina  et  sa  destinée  historique.  —  Médina  définit 
l'opinion  probable  comme  étant  celle  qui  est  suffi- 
samment fondée,  et  d'un  autre  côté  il  considère  une 
seconde  opinion  qui  est  la  négation  et  la  suppression 
de  la  première  et  qui  se  trouve  plus  solidement  fondée; 
de  sorte  que,  dans  la  complexité  de  l'action  le  oui  et 
le  non  le  vrai  et  le  faux  visant  le  même  objet,  pour- 
raient simultanément  avoir  d'excellents  fondements, 
optirna  argumenta.  On  peut  dire  que  la  théologie  de  la 
vie  morale  donnée  par  Médina,  sans  aller  nécessaire- 
ment jusqu'au  laxisme,  semble  inclure  un  complet 
probabilisme  allant  jusqu'au  relativisme  en  matière 
d'obligation  morale.  La  liberté  de  l'homme,  vis-à-vis 
de  sa  conformité  à  la  volonté  de  Dieu,  jouirait  donc 
de  grandes  possibilités.  Cette  doctrine  est  bien  l'op- 
posé du  jansénisme,  du  tutiorisme  et  même  de  l'augus- 
tinisme  et  du  strict  et  authentique  thomisme. 

La  thèse  de  Médina  fut  répandue  immédiatement, 
notamment  par  Banez  en  1584  et  par  les  théologiens 
dominicains  non  seulement  espagnols,  mais  italiens, 
français  et  flamands.  Aussi,  lorsque  certains  jésuites 
prônèrent  une  morale  large  et  en  établirent  le  fonde- 
ment sur  le  probabilisme,  expliquèrent-ils,  avec  l'un 
des  leurs,  Etienne  Dechamps,  Quœslio  facti,  1659,  que 
leur  doctrine  avait  pour  auteur  Barthélémy  de  Mé- 
dina "lui-même. 

4°  L'interprétation  stricte  de  la  thèse  de  Médina.  — 
On  ne  peut  s'assimiler  la  thèse  de  Médina  sans  avoir 
bien  compris  la  dictinction  entre  opinion  spécula- 
tive et  conscience  pratique.  La  définition  du  pro- 
bable que  donne  Médina  n'est  pas  celle  du  «  relati- 
vement douteux  »,  du  «  demi-assuré  seulement  »  ;  mais 
celle  du  certain  en  matière  contingente.  Il  s'agit  de 
certitude  appuyée  sur  les  meilleures  raisons  person- 
nelles et  sur  les  raisons  des  meilleures  personnes.  Le 
probable  de  Médina  est  celui  dont  parle  saint  Thomas 
en  énonçant  ce  principe  de  conduite,  qui  est  celui 
même  de  Médina  en  sa  dissertation  :  Circa  contingentia 
et  variabilia  sufficil  probabilis  certitudo,  quse  ut  in 
pluribus  verilatem  attingat,  etsi  in  paucioribus  a 
veritale  deficiat.  I Ia- II33,  q.  lxx,  a.  2,  comme  l'a 
discerné  le  P.  Gardeil  dans  son  étude  de  «  La  certi- 
tude probable  »,  Revue  des  sciences  philosophiques  et 
théologiques,  1911,  p.  237-266  et  441-485.  Ce  sont 
des  théologiens  modernes  qui  ont  introduit  la  notion 
de  doute  dans  le  probable  moral. 

C'est  parce  que  Dominique  Soto  adopte  cette  der- 
nière opinion,  récente  de  son  temps,  que,  sur  la  ques- 
tion de  savoir  si  l'on  a  le  droit  de  suivre  une  opinion 
moins  probable  quoique  encore  probable,  il  répond 
par  la  négalive,  comme  le  note  Médina  lui-même. 
Au  fond  si  ce  dernier  avait  mis  sous  le  mot  pro- 
bable la  même  notion-  minimiste  que-  met  Soto,  il 
aurait  enseigné  la  même  doctrine  que  Soto.  D'ailleurs 
sous  la  terminologie  de  conscience  douteuse,  c'est 
bien  cette  doctrine  qu'il  a  enseignée  dans  un  passage 


485 


M  E  D I N  A 


486 


du  début  de  sa  fameuse  dissertation.  Mais,  même  au 
sens  traditionnel  du  mot  probable  que  garde  Médina, 
si  certain  qu'on  soit  en  matière  probable,  on  n'a  pas 
la  démonstration  apodictique  de  la  certitude  qu'on 
possède,  d'où  une  crainte  de  se  tromper  qui  l'ait  qu'une 
proposition  probable,  sans  être  le  moins  du  monde 
douteuse,  ne  détermine  pas  la  volonté  et  laisse  le  champ 
libre  à  l'élection.  Dès  lors  le  dernier  jugement  pra- 
tique, celui  qui  impère  l'action,  pourra,  sous  la  vertu 
de  prudence,  déclarer  que  pour  nous,  subjectivement, 
c'est  telle  ou  telle  conduite  qui  est  la  meilleure,  dans 
un  ensemble  de  conduites  honorables  possibles,  quelle 
que  soit  la  hiérarchie  qu'objectivement  ces  conduites 
puissent  soutenir  entre  elles.  A  l'imprudence  nul  n'est 
tenu.  Au  conseil  même,  et  même  évangélique,  nul  n'est 
tenu,  on  n'est  tenu  qu'au  précepte.  Il  ne  s'agit  pas 
chez  Médina  de  conflit  entre  plusieurs  obligations 
morales  contradictoires  et  où  l'on  aurait  le  droit  de 
choisir  la  moindre.  Bien  au  contraire,  sur  ce  point-là 
Médina  est  formel,  presque  tutioriste.  Il  s'agit  seule- 
ment chez  Médina  de  conduites  honnêtes,  libres,  en 
conflit  possible  :  il  est  bien,  comme  il  le  dit,  de  se 
marier  et  il  est  mieux  d'être  chaste.  Médina  permet  à 
tel  homme  particulier,  selon  sa  prudence,  de  se 
marier.  On  ne  peut  donc  pas  dire  qu'il  tombe  dans 
un  tutiorisme  outrancier.  Il  reste  cependant  que  sa 
doctrine  est  ni  plus  ni  moins  celle  du  bon  sens  chré- 
tien, auquel  tout  le  monde  se  rallie. 

La  confusion,  il  faut  le  dire,  était  d'autant  plus 
permise  pour  les  moralistes  qui  suivirent  Médina, 
que  celui-ci  y  prêtait  par-  un  vocabulaire  impropre. 
Puisqu'il  admet,  au  sens  ancien  du  mot  probable,  que 
le  probable  est  ce  qui  peut  être  fermement  considéré 
comme  certain  en  matière  d'action  contingente,  il 
n'a  pas  le  droit  d'opposer  des  opinions  plus  ou  moins 
probables  les  unes  que  les  autres,  ce  qui  fait  croire 
qu'il  donne  au  mot  probable  son  sens  moderne,  selon 
lequel  il  est  possible  de  distinguer  dans  le  probable 
des  degrés  allant  du  doute  à  la  certitude.  Aux 
exemples  qu'il  donne,  on  voit  que  Médina  parle  de 
gradation  dans  la  certitude  de  jugements  de  valeur, 
tandis  qu'il  pense  en  réalité  à  la  gradation  des  valeurs 
jugées,  telles  que  la  chasteté  ou  le  mariage.  En  fait, 
le  chrétien  sait  avec  la  même  certitude  morale  que 
le  mariage,  de  soi,  est  un  bien  et  que  la  chasteté,  de 
soi,  est  un  très  grand  bien. 

Par  l'incompréhension  de  certains  casuites,  Médina 
est  devenu  historiquement,  mais  bien  malgré  lui,  le 
père  du  probabilisme  absolu.  Néanmoins,  on  ne  peut 
mettre  sous  le  prétendu  probabilisme  de  Médina 
qu'une  doctrine  trop  sage  et  trop  générale  pour  être 
compromise  dans  des  querelles  d'écoles. 

Pour  une  question  aus-i  débattue,  il  est  difficile  de 
donner  une  bibliographie  complète.  Voici  quelques 
indications  :  Quétit-Échard,  Scriplores  ordinis  preedica- 
torum,  t.  n,  p.  256-257;  Mandonnet,  Le  décret  d'Inno- 
cent XI  contre  le  probabilisme,  p.  81-88;  Mortier,  Histoire 
SË8  maitres  généraux  de  l'ordre  des  frères  prêcheurs,  t.  vu, 
p.  178-180;  Hurter,  Nomenclalor,  3e  édit.,  t.  ni,  col.  144; 
Concilia,  Delta  sloria  del  probabilismo,  1743,  t.  n,  p.  18-20. 

M.-M.  Gorce. 

2.  MEDINA  Jean,  né  à  Alcala  de  Hénarès  vers 
1490,  enseigna  pendant  vingt  ans  la  théologie  à  l'uni- 
iié  de  cette  ville;  il  mourut,  épuisé  de  travail,  en 
lô  10.  Fort  estimé  de  ses  contemporains,  il  avait  acquis 
une  véritable  renommée  comme  professeur;  ses  remar- 
quables qualités  pédagogiques  attirèrent  autour  de  sa 
chaire  un  grand  nombre  d'étudiants.  Il  n'a  rien 
imprimé  lui-même,  mais  on  fit  paraître  après  sa  mort 
deux  volumes  représentant  une  partie  de  son  ensei- 
gnement moral  :  1.  De  reslitutione  et  contractibus  truc- 
tatus  sive  codex,  nempe  de  rerum  dominio  alque  earum 
restilutione  et  de  aliquibus  contractibus,  de  usura,  de 


cambiis,  de   censibus.    2.    In    tilulum    de  pmnilentia 

e  jusque  parti  bus  commentarius,  se.  de  pœnitentia  cordis, 
de  con/i'ssione,  de  satisfactione,  de  jejunio,  de  eleemo- 
syna,  de  oratione,  2  vol.  in-fol-,  Salamanque,  1550; 
réédités  à  Ingolstadt,  1581;  Brixen,  1589,  1606; 
Cologne,  1607.  —  F.  Ehrle  a  attiré  l'attention  sur 
deux  mss.  du  Vatican  :  VOitob.  1044  qui  contient, 
fol.  162-231,  et  fol.  231  v°-261,  une  rédaction  du  cours 
de  Médina  par  un  de  ses  élèves;  elle  porte  sur  le  Liber 
lus  Sent.,  et  sur  un  partie  du  7/us  Sent.,  et  VOtlob 
714,  qui  contient  aussi  quelques  fragments  de  cours. 
Le  texte  du  Lombard  est  expliqué  selon  G.  Biel. 
Médina  occupait  en  effet  la  Caledra  de  los  nominales. 
Il  y  aurait  intérêt,  pour  l'histoire  de  la  théologie,  à 
étudier  de  près  les  particularités  de  l'enseignement 
de  Jean  Médina,  soit  d'après  les  traités  imprimés 
(particulièrement  celui  de  la  pénitence),  soit  d'après 
les  textes  inédits. 

N.  Antonio,  Bibliotheca  hispana  nova,  2'  édit.,  Madrid, 
1783,  t.  i,  p.  740-741  ;  art.  de  Morgott,  dans  Wetzer  et 
Welt,  Kirchenlexikon,  2e  édit.,  t.  vin,  1893,  col.  1162;  Hur- 
ter, Nomenclator,  3e  édit.,  t.  n,  col.  1559;  F.  Ehrle,  Die 
vatieanischen  Hss.  der  Salmanticcnser  Thcologen  des  XVI 
Jahrhunderts,  dans  Der  Kalholik,  1885,  1. 1,  p.  512-514. 

É.  Ahann. 

3.  MEDINA  Michel,  frère  mineur  de  l'obser- 
vance, de  la  province  de  Castille  (1489-1578)  originaire 
de  Belalcazar,  au  diocèse  de  Cordoue,  appartenait  à 
la  famille  noble  des  Médina.  Il  l'abandonnait  à  l'âge 
de  vingt  ans  pour  entrer  en  religion.  Après  ses  vœux, 
ses  supérieurs  l'envoyèrent  suivre  les  cours  de  la 
célèbre  université  d'Alcala,  où  il  perfectionna  une 
première  éducation  très  soignée,  s'appliquant  surtout 
à  l'étude  de  l'Écriture  sainte  et  des  langues  grecque 
et  hébraïque.  En  1550  il  était  nommé  lecteur  d'Écri- 
ture sainte  à  cette  même  université,  et  i!  s'acquit  une 
telle  renommée  que  le  roi  Philippe  II  le  choisissait 
pour  être  un  des  théologiens  qu'il  envoyait  représenter 
l'Espagne  au  Concile  de  Trente.  Le  P.  Michel  était 
également  considéré  dans  sa  famille  religieuse  ;  le  cha- 
pitre général  de  1571  le  nommait  définiteur  général,  et 
il  était  sur  les  rangs  pour,  la  première  dignité  de  l'ordre. 
Il  devait  toutefois  achever  sa  vie  dans  l'épreuve  :  un 
de  ses  ouvrages  attira  sur  lui  les  rigueurs  de  l'Inqui- 
sition de  Tolède;  cité  à  comparaître  devant  son  tribu- 
nal, malgré  son  grand  âge,  Médina  était  condamné 
à  la  prison  et  il  n'en  sortit  qu'au  bout  de  cinq  ans 
et  demi,  car  ses  forces  épuisées  commandaient  cet 
élargissement  tardif.  Le  29  avril  1578,  on  le  trans- 
portait en  litière  au  couvent  de  Saint-Jean-des-Rois, 
dont  il  avait  été  gardien.  C'était  pour  y  mourir  deux 
jours  après. 

Le  P.  Médina  avait  publié  plusieurs  ouvrages  dont 
voici  les  principaux  :  Enarralio  tiium  locorum  ex  cap.  il 
Deuteronomii,  cathedree  sacrarurn  Scripturarum  Aca- 
démies Complutensi  assignalorum  et  in  publico  thea- 
tro  explanalorum,  in-4°,  Alcala,  1560;  Clirisliana 
parsenesis  sii>e  de  recta  in  Deum  fide  libri  scplem 
in-fol.,  Venise,  1564.  Ce  volume  n'est  qu'une  partie 
de  l'ouvrage  qu'il  se  proposait  de  faire  paraître,  dans 
laquelle  il  traite  des  principes  de  la  foi,  des  motifs  de 
crédibilité,  du  caractère  surnaturel  de  la  foi,  de  sa 
nécessité,  des  livres  canoniques  et  de  la  nécessité  d'un 
interprète  autorisé  pour  leur  explication.  Ses  contem- 
porains louèrent  fort  cet  ouvrage;  ils  comparaient  l'au- 
teur aux  anciens  coryphées  de  la  doctrine  catholique 
et  l'un  d'eux,  Eysengrein,  Calalogus  teslium  veritatis, 
saluait  en  lui  un  nouvel  Hercule  de  la  théologie. 
Disputatio  de  indulgentiis  adversus  nostri  temporis  hœre- 
ticos,  ibid.,  1564,  dédié  aux  Pères  du  concile  de  Trente. 
Expositio  in  quartum  Symboli  uposlolici  articulum,  qui 
parut  avec  le  précédent  et  faisait  partie  des  travaux 
préparatoires  à  la  rédaction   du  catéchisme  romain. 


487 


MEDINA 


MEDISANCE 


488 


Le  16  décembre  1567,  Philippe  II  demandait  au  pape 
la  permission  de  faire  imprimer  l'œuvre  de  Médina 
contre  les  Centuriateurs  de  Magdebourg.  Il  s'agit, 
pensons-nous,  de  l'ouvrage  suivant  :  De  sncrorum 
hominum  continentia  libri  quinque,  in  quibus  sacri  et 
ecclesiastici  cœlibatus,  orign,  progressifs  et  consummatio 
ex  sacris  Scripturis  sanclorumque  Palrum  scriptis  propo- 
nilur,  staluitur  et  ab  hsereticorum  nostri  temporis  calum- 
niis  propugnutur  et  defenditur,  in-fol.,  Venise,  1568.  II 
écrit,  flans  sa  préface,  avoir  composé  cet  ouvrage  par 
ordre  de  François  Gustnan,  commissaire  général  ultra- 
montain  des  mineurs  observants,  et  sur  la  demande 
de  plusieurs  évèques  réunis  au  synode  de  Tolède,  en 
opposition  aux  instances,  qui  étaient  adressées  au 
Concile  de  Trente,  pour  obtenir, dans  un  but  de  paci- 
fication, qu'il  fût  permis  aux  prêtres  d'Allemagne,  qui 
auraient  élé  mariés  avant  leur  entrée  dans  les  ordres, 
de  continuer  à  cohabiter  avec  leurs  femmes,  comme 
les  membres  du  clergé  oriental.  Bellarmin  et  Petau  lui 
ont  reproché  d'avoir;  1.  I,  c.  v,  attribué  à  saint  Jérôme 
et  à  d'autres  Pères,  l'erreur  d'Aérius,  enseignant  qu'il 
n'y  avait  de  droit  divin,  aucune  différence  entre  les 
évèques  et  les  simples  prêtres.  Médina  s'était  appliqué 
dans  ce  livre  à  s'affranchir  de  la  terminologie  scolas- 
lique,  afin  d'écrire  dans  une  langue-  plus  élégante, 
comme  il  convient  au  philosophe  et  au  théologien,  qui 
tient  aux  idées  plus  qu'aux  mots.  Au  besoin  il  aban- 
donnait le  latin  pour  la  langue  vulgaire,  suivant  le 
public  auquel  il  s'adressait,  comme  dans  le  Tratado  de 
la  christiana  g  verdadera  humilidad,  et  VExercicio  de  la 
verdtdera  y  christiana  humilidad,  2  in-8°,  Tolède  1570. 
Wadding  lui  attribue  encore  un  Traclatus  depurgatorio, 
imprime  à  Venise;  quant  aux  deux  autres,  De  salutari 
pœnitentia  et. .De  reslitutione  et  contractibus,  qu'il  inscri- 
vait sous  son  nom,  ils  appartiennent  à  Jean  Médina, 
voir  ci-dessus. 

Nous  avons  omis  de  parler  du  premier  ouvrage  de 
notre  auteur,  celui  qui  sera  cause  des  épreuves  de  la 
fin  de  sa  vie,  pour  le  faire  plus  en  détail.  En  1554 
le  célèbre  Dominique  Soto,  O.  P.,  publiait  à  Sala- 
manque  des  Annotalioncs,  dans  lesquelles  il  censurait 
assez  vivement,  comme  luthériennes,  soixante-sept 
propositions  du  fameux  franciscain,  Jean  Wild  (Férus), 
mort  cette  même  année,  et  qu'il  avait  relevées  dans 
ses  Enarraliones  in  Joannis  euangelium  cl  primant 
ejus  epistolam,  Mayence,  1550,  Paris,  1552.  Le  P.  Mé- 
dina prit  la  défense  de  son  confrère  et  écrivit  non 
moins  vivement  une  Apologia  Joannis  Feri,  in  qua 
LXVII  loca  Commcnlariorum  in  Joanncm  quœ  Domi- 
nicus  Soto  lutherana  Iradnxerat,  ex  sacra  Scriplura 
sanclorumque  docirina  lesliiiiuntur,  Alcala,  1558.  Soto 
laissa  passer  cette  Apologie  sans  même  la  lire,  assure- 
t-ii,  préférant  ne  pas  y  répondre,  ne  bos  longo  jam 
jago  decalvatus  cum  eleganli  vitulo  corrixari  viderelur. 
In  IV  libr.  Sententiarum  commentarii,  Salamanque, 
1560,  à  la  dernière  page.  Deux  ans  après,  Alcala, 
15C2,  Médina  publiait  un  nouveau  livre,  dans  lequel 
il  corrigeait  les  Enarraliones  in  Joannis  euangelium 
de  Wild  et  aussi  celles  in  Mallhœum,  Lyon,  1559,  que 
la  Sorbonne  avait  jugées  indigues  de  correction.  C'est 
cet  ouvrage  qui  devait  quelques  années  plus  tard 
être  condamné  par  l'Inquisition  de  Tolède  et  faire 
jeter  l'auteur  en  prison.  Inscrite  au  catalogue  de 
l'Index,  l'Apologie  en  a  été  effacée  lors  de  la  révision 
du  catalogue  sous  Léon  XIII. 

HurteivVoméficiator,  3'édit.,  t.n.col.  1189,  Kirchenlexikon, 

t.vm,  1893;  Melchiorri,  Annales  minorum,  t. xxi,  ad  an.  1578, 

n.66-7.S  ;  Paslor,  Gesch.  der  Pàpsle,  t.  vn,  p.  306,  n.  4  ;  Wad- 

ding-Sbaraglia.Scriptortsordmisminorurn.Rome,  1906-1921. 

P.  Edouard  d'AIençon. 

MÉDISANCE.  —  I.  Qu'est-ce  que  médire? 
IL  Façons  de  médire.  III.  Gravité  de  la  médisance. 
IV.  Péché  de  ceux  qui  l'écoutent.  V.  Réparation. 


Le  prochain  a  droit  à  sa  renommée;  or  on  la  lui 
dérobe  par  la  détraction.  C'est  un  vice  malheureuse- 
ment trop  commun.  Il  y  a  des  gens  dont  le  palais  est 
ainsi  fait  qu'il  ne  peut  souffrir  les  douceurs,  qu'il  se 
plaît,  au  contraire,  à  savourer  les  amertumes  et  les 
acidités.  Bien  plus  nombreux  sont  les  esprits  mal- 
veillants ou  légers,  pour  qui  la  louange  d'autrui,  lt 
récit  du  bien  sont  chose  insipide,  insupportable,  et 
qui,  par  l'effet  d'un  goût  dépravé,  aiment  les  chroni- 
niques  scandaleuses,  les  propos  médisants,  font  leurs 
délices  des  conversations  qui  entament  la  réputation 
du  prochain.  Entretenez-les  de  sujets  pourtant  dignes 
d'intérêt,  mais  que  vous  n'aurez  point  relevés  par 
quelque  censure  des  défauts  d'autrui,  ils  deviennent 
muets,  ils  s'endorment;  donnez  à  vos  paroles  un  Ion 
dénigrant,  quelque  saveur  médisante,  aussitôt  ils 
s'éveillent,  ils  s'animent,  ils  sont  subitement  élo- 
quents. 

I.  Qu'est-ce  que  médire?  —  La  détraction  se  produit 
sous  deux  formes,  la  calomnie  et  la  médisance.  La 
calomnie  a  la  spécialité  des  imputations  fausses  et 
mensongères.  La  médisance  consiste  à  découvrir  sans 
nécessité  les  fautes  et  les  défauts  du  prochain. 

1°  Par  fautes  ou  défauts,  on  entend  surtout  ici  des 
fautes  et  des  défauts  d'ordre  moral,  de  nature  par 
conséquent  à  ruiner  dans  les  autres  l'estime  à  laquelle 
il  a  droit,  une  réputation  justement  acquise,  ou  qu'il 
n'a  point  mérité  de  perdre.  Des  défectuosités  de 
nature,  soit  physiques,  soit  intellectuelles,  où  le  libre 
arbitre  n'entre  pour  rien,  ne  sont  pas  proprement 
matière  à  médisance  car  elles  n'enlèvent  rien  à  la 
bonne  renommée  de  quelqu'un.  Toutefois  il  convient 
de  n'en  parler,  de  ne  les  faire  connaître  qu'avec  une 
extrême  prudence.  Manifestées,  publiées  sans  discer- 
nement, elles  ne  font  peut-être  rien  perdre  à  autrui 
de  sa  valeur  morale,  mais  elles  ne  laissent  pas,  en 
général,  de  lui  causer  de  la  peine,  ou  même  quelque 
autre  préjudice.  Ce  sont  là  des  distinctions  délicates 
et  sages  dont  une  conscience  droite,  sérieuse  et  timo- 
rée, sait  tenir  pratiquement  compte.  A  part  donc 
cette  réserve  qu'il  importe  de  ne  point  perdre  de  vue, 
une  manifestation  des  fautes  ou  des  défauts  du  pro- 
chain, telle  qu'il  en  résulte  pour  lui  une  réelle  dimi- 
nution d'estime,  ou  une  atteinte  à  sa  bonne  renom- 
mée, voilà  ce  qui  donne  vraiment  à  ia  médisance  son 
fond  de  malice.  / 

La  réputation  est  un  de  ces  biens  impalpables,  im- 
matériels qui  n'ont  de  réalité  que  dans  la  pensée  des 
hommes  ;  c'est  de  notre  imagination  ou  de  notre  esprit 
seuls  qu'iis  tirent  ce  qu'ils  ont  d'effectif.  Quoi  qu'il  en 
soit  de  leur  consistance  ou  de  leur  solidité,  on  les 
évalue  souvent  un  grand  prix;  et  pour  ne  parler  que 
de  la  réputation,  d'aucuns  la  préfèrent  aux  richesses, 
à  la  vie  même  «  Bonne  renommée  vaut  mieux  que 
ceinture  dorée  »,  dit  un  proverbe  d'une  vulgaire,  mais 
profonde  sagesse.  Quoi  d'étonnant?  La  réputation  est 
une  extension,  un  prolongement  dans  l'esprit  des 
autres  de  notre  personnalité;  par  elle  nous  vivons 
en  autrui  d'une  vie  d'honneur  et  d'estime.  Cette  sorte 
de  vie  civile  et  sociale  qu'on  appelle  la  renommée, 
chacun  trouve  un  plaisir  naturel  à  la  posséder,  à  la 
faire  naître  et  grandir.  Il  y  a  plus,  c'est  presque  tou- 
jours un  instrument  de  prospérité  matérielle,  une 
condition  d'influence,  un  élément  nécessaire  de  suc- 
cès, que  tout  le  monde  a  intérêt  de  garder,  que  d'au- 
cuns même  ont  le  désir  de  conserver  intacts.  A  quelle 
funeste  erreur  donc  se  laissent  entraîner  ceux  qui 
médisent  d'un  cœur  léger  1  Leurs  paroles  frappent  l'air 
un  instant,  s'envolent  et  passent;  c'est  à  quoi  ils  font 
seulement  attention;  mais  une  chose  -à  laquelle  ils 
négligent  trop  de  réfléchir,  c'est  que  leurs  paroles 
tiennent  du  vol  et  de  l'homicide.  Elles  vont  dévaster 
chez. les  autres  l'estime  due  au  prochain  et  avec  elle 


489 


MEDISANCE 


490 


y  détruire  tous  les  biens  dont  elle  est  le  nécessaire 
fondement,  elles  vont  y  luer  le  souvenir  respecté, 
honoré  par  lequel  ce  prochain  y  vivait  d'une  seconde 
vie. 

2°  La  renommée  d'autrui  est  chose  sacrée  et  digne 
de  respect:  il  est  nécessaire  pourtant  d'ajouter  :  tant 
que  des  raisons  supérieures  n'autorisent  point  à  la 
sacrifier.  Une  clause  restrictive  entre  dans  la  défini- 
tion reçue  :  la  médisance  consiste  à  découvrir  sans  néces- 
sité. Il  y  a.  par  conséquent,  des  ciconstances  où  il  est 
permis  ou  c'est  même  un  devoir  de  parler.  L'amende- 
ment d'un  coupable,  que  l'on  n'espère  guérir  qu'en 
le  dénonçant  à  ceux  qui  en  ont  la  charge,  un  conseil 
à  demander  à  une  personne  prudente,  ou  même  par- 
fois, quoique  plus  rarement,  le  motif  seul  de  consola- 
tion, un  dommage  à  éviter  ou  pour  soi  ou  pour 
d'autres,  la  raison  du  bien  général,  tels  sont  quel- 
ques-uns des  cas  qui  méritent  d'être  pris  en  consi- 
dération et  peuvent  l'emporter  sur  la  réputation 
d'autrui.  Ce  sont  là  de  légitimes  exceptions  que  la 
justice  et  la  charité  ne  condamnent  point,  dont  une 
conscience  timorée  sait  apprécier  la  valeur,  qu'elle 
ne  confond  point  avec  une  coupable  démangeaison 
de  parler. 

II.  Façons  de  médire.  —  Voilà  définie  la  médisance 
sous  sa  forme  la  plus  simple.  Ne  lui  croire  qu'un  seul 
visage,  ce  serait  mal  la  connaître.  Il  y  a  tant  de  ma- 
nières détournées,  tant  de  façons  ingénieuses  de  mé- 
dire; c'est  un  art  que  d'aucunes  gens  pratiquent  avec 
une  certaine  coquetterie.  La  médisance  formelle,  à 
visage  découvert,  parce  qu'elle  est  trop  grossière  ou 
trop  odieuse  ne  saurait  manquer  d'inspirer  de  l'éloi- 
gnement  et  du  mépris.  Que  fait-on?  On  la  cache 
sous  de  belles  apparences  de  modération,  de  sincérité, 
de  compassion  ou  de  zèle;  c'est  le  moyen  le  plus  sûr 
de  ménager  les  oreilles  et  de  capter  l'altention  des 
gens  timorés.  Il  n'est  pas  nécessaire  pour  médire 
de  parler  beaucoup  ni  même  d'ouvrir  la  bouche.  A 
défaut  de  la  voix,  un  geste,  un  signe,  un  coup  d'œil, 
un  sourire  suffisent,  en  disent,  en  font  deviner  sou- 
vent beaucoup  plus  long  qu'un  discours.  La  conver- 
sation amène  à  parler  de  quelqu'un,  on  vient  à  pro- 
noncer seulement  son  nom,  au  grand  étonnement  de 
vos  interlocuteurs  qui  ne  savent  rien,  vous  haussez 
les  épaules,  vous  secouez  la  tête,  vous  marquez  un 
air  de  mépris,  ou  de  pitié,  c'est  déjà  médire. 

Le  médisant  ne  s'attache  pas  toujours  à  raconter 
le  mal,  il  déprécie  également  le  bien  ou  le  diminue. 
Quelque  voix  s'élève-t-elle  par  hasard  pour  louer 
autrui,  il  témoignera  par  des  signes  non  équivoques, 
voire  même  un  silence  désapprobateur,  qu'il  désavoue 
l'éloge;  ou  bien  il  s'y  associera,  mais  avec  un  accent 
si  peu  sincère  qu'un  blâme  serait  moins  cruel  que 
cette  louange  ironique  et  forcée. 

Un  autre  procédé,  mauvais  autant  qu'habile,  et  dont 
les  simples  sont  la  dupe,  consiste  à  couvrir  d'abord 
de  fleurs  ceux  qu'on  a  dessein  de  noircir.  On  les  loue, 
on  les  élève,  on  les  encense,  peut-être  au  fond  sans 
ajouter  foi  à  l'honneur  qu'on  leur  rend,  à  coup  sûr 
afin  de  mieux  réussir  à  les  éclabousser.  Que  de  conver- 
sations commencées  sur  le  ton  de  la  louange  aboutis- 
sent à  ce  petit  mot.  mais,  où  les  gens  honnêtes  n'ont 
pas  de  peine  à  reconnaître  le  signal  d'une  détrac- 
tion. Les  éloges  accréditent  la  médisance  et  la  font 
passer  comme  une  marchandise  de  contrebande. 

Aussi  cruelle  est  la  pitié,  aussi  coupable  est  la 
dérision  de  ceux  qui  commencent  à  témoigner  une 
hypocrite  compassion  envers  ceux  qu'ils  ont  résolu 
de  mordre.  Ils  ont  l'air  de  ne  parler  qu'à  regret  et 
comme  forcés  par  une  impérieuse  nécessité;  on  dirait 
qu'entre  leur  conscience  qui  leur  commande  de  parler 
et  l'amour  qu'ils  font  mine  d'avoir  pour  le  prochain, 
il  y  a  une   lutte  véritable   engagée;  à  dire  vrai,  ces 


paroles  d'intérêt  et  de  zèle  qu'ils  ont  dans  la  bouche 
n'ont  souvent  pour  but,  en  dissimulant  le  poison,  que 
de  le  faire  avaler  plus  sûrement.  La  plaie  n'en  est 
que  plus  profonde,  plus  envenimée,  plus  difficile  à 
guérir. 

D'autres  fois  on  se  borne  à  des  interrogations  habile- 
ment posées,  à  des  doutes  semés  négligemment ,  avec 
une  indifférence  voulue,  à  des  paroles,  irréprochables 
en  elles-mêmes,  mais  perfides,  en  ce  qu'elles  insi- 
nuent. Interrogations,  doutes,  insinuations  qui  tien- 
nent en  éveil  l'esprit  de  ceux  qui  écoutent,  aiguisent 
leur  curiosité,  font  travailler  leur  imagination  et 
souvent  leur  font  concevoir  plus  de  choses  qu'un 
long  diseours. 

Enfin  il  y  a  certaines  formules  générales,  pleines 
de  réserve,  de  réticence,  de  mystère,  mais  aussi  de 
perfidie  coupable  que  la  médisance  affectionne  :  «  On 
ne  peut  pas  tout  dire;  ne  parlons  pas  de  cela;  que  de 
choses  je  sais  là-dessus;  je  ne  veux  pas  faire  le  médi- 
sant ;  si  on  savait  !  »  Ces  expressions  et  d'autres  sem- 
blables, qu'elles  aient  pour  but  de  faire  travailler 
les  imaginations  ou  même  qu'elles  soient  simplement 
le  fait  de  l'imprudence,  sont  pernicieuses,  elles  ont 
pour  effet  quelquefois  plus  sûrement  que  la  vérité 
pleinement  connue,  de  ruiner  la  réputation  du  pro- 
chain. Il  est  d'ailleurs  trop  facile  par  là  de  glisser  de 
la  médisance  dans  la  calomnie.  Car  souvent  que 
savent  et  retiennent  ces  mystérieux  détracteurs? 
Rien.  Le  vague  de  leurs  paroles  peut  très  bien  ne 
cacher  autre  chose  que  la  méchanceté  de  leur  cœur. 
On  ne  saurait  non  plus  avoir  trop  de  mépris  pour 
cette  formule  de  la  médisance  anonyme  :  On  dit. 
Qui,  on?  Peut-être  personne,  peut-être  aussi  la  foule 
des  sots;  certainement  un  lâche  qui  ne  veut  point 
assumer  la  responsabilité  de  ses  paroles.  C'est  qu'en 
efïet'un  des  caractères  les  plus  saillants  de  la  médi- 
sance, est  la  lâcheté.  On  ne  médit  que  des  absents; 
or  n'est-ce  pas  le  propre  d'un  lâche  de  s'y  attacher, 
de  les  déchirer  parce  qu'il  les  sait  dans  l'impossibilité 
de  se  défendre.  Il  y  aurait  sinon  plus  de  charité  ou  de 
justice,  du  moins  plus  de  courage  et  de  dignité  à  leur 
jeter  une  injure  à  la  face.  Saint  Augustin,  dans  un 
distique  fameux,  avait  interdit  sa  table  à  ceux  qui 
sont  assez  lâches  pour  mal  parler  des  absents. 

Cependant  la  médisance,  si  elle  nuit  à  ceux  contre 
qui  on  la  dirige,  se  retourne  également  pour  leur  faire 
encore  plus  de  mal,  contre  ceux  qui  l'ont  mise  au  jour, 
III.  Gravité  de  la  médisance.  —  La  médisance 
peut-elle  constituer  une  faute  grave?  Oui,  répondons- 
nous.  Quelles  conditions  suffisent  donc  à  la  rendre 
mortellement  coupable?  Voici  là-dessus  quelques 
éclaircissements  utiles. 

Il  n'est  pas  rare  de  rencontrer  des  gens  qui  s'accu- 
sant  d'avoir  médit,  ajoutent  aussitôt  que  ce  fut  sans 
intention,  sans  malice.  On  devine  leur  erreur.  Les 
propos  médisants  pour  eux  n'ont  de  réelle  portée 
que  s'ils  prennent  leur  source  dans  quelque  mauvais 
sentiment.  La  haine,  la  vengeance,  la  jalousie  ou 
même  le  simple  besoin  de  parler,  telles  sont  les  sources 
auxquelles  d'ordinaire  la  médisance  s'alimente;  pour 
ceux  dont  nous  parlons,  seuls  les  motifs  qui  tiennent 
de  l'animosité,  rendent  les  paroles  coupables;  la 
légèreté  qui  ne  sait  rien  taire,  excuse  à  peu  près 
tout.  Que  dire  cependant  d'un  enfant  qui,  tirant  de 
l'arc,  s'amuserait  à  viser  des  personnes  amies,  au 
risque  de  les  blesser  grièvement,  quoique  sans  inten- 
tion meurtrière?  On  n'aurait  pas  de  paroles  assez 
sévères  pour  son  cruel  jeu.  Une  flèche,  parce  qu'elle 
part  d'une  main  amie,  est-elle  moins  funeste?  D'où 
qu'elle  vienne,  le  résultat  est  le  même. 

Le  résultat,  c'est  à  quoi  doit  surtout  prendre  garde 
celui  qui  médit.  Celui-là  commet  une  faute  grave 
dont  les  paroles,  quels  que  soient  d'ailleurs  la  pensée 


491 


MEDISANCE 


492 


ou  le  sentiment  qui  tes  inspirent,  sont  de  nature  à 
entamer  notablement  la  réputation  d'autrui,  qui  le  pré- 
voit au  moins  confusément,  et  sans  de  sérieuses  rai- 
sons, malgré  tout,  se  les  permet.  Qu'une  intention 
mauvaise,  une  rancune,  une  jalousie  attentive  à 
recueillir  et  à  propager  ce  qu'elle  sait  de  répréhen- 
siblc  dans  le  prochain,  communiquent  aux  propos 
médisants  un  excédent,  une  nouvelle  espèce  de 
malice,  c'est  incontestable;  mais  il  n'est  pas  néces- 
saire pour  que  la  faute  soit  mortelle,  que  ce  soit  la 
passion,  la  méchanceté,  la  vengeance  ou  tout  autre 
motif  inavouable,  qui  ait  dicté  les  paroles.  Il  suffit 
qu'elles  aient  pour  la  réputation  du  prochain  quel- 
que conséquence  grave,  qu'elles  lui  causent  quelque 
notable  préjudice,  qu'on  l'ait  prévu,  et  que  malgré 
tout  on  n'ait  pas  craint  d'en  assumer  la  responsa- 
bilité. 

Un  autre  sujet  d'excuse  est  celui-ci  :  «  Ce  n'est 
point  moi  qui  ai  dit  telle  chose  le  premier.  »  .Mauvaise 
raison  qui  ne  diminue  pas  la  faute  et  qui  ne  vien- 
drait même  pas  à  la  pensée,  si  l'on  avait  pratiqué 
davantage  ce  conseil  de  l'Écriture  :  «  Audisti  verbum 
adversus  proximum  tuum,  commoriatur  in  te,  vous 
avez  entendu  quelque  parole  contre  votre  frère  : 
faites-la  mourir  en  vous.  »  Soyez  un  de  ces  puits  perdus 
où  tous  les  bruits  expirent,  et  les  paroles  entendues 
n'auront  jamais  d'écho,  elles  n'iront  pas  se  réper- 
cuter indéfiniment,  portées  par  tous  les  souffles  de 
l'air.  Ce  n'est  point  rvous  qui  avez  dit  telle  chose 
le  premier?  Vous  êtes  le  premier,  assurément,  par 
rapport  à  tous  ceux  qui  la  tiennent  de  vous  et  vont 
la  répétant   à  votre  suite. 

«  J'ai  dit  peu  de  chose,  mais  les  autres  sont  partis 
de  là  pour  déchirer  le  prochain.  »  C'est  encore  une 
excuse  que  parfois  on  allègue.  Que  de  réunions  où 
chacun  n'attend  qu'un  signal  pour  ouvrir  la  bouche 
et  tailler  à  belles  dents  dans  la  réputation  d'autrui! 
On  sent  qu'il  y  a  de  l'électricité  en  l'air  et  qu'une 
étincelle  suffirait  pour  déchaîner  l'orage,  on  s'aperçoit 
que  les  langues,  prisonnières  du  silence,  démangent 
furieusement  et  que,  semblables  à  des  eaux  à  peine 
contenues  entre  leurs  digues,  elles  menacent  de 
tout  envahir,  de  tout  dévaster.  Quelque  esprit  léger, 
imprudent,  donne  le  signal  attendu,  il  est  respon- 
sable de  l'incendie  qu'il  allume  et  d'où  le  prochain 
sort  dépouillé,  abîmé.  Il  n'a  dit  qu'un  mot  peut-être, 
mais  cette  parole  dont  il  a  prévu  le  funeste  résultat, 
a  produit  un  débordement  de  propos  médisants  où  la 
réputation  du  prochain  a  sombré  :  la  faute  est 
grave. 

Le  caractère  de  gravité  de  la  médisance,  y  a-t-il  en 
pratique  quelque  moyen  de  le  reconnaître?  Oui;  mais 
sur  ce  point  les  juges  les  plus  avisés  hésitent  parfois, 
tant  il  y  a  de  circonstances  dont  il  faut  tenir  compte. 
Nature  et  importance  des  fautes  ou  des  défauts 
révélés;  honorabilité  et  crédit  de  ceux  qui  parlent; 
valeur  morale,  crédulité,  malveillance  et  nombre 
de  ceux  qui  écoutent;  condition,  autorité,  dignité 
et  charge  de  ceux  dont  on  médit;  profondeur  de 
l'impression  qu'ont  produite  les  paroles  diffamatoires; 
retentissement  qu'elles  peuvent  avoir;  chagrin  pré- 
sumé qu'en  éprouveront  ceux  qui  en  sont  l'objet  ; 
dommages  matériels  et  pécuniaires  qui  en  sont  la 
suite;  occasions  avantageuses,  facilité  d'accomplir  le 
bien  qu'elles  font  perdre  :  autant  de  choses  qui  méri- 
tent d'entrer  en  ligne  de  compte,  qui  peuvent  sin- 
gulièrement modifier,  augmenter  la  gravité  des 
propos  médisants. 

Qui  pourrait  calculer  au  juste  la  somme  de  malice 
qui  entre  dans  une  détraction?  On  ne  saurait  en 
concevoir  trop  d'effroi,  après  les  paroles  et  les  com- 
paraisons dont  l'Écriture  se  sert  pour  les  flétrir. 
«  Les   médisants  ne  posséderont  pas  le  ciel  »,  assure 


l'apôtre  saint  Paul;  «les  détracteurs  sont  odieux 
et  dignes  de  la  mort»,  dit-il  ailleurs  ;  «  le  médisant  est  en 
abomination  aux  hommes»,  lisons-nous  au  livre  des 
Proverbes.  Langues  taillées  en  rasoirs  et  en  rasoirs 
aigus,  glaives  -affilés,  flèches  trempées  dans  une 
liqueur  amère,  morsures  de  serpents,  ce  sont  quel- 
ques-unes des  virulentes  expressions  nar  lesquelles, 
afin  d'en  inspirer  plus  de  haine,  l'Ecriture  carac- 
térise et   flagelle  le  vice  de  la  médisance. 

IV.  PÉCHÉ  DE  CEUX  QUI  ÉCOUTENT  OU  N 'EMPÊ- 
CHENT pas  la  médisance.  —  Ce  sont  les  oreilles 
complaisantes  qui  font  le  succès  de  la  détraction. 
Il  y  a  donc  péché  ù  écouter  la  médisance  avec  plaisir, 
avec  une  complaisance  telle  qu'on  paraît  approuver 
celui  qui  médit,  qu'on  l'encourage  même  à  dire 
tout  ce  qu'il  sait  :  «  continuez,  vous  m'intéressez.  » 
Approuvant  extérieurement  le  détracteur,  on  se  rend 
complice  de  sa  faute;  comme  lui  on  pèche  contre  la 
justice  et  la  charité,  et  l'on  contracte  solidairement 
avec  lui  l'obligation  de  réparer  le  tort  fait  au  pro- 
chain. 

Il  en  serait  autrement  si,  tout  en  écoutant  avec 
intérêt  la  médisance,  on  ne  disait  ni  on  ne  faisait 
rien  qui  pût  être  pris  pour  une  approbation  positive. 
On  pécherait  assurément  contre  la  charité,  mortel- 
lement, en  matière  grave,  véniellement,  en  matière 
légère,  mais  non  contre  la  justice,  ni  sans  qu'il  résulte 
non  plus  le  devoir  de  réparer. 

Différent  encore  est  le  cas  de  celui  qui  prête  l'oreille 
à  la  médisance  comme  à  une  chose  nouvelle  ou 
curieuse,  sans  se  réjouir  cependant  du  dommage 
qu'en  éprouvent  les  personnes  en  cause.  Sa  faute 
n'est  que  vénielle.  S'il  avait  quelque  motif  raison- 
nable d'écouter,  afin  d'apprendre  à  mieux  connaître 
les  gens  dont  on  parle,  il  serait  exempt  de  tout  péché 
même  léger. 

Y  a-t-il  pour  quelqu'un  une  obligation  d'empê- 
cher la  médisance?  Les  supérieurs,  en  charité  et 
en  justice,  peuvent  être  tenus  d'office,  par  leur 
état  ou  une  sorte  d'engagement  tacite,  de  protéger 
et  de  défendre  la  réputation  de  leurs  subordonnés 
contre  les  calomniateurs.  En  ce  qui  regarde  la  médi- 
sance, ils  sont  également  obligés  de  l'arrêter,  quand 
ils  le  peuvent  facilement  et  sans  inconvénient.  Le 
supérieur  ou  de  celui  qui  médit  ou  de  celui  duquel 
il  entend  médire,  pèche  assurément  contre  la  charité, 
s'il  tolère  les  propos  médisants  qu'on  se  permet  en 
sa  présence,  pouvant  commodément  les  empêcher; 
et,  s'il  s'agit  d'un  supérieur  de  l'ordre  temporel,  il 
pèche  contre  la  justice. 

Rarement  les  particuliers  sont  tenus  sub  gravi 
d'empêcher  la  médisance  même  grave.  Saint  Tho- 
mas estime  que  la  crainte,  la  fausse  honte,  ou  même 
la  négligence,  excusent  d'ordinaire  du  péché  mor- 
tel ceux  qui  ne  l'arrêtent  pas,  pourvu  qu'ils  n'aient 
aucun  plaisir  à  l'entendre,  Summa  theol.,  IIa-IIœ, 
q.  lxxiii,  a.  4.  C'est  une  opinion  très  commune,  au 
rapport  de  saint  Alphonse  de  Liguori,  que  le  devoir 
de  la  correction  n'oblige  pas  sous  peine  de  péché 
mortel  vis-à-vis  de  celui  qui  tient  des  propos  médi- 
sants, Theologia  moralis,  1.  III,  n°  981.  Sait-on 
jamais  quel  sera  l'effet  d'un  avertissement  même 
charitable?  Peut-être  celui  qu'on  reprend  devant 
d'autres  s'offensera-t-il?  N'est-il  pas  à  craindre  que 
le  détracteur,  au  lieu  de  retirer  ce  qu'il  a  dit,  ne  le 
répète,  au  contraire,  avec  plus  de  force?  C'est  pour- 
quoi, d'ordinaire,  il  suffit,  pour  éviter  toute  faute 
même  vénielle,  de  témoigner  que  la  médisance  déplaît 
ou  en  se  retirant,  ou  en  gardant  le  silence,  ou  en 
changeant  la  conversation,  ou  en  prenant  un  air 
sérieux. 

V.  Réparation.  ■ —  La  médisance  tient  du  vol; 
car  elle  dérobe  au  prochain  sa  réputation.   Comme 


493 


MEDISANCE 


MEGANCK 


494 


le  vol  donc,  dont  elle  partage  l'injustice,  elle  crée 
un   devoir,  celui  de  restituer. 

L'obligation  est  stricte,  rigoureuse:  elle  découle 
de  ce  principe  d'équité  naturelle  qui  défend  de  nuire 
au  prochain  et  qui  ordonne,  après  quelque  dommage 
à  lui  causé,  de  le  rétablir  dans  son  premier  état,  qui 
delrahit  alicui  rei,  ipse  se  in  fulurum  obligat.  Le 
médisant,  dit  l'Écriture,  s'oblige  pour  l'avenir.  Et  à 
quoi  s'oblige-t-il?  A  rendre  l'honneur  qu'il  a  enlevé, 
à  refaire  les  réputations  que  sa  langue  a  déchirées, 
ravagées,  à  réparer  même  tous  les  dommages  maté- 
riels ou  autres  qu'il  a  causés  par  sa  faute.  Le  voleur 
parfois  peut  se  trouver  dans  l'impossibilité  de 
rendre;  s'il  n'a  plus  rien.  Dieu  content  de  son  repen- 
tir, lui  tient  compte  de  sa  bonne  volonté.  Diffé- 
rente est  la  situation  du  médisant;  tant  qu'il  a  une 
langue  dans  la  bouche,  si  difficile  que  soit  l'accom- 
plissement de  ce  devoir,  il  est  en  son  pouvoir  de 
restituer  sinon  totalement,  du  moins  en  partie  ce 
qu'il  a  fait  perdre. 

L'obligation  est  stricte,  rigoureuse.  Il  faut  ajou- 
ter :  elle  est  trop  rarement  accomplie,  quelquefois 
malheureusement  impossible...  Pourquoi  rarement 
accomplie?  Et  d'abord  parce  que  la  volonté  manque. 
Quels  sont  ceux  d'ordinaire  qui  cultivent  la  médi- 
sance'? Xc  faut-il  pas  les  chercher  surtout  parmi  les 
orgueilleux,  les  haineux,  les  jaloux,  les  vindicatifs. 
Il  en  coûte  trop  à  ceux-là  de  sacrifier  leur  passion 
et  de  remettre  en  honneur  un  prochain  dont  ils 
ont  médit  pour  mieux  le  fouler  aux  pieds.  La  répa- 
ration d'un  vol  a  lieu  souvent,  par  intermédiaire,  la 
réparation  d'une  médisance  est  affaire  personnelle, 
elle  n'est  même  possible  qu'aux  dépens  de  l'honneur 
de  celui  qui  l'assume.  Iront-ils  ces  détracteurs,  plus 
jaloux  de  leur  propre  réputation  que  respectueux  de 
celle  des  autres,  s'avouer  coupables,  se  décerner  un 
brevet  authentique  d'injustice  et  de  méchanceté, 
de  légèreté  imprudente,  se  donner  un  certificat  de 
mauvaise  langue"? — Pourquoi  encore  rarement  accom- 
plie? Parce  qu'on  n'a  pas  de  repentir  sincère  des 
propos  médisants,  parce  qu'on  n'en  fait  pas  sérieu- 
sement pénitence.  On  les  prononce  légèrement;  ils 
sont  encore  plus  vite,  plus  facilement  oubliés  que 
dits.  Les  voleurs,  dit-on,  les  grands  voleurs  surtout 
ne  se  confessent  pas.  Les  médisants  se  confessent-ils'? 
Ou,  s'ils  se  confessent,  le  font-ils  autrement  que  par 
des  accusations  vagues,  générales,  enveloppées,  qui 
retiennent  la  vérité  prisonnière.  —  Pourquoi  enfin, 
parfois  malheureusement  impossible?  Eh!  parce  qu'il 
s'agit  d'imposer  silence  à  la  renommée,  parce  qu'il 
s'agit  d'arracher  de  l'esprit  et  de  la  tête  des  autres 
la  mauvaise  opinion  qu'ils  ont  conçue  du  prochain. 
E.st-il  au  pouvoir  de  quelqu'un  de  replacer  dans  la 
pensée  d'autrui  ce  souvenir  honoré,  respecté  du 
prochain  qu'on  en  a  d'abord  chassé?  Autant  vau- 
drait essayer  de  rendre  à  une  étoffe  brillante  et  déli- 
cate l'éclat  et  la  fraîcheur  qu'une  tache  lui  avait 
fait  perdre.  Quelle  que  soit  la  réparation,  chacun 
gardera  des  paroles  entendues  quelque  fâcheuse 
impression  ou  tout  au  moins  quelque  Soupçon, 
quelque  doute.  Voir  Diffamation,  t.  iv,  col.  1300- 
1307. 

Si  difficile  à  remplir  que  soit  le  devoir  de  la  répa- 
ration, malgré  l'impossibilité  parfois  d'y  satisfaire 
pleinement,  les  médisants  n'en  sauraient  être  tota- 
lement dispensés.  C'est  à  raison  de  cette  obligation 
que  l'Esprit-Saint  nous  avertit  de  bien  veiller  sur 
notre  langue  et  de  ne  pas  la  laisser  parler  à  tort  à 
travers,  afin  de  ne  pas  rendre  notre  salut  impossible 
et  désespéré.  Ils  ont  méchamment  dévoilé,  impru- 
demment mis  à  nu  les  défauts  et  les  fautes  du  pro- 
chain, qu'ils  cherchent,  mais  sans  une  nouvelle 
injustice,  sans  se  servir  du  mensonge,  à  les  couvrir 


à  nouveau  d'un  manteau  protecteur,  d'un  voile 
discret;  ils  ont  dit,  parlant  d'autrui,  le  mal;  qu'ils 
se  fassent  les  fervents  apologistes  du  bien.  Qu'ins- 
truits par  l'expérience,  ils  apprennent  enfin  à  parler 
des  autres  avec  réflexion,  jugement  et  charité. 

Saint  Thomas,  Summa  tlieologica,  II»- II^,  q.  lxxui- 
i.xxiv,  a.  1.2;  q.  lxxv,  a.  1  ;  Thomas  Gousset,  Théologie 
morale,  Paris,  1S45,  t.  i,  p.  545-554;  Clément  Marc,  Insiitu- 
iiones  morales  Alphonsianœ,  Rome,  1885,  t,  i,  n.  1195- 
1209;  Xoldin,  Summa  Ihtologiie  moralis,  Inspruck,  1911. 
De  prseceptis,  n°  644-654;  Sebastiani,  Summarium  théolo- 
gies moralis,  Turin,  1918,  n°  344-347;  Sertillanges,  La  phi- 
losophie morale  de  saint  Thomas  d'Aquin,  Paris,  1916, 
p.  261-263;   et,  d'une  manière  générale,  les  sermonnaires. 

A.  Thouvenin. 

IVIÉGANCK  François-Dominique  (1684-1775), 
naquit  à  Menin  le  27  mai  1094,  fit  ses  humanités 
dans  sa  ville  natale  et  sa  philosophie  à  Louvain  en 
1710;  puis  suivit  les  cours  de  théologie  d'Opstraet 
et  reçut  les  ordres  à  Tournai.  Il  partit  en  Hollande 
le  15  février  1713,  et  devint  un  des  plus  zélés  parti- 
sans de  Quesnel.  L'archevêque  Barckman  le  nomma 
chanoine  d'Utrecht  et  il  fut  doyen  du  chapitre, 
6  octobre  1751.  C'est  en  cette  qualité  qu'il  essaya 
de  gagner  aux  théories  des  jansénistes  hollandais  un 
sous-diacre  de  Rouen,  Pierre  Leclerc;  mais  l'obs- 
tination de  celui-ci  força  la  communauté  d'Utrecht 
à  réunir  un  concile  le  13  septembre  1763.  Méganck 
fut  nommé  rapporteur  du  concile  et  il  attaqua  très 
vivement  les  thèses  de  Leclerc  sur  les  propositions 
de  Jansénius,  sur  la  primauté  du  pape,  le  témoignage 
des  Pères  et  l'autorité  de  l'Église  dispersée,  la  supé- 
riorité des  évèques,  les  excommunications  et  les 
indulgences.  Le  concile  janséniste  suivit,  en  cette 
occasion,  la  conduite  des  congrégations  romaines  que 
les  jansénistes  critiquaient  si  vivement,  pouç  l'examen 
des  ouvrages  estimés  dangereux.  Méganck  mourut  à 
Utrecht  le  12  octobre  1775,  et  son  corps  fut  déposé 
à  Egmont  où  avaient  été  placées  les  cendres  du 
P.    Quesnel. 

Tous  les  écrits  de  Méganck  sont  favorables  au 
jansénisme.  On  peut  citer  :  Propositionum  in  Cons- 
titutione  démentis  Pgpœ  XI,  ab  exordio  dicta, 
Unigenitus,  damnatarum  collatio  cum  quibusdam 
sacrée  Scripturae  locis,  ac  sanctorum  Patrum  testi- 
moniis,  in-8°,  Lille,  1716.  Son  ouvrage  le  plus  connu 
est  la  Réfutation  abrégée  du  livre  qui  a  pour  titre  : 
Traité  du  schisme,  où  l'on  justifie,  par  le  seul  fait 
de  la  dispute  de  saint  Cyprien  avec  saint  Etienne,  lis 
évèques  et  les  théologiens  qui  refusent  d'accepter  la 
Constitution  Ltnigenitus  de  Clément  XI,  du  crime 
de  schisme  que  leur  impute  l'auteur  de  ce  Traité,  in-12, 
s.  1.,  1718;  d'après  Méganck,  les  évèques  ont  encore 
plus  raison  que  saint  Cyprien  de  s'opposer  à  Rome, 
car  il  s'agit  présentement  de  plusieurs  points  impor- 
tants soit  pour  la  foi,  soit  pour  la  morale,  soit  pour 
la  discipline;  d'ailleurs  il  est  absolument  faux  que 
la  majorité  des  évèques  ait  accepté  la  Bulle.  Le  Traité 
du  schisme,  ainsi  attaqué  par  Méganck,  avait  été 
publié  en  1718,  par  le  P.  Longue  val,  sous  les  aus- 
pices du  cardinal  d'Alsace.  Méganck  prit  ensuite 
part  aux  discussions  du  jour  dans  les  trois  écrits  sui- 
vants :  Défense  des  contrats  de  vente,  rachelables  des 
deux  côtés,  communément  usités  en  Hollande,  ou 
Réflexions  sur  la  lettre  de  M***,  docteur  de  Sorbonne 
du  25  mars  1730  à  M.  Van  Erkel,  in-l°,  Amsterdam, 
1730;  Suite  de  la  défense  des  contrats  de  vente  rache- 
lables, in-4°,  Amsterdam,  1731,  enfin  Remarques  sur 
la  lettre  de  Mgr  Vévéque  de  Montpellier  à  M.  Van  Erkel 
au  sujet  d'un  écrit  qu'il  avait  envoyé  à  ce  prélat,  intitulé 
Suite  de  la  défense  des  contrats,  in-1",  Amsterdam,  1731. 
Par  ces  Irai  lés,  Méganck,  d'accord  avec  la  plupart 
des  jansénistes,  s'élève  contre  les  contrats  de  vente 
rachetables,  et  identifie  le  prêt  à  intérêt  avec  l'usure. 


495 


MKdANCK 


MEKHITAR 


496 


La  lettre  sur  la  primauté  de  saint  l'ierre  et  de  ses  suc- 
cesseurs, in-12,  Utrecht,  17<il  et  1772,  est  dirigée 
contre  Pierre  Leclerc,  janséniste  appelant.  Méganck 
veut  montrer  que  la  primauté  du  pape  est  une  pri- 
mauté d'autorité,  de  juridiction  et  qu'elle  est  d'ori- 
gine divine.  Nouvelles  ecclésiastiques,  du  21  mai  1764, 
p.  81-81.  Ce  traité,  qui  donne  un  formel  démenti  à  la 
conduite  de  -Méganck,  fut  attaqué  par  le  P.  Pinèl, 
ex-oratorien,  dans  l'écrit  intitulé  :  De  la  primauté  du 
pape,  in-4",  La  Haye,  1769,  el  Londres,  1772;  l'écrit 
de  Pinel  fut  critiqué  par  les  Nouvelles  ecclésiastiques 
du  21  mars  1770,  p.  45-46,  e<  traduit  en  latin  en  1782, 
dans  une  édition  dédiée  à  l'empereur  Joseph  II,  in-8°, 
Vienne,  1782. 

Micliaud,  Biographie  universelle,  t.  xxvn,  p.  500;  Hœfer, 
Nouvelle  biographie  générale,  t.  xxxiv,  col.  718;  Quérard, 
La  France  littéraire,  t.  vi,  p.  14;  Goetlials,  Lectures  relatives 
à  l'histoire  des  lettres,  des  sciences  il  des  arts  en  Belgique  et 
dans  les  pays  limitrophes,  t.  I,  Bruxelles,  1840,  p.  379-387; 
Delvenne,  Biographie  du  royaume  des  Pays- Bas  ancien  et 
moderne,  2  vol.  in-8°,  Liège,  1829,  t.  H,  p.  139;  Vandeputte, 
Biographie  des  hommes  remarquables  de  la  Flandre  occi- 
dentale, 4  vol.  in-8«,  Bruges,  1843-1849,  t.  iv,  p.  98-105; 
Suite  du  nécrologe  des  plus  célèbres  défenseurs  el  amis  de  la 
vérité  du  XVIII'  siècle,  depuis  1767  jusqu'à  1778,  t.  vn, 
p.  182-185;  Nouvelles  ecclésialiques  du  9  octobre  1770, 
p.  161-162;  Biographie  nationale  de  Belgique,  t.  XIV, 
Bruxelles,  1897,  p.  286-290. 

J.  Carreyre. 
ME1NDARTS  Pierre  Jean  (1684-1767),  né  à 
Groningue  (Pays-Bas),  le  7  novembre  1684,  entra  à 
l'Oratoire  de  Maiines,  puis  à  Louvain;  il  fut  ordonné  en 
Irlande  en  171G.  Vicaire  à  Rotterdam,  il  fut  élu  arche- 
vêque (schismatique)  d'Utrecht,  le  2  juillet  1739,  et 
sacré  le  9  juin  1740  par  Varlet.  Ce  fut  lui  qui  créa 
les  évèchés  suffragants  de  Harlem  en  1742  et  de 
Deventer  en  1757.  Il  fut  en  relations  avec  les  jansé- 
nistes français,  en  particulier,  avec  l'évêque  d'Auxerre, 
de  Caylus.  Il  convoqua  et  présida  le  concile  d'Utrecht 
en  septembre  1763.  Il  mourut  le  31  octobre  1767. 
Voir  Utrecht. 

Meindârts  a  toujours  eu  une  grande  influence  dans 
l'Église  janséniste  d'Utrecht,  mais  il  a  relativement 
peu  écrit.  On  peut  citer  :  Lettres  sur  les  affaires  de 
l'Église,  4  novembre  1755;  Lettre  à  Benoît  XIV, 
13  février  1758,  pour  justifier  sa  conduite;  Mandement 
du  22  mai  1758,  sur  la  mort  de  Benoît  XIV;  Recueil 
de  témoignages  en  faveur  de  l'Église  catholique  des 
Provinces- Unies,  in-4»,  1763,  et  2  vol.  in-12,  1763; 
Actes  du  concile  d'Utrecht,  de  1763;  ils  furent  traduits 
en  français  et  condamnés  par  Rome  le  30  avril  1765; 
Lettre  au  pape  au  sujet  du  concile  d'Ulrecht,  10  octo- 
bre 1766,  dans  laquelle  Meindârts  réclame  contre  les 
jugements  de  Rome.  <  f.  Picot,  Mémoires  pour  servir  à 
l'histoire  ecclésiastique  pendant  le  xviii»  siècle,  t.  iv, 
p.  231-232. 

Micliaud,  Biograpliie  universelle,  t.  xxvn,  p.  528;  Hœfer, 
Nouvelle  biograijhie  générale,  t.  xxxiv,  col.  771;  Nouvelles 
ecclésiastiques  des  16-23  mai  1768,  p.  77-84;  Delvenne, 
Biographie  du  royaume  des  Pays-Bas  ancien  et  moderne, 
2  vol.  in-8°,  Liège,  1829,  t.  n,  p.  139. 

J.   Carreyre. 

MEKHITAR  religieux  et  savant  arménien 
catholique,  fondateur  de  la  Congrégation  des  Mékhi- 
taristes  (1676-1749).  Il  naquit  ù  Sivas  (Anatolie),  l'an- 
cienne Sébaste,  le  7  février  1676,  de  deux  pieux  Armé- 
niens dissidents  de  cette  ville,  Pierre  et  Charistan, 
dont  il  fut  l'unique  enfant.  Il  reçut  au  baptême  le  nom 
de  Manouk  auquel  il  ajouta  plus  tard  celui  de  Mékhi- 
tar  (consolateur),  quand  il  embrassa  la  vie  religieuse. 
Son  goût  pour  l'étude  se  manifesta  de  très  bonne  heure. 
Quand  il  eut  appris  les  premiers  éléments  à  l'école 
de  deux  religieuses,  il  alla  perfectionner  son  instruc- 
tion au  monastère  de  Carmir  Vanq  (Couvent-Rouge), 


situé  a  16  kilomètres  nord-ouest  de  sa  ville  natale.  Il 
y  prit  l'habit  monastique  et,  par  une  exception  assez 
fréquente  dans  certaines  Églises  orientales  dissi- 
dentes-, il  fut  ordonné  diacre  dès  l'Age  de  quinze  ans 
(1691).  Peu  de  temps  après,  poussé  par  le  désir  d'aug- 
menter ses  connaissances,  il  se  rendit  à  Etchmiadzin, 
centre  religieux  le  plus  important  de  l'Arménie  et 
siège  du  calholicos  (patriarche),  parce  qu'on  lui  avait 
représenté  ce  monastère  comme  la  source  la  plus  riche 
de  la  science  ecclésiastique.  Cependant,  la  rencontre 
qu'il  fit  à  Erzéroum  d'un  missionnaire  catholique, 
puis  celle  d'un  gentilhomme  arménien  qui  avait 
voyagé  en  Europe,  lui  inspirèrent  un  vif  désir  de 
connaître  la  science  occidentale  dont  il  n'avait  que 
des  données  très  vagues.  A  son  retour,  il  se  fixa  au 
monastère  de  Passen,  où  l'évêque-supérieur  lui  confia 
la  surveillance  de  l'Église  et  l'éducation  des  enfants. 
Il  en  repartit  bientôt  pour  de  nouveaux  voyages, 
particulièrement  en  Syrie.  A  A!ep  il  se  lia  avec  un 
jésuite,  le  P.  Antoine  Beauvoller,  qui  le  fit  entrer  dans 
l'Église  catholique  et  lui  conseilla  de  se  rendre  à  Rome. 
Le  jeune  Mékhitar,  qui  n'avait  encore  qu'une  idée 
très  imparfaite  de  la  science  occidentale,  vit  dans  ce 
projet  de  voyage  un  moyen  sûr  de  la  connaître  et  de 
l'approfondir.  Muni  d'une  lettre  du  missionnaire,  il  se 
mit  en  route,  mais  une  grave  maladie  dont  il  fut 
atteint  à  Chypre  l'obligea  à  renoncer  à  son  dessein 
(1695).  I!  revint  à  Sivas  et  fut  ordonné  prêtre  à  l'âge 
de  vingt  ans  (1696),  au  monastère  de  Sourp-N icltan 
(Sainte-Croix),  situé  à  4  kilomètres  à  l'ouest  de  la 
ville.  Il  lut  les  traductions  arméniennes  des  saintes 
Écritures  et  des  Pères  grecs  et  syriens,  parcourut  la 
région  environnante  pour  prêcher,  et  reçut  en  1699 
la  crosse  et  le  titre  de  vardapet  (docteur). 

Une  de  ses  grandes  préoccupations  était  l'union 
de  son  Église  avec  Rome.  En  1700  il  se  rendit  à  Cons- 
tantinople  dans  l'intention  d'y  fonder  un  collège  pour 
ses  compatriotes,  mais  il  n'eut  pas  le  temps  de  réaliser 
ce  projet.  Il  s'établit  dans  le  quartier  commerçant 
de  Galata  et  fit  de  l'église  Saint-Georges  le  centre  de 
son  apostolat.  Les  succès  croissants  de  ses  prédica- 
tions lui  amenèrent  des  disciples,  mais  son  ardeur  pour 
le  catholicisme  lui  suscita  des  ennemis.  La  situation 
était  alors  difficile  pour  les  Arméniens  unis  à  Rome, 
à  cause  des  persécutions  dont  ils  étaient  l'objet  de  la 
part  du  patriarche  Éphrem  et  de  son  successeur  Avé- 
dik.  Mékhitar  jugea  prudent  de  disperser  ses  disciples 
et  se  retira  lui-même  au  couvent  des  capucins,  sous  la 
protection  de  la  France.  L'acharnement  de  ses  enne- 
mis devint  tel  qu'il  n'y  fut  bientôt  plus  en  sécurité. 
Après  s'être  mis  sous  la  protection  de  la  sainte  Vierge 
avec  ses  disciples,  il  leur  donna  rendez-vous  en  Morée, 
alors  territoire  vénitien,  où  ils  devaient  le  rejoindre 
par  petits  groupes.  Il  se  rendit  d'abord  à  Smyrne,  au 
couvent  des  jésuites,  puis  à  Modon,  en  Morée,  où  il 
fut  fort  bien  accueilli  par  les  autorités  vénitiennes. 
C'est  là  qu'il  se  fixa  et  qu'il  groupa  de  nouveau  ses 
disciples  qui  avaient  réussi  à  fuir  de  Constantinople 
par  des  chemins  divers.  Il  attribua  le  salut,  de  tous  à 
Marie  et  se  mit  une  seconde  fois  sous  son  patronage, 
le  8  septembre  1702.  Les  Vénitiens  lui  ayant  donné 
quelques  propriétés,  Mékhitar  songea  à  transformer 
sa  pieuse  société  en  congrégation  régulière.  Le  pape 
Clément  XI  la  confirma  en  1712,  mais  en  substituant 
la  règle  de  saint  Benoît  à  celle  de  saint  Antoine  que 
l'on  avait  suivie  jusqu'alors.  En  même  temps,  il  don- 
nait à  Mékhitar  le  titre  d'abbé.  Trois  ans  plus  tard, 
les  Turcs  envahissaient  la  Morée  et  en  chassaient  les 
Vénitiens.  Au  mois  d'avril  1715,  Mékhitar  et  ses  reli- 
gieux, recueillis  par  la  flotte  du  gouverneur  de  la 
Morée,  Angelo  Emo,  débarquaient  à  Venise.  Sur  les 
instances  de  Clément  XI,  la  Sérénissme  République 
leur  céda  à  bail  l'île  de  Saint-Lazare,  ancien  lazaret 


497 


MÉKHITAR 


MEKHITARISTES 


498 


de  la  ville  (8  septembre  1717).  Ils  n'y  trouvèrent  que 
des  ruines  et  se  mirent  immédiatement  à  bâtir  un 
couvent  et  une  église,  tout  en  se  préparant  à  réaliser 
le  but  de  leur  fondateur  qui  était  le  relèvement  intel- 
lectuel  et  moral  du  peuple  arménien.  Mékbitar  ne  se 
laissait  pas  absorber  par  les  soucis  matériels,  et  don- 
nait à  ions  l'exemple  du  travail  en  consacrant  ses 
loisirs  à  l'étude.  Il  fonda  même  une  imprimerie  dont 
les  productions  devaient  porter  en  Turquie  les 
lumières  de  la  foi  chrétienne.  Il  termina  le  monastère 
en  1710.  Trois  ans  plus  tard,  il  sentit  les  premières 
atteintes  d'une  grave  maladie  qui  finit  par  l'emporter 
le  27  avril  1749,  à  l'âge  de  soixante-treize  ans.  En 
18  1  1,  le  cardinal  Moonnico  fit  le  procès  de  l'Ordinaire 
pour  introduire  sa  cause  de  béatification  à  Rome, 
mais  les  troubles  politiques  qui  ne  taillèrent  pas  à 
éclater  dans  la  péninsule  arrêtèrent  les  démarches. 
Mlles  ont  été  reprises  en  1901,  sous  les  auspices  du 
cardinal  Sarto,  patriarche  de  Venise,  le  futur  Pie  X. 
Mékhitar  a  laissé  des  œuvres  assez  nombreuses, 
parmi  lesquelles  il  faut  citer  un  Commentaire  sur 
l'évangile  de  saint  Matthieu  (1737),  un  Commentaire 
sur  l' Ecclésiastique,  une  Grammaire  et  un  Dictionnaire 
arméniens  (1744),  un  Catéchisme  en  arménien  vulgaire, 
un  Poème  à  la  sainte  Vierge,  et  une  Bible  arménienne 
H  733),  considérée  comme  fort  précieuse. 

Vita  detl'abbate  ^lechitar,  Venise,  1810;  La  vie  du  ser- 
viteur de  Dieu  Mcchitar,  fondateur  de  l'ordre  des  moines 
arméniens  ùléchilaristes  de  Venise,  ainsi  que  la  vie  des  abbés 
généraux  et  des  moines  les  plus  célèbres  de  la  congrégation, 
Venise,  1901;  P.  Minas  Nurikian,  II  servo  di  Dio  Abbate 
Mechilar,  fondatore  dei  PP.  Mechitarisli  (Padri  Arment 
Benedictini)  di  Venezia,  di  Viena,  Sua  vita  et  suoi  lempi, 
Rome,  1914;  Notice  sur  le  couvent  arménien  de  Saint-Lazare 
de  Venise,  Venise,  1921. 

R.  Janin. 

MEKHITARISTES,  bénédictins  arméniens, 
fondés  par  Mékhitar.  —  Il  est  difficile  de  déterminer 
la  date  exacte  à  laquelle  fut  constituée  cette  nouvelle 
congrégation,  bien  que  l'on  accepte  habituellement 
celle  du  8  septembre  1701.  La  Société  se  composa  tout 
d'abord  des  disciples  que  Mékhitar  avait  groupés  autour 
de  lui  à  Constantinople  et  dont  plusieurs  étaient  prê- 
tres. Avant  de  fuir  devant  la  persécution,  il  s'était 
mis  avec  eux  sous  la  protection  de  la  sainte  Vierge 
et  leur  avait  donné  le  double  titre  d'  «  Enfants  de 
Marie  »  et  de  «  Docteurs  de  la  Pénitence  ».  Ils  se 
retrouvèrent  tous  à  Modon,  en  Morée,  où  ils  bâtirent 
bientôt  une  église  et  un  monastère  dédiés  à  saint 
Antoine,  ermite.  Le  but  de  la  société  était  et  demeure 
encore  la  diffusion  de  la  foi  chrétienne  parmi  les 
Arméniens  et  leur  formation  à  la  fois  religieuse,  litté- 
raire et  scientifique.  On  n'y  admet  que  des  Armé- 
niens. Au  début,  la  règle  était  celle  de  saint  Antoine, 
assez  commune  parmi  les  moines  orientaux,  encore 
qu'il  ne  faille  pas  donner  à  ce  terme  de  règle  le  sens 
rigoureux  qu'il  a  pris  en  Occident.  Les  mékhitaristes 
ont  conservé  dans  leurs  armes  des  traces  de  ces  ori- 
gines. Elles  représentent  en  effet  une  croix  contournée 
aux  quatre  cantons  des  emblèmes  de  saint  Antoine  : 
la  flamme,  la  cloche,  l'évangile  et  le  bâton. 

En  1711,  Mékhitar  envoya  à  Rome  deux  de  ses 
religieux,  les  PP.  Élie  Mardyros  et  Jean  Simon,  pour 
oiïrir  à  Clément  XI  l'humble  hommage  du  monastère 
de  Saint-Antoine  de  Modon  et  de  ses  habitants.  Ils 
devaient  également  solliciter  l'approbation  de  la  nou- 
velle société  et  de  ses  constitutions.  Le  pape  accueillit 
favorablement  cette  demande  et  approuva  la  petite 
congrégation,  mais  en  modifiant  la  règle.  Jugeant  que 
les  coutumes  du  monachisme  oriental,  qui  visent  plus 
à  la  sanctification  personnelle  des  religieux  qu'à  leur 
action  sur  les  âmes,  convenaient  assez  mal  au  but  de 
l'institut,  il  demanda  aux  mékhitaristes  de  renoncer 
à  la  règle  de  saint  Anloinc  et  de  choisir  entre  celles 


de  saint  Augustin,  de  saint  Basile  et  de  saint  Benoît. 
En  même  temps,  il  nommait  Mékhitar  premier  abbé 
du  monastère  (1712).  Ce  fut  la  règle  de  saint  Benoît 
que  l'on  adopta.  Mékhitar  et  ses  religieux  émirent  de 
nouveaux  voeux  selon  cette  règle  (1715).  Le  4  décem- 
bre 1702,  Clément  XIII  approuvait  encore  les  consti- 
tutions. 

En  1717,  les  mékhitaristes  prenaient  possession  de 
l'île  de  Saint-Lazare  à  Venise  et  s'y  construisaient  un 
monastère  et  une  église  sur  les  ruines  d'un  lazaret. 
Tout  était  organisé  en  1740.  Les  mékhitaristes  n'a- 
vaient pas  attendu  ce  moment  pour  travailler  efficace- 
ment au  relèvement  de  leur  nation.  L'imprimerie  que 
Mékhitar  avait  installée  dans  le  couvent  envoyait  en 
Turquie  les  ouvrages  de  science  et  de  religion  qu'ils 
composaient  dans  leur  solitude,  et  des  missionnaires 
allaient  porter  les  lumières  de  la  vraie  foi  en  Asie 
Mineure.  A  la  mort  de  Mékhitar  (1749),  la  congréga- 
tion comptait  41  prêtres  et  13  frères  convers.  Vingt- 
quatre  ans  plus  tard,  ils  se  séparèrent  pour  former 
deux  branches  différentes,  qui  existent  encore  aujour- 
d'hui. 

I.  Mékhitaristes  de  Venise.  —  Mékhitar  eut  pour 
successeur  Etienne  Melkom  ou  Melkior,  originaire  de 
Constantinople.  Le  nouvel  abbé  voulut  modifier  les 
constitutions,  ce  qui  amena  de  profondes  dissensions, 
Le  chapitre  général  de  1772  fut  très  agité  et  les  oppo- 
sants, sous  la  conduite  du  P.  Babighian,  se  séparèrent 
rjour  former  une  congrégation  distincte.  Nous  en 
reparlerons  plus  loin  (Mékhitaristes  de   Vienne). 

Melkom  mourut  en  1800  et  laissa  le  gouvernement 
de  la  congrégation  à  Aconce  Kôver,  né  en  Transylvanie, 
où  se  trouve  encore  aujourd'hui  une  forte  colonie 
arménienne.  Aconce  prenait  le  pouvoir  en  des  temps 
difficiles,  à  cause  de  la  conquête  de  la  Vénétie  par  les 
armées  françaises.  Pour  éviter  la  dispersion  des  reli- 
gieux et  la  vente  des  biens  du  monastère,  il  imagina 
de  faire  reconnaître  Saint-Lazare  comme  une  aca- 
démie. La  nationalité  des  mékhitaristes,  les  travaux 
littéraires  et  scientifiques  auxquels  ils  se  livraient 
depuis  plus  d'un  demi-siècle,  aplanirent  les  difficultés 
et  Bonaparte  leur  accorda  la  reconnaissance  désirée. 
Ils  purent  ainsi  continuer  en  paix  leurs  travaux  apos- 
toliques. Aconce  oblint  de  Rome  le  titre  d'arche- 
vêque, attaché  depuis  cette  époque  à  celui  d'abbé 
de  Saint-Lazare  (18  mai  1804).  —  Sukias  de  Somal 
lui  succéda  en  1824  en  cette  double  qualité.  Ce  fut 
lui  qui  donna  la  plus  vive  impulsion  aux  travaux  litté- 
raires et  scientifiques. des  religieux.  Il  prêchait  d'ail- 
leurs d'exemple,  car  il  fut  un  écrivain  distingué  et 
publia  de  nombreux  ouvrages.  Il  fonda  les  deux  col- 
lèges nationaux  de  Venise  et  de  Padoue.  —  A  sa 
mort  (184G),  il  fut  remplacé  par  Georges  Hurmuz, 
auteur  de  traductions  arméniennes  fort  nombreuses 
de  classiques  anciens  et  modernes.  —  La  congréga- 
tion de  Venise  fut  gouvernée  pendant  près  d'un  demi- 
siècle  (1876-1921)  par  Mgr  Ignace  Ghiurékian,  qui 
lui  donna  un  plus  grand  développement.  Il  réorganisa 
l'imprimerie,  qu'il  dota  de  machines  perfectionnées, 
restaura  et  agrandit,  l'église  du  monastère  et  fonda 
plusieurs  missions  en  Turquie,  missions  qu'il  eut  la 
douleur  de  voir  à  pfcu  près  toutes  disparaître  au 
cours  de  la  guerre  mondiale. 

La  congrégation  de  Venise  reçut  sous  son  gouverne- 
ment de  nouvelles  constitutions  que  Rome  approuva 
pour  six  ans,  le  6  août  1909.  Elle  est  gouvernée  par 
l'abbé-archevêque,  assisté  d'un  Conseil  de  dix  mem- 
bres nommés  par  le  chapitre  général.  Elle  se  recrute 
exclusivement  parmi  les  Arméniens.  En  général,  on 
préfère  prendre  de  jeunes  enfants  de  manière  à  faire 
toute  leur  éducation  dans  le  monastère.  Quand  ils 
ont  terminé  leurs  études  classiques,  c'est-à-dire  vers 
la  dix-septième  année,  ils  entrent  au  noviciat  et  conti- 


499 


MEKHITARISTES 


500 


nuent  à  étudier  la  rhétorique,  le  latin  et  les  sciences. 
Puis  ils  consacrent  plusieurs  aimées  à  la  philosophie 
et  à  la  théologie,  après  quoi  ils  sont  ordonnés  piètres 
et  appliqués  à  divers  emplois  avant  d'être  envoyés 
en  mission.  Quand  ils  quittent  le  monastère  ils 
reçoivent  le  titre  de  vartapel  (docteur).  Les  religieux 
portent  une  double  tunique  à  manches  larges  et  le 
manteau  à  capuchon,  le  tout  de  couleur  noire.  Ils 
gardent  la  barbe  longue,  comme  tous  les  moines  orien- 
taux. Leur  nombre  a  bien  diminué  dans  les  quinze 
dernières  années.  En  1910,  ils  étaient  65  prêtres  et 
30  moines;  en  1925,  ils  ne  comptaient  plus  que 
39  prêtres,  6  clercs  et  7  convers.  Quatre  des  leurs  ont 
été  massacrés  par  les  Turcs  de  1915  à  1918.  Depuis  la 
dispersion  des  Arméniens  à  travers  le  monde,  causée 
par  la  guerre  mondiale,  leur  recrutement  devient  de 
plus  en  plus  difficile. 

Leurs  œuvres  ont  également  diminué  d'importance 
et  de  nombre.  Le  monastère  de  Saint-Lazare  à  Venise 
reste  le  centre  de  la  congrégation,  la  résidence  de 
l'abbé-archevêque.  Il  possède  une  vaste  imprimerie, 
une  bibliothèque  de  plus  de  30  000  volumes,  une 
collection  de  2.000  manuscrits  arméniens  dont  le 
P.  Basile  Sarguissian  a  entrepris  le  catalogue  raisonné 
(le  premier  volume  a  paru  en  1914' et  renferme  les 
manuscrits  de  l'Ancien  et  du  Nouveau  Testament, 
in-4°,  xx  pages  et  838  colonnes).  Outre  les  multiples 
ouvrages  qu'ils  publient  et  dont  nous  parlerons  plus 
loin  (on  en  compte  déjà  plus  de  800  en  arménien  et 
200  en  diverses  langues  européennes),  les  Mékhita- 
ristes  de  Venise  font  paraître,  depuis  1843,  une  revue 
mensuelle  d'histoire  et  de  littérature  très  appréciée 
des  connaisseurs,  le  Pazmavèp  (le  Polyhislor).  Ils 
exercent  aussi  un  ministère  actif,  desservent  à  Venise 
même  la  petite  église  de  la  Sainte-Croix,  construite 
aux  frais  des  Arméniens,  et  dirigent  deux  collèges  en 
Italie,  celui  de  Venise,  collège  Raphaélian,  fondé  en 
1836  grâce  aux  libéralités  d'un  riche  Arménien  de 
Madras,  et  un  autre  à  Milan.  Un  troisième,  le  collège 
Mouradian,  fondé  à  Padoue  en  1834,  installé  à  Paris 
de  1846  à  1878,  fut  uni  plus  tard  à  celui  de  Venise. 
En  Turquie,  il  y  avait  en  1914,  en  dehors  de  Constan- 
tinople,  plusieurs  missions  à  Ismidt  (Nicomédie), 
Bagtchédjik,  Trébizonde,  Mouch,  Van,  Bitlis.  Il  ne 
leur  reste  plus  que  le  collège  Saint-Grégoire-lTllumi- 
nateur  à  Constantinople;  encore  a-t-il  beaucoup  perdu 
de  son  importance  depuis  le  triomphe  des.  nationa- 
listes turcs  (1922).  Les  Mékhitaristes  ont  dû  également 
abandonner  leurs  missions  de  Théodosia  et  de  Simfé- 
ropol  en  Crimée  et  de  Salmas  en  Perse.  A  Rome,  le 
pape  Grégoire  XVI  leur  donna  l'église  de  Saint-Biaise, 
et  l'hôpital  pour  les  Arméniens  qui  lui  est  annexé. 
Le  but  poursuivi  par  Mékhitar  en  fondant  sa  con- 
grégation a  été  en  grande  partie  réalisé,  car  elle  a  res- 
tauré la  littérature  arménienne  et  conservé  à  sa  nation 
les  trésors  de  connaissances  accumulés  par  les  ancêtres, 
elle  a  initié  les  jeunes  générations  aux  littératures  et 
aux  sciences  de  l'Occident.  Nous  avons  indiqué  plus 
haut,  col.  497,  les  principaux  ouvrages  de  Mékhitar. 
Ses  disciples  ont  brillamment  continué  l'œuvre  com- 
mencée et  acquis  chez  les  Arméniens,  catholiques  et 
dissidents,  et  dans  lç  monde  entier,  une  réputation 
méritée  de  culture  littéraire  et  scientifique.  Nous  ne 
prétendons  pas  donner  ici  la  liste  complète  des  livres 
composés  par  ceux  de  Venise  et  qui  dépassent  le 
millier;  nous  nous  contenterons  d'indiquer  les  prin- 
cipaux auteurs  et  les  meilleurs  de  leurs  ouvrages. 
Remarquons  d'ailleurs  que  ces  derniers  sont  surtout 
consacrés  à  l'histoire,  à  la  littérarure  et  aux  sciences. 
Les  écrits  proprement  ecclésiastiques  des  mékhita- 
ristes,  quoique  assez  nombreux,  ne  sont  le  plus  sou- 
vent que  des  traductions  ou  des  adaptations  d'ou- 
vrages orientaux  ou  occidentaux,  anciens  et  modernes. 


On  y  trouve  cependant  d'excellentes  éditions  armé- 
niennes de  l'Ancien  et  du  Nouveau  Testament,  et  de 
multiples  manuels  de  piété  en  turc  ou  en  arménien. 

Pour  la  théologie  proprement  dite,  signalons  Avé- 
dikian,  Sopra  la  processione  dcllo  Spirilo  santo  dal 
Pâtre  e  dal  Filio,  Venise,  1824,  ouvrage  très  estimé. 
Les  mékhitaristes  ont  surtout  étudié  la  patrologie. 
Ils  ont  donné  des  éditions  pratiques  des  anciens 
auteurs  arméniens,  comme  Moïse  de  Khorène,  Zénobe 
de  Glak,  Elisée,  Lazare  de  Pharbe,  Fauste  de 
Byzance,  etc.  Ils  ont  publié  les  œuvres  du  catholicos 
Jean  Otznéti  ou  le  Philosophe,  du  vme  siècle,  Dom. 
Johannis  philosophi  Ozniensis  Armeniorum  catho- 
lici  opéra  per  P.  P.  J.-B.  Aucher,  Venise,  1834,  les 
œuvres  poétiques  du  catholicos  Nersès  de  Claj 
(xvue  siècle),  Venise,  1830,  les  œuvres  en  prose  du 
même,  édition  Cappeletti,  Venise,  1833,  etc.  Ils  ont 
donné  de  nombreuses  traductions  des  Pères  grecs, 
comme  l'Hexaméron  de  saint  Basile,  les  Lettres  de 
saint  Ignace  d'Antioche,  des  traductions  d'ouvrages 
grecs  et  syriaques  dont  l'original  avait  disparu,  et  qui 
ne  se  conservaient  plus  que  dans  les  versions  armé- 
niennes. Ils  ont  édité  des  livres  liturgiques,  comme  la 
Lilurgia  Armena,  Iransporlata  in  italiano,  du  P.  Avé- 
dikian,  Venise,  1832,  The  Armenian  Rilual,  du  P.  Issa- 
verdentz,  4  vol.,  Venise,  1863-1876. 

L'ouvrage  d'histoire  le  plus  important  est  celui  du 
P.  Michel  Tchamtchenian,  Histoire  de  l'Arménie, 
3  vol.,  Venise,  1784-1786.  Le  P.  Alichian  a  publié 
Haïabadoum,  histoire  de  l'Arménie,  en  deux  parties, 
Venise,  1901-1902,  où  la  critique  est  malheureusement 
en  défaut.  Le  même  auteur  publia  aussi  divers  tra- 
vaux de  géographie,  comme  la  Topographie  du  distri<:l 
de  Chirag,  1891,  V  Aïrarad,  1890,  le  Sissagan,  1893, 
le  Sissouan,  1895,  etc.  Longtemps  avant  lui,  le  P.  In- 
djidjian  avait  donné  la  Description  de  l'ancienne  Armé- 
nie, 3  vol.,  Venise,  1835,  et  les  Recherches  archéologiques 
sur  l'Arménie,  3  vol.,  Venise,  1835.  Le  P.  Sarguissian 
avait  publié  la  Topographie  de  la  Grande  et  de  la 
Petite  Arménie,  Venise,  1864.  Citons  encore  Aiva- 
zovski,  Seth,  et -tant  d'autres,  qui  ne  s'occupèrent 
pas.  seulement  d'histoire  et  de  géographie  armé- 
niennes, mais  publièrent  des  ouvrages  d'intérêt  plus 
général  et  qui  sont  particulièrement  appréciés. 

Les  mékhitaristes  de  Venise  se  sont  préoccupés  de 
fournir  à  la  jeunesse  arménienne  des  livres  classiques, 
non  seulement  de  littérature,  mais  encore  d'histoire, 
de  géographie,  de  sciences  mathématiques  et  natu- 
relles. Outre  les  auteurs  nationaux  dont  ils  ont  donné 
mainte  édition,  ils  ont  traduit  en  arménien  de  nom- 
breux ouvrages  grecs  et  latins,  et  de  multiples  œuvres 
modernes  en  diverses  langues  européennes.  Les  ques- 
tions de  linguistique  les  ont  également  passionnés. 
Aussi  ont-ils  fourni  un  nombre  considérable  de  dic- 
tionnaires, de  grammaires  et  d'études  variées  sur  la 
langue  arménienne.  Plusieurs  d'entre  eux  se  sont  révé- 
lés des  poètes  remarquables,  comme  les  frères  Hur- 
muz,  dont  l'un,  Mgr  E.  Hurmuz,  traduisit  l'Enéide 
et  les  Églogues  de  Virgile,  et  donna  un  poème,  le 
Jardin,  en  quatre  chants.  Le  P.  Alichan  a  publié 
plusieurs  volumes  de  poésies  anciennes  et  modernes, 
et  en  a  composé  lui-même  un  grand  nombre,  Œuvres 
poétiques,  5  vol.,  1857-1858,  Souvenirs  de  la  patrie  ' 
arménienne',  1869-1870,  etc.  Le  même  auteur  a  publié 
des  études  critiques  de  divers  auteurs  arméniens 
anciens.  Mgr  Sukias  de  Somal,  dans  son  Quadro  délia 
letteratura  armena,  Venise,  1829,  donne,  siècle  par 
siècle,  une  idée  juste  et  raisonnée  des  produits  de  la 
littérature  arménienne. 

Cette  rapide  esquisse  suffit  à  montrer  l'activité  lit- 
téraire et  scientifique  des  mékhitaristes  de  Venise 
depuis  deux  siècles  qu'ils  existent.  On  en  aura  une 
idée  plus  complète  en  parcourant  l'ouvrage  du  P.  Ar- 


501 


MEKHITARISTES 


MELANCHTHON 


502 


sène  Gazikian,  Xouvelle  bibliographie  arménienne, 
Venise.  1909. 

II.  Mékhitaristes  de  Vienne.  —  Ils  forment  une 
branche  séparée  de  la  congrégation  de  Venise. 

Melkoni,  successeur  de  Mékhitar,  ayant  voulu  faire 
des  changements  dans  les  constitutions,  un  certain 
nombre  de  religieux  s'y  opposèrent.  Le  chapitre 
général  de  1772  ne  parvint  pas  à  rétablir  l'accord 
entre  les  deux  camps.  Les  opposants  furent  expulsés 
et  allèrent  fonder  à  Trieste  une  maison  qui  compta 
bientôt  19  prêtres.  L'impératrice  Marie-Thérèse  les 
prit  sous  sa  protection,  et  c'est  ainsi  que  se  forma, 
en  1773,  la  nouvelle  congrégation.  Pie  VII  lui  donna 
un  abbé  général  en  1803  dans  la  personne  du  P.  Babi- 
ghian.  Les  biens  de  ces  religieux  ayant  été  vendus 
sous  la  domination  napoléonienne,  ils  cherchèrent  un 
refuge  à  Vienne,  où  ils  étaient  invités  à  s'occuper  de 
la  colonie  arménienne  de  cette  ville  (1809).  Le  bienheu- 
reux Clément  Hofbauer,  rédemptoriste,  prit  en  main 
leur  cause  et  les  aida  puissamment.  Après  le  premier 
abbé-archevêque,  Babighian  (1773-1827),  ils  furent 
gouvernés  par  le  P.  Ariste  Azarian  qui  releva  la 
congrégation  et  la  fit  prospérer.  Leurs  constitutions 
furent  approuvées  provisoirement  par  Pie  IX  en 
1852  et  définitivement,  avec  quelques  modifications, 
par  Léon  XIII,  le  23  janvier  1885. 

Les  mékhitaristes  de  Vienne  se  consacrèrent,  comme 
leurs  confrères  de  Venise,  au  relèvement  intellectuel  et 
moral  des  Arméniens.  Ils  s'intéressèrent  tout  d'abord 
à  ceux  qui  étaient  fixés  en  Autriche-Hongrie,  parti- 
culièrement en  Transylvanie,  et  fondèrent  des  mai- 
sons à  Trieste,  à  Neussatz,  à  Peterwardein,  puis  ils 
songèrent  à  ceux  de  Turquie  et  s'établirent  à  Conss 
tantinople,  à  Smyrne,  à  Aïdin,  etc.  Pour  les  mission- 
d'Orient,  ils  firent  un  effort  considérable  dans  la  pre- 
mière moitié  du  xixe  siècle.  L'Association  pour  la 
propagande  des  bons  iivres,  fondée  par  eux,  répandit, 
de  1830  à  1850,  445  989  volumes;  malheureusement 
elle  fut  obligée  de  se  dissoudre,  au  bout  de  vingt  ans, 
faute  de  ressources  suffisantes.  Les  mékhitaristes  de 
Menue  ont  publié  plus  de  500  ouvrages  en  arménien 
ou  en  turc 

Leur  maison  généralice  se  trouve  toujours  à  Vienne, 
où  réside  l'abbé-patriarche.  n  y  a  un  collège,  des  cours 
de  théologie,  un  splendide  musée  d'histoire  naturelle, 
une  collection  numismatique  de  15  000  pièces,  une 
bibliothèque  de  35  000  volumes  et  une  grande  impri- 
merie qui  édite  des  livres  en  plus  de  cinquante  langues 
différentes.  En  1891,  les  mékhitaristes  de  Vienne  ont 
commencé  la  publication,  non  encore  achevée,  du 
catalogue  de  leurs  manuscrits  arméniens.  Us  font 
paraître  également  une  revue  arménienne  fort  appré- 
ciée, le  Handès  Amsorya.  En  1914,  ils  possédaient  en 
Turquie  :  à  Constantinople,  un  lycée,  à  Smyrne,  une 
■école  supérieure  et  une  paroisse,  à  Aïdin,  une  paroisse. 
Ils  n'ont  pu  conserver  qu'une  résidence  à  Constanti- 
nople. Les  missionnaires  qui  évangélisaient  l'intérieur 
■du  pays,  à  Erzéroum,  à  Trébizonde,  etc.,  ont  dû  se 
retirer.  En  1925,  trois  Pères  se  sont  établis  au  Pirée 
pour  s'occuper  des  Arméniens  immigrés  en  Grèce. 
■Quelques  mékhitaristes  de  Vienne  habitent  la  Galicie; 
ils  ont  un  couvent  à  Lemberg  et  s'occupent  des  Armé- 
niens de  cette  province.  La  congrégation  a  diminué 
•depuis  quelques  années,  car  le  recrutement  devient 
■de  plus  en  plus  difficile.  Au  lieu  de  35  prêtres  et  de 
15  frères  qu'elle  avait  en  1910,  elle  ne  compte  plus  en 
1925  que  28  prêtres,  1  clercs,  4  convers  et  un  novice. 

Les  mékhitaristes  de  Vienne  ont  fourni  un  effort 
littéraire  et  scientifique  presque  aussi  grand  que  leurs 
•confrères  de  Venise.  On  trouve  chez  eux  quelques 
ouvrages  de  théologie,  comme  le  De  fidei  symbolo, 
<ju<>  Arnuni  ulunlur,  du  P.  Catergian,  Vienne,  1892, 
d'autres  de  liturgie,  comme  La  liturgie  des  Arméniens 


du  même.  L'étude  des  sources  de  l'histoire  nationale  et 
la  publication  des  textes  patristiques  et  autres  ont 
occupé  des  hommes  remarquables,  comme  les  PP.  Da- 
chian,  Daghbachian,  Der-Boghossian,  Kalemkiarian, 
Tchakédjian,  etc.  Le  P.  Dachian  s'est  également  fait 
un  nom  dans  la  paléographie  arménienne.  La  littéra- 
ture et  les  sciences  n'ont  pas  été  non  plus  négligées. 
Les  PP.  Ménéchian,  Vardanian,  Akinian,  Kalem- 
kiarian ont  brillé  ou  brillent  encore  dans  ce  domaine. 
Il  est  sorti  de  l'imprimerie  de  Vienne  de  nombreux 
livres  classiques  arméniens  et  des  manuels  scolaires 
divers.  On  peut  donc  affirmer  que,  si  leurs  œuvres  sont 
moins  connues  que  celles  de  leurs  confrères  de  Venise, 
les  mékhitaristes  de  Vienne  n'ont  pas  moins  contribué, 
pour  une  large  part,  au  relèvement  de  leurs  compa- 
triotes et  permis  à  la  science  occidentale  de  faire  des 
progrès  nouveaux  dans  la  connaissance  de  l'Orient 
ancien  et  moderne. 

Tchamtchenian,  Histoire  de  l'Arménie  (en  arménien) 
3  in-4°,  1784-1786;  Compendiose  notizie  sulla  congregazione 
dei  monaehi  Armeni  Mechitaristi,  Venise,  1818;  Neumann, 
Versuch  einer  Geschichte  der  armenischen  Lileraiur,  nach 
den  Werken  der  Mechitarislen  frei  bearbeitel,  in-16,  Leipzig, 
1836;  P.  Minas  Nurikian,  Il  servo  di  Dio  Abbate  Mechitar, 
Fondalore  dei  PP.  Mecbitaristi  (Padri  Armeni  Bentdictini) 
di  Venezia,  di  Viena,  sua  vita  et  suoi  lempi,  Rome,  1914; 
Notice  sur  le  couvent  arménien  de  Saint-Lazare  de  Venise, 
1921;  P.  Arsène  Gazikian,  Nouvelle  bibliographie  arménienne 
(en  arménien),  Venise,  1909;  Kalemkiarian,  Une  esquisse 
de  l'activité  littéraire-typographique  de  la  congrégation  méchi- 
tariste  à  Vienne  (en  arménien). 

B.   Janin. 

MELANCHTHON  Philippe  (1497-1560),  ami 
et  associé  de  Luther  dans  l'œuvre  de  la  Réforme. 
Comme  pour  Luther,  mais  beaucoup  plus  succincte- 
ment, on  verra  d'abord,  I.  la  vie  de  Mélanchthon, 
puis,    II.    sa   philosophie   et   sa   théologie   (col.   505). 

I.  Vie.  —  Philippe  Mélanchthon  naquit  à  Bretten, 
petite  ville  du  Bas-Palatinat,  maintenant  dans  le 
duché  de  Bade,  le  16  février  1497.  Le  nom  de  la 
famille  était  Schwarzerd,  Terre  noire.  Vers  1597, 
Jean  Reuchlin,  le  célèbre  humaniste,  qui  était  son 
grand-oncle  maternel,  grécisa  son  nom  :  Mé/.ocwa 
/Ôo'jv  :  Terre  noire.  A  partir  de  1531,  Mélanchthon 
employa  la  forme  adoucie  Mélanthon.  Corpus  Refor- 
matorum,  t.  i,  p.  cxxxi. 

Les  parents  de  Mélanchthon  étaient  à  l'aise;  ils  lui 
firent  donner  une  forte  instruction.  Reuchlin  s'y 
employa  aussi.  Le  16  octobre  1507,  l'enfant  perdit 
son  père.  Les  deux  années  suivantes  (1507-1509),  il 
fréquenta  l'école  de  Pforzheim,  très  renommée  à 
l'époque;  dès  1509,  le  14  octobre,  il  fut  immatriculé  à 
l'université  de  Heidelberg,  et,  selon  l'usage,  à  la 
faculté  des  arts.  Là,  et  bientôt  à  Tubingue,  il  s'initia 
à  toutes  les  connaissances  de  l'époque;  il  acquit  une 
science  particulièrement  profonde  de  la  langue  grec- 
que. En  1511,  il  passa  son  baccalauréat.  En  1512,  il 
voulut  passer  le  doctorat;  à  cause  de  son  âge  on  s'y 
opposa.  Il  partit  pour  Tubingue,  où,  le  17  septembre, 
il  se  fit  immatriculer.  Le  25  janvier  1514,  il  pas- ait 
son  doctorat;  sur  onze  candidats,  il  était  reçu  pre- 
mier. Dès  lors  il  commença  à  enseigner.  La  fameuse 
querelle  autour  de  Reuchlin  n'était  pas  encore  éteinte; 
Mélanchthon  y  prit  parti  pour  son  grand  oncle,  ce  à 
quoi  ses  propres  goûts  l'inclinaient  aussi. 

En  1518,  sur  la  recommandation  de  Reuchlin,  on 
l'appela  à  Witlcnberg,  pour  y  enseigner  le  grec.  Il  y 
arriva  le  25  août.  Au  dire  de  Spalatin,  il  eut  vite  jus- 
qu'à 500  auditeurs,  et  plus  tard  jusqu'à  1500.  Rapi- 
dement, il  se  lia  avec  Luther.  Sous  son  influence,  il 
s'adonna  à  l'étude  de  la  Bible,  el  notamment  de  saint 
Paul.  En  1519,  il  assista  à  la  dispute  de  Leipzig  entre 
Jean  Eckel  Luther;  les  mois  suivants,  il  écrivit  contre 
Jean  Eck  :  Defensio  contrit   Iohannem  Ekium,  C.  H., 


303 


MÉLANCHTHON,   VIE 


504 


t.  i,  col.  108  sq.  Sous  l'impulsion  de  Luther,  il  s'adon- 
nait dès  lors  de  plus  en  plus  à  la  théologie.  Il  goûta 
peu  la  théologie  du  xv  siècle,  avec  ses  subtilités  et 
ses  arguties;  ses  goûts  le  portèrent  plutôt  vers  l'étude 
de  la  Bible  et  des  Pères.  Lel9  septembre  1519,  il  avait 
acquis  le  grade  de  bachelier  en  théologie:  dès  lors 
il  appartint  à  la  faculté  de  théologie.  Mais  il  ne  voulut 
jamais  conquérir  le  grade  de  docteur  en  cette  matière. 
C.  R.,  t.  iv,  col.  811.  Le  25  novembre  1520,  sur  le 
conseil  de  Luther,  il  se  maria  avec  Catherine  Krapp, 
fille  du  maire  de  YViltenbcrg.  Ainsi  Luther  l'atta- 
chait pour  toujours  à  cette  ville.  Catherine  devait 
mourir  en  1557;  le  ménage  eut  quatre  enfants.  Au 
mois  de  décembre  1521,  Mélanchthon  fit  paraître 
son  fameux'  manuel  de  théologie,  les  Loci  communes 
rerum  theologicarum,  seu  Hypotijposes  theologicse.  Ce 
manuel  eut  un  très  grand  succès.  Porr  le  contenu, 
voir  ci-après,  col.  508  sq. 

En  1525,  les  paysans  du  Palatinat  prirent  Mélanch- 
thon comme  arbitre  entre  leur  prince-électeur  et  eux. 
Tout  en  conseillant  au  prince  la  douceur  et  la  clé- 
mence, il  fut  très  dur  pour  les  paysans  :  «  Leur 
demande  d'être  affranchis  du  servage  n'a  aucune 
raison  valable.  Au  contraire,  brutaux  et  indisciplinés 
comme  ils  le  sont,  les  Allemands  ont  déjà  trop  de 
liberté.  Avec  leur  violence  et  leur  soif  de  sang,  il  fau- 
drait les  mener  beaucoup  plus  durement  encore.  » 
Widcr  die  Artikel  der Bauerschaft,  C.  R.,  t.  xx,col.  655, 
657. 

En  1528,  Mélanchthon  publia  l' Instruction  pour  la 
visite  des  Églises.  En  1529,  il  parut  à  la  diète  de  Spire,  et 
se  joignit  à  ceux  qui  protestèrent  contre  lerecès  de  cette 
diète.  En  1530,  se  tint  la  fameuse  difte  d'Augsbourg. 
Toujours  sous  le  coup  de  la  condamnation  portée 
contre  lui  à  la  diète  de  Wôrms  (1521),  Luther  ne  put 
y  paraître;  il  s'en  tint  le  plus  près  qu'il  put,  dans  la 
forteresse  de  Cobourg,  qui  appartenait  à  l'électeur  de 
Saxe.  Ce  fut  donc  Mélanchthon  qui  rédigea  la  fameuse 
Confession  d'Augsbourg;  le  25  juin,  il  la  lut  devant 
les  États.  La  théorie  de  la  justification  par  la  foi  en 
était  l'âme;  aussi,  sur  le  fond  de  cette  Confzssion, 
Luther  donna  son  assentiment.  Mais  «  sur  le  purga- 
toire, sur  le  culte  des  saints,  et  surtout  sur  l'Anté- 
christ de  pape  »,  il  la  trouvait  trop  peu  catégorique. 
Enders,  Luthers  Briejwcehsel,  t.  ix,  p.  133;  21  juil- 
let 1530. 

Dans  la  suite  des  négociations.,  Mélanchthon  fléchit 
davantage  encore,  et  tout  particulièrement  dans  une 
lettre  au  légat  Campeggio  (6  juillet  1530).  C.  R.,  t.  n, 
col.  168  sq.  Cette  lettre  est  pleine  de  formules  de 
soumission;  pour  les  désaccords  doctrinaux,  ils 
n'existaient  qu'en  apparence  :  Dogma  nullum  habc- 
mus  diversum  ab  Ecclesia  Romana  (!)  col.  170.  Les 
semaines  suivantes,  il  engagea  son  parti  à  n'insister 
que  sur  deux  points  :  la  communion  sous  les  deux 
espèces  et  le  mariage  des  prêtres.  Puis  il  se  ressaisit 
et  écrivit  VApologie  de  la  Confession  d'Ausgbourg 
(1530-1531);  il  y  est  plus  catégorique  que  dans  la 
Confession  elle-même.  Il  est  vrai  que,  quand  il  la 
retoucha  et  y  mit  la  dernière  main,  c'était  déjà  plu- 
sieurs mois  après  la  diète. 

Tous  ceux  qui  avaient  vécu  les  négociations  d'Augs- 
bourg emportaient  de  Mélanchthon  la  même  impres- 
sion,: ses  hésitations  doctrinales  étaient  peu  dignes 
de  l'auteur  d'une  profession  de  foi,  et  ses  habiletés 
étaient  inconciliables  avec  la  loyauté.  Dans  la  Confes- 
sion et  l'Apologie  de  la  Confession,  lorsqu'il  parle  de  la 
justification  par  la  foi,  il  se  recommande  hautement 
de  saint  Augustin.  C'était  un  mensonge  formel;  dès 
cette  époque,  il  savait  fort  bien  que  saint  Augustin 
n'était  pas  pour  cette  théorie  (ci-dessus,  article 
Luther,  t.  ix,  col.  1256). 

Après    la  diète  d'Augsbourg,    il  put    s'adonner  à 


loisir  à  ses  fonctions  de  professeur.  En  1532,  il  publia 
son  Commentaire  sur  l'Èpitre  aux  Romains;  il  y  dis- 
tinguait nettement  la  justification,  sentence  exté- 
rieure de  Dieu  sur  nous,  et  la  sanctification  ou  chan- 
gement intérieur.  A  cette-  époque,  il  reçut  des  ofl'res 
réitérées  de  venir  en  Pologne,  en  France  et  en  Angle- 
terre. Il  aurait  sans  doute  accepté  de  se  rendre  dans 
l'un  ou  l'autre  de  ces  deux  derniers  pays;  mais  son 
électeur  s'y  opposa. 

En  1529,  à  Marbourg,  puis  en  1534  à  Casse),  il  se 
rencontra  avec  les  sacramentaircs  Zwingle  et  P.ucer; 
il  finit  par  pencher  de  plus  en  plus  du  côté  des  sacra- 
ment aires  (ci-après  Rctations  avec  Luther). 

Les  années  suivantes,  en  dehors  de  ses  relations 
avec  Luther  (ci-après),  il  y  a  peu  de  points  saillants  à 
noter  dans  sa  vie.  Il  songea  à  la  réunion  d'un  concile 
avec  les  catholiques,  projet  auquel  il  fut  tantôt  favo- 
rable et  tantôt  opposé,  à  la  tenue  de  synodes  entre 
protestants,  auxquels  il  était  plus  favorable  que 
Luther. 

Après  la  mort  de  Luther  (nuit  du  17  au  18  fé- 
vrier 1546),  Mélanchthon  resta  comme  le  chef  du  luthé- 
ranisme, mais  chef  souvent  contesté  et  harcelé.  Plu- 
sieurs de  ses  coreligionnaires  ne  cessèrent  de  s'élever 
contre  ce  qu'ils  qualifiaient  d'apostasies  :  concessions 
aux  catholiques  ou  plutôt  au  bon  sens  dans  la  théorie 
de  la  justification;  concessions  sur  des  points  de 
culte,  etc. 

De  plus  en  plus,  Mélanchthon  avait  incliné  vers 
l'utilité  religieuse  des  œuvres.  Dans  l'Intérim  d'Augs- 
bourg (1548),  revisé  par  lui  à  Leipzig,  on  les  décla- 
rait nécessaires  au  salut.  De  là,  les  protestations  de 
Nicolas  d'Amsdorf,  de  Mathias  Flacius  Illyricus,  de 
Nicolaus   Gallus,  Schnepf,  Stolz,  Aurifaber  et  autres. 

Dans  l'Intérim,  Mélanchthon  avait  aussi  concédé 
beaucoup  de  points  du  culte  catholique  :  l'usage  des 
vases  et  des  ornements  sacrés,  des  cierges,  du  latin, 
le  bréviaire  et  les  jeûnes,  les  sacrements  de  la  confir- 
mation et  de  l'extrême-onction,  celui  de  la  pénitence, 
quoique  non  dans  le  sens  catholique. la  messe,  mais  sans 
la  croyance  à  la  transsubstantiation,  le  culte  des 
saints  et  des  images.  Il  regardait  ces  points  comme 
indifférents  :  adiaphora.  «  La  vraie  doctrine  évangé- 
lique  »,  se  disait-il,  suffirait  à  renseigner  le  peuple 
sur  ce  que  ces  rites  avaient  de  fâcheux.  Flacius, 
Gallus  et  autres  protestèrent  vivement  contre  cette 
prétendue  indifférence.  En  1552,  Mélanchthon  aban- 
donnait l'Intérim.  Toutefois,  la  lutte  ne  finit  vrai- 
ment qu'avec  la  Formule  de  concorde  de  1577  :  Solida 
declaratio,  art.  10  :  chaque  Église  recevait  le  droit  de 
se  servir  de  ces  rites  et  objets  selon  sa  convenance. 

En  même  temps  se  poursuivait  la  lutte  sacramen- 
taire.  Finalement,  là  encore,  Mélanchthon  essaya  de 
garder  une  position  intermédiaire  entre  Calvin  et  les 
luthériens,  et  naturellement  ne  parvint  à  contenter 
personne.  Sous  des  formes  diverses,  cette  lutte,  comme 
les  précédentes,  se  continua  jusqu'à  sa  mort.  Aux  dis- 
ciples de  Mélanchthon  on  donna  le  nom  de  Philip- 
pistes.  A  l'origine,  ce  nom  leur  vint  de  Flacius  et 
autres  adversaires,  et  comportait  un  seiis  satirique. 
Il  devint  quelque  peu  synoinmede  cryptocalviniste. 

En  1551,  il  pensa  aller  au  concile  de  Trente.  A  cette 
fin,  il  écrivit  la  Confession  saxonne,  sorte  de  reproduc- 
tion adoucie  de  la  Confession  d'Augsbcurg.  Il  se 
rendit  jusqu'à  Nuremberg:  mais  au  mois  de  mars  1552, 
il  était  de  retour  à  Wittenberg. 

De  plus  en  plus,  les  infirmités  étaient  devenues 
crucifiantes.  La  mort  de  sa  femme  (1557)  et  de  plu- 
sieurs amis  avait  accru  ses  tristesses.  Souvent,  dans 
ses  dernières  années,  il  soupirait  après  l'union  dans 
son  Église;  il  répétait  le  mot  du  Sauveur  dans  saint 
Jean  :  <  Qu'ils  soient  un  comme  nous  sommes  un.  » 
C'était   vouloir   la    quadrature    du    cercle.    Enfin;    le 


50J 


MÉLANCHTHON,   LA    JUSTIFICATION 


506 


19  avril  1560,  il  rendit  le  dernier  soupir.  Il  fut  ense- 
veli à  côté  de  I. lit  lier,  dans  la  chapelle  du  château 
de  Wittenberg. 

Trois  grands  peintres  nous  ont  laissé  le  portrait  de 
Mélanchthon  :  Jean  Holbein,  dans  un  petit  médaillon 
maintenant  au  musée  de  Hanovre;  Albert  Durer, 
dans  une  gravure  sur  bois,  de  152C;  et  Lucas  Cra- 
nacli,  ou  plutôt  les  artistes  de  son  atelier,  en  plusieurs 
répliques.  Sa  physionomie  fait  quelque  peu  penser 
à  celle  de  Benoît  Labre.  Ce  n'est  qu'à  force  d'énergie, 
de  régularité  et  de  sobriété  qu'il  put  se  maintenir 
dans  s;.  i<-  de  travail.  Il  était  désintéressé  et  fidèle 
à  ses  amis.  Dans  ses  écrits  et  ses  propos,  il  y  a  moins 
de  laisser  aller  que  chez  Luther. 

D'ailleurs,  d'autres  côtés  de  son  caractère  sont 
beaucoup  moins  à  son  éloge.  Avant  tout,  chez  cet 
auteur  d'une  Profession  de  foi  fameuse,  l'on  a  à 
regretter  l'instabilitié  de  la  croyance  sur  des  points 
importants  de  la  doctrine  chrétienne,  et  plus  encore 
le  manque  de  sincérité.  A  Augsbourg,  on  se  demandait 
s'il  voulait  tromper  les  catholiques  ou  abandonner  les 
protestants.  De  plus  en  plus,  il  pencha  vers  les  sacra- 
mentaires,  mais  il  s'en  cacha  avec  dissimulation. 
Pourtant,  il  supportait  fort  mal  la  contradiction,  et  fut 
loin  d'être  toujours  d'une  douceur  parfaite:  en  1510, 
par  exemple,  il  poursuivit  de  sa  haine  et  de  ses  injures 
le  pauvre  et  doux  visionnaire   Gaspard  Schwenkfeld. 

En  résumé,  Mélanchthon  a  été  un  grand  humaniste, 
neurasthénique,  jeté  malencontreusement  sous  l'in- 
fluence de  Luther  et  dans  les  luttes  de  la  Réforme. 

IL  Philosophie  kt  théologie.  —  Mélanchthon 
a  embrassé  tout  le  savoir  de  son  temps.  Ce  savoir, 
il  semble  le  posséder  sans  peine;  il  le  communique 
d'une  manière  facile  et  naturelle. 

Mais  ce  savoir  n'a  ni  grandes  envolées,  ni  vastes 
horizons  :  Mélanchthon  ne  fait  pas  penser  au  delà  de 
ce  qu'il  sait  ;  c'est  un  bon  vulgarisateur.  Cum  viderem 
res  magnas  et  necessarias  divinitus  patefacias  esse  in 
nostris  Ecclesiis  per  viros  pios  et  doctos,  duxi  màterias 
illas  in  variis  scriplis  sparsas  colligendas  esse  et  quo- 
dam  ordine  explicandas,  ut  facilius  percipi  a  juvenibus 
possent.  liane  operam  et  hoc  velut  pensum  debere  me 
in  hoc  scholastico  munere,  quod  gero,  Ecclesise  juiica- 
bam.  C.  R.,  t.  xxi,  col.  341  (1535).  Vulgarisateur, 
Mélanchthon  a  partagé  les  illusions  de  son  temps.  Il 
a  cru  fortement  à  l'astrologie.  En  1558,  il  répugnait 
fort  à  accompagner  son  électeur  en  Danemark  :  dans 
les  étoiles,  il  avait  lu  qu'il  ferait  naufrage.  Finalement 
le  voyage  n'eut  pas  lieu.  Comme  Luther,  il  croyait 
fermement  à  la  fin  très  prochaine  du  monde. 

Mélanchthon  a  été  «  le  Précepteur  de  l'Allemagne, 
Prwceplor  Germanise  ».  Précepteur  par  les  nombreuses 
universités  qu'il  a  réformées  ou  fondées  :  Wittenberg, 
Tubingue,  Leipzig,  Rostock,  Heidelberg,  Erancfort- 
sur  l'Oder,  Marbourg,  Kremgsberg,  Iéna.  Précepteur 
par  ses  manuels  et  ses  méthodes,  par  les  idées  qu'il 
a  vulgarisées;  dans  les  humanités,  en  philosophie  et 
en  théologie,  son  influence  domine  toute  la  période 
de  l'orthodoxie.  Dans  les  humanités  :  en  Saxe,  par 
iple,  sa  Grammaire  latine  a  été  en  usage  jusqu'en 
1734.  En  philosophie:  dans  le  monde  luthérien  alle- 
mand, ses  manuels  de  philosophie  ont  prévalu  jus- 
qu'à Leibniz  et  à  Wolf.  En  théologie:  il  a  codifié  et 
assagi  la  doctrine  de  Luther;  celte  codification  a  duré 
jusqu'au  piétisme  et  au  delà  (1550  à  1700).  Dans  ce 
multiple  enseignement,  ce  n'est  pas  à  la  spéculation 
qu'il  vise,  c'est  à  la  pratique;  c'est  là  la  caraetéris- 
tisque,  caractéristique  assez  Lerne,  que  lui  reconnais- 
sent tous  ses  biographes. 

Contrairement  à  Luther,  .Mélanchthon  écrit  mieux 
en  latin,  et  même  en  grec,  qu'en  allemand.  Une 
difficulté  de  parole,  une  santé  fragile  lui  interdi- 
saient  les  grands  éclats  d'une  éloquence  de  tribun. 


Dans  ce  dictionnaire  de  théologie,  nous  iibus  arrê- 
terons aux  cinq  points  suivants  :  1.  La  philosophie 
de  Mélanchthon;  2.  Ses  idées  sur  la  justification; 
3.  Ses  idées  sur  l'Église  et  le  pouvoir  temporel;  4.  Ses 
relations  avec  Luther;  5.  Ses  relations  avec  les  catho- 
liques. 

1°  Philosophie.  —  L'initiation  de  Mélanchthon  à  la 
philosophie  se  fit  d'après  les  deux  courants  de  la 
philosophie  scolastique;  à  Heidelberg,  d'après  la  via 
antiqua,  autrement  dit  le  réalisme  thomiste;  à  Tu- 
bingue, d'après  la  via  moderna,  autrement  dit  le 
nominalisme.  Un  moment,  à  Wittenberg,  il  suit  Luther, 
il  plaisante  sur  Aristote  et  la  philosophie  en  général. 
(1518-1522).  Didymi  Faventini  oratio,  février  1521, 
C.  R.,  1. 1,  col.  301  sq.  ;  Adversus  theologorum  Parisi- 
norum  deerctum  pro  Luthero  apologia,  juin  1521, 
C.  R.,  t.  i,  col.  400  sq.  Mais  bientôt  il  se  reprend; 
le  20  décembre  1524,  il  écrivait  à  Spalatin  :  Sed  heus 
tu  homo  theologus  philosophari  cœpisti!  nescis  hoc 
lempore  quantum  cum  philosophia  thcologis  bellum 
sil?  Ego  summo  labore  curaque  eam  tueor;  non  aliter 
alque  aras  nostras  ac  focos  solemus.  C.  R.,  t.  i,  col.  C95. 
Aux  environs  de  1530,  il  commença  à  écrire  ses 
manuels  de  philosophie;  en  1528,  les  Dialecticcs 
libri  IV,  qui  eurent  rapidement  huit  éditions,  etc. 
Dans  ces  ouvrages,  il  est  aristotélicien.  D'Aristote  il 
a  gardé  le  goût  de  l'observation,  de  la  constatation 
des  faits;  volontiers,  il  étudie  la  nature  physique.  Du 
reste,  d'une  manière  générale,  il  goûtait  les  vues 
modérées  et  la  logique  d' Aristote.  C.  R.,  t.  xi,  col.  282 
(1536);  col.  423  (1538).  D'Aristote,  néanmoins,  il 
élimine  toute  la  métaphysique;  il  a  vu  Aristote  au 
travers  de  Cicéron  et  de  ses  traités  pratiques  de  reli- 
gion et  de  morale,  le  De  Falo,  le  De  nalura  Deorum,  le 
De  offtciis. 

Comme  la  doctrine  catholique,  Mélanchthon  est 
pour  l'unité  du  savoir  humain.  Aujourd'hui,  il  y  a 
une  tendance  à  disjoindre  et  même  à  opposer  trois 
ordres  de  vérité  :  la  vérité  philosophique,  fondée  sur 
la  raison,  la  vérité  religieuse,  que  l'on  nomme  plutôt 
vérité  théologique,  et  que  l'on  fonde  sur  la  tradition; 
enfin  la  vérité  mystique,  fondée  sur  l'expérience 
intime.  Cette  disjonction,  remonte  aux  nominalistes; 
à  la  fin  du  xiue  siècle,  Duns  Scot  en  pose  les  prémisses, 
et,  dans  la  première  moitié  du  xiv,  Guillaume  d'Oc- 
cam,  l'a  fait  explicitement  enseigner.  Luther,  son 
disciple,  l'a  encore  accentuée;  d'une  manière  fou- 
gueuse, il  a  opposé  la  raison  à  la  foi.  De  cette  théorie., 
les  protestants  modernes  ont  tiré  des  conséquences 
extrêmes;  ils  ont  particulièrement  excellé  à  dissocier 
la  doctrine  contenue  dans  la  Bible,  et  les  données  de 
l'expérience  religieuse  personnelle.  Aristotélicien,  Mé- 
lanchthon ne  tombe  pas  dans  cette  dissociation.  Dans 
la  recherche  de  la  vérité,  toutes  les  sciences  devaient 
s'unir,  et  finalement  contribuer  à  former  «  l'hon- 
nête homme  »  et  le  chrétien. 

2°  La  justification.  —  Penchant  vers  Aristote,  Mé 
lanchthon  était  plus  que  Luther  porté  à  s'intéresser 
à  l'intelligence.  C'est  ce  qui  se  manifeste  dans  son 
concept  de  la  foi. 

Là  aussi  sans  doute,  il  marche  à  la  suite  de  Luiner; 
il  conçoit  la  foi  comme  une  confiance  :  fiducia  miseri- 
cordise  divinse.  Loci  communes,  éd.  de  1521,  c.  Dejusti- 
ficatione  et  fi.de;  —  Ne  quis  suspicetur  taritum  notiliam 
esseaddemusamplius;estvclleetaccipcrcoblalampromis- 
sionem  remissionis  peccalorum  et  justificationis.  Apo 
logia  Confessionis  Auguslanee,  H.  69.  Toutefois,  c'est 
avant  tout  l'élément  intellectuel  que  Mélanchthcn 
voit  dans  la  foi  :  Fides  est  assentiri  universo  verbo 
Dei,  nobis  tradito,  alque  Un  et  promissioni  gratis;  d 
est  fiducia  acquiescent  in  Deo  pTqpter  mediatorem.  C  !!., 
t.  xxin,  col.  455  ;  Expllcatio  Symboli  Niceni,  édit. 
de  1561.  Sur  ce  point,  comme  sur  beaucoup  d'autres, 


507 


MKLANCHTHON,    I/ÉGLISE 


508 


il  fixa  la  théologie  de  l'orthodoxie  luthérienne  (1550- 
1700). 

Humaniste,  Mélanchthon  devait  être  porté  à  croire 
à  la  bonté  native  de  l'homme.  De  fait,  il  prise  beaucoup 
la  morale  d'Aristote,  celle  des  stoïciens  et  plus  encore 
celle  de  Cicéron.  Entre  ces  morales  antiques  et  la 
morale  chrétienne  il  ne  devait  pas  percevoir  de  diffé- 
rence appréciable.  La  grande  supériorité  de  la  morale 
chrétienne,  le  précepte  de  tendre  vers  Dieu  par  l'amour, 
n'avait  sans  doute  pas  fixé  son  attention;  pour  lui, 
l'avantage  du  christianisme,  c'était  la  rémission  des 
péchés.  Apologia,  R.  62.  Aussi,  entre  l'homme  déchu 
et  le  chrétien,  il  ne  sera  pas  porté  comme  Luther  à  voir 
un  abîme.  Epilome  philosophise  moralis,  lro  édit., 
1538,  C.  R.,  t.  xvi,  col.  21  sq.  ;  2»  édit.,  1550,  sous  le 
titre  Ethicse  àoetrinœ  elementa,  C.  R.,  t.  xvi,  col.  165  sq. 

A  la  suite  de  Luther,  il  enseigna  d'abord  une  som- 
bre prédestination  çt  la  négation  absolue  de  la  liberté 
humaine;  c'est  la  doctrine  de  la  première  édition  des 
Lieux  communs  de  théologie  :  Quando  quidem  omnia, 
quœ  eveniunt,  necessario  juxta  divinam  prœdeslina- 
lionem  eveniunt,  nulla  est  volunlalis  noslrse  liberlas. 
Cap.  De  hominis  viribus  adeoque  de  libero  arbilrio.  Peu 
à  peu,  il  adoucit  cette  théorie  sauvage.  En  1527,  dans 
son  Instruction  pour  la  visite  des  Églises,  Dieu  n'est 
déjà  plus  l'auteur  du  péché,  et  l'homme  reçoit  une 
certaine  liberté,  pour  ce  qui  touche  à  «  la  justice 
civile  ».  C.  R.,  t.  xxvi,  col.  27;  éd.  de  1528,  en  alle- 
mand, l'édition  définitive,  C.  R.,t.  xxvi,  col.  78.  Dans  la 
seconde  édition  des  Lieux  communs,  en  1535,  l'a  liberté 
humaine  est  encore  plus  affirmée.  Sans  doute,  deux  ans 
après,  il  signe  les  Articles  de  Schmalkalde  comme 
«  pieux  et  chrétiens  »;  or,  dans  ces  articles,  Luther 
niait  la  liberté.  Mais,  dans  ses  écrits  personnels,  il  se 
ressaisissait;  en  1548,  dans  une  nouvelle  édition  de 
ses  Lieux  communs,  il  en  venait  à  accepter  pour  la 
liberté  une  définition  peut-être  semi-pélagienne  : 
facultas  upplicandi  se  ad  gralium.  C.  iv,  De  humanis 
viribus  seu  de  libero  arbitrio;  ci-dessus,  article  Luther, 
col.  1290.  Sur  ce  point  capital,  ce  sera  la  dernière 
expression  de  sa  pensée. 

Libre,  l'homme  devait  avoir  une  part  à  sa  justifi- 
cation. De  fait,  dans  la  seconde  édition  des  Lieux 
communs  (1535),  Mélanchthon  énonce  trois  causes  de  la 
justification  :  Verbum,  Spiritus  sanclus  et  voluntas, 
non  sane  oliosa,  sed  répugnons  infirmilali  su&,  cap.  De 
humanis  viribus...  Dès  lors,  il  ne  séparera  jamais  les 
bonnes  œuvres  de  notre  justification;  en  1530,  par 
exemple,  dans  un  Commentaire  sur  l'évangile  selon 
saint  Jean,  il  dit  qu'elles  sont  une  condition  nécessaire 
de  cette  justification.  De  là  le  nom  de  Synergisme  que 
l'on  donnera  à  sa  théorie  de  la  justification.  Ce  point 
d'arrivée  est  aux  antipodes  de  celui  de  Luther. 

Dans  ses  Loci  communes  de  1535,  son  discours  De 
Philosophia,  de  1536,  son  Epitome  philosophiœ  mora- 
lis, de  1537,  il  étudie  les  rapports  de  la  philosophie 
et  de  la  théologie.  La  philosophie  est  l'interprète  de 
la  Loi,  la  théologie,  l'interprète  de  l'Évangile.  Luther 
se  plaisait  à  opposer  la  Loi  et  l'Évangile;  pour 
Mélanchthon,  au  contraire,  la  Loi  prépare  la  voie  à 
l'Évangile.  C.  R.,  t.  xxiii,  col.  8  sq.  (1552).  La  loi, 
lumen  naturœ,  nous  conduit  jusqu'à  la  connaissance 
de  Dieu.  Pour  ce  qui  est  de  la  religion  et  de  la  morale, 
le  péché  a  troublé  et  affaibli  les  forces  naturelles. 
C'est  pourquoi  la  révélation  a  dû  de  nouveau 
roemulguer  la  Loi,  notamment  par  le  Décalogue.  La 
révélation  n'est  pas  seulement  une  nouvelle  promul- 
gation de  la  Loi;  elle  en  est  le  complément  et  le 
couronnement.  C.  R.,  t.  xm,  col.  651  (1547),  etc. 
Aussi  la  philosophie  est-elle  inférieure  à  la  théologie 
et  doit-elle  lui  être  soumise.  Comme  on  le  voit,  c'est 
à  peu  près  la  doctrine  traditionnelle  catholique. 
A  l'opposé  de  Luther,  Mélanchthon  a  condensé  ses 


idées  théologiques  dans  un  manuel  didactique.  Ç.  R., 
t.  xxi  ;  Plitt-Kolde,  Loci  communes,  3'  édit.,  1900.  Ce 
manuel  a  eu  trois  éditions  principales  :  en  1521,  en 
1535  ut  en  1512.  En  1521,  il  l'intitula  :  Loci  communes 
rerum  theologicarum,  seu  hypoty poses  theologicse.  En 
1535,  il  l'appela  simplement  :  Loci  communes  theolo- 
gici;  c'est  le  titre  que  l'ouvrage  garda  jusqu'à  la  fin. 
Pour  l'ordonnace  des  matières,  Mélanchthon  suit  à 
peu  près  les  Sentences  de  Pierre  Lombard.  Mais  les 
diverses  éditions  subirent  des  remaniements  impor- 
tants; comme  on  vient  de  le  voir,  elles  nous  don- 
nent notamment  un  résumé  de  l'évolution  des  idées 
de  l'auteur  sur  le  libre  arbitre  et  l'utilité  des  œuvres. 
En  1521,  sur  ces  deux  points,  comme  du  reste  sur 
tous  les  autres,  il  enseigne  intégralement  la  doctrine 
de  Luther.  Inviclus  libellus,  écrira  Luther  en  1525, 
non  solum  immortalitale,  sed  et  canone  ecclesiastico 
dignus.  De  servo  arbitrio,  éd.  de  Weimar,  t.  xvm, 
1908,  p.  601.  En  1535,  il  adoucit  sa  négation  de  la 
liberté,  et  commence  à  enseigner  Te  que  plus  tard  on 
nommera  le  Synergisme.  En  1548,  dans  une  addition 
de  l'édition  de  1542,  il  en  vient  à  déclarer  acceptable 
une  définition  inspirée  d'Érasme  et  qui  tend  au  semi- 
pélagianisme  (col.  507). 

3°  L'Église,  en  face  de  la  Bible,  des  inspirations 
privées  et  du  pouvoir  temporel.  —  A  l'origine,  Mélanch- 
llion,  lui  aussi,  fut  pour  l'Église  invisible.  C'est  encore 
ce  concept  qu'en  1535  il  donne  dans  la  seconde  édition 
des  Loci  communes  :  Ecclesia  proprie  et  principaliter 
signifteat  congregalionem  justorum,  qui  vere  credunl 
Christo  et  sancti  ficantur  spiritu  Chrisli,  cap.  De  Ecclesia. 
Il  ne  rejeta  jamais  complètement  cette  doctrine.  Mais 
peu  à  peu,  et  beaucoup  plus  encore  que  Luther,  il 
pencha  vers  une  Église  visible  :  Ecclesia  visibilis  est 
coetus  amplectentium  Evangelium  Chrisli  et  recte  uten- 
lium  sacramentis,  in  quo  Deus  per  minislerium  Evan- 
gelii  est  efficax  et  multos  ad  vitam  setemam  régénérai. 
C.  R.,  t.  xxi,  col.  826  (1545).  On  sent  du  reste  aussitôt 
la  faiblesse  de  cette  définition;  qu'est-ce  que  le  vrai 
«  Évangile  »;  et  quel  est  «  le  bon  usage  des  sacrements»? 
Cet  Évangile  et  cet  usage  varieront  avec  chaque  pro- 
testant ;  autant  dire  que  chaque  protestant  constituera 
son  Église. 

Dans  l'Église  de  Mélanchthon,  comme  dans  celle  de 
Luther,  tous  les  vrais  chrétiens  sont  prêtres.  C.  R., 
t.  xm,  col.  1158  (1553-1555).  Dans  cette  communauté, 
il  est  vrai,  il  faut  une  organisation;  l'on  gardera  donc 
les  formes  de  l'administration  catholique,  et  jusqu'à 
l'épiscopat.  C.  R.,  t.  iv,  col.  627  (9  nov.  1541);  t.  ix, 
col.  937  (1er  oct.  1559).  Mais  celte  hiérarchie  ne  vient 
pas  de  l'institution  de  Jésus-Christ;  elle  sort  unique- 
ment des  besoins  de  la  communauté,  et  c'est  de  la 
communauté  qu'elle  reçoit  ses  pouvoirs  religieux. 

En  effet,  Mélanchthon,  comme  Luther,  s'en  tint 
toujours  au  rejet  d'une  autorité  doctrinale  dans 
l'Église.  Pour  nous  transmettre  et  nous  expliquer  la 
révélation,  Dieu  et  Jésus-Christ  ont  pris  trois  canaux  : 
la  Bible,  la  Tradition  avec  l'Église,  les  illuminations 
privées.  Avec  Luther,  Méianchthon  accepte  la  Bible  et 
les  illuminations  privées,  il  rejette  la  Tradition  et 
l'Église.  C'est  ce  que  déjà  il  disait  dans  ses  thèses 
pour  le  baccalauréat  en  théologie  :  Quod  calholicum, 
prœter  articulos,  quos  Scriptura  probat,  non  sit  necesse 
alios  credere.  Deinde  conciliorum  aucloritatem  Scrip- 
turœ  auctoritate  vinci.  C.  R.,  t.  i,  col.  138;  Plitt- 
Kolde,  Loci,  3"  édit.,  1900,  p.  251  (19  sept.  1519). 
C'est  ce  qu'il  ne  cessa  de  dire  dans  la  suite,  par 
exemple,  dans  les  Loci  communes,  2e  et  3"  édit.,  cap. 
De  Ecclesia,  De  Libertate  christiana,  etc.,  et  dans  le 
De  Ecclesia  et  auctoritate  verbi  Dei,  C.-  R.,  t.  xxni, 
col.  595  sq.  (1539). 

En  conséquence,  Mélanchthon  attachait  une  impor- 
tance singulière  à  la  connaissance  de  la  Bible.  Il  aida 


509 


MELANCHTHON.     RAPPORTS     AVEC     LUTHER 


510 


Luther  (huis  sa  traduction,  et  i!  se  réjouissait  grande- 
ment de  ce  travail.  C.  R.,  t.  xi,  col.  710,  729  (15  10). 
On  comprend  aussi  qu'il  ait  été  le  père  de  la  théologie 
historique  et  de  l'histoire  vies  dogmes;  il  aimait  à 
considérer  les  dogmes  moins  dans  leur  côté  révélé  que 
dans  les  différentes  manières  dont  l'intelligence 
humaine  les  avait  saisis. 

Comme  l'Église  de  Luther,  celle  de  Mélanchthon  est 
SOUS  la  dépendance  de  l'État;  le  prince  est  custos  non 
solum  secundœ  tabulse  sed  etiam  prîmse.  C.  R.,t.  xxi, 
col.  553  (1535);  de  même,  t.  xvi,  col.  91  (1538). 
Princeps  est  custos  utriusque  tabula:  legis  :  cette  formule 
demeurera  célèbre  dans  le  luthéranisme;  le  prince 
peut  et  doit  s'occuper,  non  seulement  des  sept  der- 
niers commandements,  qui  regardent  nos  relations 
avec  nos  semblables,  mais  aussi  des  trois  premiers,  qui 
regardent  nos  relations  avec  Dieu.  En  1539  apparaî- 
tront les  consistoires;;!  côté  d'ecclésiastiques,  ils  comp- 
teront des  laïques.  Les  meilleurs  des  laïques  auront 
même  à  décider  de  la  doctrine.  C.  R.,  t.  iv,  col.  548, 
De  abusibus  Ecclesiarum  emendandis  (1511).  Dès  lors, 
que  peut  signifier  l'article  28  de  la  Confession  d'Augs- 
bourg  :  Non  commiscendœ  sunt  potestales  ecclesiastica 
et  ciuilis,  R.  38,  Miiller-Koide,  Die  symbolischen 
Bûcher,  11e  édit.,  1912,  p.  C3.  En  pratique,  ce  sera  une 
belle  formule  livresque. 

4°  Mélanchthon  et  Luther.  —  Déjà,  dans  les  pages  qui 
précèdent,  il  a  souvent  été  question  de  Luther;  il  est 
impossible  d'écrire  une  page  sur  Mélanchthon  sans  que 
le  souvenir  de  Luther  apparaisse.  Toutefois,  il  est 
utile  de  présenter  un  résumé  de  leurs  relations. 

Chez  Mélanchthon.  ces  relations  allèrent  de  l'enthou- 
siasme à  une  sombre  résignation.  Le  17  avril  1520,  il 
écrivait  :  «  J'aimerais  mieux  mourir  que  de  me  séparer 
d'un  tel  homme.  »  C.  R.,  1. 1,  col.  160.  Et  vers  la  fin  de 
la  même  année  :  •<  Martin  est  plus  admirable  que  je  ne 
le  saurais  dire.  »  C.  R.,  t.  i,  col:  264.  De  son  côté, 
Luther  estimait  Mélanchton  «  un  homme  admirable, 
ou  plutôt  un  être  à  peine  retenu  dans  les  liens  de 
l'humanité  ».  E.  L.  Enders,  Luther's  Briejwechsel, 
1. 1,  p.  322  (14  déc.  1518).  Dans  les  premières  années  de 
son  séjour  à  Wittenberg,  Mélanchthon  se  tint  donc 
étroitement  aux  côtés  de  Luther  et  dans  sa  dépen- 
dance. Ainsi,  c'étaient  deux  jeunes  gens  qui  diri- 
geaient la  Réforme  allemande;  en  1520,  Luther  avait 
trente-sept  ans,  et  Mélanchthon,  vingt-trois. 

Mais  peu  à  peu  les  divergences  apparurent. 
D'abord,  une  différence  de  nature.  Pendant  le  séjour 
de  Luther  à  la  Wartbourg  (mai  1521-mars  1522), 
Mélanchthon  commença  à  montrer  sa  tendance  à  l'indé- 
cision  et  à  l'anxiété.  Puis,  vers  1523-1524,  des  diver- 
gences de  pensées  et  d'inclination. 

En  1525,  Mélanchthon  regrette  vivement  le  mariage 
de  Luther.  «  C'est  un  homme  très  léger,  écrit-il  alors  à 
Camérarius  ;  avec  une  grande  habileté,  les  religieuses 
[qu'il  a  fait  sortir  de  leur  couvent]  l'ont  entouré  de 
leurs  filets,  et  elles  l'y  ont  fait  tomber.  »  (10  juin  1525). 
Dans  Denifle-Paquier,  Luther  et  le  Luthéranisme,  1914, 
i.  ii,  p.  119.  La  même  année,  dans  la  lutte  entre 
Érasme  et  Luther  sur  le  iibre  arbitre,  Mélanchthon 
resta  plutôt  spectateur;  il  était  déjà  moins  porté  vers 
le  serf  arbitre,  dont  Luther  avait  surtout  trouvé  la 
preuve  dans  ses  violentes  impulsions  intimes. 

De  plus  en  plus,  comme  on  l'a  vu,  Mélanchthon 
pencha  vers  le  Synergisme,  c'est-à-dire  vers  la  colla- 
boration de  l'homme  avec  Dieu  dans  l'œuvre  du  salut 
(col.  507).  A  côté  du  libre  arbitre  et  de  l'utiiité  des 
œuvres  pour  le  salut,  un  autre  point  devait  peut-être 
séparer  davantage  encore  Luther  et  Mélanchthon  : 
c'est  la  question  de  la  présence  réelle  de  Jésus-Christ 
dans  i  le  Sacrement  »,  autrement  dit  dans  l'eucharistie. 
Avec  des  restrictions,  Luther  était  pour  la  présence 
réelle;   Zwingle   la  niait,   et  son   opinion  rappelait  à 


Luther  le  nom  abhorré  de  Carl.stadl,  qui  avait  soutenu 
la  même  négation.  En  1529,  luthériens  et  sacramen- 
taires,  Luther,  Mélanchthon,  Zwingle,  Œcolampade, 
Bucer  se  rencontrèrent  à  Marbourg  (1-1  octobre). 
Dans  ce  premier  colloque,  Mélanchthon  se  tint  complè- 
tement du  côté  de  Luther.  Mais,  peu  après  la  diète 
d'Augsbourg,  des  raisons  politiques  et  doctrinales  le 
firent  changer  d'avis,  et  se  ranger  plutôt  du  côté  des 
sacramentaires.  C'est  en  ce  sens  qu'il  inclina  à  Casse], 
en  1534,  dans  son  colloque  avec  Bucer;  en  1536,  dans 
les  discussions  qui  précédèrent  la  Concorde  de  Witten- 
berg. C.  R.,  t.  m,  col.  75  sq.  En  1537,  de  nombreuses 
lettres  à  Camérarius,  à  Veit  DieLich  et  autres  sont 
remplies  de  plaintes  et  de  tristes  pressentiments.  A  ce 
moment,  c'était  à  la  fois  sur  les  œuvres  et  sur  la  Cène 
que  portait  le  désaccord.  En  1544,  à  propos  de  la  Cène 
et  de  son  contenu,  Luther  en  vint  à  exprimer  haute- 
ment son  mécontentement,  et  Mélanchthon  à  se 
demander  s'il  n'allait  pas  être  obligé  de  quitter  Wit- 
tenberg :  Hic  quamdiu  esse  possum  ignoro.  (,'.  R., 
t.  v,  col.  478  (8  sept.  1544). 

Dans  le  même  sens  enfin,  nous  avons  la  terrible 
lettre  à  Carlowitz,  du  28  avril  1548.  Wittenberg  et  son 
université  étaient  tombées  sous  la  domination  de  Mau- 
rice de  Saxe,  alors  allié  de  l'empereur.  Dans  cette  situa- 
tion si  nouvelle,  comment  Mélanchthon  pourrait-il 
continuer  d'enseigner?  Oh!  répond  mélancoliquement 
le  professeur,  je  sauvai  garder  le  silence;  ce  ne  me 
sera  pas  difficile  :  Tuli  etiam  antea  seruitulem  pxne  de- 
formem,  cum  sœpe  Lutherus  magis  suœ  nalurw,  in  qua 
9iXovsi.x[a  erat  non  exigua,  quam  vel  personœ  suœ  vel 
utilitati  communi  seruiret.  C.  R.,  t.  v,  col.  880.  Il  y  avait 
plus  de  deux  ans  que  Luther  était  mort  ;  dans  le  cœur 
de  Mélanchthon  quel  souvenir  affreux I  Et  que  l'on 
se  souvienne  que  nous  avons  devant  nous  un  lettré 
discret,  pour  qui  un  mot  à  l'emporte-piècc  est  un 
coup  d'État  : 

En  apparence,  toutefois,  l'accord  avait  subsisté, 
s'affirmant  dans  des  circonstances  importantes  et 
dans  les  écrits  publics.  En  1539,  Mélanchthon  s'unit  à 
Luther  pour  permettre  à  Philippe,  landgrave  de  Hesse, 
d'avoir  deux  femmes  légitimes  à  la  fois;  à  Rothen- 
bourg,  le  4  mars  1540,  il  assista  même  à  la  cérémonie 
du  second  mariage.  Quelques  mois  après,  l'affaire 
s'ébruita.  Alors,  mais  fait  digne  de  remarque,  alors 
seulement  Mélanchthon  tomba  malade;  à  lui  aussi, 
comme  à  Luther  (Luther,  t.  ix,  col.  1178),  l'auto- 
risation elle-même  avait  donc  laissé  la  conscience  fort 
tranquille. 

En  1545,  Luther  écrivait  une  préface  pour  la  col- 
lection de  ses  œuvres  latines;  il  y  célèbre  encore  les 
Lieux  conmiuns  de  Mélanchthon,  quelques  change- 
ments qu'ils  eussent  subis.  Opéra  latinaimrii  argumenli, 
1865,  1. 1,  p.  15.  De  son  côté,  le  19  février,  le  lendemain 
de  la  mort  de  Luther,  Mélanchthon  disait  à  ses  élèves: 
Obiil  auriga  et  currus  Israël,  qui  rexit  Ecclesiam  iit  hac 
ultima  senecta  mundi.  C.  R.,  t.  vi,  col.  59.  Quelques 
jours  après  (22  février),  il  prononçait  son  oraison 
funèbre.  C.  R.,  t.  xi,  col.  726-734.  Ce  discours,  il  est 
vrai,  est  sans  grande  chaleur;  mais  enfin  les  confi- 
dences privées  avaient  beau  être  amères;  de  part  et 
d'autre  les  éloges  publics  avaient  persisté.  En  outre, 
quelques  mois  après  la  mort  de  Luther,  en  tête  du 
t.  ii  de  ses  œuvres  latines,  Mélanchthon  publiait  la 
biographie  du  Réformateur. 

D'ailleurs,  le  désaccord  avait-il  été  total  et  pre  « 
fond?  Il  avait  peut-être  attaqué  les  nerfs  et  la  sensi- 
bilité plus  que  l'intelligence  et  le  cœur.  Si  Mélanchthon 
était  resté  à  Wittenberg,  à  côté  de  Luther,  était-ce 
uniquement  à  cause  dis  liens  de  famille,  d'une  certaine 
accoutumance,  et  de  la  crainte  de  l'inconnu?  Au 
contraire,  les  panégyristes  ajoutent  :  «  Mélanchthon 
était  dominé,  fasciné  par  Luther.  Sous  des  dissenti- 


)11 


MÉLANCHTHON,    RAPPORTS    AVEC   LE    CATHOLICISME 


512 


ments  de  surface  demeurait  une  attache  profonde  au 
grand  Réformateur.  »  Il  se  peut;  dans  cette  impossibi- 
lité de  s'échapper,  il  y  avait  peut-être  je  ne  sais  quel 
ascendant  exercé  par  le  tribun  sur  l'intellectuel  sans 
flamme,  je  ne  sais  quelle  fascination  physique  s'impo- 
sant  à  la  fatigue  du  neurasthénique.  El  sans  doute 
aussi  Luther  eut-il  toujours  un  reste  d'attache  pour 
l'ami  des  jours  de  lutte;  jamais  en  public  il  ne  s'échap- 
pa contre  Mélanchthon  à  des  attaques  violentes 
comme  il  en  dirigea  contre  Carlstadt,  Mtinzer,  Érasme, 
et  tant  d'autres.  i 

Pour  Luther,  Mélanchthon  avait  été  l'ami  des  pre- 
miers jours;  plus  tard,  il  n'avait  jamais  brisé  avec  lui; 
ce  sont  ses  lettres  qui  contiennent  ses  plaintes,  et  dans 
l'ensemble  sa  correspondance  resta  ignorée  des  contem- 
porains. Il  n'y  a  donc  pas  à  s'étonner  qu'après  le 
mort  de  Luther,  il  ait  été  considéré  comme  le  succes- 
seur du  Réformateur  et  comme  le  chef  de  la  Réforme 
allemande. 

On  comprend  que  Luther  et  Mélanchthon  ne  se 
soient  pas  séparés  :  ils  se  complétaient  merveilleuse- 
ment l'un  l'autre.  Les  Lieux  communs  et  la  Confession 
d'Augsbourg  sont  le  complément  de  l'Appel  à  la 
Noblesse  allemande  et  du  rejet  de  la  bulle  Exurge.  En 
152lJ,  Luther  exprimait  heureusement  la  tâche  de 
Mélanchthon  à  côté  de  la  sienne  :  «  Je  suis  né  pour 
lutter  et  tenir  la  campagne  contre  les  bandes  et  les 
démons;  c'est  pourquoi  mes  ouvrages  soufflent  la 
tempête  et  la  guerre.  Je  dois  déraciner  les  arbres  avec 
leurs  troncs,  tailler  les  haies  avec  leurs  épines,  et 
combler  les  mares  stagnantes.  Je  suis  le  rude  bûcheron 
qui  doit  frayer  et  tracer  la  route  en  pleine  forêt.  Alors 
maître  Philippe  s'avance  discrètement  et  sans  bruit; 
il  se  livre  au  plaisir  de  bâtir  et  de  planter,  de  semer  et 
d'arroser;  il  fait  valoir  ainsi  les  dons  heureux  que  Dieu 
lui  a  départis.  »  Éd.  de  "Weimar,  t.  xxx  b,  p.  08-69. 
Luther  est  le  torrent  descendant  des  montagnes, 
Mélanchthon,  le  ruisseau  serpentant  dans  la  plaine 

5°  Mélanchthon  et  l'Église  catholique.  —  Souvent  les 
catholiques  ont  cherché  à  ramener  Mélanchthon  à 
l'Église. 

En  1524,  Mélanchthon  était  à  Rretten,  chez  sa  mère; 
le  légat  Campeggio,  qui  était  alors  à  Stuttgart,  lui 
envoya  son  secrétaire,  Frédéric  Nauséa.  Cette  tenta- 
tive n'eut  aucun  succès.  En  1528,  Jean  Faber,  prédica- 
teur du  roi  des  Romains  Ferdinand,  lui  offrait  une 
place  à  la  cour  impériale,  s'il  voulait  abandonner  la 
Réforme.  En  1530,  à  la  diète  d'Augsbourg,  Mé- 
lanchthon fit  lui-même  à  Campeggio  des  avances 
étranges,  qui  mettent  sa  bonne  foi  en  fâcheuse 
posture  (ci-dessus,  coi.  503).  De  1530  à  1537, 
André  Éricius,  humaniste,  ami  d'Érasme  et  évêque 
en  Pologne,  l'invita  plusieurs  fois  à  venir  auprès  de 
lui,  et  à  abandonner  Luther.  En  vain  Jean  Cochlœus, 
le  seul  catholique  que  Mélanchthon  ne  put  tromper, 
mettait-il  Éricius  en  garde  contre  le  caractère  fuyant 
de  son  correspondant.  Mélanchthon  ne  fît  jamais  de 
réponse  nettement  négative.  La  correspondance  ne 
se  termina  qu'avec  la  mort  d'Éricius.  Ces  mêmes 
années-là  (1531-1539),  Campeggio,  Aiéandre,  Vergerio, 
Bracetto  multiplièrent  des  démarches  du  même  genre. 
Avec  tous,  Mélanchthon  avait  des  mots  polis  et  onc- 
tueux; pour  berner  un  dignitaire  ecclésiastique,  il  n'en 
faut  souvent  pas  davantage. 

En  France,  depuis  sa  mort,  on  a  assez  fréquemment 
opposé  sa  modération  aux  violences  de  Luther. 
Bossuet  avait  tracé  la  voie  dans  son  Histoire  des 
variations,  1.  V. 

Sous  cette  modération  et  ces  tractations  avec  les 
catholiques,  que  se  cachait-il?  Sans  doute,  le  regret  de 
la  scission,  peut-être  du  remords.  En  mourant,  le  père 
de  Mélanchthon  avait  conjuré  les  siens  «  de  ne  jamais 
se  séparer  de  l'Église  ».   Neuf  jours  avant  sa  mort, 


Mélanchthon  rappelait  cette  parole  à  son  entourage. 
Protest.  Kealencijclopadie,  3e  edit.,  1903,  art.  Mé- 
lanchthon, p.  531. 

On  connaît  aussi  le  langage  qu'il  aurait  tenu  à  sa 
mère.  Sur  ce  point  il  y  a  deux  versions.  L'une  est  de 
Florimond  de  R;cmond,  L'histoire  de  la  naissance, 
progrès  et  décadence  de  l'hérésie  de  ce  siècle,  I.  II,  c.  ix, 
Rouen,  1629,  p.  186,  187.  Mélanchthon  était  sur  son 
lit  de  mort;  sa  mère  lui  avait  demandé  quelle  était  la 
meilleure  religion,  celle  des  ancêtres  ou  la  nouvelle. 
Mélanchthon  avait  répondu  :  Hœc  plausibilior,  illa 
securior;  «  la  nouvelle  doctrine  est  la  plus  plausible, 
mais  l'autre  est  la  plus  sûre.  »  Cette  version  est  évidem- 
ment à  rejeter.  La  mère  de  Mélanchthon  mourut 
longtemps  avant  son  fils,  en  1529;  et  Florimond  de 
Raemond  est  un  historien  sans  critique.  L'autre  version 
est  plus  plausible;  elle  se  rapporterait  à  l'un  des  deux 
voyages  de  Mélanchthon  à  Bretten,  en  1521  ou  mieux 
en  1529.  Au  printemps  de  1529,  Mélanchthon  alla  de 
Spire,  où  se  tenait  la  diète,  à  Bretten,  sa  ville  natale, 
où  vivait  sa  mère.  Sa  mère  lui  aurait  témoigné  son 
trouble  :  au  milieu  de  toutes  ces  discussions,  à  quoi 
s'en  tenir?  Mélanchthon  lui  aurait  répondu  «  de  conti- 
nuer à  croire  et  à  prier,  comme  elle  avait  fait  jusque-là, 
sans  se  laisser  troubler  par  toutes  ces  discussions  et  ces 
conflits.  »  Melchlor  Adam,  Vitse  theologorum,  1620, 
p.  333,  dans  Grisar.  Luther,  t.  m,  p.  228. 

Mais  chez  Mélanchthon  la  modération  venait  d'une 
nature  faible  et  timide,  d'une  santé  épuisée  qui  devait 
s'interdire  les  grands  éclats;  à  quoi  s'ajoutaient  sou- 
vent des  préoccupations  d'habileté  politique.  Pour 
ses  réminiscences  catholiques,  elles  n'allaient  pas  au 
delà  d'émotions  littéraires.  Dans  le  fond,  il  réprouva 
toujours  le  côté  «  superstitieux  »  du  culte  catholique, 
et  le  côté  «  tyrannique  »  de  sa  hiérarchie. 

Aussi  a:t-on  pu  dire  avec  beaucoup  de  raison 
qu'avec  ses  faux-fuyants  et  sa  douceur  apparente, 
Mélanchthon  était  plus  dangereux  que  Luther.  Grisar, 
Luther,  t.  n,  p.  268. 

Vraisemblablement,  la  tendance  de  Mélanchthon 
aux  positions  intermédiaires  cachait  une  certaine  indi- 
fférence à  l'égard  du  dogme  :  à  quoi  bon  tant  de  luttes 
sur  .des  rites,  ou  même  sur  des  points  de  doctrine! 
Plus  loin,  plus  profondément,  il  y  a  l'union  intime 
de  l'âme  avec  Dieu  :  c'est  le  seul  point  essentiel  : 
Avide  exspecto  illam  lucem,  in  qua  Deus  erit  omnia  in 
omnibus,  et  procul  aberunt  sophistica  et  sycophantica. 
C.  R.,  t.  ix,  col.  898  (à  Buchholzer,  10  août  1559). 

C'est  là,  semble-t-il,  la  tendance  qui  permet  le 
mieux  de  comprendre  la  raison  des  sinuosités  de 
Mélanchthon;  dans  la  théologie,  cet  humaniste  fut 
toujours  quelque  peu  dépaysé.  C'est  aussi  celte  ten- 
dance qui  fait  le  mieux  saisir  la  raison  de  son  oppo- 
sition profonde  à  l'Église  catholique.  L'Égii'se  catho- 
lique ne  goûte  pas  cette  attitude  dégagée  à  l'endroit 
des  dogmes;  c'est  pourquoi,  malgré  des  apparences 
contraires,  Mélanchthon  a  toujours  été  aussi  éloigné 
que  Luther  d'un  retour  au  catholicisme. 

Pourtant  Mélanchthon  voulait  l'unité  de  la  doctrine, 
et  pour  maintenir  cette  unité,  il  entendait  établir  des 
moyens  pratiques  :  profession  de  foi  et  surveillance 
doctrinale.  Comment  ces  institutions  s'ailient-elles 
avec  l'indifférence  doctrinale  qui  serait  sa  tendance 
profonde?  La  Rochefoucauld  répondra  :  «  L'imagina-' 
tion  ne  saurait  inventer  tant  de  diverses  contrariétés 
qu'il  y  en  a  naturellement  dans  le  cœur  de  chaque 
personne.  »  Par  la  demande  profonde  du  sentiment 
religieux,  par-  son  éducation  catholique,  Mélanchthon 
sent  la  nécessité  d'une  doctrine;  par  le  besoin  de 
garder  un  lien  d'union  entre  les  protestants,  il  en 
arrive  à  l'indifférence  à  l'endroit  des  dogmes,  à  la  reli- 
gion du  sentiment.  Et,  elles  aussi,  ses  tendances 
propres  le  conduisaient  dans  la  même  direction;  elles 


513 


MELANCHTHON 


MELCHISEDECIENS 


514 


l'amenaient  à  comprendre  la  religion  sous  la  forme 
d'une  vague  union  myst  que  avec  le  divin. 

I.  Œuvres  de  Mfunchthon.  —  Éditions  incomplètes  : 
Bàle,  1541;  Wittenberg,  1562-1634;  K.  Bretschneider  et 
Bindseil,  dans  le  Corpus  Reformalorum  [C.  R.],t.  i-xxvm  , 
Leipzig,  1S31-1S60,  publication  incomplète  et  défectueuse; 
voir  ci-après  Sappkmtnla...  1910...;  H.  Bindseil,  Ph.  Me- 
lanchthonis  epislolœ,  judicia,  consilia,  etc.,  Halle,  1874; 
K.  et  W.  Krafft,  Brie/e  und  Doktwientc  ans  der  Zeit  dcr 
Reformation,  Elberfeld,  1875;  K.  Hartfelder,  Melanchlho- 
niana  p;vdagogica,  Leipzig,  1892.  Dans  le  volume  A  us  der 
Scinde  Melanchthon,  1S97,  J.  Hausleiter  a  parlé  des  Dis- 
putes de  Melanchthon,  de  1546  a  1560.  G.  Plitt  et  Th.  Kolde, 
Die  Loci  communes  Ph.  Melanchthons,  in  ihrer  Urgestalt, 
3«  édit.,  Leipzig,  1900;  J.  Muller  et  Th.  Kolde,  Die  symbo- 
lischen  Biiclierder  ei'angeliseh-luthcrisehen  Kirche,  11e  édit., 
Gutersloh,  1912.  Nombreuses  autres  pièces,  publiées  çà  et 
là,  notamment  dans  les  deux  revues  Theologische  Studien  und 
Kritiken,  et  /.eitschri/l  fur  Kirche.ngesdiicb.te.  11  laut  signaler 
notamment  P.  A.  Kirsch,  Me  lanchthon' s  Bric/  an  Camera- 
rius  ùber  Luther's  Ileirath,  vom  16  luni  1525,  Mayence, 
1900.  1res  bonne  bibliographie  dans  K.  Hartfelder,  PMI. 
Melanchthon  als  Pnvceplor  Germani:r,  1899,   p.  567  sq. 

En  1897,  à  l'occasion  du  quatrième  centenaire  de  la 
naissance  de  Melanchthon,  on  a  décidé  la  publication  de 
Suppléments  i\  l'édition  du  Corpus  Réf.  (Cf.  Theologische  Stu- 
dien und  Kritiken,  1S97,  p.  846.)  En  1910  a  commencé  la 
publication  de  ces  suppléments  :  Supplementa  Melanch- 
thoniana,  Leipzig;  il  en  a  paru  4  volumes;  le  dernier  est 
intitulé  :  Briefivechsel,  1510-152S,  1926.  Ces  suppléments 
menacent  d'être  très  volumineux;  ils  comprendront  vrai- 
semblablement six  sections. 

Depuis  1910,  en  dehors  de  ces  Suppléments,  quelques 
autres  documents  ont  été  publiés  :  Wrampelmeyer,  Un- 
gedruckte  Schri/len  Philipp  Melanchlhons  (Bcilage  zur 
Jahresbericht  des  kôniglicl.en  Gymnasiums  zu  Klausthal, 
1910, 1911  ;  (morceaux  littéraires  de  peu  d'importance). 

IL  Travaux.  —  Les  travaux  catholiques  sont  précédés 
d'un  astérisque.  — ■  Jo.  Camerarius,  De  Philippi  Mclan- 
chthonis  ortu,  tolius  vitœ  curriculo  et  morte,  Leipzig,  1566; 
autre  édition  avec  Index,  La  Haye,  1655  (première  bio- 
graphie).— *I.  Dœllinger,  Die  Reformation,  1. 1,  Batisbonne, 
1846,  p.  349-40S;  trad.  Perrot,  t.  i,  Paris,  1848,  p.  340-394. 
— G.  Ellinger,  Philipp  Melanchthon,  Berlin,  1902.  — 
K.  Hartfelder,  Ph.  Melanchthon  als  Prœceptor  Germaniœ, 
Berlin,  1889  (t.  vu  des  Monumcnla  Gcrmaniœ  pivdagogica). 
— -H.  Rremer,  Die  Entinicklung  des  Glaubensbegriffs  bei 
Melanchthon,  Dissertation,  Bonn,  1901.  —  G.  Kawerau, 
Die  Versuche  W;  lanchthon  zur  kalholischen  Kirche  zuriick- 
zufûhren,  Halle.  1902.  —  C.  F.  Fischer,  Melanchlhons 
Lettre  von  der  Bekehrung,  Tubingue,  1905.  —  Fr.  Loots, 
Leitfadcn  zur  Dogmengeschichte,  4e  éd.,  Halle,  1906.  — 
K.  Seeberg,  Lehrbuch  der  Dogmengrschichle,  t.  iv,  1"  et 
2«  parties,  Leipzig,  1917-1920,  surtout  2e  partie,  p.  420  sq. 
— *H.  Grisar,  Luther,  V-2e  éd.,  Frihourg-en-Brisgau, 
1911-1912,  3  éd.,  1924-1925;  les  suppléments  seuls 
différent;  t.  i  et  n,  supplément  de  48  p.,  t.  m,  supplément 
de  15  p.  Sur  Melanchthon,  surtout  t.  n,  p.  265-315; 
t.  m,  p.  211-230.  —  G.  Wolf,  Quellenkunde  der  deutschen 
Re/ormationsgcschichlc,  3  vol.,  1915-1923  (très  soigné).  — 
P.  Peters,  Geschichle  der  aristolelischen  Philosophie  in  pro- 
testantischem  Deuischland,  1921,  p.  19-108. 

J.  Paquier. 

MELCHIADE,  pape,  voir  Miltiade. 

MELCHISEDECIENS,  secte  d'hérétiques 
décrite  par  saint  Épiphane,  Hœres.,  lv,  qui  leur  attri- 
bue toutes  sortes  d'opinions  étranges  sur  la  personne 
de  Melchisédech. 

I.   LES  MELCHISEDECIENS    D'APRÈS  SAINT  ÉPIPHANE 

—  C'est  à  saint  Épiphane  que  nous  devons  le  premier 
emploi  du  nom  de  melchisédéciens,  attribué  à  une 
secte  déterminée,  et  l'hérésiologue  prétend  que  les 
hérétiques  en  question  se  désignent  eux-mêmes  de  la 
sorte,  Hœres.,  lv,  1,  5,  édit.  Holl,  t.  n,  p.  324,  Leipzig, 
1919.  II  leur  consacre  une  notice  assez  longue  et  assez 
embrouillée. 

Dès  le  début,  il  nous  met  en  présence  d'hérétiques 
qui  se  rattachent  à  Théodote  le  Corroyeur,  et  qui 
regardent  Melchisédech  comme  une  grande  puissance; 

D1CT.   DE  THÉOL.    CATHOL. 


ils  le  font  vivre  en  des  lieux  ineffables,  et  déclarent, 
d'après  le  ps.  cix,  qu'il  est  supérieur  au  Christ.  Ils 
ajoutent,  selon  l'Épîtrc  aux  Hébreux,  qu'il  est  sans 
père,  ni  mère,  ni  généalogie.  Hœres.,  lv,  1.  Épiphane 
ajoute  qu'il  connaît  certains  érudits  qui  savent  les 
noms  des  parents  de  Melchisédech  :  son  père,  disent- 
ils,  s'appelait  Héraclas  et  sa  mère  Astarth  ou  Astoriane, 
ibid.,  2,  p.  325.  Ces  érudits  doivent  avoir  emprunté 
leurs  renseignements  à  des  traditions  juives.  L'hérésio- 
logue ne  nous  dit  pas  s'ils  faisaient  partie  de  la  secte. 

Après  une  assez  longue  digression  sur  Salem,  la  ville 
de  Melchisédech,  la  notice  continue  en  rappelant  une 
série  d'opinions  plus  ou  moins  étranges  au  sujet  du 
personnage  :  Hiéracas  enseigne  que  Melchisédech  est 
l'Esprit-Saint,  ibid.,  5,  p.  330;  les  Samaritains  préten- 
dent qu'il  n'est  autre  que  Sem,  fils  de  Noé,  ibid.,  6, 
p.  331  ;  des  juifs  soutiennent  qu'il  était  un  homme  juste 
et  bon,  dont  les  Livres  saints  ne  donnent  pas  la  généa- 
logie, parce  qu'il  était  le  fils  d'une  prostituée,  ibid.,  7, 
p.  333;  certains,  dans  l'Église  catholique,  pensent  que 
Melchisédech  était  en  nature  le  Fils  de  Dieu,  qui 
apparut  à  Abraham  sous  forme  d'homme,  ibid.,  7,  3, 
p.  333-334;  d'autres,  à  ce  qu'a  entendu  dire  Épiphane, 
croient  qu'il  n'est  autre  que  le  Père  de  Notre-Seigneur 
Jésus-Christ,  ibid.,  9,  11,  p.  336.  Quant  à  l'hérésie  sus- 
dite, ajoute  l'écrivain,  ibid.,  8, 1-2,  p.  334,  elle  présente 
les  offrandes  au  nom  de  Melchisédech,  et  dit  qu'il  est 
l'introducteur,  elCTaywyéa,  auprès  de  Dieu,  parce  qu'il 
est  prince  de  la  justice  et  établi  pour  cela  même  par 
Dieu  dans  le  ciel,  étant  spirituel  et  constitué  pour  le 
sacerdoce  de  Dieu,  Trveuu.aTtx6ç  tiç  wv  xal  tic,  lepcù- 
aûvrjv  ©sou  TËTayiiivoç  (texte  à  lire  ainsi  avec  Holl; 
les  anciennes  éditions  portent  xal  ulôç  HeoG,  ce  qui 
semble  une  erreur).  C'est  pourquoi,  continuent  les 
sectaires,  nous  devons  lui  présenter  nos  offrandes,  afin 
qu'il' les  présente  à  son  tour  pour  nous,  et  que  par  lui 
nous  obtenions  la  vie. 

Naturellement  les  écrivains  postérieurs  à  Épiphane 
reproduisent  un  certain  nombre  de  ses  renseignements  ; 
ils  lui  empruntent  en  particulier  le  nom  de  melchisé- 
déciens :  ainsi  font  saint  Jean  Chrysostome,  Hom.  de 
Melchis.,  3,  P.  G.,  t.  lvi,  col.  260;Théodoret,  Hseret. 
fab.  comp.,  n,  6,  P.  G.,  t.  lxxxiii,  col.  392  D;  saint 
Augustin,  De  hœres.,  34,  P.  L.,  t.  xlii,  col.  31;  le 
Prœdestinatus,  hœres.,  i,  34,  P.  L.,  t.  lui,  col.  598; 
saint  Isidore  de  Séville,  De  hœres.,  17,  P.  L.,  t.  Lxxxn, 
col.  299;  Honorius  d'Autun,  Hœres.,  32,  P.  G., 
t.  CLxxn,  col.  237,  etc. 

II.  Critique  du  témoignage  d'Épiphane.  ■ — 
Comme  on  a  pu  le  voir  d'après  l'analyse  qui  précède, 
la  notice  d'Épiphane  est  très  confuse,  et  rapproche, 
en  une  unité  factice,  des  éléments  extrêmement  divers. 
L'hérésiologue  a  été  frappé  de  la  multitude  des  opi- 
nions émises,  par  des  hérétiques  aussi  bien  que  par  des 
catholiques,  au  sujet  de  Melchisédech,  et  pour  rap- 
porter ensemble  toutes  ces  opinions,  il  a  constitué, 
un  cadre  qui  ne  répond  à  aucune  réalité  historique 
assignable.  A  défaut  de  melchisédéciens  proprement 
dits,  nous  connaissons  du  moins  l'existence  d'héré- 
tiques qui  ont  longuement  spéculé  sur  le  personnage 
de  Melchisédech. 

1°  Le  premier,  semble-t-il,  qui  ait  fait  ainsi,  est 
Théodote  le  Banquier,  qui  vivait  au  début  du  me  siècle 
et  fut  disciple  de  Théodote  le  Corroyeur.  La  plus 
ancienne  notice  que  nous  ayons  sur  lui  est  celle  de 
saint  Hippolyte,  Philosiph.,  \n,  36,  édit.  Wendland, 
Leipzig,  1916,  p.  222  :  «  Différentes  recherches  étant 
faites  parmi  eux,  quelqu'un  qui  s'appelait  aussi 
Théodote  et  était  banquier  de  son  état,  en  vint  à  dire 
que  Melchisédech  était  une  très  grande  puissance,  et 
qu'il  était  plus  grand  que  le  Christ.  Ils  disent  que  le 
Christ  est  à  son  image;  et  eux  aussi,  comme  les  théo- 
dotiens  sus-mentionnés,  prétendent  que  Jésus  est  un 

X.—  17 


515 


MELCHISÉDÉCIENS   —   MELCHITE    ^ÉGLISE] 


516 


homme,  et,  de  la  même  manière,  que  le  Christ  est 
descendu  en  lui.  »  Avant  d'avoir  rédigé  les  Philoso- 
phoumena,  Hippolyte  avait  déjà  parlé  de  Théodote 
dans  le  Syntagma,  d'où  proviennent  les  notices  de 
pseudo-Tertullien,  Ado.  omn.  hœres.,  8,  P.  L.,  t.  n, 
col.  72-74,  de  Filastrius,  Hœres.,  lu,  édit.  Marx, 
Vienne  et  Leipzig,  1898,  p.  27,  et  le  début  de  celle  de 
saint  Épiphane.  Le  pseudo-Tertullien  nous  fait  con- 
naître les  arguments  scripturaires  de  Théodote,  que 
reproduit  également  saint  Épiphane,  à  savoir  Ps.,  cix, 
4  et  Ilehr.,  vu,  1-6.  Nous  apprenons  ainsi  que  Melchi- 
sédech,  était,  d'après  le  banquier,  la  grande  puissance 
de  Dieu  et  qu'il  intercédait  pour  les  anges  et  les  vertus 
célestes,  tout  comme  le  Christ  intercédait  pour  les 
hommes.  Il  ne  semble  pas  que  l'école  théodotienne  a'it 
longuement  survé%u  à  ses  fondateurs.  Le  traité 
Contre  Arlémon,  cité'  par  Eusèbe,  H.  E.,  v,  28,  édit. 
Schwartz,  Leipzig,  1903,  p.  500  sq.,  signale  les  divisions 
de  la  secte  et  la  conversion  de  son  évêque  Natalis, 
mais  déjà  Novatien,  dans  le  De  Trinltate,  ne  fait  plus 
aucune  allusion  à  Théodote  et  à  ses  rêveries  touchant 
Melchisédech. 

2°  Au  début  du  ive  siècle,  d'autres  hérétiques,  sans 
aucun  lien  avec  les  théodotiens  de  Rome,  prétendent 
que  Melchisédech  est  le  Saint-Esprit.  Tel  est  le  cas  de 
Hiéracas,  que  nous  a  déjà  fait  connaître  la  notice  de 
saint  Épiphane,  Hœres.,  lv,  5,  et  sur  lequel  l'évêque  de 
Salamine  revient  longuement,  Hœres.,  lxvh.  Pour 
soutenir  son  opinion,  Hiéracas  s'appuyait  principale- 
ment sur  Hebr.,  vu,  3  :  du  moment  où  Melchisédech 
est  assimilé  au  Fils  de  Dieu,  il  ne  peut  être  confondu 
avec  lui;  il  faut  donc  croire  qu'il  est  l'Esprit-Saint, 
Hœres.,  lxvii,  3,  P.  G.,  t.  xlii,  col.  76.  Il  faisait  aussi 
appel  à  V Ascension  d'Isaïe  et  à  d'autres  apocryphes. 
Nous  ne  connaissons  aucun  disciple  de  Hiéracas,  et  il 
ne  semble  pas  que  ses  opinions  étranges  aient  donné 
naissance  à  une  secte.  Saint  Épiphane  lui-même 
lorsqu'il  signale  Hiéracas  parmi  les  melchisédéciens 
ne  va  pas  jusqu'à  le  prétendre. 

III.  Spéculations  postérieures  a  Épiphane.  — 
S'il  n'est  pas  possible  de  trouver  une  secte  de  melchi- 
sédéciens, du  moins  est-il  assuré  que  pendant  long- 
temps on  chercha  à  savoir  quelle  place  il  fallait  donner 
au  mystérieux  roi  de  Salem  et  que  beaucoup  l'identi- 
fièrent à  une  personne  divine. 

1°  Aux  environs  de  375,  quelques  exégètes  romains 
essayaient  de  prouver  que  Melchisédech  n'était  autre 
que  le  Saint-Esprit.  Telle  est  la  thèse  longuement 
démontrée  par  le  pseudo-Augustin,  dans  la  109°  des 
Quœstiones  Veteris  et  Novi  Testamenli,  édit.  Souter, 
Vienne  et  Leipzig,  1908,  p.  257-268.  Cette  thèse, 
lorsqu'elle  fut  connue  par  saint  Jérôme,  quelques 
années  plus  tard,  fut  de  sa  part  l'objet  d'une  réfuta- 
tion vigoureuse,  Epist.,  lxxiii,  Ad  Evangelum,  édit. 
Hilberg,  t.  n,  p.  14-22.  Elle  fut  également  réfutée  par 
l'auteur  inconnu  d'un  sermon  conservé  sous  le  nom 
d'Origène,  et  qui  peut  provenir  d'un  monastère  pales- 
tinien de  la  fin  du  iv°  siècle,  édit.  Baehrens,  Ueberlie- 
ferung  und  Textgeschichte  der  lateinisch  erhaltenen 
Homilien  des  Origenes,  Leipzig,  1916,  p.  243-252. 

2°  Vers  la  même  époque  et  au  début  du  ve  siècle, 
un  certain  nombre  de  chrétiens  d'Egypte  exprimaient 
des  opinions  étranges  sur  Melchisédech.  Plusieurs 
l'identifiaient  au  Saint-Esprit,  cf.  Cyrille  d'Alexandrie, 
Glaphyra  in  Gènes.,  n,  P.  G.,  t.  lxix,  col.  84  sq.  ; 
d'autres,  parmi  les  moines,  disaient  qu'il  était  le  Fils 
de  Dieu,  Apophtegm.  Patr.,  De  abbate  Daniele,  8, 
P.  G.,  t.  lxv,  col.  160.  Saint  Cyrille  les  combattit  les 
uns  et  les  autres. 

3°  Un  peu  plus  tard,  semble-t-il,  aux  environs  de 
420,  Marc  l'Ermite  connaissait  en  Galatie,  et  spéciale- 
ment dans  la  région  d'Ancyre,  des  sectaires  qui 
voyaient  en  Melchisédech  le  Fils  de  Dieu,  et  il  écrivit 


un  important  ouvrage  pour  les  réfuter,  De  Melchisé- 
dech, 1'.  G.,  t.  lxv,  col.  1117-1140.  Pour  la  première 
fois,  semble-t-il,  nous  nous  trouvons  en  face  d'un 
groupe  d'hérétiques  déclarés,  excommuniés  par  les 
évêques,  et  qui  font  de  Melchisédech  le  centre  de  leurs 
spéculations.  Il  n'est  pas  impossible  que  ces  hérétiques 
se  rattachent  par  quelque  lien  aux  raisonneurs  dont 
parle  saint  Épiphane,  Hœres.,  lv,  7,  édit.  Holl., 
t.  ii,  p.  333;  cf.  J.  Kunze,  Marcus  Eremita,  Ein  neuer 
Zeuge  jùr  dus  allkirchliche  Taufbekenntnis,  Leipzig, 
1895,  p.  82,  83,  et  ci-dessus,  t.  ix,  col.  191 

4°  Dans  la  seconde  moitié  du  vi=  siècle,  existait, 
paraît-il,  en  Phrygie,  une  hérésie  qui  se  réclamait  de 
Melchisédech.  Elle  nous  est  connue  par  une  notice  de 
Timothée  de  Constantinople,  De  recept.  hœrel.,  P.  G., 
t.  lxxxvi  a,  col.  33  :  «  Il  y  a  des  melchisédéciens,  ceux 
qu'on  appelle  maintenant  Athinganes.  Ils  se  glorifient 
de  Melchisédech,  de  qui  ils  ont  tiré  leur  nom.  Ils 
habitent  la  Phrygie;  ils  ne  sont  ni  Hébreux  ni  païens; 
car  ils  semblent  garder  le  sabbat,  mais  ne  pas  circon- 
cire leur  chair.  Ils  ne  permettent  à  aucun  homme  de  les 
toucher...  »  Quelques  renseignements  complémentaires 
sur  ces  hérétiques  sont  fournis  par  un  texte  anonyme, 
De  Melchisedecianis  et  Theodotianis  et  Atthinganis, 
contenu  dans  les  mss.  Paris,  grœc.  364,  fol.  43,  et 
Coislin.  39,  fol.  270,  de  la  Bibliothèque  nationale  de 
Paris.  D'après  ce  texte,  œuvre  d'un  érudit  qui  connaît 
les  anciens  hérésiologues,  les  hérétiques  en  question 
prétendent  que  Melchisédech  est  une  grande  puissance 
supérieure  au  Christ;  quelques-uns  d'entre  eux  l'iden- 
tifient même  à  Dieu  le  Père.  Tous  observent  le  sabbat, 
pratiquent  la  divination  et  la  magie  et  invoquent  les 
démons.  Nous  n'avons  malheureusement  aucune 
donnée  historique  qui  nous  permette  de  suivre  les 
vicissitudes  de  la  secte. 

La  notice  sur  les  Athinganes  est  le  dernier  texte 
qui  parle  d'hérétiques  melchisédéciens.  Nous  avons 
essayé  de  montrer  ici  combien  ce  nom  servait  à  recou- 
vrir de  spéculations  variées,  et  sans  lien  entre  elles. 
Les  spéculations  sur  Melchisédech  sont  d'ailleurs  anté- 
rieures à  Théodote,  elles  se  sont  longuement  pour- 
suivies après  le  vu"  siècle.  Nous  n'avions  pas  ici  à  faire 
leur  histoire,  mais  seulement  à  nous  demander  leur 
influence  Sur  la  constitution  de  systèmes  hérétiques. 

L.  Borgesius,  Hisloria  crilica  Melchisédech,  Berne,  1706; 
Dom  Calmet,  Dissertation  sur  Melchisédech,  dans  le  Com- 
mentaire latéral  de  tous  les  livres  de  l'A.  et  du  N.  T.,  Paris, 
1726,  t.  vra,  p.  636-642;  M.  Friedlânder,  La  secte  de  Mel- 
chisédech et  l'Épitre  aux  Hébreux,  dans  Revue  des  Études 
juives,  1882,  t.  v,  p.  1-26,  188-198,  1883,  t.  vi,  p.  187-199; 
A.  Harnack,  Lehrbuch  der  Dogmengeschichte,  t.  I,  4e  édit., 
Leipzig,  1909,  p.  713,  745;  .1.  Tixeiont,  La  théologie  anténi- 
céenne,  9e  édit.,  p.  351-352;  G.  Bardy,  Melchisédech  dans  la 
tradition  palrislique,  dans  Revue  biblique,  1926,  p.  496- 
509;  1927,  p.  25-45. 

G.  Bardy. 
MELCHITE  (Église)  —  Les  chrétiens  de 
Syrie  qui  restèrent  fidèles  à  la  doctrine  de  Chalcédoine 
reçurent  par  dérision,  de  leurs  compatriotes  monophy- 
sites,  le  surnom  de  malkânyia  ou  impérialistes  (du 
syriaque  malka,  roi,  empereur),  parce  qu'ils  accep- 
taient les  définitions  dogmatiques  en  honneur  à  la 
cour  de  Constantinople.  Plus  tard,  les  auteurs  arabes 
musulmans  employèrent  aussi  la  forme  malkânyia, 
mais  les  chrétiens  adoptèrent  celle,  plus  arabe,  de 
melkî,  pluriel  melktln,  d'où  l'on  a  tiré  Melchite.  A 
part  une  faible  minorité  d'origine  grecque  (marchands, 
colons,  soldats  ou  fonctionnaires)  les  melchites  étaient 
de  race  syrienne,  comme  les  monophysites  et  les 
maronites.  Les  orthodoxes,  c'est-à-dire-  ceux  d'entre 
eux  qui  n'ont  pas  fait  leur  union  avec  Rome,  s'inti- 
tulent aujourd'hui  Roûm  ou  Romains,  au  sens  byzantin 
du  mot  grec  'PcofxaToi,.  Les  catholiques  ont  conservé  le 
nom  de  melchites,  qui  leur  est  souvent  donné  à  titre 


517 


MELCHITE    (EGLISE! 


518 


exclusif,  bien  qu'il  convienne  également  aux  ortho- 
doxes. Cf.  C.  Charon,  L'origine  ethnographique  des 
melkilcs.  dans  les  Échos  d'Orient,  1908,  t.  sa,  p.  82-91. 
Nous  nous  conformerons  à  la  tradition  commune  en 
ne  parlant  que  de  l'Église  mclehite  unie  à  Rome. 

1°  Les  origines.  —    L'hérésie    monophysite    était 
devenue  au  vi"  siècle  la  doctrine  religieuse  de  presque 
toute  la  Syrie,  surtout  après  l'organisation  de  l'Église 
dissidente  appelée  jacobite,  du  nom  de  son  fondateur 
Jacques  Baraddaï.  Les  catholiques  ne  comprenaient 
qu'une  minorité  grecque  ou  fortement  hellénisée  qui 
continuait   à   demander  ses   directives   à   Constanti- 
nople.  Tant  que  dura  la  domination  des  empereurs 
byzantins,  leur  situation  demeura  satisfaisante,  malgré 
l'hostilité  des  hérétiques.  Les  invasions  perses  de  540, 
576,  606,  613-615,  avaient  cependant  causé  bien  des 
dévastations.   L'arrivée   des  Arabes  musulmans,   en 
635,  rendit  précaire  la  position  des  melchites,  soup- 
çonnés par  leurs  nouveaux  maîtres  de  se  faire  les 
agents  des  Byzantins,  tandis  que  les  jacobites  accueil- 
laient les  envahisseurs  avec  plus  ou  moins  de  sympa- 
thie pour  se  débarrasser  de  la  domination  détestée  de 
Constantinople.  Il  s'ensuivit  une  émigration  grecque 
considérable  qui  diminua  fortement  le  nombre  des 
fidèles.  C.  Karalewskij,  art.  Antioche,  dans  le  Diction- 
naire d'histoire  et  de  géographie  ecclésiastiques,  t.  in, 
col.  589-90.  Les  premiers  temps  de  l'occupation  arabe 
ne  virent  cependant  point  de  persécutions  proprement 
dites.  Si  le  Coran  fut  enseigné  aux  Syriens  et  si  les 
chrétiens  furent   assujettis   à  un  impôt   spécial,  les 
califes  permirent  aux  diverses  confessions  de  s'orga- 
niser librement  en  communautés  autonomes,  système 
que  les  Turcs  imitèrent  plus  tard.  La  persécution  ne 
commença  que  vers  la  fin  du  vn«  siècle.  Il  y  eut  de  ce 
fait  plusieurs  vacances  du  siège  patriarcal  d'Antioche 
et  quelques-unes  furent  de  longue  durée,  comme  celle 
de  702  à  742.    Les  Byzantins  réussirent   à   occuper 
Antioche    pendant    plus    d'un   siècle    (969-1085)  et 
rétablirent  l'autorité  du  patriarche  dans  la  Syrie  du 
Nord. 

2°  Le  schisme.  —  Les  melchites  avaient  toujours 
suivi,  même  sous  la  domination  arabe,  les  diverses 
phases  de  la  politique  religieuse  de  l'empire  byzantin. 
C'est  dire  que  leur  union  à  Borne  dépendait  de  la  cour 
de  Constantinople,  puisque  c'était  par  elle  qu'ils 
conservaient  quelques  relations  avec  l'Occident.  Beau- 
coup de  leurs  patriarches  et  de  leurs  évêques  étaient 
d'ailleurs  grecs  ou  de  formation  byzantine.  Le  schisme 
de  Michel  Cérulaire  (1054)  fit  sentir  ses  funestes  effets 
jusqu'en  Syrie.  Si  le  patriarche  Pierre  III  hésita  à 
suivre  son  collègue  de  Constantinople,  il  n'en  fut  pas 
de  même  de  son  successeur,  Théodose  III  Chrysober- 
gès,  partisan  avéré  de  Cérulaire,  nommé  au  trône 
d'Antioche  probablement  en  1057.  L.  Bréhier,  Le 
schisme  oriental  du  XI'  siècle,  Paris,  1899,  p.  231-236. 
Les  relations  avec  Borne  devenaient  d'ailleurs  diffi- 
ciles. Les  patriarches  de  cette  époque  furent  pris  exclu- 
sivement parmi  le  clergé  byzantin,  dont  ils  avaient 
naturellement  les  préventions  antilatines  mises  en 
honneur  par  Photius  et  Michel  Cérulaire.  Le  bas 
clergé,  entièrement  indigène  et  souvent  ignorant, 
subissait  l'influence  de  ses  chefs.  Le  régime  instauré 
par  les  croisés  augmenta  encore  l'hostilité  des  mel- 
chites contre  Borne.  Depuis  l'établissement  d'un 
patriarche  latin  à.  Antioche,  les  titulaires  grecs  rési- 
daient le  plus  souvent  à  Constantinople,  d'où  ils  diri- 
geaient le  mouvement  antiromain.  L'un  d'eux,  Théo- 
dore IV  Villehardouin,  de  la  famille  de  ce  nom  et 
passé  à  l'orthodoxie  grecque,  souscrivit  cependant  à 
l'union  proclamée  au  concile  de  Lyon  en  1274.  Bentrés 
en  Syrie  après  le  départ  des  croisés,  les  patriarches 
grecs  d'Antioche  résidèrent  en  divers  lieux,  surtout 
après  la  ruine  de  la  ville.   C'est  probablement   Pa- 


côme   Ier  qui  transporta  le  siège  à  Damas,  dans  la 
seconde  moitié  du  xiv»  siècle. 

3°  Tentatives  d'union.  —  Dorothée  I"  (1434-35- 
1451)  se  fit  représenter  au  concile  de  Florence  par 
Isidore,  métropolite  de  Kiev,  acquis  à  l'union.  Il 
semble  que  les  décisions  du  concile  furent  bien 
accueillies  en  Syrie.  Malheureusement  le  voyage  que 
le  métropolite  de  Césarée  de  Cappadoce,  Arsène,  fit  à 
Jérusalem  en  1443  détruisit  en  grande  partie  cette 
bonne  impression  et  l'union  fut  éphémère.  Allatius, 
De  Ecdesise  orientalis  et  occidentalis  perpétua  consen- 
sione,  Cologne,  1648, 1.  III,  c.  v,  col.  938-942.  Le  pape 
Calixte  III,  tout  à  l'idée  de  reprendre  Constantinople 
aux  Turcs,  chercha  à  se  ménager  des  alliances  en 
Syrie  et  y  envoya  en  mission  Moïse  Giblet  d'origine 
française  et  probablement  de  rite  byzantin.  Moïse  fit 
des  ouvertures  d'union  au  patriarche  Michel  II  et 
gagna  à  la  cause  de  Borne  Joachim,  évêque  d'Epi- 
phanie (Hama),  en  1456.  Il  écrivit  de  Chypre  à 
Marc  III,  frère  et  successeur  de  Michel  III,  une  longue 
lettre  sur  le  même  sujet  et  lui  envoya  un  discours  de 
Grégoire  Mammas,  patriarche  catholique  de  Constan- 
tinople. En  février  1457,  il  vint  trouver  Marc  III  et 
finit  par  le  décider  à  faire  l'union.  Un  synode  local 
rétablit  le  nom  du  pape  dans  les  diptyques.  Marc  III 
se  mit  en  relations  avec  Calixte  III.  Son  successeur, 
Joachim  II  d'Epiphanie,  était  déjà  catholique.  A 
peine  élu,  il  se  rendit  en  Palestine,  où  il  eut  une 
longue  conférence  avec  les  patriarches  Marc  d'Alexan- 
drie et  Joachim  de  Jérusalem,  qui  se  prononcèrent 
tous  deux  pour  la  reconnaissance  du  pape.  Moïse 
Giblet,  devenu  le  mandataire  des  trois  prélats,  se 
rendit  à  Borne  pour  remettre  à  Pie  II  leur  acte  d'union 
(1459).  Cette  démarche  collective  n'eut  malheureuse- 
ment pas  de  résultat  durable,  sans  doute  à  cause  du 
manque  de  relations  suivies  entre  l'Orient  et  l'Occi- 
dent. 

La  conquête  de  la  Syrie  par  les  Ottomans,  en  1516, 
ne  changea  pas  la  situation  des  Églises  chrétiennes, 
sauf  que  le  patriarche  œcuménique  de  Constantinople, 
devenu  par  la  volonté  des  sultans  le  chef  spirituel  et 
temporel  des  orthodoxes  de  l'empire,  fit  tous  ses 
efforts  pour  établir  en  Syrie  une  hiérarchie  purement 
grecque.  S'il  réussit  assez  souvent  pour  le  siège  patriar- 
cal, il  ne  put  jamais  en  faire  autant  pour  les  sièges 
épiscopaux,  qui  restèrent  toujours  en  nombre  plus 
ou  moins  grand  entre  les  mains  des  indigènes. 

De  nouvelles  relations  se  créèrent  entre  Borne  et  la 
Syrie  dans  la  seconde  moitié  du  xvi"  siècle.  Gré- 
goire XIII  avait  envoyé  en  Orient  un  prêtre  maltais, 
Léonard  Abel,  pour  travailler  à  l'union  des  jacobites 
qui  venaient  de  lui  faire  des  ouvertures  et  faire  accep- 
ter la  réforme  récente  du  calendrier  (1583).  Léonard, 
créé  évêque  titulaire  de  Sidon,  se  mit  en  relations  avec 
le  patriarche  d'Antioche,  Joachim  V,  qui  éluda  sa 
réponse  sous  prétexte  de  s'entendre  avec  ses  collègues 
d'Alexandrie  et  de  Constantinople,  puis  avec  Mi- 
chel VII,  qui  souscrivit  la  profession  de  foi  qu'on  lui 
présenta,  voir  Ab:l  (Léonard),  dans  le  Dictionnaire 
d'histoire  et  de  géographie  ecclésiastiques,  1. 1,  col.  69,  70. 
Le  vieux  prélat  mourut  avant  d'avoir  pu  travailler 
sérieusement  pour  la  cause  de  l'union. 

Les  tentatives  de  rapprochement  ne  reprirent 
qu'avec  le  xvne  siècle.  Mélèce  Karmi,  devenu  arche- 
vêque d'Alep  en  1612,  se  préoccupait  de  reviser  les 
traductions  arabes  qui  supplantaient  de  plus  en  plus 
les  syriaques.  Pour  atteindre  ce  résultat,  il  entra  en 
relations  avec  Borne,  afin  d'obtenir  des  livres  grecs 
et  de  bons  traducteurs.  La  Propagande,  nouvellement 
fondée,  répondit  avec  bienveillance,  mais  ne  crut  pas 
devoir  encore  accorder  ce  qui  lui  était  demandé.  Les 
jésuites  et  les  capucins  s'établirent  à  Alep  en  1625, 
les  carmes  en  1626  et  travaillèrent  également  au  rap- 


519 


MELCHITE    (EGLISE' 


MELECE    D'ANTIOCHE 


320 


prochcment  des  esprits.  Le  P.  Queyrot,  jésuite,  eut 
bientôt  la  confiance  de  l'archevêque,  dont  l'archi- 
diacre, Michel  Baja,  enseignait  l'arabe  aux  mission- 
naires latins.  L'idée  de  l'unicn  lit  par  ces  moyens  de 
rapides  progrès,  à  tel  point  qu'en  1631  le  patriarche 
Ignace  III  Atyyé,  qui  se  reconnaissait  coupable  de  la 
mort  de  son  compétiteur  Cyrille  IV  Dabbâs,  pria  les 
capucins  d'intervenir  à  Rome  pour  obtenir  l'absolu- 
tion de  son  crime  et  aussi  des  secours  pécuniaires  pour 
son  Église.  Le  5  juillet  1631,  la  Propagande  répondit 
qu'il  fallait  d'abord  accepter  l'union.  Mélèce  Karmi 
devint  patriarche  en  1634  sous  le  nom  d'Euthyme  II. 
Il  emmena  avec  lui  à  Damas  le  P.  Queyrot  et  lui  laissa 
liberté  complète  de  prêcher  dans  les  églises.  Il  envoya 
ensuite  à  Rome  le  prêtre  Pacôme  pour  demander 
l'union.  Pacôme  revint  avec  une  profession  de  foi  que 
lui  avait  remise  la  Propagande,  mais  Euthyme  II,  ne 
pouvant  payer  une  forte  somme  que  lui  réclamait  le 
pacha  de  Damas,  avait  dû  se  retirer  à  Alep  et  donner  sa 
démission.  Il  mourut  d'ailleurs  au  début  de  1635. 
Pacôme,  chargé  par  la  Propagande  de  négocier  avec 
Euthyme  III  le  Chiote,  n'obtint  probablement  aucun 
résultat.  Les  efforts  du  P.  Queyrot  (f  1653)  avaient 
gagné  à  la  cause  de  l'union  plusieurs  milliers  de  mel- 
chites.  Le  patriarche  Macaire  III  (1647-1672)  s'inté- 
ressa à  ce  mouvement  et  envoya  sa  profession  de  foi  à 
Rome  en  1664,  mais  sans  oser  la  rendre  publique.  Il 
avait  de  trop  bonnes  relations  avec  les  chefs  de  l'ortho- 
doxie et  avec  la  cour  de  Moscou  pour  s'exposer  à  les 
perdre.  Sa  succession  amena  des  troubles  parla  compé- 
tition de  plusieurs  prélats.  Athanase  III,  élu  en  1685, 
crut  fortifier  sa  position  en  faisant  profession  de  foi 
catholique.  Il  y  réussit  et,  le  16  juin  1687,  la  Propa- 
gande confirma  son  élection.  Cet  acte  ne  mit  pas  lin 
à  ses  démêlés  avec  Cyrille  V.  En  octobre  1694,  il  se 
retira  devant  son  compétiteur  et  obtint  en  retour  le 
siège  d'Alep.  Innocent  XII  annula  la  convention 
passée  entre  les  deux  prélats  et  demanda  à  Athanase 
de  reprendre  le  trône  patriarcal.  Par  ailleurs,  l'arche- 
vêque d'Alep,  qu'il  aurait  fallu  déposer'pour  donner 
son  siège  à  Athanase,  envoya  sa  profession  de  foi  à 
Rome,  en  même  temps  que  Macaire  de  Tripoli, 
converti  parles  capucins  de  cette  ville  (1698). 

La  cause  de  l'union  faisait  de  rapides  progrès,  parti- 
culièrement à  Damas  et  à  Alep,  qui  étaient  les  deux 
centres  principaux  d'apostolat.  En  1701,  elle  gagna 
Baalbek  et  Beyrouth,  dont  les  évêques,  Parthénios  et 
Sylvestre,  faisaient  leur  profession  de  foi.  Le  neveu 
d'Euthyme  II  Karmi,  Euthyme  Saïfi,  qui  avait  été 
l'élève  du  P.  Queyrot,  s'était  rallié  à  Rome  en  1684, 
un  an  après  être  devenu  archevêque  de  Tyr.  La  plu- 
part des  adhésions  épiscopales  restaient  secrètes  et 
aucune  rupture  n'existait  entre  le  patriarche  et  ses 
suffragants  unionistes.  C'était  l'effet  de  la  méthode 
adoptée  par  les  jésuites  d'obtenir  le  plus  grand 
nombre  possible  d'adhésions  secrètes  pour  créer  un 
mouvement  sérieux  au  moment  opportun.  Cependant 
Cyrille  V  voyait  d'un  mauvais  œil  les  tentatives 
d'union  et  frappait  de  suspense  les  prêtres  qui  fai- 
saient profession  de  foi  romaine.  Ce  n'est  qu'au  début 
du  xvme  siècle  que  des  tentatives  furent  faites  pour 
donner  aux  catholiques  une  organisation  particulière. 
Le  6  décembre  1701,  l'archevêque  de  Tyr,  Euthyme 
Saïfi,  obtint  de  la  Propagande  un  rescrit  qui  le  nom- 
mait administrateur  de  tous  les  melchites  unis  de 
Syrie  qui  étaient  gouvernés  par  des  prélats  orthodoxes. 
Il  se  préoccupa  immédiatement  de  trouver  des  prêtres 
capables  d'accroître  le  mouvement  qui  portait  les 
populations  vers  Rome.  En  1697,  neuf  religieux  du 
monastère  de  Balamand,  près  de  Tripoli,  avaient 
fondé  au  village  de  Chouéir,  dans  le  Liban,  la  Congré- 
gation basilienne  chouérite.  Euthyme  Saïfi  jeta,  en 
1708,  les  fondements  du  monastère  de  Saint-Sauveur» 


près  de  Sidon,  berceau  de  la  Congrégation  de  ce  nom. 
De  son  côté,  Rome  travaillait  à  préparer  des  prêtres 
instruits  dans  son  collège  grec  de  la  Propagande.  Le 
plus  célèbre  de  ceux  qui  y  étudièrent  à  cette  époque 
fut  Séraphin  Tânâs,  neveu  d'Euthyme  Saïfi,  moine  de 
Saint-Sauveur,  qui  se  fit  l'apôtre  de  l'union  dans  le 
diocèse  d'Acre.  Euthyme  Saïfi  développait  le  mouve- 
ment dans  toutes  les  régions  du  patriarcat.  Le  consul 
de  France  à  Sidon,  Poullard,  profita  des  bonnes  rela- 
tions qu'il  avait  avec  Cyrille  V  pour  l'amener  à 
l'union.  Il  y  réussit  en  1716.  La  voie  avait  du  reste  été 
préparée  par  l'influence  du  P.  Lorenzo  Cozza,  custode 
de  Terre  sainte.  P.  Livarrio  Oliger,  O.  F.  M.,  Vita  e 
diarii  dcl  curd.  Lorenzo  Cozza,  Quaracchi,  1925, 
p.  56-57.  Une  difficulté  sérieuse  faillit  compromettre 
cette  soumission.  La  Propagande  avait  confirmé,  en 
1687,  l'élection  d'Athanase  III  et  celui-ci  était  tou- 
jours en  vie.  Bien  que  son  catholicisme  fût  très  dou- 
teux, il  semblait  difficile  de  le  déposséder  de  son  titre. 
En  1717,  la  Propagande  lui  demanda  d'y  renoncer, 
mais  il  se  garda  bien  de  le  faire.  Elle  se  décida,  le 
9  mai  1718,  à  reconnaître  Cyrille  V,  qui  mourut  le 
16  janvier  1720.  ■ —  La  suite  de  l'histoire  de  l'Église 
melchite  a  été  donné  à  l'art.  Antioche,  t.  i,  col,  1417. 
Pour  plus  de  détails  voir  l'art,  cité  ci-dessous  de 
C.  Karalevskij. 

A.  d'Avril,  Les  Grecs  Melkiles,  dans  la  Rcmie  de  l'Orient 
chrétien,  t.  m,  1890,  p.  1-10;  C.  Charon,  L'Église  grecque 
mclkile  catholique,  dans  les  Échos  d'Orient,  t.  iv,  1900-1901, 
p.  208-275,  325-333;  L'origine  ethnographique  des  melkiles, 
ibidem,  t.  xi,  1908,  p.  82-91;  A.  Fortescue,  The  uniate 
easlcrn  Churchcs,  Londies,  1923,  p.  183-194;  C.  Kara- 
levskij, article  Antioche,  dans  le  Dictionnaire  d'histoire  et 
de  géographie  ecclésiastiques,  t.  m,  col.  585-646. 

R.   Janin. 

1.  MÉLÈCE  D'ANTIOCHE,  ainsi  nommé  de 
la  ville  dont  il  fut  évêque  de361à381  (les  anciens  textes 
donnent  les  deux  graphies  Ms^stioç  et  MsXîtioç;  cette 
dernière  semble  avoir  pour  elle  les  témoignages  les 
plus  sûrs).  —  Le  nom  de  Mélèce  rappelle  surtout  à  l'his- 
torien la  situation  troublée  qui  se  perpétua  durant 
toute  la  seconde  moitié  du  iv°  siècle  dans  la  capitale 
de  l'Orient,  et  qu'on  est  convenu  d'appeler,  très  impro- 
prement d'ailleurs,  le  schisme  mélétien  d' Antioche.  Un 
bref  résumé  de  cet  épisode  a  été  donné  à  l'art.  An- 
tioche, 1. 1,  col.  1403.  Mais  le  schisme  mélétien  eut  de 
telles  répercussions  dans  le  domaine  théologique,  il  a 
été  exploité  en  des  sens  si  divers,  qu'il  convient  de 
l'étudier  ici  avec  un  peu  plus  de  détails.  I.  La  situation 
à  Antioche  en  360.  II.  L'élection  de  Mélèce  et  celle 
de  Paulin.  III.  Les  efforts  pour  réduire  le  schisme. 
IV.  Flavien  et  l'extinction  définitive  du  schisme  antio- 
chien. 

I.  La  situation  a  Antioche  en  360.  —  L'Église 
d'Antioche  avait  été  la  première  troublée  par  la  réac- 
tion antinicéenne,  menée  par  Eusèbe  de  Nicomédie  et 
les  amis  d'Arius.  Voir  Arianisme,  t.  i,  col.  1802  sq. 
Dès  330,  l'évêque  saint  Eustathe,  vigoureux  adver- 
saire de  l'arianisme,  avait  été  déposé,  sous  divers  pré- 
textes, et  exilé  en  Thrace,  où  il  ne  tarda  pas  à  mourir 
(probablement  avant  337).  A  sa  place  la  coterie  eusé- 
bienne  installait  successivement  des  prélats  qu'elle . 
pouvait  croire  dévoués  à  ses  idées,  sans  que  toutefois 
leur  hétérodoxie  fût  sensiblement  plus  accentuée  que 
celle  de  nombreux  évêques  de  la  région. 

Les  fidèles  d'Antioche  s'étaient  de  très  bonne  heure 
divisés  sur  la  question  de  l'attitude  à  prendre  par  rap- 
port aux  évêques  qui  leur  furent  ainsi  imposés.  Ne  par- 
lons pas  des  neutres  ou  des  tièdes,  prêts  à  toutes  les 
compromissions.  Mais  les  orthodoxes  mêmes  n'étaient 
pas  unanimes.  La  plus  grande  partie,  s'appuyant  à  ce 
qu'il  paraît,  sur  une  consigne  donnée  par  Eustathe, 
accepta,  tout  suspects  qu'ils  fussent,  les  pasteurs  eusé- 


52 1 


MÉLÈCE    D'ANTIOCHE 


522 


biens,  quitte  à  maintenir  vigoureusement  contre  eux 
l'orthodoxie  nicéenne.  Par  ailleurs  un  petit  groupe 
de  fidèles  se  sépara,  avec  quelque  fracas,  de  l'ensemble 
de  la  communauté.  Fidèles"  au  souvenir  d'Eustathe, 
ils  furent  désignés  sous  le  nom  d'eustathiens  et  for- 
mèrent dès  lors  une  petite  Église,  Église  encore 
incomplète,  il  est  vrai,  puisqu'elle  était  dirigée  par  un 
simple  prêtre,  nommé  Paulin.  L'intransigeance  la  plus 
absolue  y  fut  bientôt  à  l'ordre  du  jour;  on  affectait  d'y 
englober  sous  le  même  anathème  tous  ceux,  quels 
que  fussent  leurs  sentiments  intimes,  qui  se  rangeaient 
sous  la  houlette  des  pasteurs  suspects. 

Pourtant  les  catholiques  unis  (nous  appelons  ainsi 
avec  F.  Cavallera,  ceux  qui  reconnaissaient  la  hié- 
rarchie établie)  ne  laissaient  pas  de  s'inquiéter  de  la 
pénétration  à  Antioche  des  idées  antinicéennes.  L'évê- 
que  Léonce  (344-358)  surtout  marquait  à  l'égard  de 
l'arianisme  à  peine  larvé  de  son  disciple  Aétius,  voir, 
t.  i,  col.  516.  une  complaisance  qui  devenait  compli- 
cité. Nous  ignorons  si  le  parti  catholique  comptait  un 
certain  nombre  de  dignitaires  ecclésiastiques.  En  tout 
cas  la  direction  effective  lui  était  donnée  par  deux 
laïques,  faisant  depuis  longtemps  déjà  profession  d'as- 
cétisme, appelés  l'un  et  l'autre  à  de  hautes  destinées  : 
Diodore,  qui  sera  un  jour  évêque  de  Tarse  et  Flavien 
qui  montera  sur  le  siège  même  d'Antioche.  Pour  le 
moment,  en  ces  dernières  années  du  règne  de  Cons- 
tance, où  il  semblait  que  la  foi  de  Nicée,  en  Orient,  eut 
partout  le  dessous;  ils  maintenaient,  autant  que  faire 
se  pouvait,  dans  le  troupeau  catholique  les  principes 
mêmes  de  l'orthodoxie,  et  leurs  efforts  contribuèrent,  à 
coup  sûr,  à  préserver  Antioche  d'une  submersion 
totale  par  la  vague  antinicéenne. 

Telle  était  donc  la  situation  à  Antioche  vers  360. 
Sous  des  prélats  hostiles  à  la  foi  de  Nicée  se  rangeaient 
aussi  bien  des  fidèles  qui  partageaient  leur  défiance 
à  l'endroit  du  consubstantiel  que  des  orthodoxes 
demeurés  fidèles  au  concile  de  325.  A  leur  gauche,  des 
ariens  exaltés,  qui  n'allaient  pas  tarder  à  connaître 
ou  avaient  déjà  connu  les  rigueurs  impériales.  A  leur 
droite,  des  nicéens  intransigeants,  serrés  autour  de 
Paulin,  opposés  à  toute  collusion  avec  qui  n'était  pas 
de  leur  bord.  Il  faut  ajouter  que  cette  chapelle  dissi- 
dente pouvait  se  vanter  d'un  semblant  de  reconnais- 
sance officielle  par  l'Église.  Quand,  en  346,  saint  Atha- 
nase  rappelé  de  son  second  exil  était  passé  à  Antioche, 
c'était  chez  les  eustathiens  qu'il  avait  célébré  la 
synaxe  liturgique,  pour  eux,  qu'il  avait,  sans  succès 
d'ailleurs,  demandé  à  l'empereur  la  concession  d'un 
lieu  de  culte.  Rufin,  H.  E.,  I,  xix,  P.  L.,  t.  xxi,  col.  492, 
résumé  par  Théodoret,  II,  ix  et  complété  par  Sozomène, 
III,  xx.  P.  G.,  t.Lxxxii,col.l021;t.Lxvn,col.  1001. 

IL    L'ÉLECTION    DE    MÉLÈCE   ET    CELLE   DE    PAULIN. 

—  Les  années  360  à  363  allaient  compliquer  encore 
cette  situation.  Trois  Églises  se  constitueraient  à 
Antioche,  ayant  chacune  à  leur  tête  un  évêque. 

1°  Élection  de  Mélèce.  ■ — ■  Antioche,  comme  nombre 
d  autres  sièges,  avait  subi  le  contre-coup  des  multiples 
revirements  qui  avaient  successivement  donné  la 
faveur  impériale  aux  anoméens,  aux  homéousiens,  fina- 
lement aux  homéens.  Cf.  Arianisme,  t.  i,  col.  1821  sq. 
L'évêque  Eudoxe,  un  homéen  qui,  en  358,  avait  réussi 
à  se  faire  transférer  de  Germanicie  sur  le  siège  d'An- 
tioche, avait  été  victime  de  la  réaction  homéousienne 
déclenchée  par  Basile  d'Ancyre.  Exilé  en  Arménie, 
déposé  à  Séleucie  en  359,  il  avait  été  remplacé  par 
Annianos.  Mais,  peu  de  temps  après,  l'homéisme  triom- 
phait à  Séleucie,  où  Annianos,  à  peine  élu,  était  déposé, 
puisa  Constantinople,  en 360.  Tandis  que  les  homéou- 
siens étaient  décimés,  les  homéens  s'installaient  au 
pouvoir.  Le  27  janvier  360,  Eudoxe  remplaçait  sur  le 
siège  de  Constantinople  Macédonius  exilé.  De  ce  chef 
Antioche  demeurait  sans  évêque. 


Elle  n'était  pas  seule  dans  ce  cas,  et  le  parti  homéen 
fut  obligé  de  pourvoir  aux  nombreux  sièges  vacants  . 
S'il  fallait  prendre  au  mot  l'historien  anoméen  Philo- 
storge,  H.E.,V,  i,  édit.  Bidez,  p.  66,  il  aurait  procédé 
de  telle  sorte  que,  presque  partout,  aux  homéousiens 
exilés  auraient  succédé  des  prélats  défenseurs  du 
consubstantiel.  Exagération  d'homme  de  parti  1  Ce 
qu'il  faudrait  dire  plutôt,  c'est  que  bien  des  choix  de 
cette  année  360  furent  influencés  moins  par  des  ques- 
tions de  doctrine  que  par  des  considérations  de  per- 
sonne; et  il  se  trouva  finalement,  résultat  assez  inat- 
tendu, que  plusieurs  des  évêques  promus  par  les 
homéens  étaient  plus  rapprochés  de  l'orthodoxie 
nicéenne  que  les  gens  auxquels  ils  succédaient.  Ce  fut 
le  cas  à  Antioche.  Acace  de  Césarée,  le  grand  chef  du 
tiers  parti  fit  élire  un  certain  Mélèce. 

On  n'est  pas  très  au  clair  sur  les  antécédents  du 
personnage.   Originaire   de  Mélitène,   dans  la   Petite 
Arménie,  il  n'apparaît  guère  dans  l'histoire  avant  358. 
Saint  Épiphane  le  considère  comme  un  homéen,  à  la 
remorque  d'Acace  de  Césarée,  Hœres.,  lxxiii,  23,  P.  G., 
t.  xlii,  col.  445  A,  opposé  à  des  homéousiens  comme 
Basile  d'Ancyre,  Georges  de  Laodicée,  Eustathe  de 
Sébaste.  Ce  dernier  ayant  été  déposé,  peut-être  à  Méli- 
tène en  358,  Mélèce  fut  élu  comme  son  successeur.  Les 
difficultés  qu'il  rencontra  à  Sébaste  l'amenèrent  à  se 
retirer  à  Bérée  (Alep).  Théodoret,  H.  E.,  II,  xxvn, 
P.  G.,  t.  lxxxii,  col.  1080  D.  Figura-t-il  au  concile  de 
Séleucie,   et   signa-t-il   le   formulaire   homéen?    Épi- 
phane insinue  qu'il  l'a  fait,  Hœres.,  lxxiii,  23,  com- 
parer col.  445  A  et  col.  448  B;  Socrates  et  Philostorge 
l'indiquent   expressément.    H.  E.,    II,  xliv,   P.    G., 
t.  lxvii,  col.  356;  H.  E.,  V,  i,  édit.  Bidez,  p.  67.  Mais 
les  témoignages  de  ces  deux  derniers  sont  viciés  par  de 
graves  erreurs  chronologiques  ;  et  quant  à  l'auteur  du 
Panarion,  il  est  bien  curieux  qu'il  ne  donne  pas  le  nom 
de  Mélèce  dans  sa  liste  des  signataires  de  Séleucie; 
ibid.,  n.  26,  col.  452-453.  La  question  reste  donc  au 
moins  douteuse;  il  peut  se  faire  que,  pour  une  raison 
ou  pour  l'autre,  Mélèce  n'ait  pas  été  convoqué  au 
concile.  S'il  ne  faisait  plus  fonction  d'évêque  en  360, 
on  comprend  aussi  qu'il  n'ait  pas  eu  l'occasion  de 
signer  la  formule  élaborée  à  Niké,  et  promulguée  à 
Constantinople.  De  la  sorte  on  s'explique  qu'il  ait  été 
considéré  par  Acace  comme  étant  de  son  parti,  sans 
pourtant  qu'il  ait  donné  des  gages  précis  à  la  coterie 
homéenne.  Sur  cette  question  très  difficile,  voir  les 
appréciations  divergentes  de  F.  Loofs,  art.  Meletius, 
dans  Protest.  Realenc.,  t.  xn,p.  553,  et  de  F.  Cavallera, 
Le  schisme  d'Antioche,  note  D,  Antécédents  de  Mélèce, 
p.  94-97. 

Il  nous  semble,  pour  notre  compte,  que  l'élévation 
de  Mélèce  au  siège  d'Antioche  doit  être  attribuée  au 
grand  désir  de  paix  religieuse  que  l'on  avait  un  peu 
partout,  après  les  révolutions  successives  des  années 
précédentes.  On  voulait  voir  à  l'œuvre  des  hommes 
nouveaux,  moins  compromis,  moins  nettement  embri- 
gadés dans  les  partis  anciens.  Mélèce  devait  être  dans 
le  cas.  Alep,  où  il  s'était  retiré,  n'est  pas  éloignée  d'An- 
tioche, et  dans  la  capitale  de  l'Orient  l'ancien  évêque 
de  Sébaste  était  connu  comme  un  homme  pacifique, 
modéré.  Il  fut  reçu  avec  enthousiasme  par  la  majorité 
de  la  population  chrétienne;  seuls  les  eustathiens  lui 
firent  grise  mine  et  continuèrent  leurs  réunions  sépa- 
rées. 

2°  Premier  exil  de  Mélèce  et  formation  du  groupe 
mélélien.  —  Mais  il  était  inévitable  que  des  mécon- 
tentements n'éclatassent  un  jour  ou  l'autre  dans  le 
troupeau  quelque  peu  bigarré  qui  se  rangeait  sous 
la  houlette  du  nouvel  évêque.  Certaines  mesures  admi- 
nistratives, se  rapportant  de  près  ou  de  loin  à  la  ques- 
tion religieuse,  indisposèrent  la  partie  arianisante  de 
la  communauté;   surtout  un  célèbre  discours   où  le 


523 


MÉLÈCE    D'ANTIOCHE 


524 


nouvel  évoque  exposa,  en  faisant  l'exégèse  du  texte  de 
Prov.,  xiii,  22,  sa  doctrine  sur  la  génération  du  Verbe, 
montra  clairement  que,  si  condescendant  qu'eût  été 
jadis  Mélèce  à  l'endroit  des  hautes  personnalités 
homéennes,  il  ne  laissait  pas  de  professer  une  foi  où 
les  nicéens  pouvaient  se  reconnaître.  Ce  discours  a  été 
conservé  par  Épiphane,  Hssres.,  lxxiii,  29-33,  P.  G., 
t.  xlii,  col.  457-465;  on  a  beaucoup  discuté  l'étiquette 
théologique  qu'il  convient  de  lui  accoler;  F.  Loofs,  loc. 
cit.,  et  E.  Schwartz,  Zur  Gesch.  des  Athanasius,  p.  36i, 
n.  2,  déclarent,  sans  ambages,  le  discours  homéen; 
F.  Cavallera,  op.  cit.,  p.  84  sq.,  le  tient  pour  ortho- 
doxe, et  ces  appréciations  contradictoires  ne  font  que 
refléter  des  divergences  bien  plus  anciennes.  Il  nous 
paraît  qu'étant  données  toutes  les  circonstances  'de 
temps  et  de  lieu,  le  discours  est  une  manifestation 
voulue  en  faveur  de  la  foi  traditionnelle.  S'il  n'emploie 
aucune  des  formules  autour  desquelles  se  disputaient 
les  théologiens,  il  affirme  tout  ce  qu'affirmait  le  Credo 
de  Nicée,  il  répudie  toutes  les  interprétations  ambi- 
guës, qui,  de  près  ou  de  loin,  frisaient  l'arianisme. 
D'ailleurs  F.  Loofs  lui-même  est  bien  forcé  de  convenir 
que  l'arrivée  de  Mélèce  àAntioche  avait  été  le  point  de 
départ  d'un  mouvement  en  faveur  de  .la  foi  nicéenne. 
Le  discours  en  question  s'harmonise  de  tous  points 
avec  cette  constatation. 

L'empereur  Constance,  qui  séjournait  pour  lors  à 
Antioche,  avait  assisté  à  ce  sermon.  On  comprend  de 
reste  qu'il  ait  fait  entendre  que  Mélèce  était  désor- 
mais impossible.  L'évêque  fut  exilé  à  Mélitène  sa 
patrie  et  remplacé  tout  aussitôt  par  un  arien  de  la 
première  heure,  Euzoius,  jadis  condamné  par  Alexan- 
dre d'Alexandrie  avec  les  premiers  adeptes  d'Arius. 
Cette  fois  les  orthodoxes  d'Antioche  ne  pouvaient  plus 
hésiter;  ils  rompirent  définitivement  avec  les  aria- 
nisants  de  toutes  nuances.  Sous  la  conduite  de  Diodore 
et  de  Flavien,  ils  formèrent  un  groupe  compact  :  ce 
furent  les  fidèles  de  Mélèce,  les  mélétiens,  comme  on 
s'habitua  à  dire.  Il  semblait  tout  naturel  que  ces  ortho- 
doxes se  réunissent  tout  aussitôt  aux  vieux  eust  athiens, 
que  gouvernait  Paulin.  Leur  antipathie  commune  à 
l'endroit  des  ariens,  leur  commune  adhésion  à  la  même 
foi  traditionnelle  auraient  dû  rapprocher  les  deux 
groupes.  Les  mélétiens,  paraît-il,  proposèrent  la  fu- 
sion; leurs  propositions  furent  repoussées  avec  hau- 
teur par  les  eustathiens,  qui  se  jugeaient  seuls  ortho- 
doxes, seuls  purs  de  toute  compromission.  Il  arrivera 
donc  que,  pendant  de  longues  années,  les  catholiques 
d'Antioche  vont  se  trouver  divisés  en  deux  factions 
rivales,  bientôt  fort  animées  l'une  contre  l'autre.  Le 
schisme,  si  improprement  dit  mélétien,  était  com- 
mencé. 

3°  Élection  de  Paulin  et  affermissement  du  schisme. 
— ■  Ce  schisme  allait  bientôt  se  constituer  de  façon 
définitive. 

L'avènement  de  Julien  avait  amené  le  rappel  de 
tous  les  évêques  exilés  par  Constance.  De  la  lointaine 
Arménie,  Mélèce  au  printemps  de  362  se  mettait  en 
chemin  pour  venir  reprendre  la  direction  de  son  trou- 
peau. A  Alexandrie,  Athanase  était  rentré  beaucoup 
plus  vite,  et  le  concile  rassemblé  par  ses  soins,  en 
mars  362,  prenait  les  mesures  propres  à  ramener  la 
paix  religieuse,  en  précisant  certains  points  de  doc- 
trine, en  réglant  aussi  les  questions  de  personnes.  On  y 
reconnaissait  entre  autres  que  les  deux  formules,  en 
apparence  opposées,  de  l'unique  hijpostase  (hypostase 
étant  synonyme  d'ousie)  et  des  trois  hyposlases  (hypo- 
stase étant  synonyme  de  personne)  étaient  suscepti- 
bles l'une  et  l'autre  d'une  explication  orthodoxe,  et 
que  chacun  était  libre  de  garder  sa  terminologie  tout 
en  s'en  tenant  aux  expressions  nicéennes.  Ceci  avait 
son  application  directe  à  Antioche,  où  les  eustathiens 
se  réclamaient  de  la  vieille  formule  de  l'unique  hypo- 


stase, tandis  que  les  mélétiens,  pour  éviter  tout  soup- 
çon de  sabellianisme  préféraient  user  de  l'expression 
trois  hypostases.  Non  moins  sage  avait  été  à  Alexan- 
drie le  règlement  des  questions  personnelles.  Au  lieu 
d'exclure  impitoyablement  de  leur  communion  tous 
les  évêques  ayant  signé  quelque  profession  douteuse, 
les  orthodoxes  déclaraient  que  tous  les  évêques  de  foi 
correcte  à  qui  on  aurait  extorqué  des  signatures  pour- 
raient, en  les  répudiant,  être  maintenus  dans  leurs 
fonctions.  Pour  Antioche,  où  cette  question  de  signa- 
ture ne  semblait  pas  se  poser,  le  concile  insistait  vive- 
ment sur  la  nécessité  de  rétablir  l'union  entre  eusta- 
thiens et  mélétiens.  Sans  mettre  les  deux  groupes 
exactement  sur  le  même  pied  (il  était  plutôt  question 
pour  les  eustathiens  de  recevoir  les  mélétiens),  on 
engageait  les  premiers  à  ne  pas  exiger  pour  l'union 
des  conditions  excessives  et  déraisonnables;  mais  on 
ne  considérait  pas,  à  coup  sûr,  les  mélétiens  comme 
des  hérétiques  revenant  à  résipiscence.  Ces  diverses 
stipulations  sont  conservées  dans  la  pièce  inexacte- 
ment nommée  Tomus  ad  Antiochenos,  parmi  les 
œuvres  d' Athanase,  P.  G.,  t.  xxv,  col.  796-809; 
cette  pièce  renferme  bien  plutôt  les  instructions 
données  aux  deux  délégués  que  le  concile  envoyait 
à  Antioche.  Sur  place,  ces  personnages,  à  savoir 
Eusèbe  de  Verceil  et  Astérius  de  Pétra,  prendraient 
toutes  mesures  convenables  pour  faire  l'union  des 
catholiques. 

Or,  quand  ils  arrivèrent  à  Antioche,  l'irréparable 
était  consommé.  L'intransigeant  évêque  de  Cagliari, 
Lucifer,  voir  ici  t.  ix,  col.  1032  sq.,  les  avait  précédés. 
Après  quelques  efforts  pour  rétablir  la  paix  entre  les 
deux  groupes  orthodoxes,  il  avait  cru  mettre  un  terme 
aux  discussions  en  consacrant  évêque,  au  mépris  de 
tous  les  canons,  le  prêtre  Paulin,  qui  dirigeait  la  com- 
munauté eustathienne;  celle-ci  était  de  ce  chef  promue 
à  la  dignité  d'Église.  Oui,  mais  d'Église  dissidente,  car, 
serrés  plus  que  jamais  autour  de  Mélèce,  qui  juste  à  ce 
moment  rentrait  d'exil,  les  mélétiens  déclaraient  ne 
reconnaître  d'autre  chef  que  lui.  Eusèbe  de  Verceil  ne 
put  que  constater  l'imbroglio,  et  partit  pour  l'Occident, 
sans-  être  entré  en  communion  ni  avec  l'un  ni  avec 
l'autre  des  partis.  On  a  dit  ailleurs  ce  qu'il  était 
advenu  de  Lucifer. 

III.  Les  efforts  pour  réduire  le  schisme.  — 
Cette  situation  anormale  de  la  capitale  de  l'Orient  ne 
pouvait  laisser  indifférents  les  amis  de  l'orthodoxie. 
Une  fois  passée  la  rapide  tourmente  du  règne  de 
Julien  l'Apostat,  des  efforts  vont  être  faits,  de  divers 
côtés,  pour  réunir  en  un  seul  corps  les  catholiques 
d'Antioche  et  les  opposer  aux  ariens  dont  la  fortune 
allait  durer  encore  jusqu'en  378.  Nous  allons  briève- 
ment esquisser  ces  tentatives,  qui  d'ailleurs  n'abou- 
tirent pas. 

1°  Athanase  et  Mélèce.  Le  concile  d'Antioche  de  363. 
— -  L'empereur  Jovien,  au  retour  de  l'expédition  de 
Perse  où  il  avait  remplacé  Julien,  avait  convoqué 
Athanase  à  Antioche,  en  septembre-octobre  363.  Or- 
thodoxe lui-même,  il  témoignait  par  ailleurs  une 
grande  révérence  à  l'endroit  de  Mélèce.  L'occasion 
était  bonne  d'amener  un  rapprochement  entre  les  deux 
évêques.  Athanase  fit  connaître  à  Mélèce  son  désir 
d'entrer  en  communion  avec  lui.  Saint  Basile,  de  qui 
nous  dirons  tout  à  l'heure  la  grande  amitié  pour  Mé- 
lèce, n'hésite  pas  à  reconnaître  que,  dans  la  circons- 
tance, l'évêque  d'Antioche,  mal  conseillé,  repoussa  la 
main  qui  se  tendait.  S.  Basile,  Epist.,  lxxxix,  2,  P.  G., 
t.  xxxii,  col.  472  A.  Ce  fut  une  lourde  faute,  car  Atha- 
nase se  tourna  vers  Paulin,  et  le  reçut  à  sa  communion 
moyennant  signature  du  Tomus  ad  Antiochenos.  Dé- 
sormais l'Église  d'Alexandrie  aura  partie  liée  avec  la 
communauté  schismatique  de  Paulin.  L'influence  dont 
Alexandrie  jouissait  en  Occident  et  spécialement   à 


521 


MÉLÈCE    D'ANTIOCHE 


526 


Rome,  passera  au  service  des  adversaires  de  Mélèce. 
S'il  est  vrai  qu'Athanase  ne  manifesta  jamais  une  ani- 
mosité  spéciale  à  l'endroit  de  l'évêque  d'Antioche,  son 
successeur  Pierre,  élu  en  373,  ne  manquera  aucune 
occasion  de  présenter  au  pape  Damase  Mélèce  et  ses 
amis  comme  des  hérétiques. 

Or  rien  n'était  plus  inexact.  Tout  l'effort  de  Mélèce, 
au  contraire,  depuis  363,  tendait  à  regrouper  les  ortho- 
doxes, à  leur  adjoindre  ceux  qui,  dans  les  années  pré- 
cédentes, étaient  tombés  par  faiblesse  ou  par  préjugé, 
à  former,  en  définitive,  ce  parti  nouveau  qui,  accep- 
tant les  décisions  de  Nicée,  les  expliquant  par  cer- 
taines précisions  devenues  nécessaires,  devait  fina- 
lement triompher  de  toutes  les  tendances  ariani- 
santes.  Cette  œuvre  commençait  à  un  concile  réuni  à 
Antioche  à  l'automne  de  363,  au  moment  même  où 
Athanase,  qui  malheureusement  n'y  put  prendre  paît, 
était  encore  dans  la  ville.  On  y  vit  figurer,  aux  côtés 
de  Mélèce,  Acace  et  plusieurs  de  ses  amis.  Socrates, 
III,  xxv;  Sozomène,  VI,  iv.  P.  G.,  t.  lxvii,  col.  452  B; 
col.  1302  C.  Mélèce  leur  fit  signer  une  confession  de  foi 
confirmant  celle  de  N'icée,  acceptant  l'homoousios,  en 
tant  qu'expliqué  par  l'homoiousios,  et  faisant  des 
trois  hypostases  le  complément  utile,  nécessaire  même, 
de  la  formule  nicéenne.  Il  convient  d'ajouter  que  de 
vieux  orthodoxes  trouvèrent  fort  mauvaises  ces  expli- 
cations; un  pamphlet  anonyme  ne  tarda  pas  à  cir- 
culer sous  ce  titre:  Réfutation  de  l'hypocrisie  des  amis 
de  Mélèce  et  d'Eusèbe  de  Samosale  sur  l'homoousios, 
s/îy/oç  ttjç  û— oy.pîaewç  xàv  uspl  MeXÉTiov  xal 
E'jctéoiov  tôv  Sap.oaaTsa  xaxà  toO  ôp.oouaLou  ;  il 
figure  parmi  les  œuvres  d'Athanase,  P.  G.,  t.  xxviii, 
col.  85-88. 

On  sait  comment  ce  regroupement  des  forces  ortho- 
doxes aboutit  en  366  à  la  réconciliation  avec  le  pape 
Libère  d'une  bonne  partie  de  l'épiscopat  oriental.  "Voir 
art.  Libère,  t.  ix,  col.  636  au  bas.  Il  est  remarquable 
néanmoins  que  le  nom  de  Mélèce  ne  figure  pas  dans 
la  liste  des  évêques,  qui  avaient  député  à  Rome  Eu- 
stathede  Sébaste  et  ses  deux  collègues,  et  auxquels  le 
pape  accorda  la  communion  romaine.  Jafîé,  Regesta, 
n.  22S.  F.  Loofs,  art.  cit.,  en  tire  la  conclusion  que  la 
défiance  des  homéousiens  (ce  sont  des  gens  de  cette 
nuance  qui  ont  fait  à  Rome  la  démarche  en  question) 
persistait  encore  à  l'endroit  de  Mélèce,  toujours  classé 
par  eux  parmi  les  homéens.  Ce  n'est  pas  impossible: 
ces  questions  d'amitiés  et  de  groupements  ont  joué  un 
grand  rôle  en  toutes  ces  affaires.  L'absence  de  Mélèce 
à  Tyane  et  sur  la  liste  des  évêques  avec  qui  Libère 
entra  en  communion  peut  néanmoins  s'expliquer 
autrement.  F.  Cavallera  estime,  op.  cit.,  p.  135,  que, 
m  Mélèce  n'était  pas  à  Tyane,  c'est  peut-être  qu'il 
était  encore  exilé:  il  fait  observer  de  plus  qu'il  s'y 
trouvait  de  ses  amis,  signataires  du  concile  d'Antioche 
de  363.  Voir  la  note  H  :  Les  adhérents  de  Mélèce, 
I).  209,  210.  De  fait,  quand  saint  Basile,  en  371,  entre- 
prendra de  faire  reconnaître  Mélèce  par  Athanase,  il 
tirera  cette  conclusion  de  la  lettre  apportée  de  Rome 
par  Sylvain  de  Tarse,  que  les  Occidentaux  ont  reconnu 
le  bon  droit  de  Mélèce.  Epist.,  lxvii,  dernières  lignes, 
P.  G.,  t.  xxxn,  col.  128  B.  Avouons  pourtant  que  cela 
aurait  pu  être  plus  explicite,  et  que  l'on  ne  peut  affir- 
mer que  cette  reconnaissance  était  dans  les  intentions 
de  Rome. 

2°  Basile  et  Mélèce.  Les  négociations  avec  Rome.  — 
C'est  si  vrai,  que,  pendant  près  de  dix  ans,  les  démar- 
ches se  multiplieront  pour  faire  admettre  par  le  pape 
le  bon  droit  de  Mélèce.  Sans  doute  le  remplacement  de 
Libère  par  Damase  (366-381)  a  pu  changer  les  dispo- 
sitions du  Siège  romain  à  l'endroit  de  l'évêque  d'An- 
tioche. Le  fait  aussi  que  Damase  a  été  renseigné  sur  les 
affaires  de  l'Orient  à  peu  près  exclusivement  par  des 
adversaires  de  Mélèce,  explique  l'attitude  plus  que 


réservée  du  pape  à  l'égard  de  celui-ci.  Tout  cela  ne  se 
comprendrait  pas  néanmoins  si,  dès  366,  on  avait  à 
Rome  considéré  Mélèce  comme  un  ferme  représen- 
tant de  l'orthodoxie,  et  comme  le  seul  évêque  légi- 
time de  l'Église  antiochienne. 

Mais  cette  cau:e  va  être  prise  en  main  par 
saint  Basile  lui-même,  ordonné  évêque  de  Césarée  de 
Cappadoce  en  370.  Devant  le  renouveau  de  Ja  persé- 
cution homéenne  qui,  après  un  premier  essai  en  3G5 
(Mélèce  avait  été  exilé  de  365  à  367),  reprenait  plus 
active  que  jamais  en  370  (Mélèce  est  de  nouveau  exilé 
en  371),  Basile  estime  qu'il  faut  tout  d'abord  faire 
l'union  de  tous  les  orthodoxes.  A  cette  condition 
seule  l'Église  d'Orient  pourra  obtenir  l'appui  de  l'Oc- 
cident et  l'intervention  de  Valentinien  auprès  de  son 
frère  Valens.  Et  dans  la  capitale  de  l'Orient,  l'union 
ne  peut  se  faire  qu'autour  de  Mélèce;  pas  un  seul  ins- 
tant Basile  n'envisage  la  possibilité  de  la  reconnais- 
sance de  Paulin.  Et  si  l'on  songe  aux  susceptibilités 
de  l'orthodoxie  de  Basile,  il  faut  bien  conclure  qu'il  a 
reconnu  en  Mélèce,  quoi  qu'il  en  fût  de  ses  antécé- 
dents, un  ferme  soutien  de  la  foi  nicéenne.  D'ailleurs 
les  exils  successifs  de  l'évêque  d'Antioche,  en  360, 
en  365,  en  371,  exils  auxquels  il  est  condamné  par 
Constance  et  par  Valens,  n'étaient-ils  pas  une  garantie 
de  la  pureté  de  son  orthodoxie?  Si,  jadis,  il  avait  été 
l'ami  d'Acace,  la  communauté  des  souffrances  le  rap- 
prochait  maintenant   des  néo-nicéens. 

Cette  confiance  de  Basile  ne  se  démentira  jamais. 
Elle  l'engage,  dès  371,  dans  une  première  négociation 
avec  Alexandrie  pour  la  reconnaissance  de  Mélèce. 
Epist.,  lxvi,  lxvii,  lxix,  P.  G.,  t.  xxxn,  col.  424  sq. 
Athanase  répond  à  cette  démarche  en  envoyant  un 
prêtre  de  son  Église  pour  s'entendre  avec  Basile. 
Celui-ci  décide  alors  de  dépêcher  à  Rome  même,  un 
diacre  de  Mélèce,  Dorothée.  Il  supplierait  le  pape 
d'envoyer  sur  place  des  personnages  qui  ramèneraient 
à  l'unité  les  Églises  et  «  feraient  connaître  très  exac- 
tement au  pape  ceux  qui  étaient  la  cause  du  trouble 
afin  qu'il  sût  avec  qui,  à  l'avenir,  il  conviendrait 
d'entrer  en  communion  ».  Epist.,  lxx,  col.  433-436. 
Cette  demande  sera  inlassablement  répétée  par  Basile 
au  cours  des  années  suivantes  :  que  Rome  se  ren- 
seigne plus  exactement  sur  l'état  des  choses  en 
Orient,  qu'elle  n'accorde  sa  communion  qu'à  bon 
escient.  LIne  enquête  faite  sur  place  par  des  person- 
nages qualifiés  ne  pourra  que  démontrer  le  bon  droit 
de  Mélèce,  les  torts  réels  de  Paulin,  les  graves  suspi- 
cions qui  pèsent  sur  l'orthodoxie  de  ce  dernier,  quand 
seront  révélées  certaines  de  ses  amitiés.  Toutes  ces 
idées  se  retrouvent  dans  une  lettre  rédigée  par  Mélèce 
en  372,  et  qu'il  proposa,  avant  de  l'envoyer  à  Rome,  à 
la  signature  d'un  grand  nombre  de  ses  collègues.  Elle 
figure  parmi  les  lettres  de  saint  Basile,  Epist.,  xen, 
col.  477-484. 

Il  s'en  faut  que  Basile  ait  d'abord  obtenu  gain  de 
cause.  Nous  ne  pouvons  entrer  ici  dans  le  détail  des 
longues  et  difficiles  tractations  qui  lassèrent  à  plu- 
sieurs reprises  la  patience  de  l'évêque  de  Césarée,  et  lui 
arrachèrent  sur  l'attitude  du  pape  Damase  des  appré- 
ciations plus  que  sévères.  Cf.  surtout  Epist.,  ccxv, 
col.  792.  A  Rome,  en  effet,  on  ne  semblait  pas  se 
rendre  un  compte  exact  de  la  situation;  de  plus  en 
plus,  on  considérait  Mélèce  et  son  groupe  comme  des 
gens  plus  ou  moins  suspects,  qui  seraient  trop  heu- 
reux de  se  réunir  à  l'Église  en  souscrivant  des  formu- 
laires et  en  renonçant  à  leurs  prétentions.  C'est  ce  qui 
transparaît  clairement  dans  plusieurs  documents 
romains  dont  Ed.  Schwartz  nous  paraît  avoir  donné 
la  véritable  exégèse,  loc.  cit.,  p.  365  sq.  Le  premier 
est  une  synodique  d'un  concile  romain,  probablement 
de  372,  qui  répond  à  la  première  démarche  de  Basile, 
et  paraît   bien   lui  opposer  une   fin  de  non-recevoir. 


527 


MÉLÈCE    D'ANTIOCHE 


528 


Lettre  Confidimus,  dans  P.  L.,  t.  xm,  col.  347  sq. ; 
voir  surtout  le  passage  Unde  advertit,  col.  349  B.  Le 
second  semble  répondre  à  la  deuxième  ambassade  de 
Basile  en  374.  Fragment  Ea  gratia,  ibid.,  col.  350-352, 
dont  le  dernier  paragraphe  est,  à  l'estimation  d'Ed. 
Schwartz,  une  mordante  critique  des  prétentions  de 
Mélèce.  Les  fragments  qui  suivent  :  Illud  sane  mira- 
mur,  col.  352,  et  Non  nobisquidquam,  col.  353,  et  qui 
semblent  des  réponses  à  des  instances  ultérieures  de 
Basile,  faites  par  le  concile  romain  de  377,  condamnent 
au  point  de- vue  dogmatique,  les  erreurs  d'Apollinaire 
et  des  pneumatomaques.  Mais  ils  ne  sont  pas  plus 
satisfaisants  pour  Basile  et  ses  amis  au  point  de  vue 
des  questions  personnelles:  ni  Eustathe  de  Sébaste, 
dont  il  pressait  l'explicite  condamnation,  ni  Apolli- 
naire devenu  si  compromettant  pour  Paulin  n'y  sont 
nommément  désignés.  Un  peu  auparavant,  en  375, 
une  démarche  tout  à  fait  significative  de  Rome  avait 
montré  vers  qui  allaient  ses  préférences.  Un  prêtre  de 
Mélèce,  Vital,  s'était  laissé  séduire  par  les  doctrines 
d'Apollinaire  et  avait  pris  la  direction  d'un  groupe 
assez  important  qui  se  réclamait  de  l'évêque  de  Lao- 
dicée.  Sozomène,  Vf,  xxv,  P.  G., t.  lxvii,  col.  1357  B. 
Sur  les  difficultés  qu'on  lui  fit  de  divers  côtés,  Vital 
partit  pour  Rome,  soumit  son  enseignement  à  Damase, 
qui,  provisoirement  rassuré  sur  son  orthodoxie,  lui 
donna  des  lettres  de  communion,  mais  en  réservant  la 
décision  dernière  à  Paulin.  Lettre  Per  filium  meum 
Vilalem,  P.  L.,  t.  xnr,  col.  556-557.  La  portée  de  cette 
lettre  dépassait  d'ailleurs  singulièrement  le  cas  par- 
ticulier qu'il  s'agissait  de  régler;  elle  constatait  que 
s'unir  à  Paulin  c'était  entrer  en  communion  avec 
Rome,  et  par  le  fait  reconnaissait  officiellement  celui- 
ci  comme  l'évêque  légitime  d'Antioche. 

Ainsi  la  question  de  Mélèce,  loin  de  progresser,  recu- 
lait plutôt  au  fur  et  à  mesure  que  se  multipliaient  les 
instances  de  Basile  et  de  ses  amis.  L'attitude  du  pape 
en  378  se  marquerait  au  mieux,  s'il  faut  en  croire  Ed. 
Schwartz,  dans  un  document  émané  d'un  concile 
romain,  tenu  cette  année-là  et  qui  condamna  de  façon 
précise  les  erreurs  enfin  démasquées  d'Apollinaire. 
Lettre  Post  concilium  Nicœnum,  P.  L.,  t.  xm,  col.  358- 
361.  On  y  lit,  col.  360-361  le  développement  suivant  : 
Eos  quoque  qui  de  Ecclesiis  ad  Ecclesias  migraverunt 
tamdiu  a  communione  nostra  habemus  alienos,  quam- 
diu  ad  eas  civitates  redierint  in  quibus  primum  sunl 
constituti.  Quod  si  alius,  alio  transmigrante,  in  locum 
viventis  est  ordinatus,  tamdiu  vacet  sacerdolis  dignitate, 
qui  suam  deseruit  civitatem,  quamdiu  successor  ejus 
quiescat  in  pace.  Schwartz  comprend  (et  Quesnel  l'avait 
déjà  soupçonné)  que  cette  formule  générale  vise  le 
cas  particulier  de  Mélèce  :  «  Que  celui-ci  retourne  à 
Sibaste  et  y  attende  patiemment  la  mort  de  l'évêque 
actuellement  vivant!  » 

En  cette  même  année  378,  la  cause  de  Paulin  recru- 
tait un  précieux  adhérent.  Saint  Jérôme,  retiré  depuis 
quelques  années  au  désert  de  Chalcis,  et  qui  avait  deux 
fois  déjà  écrit  au  pape  Damase,  de  manière  assez 
défavorable  pour  les  mélétiens  (Epist.,  xv  et  xvi, 
P.  L.,  t.  xxn,  col.  355),  recevait  à  Antioche,  des 
mains  de  Paulin,  l'ordination  sacerdotale.  Il  s'en 
souviendrait  les  années  suivantes,  quand  il  rempli- 
rait à  Rome,  auprès  de  Damase  les  fonctions  de 
secrétaire. 

3°  La  pacification  de  l'Orient.  Le  concile  de  Conslan- 
tinoplc.  —  La  défaite  et  la  mort  de  Valens  à  Andri- 
nople,  le  9  août  378,  marquent  la  fin  de  la  persécution 
arienne.  Gratien  rappelait  aussitôt  les  exilés,  et  dès 
la  fin  de  cette  année,  sans  doute,  Mélèce  rentrait  dans 
sa  ville  épiscopale.  L'arrivée  d'un  général  nommé 
Sapor,  chargé  de  faire  restituer  aux  catholiques  les 
églises  et  les  autres  biens  usurpés  par  les  ariens,  lui 
donna  l'occasion  de  se  poser  en  chef  des  orthodoxes 


d'Antioche.  Théodoret,  H.  E.,  V,  n  et  m,  P.  G., 
t.  lxxxii,  col.  1197-1201,  place  cette  visite,  semble- 
t-il,  en  379,  et  fait  envoyer  Sapor  en  Orient,  non  par 
Théodose  mais  par  Gratien  lui-même.  C'est  donc  dès 
379  qu'aurait  eu  lieu  devant  l'envoyé  impérial  le  débat 
entre  les  diverses  confessions  se  prétendant  toutes 
catholiques,  apollinaristes  de  Vital,  pauliniens  et  mé- 
létiens, et  réclamant  les  églises  laissées  libres  par  l'ex- 
pulsion des  ariens.  Les  apollinaristes  furent  écartés 
sans  peine;  Mélèce  proposa  tout  simplement  à  Paulin 
de  faire  l'union  des  deux  parties  du  troupeau;  tous 
deux  administreraient  in  solidum  l'Église,  à  la  mort 
du  premier  d'entre  eux,  le  survivant  serait  seul 
évêque.  Paulin  ayant  rejeté  la  proposition,  les  églises 
furent  attribuées  à  Mélèce  (cette  date  de  l'arrivée  de 
Sapor  est  reportée  par  Cavallera  en  381,  op.  cit.,  p.  211, 
n.  1,  215,  n.  2.  Nous  croyons  devoir  conserver  le  récit 
de  Théodoret). 

Mais  pour  garder  la  paisible  possession  des  biens 
restitués,  il  était  nécessaire  que  Mélèce  exprimât  son 
adhésion  aux  doctrines  professées  par  le  pape  Damase. 
Cela  fut  fait  dans  un  synode  qu'il  réunit  à  Antioche  à 
l'automne  de  379  et  qui  groupa  cent  cinquante  évo- 
ques; Mélèce  rédigea  une  lettre  à  laquelle  se  réfère  le 
concile  de  Constantinople  de  382,  cf.  Théodoret,  H.  E., 
V,  ix,  P.  G.,  t.  lxxxii,  col.  1216  D,  et  qui  devait  con- 
tenir une  profession  de  foi  conforme  aux  décisions  des 
conciles  romains  des  années  précédentes.  Il  n'en  reste 
plus  que  les  premières  signatures,  en  tête  celle  de 
Mélèce.  P.  L.,t.  xm,  col.  353.  Mais  l'excerpteur  qui  les 
a  recueillies  ajoute  :  Similiter  et  alii  CXLVi  orientales 
episcopi  subscripserunt,  quorum  subscriplio  in  authen- 
ticum  hodie  in  archivis  romanœ  Ecclesiœ  tenelur. 

La  reconnaissance  de  Mélèce  par  l'autorité  civile 
était  une  indication  pour  l'Église  romaine.  Elle  s'in- 
clina devant  le  fait  accompli.  Une  trace  de  cette 
acceptation  s'est  conservée  dans  une  allusion  posté- 
rieure d'un  concile  italien.  Dans  saint  Ambroise,  Epist., 
xm,  2;  voir  ci-dessous.  Rien  d'ailleurs  ne  s'opposait 
à  cette  démarche,  qui  était  la  conclusion  naturelle 
de  toutes  les  tractations  précédentes.  Ainsi  la  com- 
munion était  rétablie  entre  Damase  et  Mélèce.  Celui- 
ci  du  reste  allait  jouer  en  Orient  un  rôle  prépondé- 
rant, comme  président  du  concile  réuni  à  Constan- 
tinople, par  les  soins  de  Théodose  en  381.  Il  ne  ver- 
rait pas  d'ailleurs  la  fin  du  concile,  étant  mort  d'une 
brève  maladie  vers  le  milieu  de  mai.  Théodose  qui 
lui  avait  marqué  la  plus  grande  confiance  voulut 
entourer  ses  funérailles  d'honneurs  extraordinaires. 
Le  transfert  du  corps  de  Mélèce  de  Constantinople  à 
Antioche  fut  littéralement  un  triomphe.  Sozomène, 
H.  E.,  VII,  x,  P.  G.,  t.  lxvii,  col.  1441  B. 

IV.  L'élection  de  Flavien.  L'extinction  du 
schisme.  ■ —  La  mort  de  Mélèce  aurait  dû  être  la  fin 
du  schisme  d'Antioche.  La  séparation  des  catholiques 
en  deux  factions  rivales  persévéra  néanmoins  à  la 
suite  d'une  fausse  manœuvre  dont  il  faudra  vingt  ans 
pour  détruire  les  conséquences. 

1°  L'élection  de  Flavien  comme  évêque  d'Antioche.  ■ — 
Il  semblait  naturel  de  terminer  une  fois  pour  toutes 
les  rivalités  antiochiennes,  en  évitant  de  donner  un 
successeur  à  Mélèce  et  en  reconnaissant  Paulin  comme 
l'unique  évêque.  Les  Occidentaux  (et  Rome  sans 
doute)  avaient  jadis  recommandé  cette  solution  de 
bon  sens  dans  une  lettre  que  nous  n'avons  plus,  mais 
à  laquelle  fait  allusion  la  synodique  d'un  concile  ita- 
lien dont  nous  parlions  tout  à  l'heure  :  Scripseramus 
dudum,  ut,  quoniam  Antiochena  civilas  duos  haberet 
episcopos,  Paulinum  atque  Meletium,  quos  fidei  conci- 
nere  putabamus,  aut  inter  ipsos  pax  et  concordia  salvo 
ordine  ecclssiastico  c&nveniret;  aut  certs,  si  quis  eorum 
allero  superstite  deccssissel,  nulla  subrogatio  in  defuncti 
locum  superstite  allero  gigneretur.  S.  Ambroise,  Epist., 


529 


MELKCE    DWNTIOCHE 


530 


xiii,  2.  P.  L.  (édit.  1845),  t.  xvi,  col.  950  B.  Grégoire 
de  Nazianzc.  devenu  par  la  mort  de  Mélèce  président 
du  concile  de  Constantinople,  se  ralliait  pleinement  à 
cette  vue.  S'il  fallait  en  croire  Socrates,  V,  v,  recopié 
par  Sozomène,  VII,  m,  P.  G.,  t.  lxvii,  col.  569  et 
1421,  des  précautions  auraient  déjà  été  prises  à  An- 
tioche  pour  éviter  qu'une  élection  épiscopale  eût  lieu  à 
la  mort  de  l'un  des  deux  concurrents.  Voir  une  dis- 
cussion de  ces  propos  dans  Cavallera,  op.  cit.,  p.  232- 
243,  qui  conclut,  avec  raison,  à  l'inexistence  du  pacte 
dont  parlent  les  deux  historiens. 

Mais  tous  les  efforts  faits  par  Grégoire  de  Nazianze 
pour  faire  triompher  cette  solution  pacifique  se  heur- 
tèrent à  la  passion  d'un  grand  nombre  des  membres 
du  concile.  Tant  de  griefs  s'étaient  accumulés  contre 
Paulin,  que  la  majorité  conciliaire  ne  jugea  ni  digne, 
ni  même  prudent  ou  possible,  d'imposer  à  la  grande 
masse  de  l'Église  d'Antioche  la  reconnaissance  de 
l'évêque  schismatique.  Vainement  Grégoire  menaça- 
t-il  de  donner  sa  démission,  si  l'on  entrait  dans  cette 
voie.  On  passa  outre  à  ses  objurgations  et  on  le  laissa 
se  retirer.  Voir  S.  Grégoire  de  Xazianze,  Carmen  de 
vita,  vers  1572-1870,  P.  G.,  t.  xxxvn,  col.  1158  sq. 
Le  concile  ayant  décidé  de  procéder  à  l'élection  du 
successeur  de  Mélèce,  les  évêques  du  diocèse  d'Orient, 
sitôt  l'assemblée  dissoute  (juillet  381),  se  réunirent  à 
Antioche,  et  ordonnèrent  Flavien,  qui  jadis  avait  été 
le  soutien  de  la  communauté  orthodoxe,  et  que  Mélèce 
avait  ordonné  prêtre  (sans  doute  vers  363). 

Ainsi  la  division  se  perpétuait..  Paulin  se  réclamant 
de  l'appui  des  Occidentaux,  qui  de  fait  ne  lui  fut  pas 
ménagé,  Flavien  fort  de  l'adhésion  des  Orientaux  qui 
serait  solennellement  renouvelée  au  concile  de  Cons- 
tantinople de  382.  Cf.  Théodoret,  V,  ix,  P.  G., 
t.  lxxxii,  col.  1212.  Gratien,  puis  Théodose  essayèrent 
vainement  de  remédier  à  cette  absurde  situation.  On 
aurait  pu  espérer  que  la  mort  de  Paulin  y  mettrait 
un  terme.  Il  n'en  fut  rien.  Avant  de  disparaître, 
388,  celui-ci  imposait  les  mains  à  Évagrius  pour  qu'il 
lui  succédât.  Ainsi  le  schisme  continuait.  Cette  fois 
les  anciens  amis  de  Paulin  s'irritèrent.  Ni  Alexandrie, 
ni  Rome  ne  reconnurent  le  nouvel  évêque.  Voir 
S.  Ambroise,  Epist.,  lvi.  2,  P.  L..  t.  xvi,  col.  1170, 
Cela  ne  voulait  pas  signifier  pourtant  qu'ils  accep- 
taient Flavien  comme  l'évêque  incontesté,  et  plu- 
sieurs tentatives  furent  faites,  vainement  d'ailleurs, 
pour  amener  celui-ci  à  soumettre  à  un  concile  la  vali- 
dité de  son  élection.  Cf.  S.  Ambroise,  Epist.,  liv. 
lvi.  L'Occident  dès  lors  continua  pendant  quelque 
temps  à  ne  pas  reconnaître  Flavien. 

2°  L'extinction  définitive  du  schisme.  —  Cependant 
saint  Ambroise  qui,  depuis  quelques  années,  s'inquié- 
tait vivement  de  cette  affaire,  avait  demandé  à  Théo- 
phile d'Alexandrie  de  s'entendre  avec  Flavien,  après 
s'être  concerté  d'ailleurs  avec  le  pape  Sirice,  Epist., 
lvi,  6,  7.  Ces  démarches  aboutirent  à  la  convocation 
d'un  concile  à  Césarée  de  Palestine,  où  Théophile 
d'ailleurs  s'abstint  de  paraître,  mais  qui  arrangea 
finalement  les  choses  et  déclara,  «  pour  se  conformer 
aux  vues  du  pape  Sirice  »,  ne  reconnaître  qu'un  seul 
évèque  à  Antioche,  le  religieux  évêque  Flavien.  Texte 
conservé  par  Sévère  d'Antioche,  voir  E.  W.  Brooks, 
The  sixth  book  of  thi  sélect  letters  of  Severus,  traduct. 
anglaise,  t.  n  a,  1903,  p.  223.  Rien  d'étonnant  donc 
que  l'on  voie,  peu  de  temps  après,  à  l'automne  de  394, 
Flavien  et  Théophile  fraterniser  en  concile  à  Constan- 
tinople. 

Quant  à  la  réconciliation  de  Flavien  avec  Rome, 
elle  dut  voir  lieu  sensiblement  à  la  même  date.  Il  est 
vrai  que  Sozomènt,  H.  E  ,  VIII,  m,  P.  G.,  t.  lxvii, 
col.  1520  C,  la  renvoie  à  quelques  années  plus  tard,  et 
en  fait  honneur  à  la  charitable  entremise  de  saint 
Jean  Chrysostome,  après  que  celui-ci  eut  été,  en  398, 


élevé  au  siège  de  Constantinople.  Mais,  comme  le  fait 
remarquer  L.  Ouchesne,  Histoire  ancienne  de  l'Église. 
t.  ii,  p.  610,  n.  1,  ni  Théodoret,  //.  E.,  V,  xxm, 
t.  lxxxii,  col.  1249,  ni  Socrates,  H.  E.,  V,  xv,  t.  lxviii, 
col.  604,  ne  mettent  cette  réconciliation  de  Rome  et 
d'Antioche  en  rapport  avec  l'installation  de  Chryso- 
stome dans  la  capitale.  Il  est  plus  indiqué  de  placer  cet 
événement  en  394,  comme  une  suite  toute  naturelle 
du  concile  de  Césarée.  Acace  de  Bérée  conduisit  à 
Rome  une  députation  du  clergé  d'Antioche,  à  laquelle 
se  joignit,  envoyé  par  Théophile,  un  prêtre  d'Alexan- 
drie, Isidore.  Cette  légation  eut  un  plein  succès  et 
Flavien  fut  définitivement  reconnu  par  Rome.  Au 
même  temps  ou  à  peu  près,  Évagrius  mourait  et  Fla- 
vien parvenait  à  empêcher  qu'on  lui  donnât  un  suc- 
cesseur. De  fait,  comme  de  droit,  il  demeurait  ainsi 
seul  évêque  d'Antioche.  Restait  à  rallier  autour  de  lui 
la  petite  Église  désormais  sans  pasteur.  Ce  ne  fut  pas 
chose  facile,  étant  donnée  surtout  l'intransigeance  que 
montrait  Flavien  à  l'endroit  des  clercs  de  Paulin  et 
d'Évagrius  qu'il  s'agissait  de  ramener.  Il  entendait  en 
effet  tenir  pour  nulles  les  ordinations  reçues  par  eux. 
Ainsi  le  schisme  local  fut  long  à  réduire;  Flavien, 
(t  404)  n'en  vit  pas  la  fin,  et  son  successeur  Porphyre 
connut  encore  de  plus  graves  difficultés.  Ce  fut  seule- 
ment sous  Alexandre,  en  413.  que  l'accord  se  réalisa 
définitivement.  «  Ses  exhortations  persuasives,  dit 
Théodoret,  réunirent  les  eustathiens  au  reste  du  corps 
de  l'Église,  à  la  grande  joie  des  fidèles,  à  la  confusion 
des  juifs,  des  ariens  et  des  quelques  païens  qui  res- 
taient encore  à  Antioche.  »  H.  E.,  V,  xxxv,  t.  lxxxii, 
col.  1265.  Le  schisme  d'Antioche  était  terminé,  il  avait 
duré  quatre-vingt-cinq  ans. 

Conclusion.  ■ —  Cet  épisode  douloureux  a  été  exploité 
de  bien  des  manières.  ■ —  On  y  a  cherché  des  arguments 
à  l'appui  de  la  construction  bien  hypothétique  qui 
veut  voir  dans  les  néonicéens,  groupés  autour  de 
Basile,  des  penseurs  qui  donnèrent  des  définitions  de 
Nicée,  une  interprétation  nouvelle,  toute  différente  de 
celle  qu'en  avait  proposée  leurs  premiers  défenseurs. 
L'alliance  de  Basile,  a-t-on  dit,  avec  un  homéen  tel 
que  Mélèce.  à  peine  rallié  à  l'homéousianisme,  n'est- 
elle  pas  un  signe  que  la  pensée  de  l'évêque  de  Césarée 
évoluait  sur  un  plan  tout  différent  de  celu;  où  se  mou- 
vait Athanase?  L'opposition  durable  entre  Alexand  ie 
(et  l'Occident)  d'une  part,  et  d'autre  pa  t  Basile  et 
Mélèce,  ne  témoigne-t-elle  pas  que  l'on  avait  dans  les 
deux  camps  une  conscience  plus  ou  moins  obscure  des 
divergences  qui  séparaient  les  esprits? 

D'autres  ont  exploité  contre  la  primauté  romaine 
le  schisme  antiochien.  Ils  insistent  avec  complai- 
sance sur  ce  fait  qu'un  personnage  tel  que  Mélèce, 
aujourd'hui  qualifié  de  saint  par  les  Latins  comme 
par  les  Grecs,  a  pu  vivre  si  longtemps  en  dehors  de 
la  communion  de  Rome,  a  pu  présider,  sans  avoir  été 
reconnu  par  le  pape,  le  concile  de  Constantinople.  Us 
montrent,  avec  une  secrète  satisfaction,  Flavien  por- 
tant allègrement  l'exclusive  de  l'Occident  et  de  Rome, 
se  dérobant  à  toutes  les  sommations  qui  lui  sont 
faites,  de  s'expliquer,  ne  se  ralliant  à  Rome  que  quand 
les  premières  avances  lui  sont  venues  du  pape  Sirice. 
Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de  discuter  toute  la  ques- 
tion du  néo-nicénisme  et  des  changements  que  l'entrée 
en  ligne  des  Cappadociens  aurait  amenés  dans  l'inter- 
prétation de  V homoousios  nicéen.  Pour  ce  qui  concerne 
le  cas  particulier  de  Mélèce,  il  suffira  de  faire  remar- 
quer que  saint  Basile  ne  fait  alliance  avec  lui,  quels 
qu'aient  été  ses  antécédents,  qu'après  avoir  eu  des 
signes  évidents  de  l'orthodoxie  du  nouvel  évêque.  Le 
concile  d'Alexandrie  en  362  reconnaissait,  de  son  côté, 
la  légitimité  des  formules  dont  usaient,  pour  exprimer 
le  mystère  de  la  Trinité,  les  mélétiens  d'Antioche. 
Athanase,  en  363,  était  tout  disposé  à  mettre  sa  main 


531 


MÉLÈCE    D'ANTIOCHK 


MÉLÈCE    DE    LYCOPOLIS 


532 


dans  celle  de  Mélèce  et  à  travailler  de  concert  avec  lui 
à  la  pacification  religieuse  de  l'Orient.  Seules  des 
questions  de  personne  ont  empêché  celte  alliance  de 
se  réaliser.  Mais  le  seul  fait  que  l'évêque  d'Alexandrie 
l'ait  crue  possible  témoigne  assez  qu'il  ne  percevait 
aucune  opposition  foncière  entre  la  pensée  de  Mélèce 
et  la  sienne. 

.  Et  quant  à  la  question  des  rapports  de  Mélèce  avec 
Rome,  il  faut  se  garder  d'en  juger  en  les  rapportant  à 
nos  conceptions  actuelles  de  l'Église  et  de  la  hiérar- 
chie des  pouvoirs.  L'autonomie  très  réelle  dont  jouis- 
saient à  cette  époque  les  grands  sièges  épiscopaux 
n'excluait  pas,  tant  s'en  faut,  la  reconnaissance  de 
la  suprématie  romaine.  Tous  les  efforts  de  saint  Basile 
pour  amener  Rome  à  exprimer  clairement  qu'elle  est 
en  communion  avec  Mélèce  ne  témoignent-ils  pas  de 
l'importance  que  -l'Orient  attachait  à  cette  commu- 
nion? Paralysé  par  les  multiples  difficultés  intérieures 
où  il  se  débattait,  retardé  par  les  renseignements 
incomplets  ou  même  inexacts  qu'il  recevait,  le  pape 
Damase  ne  se  pressait  pas  de  faire  la  démarche  si 
ardemment  demandée  par  Basile.  Mais  il  n'exprimait 
pas  non  plus  qu'il  retranchait  Mélèce  de  sa  commu- 
nion; finalement,  et  avant  le  concile  de  Constanti- 
nople,  l'Occident  et  Rome  signifiaient  qu'ils  accep- 
taient le  fait  accompli,  la  coexistence  provisoire  des 
deux  évêques,  avec  l'espoir  que  cette  situation  anor- 
male prendrait  bientôt  fin.  Où  voit-on  que  les  ques- 
tions de  principe  soient  ici  en  cause?  et  comment  ne 
pas  reconnaître  ici,  tout  simplement,  un  de  ces  nom- 
breux problèmes  dont  il  faut  attendre  la  solution  du 
temps,  et  aussi  de  la  bonne  volonté  et  de  la  souplesse 
des  hommes? 

Une  bibliographie  complète  du  schisme  mélétien  serait 
énorme,  tant  cette  histoire  a  eu  de  ramifications.  On  en 
trouvera  une  esquisse  dans  F.  Cavallera,  Le  schisme  d'An- 
tioche  (IV'-V'  siècle),  Paris,  1905,  p.  xm-xix,et  aussi  p.  10- 
31,  essai  de  classification  et  de  discussion  des  sources.  A 
compléter  par  une  courte  étude  d'Ed.  Schwartz;  Zut  Ge- 
schichle  des  Athanasius,  n,  publiée  dans  les  Nachrichlen  non 
der  k.  Gesells.  der  Wissensch.  de  Gœttingue,  1901,  p.  356-391 , 
a  laquelle  nous  avons  cru  devoir  emprunter  quelques  sug- 
gestions. Postérieurement  ont  paru  L'histoire  ancienne  de 
l'Église  de  L.  Duchesne,  Paris, 1907,  t.  n,  passim,  et  Le  Siège 
apostolique,  de  P.  Batifol,  Paris,  1924;  cf.  p.  82-144;  267-281. 
Pour  la  question  des  rapports  a.-ec  Rome,  le  point  de  vue 
anglican  est  donné  par  F.  W.  Puller,  The  primitive  Saints 
and  the  See  o/  Rome,  1893,  p.  163  sq. 

É.   Amann. 

2.  MÉLÈCE  DE  LYCOPOLIS,  (iv  siècle), 
ainsi  nommé  du  nom  de  la  ville  de  Haute-Egypte  dont 
il  était  évêque,  est  connu  comme  l'auteur  d'un  schisme, 
appelé  le  schisme  mélétien  ou  mélitien  d'Egypte,  qui 
eut  de  l'importance  au  cours  du  iv  siècle. 

I.  Les  origines  du  schisme.  IL  Le  concile  de  Nicée  et 
les  mélétiens.   III.  Histoire  ultérieure   du  schisme. 

I.  Les  origines  du  schisme  mélétien.  ■ —  Le  plus 
ancien  document  qui  nous  parle  de  Mélèce  est  une 
lettre  écrite  par  quatre  évêques  égyptiens,  Philéas, 
Hésychius,  Pacôme  et  Théodore,  incarcérés  en  306 
pendant  la  grande  persécution.  Dans  leur  prison  ils 
ont  appris  que,  prétextant  la  disparition  des  pasteurs 
réguliers,  Mélèce  s'est  arrogé  le  droit  d'ordonner  des 
évêques  et  des  prêtres.  S'adressant  à  lui,  ils  le  conju- 
rent de  cesser  cette  pratique,  lui  remontrent  combien 
elle  est  contraire  à  la  législation  canonique,  préjudi- 
ciable au  vrai  bien  de  l'Église,  attentatoire  aux  droits 
de  Pierre,  l'archevêque  d'Alexandrie. 

Dans  le  ms.  qui  l'a  conservée,  cette  lettre  est  suivie 
d'un  bref  résumé  historique.  Il  indique  que  Mélèce, 
ayant  reçu  la  missive,  la  jeta,  et  ne  se  soucia  de  faire 
visite  ni  à  Pierre,  ni  aux  signataires  de  la  lettre,  tou- 
jours en  prison.  Ces  derniers  d'ailleurs  ne  tardèrent 
pas  à  souffrir  le  martyre  avec  leurs  prêtres  et  leurs 


diacres.  Peu  après  Mélèce  arriva  à  Alexandrie,  et  s'y 
mit  en  rapport  avec  deux  personnages  assez  intrigants, 
l'un  nommé  Isidore,  l'autre  Arius  (selon  toute  vrai- 
semblance il  s'agit  du  futur  hérésiarque),  désireux 
de  faire  pièce  à  l'archevêque.  Ils  lui  indiquèrent  la 
retraite  où  se  cachaient  les  deux  vicaires  que  Pierre 
avait  désignés  pour  le  remplacer  à  Alexandrie;  Mélèce 
s'y  transporta  et  les  excommunia,  puis  (on  ne  dit  pas 
après  combien  de  temps)  il  ordonna  pour  les  rem- 
placer deux  confesseurs,  l'un  qui  était  en  prison, 
l'autre  qui  était  aux  mines.  Texte  dans  P.  G.,  t.  x, 
col.  1565-1568;  cf.  un  texte  meilleur,  malheureuse- 
ment incomplet,  donné  par  P.  Batiffol,  dans  Byzan- 
iinische  Zeitschri/t,   1901,  t.   x,  p.   131. 

A  cette  nouvelle,  continue  le  fragment  historique,. 
Pierre  publia  une  lettre  dont  le  texte  est  donné.  Consi- 
dérant l'arrogance  de  Mélèce,  l'archevêque  prescrivait 
à  tous  les  fidèles  d'éviter  la  communion  de  celui-ci 
jusqu'à  plus  ample  informé.  Texte  dans  P.  G.,  t.  xvi, 
col.  509,  et  mieux  dans  Batiffol,  loc.  cit.  — '■  Ainsi, 
d'après  le  document  en  question,  durant  que  la  persé- 
cution éloignait  de  leurs  résidences  nombre  de  pas- 
teurs, l'évêque  de  Lycopolis,  Mélèce,  s'était  mis  en 
tête  de  remplacer  les  absents,  sans  aucun  égard  des 
droits  ni  de  ceux-ci,  ni  du  «pape»  d'Alexandrie,  lequel, 
suivant  une  coutume  immémoriale,  ordonnait  tous  les 
évêques  d'Egypte.  La  lettre  des  pasteurs  incarcérés  est 
très  claire  à  ce  sujet.  Le  fragment  historique  qui  la 
relie  à  l'encyclique  de  Pierre  et  qui  parle  des  agisse- 
ments de  Mélèce  à  Alexandrie  est  plus  obscur;  le 
texte  en  est  d'ailleurs  en  fort  mauvais  état.  On  ne 
comprend  pas  bien,  en  particulier,  comment  pour 
remplacer  les  deux  vicaires  généraux  de  Pierre,  jugés 
par  lui  inégaux  à  leur  tâche,  Mélèce  ordonne  deux 
confesseurs,  l'un  prisonnier,  l'autre  forçat.  Cette  qua- 
lité ne  devait  pas  faciliter  aux  nouveaux  élus  l'accom- 
plissement de  leur  mission.  Aussi  faut-il,  croyons-nous, 
supposer  avec  Ed.  Schwartz,  que  le  fragment  glisse 
sur  un  épisode  qui  s'est  passé  entre  temps  :  l'arres- 
tation de  Mélèce  et  sa  condamnation  aux  mines,  que 
nous  connaissons  par  ailleurs.  C'est  en  ces  conjonc- 
tures que  Mélèce  aurait  créé  les  prêtres  en  question. 

Aussi  bien,  à  en  croire  le  document  à  l'aide  duquel 
saint  Épiphane  a  construit  sa  notice  relative  aux 
mélétiens,  Hœres.,  lxviii,  P.  G.,  t.  xui,  col.  184-201, 
une  rivalité  avait  mis  aux  prises  Pierre  et  Mélèce 
antérieurement  aux  événements  dont  témoigne  la 
lettre  des  quatre  évêques.  Débarrassée  des  inexacti- 
tudes évidentes  dont  elle  fourmille,  la  notice  indique 
qu'une  divergence  de  vues  s'était  produite  en  Egypte 
sur  la  réconciliation  des  lapsi.  Tandis  que  Pierre 
inclinait  vers  l'indulgence,  un  parti  groupé  autour  de 
Mélèce,  et  qui  se  réclamait  de  l'avis  des  «  martyrs  », 
protestait  qu'il  ne  fallait  procéder  à  aucune  admis- 
sion à  la  pénitence  avant  la  fin  de  la  tempête.  Ibid., 
n.  2.  L'indulgence  précipitée  était  une  prime  à  l'apos- 
tasie, et  risquait  d'entraîner  à  des  lâchetés  ceux  des 
confesseurs  qui  attendaient  leur  comparution  der- 
nière devant  les  juges. 

Or  nous  savons  par  ailleurs  qu'à  Pâques  306  Pierre 
avait  publié  en  effet  une  encyclique  où  il  réglait  par 
le  détail  les  diverses  questions  relatives  aux  lapsi. 
Texte  dans  P.  G.,  t.  xvi,  col.  467-508.  Comme  cette 
lettre  ne  renferme  pas  la  moindre  allusion  à  des  ma- 
nœuvres schismatiques,  il  faut  penser  que  l'agitation 
mélétienne  n'avait  pas  encore  commencée,  mais  qu'elle 
fut  justement  provoquée  par  la  lettre  même  de 
Pierre.  On  en  mettrait  donc  les  débuts  en  306,  ce  qui 
concorderait  avec  une  indication  donnée  par  saint 
Athanase,  Encycl.  ad  ep.  ^Egypti  et  Libyee,  n.  22,  P.  G., 
t.  xxv,  col.  589,  suivant  laquelle  les  mélétiens  ont  été 
déclarés  sclùsmatiques  dix-neuf  ans  avant  que  les 
ariens  fussent  déclarés  hérétiques  à  Nicée.  A  ce  mo- 


533 


MÉLÈCE    DE    LYCOPOLIS 


534 


mont  la  persécution,  dont  Pierre  avait  espéré  qu'elle 
allait  s'adoucir,  reprend  avec  plus  de  violence.  C'est 
alors  que  sont  incarcérés  l'évoque  Philéas  et  ses  com- 
pagnons qui  ne  tarderont  pas  à  être  exécutés.  Mélèce 
circule  en  Egypte,  ordonnant  à  divers  endroits  des 
gens  de  son  bord,  sans  doute  rigoristes  comme  lui.  Si 
dans  Alexandrie  même  il  ose  se  permettre  d'excom- 
munier les  vicaires  de  Pierre,  lequel  pour  lors  était 
caché,  c'est  qu'il  a  déjà  rompu  la  communion  avec 
l'archevêque.  Bref  il  nous  apparaît  dès  ce  moment 
comme  l'organisateur  d'une  Église  schismatique,  qui 
se  faufile  partout  où  elle  peut  trouver  place  libre. 

Au  rapport  du  garant  d'Épiphane,  Mélèce,  à  quel- 
que temps  de  là,  est  arrêté  lui  aussi  et  finalement 
envoyé  aux  mines  de  Phaeno.  Nous  savons  que  c'est  à 
partir  d'avril  307  que  la  peine  des  travaux  forcés 
remplaça,  pour  les  chrétiens,  la  peine  de  mort.  C'est 
vraisemblablement  alors  que  Mélèce  aurait  procédé 
aux  ordinations,  dont  se  plaint  la  lettre  de  l'arche- 
vêque Pierre.  La  notice  d'Épiphane  renferme,  sur  les 
discussions  auxquelles  donna  lieu,  parmi  les  malheu- 
reux forçats,  l'agitation  de  Mélèce,  des  détails  révéla- 
teurs. Ibid.,  n.  3  à  la  fin,  col.  188-189.  En  311,  tout  ce 
monde  était  relâché;  incapables  de  s'entendre  dans  les 
misères  communes,  on  pense  si  les  confesseurs  étaient 
prêts  à  se  réconcilier  après  leur  libération.  Un  peu 
partout  il  se  forma  en  Egypte,  en  regard  de  la  hiérar- 
chie dépendant  de  Pierre  d'Alexandrie,  une  hiérarchie 
qui  reconnaissait  .Mélèce  pour  auteur  et  pour  chef.  Sur 
ces  entrefaites  Pierre  qui  avait  déposé  celui-ci  en 
synode,  cf.  Socrates,  I,  vi,  P.  G.,  t.  lxvii,  col.  53  A, 
et  Athanase,  Apol.  conl.  arian.,  59,  t.  xxv,  col.  356, 
fut  enlevé  par  le  sursaut  de  persécution  de  la  fin  de 
311.  Il  fallut  quelque  temps  pour  élire  à  sa  place 
Achillas,  qui  ne  dura  qu'un  an  et  fut  remplacé  en  313 
par  Alexandre.  Ces  changements  de  personnes  ne 
semblent  pas  avoir  modifié  l'attitude  de  Mélèce  par 
rapport  à  l'Église  établie.  Il  continua  à  se  considérer 
comme  l'archevêque  de  «  l'Église  des  martyrs  ».  «  Dési- 
gnation singulière,  fait  observer  L.  Duchesne,  car 
enfin  Philéas  et  ses  compagnons,  et  l'évêque  Pierre 
lui-même,  censés  patrons  des  apostats,  avaient  donné 
leur  vie  pour  la  foi,  tandis  que  Mélèce,  revenu  des 
mines,  finit  par  mourir,  dans  son  lit.  »  Hist.  anc.  de 
l'Église,  t.  n,  p.  100.  Cette  Église  semble  avoir  eu 
quelque  importance,  et  saint  Athanase  accusera  plus 
tard  les  mélétiens  d'avoir  créé  à  ses  prédécesseurs  de 
graves  difficultés. 

II.  Le  concile  de  Xicée  et  les  mélétiens.  — 
Quand  il  vint  à  Alexandrie  vers  324  pour  tenter  d'y 
rétablir  la  paix,  Hosius  de  Cordoue  se  préoccupa  non 
seulement  des  difficultés  soulevées  par  Arius,  mais 
encore  de  l'affaire  mélétienne.  Eusèbe,  Vita  ConsL,  n, 
62-63;  m,  4,  P.  G.,  t.  xx,  col.  1036,  1057.  Cela  ne  veut 
pas  dire  d'ailleurs  que  les  deux  partis  eussent  dès  ce 
moment  partie  liée;  il  paraît  au  contraire  qu'il  y 
avait  plutôt  antagonisme  entre  Arius  et  l'Église  mélé- 
tienne. Au  début,  sans  doute,  voir  col.  532,  Arius 
encore  laïque  avait  appuyé  Mélèce;  mais  il  n'avait  pas 
tardé  à  faire  sa  soumission  à  Pierre  dont  il  avait  plus 
tard  reçu  le  diaconat.  Toutefois  il  conservait  assez  le 
sens  exact  des  réalités  pour  s'opposer  à  une  mesure 
arbitraire  que  voulait  prendre  l'archevêque.  Celui-ci 
avait  déclaré  nuls  les  baptêmes  conférés  par  le  clergé 
mélétien.  L'opposition  que  fit  Arius  le  brouilla  avec 
Pierre,  qui  l'aurait  excommunié;  sous  Achillas,  qui  ne 
persévéra  pas  sans  doute  dans  l'attitude  de  son  pré- 
décesseur, Arius  revint  en  faveur  et  fut  élevé  à  la 
prêtrise.  Voir  sur  toute  cette  affaire  Sozomènc,  H.  E., 
I.  xv.  P.  G.,  t.  lxvii,  col.  905  A.  Nous  ignorons  ce  que 
fut.  dans  les  années  qui  suivirent,  l'attitude  de  l'Église 
mélétienne.  Le  garant  d'Épiphane,  Hœrcs.,  lxviii, 
insiste  à  plusieurs  reprises  sur  le  scrupule  qu'avait 


Mélèce  de  garder  l'orthodoxie;  à  l'en  croire,  ce  serait 
lui  qui  aurait  surpris  Arius  en  flagrant  délit  d'hérésie, 
et  l'aurait  dénoncé  à  Alexandre.  Ibid.,  n.  4,  cf.  i.xix, 
3,  col.  189  B,  208  A.  Mais,  quelle  que  fût  la  pureté  de  la 
foi  mélétienne,  il  y  avait  intérêt  à  étouffer  un  schisme 
qui  partageait  entre  deux  obédiences  les  catholiques 
d'Egypte.  Hosius  n'ayant  pu  arranger  cette  affaire 
dans  sa  visite  à  Alexandrie,  elle  revint  devant  le  concile 
de  Nicée  en  325.  L'assemblée  fut  d'accord  pour  juger 
fort  sévèrement  la  conduite  schismatique  de  Mélèce; 
elle  pensa  néanmoins  que,  pour  en  finir  avec  la  discus- 
sion, la  douceur  valait  mieux  que  la  violence;  peut- 
être  aussi  voulut-elle  témoigner  quelque  gré  à  Mélèce 
de  son  attitude  loyale  au  moment  où  avait  éclaté  l'af- 
faire d'Arius.  Toujours  est-il  que  les  mesures  prises 
par  le  concile  à  l'égard  de  Mélèce  et  de  son  Église 
sont  empreintes  de  la  plus  grande  bienveillance. 

Ces  mesures  sont  édictées  dans  une  lettre  synodale 
adressée  aux  chrétiens  d'Alexandrie  et  que  Socrates 
nous  a  transmise.  H.  E.,  I,  ix,  P.  G.,  t.  lxvii,  col.  77 
sq. ;  cf.  Théodoret,  H.  E.,  I,  vin,  t.  lxxxii,  col.  932. 
On  distinguait  le  cas  personnel  de  Mélèce  et  celui  de 
ses  ressortissants.  Après  avoir  déclaré  que  le  premier 
n'était  digne  d'aucune  pitié,  on  lui  concédait  néan- 
moins qu'il  pourrait  demeurer  dans  sa  ville  de  Lyco- 
polis  avec  le  titre  d'évêque,  mais  avec  défense  de  faire 
aucune  ordination,  ni  aucune  élection,  |i.ï]xe  y  eipoGeTeïv 
[xr)Te  7rpoxetpî^£CT0ai,  soit  à  Lycopolis,  soit  en  aucune 
ville  ou  bourgade.  Quant  à  ceux  élevés  par  lui  aux 
divers  ordres  ecclésiastiques,  moyennant  une  imposi- 
tion des  mains  plus  mystique,  y.<jaziKC>-cépx  xetporovta 
Pe6atco6Év-£ç,  ils  pourraient  continuer  à  faire  les 
fonctions  de  leur  ordre  (en  communion  avec  les  catho- 
liques), mais  dans  le  clergé  ils  prendraient  rang  après 
les  clercs  (de  même  ordre)  de  la  hiérarchie  régulière. 
(Ce  n'est  pas  le  lieu  de  discuter  ici  le  sens,  si  vivement 
débattu  de  l'expression,  [xuaTixcoTépa  /siporovia; 
voir  l'art.  Réordination.)  Défense  expresse  leur 
était  faite  de  procéder  à  une  élection  sans  l'aveu  de 
l'évêque  catholique,  en  communion  avec  l'évêque 
d'Alexandrie.  Ainsi  il  pourrait  y  avoir  dans  une  même 
Église  d'une  part  l'évêque  et  les  clercs  catholiques  et 
un  évêque  et  des  clercs  mélétiens  «  à  la  suite  ».  Au  cas 
où  l'évêque  catholique  ou  tel  clerc  en  situation  vien- 
drait à  décéder  avant  l'évêque  ou  le  clerc  mélétien,  ces 
derniers,  pourraient  être  choisis  à  leur  place,  moyen- 
nant élection  unanime  du  peuple  et  ratification^de 
l'évêque  d'Alexandrie. 

En  même  temps,  par  son  canon  6,  le  concile  confir- 
mait le  droit  traditionnel  de  l'évêque  d'Alexandrie  sur 
toute  l'Egypte,  la  Libye  et  la  Pentapole  (Cyrénaïque), 
sans  qu'il  eût  à  tenir  compte  des  divisions  civiles.  Cette 
prescription  semble  bien  viser  directement  le  cas  de 
Mélèce,  lequel,  suivant  les  indications  d'Épiphane,  pré- 
tendait se  considérer  comme  l'archevêque  de  la  Thé- 
baïde,  et,  en  cette  qualité,  avoir  le  second  rang  après 
le  titulaire  d'Alexandrie.  Le  canon  6  rappelle  que  la 
juridiction  de  ce  dernier  sur  toute  l'Egypte  et  les  pro- 
vinces avoisinantes  est  une  juridiction  immédiate.  En 
somme,  le  plus  clair  résultat  du  schisme  mélétien 
aurait  été  d'affermir  la  situation  déjà  si  forte  du 
«  pape  »  d'Alexandrie. 

III.  Histoire  ultérieure  du  schisme.  —  Comme 
les  donatistes  avec  qui  ils  offrent  plus  d'un  trait  de 
ressemblance,  les  mélétiens  ne  s'inclinèrent  pas  sans 
protester  devant  la  décision,  pourtant  si  libérale,  du 
concile.  Us  importunèrent  Constantin  de  leurs  récla- 
mations, et  celui-ci  se  prêta,  comme  dans  le  cas  du 
donatisme,  au  rôle  d'arbitre,  convoqua  les  chefs  de 
parti,  et  s'employa  à  les  réconcilier.  Cf.  Eusèbe,  Vila 
Conslantini,  m,  23,  P.  G.,  t.  xx,  col.  1084.  C'est  à  ce 
moment  sans  doute  que  les  mélétiens  venus  à  la  cour 
entrèrent   en   relation    avec    Eusèbe    de    Nicomédie, 


535 


MÉLÈCE    DE    LYCOPOLIS   —   MÉLÈCE    LE    GALÉSIOTE 


536 


lequel  leur  avait  ménagé  une  entrevue  avec  l'empereur. 
Épiphane,  Hœres.,  Lxvm,  n.  5,  6,  P.  G.,  t.  XLn,  col.  192, 
193.  Sur  l'heure  la  manœuvre  réussit  au  rebours  de 
ce  que  l'on  attendait.  Irrité  de  voir  remettre  en  ques- 
tion les  décisions  de  Nicée  dans  l'affaire  d'Arius,  Cons- 
tantin fit  exiler  Eusèbe.  Les  mélétiens  durent  s'en 
revenir  tout  penauds  à  Alexandrie;  pour  l'instant  ils 
s.e  réconcilièrent  tant  bien  que  mal  avec  l'évêque 
Alexandre  à  qui  Mélèce  remit  la  liste  des  ecclésias- 
tiques qui  relevaient  de  lui.  Athanase,  Apol.  cont. 
arian.,  71,  P.  G.,  t.  xxv,  col.  37G;  mais  le  principe 
était  posé  d'une  alliance  entre  l'Église  de  Mélèce  et  le 
parti  arianisant.  Cette  collusion  portera  dans  un  ave- 
nir rapproché  de  bien  tristes  fruits. 

Le  plus  regrettable  c'est  que,  contrevenant  à  la  déci- 
sion de  Nicée,  Mélèce,  se  sentant  mourir,  ait  réussi  à 
se  donner  un  successeur,  en  la  personne  'de  Jean 
Arkaph  qu'il  fit  évoque  de  Memphis.  Cette  ordination, 
que  suivit  bientôt  la  mort  de  Mélèce,  dut  prendre  place 
dans  le  temps  où  Athanase  lui-même  succédait  à 
Alexandre  (328).  Désormais  les  mélétiens  vont  se  mon- 
trer les  adversaires  acharnés  du  jeune  archevêque. 
h' Apologie  d'Athanase  contre  les  ariens  est  toute  rem- 
plie du  récit  des  manœuvres  imaginées  par  les  mélé- 
tiens pour  perdre  leur  ennemi.  Démarches  directes 
auprès  de  Constantin,  accusations  invraisemblables 
dirigées  contre  l'administration  tyrannique  d'Atha- 
nase, tout  cela  aboutira  finalement  à  la  réunion  du 
concile  de  Tyr  en  335,  qui,  par  un  incroyable  déni  de 
justice,  condamna  l'archevêque  d'Alexandrie.  Voir 
Athanase  (Saint),  t.  i,  col.  2145,  cf.  K.  Holl,  dans 
Comptes  rendus  de  l'Acad.  de  Berlin,  1925,  p.  18-31. 
En  toute  cette  affaire  qui  durera  longtemps,  les 
mélétiens  apparaissent  comme  les  auxiliaires  de  la 
coterie  eusébienne  et  du  parti  arianisant. 

Il  n'entre  pas  dans  notre  plan  de  suivre  dans  le 
détail  les  démarches,  les  palinodies,  les  récidives  des 
mélétiens  passés  au  service  de  l'hétérodoxie.  Tout  cela 
finit  par  les  faire  classer  parmi  les  ariens  décidés, 
cf.  Sozomène.  II,  xxi;  si  bien  qu'on  n'entend  plus 
guère  parler  d'eux  dans  la  seconde  moitié  du  ive  siècle. 

Les  ariens  disparus,  il  subsista  néanmoins  quelques 
communautés  se  réclamant  encore  du  nom  de  Mélèce. 
C'est  à  quelqu'une  d'entre  elles  que  fait  allusion  Théo- 
doret  quand  il  parle  d'organisations  monastiques,  où 
se  perpétuaient  des  coutumes  bizarres  et  vaines,  qui 
les  apparentaient  aux  Samaritains  et  aux  Juifs.  H.  E., 
I,  vm,  P.  G.,  t.  lxxxii,  col.  932.  Ces  vagues  indica- 
tions montrent  que  l'évêque  de  Cyr  était  bien  mal  ren- 
seigné sur  le  compte  des  derniers  représentants  du 
schisme  mélétien.  Au  vie  siècle  encore,  il  est  question 
de  prêtres  et  de  moines  mélétiens  à  Arsinoé,  dans  un 
papyrus  daté  de  512.  Revue  des  études  grecques,  t.  m, 
p.  134.  Plus  surprenante  est  la  notice  consacrée  par 
Sévère  d'Achmouneim  au  patriarche  Michel  (743-757) 
dans  son  Histoire  des  patriarches.  A  l'en  croire,  celui- 
ci  aurait  découvert  dans  le  nome  d'Arsinoé  quelques 
milliers  de  moines  mélétiens.  Michel  les  aurait  vaine- 
ment exhortés  à  la  pénitence;  ne  parvenant  pas  à  les 
convertir,  il  aurait  demandé  à  Dieu  de  les  détruire, 
comme  jadis  Sodome  et  Gomorrhe.  Ainsi  fut  fait;  tous 
périrent  à  l'exception  de  dix  qui  étaient  venus  à 
résipiscence.  Voir  E.  Renaudot,  Hist.  patriarch. 
alexandr.,  1713,  p.  230-231. 

I.  Sources.  ■ — ■  En  dehors  des  indications  fournies  par 
saint  Athanase,  Epist  ad  episc.  JEgijptiœ  et  Libyse,  22,  23, 
P.  G.,  t.  xxv,  col.  589  et  dans  VApologia  contra  arianos, 
ibid.,  col.  248-409,  l'Hisloria  ad  monaclios,  78,  79,  ibid., 
col.  788  sq.,  indications  utilisées  par  Socrates  et  ceux  qui 
dépendent  de  lui,  il  y  a  deux  sources  indépendantes  qui  rap- 
portent les  origines  du  schisme  mélétien.  La  plus  ancienne 
est  le  recueil  de  pièces  qui  figurent  dans  la  collection  dite 
du  diacre  Théodose  (ms.  de  Vérone  60)  à  la  suite  de  l'His- 
loria  acephala   arianorum.    Utilisant    des    suggestions    de 


P.  Batiffol,  Ed.  Schwartz  a  montré  qu'il  s'agit  d'un  ensem- 
ble de  documents,  très  analogues  aux  Fragmenta  hisloricu 
de  saint  Hilaire.  Voir  ci-dessous.  Se  rapportent  au  schisme 
mélétien,  dans  cette  collection,  la  lettre  de  Philéas  et  ses 
compagnons  à  Mélèce  et  l'encyclique  de  Pierre  d'Alexan- 
drie, réunies  par  le  fragment  historique.  Ce  dernier  n'a  pas 
évidemment  la  même  valeur  documentaire  que  les  deux 
lettres,  et  il  y  aurait  lieu  d'étudier  de  plus  près  son  origine. 
Le  second  document  est  la  notice  du  Panarion,  Mares., 
Lxvm  ;  il  est  relativement  plus  récent  ;  la  notice  a  été  rédi- 
gée après  373  (mort  d'Athanase,  élection  de  Pierre  II, 
intrusion  de  Lucius),  et,  sans  doute,  d'après  des  récits 
oraux  provenant  de  l'un  de  ces  ecclésiastiques  fidèles  qui 
s'enfuirent  en  Palestine  à  ce  moment.  Les  souvenirs  du 
garant  d'Épiphane  sont  déjà  très  brouillés.  H.  Achelis  sup- 
pose qu'il  s'agit  d'un  ancien  partisan  de  Mélèce,  revenu  à 
l'Église  catholique.  De  fait  il  insiste  sur  l'orthodoxie  de 
l'évêque  schismatique  et  sur  son  zèle  pour  défendre  la 
saine  doctrine;  il  cherche  une  excuse  à  son  attitude  dans  la 
question  pénitentielle.  On  a  souvent  présenté  son  récit 
comme  inconciliable  avec  celui  du  «  document  fondamen- 
tal »;  ce  n'est  pas  absolument  exact,  et  nous  avons  essayé, 
avec  Ed.  Schwartz,  d'utiliser  l'un  et  l'autre.  Mais  la  tenta- 
tive de  fusion  proposée  par  H.  Achelis  dans  l'art.  Meletius 
von  Lycopolls  de  la  Protest.  Realenc.,t.  xn,  1903,  p.  558-562, 
nous  paraît  moins  heureuse;  cet  auteur  l'a,  d'ailleurs,  par- 
tiellement abandonnée  dans  le  Supplément,  1913,  t.  xxiv, 
p.  83,  en  reportant  les  origines  du  schisme  en  306,  au  lieu  de 
311,  date  qu'exigeait  sa  première  hypothèse. 

II.  Travaux.  —  Outre  les  histoires  ecclésiastiques 
anciennes  <  voir  surtout  Tillemont,  Mémoires,  t.  v,  p.  453  sq. 
(762-763)  et  modernes  (voir  surtout  Hefele-Leclercq,  His- 
toire des  conciles,  t  1,  p.  488  sq.,  L.  Duchesne,  Hist.  anc.  de 
l'Église,  1907,  t.  h,  p.  97-100,  147  sq.,  etc.);  consulter 
Ed.  Schwartz,  Zur  Geschichie  des  Athanasius,  v,  dans 
Nachrichlen  von  der  k.  Gesells.  der  Wissensch.  zu  Gotlingen, 
1905,  p.  164-187,  qui  analyse  avec  beaucoup  de  sagacité  les 
deux  sources  anciennes.  , 

E.  Amann. 

3.  MÉLÈCE  LE  GALÉSIOTE  ou  LE 
CONFESSEUR  controversiste  grec  de  la  seconde 
moitié  du  xme  siècle.  —  Né  en  1209  à  Théodotou,  petit 
village  des  bords  de  la  mer  Noire,  il  avait  reçu  au 
baptême  le  nom  de  Michel,  qu'il  changea  en  celui  de 
Mélèce  en  prenant  l'habit  monastique  au  mont  Sinaï, 
au  cours  d'un  voyage,  où  il  visita  tout  à  tour  la  Pales- 
tine, l'Egypte  et  la  Syrie,  sans  se  fixer  nulle  part. 
Revenu  en  Asie  Mineure,  il  s'arrêta  au  mont  Latros, 
près  de  Milet,  puis  au  mont  Galésios,  près  d'Éphèse, 
dans  le  célèbre  monastère  fondé  par  saint  Lazare  le 
Galésiote.  De  là  il  se  rendit  au  mont  Saint -Auxence. 
en  face  de  Constantinople,  sur  la  côte  d'Asie,  d'où  il 
redescendit  bientôt  pour  s'établir  dans  l'îlot  de  Saint- 
André,  sur  le  golfe  de  Nicomédie,  où  il  se  construisit 
un  monastère  avec  diverses  dépendances.  Importuné 
par  les  visiteurs  qui  devenaient  sans  cesse  plus  nom- 
breux, il  remonta  bientôt  au  mont  Saint-Auxence. 
Il  s'y  trouvait  encore  en  mai  1275,  lors  de  la  chute 
du  patriarche  Joseph  et  de  l'avènement  de  Jean 
Beccos,  prélat  favorable  à  l'union  avec  Rome.  L'ortho- 
doxie paraissant  en  danger,  Mélèce,  accompagné  d'un 
confrère  du  nom  de  Galaction,  descend  à  la  capitale 
et  ne  craint  pas  de  reprocher  son  impiété  à  l'empereur 
latinisant  Michel  VIII  Paléologue  (1261-1282).  Cette 
hardiesse  lui  coûte  la  liberté,  et  il  est  exilé,  toujours  en 
compagnie  de  Galaction,  à  la  petite  île  de  Skyros  dans 
la  mer  Egée,  d'où  il  part  pour  Rome  en  1279,  lors  de 
l'ambassade  auprès  du  pape  Nicolas  III  de  Léon  d'Hé- 
raclée  et  de  Théophane  de  Nicée.  Au  bout  de  deux 
ans,  à  l'avènement  du  pape  Martin  IV  (1281-1285), 
cette  mission  revient  en  Orient,  et  Mélèce  regagne 
son  île  de  Skyros,  d'où  il  ne  tarde  pas  à  être  emmené 
à  Constantinople  par  ordre  de  l'empereur,  qui  l'en- 
ferme dans  la  prison  dite  t£>v  Nouu.spwv,  et  lui  fait 
couper  la  langue.  Mais,  observe  gravement  le  biographe, 
Mélèce  n'en  parla  que  mieux.  Rendu  à  la  liberté  à 
l'avènement  de  l'empereur  Andronic  II  (1282-1328), 
il   tombe   bientôt  malade,  et  après  trois  années   de 


53/ 


MÉLÈCE    LE    GALÉSIOTE    —   MÉLITON    (GUILLAUME   DE; 


538 


pénibles  souffrances,  il  meurt  en  1286,  à  l'âge  de 
soixante-dix-sept  ans. 

Mélèce  a  beaucoup  écrit,  le  plus  souvent  contre  les 
Latins,  et  toujours  en  vers,  au  point  qu'il  eût  pu 
reprendre  le  mot  d'Ovide  :  Qaidquid  tentabam  dicere 
versus  erat,  et  son  vers,  sauf  dans  les  compositions 
liturgiques,  est  uniformément  le  vers  poétique  de 
quinze  syllabes,  d'une  désespérante  monotonie.  Le 
plus  considérable  de  ses  ouvrages  porte  le  titre  sui- 
vant :  'A-av8i.a^6c;  7}to'.  auXXoyÔ  tyjç  7t?.Xxi.5ç  xalvsaç 
Aia6ï;xr(ç.  Composé  durant  l'exil  de  Skyros,  il  com- 
prend autant  de  livres  qu'il  y  a  de  jours  dans  la 
semaine,  c'est-à-dire  sept,  et  ces  livres  se  subdivisent 
en  deux  cent  soixante-sept  sujets  différents.  Dans 
l'impossibilité  de  donner  ici  tous  les  sous-titres,  nous 
nous  bornerons  à  quelques  indications  générales,  plus 
spécialement  en  ce  qui  concerne  la  théologie.  A  ce 
point  de  vue,  ce  sont  les  1.  III  et  IV  qui  méritent  de 
fixer  l'attention.  Le  1.  III  a  pour  titre  :  'O  Xéyoç  nai' 
TraXoSv,  Y^youv  x.aTa  Axtîvcûv.  On  y  trouve  un  curieux 
récit  des  événements  contemporains,  en  1864  vers 
répartis  en  dix  (jtzoQsos'.ç  :  1.  mœurs  des  Latins;  2.  pro- 
cession du  Saint-Esprit  ;  3.  sens  de  la  formule  sx 
Toù  Tlo'j  tô  rivs'j(xa;  4.  emploi  de  cette  formule 
chez  quelques  auteurs  orthodoxes;  5.  sens  de  l'expres- 
sion IIvs5;i.a  Xp'.aTO'j;  6.  que  l'orgueil  produit  l'erreur 
et  l'ignorance  des  Écritures;  7.  sur  les  azymes;  8.  que 
les  Latins  sont  hérétiques  et  qu'il  y  a  péril  de  damna- 
tion à  entrer  en  communion  avec  eux;  9.  que  les 
pasteurs  des  âmes  sont  cause  de  toutes  les  hérésies  et 
de  tous  les  maux;  10.  qu'il  ne  faut  jamais  taire  la 
vérité.  Au  chapitre  concernant  les  erreurs  des  Latins 
ne  figurent  pas  moins  de  quarante  divergences,  au 
nombre  desquelles  on  compte  gravement  le  port  des 
armes  par  le  clergé,  l'usage  des  viandes  étouffées,  le 
baptême  par  une  seule  immersion,  l'emploi  de  salive 
au  lieu  d'huile  dans  la  collation  de  ce  sacrement, 
l'absence  de  la  messe  des  présanctifiés,  l'habitude  de 
tracer  des  croix  à  terre  et  de  marcher  dessus,  le  refus 
de  donner  à  la  sainte  Vierge  le  nom  de  Qsotoxoç,  le 
rejet  de  toute  image  hormis  celle  de  la  croix,  l'habitude 
de  se  signer  de  gauche  à  droite,  de  s'asseoir  durant  la 
messe,  etc.,  etc.  A  l'exemple  des  controversistes  grecs 
qui  l'ont  précédé  ou  suivi,  notre  auteur  condamne,  on 
le  voit,  toute  pratique  s'éloignant  de  celle  en  vigueur 
dans  son  pays. 

Le  1.  IV  est  de  beaucoup  le  plus  populaire  et  le  plus 
considérable  de  tous.  Il  porte  un  titre  curieux,  celui  de 
'AX9a6/jTxX9â6/;TO(;,  qui  a  fort  embarrassé  K.  Krum- 
bacher,  mais  dont  l'auteur  explique  longuement  l'ori- 
gine au  début  du  livre.  Celui-ci  est  disposé  dans  l'ordre 
alphabétique  en  autant  de  subdivisions  que  l'alphabet 
lui-même  compte  de  lettres,  et  dans  chaque  subdivi- 
sion la  même  lettre  est  répétée,  en  tête  des  para- 
graphes, vingt-quatre  fois  de  suite.  C'est  donc  une 
composition  doublement  alphabétique,  et  tel  est  le 
sens  qu'il  faut  donner  au  titre  lui-même.  Le  livr.e  ne 
compte  pas  moins  de  15  000  vers,  distribués  en 
190  PaO^iSs;  ou  degrés  différents  qui  forment  comme 
autant  d'échelons  propres  à  conduire  l'âme  au  sommet 
de  la  perfection.  Bien  que  la  polémique  ne  soit  pas 
entièrement  absente,  c'est  surtout  l'édification  que 
s'est  proposée  l'auteur,  et  ce  livre  peut  être  regardé 
comme  une  véritable  Somme  ascétique  où  ont  trouvé 
place,  d'une  façon  plus  ou  moins  heureuse,  toutes  les 
doctrines  de  spiritualité  alors  enseignées  dans  les 
monastères  byzantins.  Sous  la  plume  infatigable  de 
notre  moine  on  voit  défiler  tour  à  tour  les  Pères  du 
désert,  les  docteurs  de  l'Église,  d'autres  auteurs  plus 
récents,  tous  ceux  en  un  mot  qui  ont  parlé  de  la  per- 
fection chrétienne  ou  religieuse.  L'ouvrage,  pour  inté- 
ressant qu'il  soit,  est  demeuré  inédit.  Le  moine 
Nicodème,  qui  avait  voulu  le  publier,  est  mort  avant 


d'avoir  pu  réaliser  son  dessein,  et  sa  préface  seule  a  vu 
le  jour  tout  récemment  dans  la  revue  de  Saloniquc 
intitulée  :  rpYjyopioç  ô  IlaXaptôcç,  1920,  t.  v,  p.  576-582. 
Que  contenaient  les  trois  derniers  livres  de  r'Arrocv- 
6i<7fx6ç?  Nous  ne  saurions  le  dire,  aucun  ms.  ne  nous 
les  ayant  conservés.  Ce  fait  laisse  même  supposer  qu'ils 
n'ont  jamais  été  écrits. 

En  dehors  du  recueil  dont  nous  venons  de  parler, 
Mélèce  nous  a  laissé  tout  un  volume  de  canons  ou 
cantiques  liturgiques  en  neuf  odes.  Cet  ouvrage  est 
également  inédit,  mais  il  est  conservé  dans  le  manus- 
crit X,I  V,  8  de  la  bibliothèque  de  l'Escurial.  Le 
ms.  est  certainement  autographe,  car  une  note  qui  se 
lit  fol.  135  v°  nous  apprend  qu'il  a  été  écrit  le 
30  mai  6784,  c'est-à-dire  en  1276;  il  n'est  donc  pas  du 
xii0  siècle,  comme  l'affirme  E.  Miller,  Catalogue  des 
manuscrits  grecs  de  la  bibliothèque  de  l'Escurial,  Paris, 
1848,  p.  403.  Nous  nous  proposons  de  publier  ailleurs 
une  étude  sur  ce  curieux  volume,  dont  nous  avons  pris 
en  1908  une  photographie  complète.  Certaines  pièces 
ne  sont  pas  de  Mélèce,  mais  elles  ont  été  insérées  par 
lui  au  milieu  de  ses  propres  œuvres  d'une  plume  élé- 
gante et  attentive.  Quant  aux  canons  composés  par 
lui,  ils  se  distinguent  par  une  infime  variété  d'acros- 
tiches, et  cette  singularité,  à  défaut  de  sa  signature, 
suffirait  à  elle  seule  à  établir  sa  paternité  sur  l'œuvre 
entière.  Le  manuscrit  compte  244  feuillets,  mais  les 
180  premiers  sont  seuls  de  la  main  de  Mélèce;  le  der- 
nier canon  s'interrompant  brusquement  au  bas  du 
fol.  180  v°,  nous  ne  saurions  mesurer  l'étendue  des 
pertes  subies  par  le  recueil  primitif. 

Sur  Mélèce,  voir  sa  vie  en  grec  moderne,  dans  le  recueil 
de  Nicodème  l'Hagiorite  intitulé,  Nïov  lv/.).ôyiov,  in  fol., 
Venise,  1803,  p.  314-324;  2'  édit.,  Constantinople,  1863, 
p.  280-289;  en  grec  ancien,  mais  incomplète,  dans  la  revue 
rpr)YÔpio«  &  IIaXau.âr,  t.  iv,  1920,  p.  582-584,  609-G24.  Inc. 
Aeovtat  jj.ev  y.àv  -f.f:  aXXoi;  âitatriv  avÔpojTtoe  Xôyou  toO 
îrpOTp£*|/ovTo;.  Cette  vie  est  anonyme,  mais  au  témoignage 
de  Nicodème  elle  a  pour  auteur  Macaire  Chrysoképhalos. 
Voir  ici,  t.  ix,  col.  1445.  Sur  le  principal  ouvrage  de  Mélèce, 
voir  Philarète  Bapheides,  dans  i"K-*xXY)<TLaaTiXYi  'AXïjÔsia, 
1903,  t.  xxm,  p.  28-32,  53-56.  K.  Krumbacher,  Gcscliichte 
der  bi/zanl.  Lit.,  Munich,  1897,  p.  717,  le  fait  vivre;  mais  en 
ajoutant  prudemment  un  point  d'interrogation,  au 
xvme  siècle.  C'est  évidemment  une  erreur.  Ses  mss.  ne 
sont  pas  rares  en  Orient.  Citons  celui  de  la  métropole  de 
Didymolichos,  qui  a  servi  de  base  à  l'étude  de  Bapheides, 
le  n.  720  du  mont  Athos  et  les  nn.  377  et  474  d'Athènes;  ce 
dernier  ne  contient  au  complet  que  1'  A) zxiyr-.y.'izy.'ôr-.rjz, 
précédé  de  la  vie  et  d'extraits  du  1.  III. 

f  L.  Petit. 

1 .  MELITON  (Guillaume  de)  frère  mineur,  pre- 
mière moitié  du  xme  siècle.  —  Natif  de  Middletown 
d'après  la  Chronique  de  Lanercost,  Chronicon  de 
Lanercost,  Edimbourg,  1830,  p.  70-71,  Guillaume  de 
Méliton  est  un  des  premiers  maîtres  de  l'école  francis- 
caine de  Paris.  D'aucuns  ont  affirmé  sans  fondement 
qu'il  appartenait  à  l'ordre  de  saint  Dominique  ou 
qu'il  était  chancelier  de  l'Église  de  Paris  et  d'York.  Il 
est  difficile  de  l'identifier  avec  Guillaume  de  Melton, 
le  cinquième  lecteur  franciscain  à  l'Université  de 
Cambridge;  le  P.  Minges,  O.  F.  M.,  admet  toutefois 
ce  sentiment.  Cf.  Robert  Grosse/este  Uebersetzer  der 
Elhica  Nicomachca,  dans  Philos.  Jahrb.,  Fulda,  1919, 
t.  xxxii,  p.  238-239.  Guillaume  de  Méliton  enseigna 
habituellement  à  Paris;  il  y  est  en  relation  étroite 
avec  Alexandre  de  Halos.  Avant  1245,  il  est  déjà  au 
nombre  des  bacheliers.  Gérard  de  Frachet,  O.  P., 
\ Use  fratrum  Ordinis  Prœdicatorum,  édit.  Reichert, 
Louvain,  1896,  p.  274,  nous  apprend  qu'il  était  aussi 
lié  étroitement  d'amitié  avec  le  lecteur  de  l'école  domi- 
nicaine, Cucrric  de  Saint-Quentin.  En  1248,  Guillaume 
de  Méliton  devint  maître  régent  de  l'école  francis- 
caine, probablement  après  la  promotion  d'Eudes 
Rigaud,  O.  M.,  à  l'archevêché  de  Rouen.  Son  nom  se 


539 


MÉLITON    (GUILLAUME    DE)       -   MÉLITON    DE   SARDES 


W 


trouve  dans  la  liste  des  maîtres  consultés  par  le  légat 
pontifical,  Eudes  de  Châteauroux,  et  par  Guillaume 
d'Auvergne  dans  l'afTaire  du  Talmud.  Denifle- 
Chatelain,  Chartularium  Uniu.  Paris.,  t.  i,  p.  210. 
Après  1255,  il  est  charge  avec  saint  Bonaventure  et 
Eudes  de  Rosny  d'examiner  la  règle  du  couvent  de 
Longchamp  composée  par  la  bienheureuse  Isabelle. 
P.  Oliger,  O.  F.  M.,  De  origine  regularum  ordinis 
S.  Claree,  dans  Archivum  /ranciscanum  hisloricum, 
Quaracchi,  1912,  t.  v,  p.  43G-437.  Vers  la  même 
époque,  le  28  juillet  1256,  Alexandre  IV,  par  la  bulle 
De  fonlibus  Paradisi,  ordonnait  à  Geoffroy  de  Brie, 
provincial  de  France,  de  mettre  à  la  disposition  du 
docteur  franciscain  un  certain  nombre  de  collabora- 
teurs pour  achever  la  Somme  théologique  d'Alexandre 
de  Halès.  Denifle-Chatelain,  Chartul.,  p.  328,  329. 
Malgré  ces  ordres',  l'œuvre  du  Docteur  irréfragable 
ne  fut  pas  achevée.  Guillaume  de  Méliton,  en  effet, 
mourut  peu  après,  piobablement  en  1260,  et  non  pas 
en  1261,  comme  semble  le  dire  la  Chronique  de 
Lanercost.  Au  chapitre  de  Narbonnc  (1260),  saint 
Bonaventure  le  fit  recommander  aux  prières  de  l'Ordre. 
P.  Delorme,  O.  F.  M.,  Diffinitiones  capituli  generalis 
Narbonensis,  dans  Archivum  franc. -hist.,  1910,  t.  m, 
p.  504,  cf.  501.  Les  ménologes  franciscains  font 
mémoire  de  G.  de  Méliton,  le  15  septembre.  Hueber, 
Menologium  O.  S.  F.,  Munich,  1698,  p.  1775;  Arthur 
du  Moutier,  Martijrologium  {ranciscanum,  Paris, 
1653,  p.  450. 

Les  ouvrages  de  Méliton,  encore  inédits,  sont  nom- 
breux. D'après  la  liste  des  livres  en  dépôt  chez  les 
libraires  de  Paris  et  taxés  officiellement  par  l'Uni- 
versité en  1286,  il  est  certain  que  le  docteur  franciscain 
composa  des  Commentaires  sur  les  Psaumes,  les  douze 
petits  Prophètes,  saint  Marc,  l'Ecclésiastique  et  Job. 
Denifle-Chatelain,  Chartul.,  p.  647.  Le  Commentaire 
sur  saint  Marc  est  aussi  mentionné  dans  la  recension 
pérugienne  de  la  bibliothèque  pontificale  faite  en  1311. 
Ehrle,  Historia  bibliothecœ  romanorum  pontificum, 
Rome,  1890,  t.  i,  p.  57.  De  même  aussi  une  Postille 
sur  les  épîtres  canoniques.  Ehrle,  ibid.,  p.  56.  Les 
bibliographes  franciscains  affirment  généralement  que 
G.  de  Méliton  a  commenté  toute  l'Écriture  sainte. 
Jean  de  Saint-Antoine,  Bibliotheca  universa  francis- 
cana,  Madrid,  1723,  t.  h,  p.  42-43.  Plusieurs  de  ces 
écrits  existent  encore.  Un  ms.  du  xme  siècle,  conservé 
au  collège  Saint-Bonaventure  de  Quaracchi,  contient 
les  Commentaires  de  Méliton  sur  la  Genèse,  le  Lévi- 
tique  et  les  Nombres.  Selon  le  Prologue  de  la  postille 
sur  les  Nombres,  fol.  151  r°,  il  est  sûr  que  le  docteur 
franciscain  a  aussi  commenté  l'Exode  et  le  Deutéro- 
nome.  Le  codex  50  de  l'abbaye  de  Zwettl  contient  aussi 
les  mêmes  postilles  sur  le  Lévitique  et  les  Nombres. 
Xenia  Bernardina,  Pars  secunda.  Die  Handschri/ten- 
verzeichnisse  der  Cistercienser-Slifte,  Vienne,  1891, 
t.  i,  p.  321.  Jusqu'ici,  on  a  pu  retrouver  encore  les 
ouvrages  suivants  :  In  Cantica,  Paris,  Bibl.  nat. 
15  265;  In  Ecclesiasten,  In  Sapientiam,  ibid.,  14  429; 
In  Ecclesiasticum,  ibid.,  15  266;  In  XII  Prophetas 
minores,  ibid.,  14  262,  15  583,  15  584,  506,  etc.  Ce 
dernier  ouvrage  est  cependant  attribué  parfois  à 
Alexandre  de  Halès,  mais  avec  moins  de  preuves.  Le 
commentaire  In  Job,  ibid.,  14  250  et  Troyes,  n.  487, 
est  probablement  aussi  de  G.  de  Méliton.  Plusieurs 
postilles  différentes  sur  l'Apocalypse  sont  attribuées 
au  docteur  franciscain,  particulièrement  dans  les 
mss.  d'Allemagne,  mais  le  véritable  écrit  de  Méliton 
se  trouve  dans  le  n.  321  de  la  Bibliothèque  municipale 
d'Assise  et  fréquemment  ailleurs. 

Les  Quœstiones  de  Sacramentis  sont  l'œuvre  scolas- 
tique  la  plus  considérable  du  maître  franciscain.  Un 
ms.  incomplet  mais  portant  le  nom  de  G.  de  Méliton, 
se  trouve  à  la  Bibliothèque  Antoniana  de  Padoue, 


Scoaff.  VIII,  n.  152;  un  autre,  également  incomplet 
et  en  outre  anonyme,  à  la  Bibl.  nat.  de  Paris,  ms.  lat. 
15  920.  Seul  le  Vat.  Lat.  4245,  fol.  214  r°-314  v, 
contient  l'œuvre  entière.  Une  étude  analytique  de  cet 
ouvrage,  actuellement  conduite  jusqu'au  traité  de 
l'eucharistie,  révèle  des  rapports  étroits  avec  la  qua- 
trième partie  de  la  Somme  théologique  d'Alexandre 
de  Halès.  Les  deux  textes  sont  généralement  iden- 
tiques; seulement  la  Somme  ajoute  des  arguments, 
transpose  l'ordre  des  questions  et  surtout  en  insère  de 
nouvelles.  Ces  Qusestiones  sont  d'un  grand  intérêt 
pour  la  théologie  sacramentaire  de  cette  période.  Le 
ms.  182  de  la  Bibliothèque  municipale  d'Assise  con- 
tient également  un  bref  Commentaire  sur  le  IVe  livre 
des  Sentences  dont  la  première  partie,  jusqu'au  traité 
de  la  pénitence,  est  attribuée  à  G.  de  Méliton,  la 
seconde  à  Alexandre  de  Halès.  Le  ms.  737,  fol.  36  v°- 
39  r°,  de  la  Bibliothèque  de  Toulouse  conserve  une 
importante  question  du  docteur  franciscain  sur  la 
conception  de  la  sainte  Vierge  :  G.  de  Méliton  se  pro- 
nonce contre  le  privilège  mariai.  Le  ms.  D.  III.  28, 
fol.  158  r°,  de  la  Bibl.  royale  de  Turin  a  aussi  sous  son 
nom  une  question  De  difjerentia  contritionis,  altri- 
tionis  et  compunclionis.  Dans  le  ms.  lat.  1384  de  la 
Bibl.  palatine  de  Vienne,  les  questions  De  vita  publiées 
dans  la  Somme  théologique  d'Alexandre  de  Halès, 
IIa  pars,  q.  lxxvii,  Cologne,  1622,  t.  n,  p.  319,  sont 
données  comme  une  addition  de  G.  de  Méliton.  Plu- 
sieurs écrivains  lui  ont  aussi  attribué  la  rédaction  de  la 
Summa  de  virtutibus,  imprimée  pour  la  première  fois 
à  Paris  en  1509,  et  qui  se  présente  comme  un  supplé- 
ment à  la  Somme  d'Alexandre  de  Halès;  cette  attri- 
bution toutefois  n'a  pu  être  jusqu'ici  établie  critique- 
ment.  Cf.  S.  Bonaventurw  opéra  omnia,  Prolog.,  §  3, 
Quaracchi,  1882,  t.  i,  p.  lvii-lxii.  G.  de  Méliton  est 
enfin  l'auteur  d'un  opuscule  liturgique  Super  Missam, 
Assise,  Bibl.  mun.,  n.  494,  fol.  139;  plusieurs  sermons 
existent  aussi  sous  son  nom.  Munich,  dm.  14  620,  fol. 
140  r°;  Bruxelles,  Bibl.  royale,  ms.  lat.  1886,  fol.  179. 

Wadding,  Scriplores  Ord.  Min.,  Rome,  1806,  p.  105; 
Quétif-Echard,  Scriptores  Ord.  Prwdicalorum,  Paris,  1721, 
1. 1,  p.  488;  Oudin,  Commentarius  de  scriploribus  ecclesias- 
licis,  Leipzig,  1722,  t.  m,  p.  217-218;  Jeiler,  O.  F.  M.,  Die 
sogenannte  Summa  de  virtutibus  des  Alexander  von  Halès, 
dans  Der  Katholik,  Mayence,  1879,  p.  38-54;  Minges, 
O.  F.  M.,  Philosophiegeschichllicbe  Bemerkungen  ùber  die 
dem  Alexander  von  Halès  zugeschriebene  Summa  de  virtuti- 
bus dans  Festgabe  zum  60  Geburstag  Clemens  Baeumker 
(Beitr.  zur  Gesch.  der  Phil.  des  Mitlel.  Supplementband  I), 
Munster,  1913,129-138;  F.  Cavallera,  S.  J.,  L'Immaculée 
Conception:  Positions  franciscaines  et  dominicaines  avant 
Duns  Scot,  dans  la  Revue  Duns  Scot,  Le  Havre,  1911, 
p.  101-103;  P.  Hiiarin  Felder,  O.  M.  C,  Histoire  des  études 
dans  l'ordre  de  S.  François,  Paris,  1908,  p.  203,  218-20,  232, 
234,  237,  241, 

E.  LONGPRÉ. 

2.      MÉLITON      DE     SARDES     (SAINT), 

iie  siècle.  —  I.  Le  personnage.  IL  Les  écrits. 

I.  Le  personnage.  —  Les  rares  indications  que 
l'on  trouve  sur  Méliton  de  Sardes  dans  l'ancienne  litté- 
rature chrétienne  montrent  qu'il  fut,  à  son  époque,  un 
personnage  de  premier  plan.  Mais  son  souvenir  s'est 
effacé  très  vite,  comme  celui  de  bon  nombre  d'écri- 
vains anciens.  La  recension  des  témoignages  qui  le 
concernent,  en  même  temps  qu'elle  justifiera  la  courte 
biographie  que  nous  tenterons  d'écrire,  permettra 
d'apprécier  la  disparition  progressive  du  personnage 
et  de  son  œuvre.  \ 

1°  Témoignages  antérieurs  à  Eusèbe.  —  Le  plus 
ancien  est  celui  de  Polycrate  d'Éphèsé,  dans  la  lettre 
que,  vers  195,  il  adresse  au  pape  Victor  et  dans  laquelle 
il  défend  l'usage  pascal  de  l'Asie,  en  invoquant  les 
«  grandes  lumières  »  qui  y  ont  brillé.  Parmi  elles  il 
signale  en  dernier  lieu  (suivant  l'ordre  chronologique)  : 


541 


MÉLITON    DE    SARDES 


:V,2 


•  MeXÎTcova  tov  eùvoù/ov,  tov  ïv  àyico  Tcveûim-ri  Trâvxa 
7toXiT£'jai{i£vov,  Méliton,  l'eunuque,  qui  se  guidait  en 
tout  par  les  conseils  du  Saint-Esprit.  »  Dans  Eusèbe, 
H.  E..  Y,  x\iv,  P.  G.,  t.  xx,  col.  496  A.  Selon  toute 
vraisemblance,  l'expression  sùvoûyoç,  comme  très 
souvent  dans  les  vieux  textes,  doit  s'entendre  de  celui 
qui  garde  la  continence  volontaire. 

Peu  de  temps  après,  Clément  d'Alexandrie,  dans  un 
ouvrage  perdu,  répondait  aux  arguments  apportés  par 
Méliton  en  faveur  de  ce  même  usage  asiale.  Attestation 
d'Eusèbe,  ibid.,  IV.  xxvi.  col.  393  A.  —  Tertullien 
s'intéressait  aussi  à  lui,  bien  qu'il  ne  partageât  pas  ses 
idées  sur  le  montanisme,  et  dans  un  traité  également 
disparu,  De  extasi  libri  vu.  il  se  moquait  de  la  faconde 
déclamatoire  de  Méliton.  Attestation  de  S.  Jérôme, 
VÎT.  ili,  24,  P.  L.,  t.  xxm,  col.  678.  -  -  Hippolyte  (ou 
l'auteur  anonyme  du  Polit  Labyrinthe)  se  réclamait  de 
son  témoigage  pour  combattre  l'hérésie  d'Artémon  : 
«  Qui  ne  connaît,  écrit-il,  les  livres  d'Irénée,  de  Méli- 
ton et  d'autres  qui  proclament  le  Christ  Dieu  et 
homme?  »  Dans  Eusèbe,  Y,  xxvin,  col.  512  C.  —  Sen- 
siblement à  la  même  date  Origène  cite,  dans  son  com- 
mentaire sur  les  Psaumes,  une  opinion  de  notre  auteur, 
d'après  laquelle  Absalon  aurait  été  le  type,  la  figure  du 
diable.  In  Psalm.,  m,  1,  P.  G.,  t.  xn,  col.  1120.  De 
même  il  combat,  dans  le  commentaire  sur  Gen.,  i,  26, 
une  idée  de  Méliton.  qui  semblait  attribuer  à  Dieu  la 
corporéité.  MeXîtmv  a<jyYP!*VLlJ-0l-rx  x<x-aXeXoiT:àç 
rcepi  toO  bjGÛu.a.'zov  etvai  tôv  ©eov.  Ibid.,  col.  93  A. 

2°  Renseignements  fournis  par  Eusèbe.  —  A  plusieurs 
reprises  Eusèbe  revient  sur  Méliton.  —  La  Chronique 
(au  moins  dans  la  version  hiéronymienne)  signale  à  la 
11e  année  de  Marc-Aurèle  la  remise  à  l'empereur  par 
Méliton  de  Sardes  d'une  apologie  pour  les  chrétiens. 
Cf.  P.  L.,  t.  xxvn,  col.  472.  —  L'Histoire  ecclésias- 
tique invoque  le  témoignage  de  celui-ci  en  faveur  de 
l'authenticité  du  rescrit  soi-disant  adressé  par  Antonin 
le  Pieux  au  Kotvov  d'Asie.  H.  E.,  IV,  xin,  P.  G.,  t.  xx, 
col.  337  A;  elle  le  mentionne  aussi  parmi  les  écrivains 
qui  fleurirent  au  temps  de  cet  empereur,  IV,  xxi, 
col.  378;  enfin  elle  lui  consacre  une  notice  littéraire 
considérable  sur  laquelle  nous  aurons  à  revenir.  IV, 
xxvi,  col.  392-398.  Cette  notice  fournit  le  plus  clair  de 
nos  connaissances  sur  Méliton. 

3°  Renseignements  postérieurs.  ■ —  Saint  Jérôme  peut 
ù  peine  être  mentionné,  car  le  chapitre  xxiv,  du  De 
viris,  qui  traite  de  Méliton  n'est  guère  qu'une  simple 
traduction  (avec  quelques  contresens)  de  la  notice 
d'Eusèbe.  P.  L..  t.  xxm,  col.  678;  consulter  de  préfé- 
rence l'édition  Bernoulli,  dans  la  collection  Krùger, 
Sammlung  ausgewùhlter  k.  und  dg.  Quellenschriften, 
n.  11.  —  Pourtant  la  connaissance  de  notre  auteur  ne 
disparaît  pas  complètement  de  l'Église  latine.  Au 
ve  siècle,  Gennade,  dans  son  traité  De  Eccles.  dogm., 
mentionne  expressément  Méliton,  comme  ayant  pro- 
fessé sur  la  corporéité  de  Dieu  des  idées  analogues  à 
celles  de  Tertullien,  op.  cit.,  iv,  P.  L.,  t.  lviii,  col.  982; 
et  les  Mélitiens,  qu'il  signale  au  c.  lv,  col.  994,  comme 
partisans  du  millénarisme,  pourraient  bien  être  des 
gens  qui  ont  lu  Méliton  et  accepté  ses  idées  (?). 

L'Église  grecque  ne  le  connaît  pas  beaucoup  mieux. 
Pitra,  Spicileg.  Solesm.,  t.  n,  p.  x,  n.  1,  a  conjecturé 
que,  dans  le  passage  où  il  discute  les  opinions  des 
auteurs  ecclésiastiques  qui  ont  écrit  rcepl  'l?ufTiq  te 
Kccl  acli'j.-j.-'K,  Grégoire  de  Xysse,  peut  viser  un  ouvrage 
de  Méliton  qui,  dans  la  liste  d'Eusèbe,  porte  en  effet 
ce  titre.  Cf.  Grégoire  de  Nysse,  De  hominis  opificio, 
xxviu,  P.  G.,  t.  xliv,  col.  229  B.  Cet  indice  paraît  bien 
fugitif.  ■ —  Par  contre,  il  est  certain  que  l'auteur  du 
Chronicon  pascale,  au  vn«  siècle,  connaît,  au  moins  par 
Eusèbe,  l'existence  de  Méliton  et  de  l'apologie  adressée 
par  lui  à  Marc-Aurèle.  An.  169,  et  aussi  164-165,  P.  G., 
t.  xcii,  col.  632,  639.  Au  vn«  siècle  également,  Anas- 


tase  le  Sinaïte,  rassemblant  les  témoignages  patrls- 
tiquos  contre  les  monophysites,  cite,  avec  références  à 
l'appui,  quelques  passages  du  vieil  évoque.  Hodegos, 
c.  xii  et  c.  xin,  P.  G.,  t.  lxxxix,  col.  197  A,  228  D- 
229  A  B.  Et  le  moine  du  Sinaï  qualifie  Méliton  de  Oeïoç 
xoci,  Tiàvaoço;  èv  SiSaaxàXoiç.  Des  Chaînes  sur  la 
Genèse  qui  peuvent  remonter  à  la  même  date  fournis- 
sent quatre  scolies  données  comme  de  Méliton.  Après 
quoi  c'est  l'oubli  complet. 

L'Église  syrienne  l'avait  connu  elle  aussi,  puisque 
un  ms.  syriaque,  sur  lequel  nous  reviendrons,  donne 
quelques  extraits,  qui  paraissent  authentiques,  d'un 
ouvrage  que  l'on  croit  avoir  retrouvé  sur  la  liste  d'Eu- 
sèbe. D'autre  part  un  copiste  accolait  le  nom  de  Mé- 
liton le  philosophe  à  une  apologie  du  christianisme,  où 
il  croyait  retrouver  l'œuvre  de  l'évêque  de  Sardes  dont 
Eusèbe  avait  parlé.  Mais  les  confusions  sont  déjà 
commencées;  elles  continueront  au  Moyen  Age,  aussi 
bien  en  Orient  qu'en  Occident,  et  c'est  signe  que,  si 
l'antique  docteur  n'est  pas  tout  à  fait  un  inconnu,  du 
moins  il  ne  représente  plus  à  ceux  qui  en  transcrivent 
le  nom  aucun  souvenir  précis. 

C'est  à  l'aide  de  ces  maigres  renseignements  qu'il 
faut  situer  le  vieil  écrivain.  Nous  ignorons  tout  de  ses 
antécédents:  en  particulier  il  est  impossible  de  dire  le 
lieu  et  la  date  de  sa  naissance.  Évêque  de  Sardes,  il  a 
pris  part  à  la  première  controverse  sur  la  fixation  de  la 
Pâque,  comme  il  ressort  du  début  du  livre  7repi.  toC 
nâa^ot,  qu'Eusèbe  nous  a  conservé,  controverse  qui 
eut  lieu  «  à  Laodicée,  du  temps  que  Servilius  Paulus 
était  proconsul  d'Asie  et  que  Sagaris  fut  martyrisé  ». 
Or  on  connaît  un  proconsul  d'Asie  qui  s'appelait  non 
Servilius,  mais  Sergius  Paulus  (c'est  aussi  la  leçon  de 
Ru  fin  dans  sa  traduction  d'Eusèbe),  dont  l'adminis- 
tration prit  fin  en  167;  c'est  avant  cette  date  qu'il 
faut  donc  situer  la  conférence  de  Laodicée.  La  date 
de  l'Apologie  est  rapportée  par  la  Chronique  d'Eusèbe 
à  la  (Xe  ou)  XIe  année  de  Marc-Aurèle,  169.  Ce  sont 
les  seuls  événements  de  la  vie  de  Méliton  auxquels 
il  soit  possible  d'attribuer  une  date  tant  soit  peu 
ferme.  Quand  se  place  un  voyage  que  fit  notre  auteur 
en  Orient,  sic  àvaxoXYjv,  voyage  qui  lui  donna  l'occa- 
sion de  vérifier  le  contenu  du  canon  de  l'Ancien  Tes- 
tament (Eusèbe,  loc.  cit.,  col.  396  C  D),  il  est  impos- 
sible de  le  dire.  L'attitude  de  Tertullien  par  rapport 
à  Méliton  indique  suffisamment  que  l'évêque  de 
Sardes  avait  combattu  le  montanisme  naissant.  Mais 
on  sait  combien  il  est  difficile  de  préciser  l'époque  où 
débuta  ce  mouvement.  La  date  de  la  mort  de  Méliton 
ne  peut  non  plus  être  précisée.  Il  s'était  endormi  dans 
le  Seigneur  quand  Polycrate  d'Éphèse,  vers  195,  écri- 
vait au  pape  Victor,  mais  depuis  peu  de  temps  sans 
doute,  puisqu'il  figure  le  dernier  sur  la  liste  des 
«  grandes  lumières  »  d'Asie,  laquelle  semble  bien 
suivre  un  ordre  chronologique.  Il  avait  laissé,  en 
tout  cas,  une  réputation  de  sainteté  et  de  sagesse 
qui  permettait  de  le  ranger  au  nombre  des  plus  saints 
personnages  qu'avait  connus  cette  province. 

IL  Les  écrits.  - —  Eusèbe  eut  entre  les  mains,  sans 
doute  à  la  bibliothèque  de  Césarée,  bon  nombre  d'ou- 
vrages composés  par  Méliton;  il  en  donne  la  liste,  sans 
vouloir  prétendre  qu'elle  est  complète  et  renferme 
toutes  les  productions  de  l'auteur  :  «  Des  livres  qu'il  a 
composés,  voici  ceux  qui  sont  venus  à  notre  connais- 
sance. »  H.  E.,  IV,  xxvi,  col.  392  A.  Il  semble  bien  que 
l'on  ait  retrouvé  des  traces  d'ouvrages  inconnus  à 
Eusèbe.  Enfin,  à  une  époque  plus  ou  moins  reculée, 
divers  ouvrages  ont  été  mis,  à  tort,  sous  le  nom  de 
l'évêque  de  Sardes.  Nous  examinerons  successivement 
ces  trois  catégories  d'écrits. 

1°  La  liste  d'Eusèbe.  —  On  a  prétendu  que  cette 
liste  était  rédigée  selon  l'ordre  chronologique,  en  sorte 
qu'elle  permettrait  de  restituer  la  série  des  préoccu- 


543 


MELITON    DE    SARDES 


544 


pations  de  notre  auteur,  mais  on  n'a  apporté  aucune 
preuve  solide  à  l'appui  de  cette  opinion.  Nous  men- 
tionnerons simplement  les  écrits  dans  l'ordre  où  les 
donne  Eusèbe,  en  indiquant  leur  contenu  probable 
et  en  signalant  les  très  rares  fragments  qui  ont  pu  se 
conserver.  Texte  d'après  l'édit.  Schwartz  du  Corpus  de 
Berlin,  Euscbius  Werke,  t.  n  a,  p.  380  sq. 
'  1.  Ta  respi.  toû  tx6.csx.ol  8ûo,  Deux  livres  sur  la  Pâque; 
il  s'agit,  de  toute  évidence,  de  la  controverse  sur  la 
manière  de  fixer  la  fête  de  Pâques.  D'après  la  lettre  de 
Polycrate,  Méliton  était  partisan  de  l'usage  quarto- 
déciman.  Eusèbe,  loc.  cit.,  n.  3,  p.  382,  donne  trois 
lignes  de  l'ouvrage,  indiquant  à  quelle  occasion  il  fut 
composé  :  le  débat  de  Laodicée.  ■ — 2.  To  irepl  tioXitzIolç 
xal  7rpoqr/]TMv,  Sur  la  manière  de  vivre  et  les  prophètes. 
Rufin,  dans  sa  traduction,  ibid.,  p.  381-383,  fait  de  ceci 
deux  ouvrages  distincts  :  De  optima  coniersatione  liber 
unus  sed  et  de  profelis;  le  grec  n'autorise  pas  cette  tra- 
duction. Saint  Jérôme  a  compris  :  Sur  la  manière  de 
vivre  des  prophètes  qui  paraît  plus  exact.  Il  s'agit,  vrai- 
semblablement, d'un  écrit  antimontaniste,  où  l'on  fai- 
sait état  du  désaccord  vrai  ou  faux  entre  la  vie  des  nou- 
veaux prophètes  et  leurs  prétentions  :  argument  sou- 
vent exploité  dans  cette  controverse.  Voir  l'art.  Mon- 
tanisme.  ■ — 3. 'O  7tepl  êxxXïjaîaç,  Sur  l'Église;  relatif 
peut-être  à  la  même  controverse  où  les  catholiques 
invoquaient  volontiers  l'autorité  de  l'Église.  ■ —  4.  'O 
7tepl  xupiaxîjç  Xoyoç,  Sur  le  dimanche;  en  relation, 
peut-être,  avec  la  controverse  pascale.  —  5.  'O  uepl 
tuotscûç  àvOpomoo,  Sur  la  foi  de  l'homme;  titre  surpre- 
nant, dont  Jérôme  a  omis  la  fin,  sans  doute  parce  qu'il 
ne  comprenait  pas,  que  la  traduction  syriaque  d'Eu- 
sèbe  a  remplacé  par  tt.  cpùaecoç,  De  la  nature;  mais  qui 
est  attesté  par  les  meilleurs  mss.  grecs  et  par  Rufin  : 
De  fide  hominis.  ■ — 6.  'O  7Tepl  7tXâuea><;,  Sur  la  création 
(de  l'homme);  en  relation,  sans  doute,  comme  le  pré- 
cédent et  les  suivants  avec  la  controverse  antignos- 
tique.  ■ — 7  et  8.  'O  rcepl  Ù7raxo9)ç  tcicttecoç  atcGy)T7)pîcov; 
titre  incompréhensible;  Rufin  en  a  fait,  avec  raison, 
semble-t-il,  deux  ouvrages  distincts  :  De  obedientia 
fidei,  De  sensibus,  ce  que  donne  aussi  Jérôme  :  De 
sensibus  librum  unum,  De  fide  librum  unum.  —  9.  'O 
7iepi  ^uyjiç  *«l  aa)[i.ocTûç,  De  l'âme  et  du  corps;  Rufin 
a  lu  :  De  anima  et  corpore  et  mente,  ce  qui  suppose  une 
leçon  7T.  '^x>'/jtc,  xal  <7a)ji,aTOÇ  xal  voôç,  laquelle  figure 
dans  quelques  mss.  sous  la  forme  :i\  vooç  (assez  singu- 
lière pour  un  titre),  quant  à  la  leçon  yjvevoiç  qu'Ed. 
Schwarz  laisse  figurer  dans  son  texte,  il  faudrait  pour 
la  résoudre  une  discussion  où  nous  ne  pouvons  entrer. 
Saint  Grégoire  de  Nysse,  nous  l'avons  dit,  a  peut-être 
connu  cet  ouvrage.  Sur  les  fragments  syriaques  qui 
pourraient  en  provenir,  voir  plus  loin,  col.  545.  — 

10.  'O  Tiepl  )ouTpoû.  Du  baptême.  Un  fragment  impor- 
tant paraît  bien  s'être  conservé,  que  Pitra  a  décou- 
vert dans  le  Cod.  vatic.  2022,  fol.  238,  sous  ce  titre  : 
MsXyjtovoç  Ê7uaxoTcoi)  SapSécov  7repl  Xouxpoij,  et 
publié  dans  les  Analccta  sacra,  t.  n,  1884,  p.  3  sq. 
Un  autre  ms.  a  été  découvert  par  Mercati,  Ambr.,  I, 
9,  sup.,  qui  en  a  donné  les  variantes  dans  la  Theol. 
Quartalschrijt,  1894,  t.  xxvi,  p.  597.  A.  Harnack  en 
a  donné  un  texte  critique  dans  Marcion  (Texte  und 
Unters.,  t.  xlv),  p.  421*.  L'intérêt  du  passage  se  porte 
sur  le  baptême  du  Christ,  que  Marcion  rejetait; 
l'œuvre  entière  pouvait  donc  viser  cet  hérétique.  • — 

11.  Ilepl  àXv}0 eîaç, De  la  vérité.- — 12  et  13.  Ilepl  mazecùç, 
xal  yevéaecoç  Xpiaroû,  dont  Rufin  fait  deux  Ihres 
distincts  :  De  fide,  De  generatione  Christi.  Peut-être 
vaut-il  mieux  lire,  avec  quelques  mss.  :  7t.  xrlastoç 
xal  YEvéascùç  X.,  le  mot  de  xz'iaiq,  n'important  pas 
d'ailleurs  le  sens  précis  de  création.  Anastase  le  Sinaïte, 
Hodegos,  c.  xm,  P.  G.,  t.  lxxxix,  coh  228-229,  cite  un 
passage  d'une  vingtaine  de  lignes  qu'il  déclare  em- 
prunter au  1.   III  de  l'ouvrage  de  Méliton  Ilepl  rîjç 


aapxctxjecoç  X;  il  n'y  a  guère  de  doute  qu'il  ne  s'agisse 
du  traité  en  question.  Anastase  dit  expressément  que 
l'ouvrage  était  dirigé  contre  Marcion.  — ■  14.  A6yoc 
aÙTO'j  7tpoor;Te'.a;,  titre  obscur,  que  Rufin  comprend  : 
De  prophetia  ejus,  ce  qui  voudrait  dire,  Sur  la  prophé- 
tie du  Christ;  Jérôme  traduit  De  prophetia  sua;  il  s'agi- 
rait de  prophéties  faites  par  Méliton;  il  vaut  mieux 
entendre  :  Un  livre  (de  Méliton)  sur  la  prophétie,  sans 
doute  d'inspiration  antimontaniste.  Harnack  pense 
qu'un  fragment  de  cet  écrit  serait  conservé  dans  un 
des  Papyrus  d'Oxyrhynque,  Comptes  rendus  de  l'Aca- 
démie de  Berlin,  1898,  p.  517-520.  Cf.  Grenfell  et  Hunt, 
The  Oxyrynchus  Papyri,  t.  i,  p.  8-9.  ■ —  15.  (Divers 
témoins  du  texte  mettent  ici  une  seconde  fois  IIspl 
ll>uyrlç  xal  aô^a-roç,  n.  9,  sans  doute  par  dittographie, 
mais  très  ancienne,  puisque  Rufin  et  la  version  syria- 
que ont  aussi  cette  leçon,  après  quoi  vient)  Ilepl 
cpiXoEevlaç,  Sur  l'hospitalité. — 16.  'H  xXeîç,  La  clef,  que 
l'on  a  cru,  mais  à  tort,  avoir  retrouvé  au  xixe  siècle.- — 
17  et  18.  Ta  7TEpl  toû  SiacôXou  xal  -rîj;  à7ioxx}.'J0scoç 
'Icoâvvou,  Du  diable  et  de  l'Apocalypse  de  Jean,  dont 
Rufin  et  Jérôme  font,  non  sans  raison  peut-être,  deux 
ouvrages  dilïérents;  mais  ce  n'est  pas  le  sens  du  grec 
tel  que  le  donnent  les  meilleurs  témoins.  Origène  a 
sans  doute  trouvé  dans  le  livre  sur  le  diable  l'opinion 
d'après  laquelle  Absalon  aurait  été  la  figure  du  diable. 
Quant  au  millénarisme  dont  Gennade,  voir  ci-dessus., 
accuse  Méliton,  c'est  ici  qu'il  avait  l'occasion  de 
s'exprimer.  —  19.  Ilepl  èvaa>[J.âTOO  Oevj,  De  Dieu  cor- 
porel. Il  ne  peut  guère  s'agir  de  l'incarnation.  Origène. 
nous  l'avons  vu,  traduit  le  titre  en  clair  :  Ilepl  -roO 
èvacôjjra-rov  elvai  ~ôv  ©eov,  et  voit  dans  Méliton  un 
anthropomorphite.  Si  étrange  qu'elle  paraisse,  l'idée 
de  la  corporéité  de  Dieu  a  été  soutenue  aussi  par  Ter- 
tullien,  qui  n'arrive  pas  à  concevoir  une  substance 
incorporelle.  ■ —  20.  Tô  npbç  'Avtcovlvov  (ji6X'18'.ov, 
L'opuscule  à  Antonin.  Il  s'agit  de  l'Apologie  mention- 
née déjà  deux  fois  par  Eusèbe,  et  dont  sont  donnés, 
quelques  lignes  plus  loin,  trois  fragments  assez  impor- 
tants. Méliton  y  fait  appel  à  la  droiture  du  souverain 
(Marc-Aurèle),  et  proteste  du  loyalisme  des  chrétiens. 
Nés  au  même  moment,  le  christianisme  et  l'Empire 
sont  destinés  à  faire  le  bonheur  de  l'humanité.  Seuls 
les  mauvais  empereurs,  Néron,  Domitien,  ont  persécuté 
la  religion;  la  dynastie  des  Antonins  au  contraire  l'a 
défendue  contre  le  fanatisme  populaire,  témoin  le  res- 
crit  d'Hadrien  à  Fundanus  et  les  recommandations 
d' Antonin  aux  villes  de  la  Grèce.  On  a  cru.  au 
xixe  siècle,  avoir  retrouvé  cette  apologie  de  Méliton;  à 
un  examen  plus  attentif,  il  a  fallu  renoncer  à  cette 
idée.  —  21.  A  part  de  la  liste  précédente,  et  à  la  suite 
des  trois  fragments  de  l'Apologie,  Eusèbe  signale  enfin 
des  'ExXoyat,  Extraits,  dont  il  donne  la  préface  adressée 
à  un  certain  Onésime.  Celui-ci  avait  désiré  savoir 
avec  précision  quels  étaient  les  Livres  saints  anciens, 
leur  nombre  et  l'ordre  où  ils  sont  placés.  Dans  un 
voyage  en  Orient,  Méliton  s'est  donc  renseigné  sur  le 
canon  de  l'Ancien  Testament,  qu'il  transcrit  à  l'usage 
de  son  correspondant.  C'est  le  canon,  palestinien, 
excluant  les  deutérocanoniques;  mais  il  y  manque 
Esther,  et  d'autre  part  l'ordre  des  livres  se  rappro- 
cherait plutôt  de  celui  de  la  Bible  grecque.  Texte  inté- 
ressant pour  l'histoire  du  Canon.  De  ces  Écritures 
Méliton  déclare  à  la  fin  de  sa  préface,  qu'il  a  fait  des 
extraits  qu'il  a  divisés  en  six  livres.  Il  s'agirait  donc 
de  Morceaux  choisis,  ce  qui  n'exclurait  pas  d'ailleurs 
l'existence  de  notes  explicatives.  Or  les  chaînes  ont 
conservé  sous  le  nom  de  Méliton,  quatre  scolies  où 
est  instituée  une  comparaison  entre  le  sacrifice  d'Isaac 
et  celui  de  Jésus-Christ.  Texte  dans  Routh,  Reli- 
quiee  sacras,  2"  édit.,  t.  I,  p.  122-124,  et  dans  Otto. 
Corpus  apolog.,  t.  ix,  p.  416-418.  L'authenticité  des 
scolies   28  et   3e   est   indubitable,  comme  aussi  celle 


545 


MÉLITON    DE   SARDES 


546 


du  début  de  la  1";  mais  la  fin  de  celle-ci  est  une 
amplification  du  thème  développé  au  début;  quant 
à  la  4e,  la  façon  dont  elle  compare  le  texte  grec  à 
l'hébreu  et  au  syriaque  ne  convient  guère  à  l'Asiate 
Méliton;  cette  scolie  est  d'ailleurs  attribuée  en 
d'autres  mss.  à  Eusèbe  d'Émèse. 

2°  Supplément  à  la  liste  d'Eusèbe.  —  1.  Nous  avons 
mentionné  plus  haut  le  Ilept.  aapxwaecot;  Xpiatoù 
Sur  l'incarnation  du  Christ,  attribué  par  Anastase  le 
Sinaïte  à  Méliton  et  qui  pourrait  bien  n'être  pas  dif- 
férent du  II.  ysvéaeco;  X.  —  2.  Le  même  Anastase, 
Hod  ,  xii,  P.  G.,  t.  lxxxix,  col.  197  A,  rassemblant  les 
témoignages  patristiques  à  opposer  aux  Gaianites,  en 
cite  un  «  de  Méliton  de  Sardes,  du  sermon  sur  la  pas- 
sion, èx  toù  Xôyou  toC  £'.;  ~b  Tràôoç.  »  Cette  citation 
d'une  ligne  est  importante  pour  l'histoire  des  doc- 
trines :  '0  0sô;  —  sttovOev  û-ô  Ssv-âç  'Iffpa^ÎTiSoç. 
Il  doit  s'agir  d'un  traité  antignostique  ou  antimarcio- 
nite  sur  la  réalité  de  la  passion  du  Christ.  Or  un  ms. 
syriaque,  British  Muséum,  cod.  nitr.  12  156,  fol.  70, 
contient  à  la  suite  deux  fragments  attribués  à  Méliton, 
évêque  de  Sardes,  le  Ie'  ex  tractatu  de  anima  et  corpore, 
le  2e  ex  sermone  de  cruce,  puis,  fol.  76,  un  3e  Melitonis 
episcopi  de  fide,  enfin,  fol.  77,  un  4e  Melitonis  episcopi 
urbis  Alticee,  ex  sermone  de  passione.  Texte  syriaque 
dans  AV.  Cureton,  Spicilegium  syriacum,  frag.  1-3, 
p.  31-33;  frag.  4,  p.  49-50;  trad.  latine  dans  Otto.  op. 
cit.,  p.  419-423.  Ces  fragments  se  retrouvent  soit  dans 
ce  même  ms.,  soit  en  d'autres  attribués  à  divers 
auteurs,  en  particulier  à  Alexandre  d'Alexandrie 
(t  328).  Bien  que  rapportés  par  le  ms.  à  des  ouvrages 
divers,  ils  ont  bien  l'air  de  faire  partie  d'un  dévelop- 
pement unique  où  l'orateur  (car  il  s'agit  à  coup  sûr 
d'un  sermon),  met  en  une  vive  opposition  les  attributs 
divins  du  Christ  et  les  abaissements  de  sa  passion. 
D'une  étude  attentive  de  la  tradition  manuscrite, 
G.  Kriiger  a  conclu  qu'ils  faisaient  partie  d'un  seul 
écrit  de  Méliton,  intitulé  rspi  <\iuyv)ç,  xocl  aiô^ocToç 
xai  eîç  to  TziQoç,  qu'Eusèbe  a  connu  et  qu'ont  utilisé 
Hippolyte  et  Alexandre  d'Alexandrie.  Cf.  Zeitsch. 
jùr  wissensch.  Théologie,  1888,  t.  xxxi,  p.  434-448. 
Harnack  s'est  arrêté  à  cette  conclusion. 

3°  Ouvrages  faussement  attribués  à  Méliton.  ■ —  1.  L'a- 
pologie syriaque.  —  En  1855,  W.  Cureton,  d'une  part, 
et  E.  Renan,  de  l'autre,  ont  publié,  le  premier  avec  une 
traduction  anglaise,  le  second  avec  une  traduction 
latine,  un  texte  syriaque,  provenant  du  ms.  Syr.  addit. 
14  652  du  British  Muséum,  et  qui  se  donne  comme  «  le 
discours  du  philosophe  Méliton  prononcé  devant  Anto- 
nin  César  ».  Il  s'agit  d'une  courte  apologie  de  la  reli- 
gion chrétienne,  qui  débute  par  une  vive  attaque 
contre  les  superstitions  païennes,  se  poursuit  par  une 
pressante  invitation  à  embrasser  la  foi  au  vrai  Dieu, 
quels  que  puissent  être  les  préjugés  ou  même  les  diffi- 
cultés qui  se  rencontreront.  Un  souverain  n'est-il  pas 
maître  d'imposer  sa  volonté;  quels  services  ne  ren- 
drait-il pas  à  sa  dynastie  en  se  convertissant!  — ■  Le 
thème,  on  le  voit,  est  très  différent  de  celui  que  déve- 
loppent les  autres  apologies  du  n«  siècle  adressées 
aux  empereurs.  Il  ne  s'agit  pas  d'amener  un  souverain 
à  laisser  la  liberté  de  conscience  à  ses  sujets,  mais  bien 
de  l'entraîner  lui-même  au  christianisme,  qu'il  impo- 
serait par  la  suite  à  son  peuple. 

Le  premier  mouvement  des  critiques,  après  la  publi- 
cation de  ce  texte,  fut  de  le  considérer  comme  l'apo- 
logie de  Méliton  mentionnée  par  Eusèbe.  Mais  une 
première  objection  se  présentait  :  des  trois  fragments 
cités  par  l'Histoire  ecclésiastique,  aucun  ne  se  retrouve 
dans  le  texte  syriaque,  qui  pourtant  semble  bien  ne 
présenter  aucune  lacune;  par  ailleurs,  l'apologie 
syriaque  semble  bien  être  non  une  traduction,  mais 
un  texte  original  :  certaines  allusions  à  des  usages  reli- 
gieux se  réfèrent  à  la  Syrie  du  Nord  et  à  la  région 

DICT.    DE    THÉOL.     CATH. 


euphratésienne.  Tout  cela  empêche  de  considérer 
l'Asiate  Méliton  comme  l'auteur  de  cette  curieuse 
pièce.  Sur  ce  point  tous  les  critiques  sont  aujourd'hui 
d'accord.  Quant  à  pouvoir  découvrir  l'auteur  de  cette 
apologie,  c'est  une  autre  affaire.  Th.  Ulbrich  a  dépensé 
beaucoup  d'ingéniosité  pour  en  faire  le  résumé  d'une 
allocution  de  Bardesane  au  roi  d'Édesse,  Abgar  IX, 
lequel  effectivement  se  convertit  au  christianisme. 
Cette  thèse  nous  paraît  bien  peu  solide;  mieux  vaut 
savoir  ignorer. 

2.  La  clef.  ■ —  La  liste  d'Eusèbe  contient  un  ouvrage 
intitulé  La  clef,  t)  xXeîç,  sur  la  nature  duquel  on  est 
réduit  à  des  conjectures.  Sur  des  indications  de  cri- 
tiques du  xvne  siècle,  Pitra,  après  de  longues  recher- 
ches, crut  découvrir  une  traduction  latine  du  texte  en 
un  ms.  de  là  Bibliothèque  de  Strasbourg  (détruit  à 
l'incendie  de  1870).  Il  publia  cette  version  en  1855 
dans  le  Spicilegium  Solesmense,  t.  h.  C'est  un  diction- 
naire des  sens  allégoriques  de  l'Écriture,  rangés  non 
dans  l'ordre  alphabétique,  mais  d'après  le  sujet.  Mais 
on  eut  vite  fait  de  démontrer  que  ce  texte  latin  était 
non  une  traduction,  mais  un  original  datant  du  Moyen 
Age,  utilisant  saint  Augustin  et  saint  Grégoire  le 
Grand.  Cette  question,  qui  suscita  d'assez  vives  polé- 
miques, est  aujourd'hui  définitivement  réglée. 

3.  De  transitu  B.  Mariée.  ■ —  Une  des  recensions 
latines  de  cet  apocryphe  dont  il  a  été  question,  t.  v, 
col.  1638,  se  donne  comme  de  Melito  servus  Christi, 
episcopus  ecclesise  Sardicensis,  qui,  en  sa  qualité  de 
disciple  de  Jean  écrit  aux  «  frères  habitant  Laodi- 
cée  ».  Texte  dans  Tischendorf,  Apocalypses  apocry- 
phes, Leipzig,  1866,  p.  124-136.  Cette  indication  même 
semble,  comme  le  prologue  tout  entier,  être  d'origine 
latine,  et  dater  de  l'époque  où  les  récits  apocryphes 
relatifs  à  l'assomption  ont  commencé  à  circuler  en 
Occident.  On  sait  que  le  Décret  dit  de  Gélase  proscrit 
le  Liber  qui  appellatur  transitas  id  est  assumptio 
S.  Mariée,  mais  sans  parler  de  Méliton. 

4.  De  passione  S.  Joannis  evangelistee.  —  Le  nom 
de  Méliton  évêque  de  Laodicée  (sic)  se  lit  également  en 
tête  d'une  passion  de  saint  Jean,  qui  a  été  publiée  dès 
le  xvii«  siècle,  puis  dans  Fabricius,  Cod.  apocr:  N.  T., 
t.  m  b,  p.  604-623  et,  plus  récemment,  en  1875,  dans 
la  Bibliotheca  Casinensis,  t.  n  b,  p.  66-72.  Méliton 
expose,  dans  le  prologue,  la  doctrine  impie  de  Leu- 
cius,  qui  a  écrit  les  actes  des  apôtres,  Jean,  Thomas  et 
André  :  De  virtutibus  quidem  plurima  vera  dixit,  de 
doctrina  vero  mulla  menlitus  est;  ceci  pour  expliquer  le 
travail  auquel  il  s'est  livré  :  expurger  les  Actes  de  Jean 
des  fausses  doctrines,  tout  en  conservant  leur  récit. 
Th.  Zahn  a  bien  montré  qu'il  s'agissait  ici  d'un  rema- 
niement de  l'histoire  de  Jean,  racontée  par  les  Acta 
Johannis  de  Leucius,  Acta  Joannis,  Erlangen,  1880, 
p.  xvii  sq. 

5.  Catena  in  Apocalypsim.  ■ —  Un  ms.  de  la  Biblio- 
thèque universitaire  d'Iéna,  n.  142,  contient  une 
chaîne  sur  l'Apocalypse  introduite  par  cette  notice, 
Incipit  liber  Milolhonis  super  apokalypsim  b.  Ioannis 
apostoli,  qui  a  été  imprimée  à  Paris  en  1512,  mais  sans 
le  nom  de  Méliton.  Cet  écrit  de  date  très  tardive, 
prouve  au  moins,  chose  surprenante,  que  le  nom  du 
vieil  évêque  de  Sardes  n'était  pas  complètement 
inconnu  à  la  fin  du  Moyen  Age;  cette  compilation 
daterait  en  effet  des  débuts  du  xive  siècle. 

Conclusion.  —  Débarrassée  de  toute  cette  végéta- 
tion parasite,  l'œuvre  de  Méliton  se  réduit  donc  pour 
nous  à  bien  peu  de  choses,  et  il  faut  beaucoup  d'ingé- 
niosité pour  se  risquer  à  écrire  une  notice  sur  la 
théologie  de  Méliton.  Le  seul  point  qu'il  convienne  de 
relever,  c'est  la  précision  remarquable  pour  l'époque 
de  sa  doctrine  christologique.  Les  fragments  conservés 
par  Anastase  le  Sinaïte,  d'une  part,  les  débris,  assez 
importants  du  sermon  sur  la  passion,  d'autre  part, 

X.  —  18 


547 


MÉLITON    DE    SARDES 


M  E  N  A  R  D 


548 


montrent  qu'il  existait,  dès  cette  époque,  des  formules 
exprimant  d'une  manière  assez  heureuse  l'existence 
en  Jésus-Christ  d'un  double  élément,  divin  et  humain; 
c'est  déjà  presque  la  terminologie  dyophysite.  Si  l'on 
était  plus  assuré  que  Tertullien  a  connu  l'œuvre 
entière  de  Méliton,  on  pourrait  être  tenté  d'aï  I  ribuer  à 
l'influence  de  l'évêque  de  Sardes  certaines  formules 
bien  frappées  du  docteur  africain.  11  est  donc  regret- 
table que  l'ensemble  de  la  production  considérable  de 
Méliton,  production  qui,p&i  sa  variété  et  son  étendue, 
fait  justement  penser  à  celle  de  Tertullien.  ait  été  la 
victime  d'un  aussi  complet   naufrage. 

I.  Textes  et  éditions.  —  Nous  avons  indiqué,  pour  cha- 
cun des  fragments  conservés,  l'endroit  où  les  rencontrer. 
On  les  trouvera  groupés  au  mieux  dans  Otto,  Corpus  apolo- 
getarum  christianorum,  t.  ix,  Iéna,  1872,  p.  374-178,  497- 
512;  pour  le  Ilspi  ).ovTpov,  qui  n'y  ligure  pas,  utiliser  de 
préférence  la  recensibn  de  Harnack,  Texte  und  Unters., 
t.  xi.v,  p.    121*. 

II.  Travaux.  —  On  peut  négliger  toutes  les  anciennes 
histoires  littéraires;  les  bibliographies  signalent  le  mémoire 
de  F.  Piper,  dans  les  Theologische  Studien  und  Kritiken, 
1838,  t.  xi,  p.  54-154,  qui  peut  encore  rendre  des  services. 

La  question  d'ensemble  est  traitée  au  mieux  par  A.  Har- 
nack, Die  Ueberlieferung  der  griechischen  Apologelen,  dans 
Texte  und  Untersuchungen,  t.  i,  fasc.  1,  1883,  p.  240-278, 
reproduit  presque  textuellement  dans  Altchrislliche  Lite- 
ratur,  t.  I,  1893,  p.  246-251  ;  cf.  Chronologie,  t.  i,  1896, 
p.  358  sq.,  517  sq.,  522.  Travail  d'ensemble  aussi  dans 
K.  Thomas,  Melito  von  Sardes,  Osnabrilck,  1893  (thèse), 
médiocre;  dans  un  art.  de  Salmon  du  Dict.  oj  Christian  Bio- 
graphe, t.  ni,  p.  894-899;  dans  l'art,  de  E.  Preoschen,  Pro- 
lesl.  Realencyclopàdie,  t.  xn,  p.  564-567;  la  notice  de 
O.  Bardenhewer,  Altkirchliche    Literatur,    t.  I,  p.  546-557. 

Sur  l'apologie  syriaque,  l'état  de  la  question  est  bien 
donné  dans  Theopîi.  llbrich,  Die  pseudo-melilonisehe  Apo- 
logie, dans  les  Kirchengeschicht.  Abhandlungcn  de  Sdra- 
lek,  1906,  t.  iv,  p.  69-148;  mais  la  démonstration  tendant  à 
attribuer  l'ouvrage  à  Bardcsane.  laisse  place  à  bien  des  cri- 
tiques ;  cf.  F.  Haase,  dans  Te.rfe  and  Unt„  I.  xxxiv,  fasc.  4, 
1909,  p.  67-72. 

La  controverse  sur  la  Clavis  a  perdu  beaucoup  de  son 
intérêt;  l'essentiel  a  été  dit  d'abord  par  Pitra,  dans  le 
Spieil.  Solesmense,  t.  n,  1855,  et  les  Analecia  sacra,  t.  n. 
1884,  puis  en  sens  inverse  par  O.  Rottmanner  et  L.  Du- 
chesne,  Bulletin  critique,  1885,  p.  47-52,  196-197,  et  par 
O.  Rntt'nanner,  dans  Theal.  Quartalschrift,  1896,  t.  i.xxvm, 
p.  614-629. 

E.   Amann. 

1.  MELLINI  Dominique,  littérateur  italien, 
(1540-1610),  né  à  Florence,  secrétaire  de  Jean  Strozzi, 
qu'il  accompagna  au  concile  de  Trente  en  1562,  puis 
gouverneur  de  Pierre  de  Médicis,  fils  de  Cosme  I". 
De  sa  production  littéraire  qui  fut  considérable  le 
théologien  ne  retiendra  que  l'œuvre  suivante  :  In 
veleres  quosdam  scriptores  christiani  nominis  obtrecla- 
tores  libri  quatuor,  in-fol.,  Florence,  1577,  recueil  de 
toutes  les  attaques  publiées  dans  l'antiquité  contre  le 
christianisme. 

Hcefer,  Nouvelle  biographie  générale,  t.  xxiv,  col.  852. 

É.  Amann. 

2.  MELLINI  Savo,  nonce  de  Clément  X  à  la 
cour  d'Espagne,  créé  cardinal  par  Innocent  XI  en 
1681,  mort  en  1701,  prit  part  à  la  campagne  antigalli- 
cane suscitée  par  la  Déclaration  de  1682,  en  publiant 
une  dissertation  que  le  P.  d'Aguirre  (le  futur  cardinal) 
inséra  dans  sa  Defensio  cathedrœ  sancti  Pétri,  in-fol., 
Salamanque,  1683. 

Hcefer,  Nouvelle  biographie  générale,  t.  xxxiv,  col.  853; 
Hurter,  Nomenclator,  3e  édit.,  I   iv,  col.  690,  n   3. 

É.  Amann. 

MÉNANDRE,  gnoslique  syrien  du  i"  siècle. 
—  Saint  Justin  le  fait  naître  au  bourg  de  Capparétée, 
en  Samarie,  le  donne  comme  un  disciple  de  Simon,  le 
fait  aller  à  Antioche  où  par  ses  prestiges  magiques  il 
aurait  séduit  bien  du  monde.  ApoL,  i,  26  ;  cf.  56,  P.  G., 
t.  vi,  col.  368,  413.  Tous  ces  renseignements,  aussi 


bien  sur  Simon  que  sur  son  disciple  auraient  besoin 
d'être  critiqués.  Voir  Simon  le  Magicii.n.  Pour  les 
doctrines  mises  par  saint  Irénée  au  compte  de  Mé- 
nandre  et  sur  la  place  qui  lui  reviendrait  dans  le 
développement  général  de  la  gnose,  voir  l'art.  Gnos- 
nasME,  t.  vi,  col.  1443. 

É.  Amann. 
1.  IVIÉNARD  Claude, érudit  français  (1574-1652). 
—  Né  à  Saumur,  il  termina  son  éducation  chez  les 
jésuites  de  Paris,  fit  son  droit  à  Toulouse  et  se  prit  de 
goût  pour  les  chroniques  et  les  vieux  livres.  Pourvu  en 
1598  de  la  iieutenanec  de  la  prévôté  d'Angers,  il  se 
maria,  mais  continua  à  mener  une  vie  très  pieuse  et 
très  mortifiée.  Vers  1608,  il  se  défit  de  sa  charge  pour 
être  plus  libre  dans  la  pratique  de  la  dévotion  et  dans 
ses  recherches  d'ordre  historique;  en  même  temps  il 
travaillait,  de  concert  avec  l'évêque  d'Angers,  Charles 
Miron.à  la  réforme  de  plusieurs  monastères.  Sa  femme 
étant  morte  en  1637,  il  entra  dans  les  ordres  et  reçut 
la  prêtrise  cette  même  année.  Il  mourut  le  20  jan- 
vier 1652  au  château  d'Ardenne  en  Corzé.  Sa  produc- 
tion littéraire  qui  fut  considérable  et  est  restée  en 
grande  partie  inédite  est  surtout  d'ordre  historique, 
et  intéresse  particulièrement  les  annales  de  l'Anjou. 
Signalons,  dans  un  domaine  plus  théologique  l'édition 
des  deux  premiers  livres  de  VOpus  imperfectum  contra 
Julianum  de  saint  Augustin  :  Sancti  Augustini  contra 
secundam  Juliani  responsionem  operis  impzrfecti  libri 
duo  priores  nunc  primum  editi,  in-8°,  Paris,  1617.  Le 
ms.  utilisé  appartenait  à  la  bibliothèque  du  chapitre 
d'Angers:  il  passa  depuis  à  la  bibliothèque  de  Col- 
bert,  et  les  bénédictins  l'ont  collationné  pour  leur 
édition.  Sancti  Hieronumi  Strïdoniensis,  indiculus  de 
hivresibus  Judœorum,  in-8°,  Paris,  1617.  .Mentionnons, 
au  moins  à  titre  de  curiosité,  ses  Recherches  et  advix 
sur  le  corps  de  saint  Jacques  le  Majeur,  in-8°,  Angers, 
1610,  où  l'auteur  entreprend  de  prouver  que  le  corps 
de  saint  Jacques  repose  dans  la  crypte  de  la  collégiale 
Saint- Maurille  d'Angers.  Dans  le  domaine  de  l'édifi- 
cation, L'âme  dévote  et  son  chariot,  Paris,  1619;  L'al- 
liance de  ta  crèche  avec  la  croix,  Paris,  1620. 

Moréri,  Le  gntnd  dictionnaire,  édit.  de  1759,  t.  vu,. 
p.  432;  Hcefer,  Nouvelle  biographie  générale,  t.  xxxiv, 
col.  912-913;  Revue  de  l'Anjou,  1852;  Hurter,  Nomenclator,. 
3"   édit.,   t.   m,   col.    1096. 

É.  Amann. 

2.  MÉNARD  Hugues,  bénédictin  français,  1585- 
1644.  —  Nicolas  Hugues  Ménard  vint  au  monde  à 
Paris,  l'an  1585.  Il  prit  l'habit  religieux  en  l'abbaye 
bénédictine  de  Saint-Denis  le  3  février  1608,  mais  ne 
fit  profession  que  le  10  septembre  1612.  Pendant  cet 
intervalle,  il  alla  étudier  en  Sorbonne  et  voulut,  avant 
tout,  apprendre  les  langues  grecque  et  hébraïque,  pour 
avoir  l'intelligence  des  saintes  Écritures.  Il  s'adonna 
pendant  quelque  temps  à  la  prédication  et  à  l'ensei- 
gnement du  catéchisme.  Il  embrassa  la  réforme  au 
monastère  de  Saint-Vanne  et  y  fit  de  nouveau  pro- 
fession le  5  août  1614.  Après  quelques  années,  pen- 
dant lesquelles  il  enseigna  la  théologie  et  la  rhéto- 
rique, il  entra  à  Saint-Germain-des-Prés,  où  dégagé 
des  soins  d'une  classe,  il  se  donna  tout  entier  à  la  pra- 
tique des  exercices  réguliers,  à  la'  lecture  des  saints 
Pères,  des  conciles,  de  l'histoire  ecclésiastique.  D'une 
mémoire  prodigieuse,  il  n'oubliait  rien  de  ce  qu'il  avait 
lu.  Il  avait  en  même  temps  une  grande  humilité,  sa 
mortification  et  son  obéissance  pouvaient  servir  de 
modèle  aux  plus  parfaits.  La  frayeur  qu'il  avait  de  la 
mort  l'engageait  à  demander  à  Dieu  la  grâce  de  mourir 
subitement,  et,  de  fait,  sa  mort  fut  pr.esque  subite, 
quoique  non  imprévue.  En  acceptant  de  travailler  à 
une  nouvelle  édition  de  son  martyrologe  bénédictin, 
il  avait  déclaré  qu'il  ne  verrait  pas  la  fin  de  ce  travail. 
Il  mourut  le  20  janvier  1644,  âgé  seulement  de  cin- 


549 


M  EN  A  H  L) 


MENGHI 


550 


quante-sept  ans.  Kllics  du  l'in  a  parle  avec  éloge  de 
son  érudition  et  de  sa  justesse  d'esprit.  ■  Les  remarques 
de  doin  Ménard.  ajoute-t-il,  sont  pleines  de  recherches 
-. uneuses  et  qui  viennent  1  son  sujet.  Il  iv ail  jamt  i 
la  science  une  mande  humilité  et  une  singulière  pu  te 
il  s'était  acquis  une  estime  générale  des  habiles  gens 
de  son  temps.  >  Bibliothèque  des  (tuteurs  ecclésiastiques 
du  XVII'  siècle,  II*  part.,  t.  n.  p.  248. 

Les  œuvres  de  dom  Hugues  .Ménard  se  rapportent 
presque  toutes  à  la  liturgie  :  on  en  trouvera  rémuné- 
ration dans  dom  Tassin  :  Histoire  littéraire  de  la  Con- 
grégation  de  Saint-Maur,  p.  22-28;  dans  F.  Le  Cerf, 
Bulletin  historique  et  critique...,  p.  357-360;  dans 
C.  de  Lama,  Bibliothèque  des  ècripains  de  la  Congr.  de 
Saint-Maur,  n.  9-13.  Nous  ne  nous  occuperons  ici  que 
des  ouvrages  où  l'on  trouve  des  renseignements  sur  la 
théologie  et  la  patristique. 

Le  plus  important  ouvrage  que  dom  Ménard  ait 
fait  imprimer  est  le  Sacramentaire  du  pape  saint 
Grégoire  le  Grand,  publié  sous  ce  titre  :  Divi  Gregorii 
papse  hujùs  nominis  primi,  cognomenlo  Magni,  liber 
Sacramentorum  notisque  et  observationibus  illustratus, 
in-J",  Paris,  1642.  Il  s'est  servi  surtout  du  ms.  de 
Corbie,  qui  porte  le  nom  de  Missel  de  saint  Éloi, 
quoique  ce  manuscrit  soit  seulement  du  début  du 
ix'  siècle.  Les  notes  et  observations  éclaircissent  plu- 
sieurs points  de  la  discipline  de  l'Église  sur  les  sacre- 
ments :  ainsi  à  l'occasion  du  jeudi  saint,  dom  Ménard' 
rapporte  tout  au  long  quelle  était  la  manière  de  célé- 
brer ce  jour-là  dans  les  églises  cathédrales  de  Rouen  et 
de  Reims.  Pour  l'administration  du  baptême,  il  rap- 
porte un  écrit  de  Théodulphe  d'Orléans,  ou  interpré- 
tation morale  sur  l'ancienne  manière  de  conférer  le 
baptême.  D'après  la  confession  d'un  saint  Fulgence, 
on  voit  qu'on  se  confessait  seulement  en  général  de  ses 
péchés  sans  rien  spécifier  de  particulier.  Cette  confes- 
sion se  faisait  publiquement.  Trois  formules  donnent 
une  idée  de  la  manière  dont  on  administrait  le  sacre- 
ment de  l'extrême-onction. 

Launoy  avait  publié  une  dissertation  pour  prouver 
contre  dom  Millet  que  Denis  l'Aréop agite  est  différent 
de  saint  Denis  de  Paris.  On  trouve  le  même  sentiment 
die/,  le  P.  Sirmond,  S.  .1.  Dom  Ménard  l'avait  partagé 
tout  d'abord;  mais,  après  examen,  il  se  persuada  que 
l'Aréopagite  était  le  même  que  le  premier  évêque  de 
Paris.  C'est  ce  qu'il  établit  dans  son  De  unico  Dionysio 
areopagita  Athenarum  et  Parisiorum  episcopo,  adversus 
Joannem  de  Launoy,  dialriba,  in-8°,  Paris,  1643.  Il  ne 
se  nommait  pas  dans  cette  première  édition,  mais  en 
1644,  après  la  mort  de  dom  Ménard,  on  y  mit  son 
nom.  Les  recherches  et  l'érudition  de  l'auteur  n'ont 
pas  convaincu  les  savants.  Ayant  découvert  dans  un 
manuscrit  de  Corbie  l'épître  attribuée  à  saint  Barnabe 
par  les  anciens  Pères  de  l'Église,  dom  Ménard  avait 
préparé  un  travail  qui  parut  seulement  après  sa  mort, 
sous  ce  titre  :  Sancti  Barnabse  (ut  fertur)  Epistola 
calholica,  ab  antiquis  olim  Ecclesiœ  Patribus  sub 
ejusdem  nomine  laudala  et  usurpata.  Hanc  primum  e 
tenebris  eruit  notisque  cl  obseri'ationibus  illustrcwit 
li.  I'.  Hugo  Mcnardus,  monachus  Congr.  S.  Mawi. 
(Jpus  posthumum,  in-4",  Paris,  1645.  Dans  l'avis  au 
lecteur,  dom  Luc  d'Acliéi y  donne  un  abrégé  de  la  vie 
de  dom  Ménard,  et  fait  un  bel  éloge  de  ce  Père. 

J.  Baudot. 

M  EN  DO  André  de  la  Compagnie  de  Jésus 
(1608-1684).  —  Né  à  Logrono  (Espagne),  il  entra  au 
noviciat  en  1625,  professa  les  sciences  ecclésiastiques 
à  Salamanque,  fut  recteur  d'Oviedo,  du  séminaire 
irlandais  de  Salamanque,  et  censeur  de  l'Inquisition 
d'Espagne.  Nommé  prédicateur  du  roi,  il  accompagna 
le  duc  d'Ossuna  en  Catalogne  et  dans  le  Milanais. 
Il  mourut  à  Madrid  le  11  mai  1684.  De  son  enseigne- 
ment   il    subsiste    quelques    ouvrages    de    théologie 


morale  :  1.  Bulhv  sancliv  cruciatx  elucidatio,  in-fol., 
Madrid,  1651;  2"  édit.,  Lyon,  166!»,  explication  très 
ample  de  la  célèbre  bulle  relative  aux  dispenses  de 
l'abstinence;  la  discussion  de  divers  cas  de  conscience 
amène  l'auteur  à  s'élever  à  des  questions  plus  géné- 
rales. 2.  Statera  opinionum  benignarum  in  controuersiis 
moralibus  circa  sacramenta  ac  prtecepta  Decalogi  et 
Ecclesiw,  in-fol.,  Lyon,  1666,  mis  à  l'Index  le  30  juil- 
let 1678  et  le  14  avril  1682,  pour  son  laxisme.  3.  Epi- 
tome  opinionum  moralium,  lum  earum  qua  certee  sunt, 
tum  qua'  certo  probabiles  et  in  praxi  tulo  teneri  possunt, 
in-8°,  Lyon,  1674;  2"  édit.,  Venise,  1676;  1689.  Au 
droit  canonique  se  rapporteraient  les  deux  ouvrages 
suivants  :  4.  De  jure  scholasticorum  et  universitatis, 
sive  academico,  in-fol.,  Lyon,  1668,  curieux  pour  l'étude 
des  coutumes  universitaires;  appendice  intéressant 
sur  le  serment  fait  par  les  maîtres  et  les  élèves  de 
défendre  la  doctrine  de  l'immaculée  conception. 
Mendo  avait  déjà  fait  paraître  en  1651  un  court 
mémoire  en  espagnol  sur  la  définibilité  de  ce  dogme. 
5.  De  ordinibus  militaribus  disquisitiones  canonicic, 
theologicœ  et  historien;  pro  foro  inlcrno  et  e.vterno,  in-fol., 
Salamanque,  1657;  Lyon,  1668,  dont  il  parut  aussi 
une  adaptation  espagnole,  Madrid,  1682.  Le  séjour 
de  la  cour  inspira  aussi  au  P.  Mendo  un  traité  de  poli- 
tique à  l'usage  des  souverains  :  Principe  pcrfeclo, 
ministros  ajustados;  documenlos  politicos  y  morales  en 
cmblemas,  in-4°,  Salamanque,  1657;  2e  édit.,  Lyon, 
1662.  Il  a  publié  aussi  diverses  œuvres  oratoires  et  un 
petit  opuscule  d'édification  :  Crisis  de  Societatis  Jesu 
pietate,  doctrina  et  jructu  multiplici,  in-12,   Lyon,  1666. 

Sommervogel,  Bibliothèque  de  la  Compagnie  de  Jésus,  t.  v  , 
1894,  col.  892-897;  Ilurtcr,  Nomenclator,  3=  édit.,  t.  IV, 
col.  615. 

É.   Ajiann. 

1.  MENDOZA  Alphonse  de,  moine  augustin 
espagnol,  fut  à  Salamanque  un  brillant  élève  de  Louis 
de  Léon,  dont  il  assura  quelque  temps  la  suppléance. 
Promu  docteur  en  1586,  il  mourut,  jeune  encore,  en 
1591.  Antonio  connaît  de  lui  une  Helectio  de  universali 
Christi  dominio  ac  regno  quod  rerum  habet  et  qua  Deus 
et  qua  homo  est,  composée  pour  obtenir  le  grade  de 
docteur  et  publiée  en  1588,  à  Salamanque,  puis  à 
Cologne,  1603;  des  Qua;stiones  quodlibeticœ,  Sala- 
manque, 1588;  enfin  une  Quœstio,  dédiée  à  l'évêque  de 
Braga  :  An  Iota  Magorum  historia  tredecim  tantum  a 
natali  Christi  diebus  absoluta  fuerit? 

Antonio,  Bibliolheca  hispana  nova,  2°  édit.,  Madrid,  1788, 
t.  i,  p.  36. 

É.  Amann. 

2.  MENDOZA  Louis  de,  moine  cistercien  du 
couvent  espagnol  de  Spina,  mort  vers  1612,  a  écrit 
une  Summa  totius  theologix  moralis  scplem  arboribus 
comprehensa,  Madrid,  1598. 

Antonio,  Bibliolheca  hispana  noua,  2e'  édit.,  t.  n,  p.  50; 
Tlurter,  Xomenclator,  3e  édit.,  t.  m,  col.  596, 

É.   Amann. 

3.  MENDOZA     Pierre  Hurtado  de,    voir  Hun- 

TADO   DE   MENDOZA. 

MENGHI  Jérôme,  mineur  observant  de  la  pro- 
vince de  Bologne,  né  à  Viadana  vers  1529,  mort  dans 
le  couvent  de  sa  ville  natale  le  9  juillet  1609,  après 
soixante  ans  de  vie  religieuse,  s'est  mérité  le  litre  de 
père  de  l'art  d'exorciser.  Il  est  dit,  sur  l'inscription 
placée  près  de  son  tombeau,  le  premier  des  exorcistes 
de  son  siècle  :  à  son  nom  seul  les  démons  prenaient  la 
fuite;  aussi  ce  fut  grande  joie  à  sa  mort  parmi  les 
milices  infernales.  Le  P.  Menghi  s'était  adonné  d'une 
façon  toute  spéciale  à  l'étude  de  la  démonologie  et  il 
publia  d'abord  un  Flagellum  dœmonum  exorcismos 
terribiles,  potentissimos  et  efficaces,  remediaque  proba- 
tissima  ac  doctrinam  singularem  in  malignos  spirilus 


551 


MENGHI    —  MENNONITES 


552 


expellendos,  facturas  et  maleficia  fuganda  de  obsessis 
corporibus  complectens,  cum  suis  benedictionibus  et 
omnibus  requisitis  ad  eorum  expulsionem,  in-8°, 
Bologne,  1577,  1578, 1581,  Maccrala,  1580  et  Mayence, 
1582,  dans  le  Maliens  maleficarum.  Il  le  fit  suivre  du 
Fustis  dœmonum,  adjurationes  jormidabiles  et  efficaces 
ad  malignos  spiritus  fugandos  de  oppressis  corporibus 
htimanis,  ex  sacrée  Apocalypsis  fonte,  variisque  sancto- 
rum  Patrum  authoritatibus  hauslas  complectens,  in-8°, 
Bologne,  1584.  Unis  ou  séparés,  le  Flagellum  et  le 
Fustis  eurent  ensuite  de  nombreuses  éditions,  qu'il 
serait  superflu  de  citer.  Le  premier  était  précédé  d'un 
exposé  doctrinal  et  de  règles  sûres  pour  les  exorcistes: 
l'auteur  jugea  utile  de  développer  cette  partie  de  son 
livre,  et  il  composa  dans  ce  but  un  Compendio  'del- 
l'arte  essorcistica  e  possibilitù  délie  mirabili  e  slupende 
operationi  delli  demoni  e  de'i  malefici  con  i  rimedii 
opportuni  aU'in/irmità  maleficiali,  in-8°,  Bologne, 
1579,  1580.  Pressé  de  faire  imprimer  ce  travail  avant 
de  l'avoir  achevé,  Menghi  en  compléta  les  trois  livres 
par  l'addition  de  nouveaux  chapitres,  ibid.,  1582  Sur 
de  nouvelles  instances  il  y  ajouta  trois  nouveaux  livres, 
qui  forment  la  Parte  seconda,  nella  quale  si  tratta  délia 
natura  degli  Angeli  cosi  buoni,  corne  rei...,  ibid.,  1594, 
Venise,  1601.  Accueillis  avec  faveur,  ces  ouvrages 
étaient  quelque  peu  tombés  dans  l'oubli  quand  la 
S.  C.  de  l'Index  condamna  les  deux  premiers  le  7  juil- 
let 1704,  et  le  troisième  le  17  janvier  1709. 

Toutefois  la  démonologie  n'occupait  pas  exclusive- 
ment le  P.  Menghi.  Religieux  de  vie  exemplaire,  très 
zélé  pour  l'avancement  de  ses  confrères  dans  la  perfec- 
tion de  leur  état,  il  composa  pour  eux  un  Hortus  deli- 
ciosus  fratrum  minorum  omnium  fructuum  copiosissi- 
mus  ad  scientiam  rerum  saluti  necessariarum  et  ad 
implendam  professioncm  propriam,  in-8°,  Bologne, 
1590,  1594,  dont  il  donna  une  traduction  en  langue 
vulgaire,  Giardino  delicioso,  ibid.,  1592.  Il  traduisit 
également  en  italien  la  Summa  angelica  de  son  confrère 
le  B.  Ange  Carletti  de  Chivasso,  in-4°,  Bologne,  1594, 
et  il  publia  dans  la  même  langue  le  Tesoro  céleste  délia 
gloriosa  Madré  di  Dio,  Maria  vergine,  in-4°,  ibid.,  1607. 

La  renommée  de  Menghi  avait  passé  les  limites  de 
sa  province;  apprécié  par  d'illustres  personnages,  il 
n'était  pas  inconnu  du  pape.  Passant  par  Ferrare  en 
1598,  Clément  VIII  ordonnait  au  ministre  général  de 
le  substituer  comme  provincial  au  P.  Théodore  Lazza- 
rini,  qu'il  déposait,  29  octobre.  Le  chapitre  réuni  le 
22  septembre  1600,  ayant  élu  un  autre  ministre,  le 
même  pontife  commandait  de  rétablir  le  P.  Menghi, 
dont  le  triennat  n'était  pas  achevé.  Il  gouverna  jus- 
qu'au 1er  février  1602;  alors  Clément  VIII  lui  donna 
un  successeur. 

Melchiorri,  Annales  minorum,  t.  xxiv,  an.  1609,  n.  xxxm  ; 

Hyacinthe  Picconi,  Série  cronologieo-biografiea  dei  ministri 

provinciali  délia  prov.  di  Bologna,  Parme,  1908;  Wadding- 

Sbaraglia,  Scriptores  ordinis   minorum,  Rome,   1906-1912. 

P.  Edouard  d'Alençon. 

MENNONITES.  —  On  désigna  d'abord  sous 
le  nom  général  d'anabaptistes  les  protestants  qui 
n'admettaient  pas  la  validité  du  sacrement  de  bap- 
tême administré  aux  enfants  et  par  conséquent  en 
exigeaient  la  réitération.  Voir  Anabaptiste,  t.  i, 
col.  1128  sq.  Partant  d'une  interprétation  trop  abso- 
lue du  texte  de  saint  Marc,  xvi,  16  :  «  Celui  qui  croira 
et  sera  baptisé  sera  sauvé;  celui  qui  ne  croira  pas  sera 
condamné  »,  ils  concluaient  que,  la  foi  étant  requise 
pour  le  baptême,  ce  sacrement  ne  peut  être  valide- 
ment  donné  qu'à  ceux  qui  sont  capables  de  donner 
leur  libre  assentiment.  Ils  se  nommaient  eux-mêmes 
en  Suisse  et  dans  le  midi  de  l'Allemagne  Taùfer,  c'est- 
à-dire  baptiseurs,  et  dans  les  Pays-Bas  doopsgezinde, 
c'est-à-dire  personnes  ayant  une  manière  de  voir  spé- 
ciale sur  le  baptême.  On  les  appela  plus  tard  menno- 


nites  parce  qu'ils  furent  réorganisés  par  Menno  Simo- 
nis,  qui  après  la  période  troublée  qui  dura  de  1522  a 
1535,  précisa  leurs  doctrines. 

I.   L'oRGANrsATEUit.  Menno,   fils  de  Simon,  né 

vers  1496  à  Witmarsum  près  de  Franecker  dans  la 
Frise  occidentale,  était  devenu  en  1532  curé  de  sa 
ville  natale.  La  lecture  des  écrits  de  Luther,  de  Bucer 
et  des  autres  réformateurs  ébranla  sa  foi  dans  le 
dogme  de  la  transsubstantiation.  Lorsque  les  anabap- 
tistes, dont  les  violences  fanatiques  s'étaient  déchaî- 
nées à  Munster,  eurent  été  durement    réprimés    en 

1535,  c'est  à  lui  que  les  frères  Ubbo  et  Diétrich  Phi- 
lipps  vinrent,  avec  David  Joris,  proposer  de  se  mettre 
à  la  tète  des  anabaptistes  modérés  et  assagis.  Il  accepta 
et  se  sépara  publiquement  de  l'Église  catholique  en 

1536.  Ayant  renoncé  à  sa  cure,  il  se  fit  baptiser  par 
Ubbo  Philipps  et  devint  prédicateur  itinérant,  visi- 
tant et  organisant  dans  la  Frise,  le  Holstein,  le  Meck- 
lembourg  et  la  Livonie  de  petites  communautés  ana- 
baptistes qui  réprouvaient  les  procédés  de  Jean  de 
Leyde  et  les  violences  de  Munster. 

Son  principal  ouvrage,  composé  en  1539,  est  le 
Livre  fondamental  sur  la  doctrine  rédemptrice  du  Christ. 
Ses  écrits,  tous  en  hollandais,  ont  été  recueillis  pour  la 
première  fois  en  1600;  la  meilleure  édition  est  celle 
d'Amsterdam,  1681. 

Il  fut  exilé  de  la  Frise  orientale  en  1542  par  édit 
impérial,  et  s'établit  en  Hollande  après  bien  des  péré- 
grinations (Groningue,  Emden,  Cologne,  Frise  occi- 
dentale). 

Menno  garde  les  principaux  dogmes  catholiques  en 
essayant  de  les  amalgamer  avec  les  principes  ana- 
baptistes. Pour  lui,  le  péché  d'Adam  se  perpétue;  sa 
conséquence  est  la  mort  ;  cependant  chacun  n'est 
condamné  que  pour  son  propre  péché  et  non  par  suite 
du  péché  originel.  La  liberté  a  un  grand  prix,  elle  a 
une  haute  importance  pour  la  justification,  qui  ne 
s'opère  pas  seulement  par  la  foi,  mais  aussi  par 
l'obéissance,  par  les  bonnes  œuvres,  les  bons  conseils, 
l'aumône,  la  visite  des  malades,  preuves  et  fruits  de  la 
foi.  La  foi  qui  justifie  change  le  cœur  et  fait  d'un 
homme  injuste  un  véritable  juste.  Le  Christ  n'a  ins- 
titué que  deux  sacrements  :  le  baptême,  pour  les 
adultes,  pour  ceux  qui  croient  et  qui  font  pénitence, 
et  la  cène.  Il  a  promis  le  ciel  aux  enfants  sans  le  bap- 
tême. Les  sacrements  sont  des  actes  extérieurs  et  sen- 
sibles qui  ne  font  qu'exprimer  et  représenter  la  vertu 
sanctifiante  découlant  incessamment  du  Christ,  mais 
qui  ne  la  communiquent  pas.  Une  cérémonie  néces- 
saire est  celle  du  lavement  des  pieds  des  frères  voya- 
geurs. L'Église  est  la  continuation  du  royaume  du 
Christ;  elle  a  des  anciens  et  des  prédicants  que  les 
premiers  confirment  en  leur  imposant  les  mains.  Dans 
un  sens  général,  tous  ceux  qui  sont  rachetés  appar- 
tiennent à  l'Église,  à  l'alliance  de  Dieu.  Il  faut  rece- 
voir dans  la  communion  de  l'Église  ceux  qui  veulent 
faire  pénitence.  L'autorité  vient  de  Dieu;  nous  devons 
le  respect  et  l'obéissance  aux  supérieurs  en  tout  ce  qui 
n'est  pas  contraire  à  la  parole  de  Dieu.  La  guerre  et  les 
serments  sont  absolument  interdits  aux  chrétiens. 

II.  Divisions  entre  les  disciples.  —  La  doctrine 
de  Menno  ne  présente  aucune  consistance  dogmatique 
et  par  conséquent  ne  possède  aucune  force  de  cohésion. 
Les  dernières  années  de  sa  vie  furent  empoisonnées  par 
des  discussions  entre  ses  adhérents.  Ainsi  Battenburg 
parlait  encore  de  saisir  le  glaive  d'Élie,  d'extirper  les 
impies,  d'ériger  un  nouveau  royaume  des  croyants 
tandis  que  David  Joris  pensait  qu'il  viendrait  un 
temps  où  tous  les  princes  de  la  terre  déposeraient  libre- 
ment leurs  couronnes,  mais  qu'il  fallait  les  tolérer  jus- 
qu'alors et  leur  obéir. 

D'autres  dissidences  s'élevèrent  encore  contre  la 
doctrine  de  Menno  relative  à  l'incarnation  du  Verbe, 


553 


MENNONITES 


MKNSING 


554 


à  la  défense  du  divorce,  dissidences  momentanément 
aplanies  dans  la  réunion  d'Einden  en  1547,  qui  déter- 
minèrent le  maître  à  publier  divers  opuscules. 

.Mais  le  schisme  devint  complet  à  l'occasion  des  dis- 
cussions qui  s'élevèrent  sur  la  validité  de  l'excommu- 
nication ecclésiastique,  entre  ceux  qui  admettaient  cl 
ceux  qui  rejetaient  la  direction  fanatique  des  premiers 
anabaptistes.  Menno  s'expliqua  dans  deux  lettres  en 
faveur  de  l'excommunication  pour  les  cas  graves, 
niais  seulement  après  trois  avertissements,  et  en 
admettant  la  réintégration  des  pénitents.  Il  ne  put 
empêcher,  en  1554,  la  séparation  du  parti  de  l'excom- 
munication rigoureuse  (Flamands)  et  du  parti  plus 
modéré  (Allemands). 

La  cause  fut  de  nouveau  débat  lue  en  1557  dans  une 
nombreuse  assemblée  tenue  à  Strasbourg,  et  Menno  se 
laissa  entraîner  par  Diétrich  Philipps  à  l'opinion  la 
plus  rigoureuse,  qui  frappait  d'excommunication  les 
fautes  les  plus  légères:  cela  entraîna  la  rupture  de 
toute  communion  avec  les  mennonites  de  Moravie,  de 
Suisse,  de  Souabe  et  du  Brisgau,  lesquels  refusaient 
d'adopter  une  rigueur  qu'ils  reprochaient  au  papisme. 

Menno  ne  survécut  pas  longtemps  à  ce  schisme; 
il  mourut  le  23  janvier  1559  à  Wustenfeld  (Hollande); 
d'autres  le  font  mourir  en  1561  à  Oldeslo  (Holstein) 
dans  la  maison  de  campagne  d'un  gentilhomme  qui 
l'avait  mis  à  l'abri  de  la  fureur  des  baptistes. 

Ceux-ci  étaient  considérés  par  les  réformés  aussi 
bien  que  par  les  catholiques  comme  des  ennemis  de 
l'ordre  public.  Ainsi  le  corps  de  David  .loris  fut  brûlé 
publiquement,  le  23  août  1550,  à  Bâle  où  il  s'était 
retiré,  depuis  1544,  sous  le  nom  de  Jean  de  Bruck. 

Une  opposition  les  divisa,  dès  1554,  en  fins  (Fla- 
mands et  Frisons  orientaux)  et  grossiers  (Waterlàn- 
der,  Frisons  occidentaux).  Les  uns  tenaient  rigou- 
reusement à  l'ancienne  organisation  et  furent  appelés 
Dompelcr,  parce  qu'ils  exigeaient  dans  le  baptême 
la  submersion  complète  (onderdompeling)  tandis  que 
les  autres  toléraient  certains  adoucissements.  En  1567, 
les  deux  partis  chargèrent  deux  de  leurs  maîtres,  Jean 
Willems  et  Lubhert  Gerardi,  d'arriver  à  un  compro- 
mis, mais  ils  n'aboutirent  d'abord  qu'à  rendre  leur 
schisme  plus  complet. 

Cependant  peu  à  peu  le  besoin  d'union  se  fit  sentir 
et  détermina  la  rédaction  d'écrits  symboliques.  Le 
premier  fut  celui  des  Waterlander,  rédigé  en  1580  par 
Jean  Bies  et  Lubbert  Gérardi.  Il  fut  suivi  de  celui 
d'Outerman,  maître  mennonite  d'Harlem,  qui  parut 
en  1626  et  fut  signé  par  dix-neuf  maîtres.  Il  fut  remis 
aux  États  généraux  et  procura  la  liberté  de  conscience 
aux  mennonites  des  Pays-Bas. 

La  commune  d'Amsterdam  prit  l'initiative  de  pro- 
curer l'union.  En  1627,  une  circulaire  déclarait  que 
nul  ne  pouvait  refuser  aux  Flamands  comme  aux 
Waterlânder  le  véritable  signe  des  enfants  de  Dieu, 
c'est-à-dire  la  foi  opérant  par  la  charité;  dès  lors, 
quelle  parole  de  la  sainte  Écriture  défendait  aux  deux 
partis  de  faire  la  paix?  Une  autre  lettre,  appelée  Pré- 
sentation, succéda  en  1629;  elle  conviait  sérieusement 
à  l'union  de  tous  les  Enfants  de  Dieu  dispersés.  Ces 
écrits  reçurent  le  nom  d'Olivier  de  la  paix  et  amenèrent 
en  1630  la  réconciliation  des  Frisons  et  des  Allemands. 

Mais  une  division  bien  plus  profonde,  parce  que 
d'origine  dogmatique,  sépara  en  1664  les  galènistes 
(du  nom  de  leur  chef,  Galenus,  médecin  d'Amsterdam) 
et  les  apostooliques,  disciples  d'un  autre  médecin 
d'Amsterdam,  Apostool.  Ces  derniers  conservaient 
lidèlement  la  doctrine  de  Menno  sur  la  Trinité  et 
l'Incarnation;  tandis  que  les  premiers  étaient  à  ten- 
dance socinienne  et  piétiste.  On  les  appelait  aussi 
lamistes,  d'après  leur  lieu  de  réunion  (I.amm  =  agneau). 
Après  de  vaines  tentatives  d'union  en  1687  et  en  1700, 
une  certaine  fusion  administrative  fut  réalisée  en  1811, 


facilitée  par  le  fait  du  glissement  des  uns  comme  des 
autres  vers  l'incrédulité. 

III.  Situation  présente.  ■ —  Aujourd'hui,  les  men- 
nonites jouissent  partout  d'une  complète  liberté  reli- 
gieuse. Leur  nombre  total  se  monte,  d'après  leur  dire, 
à  250  000,  dont  50  à  60  000  en  Hollande  (127  com- 
munautés, 140  pasteurs),  18000  en  Allemagne,  70000 
en  Russie,  80  000  aux  Etats-Unis,  2  000  au  Canada. 
Mais  ces  chiffres  sont  certainement  exagérés.  Ceux  delà 
Russie  méridionale  proviennent  de  la  Prusse  occiden- 
tale dont  ils  commencèrent  à  émigrer  en  1783.  Ils  y 
ont  acquis  de  grandes  richesses  près  de  la  mer  d'Azof. 
Des  décrets  spéciaux  des  empereurs  les  exemp- 
taient du  service  militaire;  mais,  en  1871,  ce  privi- 
lège a  été  aboli,  ce  qui  a  amené  des  milliers  d'émigra- 
tions aux  États-Unis.  Les  mennonites  sont  d'ailleurs 
en  Amérique  depuis  la  fondation  de  New- York.  Leur 
première  église  s'organisa,  en  1683,  à  Germantown, 
près  de  Philadelphie.  Ils  se  trouvent  surtout  dans  la 
Pensylvanie,  l'Ohio,  l'Indiana  et  le  Canada. 

Les  mennonites  Amish,  appelés  d'ordinaire  Omish, 
apparurent  d'abord  en  Alsace  (1693).  Ils  ne  voulaient 
pas  de  boutons  à  leurs  vêtements,  et  de  là  ils  furent 
nommés  hœftler  ou  mennonites  à  agrafes,  tandis  que 
les  autres  étaient  connus  sous  le  nom  de  knœpfler  ou 
mennonites  à  boutons. 

Les  mennonites  se  distinguent  ne.t  m. ni  des  ana- 
baptistes primitifs  en  ce  qu'ils  ont  renoncé  à  toute 
prétention  de  réformer  l'État.  Leurs  revendications 
sont  d'ordre  purement  spirituel,  et  ils  s'efforcent  d'ap- 
pliquer les  principes  de  charité  et  d'amour  contenus 
dans  l'Évangile.  Ils  répudient  la  guerre  et  le  service 
militaire,  la  vengeance  des  injures,  le  serment  sous 
toutes  ses  formes,  ils  réprouvent  le  divorce,  excepté 
pour  le  cas  d'adultère.  Us  rejettent  en  principe  l'auto- 
rité civile  comme  contraire  au  royaume  du  Christ,  mais 
ils  l'acceptent  en  fait  comme  une  institution  néces- 
saire jusqu'à  l'accomplissement  des  temps.  L'Église  est 
la  communauté  des  rachetés,  et  pour  conserver  sa 
pureté  originelle  elle  doit  être  soumise  à  une  forte 
discipline  ecclésiastique.  Leurs  anciens  et  leurs  prédi- 
cateurs remplissent  gratuitement  leurs  fonctions.  Leur 
culte  se  compose  de  prières,  de  chants  et  de  prédica- 
tions. Les  deux  sacrements,  baptême  et  eucharistie, 
ne  sont  que  des  symboles  extérieurs.  Le  baptême 
s'administre  presque  universellement  par  allusion.  La 
communion  se  célèbre  deux  fois  par  an;  elle  est  pré- 
cédée, dans  la  grande  majorité  des  églises  d'Amérique, 
par  le  lavement  des.  pieds.  Suhant  la  doctrine  de 
Zwingle,  ils  ne  voient  dans  la  Cène  qu'un  repas  com- 
mémoratif. 

Les  mennonites  n'acceptent  pis  les  fonctions  publi- 
ques qui  les  obliger;  ient  à  prêter  serment  ou  à  infliger 
des  cl  âtiments.  Ils  n'en  appellent  jamais  aux  tribu- 
naux. En  Amérique,  comme  dans  la  plupart  des  pays 
d'Europe,  ils  sont  presque  tous  fermiers. 

H.  Schyn,  Histona  chnstianorum  qui  mennonila-  appel- 
ïaniur,  Amsterdam,  172!);  Historiœ  mennonitarum  plenior 
deduetio,  Amsterdam,  1729;  A.  Brons,  Ursprung  der  Men- 
noniten,  Amsterdam,  1891;  Horsch,  Geschichle  der  Men- 
nonitengemeinden,  Amsterdam,  1890;  art.  Menno  et  Men- 
noniten  de  la  Prot.  Realencyclopàdie,  t.  xn,  191)15,  p.  586- 
616;  art.  Mennonites,  dans  Encyclopeedia  of  Religion  and 
Ethics  de  J.  Hastings,  1915,  t.  vm,p.  551-554.  Un  Menno- 
nitisches  Lexikon,  publié  par  Chr.  Iloge  et  Cbr.  Neff.a  com- 
mencé de  paraître  en  1913,  Francfort-sur-le-Main;  en  1926 
il  en  est  rendu  au  commencement  de  la  lettre  <j. 

R.   HEDDE. 

MENSING  Jean,  frère  prêcheur  allemand 
(xvi«  siècle).  —  Originaire  soit  de  Magdebourg,  soit 
de  Zutphen,  Mensing  entra  en  1495  dans  l'ordre  de 
saint  Dominique.  Il  obtint  ses  grades  de  théologie  à 
Magdebourg  en  1515  et  à  Wittenberg  en  1517.  Puis  i 
se    rendit    à    l'université     de     Francfort-sur-1'Oder. 


555 


MENSING 


MENSONGE 


556 


C'était  l'époque  où  Luther  commençait  à  proclamer 
ses  thèses  novatrices.  Mensing  prit  immédiatement 
parti  contre  lui.  A  Magdebourg,  en  1522,  il  commença 
une  campagne  de  prédication  contre  l'hérésie  nais- 
sante. Il  ne  réussit  d'ailleurs  pas;  les  luthériens  étant 
devenus  maîtres  de  la  ville  en  1524,  il  dut  se  retirer. 
Mensing  avait  alors  pour  protecteur  le  prince  Georges 
d'Anhalt,  encore  catholique  à  cette  date,  et  qui 
ménagea  un  refuge  au  fugitif  dans  le  duché  d'Anhalt  à 
Dessau.  Mensing  y  remplit  les  fonctions  de  prédica- 
teur de  la  cour.  C'est  là  qu'en  1526,  il  publia  un 
ouvrage  adressé  à  la  noblesse  de  Saxe  pour  l'encourager 
à  garder  la  foi  catholique  :  Von  dem  Testament 
Christi  unseres  Herren  und  Seligmachers,  s.  I.,  1526, 
in-4°,  et  un  autre  ouvrage  directement  contre  Luther 
sur  la  messe  :  Von  dem  Opfjer  Christi  yn  der  Messe, 
s.  1.,  1526.  A  la  fin  de  cet  ouvrage,  Mensing  prend  à 
parti  deux  réformés,  l'ancien  franciscain  Fritzhans 
et  l'ancien  prévôt  d'Halberstadt,  Ebenhard  Wei- 
densee.  Cette  polémique  dura  longtemps  et  Luther  lui- 
même,  qui  y  prit  part,  ne  fut  pas  un  des  moins  grossiers. 
Mélanchthon  aussi  l'attaqua.  Mensing  ne  s'émut  guère 
des  colères  qu'il  soulevait  et  publia  assez  rapidement 
divers  écrits  assez  considérables.  Grundltiche  unter- 
richte  .  Was  eyn  frommer  Christen  von  der  h.  Kirchen, 
l'on  der  Vetern  1ère  und  h.  schrift  halten  sol,  ans  gôtlichen 
Schrifften  gezogen  und  beschweret,  s.  1.,  1528,  in-4". 
Bescheidl  ob  der  Glaube  alluijn  on  alte  (jute  werke,  dem 
mensehen  genug  sey  zut  seligkeyt,  Leipzig,  1528,  in-4". 
Von  der  concomitantien  und  ob  ./.  Christus..  ym 
Saerament  seyns  waren  heyligen  leibs  und  bluls 
volkommen  sey,  s.  1.  (Francfort),  1520.  Vormeldunge 
der  unwahreneit  lutherseher  étage,  die  zu  eyner  be- 
schônunge  yres  Ungehorsams  :  yre  geivissen,Evange!ium 
und  Gottes  wort...  furivenden,  mit  antzeygunge,  wie 
die  Wellliche  Oberkeit  yn  sachen  die  religion  belangen, 
eyn  au/  schn  haben  soll,  Francfort,  1532,  et  enfin  un 
ouvrage  latin  particulièrement  '  travaillé  et  dirigé 
contre  Mélanchthon,  V Antapologia,  vers  1534. 

Mensing  a  attaqué  tous  les  points  de  la  doctrine 
luthérienne,  aussi  bien  les  thèses  sur  la  justification 
que  celles  sur  la  communion  sous  les  deux  espèces. 
Il  a  surtout  porté  son  effort  sur  la  théologie  de  l'Église 
et  de  la  papauté.  Il  a  compris  que  ce  qui  avait  le  plus 
besoin  de  réforme,  c'était  «  les  âmes  des  prêtres  ». 
Il  a  reproché  beaucoup  au  clergé  de  son  époque  de  se 
complaire  dans  des  historiettes  miraculeuses  ridi- 
cules et  d'ignorer  la  théologie. 

Pautermoneh,  le  moine  de  Paul,  comme  les  luthé- 
riens appelaient  Mensing  par  dérision,  avait  quitté  la 
cour  de  Dessau  en  1529  pour  être  professeur  à  l'uni- 
versité de  Francfort.  En  1534  il  devint  provincial  des 
dominicains  de  Saxe  et,  en  1539,  évêque  auxiliaire 
d'Halberstadt.    Il  mourut   vers   1540. 

Paulus,  Die  deutschrn  Dominikaner  im  Kampfe  gegen 
Luther,  Fribourg-en-B.,  1903,  p.  16-47;  Hurter,  Nomen- 
clator,  3e  edit.,  t.  n,  col.  1426-1427;  Mortier,  Histoire  des 
Maîtres  généraux  de  l'ordre  des  frères  prêcheurs,  t.  v, 
p.  471-473;  Quétif-Echard,  Scripiores  ordinis  prœdicalo- 
rum,  t.  n,  p.  84,  85. 

M.-M.   Gorce. 

MENSONGE.--  On  exposera  d'abord  la  doctrine 
traditionnelle  sur  le  mensonge;  on  envisagera  ensuite 
certains  cas  dans  lesquels  il  est  difficile  d'appliquer 
intégralement  la  doctrine  traditionnelle  et  qui  ont 
porté  des  théologiens  à  la  modifier  de  diverses 
manières. 

I.  Doctrine  traditionnelle.  —  /.  NOTION  et 
espèces.  —  1»  Notion.  On  donne  communément  du 
mensonge  la  définition  suivante  :  mentir,  c'est  parler 
contre  sa  pensée  avec  intention  de  tromper. 

C'est  parler  ou  employer  d'autres  moyens  équiva- 
lents  pour  affirmer  quelque  choses,  écrire,  faire   des 


signes  de  tête  ou  autres.  Le  sens  moral  commun  va 
même  plus  loin  et  appliquerait  volontiers  l'épithète 
de  menteur  à  quiconque  déguise  sa  pensée,  manque  de 
franchise,  ne  se  montre  pas  ce  qu'il  est  :  l'hypocrisie, 
la  dissimulation,  la  fourberie  sont  des  formes  larvées 
du   mensonge. 

Parler  contre  sa  pensée,  et  non  simplement  contre  la 
vérité  :  une  affirmation  objectivement  fausse  ne  sera 
pas  mensonge  si  celui  qui  affirme  croit  dire  la  vérité, 
non  fallil  ipse,  sed  fallilur,  dit  saint  Augustin,  Enchiri- 
dion,  c.  xviu,  P  L.,  t.  xl,  col.  240  ;  et  inversement 
on  peut  mentir  tout  en  disant  la  vérité  sans  le  savoir. 
Mais  d'autre  part,  il  s'agit  d'une  parole  contraire 
à  ce  que  l'on  pense.  Autre  chose  est  parler  contre  sa 
pensée,  et  autre  chose  ne  pas  livrer  toute  sa  pensée. 
La  franchise  défend  à  l'honnête  homme  d'affirmer  ce 
qu'il  croit  faux;  elle  ne  lui  ordonne  pas  d'étaler  à  la 
curiosité  d'indifférents  ou  d'hostiles  ses  pensées 
intimes,  ses  sentiments  ou  ses  projets;  il  y  a  dans 
l'âme  une  portion  réservée  où  tout  le  monde  ne  pénètre 
pas;  se  confier  à  tous  sans  discernement  ne  serait  plus 
de  la   franchise,   mais   une  sotte  et   puérile  naïveté. 

Avec  intention  de  tromper.  C'est  un  des  éléments 
qui  font  la  malice  du  mensonge  d'après  le  sens  moral 
commun.  On  déteste  le  mensonge,  parce  qu'il  trompe 
ceux  qui  le  croient;  on  perd  confiance  dans  le  menteur 
parce  qu'il  a  abusé  de  cette  confiance  pour  tromper. 
Et  partout  où  cette  intention  de  tromper  fait  défaut, 
le  sens  commun  ne  voit  pas  de  mensonge.  Des  récils 
légendaires,  des  fables,  des  romans,  des  plaisanteries, 
des  affirmations  paradoxales  ne  sont  pas  des  menson- 
ges, parce  que  personne  ne  peut  s'y  tromper  et  que 
leur  auteur  veut,  non  induire  ses  auditeurs  en  erreur, 
mais  les  amuser,  les  intéresser  ou  les  instruire.  Le 
peuple  ne  verrait  pas  de  mensonge  dans  la  plaisan- 
terie de  «  l'âne  volant  »  qui  scandalisait  saint  Thomas. 
Il  ne  voit  pas  davantage  de  mensonge  dans  certaines 
formules  communément  reçues  et  employées  pour 
éviter  poliment  des  visites  importunes,  pour  écarter 
sans  éclat  des  emprunteurs  indiscrets  ou  pour  se 
dégager  de  questions  gênantes.  Ce  n'est  pas  mentir 
que  .de  répondre  :  je  ne  sais  pas,  à  l'indiscret  qui  vous 
ennuie;  ou  :  je  n'ai  pas  d'argent,  au  solliciteur  qui  vous 
obsède;  pas  plus  que  de  faire  dire  à  un  visiteur  que 
Monsieur  est  sorti,  ou  d'assurer  de  son  dévouement 
un  correspondant  qui  vous  est  indifférent.  On  ne  se 
trompe  pas  à  de  pareilles  formules  ;  elles  ne  sont  qu'une 
manière  polie  de  se  défendre  contre  des  indiscrétions. 

Cette  notion  commune  du  mensonge  est  tradition- 
nelle chez  les  Pères  et  chez  les  théologiens.  Il  suffit 
de  citer  saint  Augustin  et  saint  Thomas. 

Saint  Augustin  en  donne  diverses  définitions  qui. 
sous  des  formes  variées,  ont  un  sens  identique,  llle 
mentitur  qui  aliud  habet  in  animo  et  aliud  verbis  vcl 
quibuslibcl  siynificationibus  enuntiat.  De  mendacio,  3. 
P.  L.,  t.  xl,  col.  488.  Nemo  dubital  mentiri  eum  qui 
volens  falsum  enuntiat  causa  jallendi;  quapropler 
enuntiutionem  fedsam  cum  voluntate  ad  fallendum 
prolatam  mani/estum  est  esse  mendacium. ,  Ibid.,  5, 
col.  491.  Mendacium  est  falsa  significatio  cum  volun- 
tate  fallendi.  Contra  mendacium,  26,  ibid.,  col.  537. 
Omnis  qui  mentitur  contra  id  quod  animo  sentit  loquilur 
cum  voluntate  fallendi.  Enchirid.,  c.  xxii,  ibid.,  col.  243. 

Saint  Thomas  ne  s'écarte  pas  de  cette  définition, 
tout  en  analysant  davantage  le  concept  de  mensonge. 
Il  y  a,  dit-il,  dans  le  mensonge  trois  éléments  :  une 
fausseté  matérielle,  qui  est  l'opposition  entre  la 
parole  et  la  pensée;  une  fausseté  formelle,  à  savoir  la 
volonté  de  dire  autre  chose  que  ce  que  l'on  pense: 
une  fausseté  effective,  l'intention  de  tromper.  Ce 
dernier  élément  n'est  pas  essentiel  au  mensonge. 
pertinet  ad  perfectionem  mendacii,  non  autem  ad  speciem 
efus.  De  sorte  que  le   mensonge  se  définirait  ainsi  : 


MENSONGE 


558 


Ratio  mendacii  sumitur  a  formait  falsilate,  ex  hoc  scili- 
cet  quod  aliquis  habel  volantalem  falsum  emmtiandi; 
mute  et  mendacium  nominatur  ex  eo  quod  contra  men- 
tent dicitnr.  II*-H",  q.  ex,  a.  1.  Le  P.  Sertillanges  a 
fort  clairement  souligné  la  différence  un  peu  subtile 
qui  existe  entre  la  définition  donnée  par  saint  Thomas 
et  celle  qu'admet  saint  Augustin  :  «  Trouvant  sur  son 
chemin  la  définition  d'Augustin  :  Enuntiatio  falsi  eum 
nolunlate  ad  fallendum  prolata.  il  la  commente  par 
une  traduction  bienveillante  que  la  tradition  n'a  pas 
toujours  maintenue.  Il  traduit  :  Le  mensonge  est 
une  inondation  fausse  avec  une  volonté  qui  se  porte  à 
falsifier  et  non  pas  qui  se  porte  <t  tromper.  Que  si  l'on 
trouvait  cette  traduction  un  peu  forcée,  saint  Thomas 
l'abandonnerait  sans  trop  de  peine;  mais  alors  il 
dirait  :  la  définition  d'Augustin  est  extensive,  non 
formelle:  on  y  introduit  l'effet  propre  du  mensonge 
qui  est  de  tromper  en  effet,  au  lieu  de  s'en  tenir  à  son 
essence.  »  La  philosophie  morale  de  saint  Thomas 
d'Aquin,  Paris.  1910,  p.  301. 

2°  Espèces.  —  1.  Saint  Augustin  énumère  huit 
espèces  de  mensonges,  qui  sont  plutôt  des  degrés  de 
culpabilité  du  mensonge  d'après  l'effet  voulu  par  le 
menteur.  De  mendacio,  25,  P.  L.,  t.  xl,  col.  505. 

Le  plus  grave,  celui  auquel  nulle  excuse  ne  saurait 
être  apportée,  est  celui  qui  est  fait  in  doctrina  reli- 
qionis,  terme  assez  vague  en  lui-même;  ce  serait  tout 
mensonge  qui  pourrait  entraîner  le  prochain  dans 
l'erreur  religieuse,  non  seulement  de  la  part  de  ceux 
qui  sont  officiellement  docteurs  en  religion,  mais  aussi 
dans  les  relations  ordinaires  de  la  vie;  c'est  probable- 
ment aussi  cette  sorte  de  mensonge  que  saint  Augustin 
visera  dans  le  Contra  mendacium,  le  mensonge  du 
catholique  qui  se  ferait  passer  pour  hérétique,  afin  de 
pénétrer  les  secrets  de  la  secte  ou  pour  toute  autre 
raison.  Vient  ensuite  le  mensonge  qui  nuit  à  quel- 
qu'un sans  que  ce  mal  soit  compensé  par  une  utilité 
correspondante,  ut  et  niilli  prosit  et  obsit  alicui.  En 
troisième  lieu,  le  mensonge  nuisible  à  quelqu'un,  mais 
utile  à  un  autre,  ita  prodest  alteri  ut  obsit  alteri.  Puis 
le  mensonge  que  l'on  commet  sans  autre  intention  que 
de  mentir,  pour  le  seul  plaisir  de  tromper  :  c'est  le 
mensonge  dans  sa  nudité,  quod  merunt  mendacium  est. 
En  cinquième  lieu,  le  mensonge  fait  pour  plaire,  pour 
amuser,  pour  intéresser,  placendi  cupiditale  de  suavi- 
loquio.  Viennent  ensuite  les  mensonges  qui  pourraient 
paraître  excusables  parce  que,  sans  nuire  à  personne, 
ils  ont  un  but  d'utilité,  soit  pour  éviter  à  autrui  une 
perte  d'argent,  soit  pour  lui  sauver  la  vie,  soit 
pour  préserver  son  honneur.  «  Cela  fait  huit  espèces  de 
mensonges,  dont  la  malice  va  décroissant  depuis  le 
mensonge  nuisible  à  Dieu  jusqu'au  mensonge  utile 
spirituellement,  sans  que  jamais  cette  malice  s'étei- 
gne. Sertillanges,  op.  cit.,  p.  305.  Saint  Thomas  men- 
tionne et  accepte  cette  division  du  mensonge;  mais 
il  en  ajoute  deux  autres.  IIa-IIœ,  q.  ex,  a.  2. 

2.  11  y  a,  dit-il,  une  division  qui  considère  le  men- 
songe dans  son  essence,  qui  est  de  dire  le  contraire  de 
sa  pensée.  Certains  mensonges  exa'gèrent,  d'autres 
diminuent  ce  que  l'on  croit  la  vérité.  Aux  premiers,  il 
donne  le  nom  de  jactance,  qui  consiste  en  ce  que  homo 
verbis  se  extollal,  ibid.,  et  q.  exil,  a.  1:  aux  seconds, 
celui  d'ironie,  per  quant  aliquis  de  se  ftnqil  minora, 
lbtd.,  et  q.  cxm,  a.  1 . 

3.  Lue  autre  division  qui  est  devenue  plus  classique, 
bien  qu'elle  se  rapporte  aux  intentions  du  menteur 
plus  qu'au  mensonge  lui-même,  distingue  le  mensonge 
pernicieux  qui  se  propose  de  nuire  à  autrui,  le  men- 
songe joyeux  qui  a  une  certaine  excuse  dans  le  désir 
d'intéresser,  le  mensonge  officieux  qui  a  une  excuse 
plus  sérieuse  dans  l'utilité  que  l'on  recherche  pour 
soi-même  ou  pour  le  prochain,  i  Cette  division  tradi- 
tionnelle n'est  pas,  on  le  voit,  une  division  du  men- 


songe en  tant  que  mensonge,  mais  du  mensonge  en 
tant  que  péché,  c'est-à  dire  qu'elle  note  des  degrés  de 
malice.  A  moins  qu'on  ne  préfère  dire  :  c'est  une 
classification  selon  les  causes,  les  causes  qui  font 
mentir.  •>  Sertillanges,  op.  cit.,  p.  304. 

//.  m alice  d  u  MEmON  an.  —  1"  Ce  que  dit  l'Écriture 
-  Dans  l'Ancien  Testament,  le  mensonge  est  souvent 
dénoncé  comme  un  des  caractères  de  l'impie,  par 
exemple  :  Ps.,Lvn(Vulg.Lvrni,13;  Dieu  hait  le  menteur, 
Prov.,  vr,  17;  il  l'a  en  horreur,  Prov.,xn,  22;  il  le 
fera  périr,  Ps.,  v,  7:  Prov.,  xix,  5,  9.  Les  honnêtes 
gens  se  gardent  de  mentir  :  Job  se  vante  de  ne  pas 
mentir  et  de  même  Éliu,  Job,  xxvn,  4  et  xxxvi,  4. 
Et  c'est  prudence  en  même  temps  qu  honnêteté,  car 
le  mensonge  ne  reste  pas  impuni,  Eccli.,  vu,  13;  sa 
punition  dernière,  c'est  la  mort  de  l'âme  :  Os  quod 
mentitur,  occidit  animam,  Sap.,  i,  11 

Le  Nouveau  Testament  ne  procède  plus  autant  par 
menaces  contre  le  menteur,  mais  plutôt  par  exhor- 
tations à  la  parfaite  sincérité.  La  morale  chrétienne 
abhorre  la  duplicité  et  la  déloyauté;  l'esprit  du  Christ 
est  un  esprit  de  droiture  et  de  vérité.  Il  faudrait  que 
les  disciples  de  Jésus  fussent  tellement  amis  de  la 
sincérité  qu'une  seule  de  leurs  affirmations  valût 
tous  les  serments.  Matth.,  v,  37.  Le  mensonge  vient 
du  diable  ;  c'est  lui  qui,  menteur  dès  le  commencement, 
est  le  père  du  mensonge,  Joa.,  vm,  44.  Jésus,  lui,  dit 
la  vérité;  il  s'en  fait  gloire,  Joa.,  vm,  40,  et  ses  ennemis 
le  reconnaissent,  Matth.,  xxn,  10.  Il  n'est  donc  pas 
étonnant  que  saint  Paul  exige  chez  les  disciples  la 
parfaite  droiture  du  Maître;  et  c'est  pourquoi  il  les 
met  en  garde  contre  le  mensonge  :  «  Renonçant  au 
mensonge,  parlez  selon  la  vérité,  chacun  dans  ses 
rapports  avec  le  prochain,  car  nous  sommes  membres 
les  uns  des  autres.  »  Eph.,  iv,  25.  «  N'usez  point  de 
mensonge  les  uns  envers  les  autres,  puisque  vous  avez 
dépouillé  le  vieil  homme  avec  ses  œuvres  et  revêtu 
l'homme  nouveau.  »  Col.,  ni,  9.  L'Apocalypse  enfin, 
dépeint  la  gloire  des  sincères  et  maudit  les  menteurs  : 
au  ciel,  ceux  qui  forment  le  cortège  de  l'Agneau  sont 
ceux  «  dans  la  bouche  desquels  ne  s'est  pas  trouvé  le 
mensonge  »,  xiv,  4;  et  ,par  contre  les  menteurs  sont 
compris  dans  la  malédiction  qui  atteint  les  grands 
pécheurs  :  «  Dehors  les  chiens,  les  magiciens,  les 
impudiques,  les  meurtriers,  les  idolâtres  et  quiconque 
aime  le  mensonge  et  s'y  adonne.  »  xxn,  15. 

2°  Ce  que  disent  les  Pères.  —  Des  paroles  si  formelles 
de  l'Écriture  devaient  trouver  leur  écho  dans  la  tradi- 
tion chrétienne;  Jésus  et  les  Apôtres  ont  trop  nette- 
ment exigé  l'esprit  de  droiture  pour  que  les  Pères 
aient  pu  ne  pas  condamner  le  mensonge. 

On  croit  toutefois  trouver  chez  eux  une  double 
tendance.  Il  y  a  les  irréductibles,  ceux  qui  considèrent 
le  mensonge  comme  tellement  blâmable  en  lui-même 
qu'on  ne  doit  jamais  se  permettre  de  mentir,  même  de 
la  manière  la  plus  bénigne,  même  pour  procurer  le  plus 
grand  bien.  Et  il  y  a  les  modérés,  ceux  qui,  tout  en 
condamnant  le  mensonge  et  en  réclamant  la  loyauté, 
admettent  cependant  certains  mensonges  que  les 
circonstances  semblent  autoriser,  que  la  vie  sociale 
rend  presque  inévitables. 

1.  La  tendance  sévère  est,  à  dire  vrai,  celle  de  la 
presque  unanimité  des  Pères.  Le  représentant  le  plus 
autorisé  est  saint  Augustin.  Non  pas  qu'il  affirme  avec 
pleine  certitude  et  sans  hésitation  que  tout  mensonge 
est  condamnable.  Il  sait  que  la  question  est  loin  d'être 
claire.  Il  l'avoue  au  début  de  son  livre  De  mendacio  : 
Lalebrosa  est  enim  nimis  (quœstio)  et  quibusdam  quasi 
cavernosis  anfractibus  sœpe  intentionem  quœrentiseludil, 
ut  modo  velut  elabalur  e  manibus  quod  inoentunt  erat, 
modo  rursus  apparent  et  rursus  absorbeatur.  P.  I.  ,  t.  xi., 
col.  187.  Il  répète  la  même  constatation  dans  YEn- 
chiridion  :  Hic  difficillima    et  latebrosissima    gignilur 


S59 


MKNSONGE 


560 


quœstio  de  qua  jam  grandem  librum...  ubsolvimus,  utrum 
ad  officium  hominis  justi  pertineal  aliquando  mentiri, 
c.  xvin,  col.  240.  Et  d'autre  part,  quand  il  donne 
son  avis,  malgré  les  fortes  raisons  dont  il  l'appuie,  il 
le  présente  comme  une  opinion  personnelle  plutôt  que 
comme  une  doctrine  certaine  et  sans  appel  :  Mihi 
videtur.  Enchirid.,  ibid. 

Saint  Augustin  traita  d'abord  cette  question  dans 
un  opuscule,  De  mendacio,  composé  vers  395.  Il  déclare 
dans  ses  Retraclationcs,  1.  I,  c.  xxvn,  t.  xxxn,  col.  630, 
que  ce  premier  essai  ne  l'a  pas  satisfait  et  qu'il  eût 
voulu  le  supprimer  de  ses  œuvres,  quia  et  obscurus  et 
anfractuosus  et  omnino  molestas  mihi  videbatur.  Jamais 
cependant  il  ne  dit  que  la  doctrine  ne  lui  en  paraît 
pas  exacte.  .11  eut  plus  tard  l'occasion  de  revenir 
sur  la  question.  La  secle  des  priscillianistes  faisait  des 
adeptes;  grâce  à  son  organisation  en  société  secrète, 
il  était  très  difficile  de  dépister  ses  membres  qui 
avaient  pour  principe  de  se  déclarer  catholiques 
quand  on  les  interrogeait;  il  y  avait  bien  un  moyen  : 
c'était  de  feindre  d'être  priscillianiste  pour  connaître 
les  secrets  de  la  secte,  pour  dépister  ses  agents,  pour 
dénoncer  ses  partisans.  Ce  but  de  défense  des  âmes 
n'était-il  pas  suffisant  pour  légitimer  le  mensonge  ou 
la  série  de  mensonges  dans  lesquels  il  fallait  s'engager? 
Plusieurs  l'avaient  pensé.  Saint  Augustin,  questionné 
à  ce  sujet,  répond  par  son  traité  Contra  mendacium, 
composé  vers  420.  Et  enfin,  en  421,  il  revient  sur 
la  même  question  dans  son  Enchiridion,  c.  xvm  et 
xxii.  Ces  trois  ouvrages  se  trouvent  rassemblés  dans 
P.  L.,  t.  XL. 

La  réponse  de  saint  Augustin  ne  pouvait  guère 
hésiter.  Il  s'est  dépeint  sans  le' savoir,  en  posant  un 
jour  cette  splendide  demande.  Quid  forlius  desiderat 
anima  quam  veritatem'l  Tractaius  in  Joannem,  xxvi,  5, 
t.  xxxv,  col.  1609.  Cette  âme  passionnément  éprise  de 
vérité,  désirant  la  vérité  plus  que  tout,  c'était  la 
sienne;  comment  eût-il  compris  que  l'on  pactisât 
avec  le  plus  léger  mensonge?  Aussi,  c'est  avant  tout 
parce  que  le  mensonge  est  en  lui-même  opposé  à  la 
vérité  qu'il  le  condamne  :  Mendaciorum  gênera  milita 
sunt,  quse  quidem  omnia  universaliter  odisse  debemus. 
Nullum  est  enim  mendacium  quod  non  sit  contrarium 
veritati.  Nam  sicut  lux  et  tenebrsp,  pielas  et  impietas... 
vila  et  mors,  ila  inter  se  sunt  veritas  mendaciumque 
contraria.  Unde  quanto  amamus  islam,  lanto  illud  odisse 
debemus.  Cont.  mendac,  4,  t.  xl,  col.  520. 

Donc,  quels  que  soient  les  mensonges,  quelque 
excuse  qu'on  veuille  leur  accorder,  il  les  condamne 
tous,  puisque  ce  sont  des  mensonges.  Qu'il  soit  en 
matière  religieuse,  comme  ceux  des  catholiques  qui 
faisaient  semblant  de  se  convertir  à  l'hérésie,  qu'il 
soit  proféré  par  méchanceté  ou  pour  rendre  service, 
qu'il  soit  dit  par  manière  d'amusement,  tout  mensonge 
est  mauvais,  parce  qu'il  est  mensonge,  parce  qu'il  est 
opposé  à  la  vérité. 

Il  l'est  encore  parce  qu'il  détourne  de  sa  fin  natu- 
relle et  voulue  par  Dieu  la  parole,  qui  nous  a  été 
donnée  pour  exprimer  notre  pensée  et  non  pour  la 
déguiser.  Verba  proplerea  sunt  instiluta,  non  per 
quœ  homines  se  invicem  fallant,  sed  per  qua;  in  alterius 
quisque  notiliam  cogilationes  suas  perjerat.  Verbis  ergo 
uli  ad  fallacium,  non  ad  quod  instituta  sunt,  peccalum 
est.  Enchirid.,  c.  xxii,  col.  243. 

Mauvais  en  lui-même,  rien  ne  peut  dès  lors  légiti- 
mer le  mensonge.  Il  n'est  pas  permis  de  commettre 
un  péché,  alors  même  que  ce  serait  pour  procurer  un 
bien  ou  pour  empêcher  le  prochain  de  commettre  des 
péchés  plus  graves.  Contr.mend.,  19,  col.  530;  Enchirid., 
c.  xxii,  col.  243-244.  La  bonne  intention  diminuera 
la  culpabilité  du  mensonge,  elle  ne  la  supprimera  pas. 
Conlr.  mend.,  19,  col.  529-530. 

A  vrai  dire,  ces  mensonges  faits  par  bonne  intention 


troublent  le  saint  docteur  dans  la  sereine  logique  de  sa 
sévérité.  En  y  réfléchissant  davantage,  c'est  à  peine 
s'il  ose  définitivement  les  condamner.  Multum  faten- 
dum  est  propinquare  juslitiœ,  et  quamvis  reipsa  non- 
dum,  jam  tamen  spe  atque  indole  animum  esse  laudan- 
dum  qui  nunquam  nisi  hac  intenlione  menlitur  qua 
nuit  prodesse  alicui,  nocere  aulem  nemini.  Contr.  mend., 
33,  col.  541.  Malgré  tout  cependant,  la  perfection  à 
laquelle  doivent  tendre  les  chrétiens  répugne  au  men- 
songe. Les  enfants  de  la  cité  chrétienne  sont  des  fils 
de  vérité;  pour  en  être  dignes,  ils  doivent  s'efforcer 
de  mériter  l'éloge  de  l'Apocalypse,  xiv,  5  :  «  Dans  leur 
bouche  ne  s'est  pas  trouvé  le  mensonge.  »  Si  donc  il  leur 
arrive  de  mentir,  même  pour  le  bien,  que,  loin  de  s'en 
vanter,  ils  s'en  humilient  et  qu'ils  demandent  pardon  : 
Ilis  filiis  superme  Jérusalem  et  sanctœ  civitatis  seterna: 
si  quando,  ut  hominibus,  obrepil  qualecumque  menda- 
cium, poscunt  humiliter  veniam,  non  inde  quxrunt 
insuper  gloriam.  Ibid.  Quoi  qu'il  en  soit,  saint  Augus- 
tin préfère  s'en  tenir  à  la  sévérité:  il  sait  bien  que  cette 
condamnation  absolue  du  mensonge  le  met  en  contra- 
diction avec  les  mœurs  qui  l'absolvent  avec  une  exces- 
sive facilité;  mais  il  aurait  peur  de  faciliter,  par  une 
doctrine  trop  indulgente,  cette  invasion  du  mensonge 
qu'il  déplore.  Et  il  conclut  :  Aut  ergo  cavenda  mendacia 
recte  agendo,  aut  confitenda  sunt  pœnilendo;  non  autem, 
cum  abundant  infeliciter  vivendo,  augenda  sunt  et 
docendo.  Cont.  mend.,  41,  col.  547. 

Pour  résumer  avec  toutes  ses  nuances  l'opinion  de 
saint  Augustin,  nous  ne  pouvons  donc  nous  contenter 
de  dire  simplement  qu'il  condamne  le  mensonge  sans 
restriction.  Dans  certaines  circonstances,  il  voit  bien 
que  l'utilité  d'un  mensonge  léger  peut  en  compenser 
la  malice  aux  yeux  de  beaucoup  de  g'ens.  Pour  lui, 
il  n'accepte  pas  cette  tolérance.  En  ces  conjonctures, 
un  homme  ordinaire  mentirait  sans  scrupule,  puisqu'il 
s'agit,  par  exemple,  de  sauver  la  vie  ou  l'honneur  d'un 
innocent;  et  sans  doute  il  ne  pécherait  pas.  Un  chré- 
tien ne  le  fera  pas.  Jamais  de  mensonge  pour  lui; 
car  son  idéal  plus  haut  et  la  morale  plus  parfaite  de 
l'Évangile  lui  imposent  une  droiture  plus  absolue. 
Le  mensonge  ne  serait  pas  digne  de  lui;  il  serait 
péché  pour  lui,  péché  qui  peut  devenir  très  léger, 
mais  suffit  à  faire  éviter  tout  mensonge. 

Telle  fut  la  doctrine  non  seulement  de  saint  Augus- 
tin, niais  de  la  très  grande  majorité  des  Pères.  Leurs 
témoignages  sont  reproduits  et  commentés  par 
L.  Thomassin,  Traité  de  la  vérité  et  du  mensonge, 
Paris,  1691,  surtout  p.  75-190.  Et  pourtant,  parmi  les 
textes  amoncelés  par  le  savant  oratorien,  quelques- 
uns  rendent  un  son  moins  net,  et  on  peut  y  décou- 
vrir une  tendance  moins  intransigeante;  il  faut  la 
dégager  pour  exposer  avec  impartialité  la  pensée  de 
l'antiquité  chrétienne  sur  le  mensonge. 

2.  Cette  deuxième  tendance  ne  présente  pas  une 
masse  imposante  de  représentants  comme  la  première. 
Et  pourtant  elle  se  réclame,  en  Orient,  de  Clément 
d'Alexandrie,  d'Origène  et  de  saint  Jean  Chrysostome, 
en  Occident  de  saint  Hilaire  et  de  Cassien.  On  trouvera 
leurs  textes  dans  Thomassin,  op.  cit.,  p.  130  sq., 
153  sq.,  163  sq.,  177  sq. 

Ce  n'est  pas,  on  voudra  le  remarquer,  une  réaction  en 
faveur  du  mensonge  :  celui-ci  est  trop  évidemment  en 
opposition  avec  l'esprit  de  droiture  que  recommande 
l'Évangile,  pour  qu'aucun  docteur  chrétien  pût  songer 
à  le  justifier.  Tous,  sans  exception,  tiennent  à  inspirer 
à  leurs  auditeurs  ou  à  leurs  lecteurs  une  haute  idée  de 
la  sincérité  et  une  profonde  horreur  pour  le  mensonge. 
Clément  d'Alexandrie,  par  exemple,  trace  dans  ses 
Stromates,  1.  VU,  c.  vin,  P.  G.,  t.  ix,  col.  471,  le 
tableau  du  gnostique,  c'est-à-dire  du  chrétien  parfait; 
et  il  lui  donne  comme  caractéristique  la  sincérité. 
Saint  Hilaire  rappelle  que  la  loi  constante  et  univer- 


561 


MENSONGE 


562 


selle  est  de  s'élever  à  Dieu,  et  qu'on  ne  peut  aller  à 
Dieu,  l'éternelle  vérité,  si  on  ne  conforme  à  la  vérité 
ses  actes  et  ses  paroles.  Tract,  in  ps.  xiv,  G,  P.  L., 
t.  ix.  col.  304. 

Seulement,  s'ils  condamnent  le  mensonge,  ils  savent 
qu'il  y  a  des  cas  où  la  vérité  peut  être  funeste  à  celui 
qui  la  dit  ou  à  d'autres.  Saint  Augustin  lui-même 
hésite  devant  la  condamnation  de  certains  mensonges 
nécessaires  ou  utiles,  tels  que  la  conscience  des  plus 
honnêtes  gens  ne  les  condamne  pas.  Ceux-ci  n'hésitent 
pas,  et.  d'accord  avec  le  sens  moral  commun,  disent 
que  le  mensonge  n'est  plus  alors  un  péché.  Saint  Hilaire 
Indique  quelques-uns  de  ces  cas  :  «  Il  arrive  que 
le  respect  scrupuleux  de  la  vérité  soit  difficile  ;  en 
certaines  circonstances,  le  mensonge  devient  néces- 
saire et  la  fausseté  utile:  ainsi  nous  mentons  pour 
cacher  un  homme  à  quelqu'un  qui  veut  le  frapper, 
pour  ne  pas  donner  un  témoignage  qui  ferait  condam- 
ner un  innocent,  pour  rassurer  un  malade  sur  sa 
guérison.  C'est  le  cas  d'appliquer  le  conseil  de  l'Apôtre 
et  d'assaisonner  de  sel  notre  conversation  (Colos.,  iv, 
6).  »  In  ps.  il V,  10,  t.  ix.  col.  305. 

Ces  exemples  montrent  à  quels  cas  saint  Hilaire 
entend  réserver  la  permission  de  mentir.  Ce  sont  des 
cas.  non  pas  absolument  rares,  mais  néanmoins  excep- 
tionnels, où  le  mensonge  ne  lésera  en  aucune  manière 
les  intérêts  du  prochain,  où,  au  contraire,  des  intérêts 
très  graves  demandent  qu'on  ne  dise  pas  la  vérité, 
parce  qu'elle  aurait  des  conséquences  funestes.  En 
semblables  circonstances,  un  honnête  homme  sait 
bien  qu'il  n'a  pas  tort  de  ne  pas  dire  la  vérité;  pour 
prendre  le  cas  le  moins  grave,  il  n'ira  pas  dire  bruta- 
lement à  son  ami  malade  que  les  médecins  l'ont 
condamné  sans  espoir.  Saint  Hilaire  et  les  autres 
lui  disent  simplement  qu'il  n'a  pas  à  s'inquiéter  et 
qu'en  un  tel  cas  la  loi  de  vérité  ne  l'oblige  plus.  Cette 
tolérance  ne  doit  donc  pas  être  entendue  comme  une 
apologie  du  mensonge,  pas  plus  que  comme  un  désaveu 
de  la  morale  évangélique,  mais  seulement  comme  une 
expression  de  ce  que  dicte  la  conscience  non  faussée. 
Nous  retrouverons  d'ailleurs  plus  loin  des  cas  sem- 
blables et  il  nous  faudra  les  discuter. 

Pour  expliquer  leur  pensée,  plusieurs  de  ces  Pères 
recourent  à  une  comparaison  qu'avait  déjà  employée 
Platon,  De  Republ,  1.  III,  Œuvres  complètes  (trad. 
Cousin),  Paris,  1834,  t.  ix,  p.  129.  Il  en  est  du  mensonge 
comme  d'un  poison  qui,  pris  sans  discernement  et  en 
quantité  notable,  est  nuisible,  mais  qui  devient  un 
remède  sauveur  si  on  l'emploie  à  petites  doses  et  sur 
les  indications  d'un  habile  médecin.  C'est  ce  que  disait 
Origène  dans  ses  Stromates,  aujourd'hui  perdues,  dont 
un  passage  a  été  conservé  par  saint  Jérôme,  Apol. 
cont.  Rufin,  i,  18,  P.  L.,  t.  xxm,  col.  412.  C'est  ce  que 
Cassien  expose  à  son  tour  :  Ilaque  taliter  de  mendacio 
sentiendum  alque  ita  de  eo  utendum  est,  quasi  natura  ei 
insit  ellebori,  quod  si  imminente  exitiali  morbo  sumptum 
luerit,  fil  salubre,  exterum  absque  summi  discriminis 
necessitate  perceptum,  prœsentis  exitii  est.  Collât., 
XVII,  c.  xvn,  P.  L.,  t.  xlix,  col.  1062. 

Il  était  utile  de  signaler  cette  légère  divergence 
dans  la  ligne  de  la  tradition;  nous  y  trouvons  comme 
une  ébauche  des  théories  plus  compliquées  qu'échafau- 
deront  les  théologiens  et  les  moralistes  pour  résoudre 
certains  cas  où  on  ne  saurait,  sans  nuire  au  prochain 
ou  sans  manquer  à  un  devoir  grave,  dire  la  vérité. 

3°  Enseignement  de  saint  Thomas.  —  Après  avoir 
défini  le  mensonge  et  en  avoir  analysé  les  éléments, 
saint  Thomas  étudie  la  moralité  du  mensonge,  IIa-IIiE, 
q.  xc,  a.  3  et  4.  Sa  doctrine  peut  se  résumer  en  ces 
quatre  idées  : 

1.  Le  mensonge  est  mauvais  de  sa  nature.  Cette 
affirmation  qui  a  pour  elle  l'autorité  de  la  sainte 
Écriture  et  celle  de  saint  Augustin,  s'appuie  sur  le 


but  pour  lequel  la  parole  a  été  donnée  à  l'homme.  La 
parole  est  essentiellement  destinée  à  signifier  la  pensée 
intérieure.  C'est  par  conséquent  la  profaner  et  la 
détourner  de  sa  fin  que  de  la  faire  servir  à  déguiser  la 
pensée.  Art.  3.  Le  mensonge  utile  n'est  donc  pas  plus 
licite  que  les  autres.  Mauvais  par  sa  nature,  puisqu'il 
contredit  le  plan  du  Créateur,  le  mensonge  ne  peut 
devenir  bon  par  son  but  :  Et  ideo  non  est  licilum  men- 
dacium  dicere  ad  hoc  quod  aliquis  alium  a  quoeumque 
periculo  liberet.  Ibid.,  ad  4um.  Bien  plus,  le  mensonge 
joyeux,  pure  plaisanterie  que  l'on  dit  sans  intention 
de  tromper,  à  laquelle  les  auditeurs  ne  croiront  pas, 
quamvis  ex  intentione  dicentis  non  dicatur  ad  fallendum, 
nec  I allât  ex  modo  dicendi,  a  sa  malice,  si  atténuée  soit- 
elle.  Ibid.,  ad  6um. 

2.  Cette  condamnation  absolue  du  mensonge,  qui 
rejoint  la  tradition  augustinienne,  admet  cependant 
une  restriction.  Après  avoir  dit  qu'aucun  but  d'utilité 
ne  saurait  autoriser  à  mentir,  saint  Thomas  ajoute  : 
Licet  tamen  veritatem  occultare  prudenter  sub  aliqua 
dissimnlalione.  A.  3,  ad  4om.  Ces  paroles,  trop  vagues 
pour  que  l'on  puisse  déterminer  les  applications  que  le 
saint  docteur  prévoyait  comme  légitimes,  laissent 
cependant  une  place  possible  aux  théories  postérieures. 
C'est  dans  ce  sens  que  le  P.  Sertillanges  les  entend  : 
«  N'est-il  pas  évident  que  la  prudente  dissimulation 
dont  parle  saint  Thomas  doit  pouvoir  rencontrer, 
lorsqu'elle  est  nécessaire,  son  moyen  adéquat?  Or 
le  silence,  le  refus  de  répondre  à  une  question  injuste 
ou  indiscrète  ne  sont  pas  toujours  ce  moyen.  Il  est 
des  circonstances  où  ne  pas  répondre,  c'est  répondre 
en  un  certain  sens.  Le  répondant  est  «  embarqué  », 
dirait  Pascal.  Le  seul  moyen  verbal  qui  demeure  alors 
pour  donner  satisfaction  à  la  vertu,  c'est  de  proférer 
une  apparente  fausseté  qui  sera,  au  vrai,  une  vérité 
diplomatique,  une  vérité  de  convenance.  »  La  philo- 
sophie morale  de  saint  Thomas  d'Aquin,  p.  308. 

3.  Quelle  est  la  gravité  du  péché  de  mensonge? 
Saint  Thomas  répond  à  cette  question  dans  l'article  4. 
Ce  péché  peut  être  mortel,  par  l'objet  sur  lequel  il 
porte  :  induire  le  prochain  en  erreur  sur  Dieu,  la  reli- 
gion ou  la  morale,  serait  une  faute  très  grave.  Il  peut 
le  devenir  encore  par  le  but  que  se  propose  le  menteur, 
s'il  a,  par  exemple,  l'intention  de  nuire  gravement  au 
prochain  dans  sa  personne,  dans  ses  biens  ou  dans  sa 
réputation.  En  dehors  de  ces  cas,  le  mensonge  est  un 
péché  véniel.  C'est  en  particulier  de  cette  manière 
qu'il  faut  apprécier  les  mensonges  joyeux  ou  officieux, 
à  moins  qu'une  circonstance  exceptionnelle  ne  les 
rende  gravement  scandaleux.  Ad  5um. 

4.  A  quelle  vertu  s'oppose  le  mensonge?  Non  pas 
directement  à  la  vertu  de  justice,  sauf  dans  le  cas  du 
mensonge  pernicieux;  mais  à  la  vertu  de  veritas,  de 
véracité  :  Mendacium  directe  et  jormalitcr  opponitur 
virluti  veritalis.  A.  1.  Or  la  véracité  n'est  pas  la  justice, 
mais  seulement  une  vertu  dérivée,  et  même  d'assez 
loin,  de  la  justice  :  elle  s'y  rattache  seulement  in 
quantum  ex  honestate  unus  homo  alteri  débet  veritalis 
manifestalionem.  Q.  cix,  a.  3.  Ces  derniers  mots  ont 
leur  importance  pour  l'étude  des  cas  spéciaux  dont 
nous  traiterons  plus  loin. 

4°  Conclusions.  —  1.  L'Église  n'a  pas  laissé  corrom- 
pre la  belle  morale  de  loyauté  parfaite  qu'elle  a  reçue 
du  Christ  et  des  Apôtres.  Comme  eux,  elle  continue  à 
condamner  le  mensonge.  Ce  ne  sont  pas  ses  docteurs 
ou  ses  théologiens  qui  ont  dit  le  cynique  mot  d'ordre  : 
«  Mentez,  mentez  hardiment  »;  et  ils  ne  peuvent  pas 
davantage  être  rendus  responsables  de  l'hypocrite 
déloyauté  de  Tartufe.  Peut-être  n'est-il  pas  superflu 
de  faire  cette  remarque;  car  il  arrive  que  des  esprits 
malveillants,  pour  avoir  mal  compris  ou  généralisé  à 
tort,  jettent  sur  la  morale  chrétienne  le  soupçon  de 
déloyauté. 


563 


MENSONGE 


564 


2.  L'Église,  en  condamnant  le  mensonge,  est 
d'accord  avec  la  conscience  morale;  car  le  mensonge 
n'est  pas  seulement  opposé  à  la  loi  de  l'Évangile,  il 
est  condamnable  dans  sa  nature.  11  est  une  profana- 
tion de  la  parole  qui  a  pour  but  de  communiquer  à 
d'autres  ses  pensées  intérieures.  Il  est  funeste  au  point 
de  vue  social  :  la  société,  en  effet,  repose  sur  la  con- 
fiance mutuelle  dans  la  parole;  le  mensonge,  surtout 
généralisé  par  la  tolérance  des  moralistes,  détruirait 
cette  confiance  et  transformerait  la  société  en  une 
lutte  entre  des  roueries  et  des  déloyautés. 

3.  L'Église  établit  cependant  une  grande  diffé- 
rence de  gravité  entre  les  mensonges.  Elle  est,  ici 
encore,  en  plein  accord  avec  la  conscience.  Il  y  a  des 
mensonges  devant  lesquels  on  s'indigne,  et  il  y  en  a 
devant  lesquels  on  sourit,  avec  quelque  ironie;  les 
mensonges  joyeux,  les  vantardises, les  exagérations, etc., 
sont  de  ceux-ci;  les  mensonges  pernicieux,  destinés 
à  nuire  au  prochain  et  inspirés  par  la  méchanceté 
sont  de  ceux-là.       • 

4.  Il  y  a  même  des  mensonges  que  la  conscience 
inorale,  si  elle  n'est  faussée  par  des  préjugés,  ne 
réprouve  pas,  et  pour  lesquels  elle  a  une  extrême 
indulgence  :  ce  sont  les  mensonges  officieux,  ceux  qui, 
sans  nuire  à  personne,  sont  employés  dans  le  but 
de  rendre  service  au  prochain  :  le  sentiment  de  bonté 
qui  est  à  l'origine  de  ces  mensonges  les  fait  volontiers 
excuser. L'Église  n'a  pas  cette  indulgence.  Pour  elle, 
le  mensonge  est  toujours  mensonge,  toujours  blâma- 
ble; elle  redirait  volontiers  la  parole  de  saint  Augustin, 
et  demande  à  ses  fidèles  une  loyauté  plus  parfaite  que 
les  autres  hommes  ne  la  pratiquent.  C'est  seulement 
dans  des  cas  spéciaux,  en  particulier  pour  ce  que 
nous  pouvons  appeler  provisoirement  le  mensonge 
nécessaire,  que  les  théologiens  n'osent  plus  condamner. 
Ce  sont  ces  cas  que  nous  allons  étudier  avec  les  théories 
diverses  que  les  théologiens  ont  imaginées  pour  les 
résoudre. 

II.  Cas  spéciaux  et  théories  diverses.  — /.  RE- 
MARQUES préliminaires.  ■ —  1°  Quels  sont  ces  cas?  — 
1.  Ce  sont,  avant  tout,  les  cas  où  il  est  nécessaire  de 
ne  pas  dire  la  vérité,  sous  peine  de  causer  au  pro- 
chain un  dommage  très  grave,  ou  de  trahir  un  très 
grave  devoir.  Quelques  exemples  feront  comprendre 
notre  pensée. 

Une  de  ces  femmes  admirables  qui  se  sont  donné 
comme  tâche,  pendant  la  guerre,. de  faire  évader  des 
prisonniers  au  péril  de  leur  vie,  est  surprise  par  une 
patrouille  ennemie  au  moment  où  elle  va  franchir  la 
frontière  avec  son  petit  groupe  de  protégés.  On  la 
soupçonne  depuis  longtemps;  on  l'arrête,  on  l'in- 
terroge. Si  elle  avoue,  si  seulement  elle  hésite,  c'est 
la  mort  certaine  pour  elle  et  pour  ceux  qui  l'accom- 
pagnent. Si  elle  nie,  elle  risque  de  mener  à  bien  son 
œuvre  héroïque.  Que  peut-elle,  que  doit-elle  faire? 
Nier  pour  sauver  des  vies  humaines  qui  se  sont  con- 
fiées à  elle?  c'est  un  mensonge.  Dire  la  vérité?  c'est 
signer  l'arrêt  de  mort  de  ses  protégés.  N'est-ce  pas  son 
devoir  évident  de  ne  pas  dire  la  vérité,  et,  puisqu'il 
faut  qu'elle  réponde,  de  répondre  hardiment  contre  la 
vérité? 

Un  homme  est  poursuivi  par  une  bande  d'émeutiers 
qui  veulent  Je  tuer.  Il  se  réfugie  dans  une  maison  où 
on  le  recueille,  où  on  le  cache.  Personne  ne  l'a  vu, 
mais  on  a  des  soupçons.  On  perquisitionne,  on  inter- 
roge. Que  peut  faire,  que  doit  faire  l'ami  charitable? 
S'il  avoue,  s'il  a  seulement  l'air  d'hésiter,  il  perd 
l'innocente  victime;  il  se  sera  fait  le  pourvoyeur  des 
assassins.  Et  pourtant  Kant,  dans  sa  logique  recti- 
ligne  et  inhumaine,  soutenait  que  le  devoir  de  la 
vérité  primait  tout,  même  en  ce  cas.  Dans  un  petit 
écrit  :  D'un  prétendu  droit  de  mentir  par  humanité, 
■i  il  maintient  très  énergiquement  l'obligation  absolue 


de  dire  la  vérité,  même  dans  le  cas  où  le  mensonge 
pourrait  sauver  la  vie  d'un  homme.  Mais,  objecte 
lienj.  Constant,  la  vérité  n'est  due  qu'à  ceux  qui  y 
ont  droit  ;  on  peut  la  refuser  à  un  meurtrier  qui  cherche 
un  homme  pour  l'assassiner.  Au  dessus  de  ce  droit, 
répond  le  philosophe  allemand,  s'élève  le  devoir  vis-à- 
vis  de  soi-même  et  de  l'humanité  en  général,  de  ne 
jamais  appliquer  vainement  la  faculté  de  penser  à 
autre  chose  qu'à  la  vérité,  et  ce  devoir  est  absolu.  ■ 
Ruyssen,  Kant,  dans  la  coll.  Les  grands  philosophes. 
Paris,  1900,  p.  257,  note.  Une  pareille  solution  est  de 
nature  à  déconsidérer  la  morale.  Le  bon  sens  est,  lui 
aussi,  une  règle  de  conduite.  Les  principes  les  pi  us 
justes  deviendront  odieux,  si  on  les  applique  avec  cette 
rigidité,  sans  souci  des  circonstances  et  de  la  réalité 
complexe;  car  leur  application  heurte  alors  le  sens 
moral.  Kant  peut  conduire  ses  raisonnements  aussi 
logiquement  qu'il  veut;  le  bon  sens  n'hésitera  pas 
à  qualifier  celui  qui  aura  ainsi  livré  à  la  mort,  fût-ce 
par  scrupule,  l'homme  qui  s'était  confié  à  lui  :  il 
l'appellera  un  traîtie. 

Pendant  la  guerre,  un  officier  est  fait  prisonnier. 
L'ennemi  se  doute  qu'une  attaque  se  préparc;  il 
interroge  l'officier  sur  les  projets  de  l'état -major. 
Une  hésitation  à  répondre  équivaudra  à  un  aveu. 
L'officier  doit-il,  peut-il,  pour  ne  pas  parler  contre 
la  vérité,  trahir  son  pays?  Le  bon  sens,  ici  encore. 
proclame  que  le  devoir  absolu  est  de  ne  pas  renseigner 
l'ennemi,  et,  s'il  faut  absolument  parler,  de  nier  la 
vérité. 

Et  enfin  se  sont  les  cas  classiques  du  confesseur 
inerrogé  sur  le  secret  de  la  confession,  du  médecin  ou 
d'autres  interrogés  sur  des  secrets  professionnels, 
de  l'ami  questionné  sur  le  secret  confié  ou  promis. 

2.  Dans  tous  les  cas  que  nous  venons  de  voir,  il  y  a 
obligation  de  taire  la  vérité  et,  dans  certaines  cir- 
constances, de  parler  contre  la  vérité.  Il  peut  se 
rencontrer  d'autres  cas,  moins  tragiques,  dans  les- 
quels, si  le  bon  sens  ne  dit  plus  qu'on  a  le  devoir  de 
parler  contre  la  vérité,  il  dit  au  moins  qu'on  a  le 
droit  de  le  faire.  Quel  est  celui  qui  se  croira  coupable 
si,  à.  un  parent  gravement  malade  pour  lequel  il  n'y 
a  plus  d'espoir,  il  exprime  encore  une  confiance  qu'ii 
n'a  plus?  Et  si,  obsédé  par  d'indiscrètes  questions,  on 
ne  peut  poliment  se  dispenser  de  répondre,  sera-t-on 
taxé  de  péché,  si  on  ne  révèle  pas  à  l'indiscret  ses 
affaires  secrètes,  ses  projets,  ses  fautes,  ses  secrets 
de  famille,  etc.,  qui  ne  le  regardent  pas? 

2°  Conditions  supposées.  ■ —  Nous  ne  disons  pas  que. 
dans  tous  ces  cas  et  une  foule  d'autres  semblables,  le 
devoir  de  ne  pas  falsifier  la  vérité  soit  complètement 
aboli.  Il  subsiste,  en  ce  sens  au  moins  qu'on  est  tenu 
de  se  mettre  le  moins  possible  en  opposition  avec  la 
vérité.  Donc,  pour  que  l'on  puisse  répondre  comme 
nous  avons  dit,  il  faut  certaines  conditions  :  1.  Il  y  a 
des  matières  sur  lesquelles  tout  mensonge  serait 
un  mal  pire  que  tous  les  maux  à  craindre  et  s'oppose- 
rait au  plus  grave  devoir.  C'est  ce  que  les  Pères  ont 
appelé  le  mensonge  in  doclrina  religionis.  Aucun  motif 
n'autorisera  un  chrétien  à  renier  sa  foi  ou  à  entraîner 
son  prochain  dans  l'erreur  sur  la  foi  ou  la  morale.  - 
2.  Nous  supposons  que  l'on  est  interrogé:  sinon,  on 
a  toujours  la  ressource  et  par  conséquent  le  devoir  de 
ne  rien  dire;  on  ne  prendra  donc  pas  l'initiative  d'une 
parole  contraire  à  la  vérité.  —  3.  Il  faut  aussi  que  l'on 
ne  puisse  échapper  à  l'interrogatoire  que  par  une 
réponse  fausse.  Si  on  peut  ne  pas  répondre,  ou  éluder 
la  question  par  une  réponse  évasive,  si  on  peut  sans 
trahir  le  secret  faire  remarquer  à  son-  interlocuteur 
l'indiscrétion  de  ses  demandes,  on  a  le  devoir  de  le 
faire. 

3°  Théories  imaginées  pour  expliquer  les  solutions  du 
bon  sens.  ■ —  En   présence  de  ces  cas  où  le  bon   sens 


Mi.-. 


MKNSONGE 


566 


exige  îles  suintions  difficilement  conciliantes  avec  la 
doctrine  générale  sur  le  mensonge,  les  moralistes  on 
essayé  diverses  théories  que  nous  ne  taisons  qu'énu- 
merer  pour  le  moment  : 

1.  Restriction  mentale  et  équivoque.  -  La  doctrine 
traditionnelle  est  intégralement  conservée  :  le  men- 
songe est  une  parole  contraire  à  la  pensée  et  il  n'est 
jamais  pei  mis  de  mentir.  On  parlera  contre  sa  pensée, 
puisqu'on  est  obligé  de  le  faire,  et  cependant  on 
essaiera  de  ne  pas  mentir.  Pour  cela,  ou  bien  on  em- 
ploiera une  expression  ambiguë  que  l'interlocuteur 
interprétera  mal  (équivoque);  ou  bien  on  sous- 
entendra  dans  la  réponse  un  mot  ou  plusieurs  mots, 
dont  l'absence  extérieure  induira  le  prochain  dans 
l'erreur,  dont  la  présence  dans  l'esprit  rétablira  la 
conformité  entre  la  parole  et  la  pensée.  On  n'aura  pas 
dit  de  mensonge,  et  cependant  on  n'aura  pas  dévoilé 
la   vérité. 

2.  Droit  à  la  vérité.  —  Ici  la  définition  traditionnelle 
du  mensonge  est  modifiée.  La  parole  contraire  à  la 
pensée  n'est  plus  mensonge  défendu  que  si  le  prochain 
avait  droit  à  la  vérité,  si  en  lui  cachant  la  vérité  on 
lèse  son  droit.  Dans  les  cas  que  nous  avons  exposés,  le 
prochain  n'ayant  aucun  droit,  quelle  que  soit  la 
réponse,  elle  ne  sera  pas  un  mensonge  ou  alors  elle 
sera  un  mensonge  permis;  ce  sera  un  falsiloquium,  non 
un  mendacium,  ou  encore  un  mensonge  psychologique, 
DOn  un  mensonge  moral,  un  mensonge  matériel,  non 
un  mensonge  formel. 

3.  Mensonge  licite  en  certains  cas.  —  D'autres 
théologiens,  s'écartant  de  la  doctrine  traditionnelle 
sur  la  moralité  du  mensonge,  pensent  que  le  mensonge 
n'est  pas  intrinsèquement  mauvais,  qu'il  peut  devenir 
licite  en  quelques  circonstances. 

1.  Conflit  de  devoirs.  —  D'autres  enfin  acceptent 
toute  la  doctrine.  Le  mensonge  est  une  parole  en 
désaccord  avec  la  pensée  et  un  tel  désaccord  est 
mauvais.  Il  y  a  donc  toujours  une  obligation  de  parler 
selon  sa  pensée.  Mais  si  cette  obligation  se  trouve  en 
conflit  avec  une  obligation  de  degré  supérieur  ou  de 
gravité  supérieure,  c'est  l'obligation  moindre  qui  doit 
céder. 

4°  Valeur  morale  de  ces  théories.  —  Il  est  assez  de 
mode,  dans  certain  camp,  d'accuser  de  déloyauté  la 
théorie  des  restrictions  mentales  :  elle  autoriserait  à 
mentir  presque  toujours,  et,  ce  qui  est  pire,  à  mentir 
sans  franchise;  elle  constituerait  un  moyen  commode 
de  tourner  la  loi  et  de  tromper  Dieu  en  trompant  le 
prochain.  Cette  accusation,  assez  courante  depuis 
les  Provinciales,  est  d'autant,  mieux  accueillie  qu'on 
l'étend  à  toute  la  morale  chrétienne,  que  l'on  repré- 
sente ainsi  comme  une  morale  d'hypocrisie  et  de  dis- 
simulation. 

Cela  est  inexact.  Le  sens  moral  n'est  pas  plus  oblitéré 
chez  les  partisans  de  la  restriction  mentale  que  chez 
les  autres  moralistes.  On  peut  abuser  de  cette  théorie 
comme  des  autres,  et  en  fait  on  en  a  abusé.  Mais,  en 
somme,  les  moralistes,  à  quelque  école  qu'ils  appar- 
tiennent, sont  pour  l'ordinaire  des  gens  de  sens  droit. 
Ils  voient  que  la  doctrine  qui  condamne  rigoureuse- 
ment le  mensonge  s'applique  mal  à  certains  cas;  ils 
essaient  de  trouver  des  explications  qui  accordent  à 
la  fois  les  exigences  du  sens  moral  et  celles  de  la  logi- 
que; mais  ils  n'ont  pas  pour  autant  le  désir  d'appliquer 
leurs  théories  autrement  que  ne  l'exige  le  bon  sens. 
Aussi  leurs  applications  ne  varient  pas  sensiblement 
d'une  école  à  l'autre  :  ce  sont  à  peu  près  les  mêmes 
exemples  et  les  mêmes  solutions  pratiques;  seule  la 
théorie  explicative  est  différente.  C'est  l'observation 
très  sage  que  fait  Tanquerey,  Synopsis  tlieol.  mor.  et 
pastor.,  Paris,  1921,  t.  m,  p.  181,  note  1.  Génicot  avait 
déjà  fait  remarquer  que  c'est  souvent  une  simple 
question  de  terminologie  :  Non  est  enim  incomtnodum 


si  rudes  mendacia  licila  appcllant  quw.  a  theologis 
communius  restrictiones  late  mentales  vocantur.  Theol. 
moral,  institut.,  n.  Il  G.  Louvain,  1902,  I.  i  p.  394. 

//.  LBS  théories.  —  1»  Équivoque  et  restriction 
mentale.  1 .  Ce  que  c'est.  —  On  use  ({'équivoque  quand, 
un  mot  ayant  deux  sens,  celui  qui  l'emploie  a  en  vue 
un  sens  qui  est  exact,  mais  prévoit  (pie  l'auditeur 
l'entendra  dans  un  autre  sens  qui  ne  l'est  pas.  On  use 
de  restriction  mentale  quand  on  prononce  une  formule 
qui,  telle  qu'elle,  est  fausse,  en  la  complétant  mentale- 
ment par  une  addition  qui  la  rend  vraie.  La  restric- 
tion est  stricte  mentalis  quand  l'auditeur  n'a  aucune 
donnée  qui  lui  permette  de  la  soupçonner;  elle  est 
laie  mentalis  quand  des  circonstances  extérieures 
peuvent  le  mettre  sur  la  voie  de  la  vérité.  On  trouvera 
des  exemples  chez  tous  les  théologiens  moralistes. 

2.  Usage,  légitime.  —  En  soi,  rien  n'empêche  d'user 
d'équivoque  ou  de  restriction  mentale  dans  les  cas  où 
l'on  n'est  pas  obligé  de  dire  la  vérité.  Il  ne  faut  cepen- 
dant pas  que  ce  soit  au  détriment  de  la  loyauté  qui 
est  la  loi  ordinaire  des  relations  humaines.  Ceitains 
théologiens  ont  certainement  dépassé  les  limites 
permises.  De  là  les  critiques  de  Pascal  dans  les  Provin- 
ciales, ixe  lettre;  de  là  aussi  la  juste  défaveur  que  la 
théorie  des  restrictions  mentales  a  rencontrée  chez  la 
plupart  des  moralistes  non  théologiens. 

L'Église  a  réprimé  quelques  abus  en  condamnant 
les  propositions  suivantes  :  «  26.  Si  quelqu'un,  seul  ou 
en  présence  d'autres  personnes,  interrogé  ou  parlant 
de  sa  propre  initia. ive,  par  manière  de  récréation  ou 
pour  tout  autre  motif,  jure  n'avoir  pas  fait  une  chose 
qu'en  réalité  il  a  faite,  en  sous-entendant  à  part  lui 
une  autre  chose  qu'il  n'a  pas  faite,  ou  un  moyen  autre 
que  celui  qu'il  a  employé,  ou  toute  autre  addition 
exacte,  il  ne  ment  pas  et  n'est  pas  coupable  de  par- 
jure. —  27.  Un  motif  suffisant  pour  employer  ces 
amphibologies  existe  chaque  fois  qu'il  est  nécessaire 
ou  utile  d'agir  ainsi  pour  sauver  son  corps,  son  honneur, 
ses  biens  de  famille,  ou  pour  tout  autre  acte  de  vertu, 
de  sorte  que  l'on  croie  expédient  et  utile  de  cacher 
la  vérité.  —  28.  Celui  qui  a  été  promu  à  une  magis- 
trature ou  à  une  emploi,  public,  grâce  à  une  recom- 
mandation ou  à  un  présent,  peut  user  de  restriction 
mentale  pour  prêter  le  serment  exigé  d'ordinaire  par 
ordre  du  roi  dans  les  cas  semblables,  sans  avoir  égard 
à  l'intention  de  celui  qui  l'exige;  car  nul  n'est  obligé 
d'avouer  une  faute  secrète.  »  Condamnation  portée 
par  Innocent  XI,  le  2  mars  1679,  Denzinger-Bann- 
wart,  n.  1176-1178.  Voir  aussi  l'art.  Laxisme,  t.  ix, 
col.  77. 

Ces  décisions  semblent  au  moins  atteindre  les 
reclrictions  mentales  confirmées  par  serment,  contrai- 
rement à  la  pensée  de  Noldin,  Summa  théologies 
moralis,  De  prœceptis,  n.  640.  Les  théologiens  vont 
plus  loin  et  exigent  d'ordinaire  deux  conditions 
pour  qu'on  puisse  user  de  restriction  mentale  :  il 
faut  une  raison  proportionnellement  grave  pour  légi- 
timer l'erreur  où  l'on  fait  tomber  le  prochain;  il 
faut  que  la  restriction  ne  soit  que  late  mentalis  el 
qu'un  homme  prudent  et  attentif  puisse  la  recon- 
naître. Cette  deuxième  condition,  dont  on  ne  tient  pas 
toujours  suffisamment  compte,  est  sévère;  par  elle, 
la  théorie  des  restrictions  mentales,  malgré  les  préju- 
gés qui  courent  sur  son  compte,  est  plus  exigeante  que 
les  suivantes,  qui  en  pareil  cas  autorisent  hardiment 
le     mensonge. 

3.  Critique.  Cette  théorie  a  le  mérite  de  respecter 
la  doctrine  la  plus  stricte  de  la  tradition  :  elle  repose 
tout  entière  sur  le  principe  que  le  mensonge  ne  peut 
jamais  être  permis,  pour  quelque  raison  que  ce  soit; 
elle  s'ingénie  pour  que  l'on  évite  le  mensonge,  même 
dans  les  cas  où  l'on  n'est  pas  tenu  à  la  vérité. 

Toutefois,    en    dehors   des   théologiens,   elle   est,  à 


567 


MENSONGE 


568 


juste  titre,  sévèrement  appréciée,  et  il  semble  que, 
même  parmi  les  théologiens,  il  y  ait  une  tendance  à 
la  laisser  de  côté;  voir,  par  exemple,  Tanquerey, 
op.  cit.,  p.  180  sq.;  Veimeersch,  Restriction  mentale 
et  mensonge,  dans  le  Dict.  npolog.  de  la  foi  ealhol., 
t.  iv,  col.  957.  On  lui  fait  d'ordinaire  les  reproches 
suivants  : 

.  a)  Celui  qui  use  de  restriction  mentale  ne  respecte 
pas  la  vérité.  La  parole,  en  effet,  n'est  pas  seulement 
l'expression  de  la  pensée,  elle  en  est  surtout  le  véhicule; 
c'est  pour  exprimer  aux  autres  mes  pensées  intérieures 
qu'elle  m'a  été  donnée  par  Dieu,  et  le  mensonge  con- 
siste précisément  à  exprimer  à  autrui  autre  chose 
que  ma  pensée.  Peu  importe  ma  parole  intérieure;  la 
parole  extérieure  seule  est  à  considérer,  puisque  seule 
elle  est  vraiment  une  parole.  Or  la  restriction  mentale, 
par  définition,  reste  intérieure  et  inexprimée;  elle  ne 
modifie  pas  la  parole  en  tant  qu'expression  extérieure 
de  la  pensée.  Il  reste  donc  qu'avec  ou  sans  restriction 
mentale,  la  parole  demeure  fausse;  la  pensée  que  je 
formule  extérieurement  n'est  pas  la  pensée  que  j'ai 
dans  l'esprit;  je  pense  une  chose  et  j'en  dis  une 
autre;  c'est  un  mensonge  que  je  profère;  malgré  mes 
habiletés  pour  échapper  au  mot,  je  n'échappe  pas 
à  la  chose.  Qu'on  retourne  la  théorie  comme  on  le 
voudra,  elle  a  une  allure  de  pharisaïsme,  prétendant 
concilier  le  respect  extérieur  de  la  loi  et  sa  violation 
intérieure. 

b)  A  supposer  même  que  la  théorie  soit  exacte,  elle 
n'est  pas  pratique,  parce  qu'elle  n'est  pas  à  la  portée 
de  tous.  Un  homme  habile,  au  courant  de  la  théologie 
et  assez  avisé  pour  trouver  instantanément  la  restric- 
tion qui  convient,  pourra  s'en  servir.  Mais  elle  laisse 
désarmés  les  gens  simples,  peu  roués,  à  l'esprit 
insuffisamment  subtil  qui  ne  sauront  pas  à  temps 
trouver  le  biais  qui  les  tirera  d'affaire.  Les  pauvres 
gens  qui  n'ont  que  «  l'esprit  de  l'escalier  »  seront  réduits 
à  dire  des  mensonges  dans  les  cas  où  ils  ne  peuvent 
dire  la  vérité.  La  théorie  des  restrictions  mentales 
n'est  pas  faite  pour  eux. 

2°  Théorie  du  «  droit  à  la  vérité  ».  —  1 .  Ce  que  c'est.  — 
Voulant  d'une  part  échapper  à  ces  inconvénients  et, 
d'autre  part,  justifier  les  décisions  du  bon  sens  qui 
ordonne  ou  permet  en  certains  cas  de  parler  contre  sa 
pensée,  Grotius  et  Pufendorf  imaginèrent  une  nouvelle 
théorie  du  mensonge.  Pour  eux,  le  mensonge  ne  résulte 
plus  simplement  de  la  discordance  entre  la  pensée  et  la 
parole;  ils  y  firent  intervenir,  comme  élément  essen- 
tiel, le  droit  du  prochain  à  la  vérité.  Le  mensonge 
est  défendu;  mais  il  n'y  a  mensonge  que  dans  le  cas 
où  celui  qui  parle  lèse  l'auditeur  dans  son  droit.  Cette 
théorie  est  en  faveur  chez  presque  tous  les  mora- 
listes non  théologiens,  en  particulier  chez  les  uni- 
versitaires. Certains  théologiens  ont  commencé  à 
l'admettre,  par  exemple,  Tanquerey,   op.  cit.,  p.  180. 

2.  Critique.  - —  La  théorie  du  droit  à  la  vérité  a 
pour  grand  avantage  son  utilité.  On  ne  peut  nier 
qu'elle  rende  parfaitement  compte  du  droit  que  l'on 
a,  dans  les  cas  cités,  de  ne  pas  dire  la  vérité.  Mais  : 

a)  Elle  repose  tout  entière  sur  une  définition  du 
mensonge  qui  n'a  aucune  attache  dans  la  tradition 
et  que  le  sens  commun  n'a  pas  admise.  Et  il  paraît 
peu  noimal  de  fonder  une  théorie  morale  sur  une  défi- 
nition que  l'on  a  inventée  seulement  pour  y  construire 
:ette  théorie. 

b)  On  ne  dit  pas  assez  en  quoi  consiste  ce  droit  du 
prochain  lésé  par  le  mensonge.  Est-ce  un  droit  extrin- 
sèque à  la  vérité  elle-même?  Je  comprends  que  le 
droit  du  prochain  soit  lésé  dans  le  mensonge  perni- 
cieux; je  comprends  encore  que  le  prochain  puisse 
avoir  des  droits  spéciaux  à  recevoir  une  réponse 
exacte  :  le  juge  qui  interroge  un  témoin  a  droit  à  la 
vérité,  et  de  mqme  le  supérieur  vis-à-vis  de  son  infé- 


rieur, le  père  vis-à-vis  de  son  enfant,  le  confes- 
seur vis-à-vis  de  son  pénitent;  celui  qui  entend  une 
instruction  religieuse,  une  conférence  morale  Ou  sociale, 
a  droit  à  n'être  pas  trompé.  Mais  si  ce  n'est  que  cela, 
le  mensonge  ne  sera-t-il  plus  défendu  dans  les  conver- 
sations ordinaires  où  aucun  intérêt  spécial  n'est 
engagé,  où  aucun  droit  spécial  n'intervient?  Et  si 
on  dit  que,  même  dans  les  relations  ordinaires  et  banales, 
le  prochain  a  droit  à  la  vérité,  il  semble  que  le  pro- 
blème reste  intact  :  le  mensonge  est  simplement  et 
toujours  défendu.  —  Il  y  a  donc  des  précisions  à  appor- 
ter pour  que  cette  théorie  résolve  tous  les  cas. 

3°  Théorie  qui  nie  la  malice  intrinsèque  du  mensonge. 
■ —  1.  Ce  qu'elle  est.  —  Avec  quelque  timidité,  certains 
théologiens  ont  pensé  pouvoir  abandonner  la  thèse 
augustinienne  qui  condamne  tout  mensonge  comme 
intrinsèquement  mauvais;  ainsi  une  brochure  inti- 
tulée :  Étude  sur  la  malice  intrinsèque  du  mensonge 
par  un  professeur  de  théologie,  Paris,  1899;  l'Ami  du 
Clergé  n'a  pas  caché  sa  sympathie  pour  cette  position 
dans  un  article  net  et  fortement  motivé,  1900,  p.  744  sq. 
Pour  ces  théologiens,  le  mensonge  est  défendu,  mais 
non  d'une  manière  tellement  essentielle  et  foncière 
qu'il  ne  puisse  devenir  permis  dans  certains  cas,  où 
d'autres  considérations  interdisent  de  dire  la  vérité  ou 
permettent  de  ne  pas  la  dire;  ils  ne  voient  dans  le 
mensonge  ni  une  immoralité  essentielle,  ni  un  outrage 
positif  à  Dieu,  du  moins  dans  les  circonstances  ordi- 
naires; «  et  dès  lors,  à  ne  s'en  tenir  qu'à  la  pure  ques- 
tion du  mensonge  simple  in  se  (ils  le  tiennent)  pour 
licite,  in  gravi  bus  circumstantiis,  entant  que  désordre 
matériel  conscient,  per  accidens  autorisé,  comme 
l'homicide  ».  Ami  du  clergé,  1900,  p.  745. 

2.  Critique.  —  On  ne  peut  invoquer  contre  cette 
théorie,  ni  aucun  argument  théologique  démonstratif, 
ni  aucune  raison  absolument  convaincante.  Il  semble 
qu'on  ait  le  droit  de  s'en  servir,  en  prenant  ses  précau- 
tions pour  qu'elle  ne  donne  lieu  à  aucun  abus,  et 
surtout  en  la  complétant  par  d'autres  considérations. 
Ses  partisans  d'ailleurs  n'ont  pas  manqué  de  le  faire. 

4°  Conflit  des  devoirs.  —  1.  Exposé.  —  Certains 
moralistes  font  appel  aux  principes  qu'énonce  la 
morale  générale  pour  résoudre  les  cas  où  des  devoirs 
sont  en  conflit  apparent.  Cf.  Noldin,  De  principiis 
theologiœ  moralis,  n.  205  sq.,  Inspruck,  1920,  p.  234  sq. 
Je  me  trouve  en  présence  de  deux  obligations  que  je 
ne  puis  remplir  en  même  temps;  accomplir  l'une, 
c'est  forcément  sacrifier  l'autre.  Si  je  dis  la  vérité, 
je  trahis  un  secret  qui  ne  m'appartient  pas,  ou  je 
cause  la  mort  d'un  homme;  si  je  veux  garder  le  secret 
ou  sauver  la  vie  de  mon  prochain,  il  faut  que  je  sacrifie 
la  vérité.  Entre  ces  deux  devoirs,  il  me  faut  nécessaire- 
ment choisir  :  je  choisirai  le  plus  important;  je  sauve- 
rai la  vie  du  prochain;  c'est  un  devoir  qui  prime  le 
devoir  de  dire  la  vérité.  Cf.  Boulenger,  La  morale, 
Paris,  1920,  p.  114  sq. 

2.  Critique.  ■ —  Cette  manière  de  voir,  bien  qu'assez 
nouvelle  en  théologie,  paraît  très  juste  et  peimet  de 
résoudre  bien  des  cas.  Toutefois  elle  n'est  pas  suffi- 
sante, parce  qu'elle  ne  rend  pas  compte  de  toutes  les 
solutions.  Ce  n'est  pas  seulement  en  présence  d'un 
devoir  supérieur  que  je  puis  parler  contre  ma  pensée. 
Je  le  dois  alors;  mais  dans  d'autres  cas  où  je  pourrais 
très  licitement  dire  la  vérité,  où  aucun  devoir  ne  me 
l'interdit,  je  sais  que  je  n'y  suis  pas  obligé,  par  exem- 
ple pour  échapper  à  des  interrogations  indiscrètes  et 
ne  point  révéler  mes  fautes  ou  certains  secrets  per- 
sonnels. Ici  encore,  la  théorie  a  besoin  d'être  complétée 
pour  rendre  compte  de  tout. 

///.  conclusion.  ■ — En  combinant  avec  la  doctrine 
traditionnelle  ces  diverses  théories,  qui  ne  se  contre- 
disent pas,  mais  se  complètent,  il  est  possible  d'édi- 
fier   une    doctrine    du    mensonge,  à   la  fois   logique, 


569 


MENSONGE 


MERBES 


570 


franche  et  répondant  à  toutes  les  difficultés  pratiques. 
Elle  se  résumerait  en  ces  quelques  propositions  : 

1.  Le  mensonge  est  une  parole  dite  contre  sa  pensée 
avec  intention  de  tromper. 

2.  C'est  aller  contre  la  lin  voulue  par  Dieu  que  de 
faire  servir  au  mensonge  la  parole  qui  nous  a  été 
donnée  pour  exprimer  notre  pensée. 

3.  La  raison  d'être  de  la  parole  n'est  pas  de  donner 
à  la  pensée  un  vêtement  sensible,  mais  d'être  pour  elle 
un  véhicule.  Par  la  parole,  l'homme  exprime  sa  pensée 
à  d'autres  hommes.  Et  c'est  pourquoi  le  mensonge  est 
essentiellement  ad  alium.  On  ne  ment  pas  quand  on 
se  parle  à  soi-même;  on  ne  ment  qu'en  parlant  à  d'au- 
tres hommes.  L'opposition  du  mensonge  au  dessein 
de  Dieu  n'est  donc  pas  une  opposition  abstraite;  il 
faut  la  comprendre  en  ce  sens  que  le  mensonge  s'oppose 
à  la  vérité  qui  doit  se  trouver  dans  toute  parole 
humaine,  in  quantum  ex  honestate  unus  homo  alteri 
débet  veritatis  manifestationem.   IIa-IIœ,  q.  cix,  a.  3. 

4.  A  l'obligation  de  dire  la  vérité  au  prochain  corres- 
pond chez  le  prochain  un  droit  à  recevoir  la  vérité. 
Ce  droit  est  lésé  par  le  mensonge. 

5.  Le  mensonge  est  donc  péché  parce  qu'il  est  une 
violation  de  la  vertu  de  véracité  qui  s'impose  à  tout 
homme  ex  honestate;  il  est  d'abord,  et  par  essence,  un 
manquement  envers  nous-même,  outre  que,  par  cor- 
rélation, il  lèse  le  droit  du  prochain  à  n'être  pas 
trompé. 

6.  Mais  il  y  a  des  cas  où,  par  sa  faute,  le  prochain  se 
prive  de  ce  droit.  Celui  qui,  par  des  interrogations 
indiscrètes,  en  dehors  de  toute  mission  et  autorité 
spéciales,  prétend  pénétrer  sur  un  terrain  qui  m'est 
réservé  et  m'arracher  mes  secrets,  n'a  plus  de  droit 
à  ce  que  je  lui  réponde  et  je  n'ai  plus  le  devoir  de 
répondre  selon  la  vérité.  Contre  son  incursion  injus- 
tifiée, j'ai  au  contraire  le  droit  de  me  protéger.  Je  me 
protégerai  par  le  silence,  par  le  refus  de  répondre,  si 
je  le  puis;  mais  si  je  ne  puis  me  dispenser  de  répondre, 
ma  parole,  quelle  qu'elle  soit,  vraie  ou  fausse,  ne  lésera, 
plus  aucun  droit,  ne  me  fera  violer  aucun  devoir. 

7.  Dans  l'hypothèse  précédente,  j'avais  le  droit  de 
ne  pas  dire  la  vérité.  Il  peut  arriver  que  j'en  aie  même 
le  devoir.  Même  interrogé  par  quelqu'un  qui,  de  soi 
et  dans  les  circonstances  ordinaires,  aurait  le  droit  de 
le  faire,  si  je  ne  puis  répondre  sans  nuire  gravement  à 
un  tiers  innocent,  mon  devoir  est  tout  tracé  :  en 
présence  de  deux  obligations  qui  se  contredisent, 
j'obéirai  à  celle  qui  domine,  et  pour  ne  pas  sacrifier 
la  vie  d'un  homme,  je  n'hésiterai  pas  à  sacrifier  la 
vérité.  Le  bon  sens  m'y  oblige  et  les  principes  qui 
régissent  le  cas  de  conflit  des  devoirs  m'y  autorisent. 

8.  Il  est  évident  que  ce  sont  là  des  cas  exceptionnels, 
auxquels  il  faut  des  solutions  exceptionnelles.  Ils  ne 
peuvent  amoindrir  la  grande  loi  de  sincérité  que  la 
raison  impose  à  tout  homme,  que  l'Évangile  propose 
comme  idéal  à  tout  chrétien  :  Sit  sermo  vester;  Est  est; 
non,  non,  Matth.,  v,  37. 

L.  Godefroy. 
MER  ATI  Gaétan  Marie  (1668-1744),  théatin 
de  Venise,  fut  d'abord  professeur  en  diverses  mai- 
sons de  l'Institut,  puis  finalement  consulteur  de  la 
Congrégation  des  Rites,  dont  il  fut  une  des  lumières; 
il  mourut  à  Rome  le  8  septembre  1744.  On  a  de  lui 
un  grand  ouvrage  d'apologétique  :  La  verita  delta 
religione  cristiana  dimostrata  nei  suoi  fondamenti,  nei 
suoi  caratleri,  pregi,  misteri  e  dogmi  contenuli  nella 
professione  délia  vera  (ede;  ragionamenti  polemici, 
2  vol.  in-4°,  Venise,  1721.  Mais  notre  auteur  reste 
surtout  célèbre  comme  liturgiste.  En  1736-1738,  il 
publia  une  nouvelle  édition  très  améliorée  du  Thé- 
saurus sacrorum  rituum  de  Gavanti,  4  vol.  in-4», 
Rome;  et  en  1740  des  Novœ  observationes  et  additiones 
ad   Gavanti  commentaria  in  rubricas  missalis    et    bre- 


viarii  romani,  2  vol.  in-4°,  Augsbourg,  1740;  autres 
éditions  à  Venise,  1744,  1749,  1823. 

Jôcher-Rotermund,  Gelehrlen  Lexikon,  1813,  t.  IV,  col. 
1741;  Hœfer,  Nouvelle  biogra/>liie  générale,  t.  xxxv,  col.  2; 
Hurtcr,  Xomenclator,  3e  édit.,  t.  IV,  col.  1650  sq. 

É.  Amann. 

MÉRAULT  DE  B IZ Y  Athanase  René,  prêtre 
de  l'Oratoire  (1744-1835),  né  à  Paris,  fit  son  éducation 
au  collège  de  Juilly  et  entra  ensuite  dans  la  congré- 
gation. Dès  l'âge  de  vingt-cinq  ans,  il  fut  appelé  à 
diriger  la  maison  d'institution.  A  la  Révolution  fran- 
çaise, il  refusa  de  prêter  le  serment  exigé  par  la 
Constitution  civile  du  clergé  et  fut  forcé  de  quitter 
Paris  pour  se  retirer  à  Orléans  où  il  avait  des  parents. 
Emprisonné  en  1793  et  relâché  seulement  après  le 
9  thermidor,  il  resta  dans  la  ville  et  devint  en  1805 
vicaire  général  de  l'évêque  Rernier  qui  le  mit  à  la  tête 
du  grand  séminaire.  Possesseur  d'une  grande  fortune, 
il  en  consacra  une  notable  partie  à  fonder  à  Orléans 
plusieurs  établissements  religieux  et  charitables.  On 
a  de  lui  plusieurs  ouvrages  où  il  essaie  de  faire  l'apo- 
logie de  la  religion  chrétienne,  surtout  par  les  paroles 
de  ses  adversaires  :  Les  apologistes  involontaires  ou  la 
religion  éternelle  prouvée  et  défendue  par  les  objections 
mêmes  des  incrédules,  Paris,  lre  édit.,  anonyme,  1806, 
2e  édit.,  signée,  1820,  in-12;  livre  dans  lequel,  comme 
ajoute  le  sous-titre  «  par  des  preuves  claires  et  sen- 
sibles, par  des  raisonnements  simples  et  faciles  à 
saisir,  on  réfute  victorieusement  les  objections  les  plus 
connues  de  l'impiété  ».  Les  Apologistes  ou  la  religion 
chrétienne  prouvée  par  ses  ennemis  comme  par  ses  amis, 
Orléans,  1821,  suite  du  volume  précédent;  Conspira- 
lion  de  l'impiété  contre  l'humanité,  Paris,  1822,  in-8°; 
Voltaire  apologiste  de  la  religion  chrétienne,  in-8°,  1826  ; 
Rapport  sur  l'histoire  des  Hébreux  rapprochée  des  temps 
contemporains,  Orléans,  1825,  in-12;  Instructions  pour 
la  première  communion,  Orléans,  1825;  Mères  chré- 
tiennes; combien  leur  zèle  est  nécessaire  au  succès  de 
l'éducation,  supplément  aux  instructions  pour  la 
première  communion,  Paris,  1830;  Enseignements  de 
la  religion,  Orléans,  1827,  5  vol.  in-12;  Preuves  abré- 
gées de  la  religion  offertes,  à  la  jeunesse  avant  son  entrée 
dans  le  monde,  Paris,  1829;  Recueil  des  Mandements 
sur  l'instruction  des  peuples  et  méthode  à  suivre  pour 
l'enseignement  de  la  religion,  Paris,  1830,  in-12.  Ces 
ouvrages  assez  bien  écrits  manquent  quelquefois  de 
plan  et  de  méthode.  Mérault  mourut  à  Orléans  le 
13  juin  1835. 

Ami  de  la  Religion,  1835,  t.n,  p.  662;  t. ni,  p.  273,  305; 
Ingold,  Essaide  bibliographie  oratorienne,  p.  110-111  ;  L'Or- 
léanais du  17  juin  1835  consacre  à  Mérault  un  article  de 
M.  Hue;  Portraits  et  histoire  des  hommes  illustres,  1835; 
Qucrard,  La  France  littéraire,  t.  vi,  p.  54. 

A.   Molien. 

MERBES  (Bon  de)  (1598-1684),  naquit  à  Mont- 
didier  vers  1598  et  entra  à  l'Oratoire  vers  1630.  Il 
enseigna  dans  plusieurs  collèges  et  quitta  l'Oratoire 
en  1643.  Il  devint  alors  professeur  de  rhétorique  au 
collège  de  Navarre  et  il  s'adonna  à  la  prédication; 
puis  il  fut  principal  du  collège  de  Montdidier.  A  la 
demande  de  l'archevêque  de  Reims,  Charles  Maurice 
Le  Tellier,  il  composa  une  théologie  morale.  Il  mourut, 
le  2  août  1684,  au  collège  de  Beauvais.  Merbes  n'a 
publié  qu'un  seul  écrit,  mais  un  écrit  qui  valut  à  son 
auteur  une  légitime  réputation  :  Summa  christiana seu 
Orlhodoxa  morum  disciplina  ex  Sacris  Lilleris,  ex 
Sanctorum  Patrum  monumentis,  Conciliorum  oraculis, 
Summorum  denique  Ponlificum  decrelis,  fideliler 
excerpla,  in  graliam  omnium  ad  œdificationem  corporis 
Christi  (quod  est  Ecclesia)  incumbentium  elaborala, 
2  vol.  in-fol.,  Paris,  1683.  Dans  cet  écrit  dédié  à 
l'archevêque  de  Reims,  Merbes  veut  donner  des 
règles  certaines  pour  la  conduite  des  hommes  dans 


571 


MERBES 


MERCORI 


572 


tous  les  états  de  la  vie  chrétienne;  il  étudie  la  cer- 
titude et  la  probabilité,  le  péché,  la  foi,  et  diverses 
questions  relatives  aux  vertus  et  aux  vices,  enfin  les 
sacrements  en  général  et  en  particulier.  C'est  une 
Somme  de  théologie  morale,  en  opposition  avec  les 
théories  des  casuistes,  utile  pour  les  fidèles  et  aussi 
pour  ceux  qui  sont  appelés  aux  fonctions  du  minis- 
tère sacré;  on  y  trouve  parfois  des  traces  de  jansénisme 
(Journal  des  Savants,  du  17  mai  1683,  p.  85-86). 
L'ouvrage  a  été  réimprimé,  1  vol.  in-12,  Turin,  1770- 
1771. 

Michaud,  Biographie  universelle,  t.  xxvm,  p.  (i;Hrefer, 
Ni  uvelle  biographie  générale,  t.  xxxv,  col.  3-4;  Feller,  Bio- 
graphie universelle,  édit.  l'érennès,  1842,  t.  vm,  p.  333; 
Moréri,  Le  grand  dictionnaire  historique,  édit.  1759,  t'.  vu, 
p.  405;  Richard  et  Giraud,  Bibliothèque  sacrée,  t.  xvi, 
p.  438;  Dictionnaire  historique  des  auteurs  ecclésiastiques, 
4  vol.  in-12,  Lyon,  1767,  t.  m,  p.  189-190;  Nicéron,  Mé- 
moires, t.  xxx,  p.  48-50;  Batterel,  Mémoires  domestiques 
pour  servir  à  l'histoire  de  l'Oratoire,  édit.  Ingold  et  Bonnar- 
det,  t.  il,  Paris,  1903,  p.  279-281;  Féret,  La  Faculté  de 
théologie  de  Paris,  Époque  moderne,  t.  v,  Paris,  1907, 
p.  372-373;  Ilurter,  Xomcnclalor,  3"  édit.,  t.  IV,  col.  603- 
604. 

J.  Carrkyre. 

1.  MERCATOR  Gérard,  célèbre  géographe. 
cosmographe  et  mathématicien,  le  fondateur  de  la 
cartographie  moderne,  né  à  Rupelmonde  (Flandre 
orientale)  en  1512,  mort  à  Duysbourg  en  1594.  — 
Il  a  droit  de  figurer  dans  ce  dictionnaire  pour  quelques- 
unes  de  ses  œuvres  qui  touchent  aux  sciences  sacrées. 
Alors  qu'il  était  encore  étudiant  à  l'Université  de 
Louvain,  il  avait  composé,  en  1533,  un  traité  De 
mundi  creatione  et  fabrica,  où,  méditant  les  problèmes 
soulevés  par  les  premiers  chapitres  de  la  Genèse,  et  les 
conflits  au  moins  apparents  que  présentait  avec  la  j 
philosophie  naturelle  d'Aristote  le  récit  biblique,  il 
s'efforçait  d'y  trouver  de  raisonnables  solutions.  Bien 
que  l'ouvrage  n'ait  pas  alors  vu  le  jour,  Gérard  ne  laissa 
pas  d'être  inquiété,  et  partit  quelque  temps  pour 
Anvers.  Il  ne  tarda  pas  à  rentrer  à  Louvain  où  bientôt 
il  fonda  un  atelier  de  cartographie.  Des  soupçons 
néanmoins  continuaient  à  peser  sur  lui,  et  il  fut  mêlé 
en  1544  au  procès  des  bourgeois  de  Louvain,  qui  aboutit 
à  un  certain  nombre  de  condamnations  capitales.  Son 
innocence  fut  reconnue,  mais  le  géographe  préféra 
transporter  sa  maison  à  Duysbourg  où  il  terminera 
sa  vie.  En  1593,  tout  près  de  mourir,  il  mettait  la  der- 
nière main  à  son  œuvre  de  jeunesse,  qui,  dans  sa 
pensée  devait  figurer  en  tête  de  l'Atlas  qu'il  préparait. 
Cette  œuvre  monumentale  parut  l'année  après  sa 
mort  :  Atlas  sive  cosmo graphies  medilaliones  de  fabrica 
mundi  et  fabricati  figura,  in-fol.,  Duysbourg,  s.  d.  ; 
la  dissertation  De  mundi  creatione  et  fabrica  en  forme 
l'introduction,  p.  3-32;  elle  vaudrait  d'être  étudiée. 
Ce  fut  à  cause  d'elle  que  l'Atlas  fut  mis  à  l'Index, 
par  décret  du  7  août  1603;  il  y  figurait  encore  en  1891, 
mais  il  a  disparu  depuis  la  révision  de  Léon  XIII  en 
1900.  De  même  en  a  disparu  une  autre  œuvre  de 
Mercator,  Chronologia,  hoc  est  temporum  demonslralio 
ab  inilio  mundi  usque  ad  annum  1568,  ex  eclipsibus 
et  observation! bus  astronomicis,  1568,  mis  à  l'Index  en 
1569,  et  qui  figure  dans  l'Index  d'Innocent  XI  sous 
ce  titre  :  Chronologia  Gerardi  Mercatoris,  quse  a 
Slcidano  et  damnatis  aidhoribus  sumpla  est,  nisi  emen- 
detur.  Au  contraire  l'Evangelicse  historiée  quadripartita 
Monas,  sive  harmonia  quatuor  evangelistarum,  Duys- 
bourg, 1592,  est  restée  indemne.  Nous  n'avons  pas  à 
discuter  ici  les  sentiments  catholiques  de  Mercator, 
mais  nous  ne  croyons  pas  que  l'on  puisse  souscrire  au 
jugement  sommaire  de  Hurter,  qui,  après  avoir  admis 
cet  auteur  dans  la  1"  édit.  du  Nomenclator,  l'a  finale- 
ment rayé  du  cadre  des  écrivains  catholiques  à  la  3e, 
t.  ni,  col.  277,  n.  1. 


Excellente  notice  de  Wauvermans,  dans  Biographie 
nationale  de  Belgique,  1897,  t.  xi  v,  col.  372-420;  cl.  Allye- 
meine  deutsche  Biographie,  l.  xxi,  1885,  p.  385-396. 

É.  Amann. 

2.  MERCATOR  Reynier,  polémiste  catholique 
(xvn0  siècle).  —  Né  à  Emmerich  (alors  du  duché 
de  Clèves),  Reynier  Kremer,  dont  le  nom  latinisé  est 
devenu  Mercator  (que  les  bibliographes  français  ont 
traduit  en  Marchand),  fil  ses  études  à  Keulen.au  col- 
lège hollandais  de  Léonard  Masius;  ii  devint  prêtre 
et  licencié  en  théologie.  D'abord  vicaire  à  Gouda, 
puis,  en  1631,  curé  à  Leyde,  il  fut  nommé  par  l'arche- 
vêque d'Utrecht,  Hovenius,  archiprêtre  de  la  province 
du  Rhin.  Il  mourut  de  la  peste,  à  Leyde,  le  20  sep- 
tembre 1636.  11  a  publié  Examen  veri  catholicismi, 
oppositum  thesibus  Tremonianis  Chrislophori  Schei- 
bleri  Lutheruni,  in-4°,  Cologne,  où  il  discute  les  thèses 
exposées  par  Christophe  Scheiller,  professeur  à 
Dortmund,  dans  son  Liber  de  anliqua  catholica  fide, 
1627,  sa  F  ides  an  tiqua  catholica  de  eucharistiu,  1627, 
sa  Manuduclio  ad  unliquam  catholicam  fidem,  1628. 
.Mercator  polémiqua  aussi  contre  Denys  Spranck- 
huisen,  prédicateur  calviniste  à  Delft  de  1625  à  1650. 
Ce  dernier  écrivant  exclusivement  en  flamand,  l'écri- 
vain catholique  lui  envoya,  dans  la  même  langue,  un 
Emplâtre  pour  ouvrir  et  purger  les  yeux  du  docteur 
aveugle  Denys  Spranckhuisen.  Il  a  composé  aussi  des 
Scholia  in  V  libros  M^oysis  et  sequentes  S.  Scriplura- 
libros  usque  ad  Rulh,  qui  sont  demeurés  manuscrits. 

Valére  André,  Biblioihtca  belgica,  p.  788;  Foppens,  Bibl. 
belgica,  t.  H,  p.  1058;  Jocher,  Gelehrten- Lexikon,  t.  m, 
1751,  col.  454;  Van  der  Aa,  Biographisch  Woordenbook  der 
Nederlanden,  t.  xn  a,  p.  625. 

É.  Amann. 
MERCHIER  Guillaume,  théologien  de  Lou- 
vain (1572-1639).  --  Né  à  Ath  (Hainaut),  il  fit  à 
Louvain  ses  études  de  philosophie  et  de  théologie,  et 
fut  reçu  docteur  en  1605.  Nommé  professeur  à  la 
chaire  royale  de  scolastique  en  1611,  il  occupa  cet 
emploi  jusqu'à  sa  mort,  6  août  1639;  par  deux  fois  il 
fut  élu  recteur  en  1610  et  en  1630.  Il  reste  de  lui  : 
Commcnlarius  in  IIlam  S.  Thonue,  a  quœslione  LX, 
de  sacramentis,  censuris,  irreguluritate,  indulgenliis. 
purgutorio  et  extremo  judicio,  in-fol.,  Louvain,  1630. 
Un  commentaire  sur  la  Ia  est  resté  inédit. 

Valère  André,  Bibliolheca  belgica,  Louvain,  1643, 
p.  329-330;  Paquot,  Mémoires  pour  servir  à  l'histoire  litté- 
raire des  Pays-Bas,  t.  vn,  p.  106-109;  Biographie  nationale 
de  Belgique,  t.  xiv,  1897,  col.  431;  Hurter,  Xomenclator, 
3*  édit.,  t.  m,  col.  883. 

É.  Amann. 
MERCORI  Jules,  frère  prêcheur  italien  (f  1669) 
-  Né  à  Crémone,  professeur  de  théologie  au  couvent 
dominicain  de  Naples,  inquisiteur  à  Mantoue,  censeur 
général  du  Saint-Office  à  Milan  et,  le  cas  échéant, 
mêlé  à  des  affaires  politiques  pour  le  compte  de  Cré- 
mone sa  patrie,  il  fut  surtout  un  moraliste.  Il  mourut 
en  1669.  Il  a  laissé  trois  ouvrages  comme  témoignages 
de  sa  doctrine  :  Basis  tolius  theologiw  moralis.  Hoc 
est,  Praxis  opinionum  limitala  adversus  nimis  emol- 
lienles,  aul  plus  tequo  exaspérantes  jugum  Christi, 
Mantoue,  1658,  in-fol.,  300  p.;  Solutiones  trium  nodo- 
rum  in  opère  de  opinionum  praxi  limilanda  agentium 
juxta  censuram  D.  N.  de  N.  docloris  parisiensis, 
Pavie,  1663,  in-4°,  130  p.;  Apocrisis  pro  doctrina  de 
probabililale  l'rosperi  Fagnani  adversus  Apologiam 
Johannis  Caramuel,  PaVie,  1664,  in-4°.  On  ne  sait 
si  Mercori  a  mis  à  exécution  son  projet  d'écrire  une 
Summa  casuum  conscienciœ  in  singulis  materiis  juxta 
benignam  et  simul  tuliorem  partem  ex-  universa  opi- 
nionum multitudine.  Ennemi  du  laxisme,  Mercori 
n'attaqua  pourtant  pas  en  polémiste  les  opinions 
d'Escobar,  de  Caramuel,  de  Pasqualigo.  C'était  un 
théologien  de  caractère  doux  et  qui  se  mouvait  avec 


MERCORI    —    MERITE 


574 


une  paisible  compétence  dans  le  domaine  de  la  morale 
spéculative.  Amis  et  adversaires  se  sont  complu  à 
louer  son  esprit  et  son  talent  Ce  qu'il  pouvait  garder 
de  tutiorismc  était  tempéré  de  beaucoup  d'optimisme 

I  bomiste,  et  il  n'avait  rien  de  la  rigidité  janséniste. 

Aucune  monographie  n'a  été  jusqu'à  présent  consacrée 
à  ce  théologien  qui  fut  pourtant  justement  réputé.  Hurter, 
Nomenclator,  3*  édit.,  t.  iv,  col.  288-289,  ne  fait  que  repro- 
duire la  trop  courte  notice  de  Quétit-Echard,  Scriptores 
wrtlinis  prœdicatorum,  t.  h,  p.  629. 

M. -M.    GORCE. 

MERINERO  Jean,  naquit   à  Madrid  en   1G00. 

II  entra  dans  l'ordre  franciscain  à  seize  ans  et,  ses 
études  achevées,  enseigna  la  théologie  au  couvent  de 
San-Diego  d'Alcala,  l'un  des  plus  grands  centres  de  la 
M-olastique  espagnole  au  xvnc  siècle.  En  1629,  il  y 
publiait  sou  premier  ouvrage  :  Commenturia  in  uni- 
versant  Aristotelis  dialecticam  juxla  Duns  Scoli,  doc- 
loris  sublitis,  menton.  Lecteur  jubilé,  il  devint  ensuite 
gardien  du  couvent  de  Madrid,  puis  provincial  de 
Castille.  Jean  de  Saint-Antoine.  Bibliotheca  universa 
franciscana,  Madrid,  1732.  t.  n.  p.  190.  En  1639,  au 
chapitre  célébré  à  Rome,  il  fut  élu  ministre  général 
et  le  pape  Urbain  VIII  confirma  son  élection  par  le 
bref  Cum  sicut  du  20  juillet.  De  Gubernatis,  Orbis 
seraphicus,  Rome,  1682,  t.  i,  p.  257-8:  Charles  Marie 
de  Pérouse,  Chronologia  historico-legalis  ord.  seruph., 
2e  édit.,  Rome,  1752,  t.  m  a,  p.  6-50.  Ce  choix  cepen- 
dant ne  plut  pas  à  Philippe  IV,  roi  d'Espagne,  qui 
favorisait  la  nomination  du  P.  Guerra.  Mal  informé 
par  son  représentant  et  le  duc  d'Olivarès,  et  croyant 
l'élection  de  Merinero  irrégulière  et  anticanonique, 
le  roi  lui  interdit  tout  séjour  en  Espagne  ainsi  qu'à  ses 
électeurs.  Mais  ce  malentendu  fut  bientôt  dissipé  et 
Philippe  IV  reçut  à  la  cour  le  nouvel  élu  avec  de 
grands  honneurs.  Merinero  promulgua  les  statuts  du 
chapitre  de  Rome  par  sa  lettre  In  priveelsa.  Pendant 
six  ans,  il  gouverna  l'ordre  séraphique  avec  zèle,  gran- 
dement favorisé  par  Urbain  VIII  et  Innocent  XI. 
Holzapfel,  Manuale  historiée  ord.  Fralrum  minorum, 
Fribourg-en-B.,  1909,  p.  283-5.  En  1645,  il  fut  rem- 
placé par  Jean  Mazzara  de  Naples,  élu  au  chapitre 
général  de  Tolède.  Merinero,  de  caractère  humble  et 
doux,  n'aspirait  qu'à  rentrer  dans  l'ombre;  mais  le  roi 
d'Espagne,  Philippe  IV,  le  nomma  à  l'évèché  de 
Ciudad  Rodrigo  et  peu  après  au  siège  de  Valladolid, 
1646-1663.  Gams,  Séries  episcoporum,  p.  89;  Guberna- 
tis, loc.  cit.,  p.  258.  Merinero  mourut  en  1663,  en 
renom  de  sainteté,  plerisque  episcopus  sanctus  appella- 
tus. 

Les  ouvrages  de  Merinero  sont  considérables.  Il 
publia  un  cours  complet  de  philosophie  scotiste  très 
estimé  :  Cursus  integer  philosophiez  juxta  Doctoris 
subtilis  Joannis  Duns  Scoti  menlem  quinque  volumi- 
nibus  Aristotelis  logicam  parvam  et  magnam,  octo 
libros  de  physico  auditu,  duos  libros  de  ortu  et  inleritu, 
1res  libros  de  anima  copiose  et  accurate  complens, 
Madrid,  1659.  Un  autre  de  ses  écrits  a  pour  objet  la 
définibilité  de  l'immaculée  conception  :  Traclatus  de 
eoneeplione  Deiparœ  Yirginis  seu  de  hujus  articuli 
de/inibilitate,  Valladodid,  1652.  Pendant  son  généralat 
il  écrivit  les  deux  opuscules  suivants  :  De  reformatione 
ordinis  seraphiei,  Madrid,  1641;  Commentarium  in 
régula  S.  Clara:,  Madrid,  1642.  Après  la  mort  de  Meri- 
nero, des  amis  qui  conservaient  pieusement  sa  mé- 
moire, éditèrent  à  Madrid  en  1668  son  Cursus  theolo- 
gicus  juxla  menlem  Doctoris  subtilis.  Le  t.  Ier  traite 
de  la  science  et  de  la  volonté  de  Dieu,  de  la  prédestina- 
tion et  de  la  Trinité,  le  t.  n,  de  la  béatitude,  des  actes 
humains  et  du  péché  actuel.  Les  autres  ouvrages  de 
Merinero  sur  l'incarnation  et  la  grâce,  conservés 
manuscrits  au  couvent  d'Alcala,  n'ont  pas  été  publiés. 
Il  faut  le  regretter.  «  Merinero,  dit  le  P.  Dominique 


de  Caylus,  O.  M.  C,  mérite  d'être  compté  parmi  les 
meilleurs  scolastiques  espagnols.  »  Sa  science  et  l'éclat 
de  ses  vertus  honorent  grandement  l'école  de  Duns 
Scot. 

Nicolas  Antoine,  Bibliotheca  his/nina  nova,  2°  édit.. 
Madrid,  1783,  t.  i,  p.  742;  Van  den  Haute,  Brevis  historin 
ordinis  Minorum,  Rome,  1777,  p.  .338;  Othon  de  Pavie, 
L' Aquitaine  séraphique,  Tournai,  1907,  t.  IV,  p.  80-96;  De 
Caylus,  Merveilleux  épanouissement  de  l' École  scoliste,  dans 
Éludes  franciscaines,  Paris,  1911,  t.  xxt,  p.  309-310;  Lopez, 
Apnnles  bibliograficos,  dans  Archivo  Ibero-Americano,  Ma- 
drid, 1917,  t.  iv,  p.  106;  Pou  y  Marti,  Index  regestorum 
familiie  Ullramontana',  dans  Archivum  franciscanum  histo- 
ricum,  Quaracchi,   1919,  t.   xn,  p.  283-288,  544-548. 

E.    LONGPRÉ. 

MERITE.  — ■  Du  latin  merilum,  le  mot  français 
mérite  se  rattache  à  la  racine  mereor,  qui  a  donné 
aussi  demereor  et  promereor.  Ce  dernier  terme  devait 
prendre  plus  tard,  dans  la  langue  théologique,  la 
nuance  d'un  mérite  plus  complet  :  primitivement  il 
semble  à  peu  près  synonyme  des  autres.  Suivant  le 
génie  de  la  langue  latine,  ces  verbes  ont  un  sens  actif 
et  se  disent,  par  conséquent,  de  la  personne  qui  mérite 
ou  des  actes  qu'elle  produit.  Mais  le  participe  auto- 
'rise  aussi  le  sens  passif  et  désigne  la  chose  méritée. 
Cette  dualité  d'acception  a  persisté  dans  les  langues 
modernes. 

Il  n'est  pas  inutile  d'observer  que  le  grec  ne  dispose 
pas  d'un  terme  proprement  analogue.  Le  substantif 
à;ia  a  bien  une  signification  équivalente  au  latin 
meritum,  et  c'est  ainsi  que  l'on  trouve  les  expressions 
roxpà,  xorrà  ou  7ipoç  àïîav  =  extra  ou  secundum  meri- 
lum. Mais  ce  terme  n'a  déjà  pas  la  même  souplesse 
et  le  verbe  correspondant  fait  défaut.  Cette  particu- 
larité du  vocabulaire  ne  laisse  pas  d'avoir  son  impor- 
tance pour  l'histoire  de  la  doctrine  elle-même. 

Avant  de  passer  dans  la  langue  religieuse,  ces 
divers  termes  étaient  courants  dans  le  langage  pro- 
fane. Mereri  était  d'abord  susceptible  d'un  sens  large  : 
suivi  d'un  nom  de  personne  à  l'accusatif,  il  signifiait  : 
apaiser,  fléchir  quelqu'un,  ou  déterminer  ses  faveurs. 
Plus  souvent  il  s'employait  avec  un  nom  de  chose  : 
mériter  un  honneur,  un  blâme,  et  c'est  de  ce  sens  pré- 
cis que  dérive  le  substantif  meritum.  Dans  ce  cas,  il 
désigne  proprement  le  rapport  d'un  acte  moral  à  une 
sanction  appropriée.  Par  extension,  il  arrive  aussi  à 
signifier  la  réalité  même,  c'est-à-dire  l'acte  qui  est 
à  la  base  de  ce  rapport. 

En  lui-même,  ce  terme  était  neutre,  c'est-à-dire 
absolument  indépendant  de  la  qualité  du  résultat.  For- 
cellini,  Lexicon,  t.  iv,  p.  107.  Chez  les  auteurs  profanes, 
on  le  trouve,  en  effet,  employé  dans  les  deux  sens. 
Dit'inum  et  immortelle  meritum,  disait  Cicéron  en  par- 
lant des  soldats  morts  pour  la  patrie,  Phil.,  m,  6.  Et 
de  même  Suétone,  Aug.,  45  :  Pro  merito  adstunlium 
quemque  honoruvit.  Mais  Cicéron  écrivait  ailleurs,  Sext.. 
17  :  Cœsar  a  me  nullo  merito  alienus,  où  «  mérite  » 
se  rapporte  à  une  mauvaise  action.  Ainsi  Ovide, 
///  Pont.,  m,  70  :  Nam  grauior  merito  vindicis  ira  fuit. 
La  même  neutralité  s'observe  chez  les  Pères.  C'est 
ainsi  que  saint  Augustin  parle  encore  dans  la  même 
phrase  de  meritum  supplicii  aussi  bien  que  de  meritum 
pnemii.  De  div.  quaest.  LXXXIII,  q.  lxviii,  5,  P.  L., 
t.  xl,  col.  73.  Seule  une  épithète  pouvait  préciser  de 
quel  mérite  il  s'agissait  :  c'est  ainsi  que  les  expressions 
meritum  bonum,  meritum  malum.  sont  courantes  sous 
sa  plume.  Voir,  par  exemple,  De  gratia  et  lib.  arbi- 
trio,  v,  12  et  vi,  13-14,  P.  L.,  t.  xliv,  col.  888-890.  Le 
concile  de  Trente  ne  craint  pas  encore  de  commettre 
un  pléonasme  en  parlant  de  bona  mérita,  vi»  session, 
can.  32,  Denzinger-B.,  n.  842;  cf.  c.  xvi,  n.  809. 

Cependant  on  devait  arriver  à  distinguer  ces  deux 
réalités  si  différentes  par  des  termes  différents, 
«  mérite  »  étant  réservé  aux  œuvres  bonnes  et  à  leurs 


575 


MÉRITE,   POSITION    DU    PROBLÈME 


576 


suites,  tandis  que,  pour  les  œuvres  mauvaises,  était 
créé,  par  opposition,  le  terme  péjoratif  de  «  démérite  ». 
Le  premier  témoin  connu  de  cette  distinction  est  un 
poète  latin  du  v«  siècle,  Claudius  Marius  Victor, 
Com.  in  Gen.,  ni,  448,  P.  L.,  t.  lxi,  col.  964  : 

Quanti  sit  meriti  divino  credere  Verbo, 
Demerili  contra  quanti  non  credere... 

'  Au  Moyen  Age,  le  parallélisme  de  ces  deux  expres- 
sions était  couramment  reçu,  témoin  l'usage  qu'en 
fait  saint  Thomas,  Sum.  theol.,  Ia-II®,  q.  xxi,  a.  3-4  : 
Ulrum  actus  humanus,  in  quantum  est  bonus  vel 
malus,   habeat  rationem  meriti  vel  demerili  ? 

Grâce  à  cette  distinction,  dont  l'esprit  ne  peut 
plus  aujourd'hui  se  défaire,  le  mérite  arrive  à  prendre, 
surtout  dans  la  langue  vulgaire,  la  signification  d'une 
valeur  réelle  dans  l'ordre  du  bien.  Mais,  en  soi,  c'est 
un  terme  de  relation,  qui  désigne  le  rapport  d'un 
acte  moral  à  ses  suites  normales,  quelles  qu'elles 
soient.  L'idée  qu'il  évoque  tient  le  milieu  entre  une 
relation  physique  appuyée  sur  des  causes  naturelles 
et  ce  qui  serait  une  simple  consécution  accidentelle. 
A  la  différence  de  la  première,  le  mérite  appartient 
à  l'ordre  moral;  mais,  à  l'inverse  de  la  seconde,  il  est 
fondé  en  raison.  Il  signifie  donc,  non  pas  ce  qui  est 
ou  n'est  pas,  mais  ce  qui  doit  être  :  il  est  un  titre 
inhérent  à  nos  actes  en  vue  d'une  rétribution  propor- 
tionnée; il  correspond  au  droit  en  matière  de  sanc- 
tions. Mais  il  est  clair  que  cet  aspect  extérieur  et  relatif 
suppose  une  dignité  intérieure  en  proportion,  un  état 
spirituel  dont  le  droit  à  la  sanction  est  la  juste  consé- 
quence :  de  ce  chef,  la  notion  de  mérite  est  insépara- 
blement liée  à  celle  de  valeur. 

Ainsi  entendu,  le  mérite  est  un  élément  constitutif 
de  la  vie  morale  et  sociale.  On  ne  conçoit  pas  un  acte 
humain  qui  ne  soit  porteur  d'une  valeur  intrinsèque 
et  n'assure  à  son  auteur  un  titre  réel  à  en  recueillir 
les  fruits,  bons  ou  mauvais  suivant  le  cas.  Devant 
notre  raison,  le  bien  mérite  à  celui  qui  l'a  fait  louange 
et  récompense,  de  même  que  le  mal  lui  vaut  blâme 
et  châtiment.  L'ordre  social  consiste  précisément  en 
ce  que  cette  loi  soit  pratiquement  observée. 

Faut-il  appliquer  également  cette  notion  dans 
l'ordre  religieux?  D'une  part,  il  n'est  rien  de  plus 
rationnel  tout  à  la  fois  et  de  plus  instinctif  que  de 
concevoir  Dieu  comme  le  gardien  et,  au  besoin,  le 
vengeur  de  l'ordre  moral.  C'est  pourquoi  la  conscience 
humaine,  si  souvent  choquée  par  le  spectacle  de  l'in- 
justice, attend  de  lui  qu'il  rémunère  les  mérites  à  la 
mesure  de  chacun.  A  la  base  de  cette  foi  se  trouve 
la  conviction  élémentaire  que  nos  actes,  bons  ou 
mauvais,  sont  en  situation  d'être  rémunérés  devant 
lui.  La  psychologie  et  la  théodicée  s'unissent  donc 
pour  donner  au  mérite  une  place  essentielle  dans  nos 
relations  avec  Dieu. 

D'autre  part,  comment  ne  pas  tenir  compte  que  Dieu 
est  l'auteur  de  notre  être  avec  tout  ce  qu'il  peut  avoir 
de  bon?  Même  dans  l'ordre  naturel,  toute  conscience 
éclairée  doit  bien  reconnaître  que  nos  bonnes  œuvres 
sont,  en  somme,  son  œuvre.  Prétendre  à  une  récom- 
pense, se  prévaloir  d'un  mérite  devant  lui,  ne  serait-ce 
pas  le  traiter  comme  un  étranger  à  qui  nous  ne  devons 
rien,  alors  qu'en  réalité  il  est  le  maître  à  qui  nous 
devons  tout?  Cette  difficulté  s'aggrave  dans  l'hypo- 
thèse d'un  ordre  surnaturel,  pour  cette  double  raison 
que  l'action  prévenante  et  concomitante  de  la  grâce 
y  est  une  absolue  nécessité,  et  que  la  récompense 
attendue  est  d'un  caractère  plus  transcendant.  Ainsi 
le  sentiment  religieux  ne  semble-t-il  pas  faire  un 
devoir  de  nier  le  mérite  que  le  sentiment  moral  impose 
d'affirmer? 

Sur  ces  données  intrinsèques  d'un  problème  déjà 
par  lui-même  asez  délicat  sont  venues  se  greffer,  par 


surcroît,  toutes  les  complications  de  la  controverse. 
La  Réforme  était  logiquement  conduite  par  tous  ses 
principes  sur  la  grâce  et  la  justification  à  prendre  parti 
contre  le  mérite.  Elle  n'y  a  pas  manqué. 

Dès  la  première  heure,  en  effet,  cette  notion  est 
devenue  une  de  ses  plus  puissantes  machines  de 
guerre,  en  lui  permettant  de  formuler  contre  l'Église 
le  grief  de  pclagianisme.  Encore  aujourd'hui  ses  défen- 
seurs n'ont  pas  désarmé  sur  ce  point  et  un  théologien 
que  nous  rencontrerons  souvent  au  cours  de  cette 
étude  a  pu  écrire  :  «  Cette  position  [négative  ]  à  l'égard 
du  concept  de  mérite  est  tellement  liée  à  toute  l'es- 
sence du  christianisme  évangélique.  que  les  catho- 
liques y  trouvent  avec  raison  le  point  proprement 
central  de  la  contradiction  religieuse  qui  oppose  les 
deux  confessions.  »  H.  Schultz,  Der  sittliche  Begriff 
des  Verdiensles,  dans  Theol.  Studien  und  Kritiken, 
t.  lxvii,  1894,  p.  597.  Et  il  est  aisé  de  comprendre 
combien  cette  lutte  de  quatre  siècles  a  dû  répandre 
sur  ce  problème  de  confusions  et  de  préjugés. 

Soit  qu'ils  aient  subi  l'influence  du  protestantisme, 
soit  qu'ils  obéissent  à  l'action  de  causes  parallèles, 
certains  milieux  orthodoxes  d'Orient  professent 
une  semblable  opposition  à  la  doctrine  catholique 
du  mérite.  Voir  S.  Tyszkiewicz,  Warum  verwerfen 
die  Orthodoxen  unsere  Verdiensllehre  (d'après  le  théo- 
logien russe  S.  Zarin,  Ascelism,  Pétersbourg,  1907, 
p.  156  sq.),  dans  Zeitschrifl  fur  katholische  Théologie, 
t.  xli,  1917,  p.  400-406. 

Il  s'agit,  par  conséquent,  d'interroger  la  révéla- 
tion chrétienne  dans  son  ensemble  sur  l'immense 
question  de  la  valeur  des  œuvres  humaines  devant 
Dieu.  Par  sa  pratique  et  sa  pensée  générale,  l'Église 
avait  depuis  longtemps  résolu  en  une  synthèse  har- 
monieuse l'apparente  antinomie  de  l'ordre  moral  et 
de  l'ordre  religieux.  C'est  cette  foi  que  le  concile  de 
Trente  a  définie  contre  les  négations  de  la  Réforme, 
cependant  que  l'École  s'appliquait  à  l'entourer  des 
précisions  et  explications  voulues  pour  mettre  au 
point  les  données  diverses  du  cas.  Il  en  résulte  une 
doctrine  du  mérite,  qui  complète  et  couronne  le 
dogme  catholique  de  la  grâce. 

Comme  tout  le  système  du  surnaturel  dont  elle 
fait  partie,  cette  doctrine  vient  au  terme  d'une 
longue  élaboration,  mais  qui  a  dans  la  révélation 
divine  son  point  de  départ  et  son  guide.  On  peut 
montrer,  en  effet,  comment  l'Écriture  en  a  fourni 
les  matériaux,  que  la  tradition  patristique  et  médié- 
vale a  progressivement  analysés,  en  attendant  que 
l'Église  elle-même  la  dressât  comme  un  élément  de 
sa  foi  à  rencontre  du  protestantisme  qui  lui  en  contes- 
tait la  légitime  possession.  —  I.  La  doctrine  du  mérite 
dans  l'Écriture.  IL  Dans  la  tradition  patristique 
(col.  612).  III.  Au  Moyen  Age  (col.  662).  IV.  A 
l'époque  de  la  Réforme  (col.  710).  V.  Après  le  concile 
de  Trente  (col.  761). 

I.  LA  DOCTRINE  DU  MÉRITE  DANS  L'ÉCRI- 
TURE. —  Dominés  par  leur  attachement  exclusif  au 
langage  de  la  Rible,  les  anciens  théologiens  protestants 
accordaient  beaucoup  d'importance  polémique  au  fait 
que  le  terme  de  «  mérite  »  n'est  pas  scripturaire. 
A  ce  vocable  d'invention  humaine  Calvin  reproche  : 
en  effet,  d'être  tout  à  la  fois  inutile  et  malheureux. 
Cuperem  eam  servalam  fuisse  semper  inler  chrislianos 
scriptores  sobrietatem  ne  usurpare,  quum  nihil  opus 
foret,  extranea  a  scripturis  vocabula  in  animum  induxis- 
sent,  quse  multum  pararent  offendiculi,  fructus  mini- 
mum. Inst.  chrét.  (édit.  de  1539),  x,  50,  dans 
Opéra,  édit.  Baum,  Cunitz  et  Reuss,  t..  i,  col.  769;  le 
passage  se  retrouve  encore  textuellement  dans  l'édi- 
tion définitive  (1559),  m,  15,  2,  ibid.,  t.  n,  col.  579. 

Aussi  les  controversistes  catholiques  se  donnaient- 
ils  beaucoup  de  peine  pour  montrer  que  ce  terme  n'est 


577 


MÉRITE,    DOCTRINE    DU    JUDAÏSME 


578 


pas  absolument  étranger  aux  Écritures.  Non  désuni 
lestimonia  sacra?  Seriplura;  répond  Rellarmin,  ubi 
ejusmodi  nomen  vel  aperte  contineatur  vel  uruie  facili 
negotio  deducatur.  De  justificatione,  I.  V  :  De  meritis 
operum,  c.  n.  dans  Opéra,  Paris,  1873.  t.  vi,  p.  344. 
Comme  preuve  directe,  il  cite  surtout  Eccli.,  xvi,  15, 
d'après  la  Vulgat  ,  en  s'elTorçant  de  prouver  que  le  grec 
xa-rà  ëpya  est  bien  rendu  en  latin  par  secundum  meri- 
tum operum.  Mais  l'intérêt  ne  serait-il  pas  précisé- 
ment d'expliquer  pourquoi  la  nuance  précise  de  la 
traduction  manque  dans  l'original?  Il  se  réclame 
encore  de  Hebr.,  xm,  16  :  Talibus  hostiis  promeretur 
Deus,  en  reconnaissant  d'ailleurs  que  ce  verbe  est 
synonyme  d'apaiser  :  ce  qui,  dès  lors,  enlève  à  ce 
texte  t'  ut  droit  de  figurer  au  dossier  littéraire  de  la 
question.  A  plus  juste  titre  il  relève  les  passages 
comme  II  Thess.,  i,  5;  Apoc,  ni,  4  et  xvi,  6,  où  se 
trouve  le  nomen  dignitatis.  Car,  observe-t-il,  quod 
nos  dicimus  mereri,  dicunt  Gr&ci  àEioCo0ai,  id  est 
dignum  esse,  et  meritum  vocant  dcîtoev.  Mais  il  reste 
que,  pour  voisines  qu'elles  soient,  ces  deux  idées  ne 
sont  pourtant  pas  de  tous  points  identiques  et  qu'ici 
encore  le  terme  propre  de  mérite  n'est  pas  employé. 
Aussi  l'auteur  de  le  chercher,  en  définitive,  sous  l'idée 
de  récompense,  où  il  se  trouve  équivalemment  contenu. 
En  réalité,  cette  question  de  mots  n'a  qu'un  mince 
intérêt,  s'il  est  vrai  que  l'Écriture  exprime  véritable- 
ment la  chose.  Or  c'est  ce  qui  ne  soufTre  pas  la  moindre 
difficulté,  quand  on  prend  le  mérite,  ainsi  que  le 
demande  la  logique,  au  sens  d'une  valeur  morale  dont 
le  droit  à  la  sanction  est  tout  à  la  fois  le  signe  et  la 
conséquence.  Merces  et  meritum  relativa  sunt,  note 
avec  raison  Bellarmin,  ibid.,  p.  345.  De  même,  saint 
Thomas  d'Aquin  avait  déjà  dit  :  Meritum  et  merces  ad 
idem  rejerunlur.  Sum.  theol.,  Ia-IIœ,  q.  exiv,  a.  1.  C'est 
d'après  c  tle  mé;l  o<  e  qu'il  faut  chircher  ks  fonde- 
ments bibliques  de  la  d<  ctrine  du  mérite. 

Dès  lors,  ce  n'est  plus  d'un  ou  de  quelques  textes 
isolés  que  la  preuve  dépend;  car  il  en  est  peu  ou  pas 
qui  aient,  en  cette  matière,  un  relief  spécial.  Il  s'agit 
plutôt  d'un  vaste  courant  à  capter,  partout  diflus 
dans  l'Écriture,  où  se  définit  en  traits  multiples  et 
convergents  la  relation  des  œuvres  humaines  aux 
réc.  mpenses  divines.  De  sorte  que  la  preuve  gagne 
ici  en  complexité  ce  qu'elle  perd  en  précision.  Ne 
s'agit-il  pas,  en  somme,  de  marquer  le  rôle  respectif 
de  Dieu  et  de  l'homme  par  rapport  au  salut?  Pour 
les  protestants,  la  question  doit  se  résoudre  par  l'affir- 
mation exclusive  de  l'action  divine.  «  L'Écriture  tout 
entière,  Ancien  et  Nouveau  Testament,  écrit.  Aug. 
Grétillat,  est  une  protestation  contre  la  prétention  de 
l'homme...  d'instituer  en  face  de  la  justice  divine  des 
rapports  autres  que  ceux  que  la  grâce  divine  elle- 
même  a  librement  créés  et  consentis.  »  Exposé  de 
théologie  systématique,  Paris,  1890,  t.  iv,  p.  385.  Au 
contraire,  l'Église  catholique  estime  avec  raison  rester 
fidèle  à  l'Écriture  en  affirmant  que  cette  initiative 
divine  n'exclut  pas  la  collaboration  du  lfbre  arbitre 
humain  et  la  valeur  normale  des  oeuvres  qu'il  produit. 
Sur  une  matière  qui  touche  au  point  le  plus  profond 
de  la  vie  religieuse,  il  faut  évidemment  s'attendre  à 
rencontrer  des  nuances  différentes  suivant  les  époques 
et  les  milieux.  D'une  manière  générale,  un  progrès 
incontestable  se  manifeste,  à  cet  égard,  du  judaïsme 
au  christianisme,  progrès  qui  coïncide  avec  la  marche 
même  de  la  révélation.  Cependant,  sous  le  bénéfice 
préalable  de  la  grâce  de  Dieu  qui  ne  perd  jamais  ses 
droits  et  dont  la  prépondérance  est  mise  progressive- 
ment en  lumière,  il  n'est  pas  trop  malaisé  d'apercevoir 
que  la  valeur  des  oeuvres  humaines,  dont  la  claire 
affirmation  caiaclérise,  d'un  commun  accord,  l'Ancien 
Testament,  se  confirme  en  s'épurant  dans  le  Nouveau. 
—  I.  Données  de  l'Ancien  Testament.  II.  Enseigne- 

DICT.    DE    THÉOL.    CATHOL. 


ment  de  Jésus  (col.  .r,93).  III.  Doctrine   des  Apôtres 
(col.  602). 

I.  Données  de  l'ancien  Testament.  —  Une  para- 
bole célèbre,  Luc,  xvin,  9-14,  met  en  contraste  la 
superbe  du  pharisien  fier  de  ses  œuvres  et  l'humilité  du 
publicain  repentant.  D'autre  part,  pressé  parle  besoin 
de  revendiquer  l'indépendance  de  l'Évangile,  saint 
Paul  souligne  en  traits  énergiques  l'opposition  de  la 
foi  et  de  la  Loi.  Sur  ces  bases  la  dogmatique  protes- 
tante aime  construire  une  philosophie  de  l'histoire  reli- 
gieuse aux  contours  tranchés,  qui  se  ramène  à  l'anti- 
thèse de  l'Ancien  et  du  Nouveau  Testament.  En 
regard  de  celui-ci,  celui-là  est  la  période  sacrifiée,  où 
régnerait  la  «  propre  justice  des  Juifs  »,  qui  devait 
être  «  combattue  par  Jésus  et  saint  Paul  ».  A.  Gré- 
tillat, op.  cit.,  p.  370. 

Bien  qu'elle  puisse  favoriser  jusqu'à  un  certain 
point  la  tâche  de  la  théologie  catholique,  cette  syn- 
thèse est  trop  superficielle  pour  être  admise  comme 
de  tous  points  exacte.  On  en  retiendra  que  le  protes- 
tantisme renonce  pour  sa  conception  de  l'Évangile 
à  l'appui  de  la  religion  juive.  Mais  un  pareil  hiatus 
dans  le  développement  de  la  révélation  divine  n'est-il 
pas  bien  peu  vraisemblable  a  priori?  En  réalité,  si 
la  part  de  l'homme  est  particulièrement  accentuée 
dans  l'Ancien  Testament,  il  s'en  faut  que  celle  de 
Dieu  en  soit  absente.  La  véritable  imperfection  de  la 
religion  judaïque  lui  vient  plutôt  de  ce  qu'elle  est 
encore  peu  ouverte  à  la  recherche  des  biens  éternels  et 
qu'elle  envisage  moins  la  destinée  des  individus  que 
celle  de  la  collectivité.  Mais  la  loi  qui  règle  le  sort  de 
celle-ci  vaut  aussi  pour  chacun  de  ses  membres  et  ne 
tarde  pas,  du  reste,  à  leur  être  formellement  appli- 
quée. Ainsi  les  relations  entre  Jahvé  et  son  peuple 
esquissent,  au  moins  dans  ses  grandes  lignes,  une 
doctrine  générale  du  mérite.  Et  si  les  horizons  de 
l'Ancien  Testament  sont  dominés  par  la  perspective 
des  sanctions  terrestres,  comme  celles-ci  sont  déjà  des 
rémunérations  divines,  tout  ce  que  nous  savons  de  son 
rôle  préparatoire  invite  à  penser  que  les  principes  qu'il 
pose  à  cet  égard  régneront  également  dans  la  sphère 
supérieure  des  intérêts  éternels,  aussitôt  que  les  âmes 
seront  capables  d'en  faire  le  principal  de  leurs  préoccu- 
pations. 

Avec  saint  Paul,  Gai.,  m,  24,  il  reste  bien  vrai  de 
dire  que,  pour  fixer  les  rapports  religieux  du  Créa- 
teur et  de  la  créature,  la  Loi  n'est  que  le  «  pédagogue  » 
et  non  pas  le  maître  définitif;  mais  encore  est-il  qu'à 
ce  titre  inférieur  ses  leçons  ne  seront  point  perdues, 
parce  que  Dieu  même  en  était  déjà  l'auteur.  Elles  se 
développent  sur  un  double  terrain  :  celui  des  doctrines 
et  celui  des  résultats,  qui  correspond  au  double 
aspect,  objectif  et  subjectif,  sous  lequel  le  mérite 
humain  peut  être  envisagé. 

1°  Doctrine  du  judaïsme.  —  Quoique  la  Bible  tout 
entière  ait  pour  trait  distinctif  d'être  surtout  une  litté- 
rature d'action  sortie  de  la  vie  religieuse  et  destinée  à 
réagir  sur  elle,  certains  de  ses  livres  présentent  un 
caractère  plutôt  didactique,  sinon  spéculatif,  et 
reflètent  davantage  ce  qu'on  peut  appeler  le  côté 
doctrinal  du  judaïsme.  Les  enseignements  qu'ils  ren- 
ferment et  les  faits  qu'ils  rapportent  contribuent  égale- 
ment à  traduire  un  certain  esprit  que  l'histoire  y 
retrouve  et  qu'ils  eurent  pour  but  d'inculquer  à  leurs 
premiers  lecteurs. 

1.  Principes  généraux  de  la  révélation  judaïque.  — 
En  réunissant  les  souvenirs  que  la  Genèse  a  retenus 
de  la  période  patriarcale  et  les  données  déjà  plus 
explicites  que  les  autres  parties  du  Pentateuque  nous 
fournissent  au  sujet  de  la  Loi,  c'est-à-dire  ce  que  la 
tradition  juive  a  de  plus  ancien  et  de  plus  fondamental, 
on  voit  se  dessiner  une  philosophie  religieuse  où  Dieu 
et  l'homme  ont  chacun  leur  rôle  à  jouer. 

X.  —  19 


379 


MERITE,    DOCTRINE    DU    JUDAÏSME 


580 


a)  Pari  de  l'œuvre  humaine.  —  Si  l'anthropologie 
n'est  pas  au  premier  plan  du  judaïsme,  elle  découle 
nettement  de  sa  théodicée.  En  effet,  une  des  notions 
les  plus  essentielles  à  la  religion  israélite  est,  sans 
conteste,  celle  de  la  justice  de  Dieu.  Voir  Jugement, 
t.  vm,  col.  1734-1735.  Cet  attribut  se  manifeste  en  ce 
que  sa  conduite  envers  les  hommes  ne  procède  pas  du 
caprice  ou  de  la  faveur.  Suivant  des  formules  de 
date  postérieure,  mais  qui  répondent  à  la  foi  la  plus 
primitive  d'Israël  et  sont  régulatrices  de  tout  son 
développement,  Jahvé,  loin  de  faire  «  acception  de 
personnes  »,  Deut.,  x,  17,  est  un  Dieu  qui  rend  à 
chacun  selon  ses  œuvres,  I  Reg.,  xxvi,  23.  Ce  qui  veut 
évidemment  dire  que  ces  œuvres,  puisqu'il  en  tient 
compte,  ont  une  valeur  à  ses  yeux. 

En  effet,  le  rapport  logique  des  actes  humains  à  leur 
sanction  préside  à  là  sentence  qui  suit  la  chute  origi- 
nelle. «  Puisque  tu  as  fait  cela,  dit  Dieu  au  serpent,  tu 
seras  maudit  entre  tous  les  animaux.  »  Demêmepour 
Adam  :  «  Puisque  tu  as  écouté  la  voix  de  ta  femme  » 
et  mangé  du  fruit  défendu,  «  le  sol  sera  maudit  à  cause 
de  toi  ».  Gen.,  m,  14  et  17.  Un  peu  plus  loin,  s'il  est 
écrit  que  «  Jahvé  porta  un  regard  favorable  sur  Abel 
et  sur  son  offrande  »,  tandis  qu'il  détourna  sa  face  des 
oblations  de  Caïn,  ibid.,  iv,  5,  la  suite  montre  bien  que 
c'est  à  cause  des  dispositions  différentes  des  deux 
frères. 

Ainsi,  plus  tard,  c'est  parce  que  «  la  méchanceté 
des  hommes  était  grande  sur  la  terre  »  que  Jahvé  les 
veut  détruire  tous  par  le  fléau  du  déluge  et,  si  «  Noé 
trouva  grâce  aux  yeux  de  Jahvé  »,  c'est  parce  qu'il 
était  «  un  homme  juste  et  intègre»,  en  un  mot  parce 
qu'il  «  marchait  avec  Dieu  ».  vi,  5,  8-9.  Noé  lui-même 
ne  se  conduit  pas  autrement  lorsqu'il  maudit  Cham 
pour  son  irrévérence  et  bénit  Sem  ainsi  que  Japhet 
pour  le  respect  dont  ils  ont  fait  preuve  envers  lui. 
ix,  22-27.  Qu'il  s'agisse  de  récompense  aussi  bien  que 
de  châtiment,  la  Providence  divine  obéit  à  la  même 
loi  morale  qui  règle  les  rapports  des  hommes  entre 
eux.  Dans  la  suite,  cette  corrélation  continue  à  se 
vérifier  en  maints  épisodes  significatifs.  Les  Sodo- 
mites  sont  frappés  à  cause  de  leurs  crimes,  xvin,  20. 
Ruben  et  les  autres  fils  de  Jacob  se  sentent  punis 
pour  avoir  péché  contre  leur  frère  Joseph,  xlii,  21-22. 
Au  contraire,  il  n'est  pas  jusqu'aux  sages-femmes 
égyptiennes  qui  ne  soient  récompensées  pour  le  bien 
qu'elles  ont  fait  aux  Hébreux  en  sauvant  leurs  gar- 
çons. Ex.,  i,  20-21. 

Si  grand  est  le  prix  des  justes  devant  Dieu  que  la 
considération  de  leurs  bonnes  œuvres  peut  retenir 
sa  juste  colère  à  l'égard  des  méchants.  Cette  loi  de 
compensation  s'affirme  avec  un  admirable  relief  dans 
la  scène  touchante  où  Abraham  marchande  auprès  de 
Jahvé  le  salut  de  Sodome.  Gen.,  xvm,  23-32.  S'il  s'y 
fût  trouvé  cinquante,  quarante-cinq,  quarante,  trente, 
vingt  ou  seulement  dix  justes,  Jahvé  eût  épargné  la 
ville  coupable  «  à  cause  d'eux  ».  Cette  puissance  d'in- 
tercession appartient  surtout  aux  grands  serviteurs  de 
Dieu  tels  que  Moïse,  qui  en  fit  l'épreuve  lorsque  le 
peuple  fut  tombé  dans  l'idolâtrie  au  pied  de  la  mon- 
tagne, Ex.,  xxxn,  11-14,  30-32,  cf.  xxxiv,  8-9,  ou  eut 
murmuré  contre  Jahvé  dans  le  désert.  Num.,  xxi, 
7-8. 

Telle  étant,  si  l'on  peut  dire,  la  condition  naturelle 
des  hommes  devant  Dieu,  l'alliance  vient  leur  conférer 
un  titre  nouveau.  Abraham,  qui  était  déjà  l'élu  de 
Jahvé,  reçoit  l'assurance  d'un  surcroît  de  bénédictions 
pour  lui  avoir  consenti  le  sacrifice  de  son  fils  unique. 
«  Toutes  les  nations  de  la  terre  seront  bénies  en  ta  pos- 
térité, parce  que  tu  as  obéi  à  ma  voix.  »  Gen.,  xxn,  18. 
L'alliance  avec  Israël  prend  de  même  la  forme  d'un 
contrat  bilatéral,  Ex.,  xxiv,  3-8,  dont  la  portée  avait 
été  précédemment  exposée  en  ces  termes  :  «  Voici, 


l'envoie  un  ange  devant  toi...  Tiens-toi  sur  tes  gardes 
devant  lui  et  écoute  sa  voix...  Si  tu  écoutes  sa  voix  et 
si  tu  fais  ce  que  je  te  dirai,  je  serai  l'ennemi  de  tes 
ennemis  et  l'adversaire  de  tes  adversaires.  »  Ex., 
xxiii,  20-22.  Ce  qui  sous-entend  comme  contre-partie 
que  le  peuple  sera  châtié  s'il  devient  infidèle.  En  un 
mot,  l'adoption  divine  étant  posée,  c'est  désormais 
la  conduite  du  peuple  qui  doit  déterminer  la  conduite 
de  Dieu.  A  cet  engagement  initial  se  réfèrent  tous  les 
commentaires  postérieurs  qui  remplissent  le  Deuté- 
ronome.  Voir,  par  exemple,  v,  28-33;  vi,  10-25;  xi, 
13-17,  26-28;  xxvm,  1-65;  xxix,  19-xxx,  7,    15-18. 

Il  ne  s'agit  là  que  de  promesses  collectives.  Mais  de 
la  prospérité  ou  des  épreuves  qui  atteignent  la  nation 
ses  membres  sont  évidemment  appelés  à  ressentir  le 
contre-coup.  On  rencontre  d'ailleurs  l'affirmation  du 
même  rapport  à  propos  de  préceptes  individuels. 
«  Honore  ton  père  et  ta  mère,  prononce  le  Décalogue, 
Ex.,  xx,  12,  cf.  Deut.,  v,  16,  afin  que  tes  jours  se 
prolongent  dans  le  pays.  »  Ce  qui  importe,  quel  que 
soit  le  cas,  c'est  que  les  œuvres  de  l'homme  y  soient 
données  comme  la  cause  déterminante  de  la  direction 
que  doit  prendre  la  Providence  de  Dieu  et  deviennent 
la  mesure  de  ses  effets. 

b)  Part  de  la  grâce  divine.  —  Il  s'en  faut  néanmoins 
que  cette  part  de  l'homme,  sur  laquelle  il  fallait  tout 
d'abord  insister,  soit  la  principale,  ni  moins  encore  la 
seule. 

Les  théologiens  protestants  s'évertuent  à  disqua- 
lifier, au  nom  de  la  révélation  biblique,  certaine 
«  théorie  mercenaire  consistant  à  établir  une  parité 
de  rapports  entre  la  prestation  humaine  et  la  rémuné- 
ration divine  ».  A.  Grétillat,  op.  cit.,  t.  iv,  p.  408. 
Conception  simplifiée  pour  les  besoins  de  la  cause, 
contre  laquelle  ils  dressent  ensuite  à  plaisir  tout  ce  que 
l'Écriture  enseigne  du  souverain  domaine  de  Dieu 
sur  l'homme,  de  la  libéralité  et  de  la  transcendance  de 
ses  dons.  Il  n'est  pas  douteux  que  ces  vérités  n'appar- 
tiennent aux  couches  les  plus  profondes  de  la  foi  juive; 
mais  seul  l'esprit  de  controverse  les  peut  mettre  en 
opposition  avec  la  doctrine  du  mérite,  dont  elles  ne 
font, "en  réalité,  que  préciser  les  conditions. 

Une  méthode  objective  consiste,  au  contraire,  à 
constater  la  coexistence  de  ces  deux  courants.  Ce  qui 
oblige  à  y  voir  les  deux  aspects  complémentaires 
d'une  seule  et  même  révélation.  A  ce  titre,  il  est 
intéressant  de  saisir  une  première  affirmation  de  la 
grâce  divine,  pour  incomplète  qu'elle  puisse  être 
encore,  dès  cette  période  primitive,  où  le  rôle  des 
œuvres  humaines  est  si  fermement  indiqué. 

Pour  ce  qui  concerne  l'humanité  patriarcale  avant 
Abraham,  phase  qu'on  peut  pratiquement  faire 
coïncider  avec  ce  que  la  théologie  postérieure  devait 
désigner  sous  le  nom  de  «  loi  de  nature  »,  il  n'y  a  pas 
d'indication  précise  sur  ce  point.  Une  suggestion 
générale  est  pourtant  déjà  fournie  par  le  récit  de  la 
création.  Du  moment  que  l'homme  tient  de  Dieu 
toutes  les  puissances  de  son  corps  et  de  son  âme, 
n'est-il  pas  logique  de  rapporter,  en  dernière  analyse, 
à  la  même  source  tous  les  biens  qui  peuvent  en  décou- 
ler? 

En  revanche,  l'idée  de  grâce  se  fait  absolument 
nette,  dans  le  cadre  propre  à  l'Ancien  Testament  qu'il 
ne  faut  jamais  perdre  de  vue,  aussitôt  que  surviennent 
les  promesses  spéciales  au  peuple  de  Dieu.  Toutes 
sont  initialement  suspendues  à  l'élection  gratuite 
d'Abraham,  Gen.  xni,  1-3;  cf.  xm,  14-17;  xv,  4-6; 
xvn,  3-10,  qui  est  ensuite  renouvelée  et  précisée  en 
la  personne  de  Jacob,  ibid.,  xxv,  23.  'Plus  tard,  un 
nouvel  élément  de  libéralité  apparaît  avec  la  déli- 
vrance du  joug  égyptien.  Ex.,  xv,  13;  cf.  Deut.,  vn, 
7-8;  vm,  14-16.  D'une  manière  plus  générale,  Jahvé 
peut  dire,  pour  affirmer  ses  libres  et  incontestables 


581 


MÉRITE,    DOCTRINE    DU    JUDAÏSME 


582 


initiatives  :  «  Je  fais  grâce  à  qui  je  fais  grâce  et 
miséricorde  à  qui  je  fais  miséricorde.  »  Ex.,  xxxrn, 
19.  Parole  que  devait  reprendre  saint  Paul,  Rom.,  ix, 
15,  et  qui  suffirait  à  faire  voir  combien  est  profonde, 
sous  leurs  indéniables  différences,  la  continuité  reli- 
gieuse entre  les  deux  Testaments. 

A  cette  grâce  radicale,  de  laquelle  dépendent  tous 
les  mérites  de  la  race  élue,  s'ajoute  le  fait  accidentel 
de  ses  perpétuelles  infidélités.  Car,  dès  le  Sinaï, 
Israël  se  montre  «  un  peuple  au  cou  raide  »,  Ex., 
xxxn,  9,  cf.  xxxm,  3  et  xxxiv,  9,  qui  irrite  par  ses 
révoltes  le  Dieu  qu'il  devait  servir.  Aussi  reçoit-il 
cet  avertissement  :  «  Ne  dis  pas  en  ton  cœur  :  c'est 
à  cause  de  ma  justice  que  Jahvé  me  fait  entrer  en 
possession  de  ce  pays.  »  Deut.,  ix,  4;  cf.  vm,  17. 

La  seule  cause  positive  ici  relevée  pour  expliquer 
l'entrée  du  peuple  dans  la  terre  promise  relève  de  la 
justice  commutative,  savoir  la  méchanceté  des  Cha- 
nanéens;  mais  on  voit  ailleurs  que  la  gloire  de  Dieu 
lui-même  y  est  intéressée.  «  Pourquoi,  prie  Moïse,  les 
Égyptiens  diraient-ils  :  C'est  pour  leur  malheur  qu'il 
les  a  fait  sortir?  »  Ex.,  xxxn,  12.  «  Considère  que 
cette  nation  est  ton  peuple.  »  Ex.,  xxxni,  13;  cf. 
Num.,  xiv,  13-17.  A  quoi  se  joint  la  fidélité  qu'il  doit 
à  ses  promesses  et  le  souvenir  des  ancêtres  :  «  Souviens- 
toi  d'Abraham,  d'Isaac  et  de  Jacob,  tes  serviteurs, 
auxquels  tu  as  dit  en  jurant  par  toi-même  :  Je  multi- 
plierai votre  postérité  comme  les  étoiles  du  ciel.  » 
Ibid.,  xxxn,  13.  La  mention  des  pères,  qui  est  un 
hommage  à  leurs  mérites,  ne  fait  que  mieux  souligner 
le  démérite  des  fils. 

Ainsi  le  sentiment  ému  des  miséricordes  divines 
doit  toujours  tempérer,  en  Israël,  la  confiance  qu'il 
peut  et  doit  avoir  en  ses  œuvres.  Pour  réels  qu'ils 
soient,  ses  mérites  ne  sont  et  ne  peuvent  jamais  être 
indépendants  de  Dieu,  qui  lui  a  donné  et  lui  maintient 
le  moyen  de  les  acquérir.  Toute  la  vie  religieuse  du 
peuple  juif  se  développe  dans  la  suite  sur  la  base  de 
cette  double  conviction. 

2.  Application  au  peuple.  —  Comme  toujours  dans 
l'Ancien  Testament,  c'est  aux  destinées  collectives  du 
peuple  que  ces  prémisses  fondamentales  de  sa  foi 
vont  tout  d'abord  s'appliquer. 

a)  Livres  historiques.  —  Rien  n'est  plus  connu  que 
la  philosophie  dans  laquelle  les  écrivains  sacrés  enca- 
drent tour  à  tour  les  événements  de  leur  histoire  natio- 
nale. Chaque  fois  que  le  peuple  devient  infidèle  à  son 
Dieu,  il  est  invariablement  puni;  mais  il  retrouve  la 
miséricorde  de  Jahvé  aussitôt  qu'il  se  retourne  vers 
lui. 

Dans  cette  perspective,  la  corrélation  est  absolue  et 
va,  pour  ainsi  dire,  de  plain-pied  entre  la  faute  et  le 
châtiment.  «  Il  s'éleva  une  autre  génération  qui  ne 
connaissait  point  Jahvé,  ni  ce  qu'il  avait  fait  en  faveur 
d'Israël.  Les  enfants  d'Israël  firent  alors  ce  qui  déplaît 
à  Jahvé  et  ils  servirent  les  Raals...  La  colère  de  Jahvé 
s'enflamma  contre  Israël.  Il  les  livra  aux  mains  des 
pillards  qui  les  pillèrent...  Partout  où  ils  allaient,  la 
main  de  Jahvé  était  sur  eux  pour  leur  faire  du  mal 
comme  il  l'avait  dit.  »  Jud.,  h,  10-15. 

Le  morcellement  du  style  hébraïque  ne  doit  pas 
induire  en  erreur  :  entre  les  deux  phénomènes  il  n'y 
a  pas  seulement  succession,  mais  lien  intime.  «  Puisque 
cette  nation,  déclare  Jahvé,  a  transgressé  mon 
alliance...,  je  ne  chasserai  plus  devant  eux  aucun 
ennemi.  »  Ibid.,  20.  Et  plus  loin,  m,  12  :  «  Les  enfants 
d'Israël  firent  encore  ce  qui  déplaît  à  Jahvé,  et 
Jahvé  fortifia  Kglon,  roi  de  Moab,  contre  Israël, 
parce  qu'ils  avaient  fait  ce  qui  déplaît  à  Jahvé.  » 
C'est  dire  que  la  conduite  sévère  de  Jahvé  est  provo- 
quée pa  les  fautes  des  Israélites  et  suppose  un  démé- 
xite  de  leur  part. 

Inversement  la  délivrance  est  toujours  présentée 


comme  une  libre  initiative  de  la  bonté  divine.  Le 
mérite  n'a  pas  à  intervenir  ici,  et  pour  cause.  Mais  il 
n'est  pas  exclu  pour  autant  d'une  manière  totale.  Car 
Jahvé  attend  tout  au  moins  les  gémissements  de 
son  peuple  pour  lui  venir  en  aide. Voir  lud.,  h,  18;  m, 
15;  iv,  3;  vi,  0-8;  x,  10,  15-16.  On  ne  peut  demander 
autre  chose  à  des  coupables  que  ce  geste  de  détresse, 
qui  signifie  déjà  un  commencement  de  conver- 
sion; mais  ils  ne  sont  pas  dispensés  de  ce  minimum. 
N'est-ce  pas  laisser  entendre  que  cette  contrition,  si 
imparfaite  soit-elle,  n'est  pas  dénuée  de  toute  valeur? 
Les  livres  historiques  postérieurs  se  développent 
sur  un  rythme  sensiblement  identique  et  autorisent 
les  mêmes  conclusions. 

b)  Livres  prophétiques.  —  Avec  les  prophètes  nous 
rencontrons  un  enseignement  déjà  plus  explicite, 
dont  l'avenir  messianique  forme  l'objet  central. 

Il  est  à  peine  besoin  de  rappeler  avec  quels  accents 
de  tendresse  ils  s'accordent  à  célébrer  les  grâces  de 
Dieu  sur  Israël,  qui  leur  servent  de  point  de  départ 
tout  à  la  fois  pour  lui  montrer  son  ingratitude  et 
l'exciter  à  la  confiance.  Dans  le  passé,  c'est  l'élection 
du  peuple,  qui  résulte  uniquement  d'un  choix  béné- 
vole, complétée  par  le  grand  miracle  de  l'exode. 
Os.,  xi,  1  ;  Jér.,  xi,  4,  et,  plus  expressément,  Mal.,  i, 
2-3,  qui  se  retrouve  chez  saint  Paul,  Rom.,  ix,  13. 
Bienveillance  initiale  suivie  d'une  protection  amou- 
reuse qui  suggère  les  comparaisons  les  plus  délicates  : 
Israël  est  pour  Jahvé  comme  une  fiancée,  Os.,  i,  10; 
ii,  24  =  Rom.,  ix,  25-26;  Ez.,  xvi,  3-14;  comme  une 
vigne,  Is.,  v,  2-4,  ou  un  troupeau,  Ez.,  xxxiv,  6,  qui 
furent  l'objet  des  soins  les  plus  attentifs. 

Cette  Providence  qui  veilla  sur  les  origines  d'Israël 
se  continue  à  l'égard  de  ses  destinées  présentes.  Malgré 
ses  crimes,  Jahvé  veut  encore  en  laisser  subsister  tout 
au  moins  un  «  petit  reste  ».  Is.,  i,  9;  vi,  13;  x,  20-22; 
xxvni,  5.  A  ces  «  réchappes  d'Israël  »  sont  promises 
les  plus  larges  bénédictions.  Is.,  iv,  2-6;  ix,  1-6; 
xiv,  1-4;  er.,  xxm,  2-8;  xxiv,  4-7.  Il  est  bien  clair, 
d'après  toutes  ces  prémisses  réunies,  qu'Israël  ne 
saurait  revendiquer  aucun  droit  et  que  tous  les  biens 
qu'il  est  appelé  à  recevoir  sont,  en  définitive,  autant 
de  faveurs  gratuites  de  Jahvé. 

Néanmoins  la  loi  générale  subsiste  qu'il  y  a  un 
rapport  constant  entre  la  conduite  de  Dieu  et  celle 
de  son  peuple.  Elle  est  fort  bien  exprimée  dans  le 
discours  que  le  prophète  Azarias  tient  au  roi  Asa  : 
«  Jahvé  est  avec  vous  quand  vous  êtes  avec  lui...; 
mais,  si  vous  l'abandonnez,  il  vous  abandonnera.  » 
D'où  suit  cette  conclusion  pratique  :  «  Vous  donc 
fortifiez-vous  et  ne  laissez  pas  vos  mains  s'affaiblir; 
car  il  y  aura  un  salaire  pour  vos  œuvres.  »  II  Par., 
xv,  2-7;  cf.  Is.,  xl,  10;  Jer.,  xxxi,  16. 

Aussi  bien  est-ce  un  lieu  commun,  chez  les  prophè- 
tes, que  de  présenter  les  malheurs  d'Israël  comme  la 
punition  de  ses  péchés.  Am.,  m,  1-2,  13-15;  iv,  4-12; 
Os.,  iv,  1-10;  Is.,  i,  21-26;  v,  18-25;  Jer.,  v,  23-29; 
vn,  16-20.  Réciproquement  sa  délivrance  est  subor- 
donnée à  sa  conversion.  D'où  non  seulement  les 
appels  réitérés  à  la  pénitence  que  font  entendre  tour 
à  tour  les  hommes  de  Dieu,  par  exemple,  Is.,  i,  16-18  et 
Joël,  ii,  12-17  — ■  ce  qui  déjà  permet  de  supposer  que 
cet  acte  ne  saurait  être  inutile  —  mais  ces  engage- 
ments exprès  où  le  retour  à  Jahvé  est  une  condition 
assurée  de  succès.  «  Si  cette  nation  sur  laquelle  j'ai 
parlé  revient  de  sa  méchanceté,  je  me  repens  du  mal 
que  j'avais  pensé  lui  faire  »,  dit  Jahvé  dans  .1er.,  xvm, 
8.  Cf.,  m,  22;  iv,  1-2;  Is.,  lv,  7.  Les  païens  eux-mêmes, 
quand  ils  sont  ainsi  disposés,  bénéficient  du  pardon 
divin,  comme  en  témoigne  l'apostolat  classique  de 
Jonas  à  Ninive,  m,  4-10.  A  n'en  pas  douter,  le  droit 
à  la  récompense  est  moins  strict  que  le  droit  au  châti- 
ment; mais  celui-là  n'est  pas  non  plus  négligé 


583 


MÉRITE,    DOCTRINE    DU    JUDAÏSME 


584 


Deux  formules  symétriques  expriment  ce  double 
aspect  de  la  providence  de  Jahvé  sur  son  peuple. 
Plus  sensible  à  l'initiative  divine,  Jérémie  priait  en  ces 
termes  :  «  Fais-nous  revenir  vers  toi,  ô  Jahvé,  et  nous 
reviendrons.  »  Lam.,  v,  21.  Zacharie,  au  contraire, 
insiste  sur  le  rôle  de  l'homme,  i,  3,  et  lui  reconnaît 
même  la  priorité  :  «  Revenez  à  moi,  dit  Jahvé  des 
armées,  et  je  reviendrai  à  vous.  »  Il  suffit  de  se  souvenir 
que  le  concile  de  Trente  devait  un  jour  reprendre 
et  rapprocher,  au  sujet  de  la  justification,  ces  deux 
aphorismes  complémentaires,  sess.  vi,  c.  v,  Denzinger- 
Bannwart,  n.  797,  pour  s'assurer  qu'on  ne  fait  pas 
fausse  route  en  allant  chercher  une  première  esquisse 
de  la  doctrine  du  mérite  dans  les  vues  directrices, 
d'après  lesquelles  les  prophètes  expliquaient  la  con- 
duite de  Jahvé  à  l'égard  d'Israël. 

3.  Application  aux.  individus.  —  Bien  que  la  pensée 
religieuse  d'Israël  se  soit  toujours  attachée  de  préfé- 
rence au  sort  de  la  collectivité,  le  point  de  vue  indi- 
viduel n'est  pourtant  pas  entièrement  exclu  de  son 
horizon.  Déjà  la  seule  logique  obligerait  à  dire  que  les 
destinées  de  la  nation  commandent  nécessairement 
celles  de  ses  membres,  et  surtout  que  ses  obligations 
ne  sauraient  être  remplies  que  par  eux.  Cette  conclu- 
sion est  tellement  obvie  que,  chacun  à  sa  façon,  histo- 
riens et  prophètes  commencent  à  la  tirer. 

a)  Livres  historiques.  —  En  raison  de  leur  but,  les 
livres  historiques  n'avaient  pas  à  donner  des  leçons 
de  morale  individuelle  :  il  leur  suffisait  de  celles  qui 
ressortent  spontanément  des  faits.  Cependant  leurs 
écrits  les  mettaient  au  moins  en  contact  avec  la  per- 
sonnalité des  rois  et  chefs  du  peuple,  auxquels  ils 
appliquent  tout  naturellement  la  loi  fondamentale 
de  la  nation. 

A  la  base  de  leur  élévation,  se  trouve  une  élection 
toute  gratuite  de  Dieu,  comme  on  le  voit  pour  Saiil 
d'abord,  I  Reg..  ix,  15-20,  et  ensuite  pour  David, 
ibid.,  xvi,  1-12.  Cf.  II  Reg.,  vn,  8.  Si,  plus  tard,  Saiil 
est  réprouvé,  c'est  uniquement  pour  ses  fautes  :  «  Je 
me  repens  d'avoir  établi  Saiil  pour  roi,  prononce 
Jahvé,  ibid.,  xv,  11  ;  car  il  se  détourne  de  moi  et  il  n'ob- 
serve point  mes  paroles.  »  De  même  sont  rigoureu- 
sement punis  les  crimes  de  David,  II  Reg.,  xn,  14; 
xxiv,  10-15;  I  Par.,  xxi,  7-14,  puis  de  Salomon, 
III  Reg.,  xi,  9,  et  de  leurs  divers  successeurs. 

Les  bienfaits  divins  à  leur  endroit  comportent  une 
première  part  de  grâce,  savoir  la  volonté  d'affermir 
à  jamais  la  race  de  David.  II  Reg.,  vn,  12-29.  Mais 
on  peut  déjà  supposer  qu'à  cette  promesse  bénévole 
la  fidélité  du  saint  roi  au  service  de  Jahvé  n'est  pas 
étrangère.  Aussi  rappelle-t-il  lui-même  à  son  fils 
Salomon  que  sa  bonne  conduite  sera  la  condition 
nécessaire  et  suffisante  des  bénédictions  de  Dieu  sur 
son  règne.  III  Reg.,  h,  3-4.  La  même  promesse  est 
faite  à  Jéroboam,  ibid.,  xi,  38,  accompagnée  de  sem- 
blables menaces  en  cas  d'infidélité.  Ibid.,  xm,  21-22; 
xiv,  8-10,  16.  Toute  l'histoire  postérieure  de  la  royauté 
se  déroule  d'après  ce  schéma. 

Jusqu'en  cette  économie  que  semble  dominer  une 
loi  de  stricte  rétribution,  la  grâce  de  Dieu  ne  cesse 
pourtant  pas  de  s'affirmer.  Salomon  eût  déjà  mérité 
par  ses  idolâtries  le  sort  de  Saiil  :  si  Jahvé  lui  épargne 
cette  complète  réprobalion  et  se  contente  de  lui 
annoncer  la  division  de  son  royaume,  c'est,  dit-il,  «  à 
cause  de  David  mon  serviteur  ».  III  Reg.,  xi,  12-13, 
32,  36.  Providence  paradoxale  au  regard  de  la  justice, 
mais  qui  rappelle,  d'une  part,  que  la  miséricorde  ne 
perd  jamais  ses  droits  et,  de  l'autre,  invite  ceux  qui 
en  bénéficient  à  une  salutaire  humilité. 

Ces  divers  sentiments  sont  comme  synthétisés  dans 

la  prière  que  Salomon  adresse  à  Jahvé  au  moment  de 

la  dédicace  du  temple.  On  y  trouve  rappelée,   avec 

•  l'élection  de  David,  III  Reg.,  vni,  15-16,  la  condition 


à  laquelle  en  reste  soumise  la  permanence.  Ibid.,  25. 
De  cette  condition  la  réponse  de  Jahvé,  ibid.,  ix, 
3-9,  fournit  un  commentaire  explicite,  qui  se  résu- 
merait assez  bien  dans  la  formule  populaire  «  donnant- 
donnant  ». 

Est-il  besoin  de  dire  que  cette  loi,  sur  laquelle  les 
écrivains  sacrés  reviennent  avec  tant  d'insistance  à 
cause  du  rôle  théocratique  dévolu  aux  rois  d'Israël, 
ne  saurait  leur  être  personnelle?  Aussi  bien  qu'aux 
chefs  elle  convient  au  peuple  tout  entier  et  donc  aux 
individus  qui  le  composent.  Le  même  texte  suggère, 
en  termes  déjà  très  nets,  cette  généralisation  indé- 
finie. «  Juge  tes  serviteurs,  dit  Salomon,  ibid.,vm,  32; 
cor  damne  le  coupable  et  fais  retomber  sa  conduite 
sur  sa  tête;  rends  justice  à  l'innocent  et  traite-le  selon 
son  innocence.  »  Dans  une  sphère  plus  modeste,  mais, 
en  somme,  du  même  ordre,  Noémi  disait  également 
à  ses  belles-filles,  Ruth,  i,  8  :  «  Que  Jahvé  use  de 
bonté  envers  vous,  comme  vous  l'avez  fait  envers 
ceux  qui  sont  morts  et  envers  moi.   » 

A  propos  des  souverains,  on  aperçoit  donc  une 
règle  générale  du  gouvernement  providentiel.  Si  les 
hommes  doivent  à  un  don  de  Dieu  ce  qu'ils  sont  ici- 
bas,  il  dépend  de  chacun  d'y  persévérer  ou  d'en  déchoir 
par  leur  conduite  personnelle  et,  de  toutes  façons, 
leurs  œuvres  ne  se  perdent  pas. 

b)  Livres  prophétiques.  —  Parce  qu'ils  étaient  essen- 
tiellement des  prédicateurs,  les  prophètes  devaient 
avoir  plus  que  personne  l'occasion  de  rappeler  aux 
particuliers  leurs  devoirs  en  vue  du  royaume  qu'ils 
avaient  mission  d'annoncer. 

Autant  ils  sont  ardents  à  raviver  dans  le  peuple  la 
foi  aux  espérances  messianiques,  autant  ils  sont 
fermes  pour  les  subordonner  à  des  conditions  morales. 
La  conversion  du  cœur  et  la  pénitence  qu'ils  réclament 
de  la  nation  entière  ne  sauraient  avoir  de  sens  que 
s'il  incombe  aux  individus  de  les  réaliser.  C'est  donc 
chacun  des  Israélites  qui  doit  tout  à  la  fois,  avec 
Zacharie,  i,  3,  éprouver  l'obligation  de  se  convertir 
et,  avec  Jérémie,  Lam.,  v,  21,  prier  Dieu  qu'il  le 
convertisse.  Par  réaction  contre  l'abus  trop  réel  du 
sentiment  de  la  solidarité  dans  le  peuple,  il  est  notoire, 
voir  Jugement,  t.  vm,  col.  1742,  que  les  prophètes 
insistent  volontiers  sur  le  sens  desrespon>abilités  indi- 
viduelles. Voir  Jer.,  xxxi,  29  30,  et  surtout  Ézéchiel, 
xvni,  4  sq.,  qui  conclut  son  exhortation  par  ces  mots, 
ibid.,  30  :  «  Je  vous  jugerai  chacun  selon  ses  voies.  » 
Cf.  ix,  10;  Jer.,  xvn,  10;  xxv,  14;  xxxn,  19. 

En  conséquence,  le  salut  messianique  n'est  pas 
applicable  à  tous  automatiquement,  mais  à  ceux-là 
seulement  qui  en  seront  trouvés  dignes.  «  Sion  sera 
sauvée  par  la  droiture  et  ceux  qui  s'y  convertiront 
seront  sauvés  par  la  justice.  Mais  la  ruine  atteindra 
tous  les  rebelles  et  les  pécheurs,  et  ceux  qui  aban- 
donnent Jahvé  périront.  »  Isaïe,  i,  27-28.  C'est  pour- 
quoi le  prophète,  tout  en  s'adressant  au  peuple  en 
général,  y  distingue  diver  es  catégories.  Il  s'élève  en 
justicier  contre  les  pécheurs  de  tout  rang  pour  leur 
annoncer  les  châtiments  implacables  de  Jahvé.  Voir 
v,  8-9;  ix,  7-10;  x,  1-4;  xxvm,  14-22.  Aux  justes,  au 
contraire,  il  promet  «  la  rétribution  de  Dieu  ».  xxxv, 
4.  Cf.  xxvi,  2  4;  xxx,  18. 

Si  le  point  de  vue  national  semble  dominer  davan- 
tage dans  Jérémie,  c'est  qu'il  ne  voit  pas  à  faire 
beaucoup  de  différence  parmi  les  membres  du  peuple. 
Tous  seront  châtiés,  parce  que  tous  lui  paraissent 
coupables,  vi,  10-15.  «  Parcourez  les  rues  de  Jérusa- 
lem, fait-il  dire  à  Jahvé,  v,  1,  par  réminiscence  évi- 
dente de  la  prière  d'Abraham  pour  Sodome;  regardez, 
informez-vous,  cherchez  dans  les  places  s'il  s'y  trouve 
un  homme,  s'il  y  en  a  un  qui  pratique  la  justice,  qui 
s'attache  à  la  vérité,  et  je  pardonne  à  Jérusalem.  » 
Cependant   Jahvé   distinguera   entre   les   captifs   de 


585 


MÉRITE,    RÉSULTATS    PRATIQUES    DU    JUDAÏSME 


586 


Babylone.  xxiv,  1-5,  comme  le  voyant  distingue  entre 
les  figues  bonnes  et  mauvaises  d'un  même  panier. 

Avec  Ézéchlel,  le  discernement  des  individus  s'af- 
firme en  pleine  lumière.  Quoique  Jahvé  soit  profon- 
dément irrité  contre  tout  le  peuple,  v,  5-17  et  vn, 
2-4,  il  remarque  dans  Jérusalem  «  ceux  qui  soupirent 
et  qui  gémissent  à  cause  de  toutes  les  abominations 
qui  s'y  commettent  »  :  ceux-là  reçoivent  une  marque 
spéciale  sur  le  front,  qui  leur  vaudra  d'être  épargnés. 
ix,  4-6.  Ainsi,  quand  viendra  l'heure  de  la  délivrance, 
il  se  fera  un  triage  parmi  les  exilés,  xx,  38  :  la  partie 
fidèle  retrouvera  les  bienfaits  de  l'alliance,  tandis  que, 
pour  les  autres,  Jahvé  fera  «  retomber  leurs  œuvres 
sur  leur  tète  ».  xi,  21. 

En  somme,  devant  la  grande  grâce  du  salut  mes- 
sianique tout  comme  dans  le  cours  ordinaire  de  la 
Providence,  la  moralité  humaine  compte  aux  yeux 
de  Dieu.  Qu'il  s'agisse  du  peuple  ou  des  individus,  ils 
doivent  s'attendre  à  la  juste  punition  de  leurs  fautes 
et  ne  peuvent  escompter  la  possession  des  biens  que 
la  bonté  divine  leur  réserve  que  s'ils  ont  soin  de  les 
conquérir  au  prix  de  leurs  efforts.  Sans  doute  ne 
serait-il  pas  de  tout  point  exact  de  dire  que  les  rap- 
ports de  Dieu  avec  les  hommes  se  règlent  suivant  une 
loi  de  justice;  car  la  miséricorde  y  intervient  de  toutes 
parts,  en  ce  double  sens  que  le  châtiment  est  au-des- 
sous de  la  culpabilité  et  plus  encore  la  récompense  au- 
dessus  des  bonnes  œuvres.  Mais  il  reste  que  Dieu  est 
essentiellement  donné  comme  un  rémunérateur  et  que 
son  attitude,  si  l'on  peut  ainsi  dire,  est  fonction  de 
celle  qu'Israël  prend  à  l'endroit  de  ses  volontés.  Ce 
rôle  des  actions  humaines  n'est-il  pas  l'affirmation  pra- 
tique de  leur  valeur,  c'est-à-dire,  en  d'autres  termes,  du 
mérite  qui  revient  à  leur  agent? 

Vainement  opposerait-on  que  cette  Providence 
divine  se  déroule  principalement  dans  l'ordre  tem- 
porel. Peu  importe  ici  l'objet  :  ce  qu'il  faut  retenir,  c'est 
la  loi  posée  à  ce  propos.  Si  l'application  en  est  encore 
restreinte,  cette  limite  tient  uniquement  à  l'insuf- 
fisance du  développement  religieux  dans  l'ancienne 
Loi;  mais  le  fondement  moral  sur  lequel  elle  repose 
permet  de  s'attendre  à  ce  qu'elle  trouve  tout  autant 
sa  place  dans  l'ordre  plus  élevé  des  biens  spirituels, 
dès  que  la  phase  des  ombres  disparaîtra  devant  celle 
des  réalités. 

2°  Résultais  pratiques  du  judaïsme.  —  En  attendant, 
cette  économie  imparfaite  devait  régner  pendant  de 
longs  siècles  sur  le  peuple  de  Dieu.  Divers  indices 
permettent  tout  au  moins  d'entrevoir  quelle  sorte  de 
fruits  elle  y  produisait. 

1.  Littérature  canonique.  —  Il  n'est  pas  de  docu- 
ments plus  précieux  à  cet  égard  que  ces  livres  du  canon 
qui  tendaient  à  organiser  la  vie  religieuse  d'Israël  ou 
qui  sont  l'expression  vécue  de  son  développement. 
L'âme  juive  y  apparaît  avec  une  complexité  où  se 
révèle  l'action  des  divers  courants  qui  alimentaient 
sa  foi. 

a)  Culte  juif.  —  Dans  toutes  les  religions,  la  litur- 
gie est  une  des  formes  et  une  des  sources  les  plus 
importantes  de  la  piété.  Le  cérémonial  juif  était 
particulièrement  riche  à  cet  égard.  Il  est,  par  malheur, 
difficile  de  savoir  avec  exactitude  quelle  impression 
pouvait  résulter  de  ces  rites  sur  les  âmes,  et  il  est  pro- 
bable a  priori  que  chacune  en  prenait  à  la  mesure  de 
ses  dispositions  spirituelles.  Aussi  importe-t-il  de  se 
mettre  en  garde  contre  les  schématismes  contradic- 
toires qui  apportent  ici  des  systèmes  tout  faits.  Tout 
ce  qu'on  peut  entreprendre  avec  quelque  vraisem- 
blance, c'est  d'analyser  l'esprit  général  qui  anime  ce 
rituel  et  qu'il  tendait  sans  nul  doute  à  communiquer. 
H  Puisque  l'alliance  du  peuple  avec  Jahvé  avait  pris 
le  caractère  d'un  contrat,  il  était  dans  la  logique  de 
cette  idée  qu'une  sorte  de  cahier  des  charges  vînt 


déterminer,  dans  le  détail,  sous  forme  de  clauses 
réglementaires,  les  obligations  d'Israël  envers  son 
Seigneur.  La  Loi  n'a  pas  d'autre  but.  Établie  sur  la 
ferme  notion  du  Dieu  unique  et  transcendant,  elle 
entourait  cette  foi  monothéiste  d'un  réseau  d'obser- 
vances aussi  abondantes  que  rigoureuses.  Certains 
actes  étaient  commandés  :  circoncision,  offrandes, 
sacrifices  et  fêtes  annuelles.  D'autres  étaient  inter- 
dits, parmi  lesquels,  à  côté  de  fautes  morales,  figu- 
rait un  certain  nombre  de  souillures  purement  maté- 
rielles. Pour  les  unes  et  les  autres,  une  procédure 
d'expiatioi  était  prévue.  Le  tout  étant  ordonné  par 
Jahvé  lui-même  et  donc  le  moyen  assuré  de  lui  plaire. 
Or  la  Loi,  qui  plongeait  ses  racines  dans  la  plus 
ancienne  tradition  religieuse  d'Israël,  prenait  une 
place  croissante  dans  sa  conduite  et  ses  sentiments  à 
mesure  qu'il  était  moins  infidèle  à  Jahvé.  Après  l'exil 
surtout,  quand  elle  eut  été  l'objet  d'une  promulgation 
solennelle  en  vue  de  renouveler  l'antique  alliance, 
II  Esd.,  vni-x,  elle  devint  une  règle  de  plus  en  plus 
respectée   et   obéie. 

Il  est  certain  que,  par  sa  nature  même,  la  Loi  était 
un  code  de  pratiques  extérieures  plutôt  qu'une  «  intro- 
duction à  la  vie  dévote  ».  La  tentation  pouvait  aisé- 
ment venir  aux  Israélites  de  s'arrêter  à  la  lettre  de  ses 
prescriptions  et  de  se  croire  agréables  à  Dieu  par  le 
seul  fait  de  les  avoir  matériellement  observées.  Ce 
formalisme,  qui  s'épanouit  chez  les  pharisiens  de 
l'Évangile,  dut  exister  de  bonne  heure.  Dans  Isaïe, 
xxix,  13,  Jahvé  se  plaint  que  le  peuple  l'honore  seu- 
lement «  de  la  bouche  et  des  lèvres  ».  Quand  il  s'agis- 
sait de  pénitence,  beaucoup  se  content aiant  de  déchi- 
rer leurs  vêtements,  alors  que  c'est  le  cœur  qu'il  eût 
fallu  déchirer.  Joël,  n,  13.  Et  si  Jahvé  peut  s'écrier, 
Is.,  i,  11  :  «  Qu'ai-je  à  faire  de  la  multitude  de  vos 
sacrifices?  »,  c'est  évidemment  que  beaucoup  se  per- 
suadaient l'avoir  par  là  suffisamment  honoré. 

Aussi  cette  dernière  période  du  judaïsme,  où  s'af- 
fermit le  règne  de  la  Loi  et  qui  coïncide  avec  le 
tarissement  de  l'inspiration  prophétique,  est-elle  appe- 
lée par  les  historiens  «  la  nuit  du  légalisme  ».  Voir 
Judaïsme,  t.  vm,  col.  1636-1638.  Les  théologiens 
protestants  y  trouvent  le  type  de  l'altération  la  plus 
grave  et  la  plus  grossière  du  principe  religieux,  celle 
qui  consiste  «  à  placer  la  condition  de  la  justification 
dans  l'œuvre  extérieure  issue  de  la  force  naturelle 
donnée  une  fois  à  l'homme  par  le  créateur  et  réputée 
comme^telle  méritoire  devant  Dieu  ».  A.  Grétillat, 
op.  cit.,  t.  iv,  p.  370. 

Cependant  on  ne  perdra  pas  de  vue  que  le  forma- 
lisme populaire  est  condamné  par  les  auteurs  mêmes 
qui  en  signalent  l'existence  :  ce  qui  veut  dire  que  la 
conscience  religieuse  d'Israël  a  toujours  été  prémunie 
contre  son  invasion  ou  invitée  à  se  guérir  de  ses 
atteintes.  Au  surplus,  il  est  injuste  de  ne  voir  dans  un 
système  que  ses  défauts.  Saint  Paul  a  dénoncé  l'im- 
puissance religieuse  de  la  Loi  et  la  confiance  en  leur 
propre  justice  qu'elle  développait  chez  ses  fidèles. 
Cette  polémique  ne  saurait  passer  pour  une  vue  his- 
torique de  tout  point  complète,  et  l'abus  trop  réel 
qu'un  certain  nombre  de  Juifs  faisaient  de  la  Loi  ne 
doit  pas  empêcher  de  reconnaître  que  d'autres  ont  pu 
en  faire  un  bon  usage.  Pour  bien  des  âmes,  la  Loi  a  dû 
signifier  la  volonté  de  Dieu  et  ses  pratiques  éveiller  des 
sentiments  de  véritable  religion.  Le  symbolisme  des 
sacrifices  était  assez  obvie  pour  donner  ou  traduire 
le  sens  du  péché  et  susciter  le  repentir  qui  en  obtient 
l'efTacement.  Il  n'est  pas  jusqu'à  leur  répétition  même, 
Hebr.,  x,  1-2,  cf.  vn,  27  et  ix,  25,  qui  ne  pût  faire 
naître  au  cœur  une  impression  d'insuffisance  et,  par 
conséquent,  d'humilité.  Si  ces  hautes  leçons  ne  furent 
pas  entendues  par  la  masse,  pourquoi  voudrait-on 
qu'elles  soient  restées  inaccessibles  à  tous? 


587 


MÉRITE.    RÉSULTATS    PRATIQUES    DU    JUDAÏSME 


ÔS8 


Ainsi,  rien  qu'à  regarder  la  Loi  et  les  observances 
cultuelles  qu'elle  impose,  on  pourrait  déjà  soup- 
çonner que  la  vie  religieuse  d'Israël  ne  fut  pas  aussi 
exclusivement  vouée  au  pharisaïsme  qu'on  se  plaît 
parfois  à  l'imaginer  au  profit  de  certaines  thèses.  Il 
reste  d'ailleurs  que  d'autres  sources  venaient  compléter 
celle-là,  et,  au  besoin,  en  suppléer  le  déficit. 

b)  Morale  juive.  - —  A  côté  du  Lévitique,  il  ne  faut 
pas  oublier,  en  effet,  que  la  Loi  offrait  le  Décalogue 
et  que  les  prophètes  furent  des  moralistes  intrépides, 
qui  mirent  toute  leur  énergie  à  censurer  les  vices  du 
peuple  et  à  ranimer  en  lui  la  conscience  de  ses  devoirs. 
«  Lavez-vous,  purifiez-vous,  s'écrie  Jahvé;  ôtez  de 
devant  mes  yeux  la  méchanceté  de  vos  actions;  cessez 
de  faire  le  mal,  apprenez  à  faire  le  bien.  »  Cela  fait, 
«  venez  et  plaidons...  Si  vos  péchés  sont  comme  le 
cramoisi,  ils  deviendront  blancs  comme  la  neige.  » 
Is.,  i,  16-18.  Une  corrélation  est  bien  établie,  à  n'en 
pas  douter,  entre  les  œuvres  des  enfants  d'Israël  et 
les  bénédictions  de  Dieu;  mais  ce  sont  des  œuvres 
d'ordre  éminemment  moral  qui  leur  sont  demandées. 
Cette  éthique,  partout  sous-jacente  à  la  religion 
juive,  fait  l'objet  spécial  des  livres  sapientiaux.  Non 
pas  qu'ils  s'occupent  précisément  de  dresser  un  cata- 
logue précis  d'obligations  pratiques,  mais  plutôt  de 
réunir  des  conseils  et  des  maximes  propres  à  diriger 
ou  stimuler  l'action  individuelle.  Par  où  ils  ne  repré- 
sentent que  mieux  l'inspiration  morale  du  judaïsme. 
Malgré  son  pessimisme,  qui  le  porte  à  souligner  la 
vanité  de  l'effort  humain,  et  cet  implacable  réalisme 
qui  le  fait  insister  de  préférence  sur  les  anomalies 
que  révèle  en  apparence  la  marche  du  monde,  l'Ecclé- 
siaste  n'oublie  pourtant  pas  que  «  Dieu  jugera  le  juste 
et  le  méchant;  car  il  y  a  un  temps  pour  toute  chose 
et  pour  toute  œuvre  ».  m,  17.  Cf.  vm,  6.  Aussi  son 
dernier  mot  est-il  pour  dire,  xi,  16-15  :  «  Crains  Dieu 
et  observe  ses  commandements...  Car  Dieu  amènera 
toute  œuvre  en  jugement,  au  sujet  de  tout  ce  qui  est 
caché,  soit  bien,  soit  mal.   » 

Dans  les  Proverbes,  le  principe  de  la  justice  divine 
s'affirme  de  la  manière  la  plus  ferme  :  «  Les  yeux  de 
Jahvé  sont  en  tout  lieu,  observant  les  méchants  et 
les  bons.  »  xv,  3.  Cf.  xxiv,  12  :  «  Ne  rendra-t-il  pas 
à  chacun  selon  ses  œuvres?  »  Cette  Providence  justi- 
cière  s'applique  aux  collectivités  :  «  La  justice  élève 
une  nation,  mais  le  péché  est  la  honte  des  peuples.  » 
xiv,  34.  Cf.  xvi,  12.  Plus  encore  s'exerce-t-elle  sur  les 
individus.  «  La  crainte  de  Jahvé  augmente  les  jours, 
mais  les  années  des  méchants  sont  abrégées.  »  En 
effet,  «  la  voie  de  Jahvé  est  un  rempart  pour  l'inté- 
grité, mais  elle  est  une  ruine  pour  ceux  qui  font  le 
mal  ».  x,  27,  29.  —  Sur  la  base  de  cette  théodicée  une 
morale  s'élève,  où  la  moralité  des  œuvres  humaines 
s'achève  et  se  fixe  en  de  justes  rétributions.  «  L'homme 
bon  fait  du  bien  à  son  âme,  mais  l'homme  cruel  trouble 
sa  propre  chair.  Le  méchant  fait  un  gain  trompeur, 
mais  celui  qui  sème  la  justice  a  un  salaire  véritable. 
Ainsi  la  justice  conduit  à  la  vie,  mais  celui  qui  pour- 
suit le  mal  trouve  la  mort.  Ceux  qui  ont  le  cœur 
pervers  sont  en  abomination  devant  Jahvé,  mais  ceux 
dont  la  voie  est  intègre  lui  sont  agréables.  Certes  le 
méchant  ne  restera  pas  impuni,  mais  la  race  des  justes 
sera  sauvée.  »  xi,  17-21.  Cf.  m,  33;  xii,  2-3;  xin, 
16,  21.  Il  est  vrai  que  ces  rétributions  divines  s'exer- 
cent encore  «  sur  la  terre  »,  xi,  31  ;  mais  ce  qu'il  faut 
ici  retenir,  c'est  que  les  œuvres  de  l'homme  en  sont 
le  principe  et  la  mesure.  —  C'est  pourquoi  l'auteur 
invite  chaleureusement  à  mener  une  vie  conforme  à  la 
sagesse,  iv,  4-19.  L'âme  docile  à  ses  leçons  sera  comme 
la  femme  forte  sur  le  portrait  de  laquelle  se  termine 
son  recueil  :  «  Aux  portes  ses  œuvres  la  louent.  »  xxxi, 
31.  Et  le  sage  entend  que  ces  «  œuvres  »  morales  l'em- 
portent sur  toutes  les   observances  rituelles  :   «  La 


pratique  de   la  justice   et  de  l'équité,   voilà,   dit-il, 
xxi,  3,  ce  que  Jahvé  préfère  aux  sacrifices.  » 

Plutôt  soucieux  de  résultats  que  de  spéculation, 
l'auteur  ne  s'explique  d'ailleurs  pas  sur  la  source 
dernière  de  la  bonne  conduite  qu'il  recommande.  On 
voit  cependant  que  la  sagesse  d'où  elle  procède  est 
un  don  de  Dieu,  n,  6  :  ce  qui  laisse  la  porte  ouverte 
à  l'idée  de  la  grâce.  Son  expérience,  au  demeurant,  est 
assez  avertie  pour  interdire  à  l'homme  trop  de 
confiance  dans  sa  propre  vertu.  «  Qui  dira,  demande- 
t-il,  xx,  9  :  J'ai  purifié  mon  cœur,  je  suis  net  de 
mon  péché?  »  Par  où  l'on  voit  suffisamment  que  le 
moralisme  des  Proverbes,  où  l'effort  humain  est  au 
premier  plan,  n'est  pas  tellement  exclusif  de  cette 
vue  religieuse  qui  en  fait  remonter  à  Dieu  tout  le 
mérite. 

On  retrouverait  aisément  les  mêmes  directions  fon- 
damentales à  travers  les  autres  livres  sapientiaux 
Tous  n'ont  pas  d'autre  but  que  de  prêcher  le  culte  de 
la  sagesse,  d'exciter  aux  actes  qu'elle  inspire  et  d'en 
garantir  la  durable  valeur.  L'Ecclésiastique  s'élève 
expressément  contre  le  formalisme  qui  s'attache  aux 
pratiques  purement  extérieures,  vn,  11  et  xxxv,  1-5. 
Il  assure  que  «  la  charité  fait  à  chacun  sa  place  [devant 
Dieu]  selon  ses  œuvres  ».  xvr,  15.  Texte  dont  la  Vul- 
gate  ne  fait  que  réaliser  pleinement  la  signification 
en  y  introduisant  le  terme  qui  est  aujourd'hui  clas- 
sique :  secundum  merilum  operum  suorum.  Cf.  xiv,  21  ; 
xvi,  16-24;  xxxv,  24.  Et  déjà  l'auteur  de  la  Sagesse 
étend  ces  justes  rétributions  de  Dieu,  m,  7,  10  et 
v,  16,  jusqu'à  la  vie  éternelle.  Voir  Jugement,  t.  vin, 
col.  1747-1748. 

Dans  le  même  ordre  d'idées  se  place  le  livre  de 
Tobie,  dont  on  peut  dire  qu'il  n'est  guère  qu'une  pré- 
dication en  acte  de  ce  que  doit  être  la  morale  d'un 
véritable  Israélite.  Voir  iv,  7-12:  xn,  9-12.  La  vertu 
de  l'aumône  en  vue  de  la  rémission  des  péchés  est 
aussi  relevée  dans  Daniel,  iv,  24. 

L'intérêt  de  ces  divers  livres  n'est  d'ailleurs  pas 
tant  dans  le  fait  qu'ils  proclament  la  nécessité  des 
œuvres  et  leur  valeur  au  regard  de  notre  destinée  que 
dans  leur  insistance  à  les  recommander.  Us  traduisent 
une  pédagogie  où  la  morale  tient  le  rang  principal. 
Dans  la  mesure  où  ces  directions  furent  efficaces  —  et 
il  n'est  pas  douteux  qu'elles  ne  l'aient  été  beau- 
coup —  l'importance  du  mérite  individuel  établi  sur 
la  pratique  assidue  des  bonnes  œuvres  cessait  d'être 
une  doctrine  abstraite  pour  devenir  une  réalité  psy- 
chologique et  une  source  d'action. 

c)  Piété  juive.  —  Ce  que  les  autres  livres  laissent 
deviner  des  sentiments  dans  lesquels  devait  se  mou- 
voir la  religion  des  Israélites  pieux,  les  Psaumes  le 
décrivent  au  grand  jour.  Le  psautier  est  le  témoignage 
par  excellence  de  la  piété  juive,  en  ce  double  sens  qu'il 
exprime  sur  le  vif  les  dispositions  les  plus  intimes  de 
ses  auteurs,  et  qu'il  en  développa  de  semblables  dans 
l'âme  des  générations  subséquentes  qui  en  nourrirent 
leur  dévotion. 

On  y  retrouve  le  principe  fondamental  que  Dieu 
«  rend  à  chacun  selon  ses  œuvres  ».  Ps.,  lxi,  13.  C'est 
pourquoi  le  Psalmiste  attend  de  lui  comme  un  «  salaire  > 
le  châtiment  des  pécheurs.  Ps.,  xxvn,  4-5;  cxxxvi,  8; 
vu,  12,  17.  Il  n'espère  pas  d'un  moins  ferme  espoir  la 
protection  et,  au  besoin,  la  revanche  des  opprimés. 
Ps.,  in,  6-7;  v,  12-13;  ix,  8-11;  x,  14. 

Plus  intéressante  pour  la  psychologie  religieuse  du 
judaïsme  est  l'application  que  le  psalmiste  se  fait  à 
lui-même  de  ces  prémisses  dogmatiques.  Beaucoup  de 
psaumes  roulent  sur  le  thème  du  juste  persécuté  qui 
sollicite  sa  délivrance.  On  y  voit  que  sa  confiance 
repose  assurément  sur  la  puissance  et  la  miséricorde 
de  Jahvé,  mais  aussi  que,  pour  en  obtenir  le  bienfait, 
il  ne  craint  pas,  à  l'occasion,  de  faire  état,  et  presque 


589 


MÉRITE,    RÉSULTATS    PRATIQUES    DU    JUDAÏSME 


>ï)0 


étalage,  de  ses  bonnes  actions.  —  C'est  ainsi  qu'on 
peut  lire  dans  Ps.,  vn,  4-5,  9  : 
Jahvé,  mon   Dieul  Si  j'ai  fait  cela. 

S'il  \    a  <lo  l'iniquité  dans   mes   mains, 
Si  j'ai  rendu  le  mal  à  colin  rpii  tfrut  paisible  envers  mou 

Si    j'ai    dépouillé   celui   qui    m'opprimait    sans   cause. 
Que  l'ennemi  me  poursuive  et  m'atteigne... 

Rends-moi  justice,  o  Jahvé, 

Selon  mon  droit  et  selon  mon  innocence. 

Et  encore,  Ps.,  xvn,  21-22  : 

Jahvé   m'a    traité   selon   nia  droiture. 

Il   m'a   rendu   selon  la   pureté  de  mes  mains. 

Car  j'ai   observé   les   voies   de  Jahvé. 

lit  je  n'ai  point  été  coupable  envers  mon  Dieu. 

Voir  de  même  Ps.,  xxv,  dont  la  dernière  partie, 
6-12,  est  passée  dans  l'offertoire  de  la  messe  romaine  : 
Lavabo  inter  innocentes  manus  meas,  et  Ps.,  cxxxvm, 
21-24. 

Prises  au  pied  de  la  lettre,  ces  formules  ne  sem- 
blent-elles pas  rendre  un  son  presque  pharisaïque?  On 
peut  en  juger  aisément  par  l'embarras  qu'éprouvent 
les  commentateurs  du  psaume  Lavabo  pour  l'accorder 
avec  l'esprit  de  l'ascétisme  chrétien.  Il  suffit  d'obser- 
ver ici  que  les  plus  appuyées  ne  présentent  jamais 
le  secours  divin  comme  un  droit.  En  faisant  la  part 
qui  convient  à  l'emphase  d'un  style  poétique,  où  les 
traits  sont  çà  et  là  quelque  peu  forcés,  il  reste  que 
ces  textes  traduisent  un  des  mouvements  les  plus 
naturels  de  l'âme  juive,  de  toute  âme  religieuse  : 
savoir  le  bon  témoignage  qu'une  conscience  pure  est 
en  droit  de  se  rendre  à  elle-même  devant  Dieu  et  le 
motif  d'espérance  qu'elle  peut  y  puiser. 

A  ce  sentiment  d'autres  viennent  d'ailleurs  faire 
contrepoids.  Le  psalmiste  est  si  éloigné  de  compter 
uniquement  sur  ses  propres  mérites  qu'il  chante  avec 
amour  sa  reconnaissance  pour  l'inépuisable  bonté 
divine,  Ps.,  en,  1-14,  qu'il  se  confie  en  Jahvé  surtout 
à  cause  de  son  nom,  Ps.,  xxx,  4,  et  reconnaît  à  maintes 
reprises  sa  propre  indignité.  «  Ne  te  souviens  pas  des 
fautes  de  ma  jeunesse,  ni  de  mes  transgressions; 
souviens-toi  de  moi  selon  ta  miséricorde.  »  Ps.,  xxiv, 
7.  Voir  de  même  Ps.,  cxlii,  2  :  «  N'entre  pas  en  juge- 
ment avec  ton  serviteur;  car  aucun  vivant  n'est  juste 
devant  toi  »;  Ps.,  xxxi,  2  :  «  Heureux  celui  à  qui  sa 
transgression  est  remise  et  son  péché  pardonné  »; 
Ps.,  cxxix,  3  :  «  Si  tu  gardais  le  souvenir  des  ini- 
quités, ô  Jahvé  mon  Seigneur,  qui  pourrait  subsis- 
ter? »  A  côté  de  ces  textes  épisodiques,  mais  d'autant 
plus  significatifs,  est-il  besoin  de  rappeler  cette  hymne 
au  repentir  qu'est  le  psaume  Miserere?  L'ensemble  du 
peuple  doit  d'ailleurs  s'inspirer  des  mêmes  sentiments 
que  les  individus.  Ps.,  lxxvui,  8-11. 

En  définitive,  le  psautier  traduit  tour  à  tour  et 
avec  une  égale  énergie  la  confiance  que  l'homme  de 
bien  est  autorisé  à  mettre  en  ses  bonnes  œuvres 
devant  la  justice  de  Dieu,  et  l'humilité  dont  il  ne  peut 
se  défendre  au  souvenir  de  ses  péchés.  L'une  ou  l'autre 
de  ces  impressions  domine  suivant  les  circonstances; 
mais  l'une  et  l'autre  y  coexistent  sans  se  contrarier 
ni  se  détruire.  Par  où  l'on  peut  voir  que  l'attitude 
complexe  du  croyant  juif  n'était  pas,  à  tout  prendre, 
tellement  différente  de  celle  qui  est  la  nôtre  encore 
aujourd'hui. 

Ce  même  dualisme  se  constate  en  d'autres  passages, 
qu'on  peut  assimiler  aux  Psaumes  pour  leur  carac- 
tère de  témoignages  psychologiques.  L'apologie  de  sa 
propre  innocence  se  retrouve  sur  les  lèvres  de  David, 
II  Reg.,  xxn,  21-17,  de  Jérémie,  xv,  15-18,  et,  à  plus 
forte  raison,  de  Job.  Voir  vi,  30;  xm,  23;  xxm,  3-5; 
xxxi,  1-35;  cf.  xxxm,  8-9.  Néanmoins  les  contradic- 
teurs du  patriarche  ne  sont  pas  les  seuls  à  rappeler  que 
tout  homme  doit  se  sentir  pécheur,  iv,  17;  xi,  4-6  : 
lui-même  a  des  mots  de  profonde  humilité,  ix,  2-3, 


15.  Jérémie  confesse  également  les  péchés  du  peuple, 
xiv,  7,  et  trouve  des  accents  qui  font  déjà  penser  à 
ceux  de  saint  Paul  pour  dire,  ix,  23-24  :  «  Que  le 
sage  ne  se  glorifie  pas  de  sa  sagesse..;  mais  que  celui 
qui  veut  se  glorifier  se  glorifie  d'avoir  de  l'intelligence 
et  de  me  connaître,  de  savoir  que  je  suis  Jahvé.  » 
«  Ce  n'est  pas  à  cause  de  notre  justice  que  nous  te  pré- 
sentons nos  supplications,  dit  à  Dieu  Daniel,  ix,  18; 
c'est  à  cause  de  tes  grandes  compassions.  »  Les  dures 
leçons  de  l'exil  inspirent  à  Esdras  de  semblables  sen- 
timents, I  Esdr.,  ix,  6-15,  ainsi  qu'aux  autres  rapa- 
triés.  II  Esdr.,  ix,  6-37. 

On  voit  que  l'âme  juive  n'était  pas  à  ce  point  absor- 
bée par  la  recherche  et  la  contemplation  de  ses  mérites 
personnels  qu'elle  n'en  sentît  déjà  l'insuffisance.  La 
préoccupation  des  bonnes  œuvres  et  la  juste  estima- 
tion de  leur  prix  allaient  de  pair  chez  elle  avec  la 
perception,  au  moins  confuse  et  sporadique,  de  ce 
qu'elle  devait  à  la  grâce  de  Dieu.  Des  principes  géné- 
raux que  fournissait  la  révélation  judaïque  chacun 
tirait  des  applications  proportionnées  à  son  niveau 
spirituel.  Mais,  au  total,  ici  comme  ailleurs,  l'Évan- 
gile aurait  moins  à  détruire  qu'à  perfectionner. 

2.  Littérature  rabbinique.  —  S'il  fallait  un  conflr- 
matur  aux  conclusions  qu'autorisent  ces  données  de 
l'Écriture,  on  le  trouverait  dans  la  théologie  que  les 
écoles  rabbiniques  allaient  plus  tard  en  tirer.  Il  est 
vrai  que  cette  littérature  est  chronologiquement  pos- 
térieure à  l'essor  du  christianisme;  mais  on  ne  sau- 
rait douter  qu'elle  ne  se  réfère  à  des  traditions  plus 
anciennes.  Or,  à  défaut  d'une  systématisation  propre- 
ment dite,  on  y  rencontre  d'assez  nombreux  aperçus 
où  la  doctrine  du  mérite  est  déjà  touchée  sous  ses 
principaux  aspects.  Voir  F.  Weber,  Jùdische  Théologie, 
p.  277-306,  et,  ici  même,  Judaïsme,  t.  vin,  col.  1627- 
1628. 

a)  Rôle  de  la  grâce.  —  Bien  qu'elle  n'y  soit  pasTla 
plus  apparente  ni  la  plus  développée,  la  part  de  Dieu 
n'y  est  pas  entièrement  méconnue. 

Elle  est  une  conclusion  de  la  souveraine  indépen- 
dance du  Créateur  à  l'égard  de  son  œuvre.  «  Dieu  dit 
à  Moïse  :  Je  ne  dois  rien  à  la  créature;  tout  ce  que 
l'homme  fait  est  (le  résultat  d'un)  commandement. 
C'est  donc  par  grâce  que  je  lui  donne.  Non  que  je 
doive  quelque  chose  à  n'importe  quelle  créature; 
c'est  par  grâce,  que  je  leur  donne,  car  il  est  écrit, 
Ex.,  xxxm,  19  :  A  qui  je  suis  favorable,  à  celui-là  je 
suis  favorable  et  de  qui  j'ai  pitié,  de  celui-là  j'ai  pitié.  » 
Tanchuma,  Eth.,  3.  Cf.  Schemoth  rabba,  c.  45,  où  il  est 
question  d'un  trésor  d'où  Dieu  tire  par  pure  grâce 
ce  qu'il  donne  à  ceux  qui  bénéficient  de  sa  miséricorde. 

Les  plus  grands  et  les  plus  saints  des  patriarches 
sont  eux-mêmes  soumis  à  cette  loi.  A  propos  de  Gen., 
xxiv,  12,  on  lit  dans  Beresch.  rabba,  c.  60  :  «  Tous  ont 
besoin  de  la  grâce,  même  Abraham  à  cause  duquel... 
la  grâce  se  meut  à  travers  le  monde.  Lui  aussi,  il  avait 
besoin  de  la  grâce.  » 

Il  est  vrai,  selon  la  remarque  de  F.  Weber,  op.  cit., 
p.  304,  que  «  de  telles  affirmations  voisinent  immédia- 
tement avec  la  doctrine  du  salaire  et  qu'on  n'en  tire 
pas  les  conséquences  [qu'elles  comporteraient].  Dieu  a 
plutôt,  dans  l'ensemble,  ainsi  réglé  les  choses  que  ses 
grâces  dépendent  des  actions  antérieures  de  l'homme. 
La  voie  ordinaire  du  salut  est  que  chacun  s'en  rende 
digne  par  sa  conduite  :  la  grâce  est  la  voie  extraor- 
dinaire. »  Ainsi  en  est-il  également  pour  le  peuple.  «  Si 
vous  n'avez  aucune  justice,  je  vous  rachèterai  à  cause 
de  moi-même  »,  prononce  Jahvé,  dans  Scliemoth  rabba, 
c.  30.  Cf.  Kuth  rabba,  i,  6  :  «  Si  Israël  en  est  digne, 
Dieu  procède  à  son  salut;  mais,  même  s'il  n'en  est 
pas  digne,  Dieu  le  sauve  à  cause  de  son  grand  nom.  » 

Pour  imparfaite  qu'en  soit  la  notion  et  réduite 
l'importance,  il  n'en  reste  pas  moins  significatif  que, 


591 


MÉRITE,    RÉSULTATS    PRATIQUES    DU    JUDAÏSME 


592 


même  dans  la  conception  rabbinique,  la  grâce  divine 
ait  sa  part. 

b)  Rôle  du  mérite  individuel.  —  Il  n'est  pas  douteux 
cependant  que  la  prépondérance  ne  soit  ici  franche- 
ment accordée  au  mérite  de  l'homme 

A  chaque  précepte  divin  correspond  une  rémunéra- 
tion déterminée;  pour  chaque  bonne  action  Dieu  a 
un  trésor  spécial.  Schemtth  rabba,  c.  45.  C'est  pour- 
quoi la  Thora  contient  plusieurs  prescriptions,  pour 
qu'Israël  puisse  multiplier  ses  droits  à  la  récompense. 
Maccoth,  23  b.  Si  le  salaire  de  chaque  commandement 
n'est  pas  connu,  c'est  pour  que  l'homme  ne  se  jette 
pas  sur  ceux  qui  en  comportent  un  plus  élevé.  Deba- 
rim  rabba,  c.  6.  Ce  qui  d'ailleurs  entraîne  comme 
conséquence,  jiote  très  justement  F.  Weber,  op.  cit., 
p.  302,  que  «  la  pensée  de  la  récompense  ne  soit  pas 
l'unique  règle  de  la  conduite  humaine  ».  En  tout  cas, 
ibid.,  p.  303,  «  l'accomplissement  du  devoir  a  le  carac- 
tère d'un  don  fait  à  Dieu  et  la  récompense  est  une 
rétribution  de  Dieu  ». 

Toutes  les  œuvres  de  la  Loi  donnent  lieu  à  un 
mérite,  mais  dans  la  mesure  des  charges  qu'elles 
imposent.  Les  plus  faciles  auront  une  récompense  : 
a  fortiori  celles  qui  réclament  des  sacrifices  ou  font 
courir  des  dangers.  Tanchuma,  Bo  11.  De  toutes  la 
plus  importante  est  l'observation  du  sabbat  :  elle 
remplace  la  dîme  pour  les  Juifs  de  la  Diaspora.  «  Si 
quelqu'un  consacre  quelque  chose  au  sabbat,  le  sab- 
bat ne  manquera  pas  de  le  lui  payer.  »  Schabboth, 
119  a.  L'aumône  a  une  valeur  toute  particulière, 
parce  qu'elle  est  une  œuvre  surérogatoire.  Voir  sur 
ce  dernier  point  W.  Bousset,  Die  Religion  des  Juden- 
tums,  p.  395. 

Le  mérite  s'applique  d'abord  à  la  destinée  indivi- 
duelle. A  celui  qui  les  accomplit  avec  fidélité  les 
bonnes  œuvres  assurent,  bien  entendu,  les  bénédic- 
tions de  la  vie  présente,  mais  aussi  de  la  vie  future. 
La  théologie  rabbinique  distingue  entre  le  capital  et 
les  revenus  :  «  Celui-là  est  réservé  pour  le  monde  à 
venir,  tandis  que  de  ceux-ci  on  profite  dès  mainte- 
nant. »  F.  Weber,  op.  cit.,  p.  305.  Et  il  est  bien  évi- 
dent que  de  ces  deux  formes  de  rétribution  la  pre- 
mière est  la  plus  importante.  «  Ici-bas  celui  qui  observe 
les  commandements  ne  sait  pas  quel  salaire  lui  sera 
donné  de  ce  chef.  Dans  l'autre  monde,  quand  il  verra 
ce  salaire,  il  en  sera  étonné;  car  le  monde  entier  ne  le 
peut  comprendre.  »  Schemoth  rabba,  c.  30. 

Mais  là  ne  se  borne  pas  le  rôle  du  mérite  :  Dieu  en 
a  fait  un  des  ressorts  de  sa  Providence,  de  telle  façon 
que  ses  actes  les  plus  solennels  dans  l'histoire  du  salut 
ont  pour  condition  les  bonnes  œuvres  des  saints.  «  Une 
chose  en  entraîne  une  autre;  c'est  ainsi  que  la  conduite 
de  Dieu  se  règle  d'après  celle  de  l'homme.  »  Bammidbar 
rabba,  c.  14.  «  Abraham  avait  une  telle  dignité  devant 
Dieu  que  c'est  en  vue  de  lui  qu'il  créa  le  monde.  » 
Pesikta,  200  b.  Mais  le  mérite  de  Noé  soulève  des 
contestations  :  d'aucuns  tiennent  qu'il  fut  assez  grand 
pour  sauver  le  monde  au  moment  du  déluge,  tandis 
que  d'autres  le  trouvent  insuffisant  pour  cela. 
Beresch.  rabba,  c.  29-30.  Ainsi  les  événements  de 
l'Exode  ont  leur  cause,  au  moins  partielle,  dans 
l'attachement  dont  témoignait  le  peuple  pour  la  loi 
de  Jahvé.  De  même  en  sera-t-il  pour  la  suprême 
rédemption  qui  l'attend  à  L'avenir.  Voir  F.  Weber, 
p.  3J7-312. 

Un  fait  cependant  procède  de  la  pure  libéralité 
divine,  tout  comme  la  pluie  et  les  astres  du  ciel  :  c'est 
le  don  de  la  Thora.  Schemoth  rabba,  c.  41.  Jusque-là 
c'est  la  grâce  qui  régnait  et  Israël  n'avait  encore  aucun 
mérite;  c'est  depuis  lors  seulement  que  sa  conduite 
détermine  celle  de  Dieu  à  son  endroit,  Bammidbar 
rabba,  c.  12.  Ce  qui  veut  dire  que,  jusqu'en  cette 
rhéologie  mercantile,  où  tout  se  règle  entre  Dieu  et 


l'homme  suivant  la  stricte  procédure  du  doit  et  de 
l'avoir,  un  certain  soupçon  se  fait  jour  qu'à  la  base  de 
tous  nos  mérites  il  faut  présupposer  un  libre  engage- 
ment divin. 

c)  Rôle  de  la  solidarité  et  réversibilité  des  mérites.  — 
On  n'aurait  pas  une  idée  complète  du  judaïsme  rab- 
binique si  l'on  n'ajoutait  que  la  notion  de  solidarité, 
déjà  constatée  dans  les  plus  anciennes  couches  de  la 
Bible,  voir  plus  haut,  col.  579,  y  avait  pris  un  déve- 
loppement considérable,  en  vue  de  remplacer  ou  de 
majorer,  suivant  les  cas,  les  mérites  individuels.  Voir 
F.  Weber,  op.  cit.,  p.  292-302. 

Cette  idée  s'applique  d'abord  et  surtout  aux  mérites 
des  anciens  Pères.  Jean-Baptiste  devait  gourmander, 
Matth.,  m,  9,  ces  Juifs  qui  se  fiaient,  pour  échapper 
à  la  colère  divine,  sur  ce  qu'ils  étaient  des  fils 
d'Abraham.  Cette  conviction  populaire  reflétait  exac- 
tement la  doctrine  des  écoles.  «  De  même  que  le  sar- 
ment est  soutenu  par  le  roseau,  ainsi  l'est  Israël  par 
le  mérite  de  la  Thora,  qui  fut  écrite  au  moyen  d'un 
roseau.  Et  de  même  que  le  sarment  s'appuie  sur  un 
tuteur  de  bois  sec,  tandis  que  lui-même  est  verdoyant, 
ainsi  Israël  s'appuie  sur  le  mérite  de  ses  pères,  bien 
qu'ils  soient  morts.  »  Wajjikra  rabba,  c.  36.  Aussi  la 
communauté  peut-elle  s'appliquer  la  parole  de  l'Écri- 
ture, Cant.,  i,  5  :  Nigra  sum  sed  formosa.  «  Je  suis 
noire,  dit-elle,  par  mes  propres  œuvres,  mais  belle 
par  l'œuvre  de  mes  pères.  »  Schemoth  rabba,  c.  23. 

Par  ces  «  pères  »  il  faut  entendre  éminemment 
Abraham,  Isaac  et  Jacob.  Élie  ne  fut  exaucé  sur  le 
Carmel  que  lorsqu'il  eut  rappelé  leurs  noms.  Schemoth 
rabba,  c.  44.  Mais  il  faut  également  y  ajo  iter  tous  les 
justes  qui  les  ont  suivis,  depuis  Moïse  et  David  jus- 
qu'aux rabbins  les  plus  récents  que  leur  renom  de  sain- 
teté avait  rendus  particulièrement  vénérables.  Wajji- 
kra rabba,  c.  2.  Tous  ces  mérites  réunis  forment  un 
capital  qui  est  pour  Israël  comme  un  bien  de  famille; 
c'est  pourquoi  les  Juifs  sont  instamment  mis  en 
garde  contre  les  alliances  avec  les  races  étrangères 
qui  leur  en  feraient  perdre  le  profit. 

A  ce  commun  trésor  chacun,  du  reste,  est  invité  à 
joindre  sa  part  de  mérites  supplémentaires.  «  Si 
quelqu'un  veut  recevoir  une  récompense  pour  ses 
moindres  bonnes  actions,  son  mal  ne  lui  sera  pas 
pardonné.  C'est  un  criminel  qui  ne  laisse  rien  à  ses 
enfants...  Si  les  premiers  pères  avaient  reçu  leur  salaire 
en  ce  monde...,  d'où  viendrait  le  mérite  dont  béné- 
ficient maintenant  leurs  héritiers?  »  Schemoth  rabba, 
c.  44. 

De  ces  tendances  diverses,  toujours  complexes, 
souvent  confuses,  on  conçoit  que  pussent  résulter  les 
états  d'âme  les  plus  différents.  Le  Nouveau  Testa- 
ment nous  porte  à  considérer  surtout,  dans  le  ju- 
daïsme, ses  abus  ou  ses  défaillances.  D'instinct  on 
pense  tout  d'abord  au  pharisien  classique,  dont 
l'Évangile  a  tracé  le  portrait,  Luc,  xvm,  11-13,  cf. 
Matth.,  xxni,  23-28,  et  dont  tout  l'horizon  se  borne 
au  formalisme  des  pratiques  extérieures.  Saint  Paul  a 
popularisé  le  type  du  juif  dévot,  fier  de  sa  race  et  de 
sa  fidélité  à  la  Loi,  qui  attend  de  Dieu  le  salaire  de  ses 
œuvres.  Rom.,  n,  17;  iv,  4.  Il  serait  injuste  cependant 
de  ne  regarder  qu'à  ces  produits  inférieurs  d'un 
judaïsme  rétréci  ou  dévié.  On  n'oubliera  pas  que  le 
Christ  a  aussi  rencontré  sur  son  chemin  de  ces  «  bons 
Israélites  »  dans  lesquels  il  n'y  avait  pas  d'artifice, 
Joa.,  i,  47  ;  de  ces  docteurs  qui  savaient  ramener  toute 
la  Loi  au  double  commandement  qui  prescrit  l'amour 
de  Dieu  par-dessus  toutes  choses  et  du  prochain 
comme  soi-même,  Marc,  xn,  28-34;  de  ces  âmes 
droites  et  saines,  comme  celle  du  jeune  homme  riche, 
Matth.,  xix,  16-22,  qui  n'avaient  plus  qu'à  s'élever  au 
suprême  renoncement  que  comporte  l'Évangile.  Si 
trop   de   branches   stériles   déparent   le   vieux   tronc 


i93 


MÉRITE,    ENSEIGNEMENT    DE    JÉSUS    :    PRINCIPE    DU   SALUT       594 


d'Israël,  cf.  Luc,  xm,  6-9  et  Matth.,  m,  10,  pourquoi 
ne  pas  tenir  compte  de  ces  fleurs  délicates  qu'il  suffit 
au  maître  de  voir,  Marc,  x,  21,  pour  les  aimer?  Aux 
côtés  mêmes  du  pharisien  orgueilleux  et  superficiel, 
n'est-ce  pas  l'ancienne  Loi  qui  fournit  à  Jésus  le 
type  du  publicain  pénitent? 

Malgré  tout,  l'Ancien  Testament  ne  représente 
qu'une  forme  encore  imparfaite  de  la  révélation.  Son 
rôle  fut  surtout  d'accentuer  l'aspect  éthique  des  rela- 
tions de  l'homme  avec  Dieu.  De  ce  chef,  bien  que 
l'idée  de  grâce  n'en  s  >it  pas  complètement  absente, 
la  première  place  y  est  accordée  à  la  notion  des  œuvres 
et  du  mérite  qui  en  est  la  conséquence.  C'était  là  une 
vérité  de  valeur  éternelle,  et  qui  devait  survivre,  parce 
que  liée  à  la  notion  même  de  l'ordre  moral.  Mais  il  y 
avait  lieu  de  mettre  plus  nettement  à  la  base  des  d  s- 
tinées  individuelles,  cette  élection  et  cette  miséricorde 
divines  qu'Israël  n'appliquait  guère  qu'au  sort  de  la 
collectivité.  Il  fallait  surtout  détacher  les  âmes  des 
espérances  terrestres  pour  tourner  leurs  aspirations 
et  leurs  efforts  vers  les  biens  de  l'au-delà. 

Cette  spiritualisation  de  la  foi  et  de  la  vie  religieuses 
sera  l'œuvre  du  Nouveau  Testament.  Mais,  dans  la 
poursuite  de  ces  fins  supérieures  offertes  à  l'activité 
humaine  par  la  révélation  évangélique,  les  lois  fonda- 
mentales qu'avait  posées  l'Ancien  Testament,  sur  la 
nécessité,  la  valeur  et  la  récompense  de  nos  bonnes 
œuvres,  garderont  leur  place  et  développeront  leur 
jeu. 

II.  Enseignement  de  Jésus.  —  Par  opposition 
aux  ténèbres  du  judaïsme,  l'Évangile,  d'après  la 
dogmatique  protestante,  serait  l'avènement  de  la 
pleine  et  définitive  lumière.  Tandis  que  là  dominait 
la  Loi  et  le  culte  servile  de  ses  préceptes  à  fins  inté- 
ressées, ici  rayonnerait  dans  toute  sa  pureté  l'affir- 
mation de  la  grâce,  et  d'une  grâce  tellement  souve- 
raine que  l'homme  n'aurait  plus  qu'à  se  l'approprier 
avec  amour. 

Au  lieu  de  ce  contraste  absolu,  les  faits  révèlent  une 
véritable  continuité.  Il  n'est  pas  douteux  que  l'Évan- 
gile ne  mette  au  premier  plan  les  libres  initiatives  de 
Dieu  et,  par  suite,  ne  réagisse  d'autant  contre  les 
prétentions  du  pharisaïsme  en  tout  ce  qui  concerne 
le  salut.  Mais  l'œuvre  divine  appelle  ici  encore  l'œuvre 
humaine,  bien  loin  de  s'affirmer  à  son  détriment.  De 
même  que  le  judaïsme  a  tout  au  moins  entrevu  que 
Dieu  est  pour  nous  l'auteur  de  tous  nos  biens  et  que 
l'âme  religieuse  doit  se  sentir  par  rapport  à  lui  dans 
un  état  de  perpétuelle  dépendance,  le  Christ,  en  don- 
nant à  cette  vérité  son  plein  relief,  ne  manque  pas 
de  la  compléter  en  ajoutant  tout  ce  que  ces  faveurs 
divines  imposent  d'obligations,  tout  ce  qu'elles  font 
naître  d'espérances.  Et  c'est  ainsi  qu'aux  diverses 
phases  de  ce  qui  est  éminemment  une  économie  de 
grâce,  on  peut  voir  la  considération  de  l'homme 
intervenir. 

1»  Principe  du  salut  :  Don  de  l'Évangile.  — ■  II  est 
notoire  que  la  foi  messianique  se  résumait,  pour  les 
juifs  pieux,  dans  l'attente  du  salut,  quelle  que  pût 
être  d'ailleurs  la  diversité  de  leurs  conceptions  à  cet 
égard,  et  que  cette  aspiration  se  nuançait  d'une  parti- 
culière impatience  à  mesure  qu'approchait  la  «  pléni- 
tude des  temps  ». 

A  cet  élan  des  âmes  fidèles  l'Évangile  fut  la  réponse. 
Dès  sa  naissance,  Jésus  avait  été  salué  comme  «  sau- 
veur ».Luc,  ii,  11  et  30.  Cette  même  conviction  inspire 
ensuite  tout  son  ministère  public  et  fonde  la  foi  des 
premiers  croyants.  Saint  Pierre  prêchait  devant  le 
sanhédrin  :  a  II  n'est  pas  sous  le  ciel  d'autre  nom  (que 
celui  de  Jésus)  qui  soit  donné  aux  hommes  pour  être 
sauvés  »,  Act.,  iv,  12,  et  saint  Paul  devait  bientôt 
écrire  de  l'Évangile,  Rom.,  i,  16,  qu'il  est  «  une  vertu 
de  Dieu  pour  le  salut  de  quiconque  croit  ».  Rien  n'est 


donc  plus  important  que  de  voir  dans  quelles  condi- 
tions se  présente  cette  première  et  fondamentale 
manifestation  du  plan  providentiel. 

1.  Don  initial  de  Dieu.  —  Or  c'est  à  Dieu  qu'appar- 
tient ici  incontestablement  l'initiative. 

«  Dieu  a  tellement  aimé  le  monde,  lit-on,  Joa.,  m, 
16,  qu'il  a  donné  son  Fils  unique.  »  «  Non  que  nous 
ayons  aimé  Dieu,  commente  l'Apôtre,  I  Joa.,  iv,  10  : 
c'est  lui  qui  nous  a  aimés  et  nous  a  envoyé  son  Fils.  » 
Cf.  ibid.,  14.  Pour  saint  Paul  également,  c'est  «  Dieu 
qui  envoie  son  Fils  dans  la  ressemblance  d'une  chair 
de  péché  ».  Rom.,  m,  3.  Ce  mystère  est  un  de  ceux 
qui  relèvent  uniquement  de  son  bon  plaisir  et  ne 
saurait  avoir  d'autre  fin  que  «  la  louange  de  la  gloire 
de  la  grâce  dont  il  nous  a  gratifiés  en  son  bien-aimé  ». 
Eph.,  i,  6. 

Sans  présenter  d'affirmations  aussi  dogmatiques, 
les  Synoptiques,  à  n'en  pas  douter,  suggèrent  sous 
forme  concrète  la  même  impression.  Déjà  pour  les 
Juifs  fidèles  dont  l'Évangile  de  l'enfance  rapporte  les 
sentiments,  l'avènement  du  Messie,  dont  ils  ont  la 
joie  de  saluer  l'aurore,  est  un  acte  de  la  seule  miséri- 
corde divine.  LuC,  i,  54,  68,  72,  78.  Jésus,  lui  aussi, 
se  donne  comme  un  «  envoyé  »,  et  sa  mission  vient  au 
terme  de  toutes  les  avances  que  Dieu  n'a  cessé  jus- 
que-là de  faire  à  son  peuple.  Matth.,  xxi,  33-39;  xxm, 
34-37.  En  lui,  c'est  le  Père  qui  révèle  sa  personne  et  ses 
éternels  secrets.  Ibid.,  xi,  27;  xni,  16-17. 

Non  moins  que  l'origine  de  son  message,  le  milieu 
auquel  Jésus  l'adresse  de  préférence  en  fait  ressortir 
le  caractère  de  miséricordieuse  bonté.  Dès  le  début 
de  son  ministère,  à  la  synagogue  de  Nazareth,  il  s'ap- 
plique les  paroles  prophétiques  par  lesquelles  Isaïe, 
lxi,  1-2,  décrivait  l'époque  messianique  comme  une 
année  jubilaire,  qui  serait  marquée  par  l'évangélisa- 
tion  des  pauvres  gens,  la  guérison  des  âmes  meurtries, 
la  délivrance  des  captifs,  le  soulagement  des  oppri- 
més. Luc,  iv,  17-21.  Plus  tard,  il  réserve  son  minis- 
tère aux  «  brebis  perdues  de  la  maison  d'Israël  ». 
Matth.,  xv,  24;  cf.  x,  6.  Car  ce  sont  les  malades  et 
non  pas  les  bien  portants  qui  ont  besoin  du  médecin. 
Ibid.,  ix,  12.  —  Qu'il  s'agisse  de  l'ensemble  de  l'huma- 
nité ou  de  ses  destinataires  immédiats,  l'Évangile  se 
présente  comme  un  bienfait  divin  d'où  le  mérite  de 
l'homme  est  absolument  exclu. 

2.  Conditions  individuelles  d'application.  —  De  même 
la  répartition  individuelle  de  cette  première  grâce 
semble  tout  d'abord  porter  le  caractère  exclusif  d'un 
don  gratuit. 

Ce  n'est  pas  à  tous  indistinctement,  mais  à  un  petit 
nombre  de  privilégiés,  qu'il  est  «  donné  de  connaître 
les  mystères  du  royaume  ».  Matth.,  xni,  11.  Non  seu- 
lement il  y  faut  une  révélation  d'en  haut,  ibid., 
xvi,  17,  mais  la  distribution  de  cette  lumière  divine 
obéit  à  des  lois  qui  renversent  l'échelle  commune  des 
valeurs.  Elle  est  refusée  aux  sages  et  aux  prudents 
de  ce  monde  pour  être  accordée  aux  tout  petits. 
Matth.,  xi,  25.  Les  «  fils  du  royaume  »  s'en  voient 
frustrés,  tandis  que  des  étrangers  en  profitent.  Ibid., 
vm,  12;  cf.  Luc,  iv,  25-27.  «  Les  publicains  et  les 
prostituées  vous  précéderont  dans  le  royaume  », 
déclare  Jésus  aux  pharisiens.  Matth.,  xxi,  31.  Pro- 
gramme en  apparence  déconcertant,  qui  ne  s'applique 
pas  seulement  dans  la  parabole  des  «  deux  hommes  qui 
montent  au  temple  pour  la  prière  »,  Luc,  xvm,  8-14, 
mais  dont  les  exemples  de  Zachée  le  publicain,  ibid., 
xix,  5-9,  et  de  la  pécheresse,  ibid.,  vu,  37-49,  tendent  à 
faire  une  vivante  réalité.  Cf.  Joa.,  iv,  16-29.  Suivant 
l'aphorisme  proverbial  retenu  par  Joa.,  m,  8,  «  l'es- 
prit souffle  où  il  veut  »'. 

Il  s'en  faut  néanmoins  que  la  gratuité  des  voies 
divines  soit  synonyme  d'arbitraire.  Car  l'appel  des 
publicains  et  des  courtisanes  est  évidemment  subor- 


595  MÉRITE,   ENSEIGNEMENT    DE    JÉSUS    :   TERME    DU   SALUT 


59G 


donné  à  leur  conversion.  Le  publicain  de  la  para- 
bole fait  au  moins  un  acte  d'humilité,  Luc,  xvni,  13; 
celui  de  l'histoire  répare  largement  ses  injustices  et 
donne  aux  pauvres  la  moitié  de  ses  biens,  ibid.,  xix, 
8,  et,  si  la  courtisane  reçoit  son  pardon,  c'est  «  parce 
çu'elle  a  beaucoup  aimé  ».  Ibid.,  vu,  47.  De  même  la 
réprobation  des  «  fils  du  royaume  »  a  pour  cause  leur 
infidélité,  cf.  Matth.,  xxn,  8,  dont  la  repentance  des 
autres  a  précisément  pour  but  de  faire  ressortir  l'ano- 
malie. Tout  ce  que  l'Évangile  veut  marquer  ici  par 
ce  contraste,  c'est  que  les  dispositions  réelles  des 
âmes  ne  sont  pas  toujours  conformes  à  ce  que  leur 
tenue  extérieure  semblerait  de  prime  abord  devoir 
faire  supposer. 

Pour  tous,  en  effet,  une  condition  est  indispen- 
sable, savoir  la  pénitence.  Après  Jean-Baptiste, 
Matth.,  m,  2,  Jésus  ouvre  par  là  sa  prédication  Ibid. 
iv,  17.  Les  reproches  qu'il  adresse  aux  villes  infidèles 
des  bords  du  lac,  ibid.,  xi,  20,  la  leçon  menaçante 
qu'il  tire  du  figuier  stérile,  Luc,  xrn,  3-9,  indiquent 
suffisamment  que  cet  acte  est  à  la  portée  de  chacun. 
Voilà  pourquoi  l'attitude  des  hommes  à  l'égard  de 
l'Évangile  commande  celle  de  Dieu  à  leur  endroit  : 
la  pénitence  des  Ninivites  jugera  l'incrédulité  de  la 
génération  présente.  Matth.,  xn,  41'. 

Il  n'est  pas  jusqu'aux  décrets  les  plus  généraux 
de  la  Providence  divine  qui  ne  tiennent  compte  des 
œuvres  humaines  :  si  le  royaume  est  enlevé  aux 
Juifs  pour  être  transféré  aux  païens,  ibid.,  xxi,  43, 
c'est  que  ces  derniers  sont  «  une  race  qui  en  fait  les 
fruits  ».  Qu'il  s'agisse  là  de  «  fruits  »  présentement 
constatés  ou  seulement  augurés  pour  l'avenir,  l'idée  est 
toujours  la  même,  savoir  que  les  dons  de  Dieu  sont 
étroitement  conditionnés  par  les  œuvres  de  l'homme. 
Autre  eût  été  le  sort  des  Juifs,  s'ils  avaient  marché 
suivant  «  le  peu  de  lumière  »,  Joa.,  xn,  35,  cf.  ix, 
4,  qui  était  encore  en  eux. 

Ces  œuvres  elles-mêmes  dépendent  pour  une  large 
part  de  notre  bonne  volonté.  Si  personne  ne  vient  au 
Christ  que  par  un  «  don  du  Père  »,  Joa.,  vi,  44  et  65, 
chacun  n'en  a  pas  moins  le  devoir  et  le  moyen  de  se 
porter  vers  lui.  De  même  que  la  semence  tombe  sur 
tout  le  champ,  la  parole  de  Dieu  s'adresse  à  toutes 
les  âmes  dont  quelques-unes  la  font  fructifier  tandis 
que  la  plupart  la  laissent  perdre,  Matth.,  xrn,  18-23, 
sans  qu'il  y  ait  à  cette  inégalité  d'autre  cause  que  la 
différence  de  leurs  dispositions.  «  Que  celui-là  entende 
qui  a  des  oreilles  pour  entendre  »,  ibid.,  9  et  43  :  cette 
formule  d'allure  énigmatique  semble  faite  pour  mar- 
quer ce  qui  revient  à  l'homme  jusque  dans  le  mys- 
tère des  appels  divins. 

Il  y  a  plus,  et  l'on  peut  entrevoir  qu'il  existe  un 
certain  rapport  entre  l'acceptation  de  l'Évangile  et 
la  vie  antérieure.  Si  tant  d'hommes  préfèrent  les 
ténèbres  à  la  lumière,  c'est  parce  que  «  leurs  œuvres 
sent  mauvaises  ».  Au  contraire,  celui  qui  «  fait  la 
vérité  »,  c'est-à-dire  dont  «  les  œuvres  sont  faites  en 
Dieu  »,  vient  à  la  lumière,  Joa.,  in,  19-21;  cf.  vn,  17. 
C'est  ainsi  que  le  scribe  qui  met  au-dessus  de  tous  les 
holocaustes  l'amour  de  Dieu  et  du  prochain  s'entend 
dire  par  le  Maître,  évidemment  comme  récompense  : 
«  Tu  n'es  pas  loin  du  royaume  de  Dieu.  »  Marc,  xn, 
34.  De  ce  cas  il  faut  manifestement  rapprocher  celui 
du  jeune  homme  riche,  ibid.,  x,  21,  que  Jésus  aima 
pour  l'avoir  trouvé  fidèle  à  la  Loi  bien  comprise.  Si 
les  exemples  du  publicain  et  de  la  pécheresse  semblent 
faire  fi  de  toute  préparation  humaine  à  la  grâce  de  la 
foi,  ceux-ci  en  montrent,  au  contraire,  l'importance 
et  le  prix. 

On  ne  rendrait  pas  justice  à  la  complexité  de  l'Évan- 
gile si,  à  côté  du  don  divin  qu'il  signifie,  on  oubliait 
d'apercevoir   l'élément   humain    qui    en   conditionne    j 
normalement  l'application. 


2°  Terme  du  salut  :  Don  du  royaume.  —  Bien  loin 
d'être  une  fin  en  soi,  l'Évangile  n'est  qu'un  moyen 
en  vue  du  royaume.  Il  n'est  donc  pas  étonnant  que  le 
même  dualisme  préside  à  ces  moments  solidaires  du 
salut. 

1.  Gratuité  du  royaume.  —  En  effet,  le  royaume  est 
tout  d'abord  présenté  comme  le  suprême  don  de  Dieu. 
«  Réjouissez-vous,  petit  troupeau,  parce  qu'il  a  plu  à 
votre  Père  de  vous  donner  le  royaume.  »  Luc,  xn,  32. 
Et  quand  Jésus  parle  de  ce  royaume  que  le  Père  des- 
tine à  ses  élus  «  depuis  le  commencement  du  monde  », 
Matth.,  xxv,  34,  ou  encore  de  ce  livre  sur  lequel  les 
siens  doivent  se  réjouir  que  leurs  noms  soient  écrits, 
Luc,  x,  20,  on  entrevoit  un  mystère  de  prédestina- 
tion qui  relève  de  la  seule  bonté  divine.  La  prière 
sacerdotale  de  Jésus,  dans  Joa.,  xvn,  6,  14-16,  24, 
cf.  xv,  16,  développe  explicitement  la  même    idée. 

Cette  élection  est  un  acte  souverainement  libre  et 
gratuit  de  la  part  de  Dieu.  On  le  devine  à  travers 
l'histoire  de  l'enfant  prodigue,  puisque  le  cadet  cou- 
pable et  dissipateur  est,  en  fin  de  compte,  aussi  bien 
traité,  sinon  mieux,  que  son  aîné  resté  fidèle.  Luc, 
xv,  22-32.  Mais  ce  caractère  s'affirme  surtout  dans  la 
parabole  des  ouvriers  de  la  vigne.  Matth.,  xx,  1-15. 
Quelle  que  soit  l'heure  où  ils  ont  commencé  leur  tra- 
vail, le  père  de  famille  leur  alloue  à  tous  également  un 
denier  et,  contre  le  journalier  qui  murmure  au  nom 
de  l'équité  naturelle,  il  réclame  le  privilège  de  se 
montrer  bon.  D'où  cette  conclusion  paradoxale,  qui 
résume  la  morale  de  l'apologue  :  «  Ainsi  les  derniers 
seront  les  premiers  et  les  premiers  les  derniers.  »  Ibid., 
16;  cf.  xix,  30.  On  ne  saurait  marquer  avec  plus  de 
force  que  le  don  du  royaume  n'est  pas  soumis  aux 
règles  de  la  justice  distributive. 

«  La  parabole  du  maître  qui  a  loué  des  ouvriers  pour 
sa  vigne,  écrit  P.  Batiffol,  L'enseignement  de  Jésus, 
Paris,  1905,  p.  166,  et  qui  les  récompense  en  donnant 
autant  aux  derniers  venus  qu'à  ceux  de  la  première 
heure,  est  une  parabole  que  l'évangéliste  applique 
au  royaume  des  cieux,  et  qui  témoigne  que  Dieu 
revendique  le  droit  de  faire  de  son  bien  ce  qu'il  veut. 
On. a  dit  avec  raison  que  l'antinomie  de  la  grâce 
divine  et  de  la  liberté  humaine,  que  saint  Paul  mettra 
en  pleine  lumière,  est  impliquée  dans  l'évangile  du 
royaume  ».  Et  l'on  voit  que  c'est  dans  la  prépondé- 
rance de  la  grâce  qu'en  est  ici  cherchée  la  solution. 

2.  Rapport  du  royaume  aux  actes  humains.  —  Au 
risque  de  dérouter  notre  besoin  de  systématisation,  il 
se  rencontre  que  le  même  Évangile  donne  à  la  contre- 
partie un  non  moindre  relief,  en  faisant  du  royaume 
la  suite  et  la  récompense  de  nos  bonnes  œuvres. 

Cette  logique  apparaît  avec  une  particulière  abon- 
dance dans  le  sermon  sur  la  montagne.  Matth.,  v, 
3-12.  Toutes  les  béatitudes  y  sont  conçues  de  telle 
sorte  que  les  pauvres  et  les  affligés,  les  purs,  les  misé- 
ricordieux et  les  doux  y  sont  proclamés  «  bienheu- 
reux »  en  raison  du  bonheur  céleste  qui  les  attend 
et  que  ce  bonheur  leur  est  réservé  précisément  parce 
qu'ils  ont  été  affligés  et  pauvres,  doux,  purs  et  misé- 
ricordieux. 

k  Or  ce  qui  est  ici  affirmé  surtout  des  épreuves  l'est 
ailleurs  tout  autant  des  œuvres  positives.  Celui  qui 
fait  la  volonté  du  Père  entre  au  royaume,  et  non  pas 
celui  qui  s'écrie  :  «  Seigneur,  Seigneur.  »  Matth.,  vn,  21. 
Le  royaume  est  promis  à  la  simplicité  et  à  la  pureté 
du  cœur  qui  font  ressembler  l'homme  à  l'enfant, 
ibid.,  xvin,  3;  à  l'aumône  qui  échange  les  richesses 
périssables  d'ici-bas  contre  les  trésors  du  ciel,  Luc, 
xn,  33-34;  à  la  continence  des  eunuques  volontaires. 
Matth.,  xix,  12.  «  Ces  premiers  traits,  note  P.  Batifïol, 
op.  cit.,  p.  159-160,  font  entrevoirie  royaume  comme 
un  but  que  l'on  atteint  par  une  démarche  morale  ; 
mais  il  est  clair  que  la  conversion  n'est  vraie  qu'autant 


59  ï 


MÉRITE,   ENSEIGNEMENT    DE    JÉSUS    :   MOYENS    DU   SALUT 


598 


qu'elle  dure.  »  Ainsi  le  royaume  devient  le  terme  d'une 
vie  tout  entière  dirigée  selon  l'esprit  de  l'Évangile. 

Dès  lors,  le  royaume  ne  peut  qu'avoir  le  caractère 
d'une  rétribution.  Deux  paraboles  symétriques,  celle 
des  talents,  Matth.,  xxv,  1-1-30.  et  celle  des  mines, 
Luc,  xix,  12-27,  tendent  à  montrer  que  la  joie  qu'il 
réserve  sera  proportionnée  au  bon  vouloir  de  chacun. 
Sans  doute  ici  encore  la  liberté  divine  affirme  ses 
droits,  puisque  le  serviteur  qui  avait  le  plus  reçu  est 
également  celui  qui  recevra  avec  plus  de  surabon- 
dance. .Mais,  au  total,  il  y  a  corrélation  pour  les  servi- 
teurs fidèles  entre  la  récompense  obtenue  et  le  tra- 
vail produit,  comme  pour  le  serviteur  négligent  entre 
son  incurie  et  le  châtiment  dont  il  est  l'objet.  Dans 
les  deux  cas,  les  œuvres  de  la  vie  comptent  au  même 
titre  en  regard  des  destinées  éternelles.  «  Suivant  la 
mesure  d'après  laquelle  vous  mesurerez  vous  serez 
mesurés  à  votre  tour.  »  .Matth.,  vu,  2. 

Ainsi,  de  même  que  l'Évangile  est  un  bienfait  que 
l'homme  peut  préparer  et  doit  faire  fructifier,  le 
royaume  dont  il  nous  promet  la  possession,  tout  en 
étant  un  don  de  la  libéralité  divine,  peut  et  doit  être 
conquis  par  nos  efforts.  Mais,  du  moment  que  Dieu 
veut  compter  avec  nus  œuvres,  n'est-ce  pas  dire 
qu'elles  ont  une  valeur  devant  lui?  Et  c'est  par  là 
que,  dans  une  doctrine  toute  dominée  par  la  grâce, 
l'idée  de   mérite  vient  légitimement  s'insérer. 

3°  Moyens  du  salut  :  Don  de  la  justice.  —  Pour  recon- 
naître le  don  de  l'Évangile  et  préparer  le  don  du 
royaume,  un  renouvellement  de  la  vie  est  indispen- 
sable, dont  la  conversion  du  cœur  est  le  point  de 
départ  et  la  «  justice  »  le  terme  idéal. 

1.  Aspect  négatif  :  Critique  du  pharisaïsme.  —  Dans 
le  milieu  historique  où  s'est  développé  l'Évangile,  la 
prédication  de  cette  «  justice  »  a  d'abord  un  carac- 
tère polémique  et  s'oppose  au  pharisaïsme  ambiant, 
qui  sert  à  la  définir  par  opposition.  Au  lieu  de  con- 
damner irréductiblement  le  mérite  des  œuvres,  comme 
le  veulent  les  protestants,  cette  critique  permet,  au 
contraire,  d'en  saisir  la  véritable  signification. 

Il  n'est  pas  douteux  que  la  parabole  du  pharisien 
et  du  publicain  ne  soit  dirigée  contre  ceux  «  qui  se 
croyaient  assurés  d'être  justes  »;  mais  on  n'oubliera 
pas  que  l'évangéliste  ajoute  aussitôt  :  «  et  qui  mépri- 
saient les  autres  ».  Luc,  xvm,  9.  Si  la  première  phrase 
pouvait,  à  la  rigueur,  paraître  condamner  toute  pré- 
tention à  la  «  justice  »  et  prendre,  de  ce  chef,  une 
portée  dogmatique  absolue,  la  seconde  y  introduit 
une  nuance  morale  qui  la  ramène  sur  le  terrain  du 
relatif.  Il  ne  s'agit  pas  ici  de  juger  un  système,  mais 
de  censurer  un  défaut.  De  fait,  la  prière  du  phari- 
sien porte  en  elle  un  double  vice,  celui  de  traduire 
une  suffisance  orgueilleuse  :  «  Je  ne  suis  pas  comme 
le  reste  des  hommes  »,  et,  par  surcroît,  de  l'appuyer 
sur  des  œuvres  purement  extérieures  comme  l'acquit- 
tement des  jeûnes  et  des  dîmes.  En  regard,  mieux 
vaut  l'attitude  du  publicain,  qui  avait  sans  doute 
des  fautes  plus  graves  à  se  reprocher,  mais  qui  s'hu- 
milie en  se  proclamant  «  pécheur  ».  «  La  comparaison, 
dit  fort  bien  le  P.  Lagrange,  Évangile  selon  saint  Luc, 
Paris,  1921,  p.  478,  est  entre  deux  personnes,  non 
entre  deux  justices.  »  Jésus  n'a  pas  un  mot  sur  ou 
contre  les  pratiques  dont  se  prévaut  le  pharisien  :  il 
blâme  seulement  l'orgueil  qui  le  porte  à  s'en  vanter. 

Ailleurs  le  Christ  insinue  que  cette  «  justice  »  des 
pharisiens  est  illusoire,  mais  sans  quitter  encore  le 
domaine  des  simples  faits.  «  Vous  êtes  de  ceux,  leur 
dit-il,  qui  se  font  passer  pour  justes  devant  les 
hommes;  mais  Dieu  connaît  vos  cœurs,  car  ce  qui  est 
élevé  parmi  les  hommes  est  une  abomination  devant 
Dieu.  »  Luc,  xvi,  15.  «  Leur  erreur  religieuse,  explique 
le  P.  Lagrange,  op.  cit.,  p.  439,  c'est  d'apprécier  ce 
que  Dieu  compte  pour  rien  et  de  s'en  faire  un  argu- 


ment pour  établir  leur  justice.  Ils  posent  donc  pour 
justes,  et  tout  cela  :  richesse,  bonne  réputation,  art 
de  se  faire  valoir,  constitue  une  très  haute  façade, 
mais  une  façade  aux  yeux  des  hommes,  non  aux  yeux 
de  Dieu  qui  voit  le  dedans  et  qui  déteste  cette  élé- 
vation. »  Tout  ce  qui  peut  ressortir  de  ce  reproche, 
c'est,  ici  encore,  une  leçon  d'humilité. 

Cet  orgueil  des  pharisiens  s'accompagne  assez 
naturellement  de  vaine  gloire.  Ils  aiment  faire  osten- 
tation devant  les  hommes  de  leurs  aumônes,  de  leurs 
prières,  de  leurs  macérations.  Matth.,  vi,  2,  5,  16. 
A  quoi  Jésus  oppose,  ibid.,  2,  3-4,0,  17-18,  le  pré- 
cepte de  faire  le  bien  «  dans  le  secret  »,  de  telle  sorte 
qu'il  soit  connu  de  Dieu  seul.  Ce  n'est  pas  déprécier 
les  œuvres,  c'est  plutôt  les  consacrer,  que  d'inviter 
à  la  pureté  d'intention  qui  leur  assure  leur  véritable 
valeur. 

Encore  faut-il  ne  pas  prendre  le  change  sur  leur 
nature.  Indépendamment  de  ces  défauts  de  surface, 
le  plus  grand  tort  des  pharisiens  consiste  dans  leur 
formalisme.  Attentifs  aux  observances  légales,  ils 
négligent  le  service  effectif  de  Dieu.  Soucieux  d'éviter 
la  moindre  souillure  rituelle,  ils  laissent  subsister  le 
péché  dans  leur  cœur.  Ce  n'est  pas  qu'ils  ignorent  la 
Loi;  mais,  outre  qu'ils  la  surchargent  de  leurs  inter- . 
prétations  au  point  d'en  faire  un  insupportable  far- 
deau, «  ils  disent  mais  ne  font  pas  ».  A  rencontre  de 
cette  hypocrisie,  Jésus  demande  le  culte  «  en  esprit 
et  en  vérité  »,  Joa.,  iv,  23-24,  c'est-à-dire  la  pratique 
sincère  des  commandements  et  la  fuite  du  péché. 
Matth.,   xv,  1-20;  xxm,  1-33. 

«  L'imperfection  de  la  morale  du  judaïsme  »,  telle 
du  moins  que  la  comprenaient  et  la  pratiquaient  les 
pharisiens,  «  tient  à  ce  qu'elle  est  un  catalogue  de 
préceptes  et  de  prohibitions  au  lieu  de  créer  dans 
l'homme  intérieur  un  cœur  bon.  C'est  au  dedans 
du  cœur  des  hommes  qu'il  faut  mettre  la  lumière  et 
l'énergie.  »  P.  Batiffol,  op.  cit.,  p.  114-115.  Et  c'est 
ainsi  que  l'Évangile  s'oppose  au  pharisaïsme  sans 
qu'on  puisse  alléguer  contre  l'usage  des  œuvres  ce 
qui  est  dit  des  abus  qui  en  défigurent  la  pratique.  Au 
contraire,  serait-il  excessif  d'induire  que  la  censure 
de  ces  défauts  est  une  recommandation  de  la  morale 
dans  la  mesure  même  où  elle  vise  à  une  rectification 
de  la  moralité  ? 

2.  Aspect  positif  :  Rôle  et  valeur  d  s  œuvres.  ■ — 
Aussi  bien  est-il  à  peine  besoin  de  démontrer  que  la 
religion  du  Christ  se  traduit  par  l'obligation  d'un  plus 
strict  assujettissement  aux  lois  de  l'ordre  moral. 

a)  Données  évangéliques  —  D'une  part,  en  effet, 
«  l'Évangile  ne  répudie  aucun  des  préceptes  du  déca- 
logue  :  il  les  confirme,  il  les  nuance,  mais  surtout  il 
en  fait  une  loi  intérieure  ».  P.  Batiffol,  op.  cit.,  p.  113. 
Il  y  ajoute,  d'autre  part,  sa  note  spécifique  sous 
forme  d'exigences  plus  hautes.  «  Le  discours  sur  la 
justice  nouvelle,  qui  se  lit  dans  le  premier  Évangile, 
Matth.,  v,  20-48,  est  tout  entier  l'antithèse  de  ce  que 
la  morale  juive  impose  et  de  ce  que  Jésus  réclame. 
Il  s'ouvre  sur  cette  déclaration  :  «  Si  votre  justice  ne 
l'emporte  pas  sur  celle  des  scribes  et  des  pharisiens, 
vous  n'entrerez  pas  dans  le  royaume  des  cieux.  »  Et 
il  se  clôt  par  celle-ci  :  «  Soyez  donc  parfaits,  vous, 
comme  votre  Père  céleste  est  parfait.  »  Batiffol,  op.  cit., 
p.  116-117.  Autant  dire  que  l'Évangile  n'est  rien  s'il 
ne  doit  devenir  une  école  de  vie  meilleure.  Et  cette 
règle  n'en  est  que  plus  exigeante  dès  là  qu'on  fait 
intervenir  l'amour.  «  Si  vous  m'aimez,  gardez  mes 
commandements.  »  Joa.,  xiv,  15.  Cf.  xm,  13-15,  35; 
xv,  8-17. 

Cela  étant,  serait-il  possible  que  cet  effort  fût  dénué 
de  valeur?  La  question  ne  se  pose  même  pas  :  d'em- 
blée le  Christ  assure  une  récompense  aux  œuvres  dont 
il  prêche  la  nécessité.  En  effet,  la  sanction  des  acte-> 


599         MÉRITE,    ENSEIGNEMENT    DE    JÉSUS    :    MOYENS    DU    SALUT 


G00 


humains  est  en  rapport  immédiat  et  logique  avec  l'ins- 
piration morale  de  leurs  auteurs.  Parce  qu'ils  obéis- 
sent au  désir  de  la  vaine  gloire,  les  pharisiens  ont  déjà 
«  reçu  leur  récompense  ».  Matth.,  vi,  2,  5,  16.  Au 
contraire,  c'est  Dieu  même  qui  «  rendra  »  aux  fidèles 
le  bien  qu'ils  auront  fait  pour  lui  seul.  Ibid.,  1,  4, 
6,  18. 

.  Une  première  rétribution  a  lieu  dans  la  vie  pré- 
sente par  l'effet  propre  du  bien  accompli.  Dès  les 
Synoptiques,  on  trouve,  sous  forme  concrète,  quel- 
ques indications  du  bonheur  que  l'œuvre  sainte 
entraîne  nécessairement  à  sa  suite.  N'est-ce  pas  déjà 
beaucoup  que  de  se  savoir  les  «  fils  de  Dieu  »  en  imi- 
tant sa  conduite,  sans  compter  la  joie  de  faire  par  là 
glorifier  son  nom?  Matth.,  v,  16  et  45.  Le  quatrième 
Évangile  surtout  donne  à  ce  mysticisme  un  déve- 
loppement considérable  en  identifiant  la  vie  éter- 
nelle au  service  présent  de  Dieu  et  vice  versa.  Voir 
Joa.,  vi,  57;  x,  10;   xiv,  15,   19-21;   xv,  4-6;  xvn,  3. 

Cependant,  dans  un  Évangile  tout  orienté  vers  les 
perspectives  de  l'au-delà,  il  faut  s'attendre  à  ce  que 
le  bien  prolonge  ses  effets  bienfaisants  jusque  dans 
l'éternité.  Voilà  pourquoi  le  chrétien  est  invité  à  se 
faire  «  un  trésor  dans  le  ciel  ».  Matth.,  vi,  20.  Cf.  xix, 
21  ;  Marc,  x,  21  ;  Luc,  xii,  33.  Tandis  que  l'homme 
aux  aspirations  terrestres  cherche  à  obliger  ceux  qui 
peuvent  le  lui  rendre  ici-bas,  le  disciple  du  Christ 
fera  du  bien  aux  pauvres  gens,  qui  sont  incapables 
d'user  de  retour,  n'escomptant  pas  d'autre  rétribu- 
tion que  celle  qui  aura  lieu  «  à  la  résurrection  des 
justes  ».  Luc,  xiv,  14.  Les  grandes  épreuves  assurent 
a  une  récompense  abondante  dans  le  ciel  »,  Matth., 
v,  12  ;  mais  les  moindres  bonnes  actions  auront 
aussi  la  leur,  ne  fût-ce  que  le  fait  d'avoir  donné  un 
verre  d'eau  fraîche  à  l'un  des  fidèles  au  nom  de  Jésus, 
ibid.,  x,  42.  Entre  toutes,  l'aumône  a  un  prix  tout 
particulier  :  «  Donnez  et  l'on  vous  donnera.  »  Luc, 
vi,  38.  Cf.  xi,  41;  xii,  33;  xvi,  9.  A  plus  forte  raison 
le  renoncement  total  que  propose  l'Évangile  :  il 
assure  «  le  centuple  »  ici-bas  et,  par  surcroît,  «  la  vie 
éternelle  ».  Matth.,  xix,  27-29.  Par  où  l'appel  aux 
œuvres  rejoint  le  thème  déjà  étudié,  col.  595,  des 
conditions  préparatoires  au  royaume. 

En  même  temps  que  l'idée  contenue  dans  ces 
textes,  il  n'est  pas  inutile  de  remarquer  le  carac- 
tère des  termes  qui  servent  à  l'exprimer.  Non  seu- 
lement la  vigueur  en  égale  la  simplicité,  mais  ils  sem- 
blent choisis  pour  marquer,  sous  la  forme  la  plus 
étroite  qui  soit  possible,  la  relation  de  l'œuvre  à  la 
récompense.  Dans  saint  Luc,  xiv,  14,  il  est  parlé  de 
«  rétribution  »,  àvTa7ro8o6y)asTaÊ  coi,  et  celle  que 
Dieu  réserve  au  bienfaiteur  désintéressé  des  pauvres 
est  un  acte  du  même  ordre  qu'aurait  été  le  leur  s'ils 
avaient  eu  les  moyens  de  l'accomplir  :  otl  oùx  ë/oueriv 
àvTaTcoSoGvat  aoi.  Chez  saint  Matthieu,  v,  12  et  x, 
42,  et  saint  Luc,  vi,  23,  35,  il  est  question  de  «  salaire  », 
u.ta66ç.  Pris  dans  toute  leur  rigueur,  l'un  et  l'autre 
de  ces  termes  sembleraient  indiquer  un  rapport  de 
stricte  justice.  Sans  les  presser  jusque-là,  on  ne  peut 
méconnaître  qu'ils  énoncent  de  la  manière  la  plus 
ferme  la  valeur  objective  inhérente  à  nos  œuvres  et 
qu'ils  en  font  un  véritable  titre  par  rapport  au 
bonheur  céleste.  Le  mérite  est-il  autre  chose? 

Au  demeurant,  cette  économie  de  juste  rétribution 
n'est  pas  seulement  un  fait  :  elle  intéresse  les  attri- 
buts de  Dieu.  De  même,  en  effet,  que  jadis  pour  Jahvé, 
il  est  écrit  du  Fils  de  l'homme  qu'il  viendra  «  rendre 
à  chacun  selon  ses  œuvres  »,  à7ro8a>asi.  éxâaTto  xarà 
tv)v  TcpàÇiv  aÙTO'j,  Matth.,  xvi,  27.  Principe  qui  se 
retrouve  ailleurs  pratiquement  inclus  dans  les  sen- 
tences du  dernier  jugement.  Ibid.,  xxv,  34-36;  cf. 
Joa,  v,  29.  Rien  n'est  plus  significatif,  pour  montrer 
l'accord  des  deux  alliances,  que  de  retrouver  dans 


l'Évangile  cette  formule  caractéristique  de  l'Ancien 
Testament.  Dans  les  deux  cas,  c'est  la  justice  divine 
qui  apparaît  au  premier  plan;  mais,  dans  les  deux 
aussi,  elle  se  manifeste  par  le  respect  du  mérite 
humain  :  les  deux  vérités  vont  toujours  de  pair  dans 
l'économie  de  la  révélation. 

b)  Objections  protestantes.  —  Pour  échapper  à  cette 
conclusion,  il  est  classique,  chez  les  protestants,  de 
distinguer  entre  salaire  et  récompense,  celui-là  seul 
impliquant  une  sorte  de  dette  qui  supposerait  un 
mérite,  tandis  que  celle-ci  ne  signifierait  qu'un  acte 
libéral  de  l'amour  divin.  Un  père  peut  promettre  et 
donner  à  son  fils  une  récompense  sans  qu'il  soit  besoin 
d'admettre  que  l'enfant  ait  sur  elle  un  droit. 

Cette  distinction,  derrière  laquelle  s'abritaient  déjà 
Mélanchthon,  Loci  communes,  édit.  de  1543,  dans 
Corpus  Reform.,  t.  xxi,  col.  798-799,  et  Calvin,  Inst. 
chr.,  édit.  de  1539,  x,  77-80,  dans  Opéra  omnia, 
édit.  Baum,  Cunitz  et  Reuss,  t.  i,  col.  792- 
796,  se  retrouve  encore  chez  des  théologiens  modernes, 
tels  que  A.  Grétillat,  Exposé  de  théologie  systématique, 
t.  iv,  p.  422,  cf.  t.  m,  p.  283-284,  et  H.  Schultz,  Der 
sitlliche  Begriff  des  Verdiemies,  p.  14.  «  Si  on  la 
prend  dans  son  ensemble,  écrit  ce  dernier,  la  concep- 
tion de  la  vie  qui  émane  de  Jésus  rend  impossible 
l'idée  d'un  rapport  juridique  entre  Dieu  et  ses  enfants. 
Pour  lui,  la  valeur  de  la  conduite  repose  toujours  sur 
le  fait  qu'elle  exprime  une  intention  dirigée  vers  le 
royaume  des  cieux.  La  récompense  s'applique  à  la 
personnalité  qui  se  révèle  dans  l'œuvre,  mais  non  pas 
à  l'action  comme  telle.   » 

Est-il  besoin  de  dire  que  ce  prétendu  «  rapport 
juridique  »  de  l'homme  à  Dieu  est  un  mythe  forgé 
par  l'esprit  de  controverse?  L'objection  atteindrait 
en  plein  l'idée  d'un  mérite  indépendant  et  qui  s'im- 
poserait, pour  ainsi  dire,  à  Dieu  du  dehors  :  elle 
n'effleure  même  pas  la  conception  catholique  d'un 
mérite  dont  Dieu  est  le  premier  auteur  et  qui  ne  vaut 
qu'en  vertu  de  ses  promesses.  De  même,  parler  de 
«  la  personnalité  qui  se  révèle  dans  l'œuvre  »,  c'est 
réclamer  cet  élément  moral  qui  seul  donne  à  nos 
œuvres  leur  prix,  par  opposition  au  formalisme  phari- 
sien qui  ne  regarderait  qu'à  la  matérialité  des  actions. 
Mais  c'est  aussi  reconnaître  indirectement  que  les 
actes  accomplis  dans  ces  conditions  —  et  tous  les 
chrétiens  sont  d'accord  sur  leur  nécessité  —  portent 
en  eux-mêmes  un  principe  réel  de  valeur  dont  la 
récompense  est  la  consécration. 

11  n'est  donc  pas  possible  de  se  dérober  devant  cette 
logique  élémentaire  qu'en  promettant  le  ciel  à  nos 
bonnes  œuvres  Jésus  en  affirmait  implicitement  la 
dignité  propre  et,  par  voie  de  conséquence,  le  carac- 
tère méritoire  devant  Dieu.  Aussi  bien  l'enseigne- 
ment indéniable  de  l'Évangile  sur  la  récompense 
des  œuvres  semble-t-il  embarrasser  les  théologiens 
protestants,  si  l'on  en  juge  par  les  efforts  qu'ils  pro- 
diguent périodiquement  pour  l'accorder  avec  les 
principes  de  l'orthodoxie  selon  la  Réforme.  Voir  la  bi- 
bliographie. N'est-ce  pas  dire  par  là-même  que  la  doc- 
trine catholique  du  mérite  y  trouve  à  bon  droit  son 
point  d'appui? 

3.  Appréciation  subjective  des  oeuvres.  —  De  ces. 
principes  qui  commandent  l'activité  humaine  au 
regard  de  la  grâce  divine  se  dégage  une  pédagogie 
pratique.  Quelques  traits  supplémentaires  de  l'Évan- 
gile en  éclairent  la  direction,  qui  complètent  l'ensei- 
gnement de  Jésus  sur  la  valeur  objective  des  œuvres 
par  l'indication  précise  de  l'importance  qu'il  convient 
à  chacun  de  leur  attribuer. 

Contre  la  confiance  excessive  que  les  Juifs  étaient 
tentés  de  mettre  dans  les  mérites  de  leurs  pères,  il 
est  certain  que  le  Christ  accentue  le  sens  de  l'indivi- 
dualisme dans  l'affaire  de  salut.  «  Aux  veux  de  Dieu 


601 


MÉRITE,    DOCTRINE    DE    SAINT    PAUL 


602 


I'fime  individuelle  est  l'unité.  Il  faut  rappeler  la  parole 
de  saint  Jean  Baptiste  aux  pharisiens  et  aux  saddu- 
céens  :  «  N'essayez  pas  de  dire  en  vous-mêmes  :  Nous 
avons  Abraham  pour  père  »  Matth.,  m,  9.  Ni  le  sang 
d'Abraham,  ni  la  justice  selon  la  loi,  ne  sauraient 
plus  rassurer  l'homme  sur  ce  qu'il  doit  à  Dieu.  » 
P.  Batiflol,  op.  cit.,  p.  113.  C'est  pourquoi  Jésus  pro- 
clame l'indifférence  de  la  famille,  Matth.,  xn,  48-50, 
du  voisinage,  Luc,  xrn,  26-27,  voire  même  des  cha- 
rismes, Matth.,  vu,  22-23.  «  Si  vous  êtes  les  fils  d'A- 
braham, faites  donc  les  œuvres  d'Abraham.  »  Joa., 
mii,  39.  Une  seule  chose  compte,  qui  est  d'accomplir 
la  volonté  de  Dieu  :  c'est  uniquement  d'après  ses 
œuvres  que  chacun  sera  traité  au  dernier  jour.  Voir 
Jugement,  t.  vm,  col.  1752-1753.  Ce  qui  n'exclut 
d'ailleurs  pas  la  média  ion  rédemptrice  de  Jésus, 
Matth.,  xx,  28  et  xxm,  28,  ni  son  intervention 
devant  Dieu  au  profit  de  ceux  qui  l'auront  dûment 
confessé  ici-bas.  Matth.,  x,  32.  Cf.  ibid.,  xmii,  20; 
Joa.,  xiv,  14;  xv,  16;  xvi,  23-24. 

Dans  ces  perspectives  d'une  stricte  responsabilité 
personnelle  on  s'étonnerait  de  ne  pas  voir  apparaître 
le  sentiment  de  notre  indignité.  Quelle  que  soit  son 
insistance  à  présenter  Dieu  sous  un  aspect  paternel 
et  à  nous  suggérer,  en  conséquence,  des  dispositions 
de  fils  à  son  endroit,  dans  la  prière  même  où  il  nous 
invite  à  le  saluer  comme  «  notre  père  qui  est  aux  cieux  », 
Jésus  nous  interdit  d'oublier  les  «  dettes  »  dont  nous 
avons  toujours  à  solliciter  la  rémission.  Matth.,  vi, 
12.  La  parabole  du  maître  et  des  serviteurs,  ibid., 
xvrn,  23-35,  suggère  que  nous  devons  nous  tenir  à 
son  égard  pour  des  débiteurs  insolvables  et  préparer 
par  la  miséricorde  à  l'égard  de  nos  frères  celle  dont 
nous  aurons  nous-mêmes  besoin. 

En  dehors  même  de  la  considération  de  nos  fautes, 
il  n  e  faut  pas  perdre  de  vue  ce  que  nous  devons 
à  Dieu  par  le  fait  de  notre  dépendance.  «  Qui  de  vous, 
s'il  a  un  serviteur  qui  laboure  ou  garde  les  troupeaux, 
lui  dira  quand  il  rentre  des  champs  :  Va  vite  te  mettre 
à  table?  Mais  ne  dira-t-il  pas  plutôt  :  Prépare-moi  à 
souper  et  ceins-toi  pour  me  servir  jusqu'à  ce  que  j'aie 
mangé  et  bu;  après  quoi  tu  mangeras  et  boiras  toi- 
même?  Doit-il  de  la  reconnaissance  à  ce  serviteur  de 
ce  qu'il  a  exécuté  ses  ordres?  De  même  vous,  quand 
vous  avez  fait  tout  ce  qui  vous  est  ordonné,  dites  : 
Nous  sommes  des  serviteurs  inutiles,  nous  avons  fait 
ce  que  nous  devions  faire.   »   Luc,   xvn,   7-10. 

On  aurait  ici,  d'après  la  théologie  protestante,  le 
texte  régulateur  des  relations  entre  l'homme  et  Dieu. 
«  Sentence  classique  »  pour  s'opposer  «  aux  éternelles 
prétentions  du  mercenaire  »,  écrit  A.  Grétillat,  op. 
cit.,  t.  iv,  p.  385,  après  Calvin,  Inst.  chr.,  x, 
51,  col.  770.  H.  Schultz  s'en  prévaut  également,  loc. 
cit.,  p.  15  :  «  Du  moment  que  Jésus  se  plaît  à  pré- 
senter le  rapport  de  Dieu  aux  siens  sous  l'image  du 
maître  et  de  ses  serviteurs,  la  notion  d'un  salaire 
et  d'un  mérite  au  sens  strict  est  exclue  par  là  même. 
Un  serviteur  au  sens  de  l'antiquité  ne  peut  acquérir 
aucun  mérite...  Le  maître  peut  le  récompenser;  mais 
ceci  reste,   au  fond,   un  acte  de  son   bon  plaisir.   » 

A  cette  exégèse  tendancieuse  il  suffit  d'opposer  le 
sens  littéral  de  la  parabole.  Elle  s'appuie,  observe 
le  P.  Lagrange,  sur  les  usages  du  temps  en  matière 
de  service,  «  que  Jésus  ne  blâme  ni  n'approuve,  et 
qui  servaient  seulement  de  terme  de  comparaison  ». 
Tel  étant  le  cadre,  voici  le  sens  de  la  partie  narrative. 
«  Le  maître  sait  bon  gré  à  son  serviteur  de  remplir 
son  office;  mais  il  ne  lui  doit  pas  une  reconnaissance 
spéciale  pour  avoir  accompli  ses  ordres.  Il  n'est  pas 
question  du  rapport  des  œuvres  avec  le  salaire,  encore 
moins  du  mérite  des  œuvres.  Le  serviteur  qui  continue 
son  service  la  journée  terminée  n'est  pas  un  salarié, 
mais  un  esclave.  Entre  le  maître  et  lui  nul  contrat.  » 


La  partie  morale  doit  s'entendre  suivant  la  même 
ligne.  «  Quoique  les  serviteurs  ne  représentent  pas 
les  hommes,  ni  le  maître  Dieu  à  la  façon  d'une  allé- 
gorie, i  ependant  il  est  fait  application  des  rapports 
entre  maître  et  serviteurs  à  ceux  des  hommes  envers 
Dieu...  Le  Sauveur  ne  refuse  pas  d'admettre  qu'on 
ait  observé  tous  les  commandements...  Il  ne  dit  pas 
non  plus  que  ce  soit  peu  de  chose,  encore  moins  qu'on 
demeure  pécheur  malgré  cela.  Il  invite  simplement 
les  Apôtres  à  s'établir  dans  des  sentiments  d'humi- 
lité, exprimés  par  la  formule  :  nous  sommes  des  ser- 
viteurs, à/peïoi,  inutiles...  Le  mot  ne  doit  pas  être 
analysé  en  toute  rigueur,  ni  surtout  comme  un  verdict 
de  la  part  de  Dieu.  Les  serviteurs  de  la  parabole 
n'avaient  point  été  inutiles  dans  la  rigueur  du  terme; 
mais  ils  devaient  s'estimer  inutiles,  et,  comme  l'humi- 
lité doit  avoir  un  fondement  réel,  ce  fondement  est 
indiqué  :  «  nous  avons  fait  ce  que  nous  devons  faire  ». 
On  n'a  point  coutume  de  s'enfler  pour  cela...  Voir  ici 
«  le  non-mélite  des  œuvres  »  (Godet)  ou  «  l'infériorité 
de  la  simple  pratique  des  commandements  »  (Maldo- 
nat),  c'est  introduire  dans  l'exégèse  des  précisions 
théologiques  étrangères  au  sujet.  »  Évangile  selon 
saint  Luc,  p.  455-457.  Cf.  Knabenbauer,  Ev.  sec. 
Lucam,  Paris,  1905,  p.  487-489. 

Ainsi  la  parabole  et  sa  conclusion  ne  veulent  être 
qu'un  correctif  à  l'orgueil  humain.  Loin  de  contredire 
la  doctrine  du  mérite  affirmée  par  ailleurs,  elles 
apportent  au  principe  dogmatique  ce  qu'on  pourrait 
appeler  le  complément  d'un  directoire  moral.  Il  n'est 
pas  question  de  demander  à  l'Évangile  une  systéma- 
tisation de  tous  points  arrêtée  :  il  suffit  que  la  valeur 
des  œuvres  humaines  y  soit  reconnue  et  que,  sous  le 
bénéfice  de  la  grâce  qui  les  environne  de  toutes  parts, 
elles  soient  néanmoins  partout  prises  en  considération 
dans  l'économie  du  salut  individuel  pour  que  la  foi 
de  l'Église  apparaisse  en  légitime  continuité,  non 
seulement  avec  la  lettre  de  l'enseignement  de  Jésus, 
mais  avec  l'esprit  qui  en  ressort. 

III.  Doctrine  des  Apôtres.  —  En  présentant 
l'Évangile  au  monde,  les  Apôtres  étaient  amenés  à 
le  mettre  en  rapport  avec  l'activité  humaine  dont  il 
venait  tendre  toutes  les  énergies  en  vue  du  royaume 
des  cieux.  Il  s'agissait  pour  eux  de  justifier  au  regard 
des  juifs  et  des  païens  les  droits  de  l'économie  nou- 
velle à  laquelle  ils  entendaient  soumettre  leurs  intel- 
ligences, de  consoler  ou  stimuler  les  chrétiens 
au  nom  des  espérances  qu'autorisait  leur  foi.  C'est 
ainsi  que,  sans  être  nulle  part  traitée  in  extenso,  la 
question  du  mérite  des  œuvres  revient  souvent  dans 
leurs  écrits  et  finit  par  y  être  touchée  sous  la  plupart 
de  ses  aspects. 

1°  Saint  Paul.  —  Dans  sa  vie  comme  dans  sa  doc- 
trine, le  pharisien  converti  qui  est  devenu  l'apôtre 
saint  Paul  est,  à  n'en  pas  douter,  le  témoin  par  excel- 
lence de  la  grâce  divine.  C'est  à  tel  point  que  la 
Réforme  a  toujours  émis  la  prétention  de  mettre  sous 
son  patronage  ses  thèses  les  plus  paradoxales  sur  la 
vanité  des  œuvres  et  la  justification  par  la  seule  foi. 
Pour  écarter  ces  interprétations  tendancieuses,  il  suf- 
fit de  rétablir  l'équilibre  de  sa  pensée  en  distinguant 
les  divers  plans  où  elle  se  meut. 

1.  Avant  la  justification.  —  Une  des  originalités  les 
plus  marquantes  de  saint  Paul,  et  qui  fait  de  lui  le 
docteur  éminent  du  surnaturel,  est  la  systématisation 
qu'il  esquisse  pour  la  première  fois  de  l'état  de  l'huma- 
nité en  regard  de  l'économie  chrétienne.  Deux  afiirma- 
tioi  s  complémentaires  définissent  sa  position  à  cet 
égard  :  impuissance  de  l'homme  à  se  justifier,  sou- 
veraine gratuité  de  notre  justification  dans  le  Christ, 
l'une  et  l'autre  ayant  pour  commun  résultat  d'exclure 
toute  idée  d'un  mérite  préparatoire  à  la  justice  et  à 
la  foi  qui  en  est  le  principe. 


603 


MÉRITE,    DOCTRINE    DE    SAINT    PAUL 


604 


Le  début  de  l'Épître  aux  Romains  développe  ex 
professo  cette  vue  synthétique  de  l'histoire  religieuse. 
Aux  païens,  qui  avaient  à  leur  disposition  la  loi  natu- 
relle, il  reproche  de  n'en  pas  avoir  tenu  compte  et  de 
s'être  laissé  choir  dans  la  plus  grossière  immoralité. 
i,  18-ir,  16.  Favorisés  des  oracles  divins,  m,  3,  les  juifs 
n'en  ont  pas  mieux  profité;  car  ils  n'ont  pas  mis  en 
pratique  la  Loi  qu'ils  se  glorifient  de  posséder,  h, 
17-ni,  8.  Ainsi,  non  seulement  les  hommes  n'arrivent 
pas  à  se  justifier  par  eux-mêmes,  mais  ils  sont  tous 
gravement  coupables,  u,  9-23.  «  L'Écriture,  comme 
le  dit  ailleurs  l'Apôtre,  Gai.,  m,  22,  a  renfermé  toutes 
choses  sous  le  péché,  pour  que  la  promesse  qui  vient 
de  la  foi  au  Christ  Jésus  fût  donnée  à  ceux  qui 
croient.  »  De  cette  égale  indignité  des  deux  groupes 
humains  il  suit  que  leur  justification  est  absolument 
gratuite.  Rom.,  .m,  24.  «  Nous  sommes  sauvés  par 
grâce  au  moyen  de  la  foi,  et  non  par  nous-mêmes  ; 
car  c'est  un  don  de  Dieu  et  qui  ne  vient  pas  de  nos 
œuvres,  afin  que  personne  ne  se  puisse  glorifier.  » 
Eph.,  ii,  8-9;  cf.  Tit.,  m,  5.  A  quoi  il  faut  joindre, 
pour  voir  jusqu'où  s'étend  cette  gratuité,  ce  que 
saint  Paul  ajoute  ailleurs  sur  le  redoutable  mystère 
de  la    prédestination.  Rom.,  vni,    29-30;   ix,  11-17. 

Ces  principes  étant  posés  pour  tous  les  hommes  en 
général,  saint  Paul  se  plaît  à  insister  sur  le  cas  des 
juifs,  pour  affirmer  à  leur  adresse  l'insuffisance  des 
œuvres  purement  légales.  Rom.,  m,  20,  28;  Gai., 
n,  16.  Affirmations  derrière  lesquelles  on  devine  une 
polémique  contre  la  conception  qui  réduirait  le  salut 
à  une  sorte  de  marché.  Rom.,  iv,  2-4.  Plus  que  cela, 
c'est  la  Loi  elle-même  qui  devient  pour  ses  adeptes  une 
occasion  de  mal  faire,  soit  à  cause  de  la  multitude  de 
ses  exigences,  Gai.,  m,  10-12,  soit  parce  qu'elle  donne 
la  connaissance  du  précepte  sans  accorder  la  force 
de  l'accomplir.  Rom.,  vu,  7-25.  Voir  Justification, 
t.  vin,  col.  2049-2067. 

On  se  méprendrait  d'ailleurs  à  étendre  immédia- 
tement à  tous  les  juifs  ou  à  tous  les  païens  la  doctrine 
de  saint  Paul  sur  le  paganisme  et  le  judaïsme  comme 
systèmes.  L'Apôtre  ne  se  place  pas  ici  au  point  de 
vue  psychologique  pour  apprécier  l'état  réel  des  indi- 
vidus, mais  au  point  de  vue  dogmatique  pour  juger 
la  valeur  des  deux  économies.  «  Dans  le  Christ  Jésus, 
la  circoncision  ne  sert  de  rien  et  pas  davantage  le 
prépuce,  mais  bien  la  foi  qui  opère  par  la  charité.  • 
Gai.,  v,  6;  cf.  vi,  15. 

Au  contraire,  quand  il  condamne  les  païens  qui, 
ayant  connu  Dieu,  «  ne  l'ont  pas  honoré  comme  tel  », 
Rom.,  i,  21,  quand  il  les  blâme  de  n'avoir  pas  suivi 
les  indications  de  leur  conscience  au  sujet  des  crimes 
dont  ils  se  rendent  coupables,  ibid.,  32,  ce  qu'il  leur 
reproche,  au  fond,  n'est-ce  pas  l'absence  d'oeuvres? 
Dans  la  suite,  ibid.,  n,  7,  13-14,  26,  il  envisage  sans  y 
contredire  l'hypothèse  d'un  gentil  qui  observe  les 
préceptes  de  la  loi  naturelle. 

Il  semble  tout  d'abord  plus  sévère  pour  les  juifs,  qui 
mettent  leur  confiance  dans  les  «  œuvres  de  la  Loi  » 
et,  par  là,  s'obstinent  à  poursuivre  une  justice  propre 
qui  leur  fait  tourner  le  dos  à  la  justice  de  Dieu.  Rom., 
x,  3;  cf.  ix,  30.  Mais  ceci  encore  ne  vise  que  l'abus  de 
quelques-uns,  voir  Lagrange,  Épître  aux  Romains, 
Paris,  1916,  p.  253,  celui  que  l'Apôtre  avait  carac- 
térisé plus  haut,  iv,  4,  comme  la  prétention  d'ac- 
quérir devant  Dieu  un  titre  secundum  debilum,  et 
n'interdit  pas  de  supposer  que  certains  puissent  pra- 
tiquer avec  profit  une  Loi  bien  comprise.  Alors  la 
circoncision  sert  à  quelque  chose,  n,  25  :  c'est  la  cir- 
concision du  cœur  qui  fait  le  véritable  juif,  celui  «  qui 
ne  se  montre  pas  »  au  dehors  et  «  qui  tient  sa  louange 
non  des  hommes  mais  de  Dieu  ».  L'Apôtre  eût-il  pu 
tenir  ce  langage  si  cet  idéal  représentait  une  impossi- 
bilité? 


Dans  ces  systèmes  impuissants  il  peut  donc  y  avoir 
place  pour  des  vertus  individuelles.  En  les  suppo- 
sant réalisées,  quelle  en  serait  la  valeur  au  regard  de 
l'accession  à  la  foi  chrétienne  qui  est  le  seul  principe 
efficace  du  salut?  Saint  Paul  ne  semble  pas  s'être  posé 
la  question.  Attentif  à  souligner  de  préférence  la 
grâce  de  Dieu,  il  se  plaît  à  rappeler  aux  convertis  la 
déchéance  morale  dont  la  profession  de  l'Évangile  les 
a  retirés.  I  Cor.,  vi,  11  ;  Eph  ,  n,  3-4, 8;  Col.,  i,  13.  Mais 
ceci  ne  dépasse  pas  la  simple  constatation  d'un  fait. 
Du  moment  que  les  bonnes  œuvres  sont  possibles 
pour  les  non-chrétiens,  elles  ne  peuvent  pas  ne  pas 
avoir  leur  prix.  L'Apôtre  reconnaît  que  le  vrai  juif 
est  agréable  à  Dieu,  oî  ô  £7ta'.voç...  éx  toû  ©eoù, 
Rom.,  n,  30,  qu'il  peut,  et  tout  autant  le  païen,  obte- 
nir «  gloire  et  honneur  et  paix  »  au  jugement  divin, 
ibid.,  10,  c'est-à-dire,  en  sommei  atteindre  le  salut. 
Il  n'est  donc  pas  contraire  à  sa  pensée  d'admettre 
que  la  gratuité  de  la  justification  n'est  pas  incom- 
patible avec  une  certaine  préparation  de  leur  côté. 

Aussi  bien  voit-on  ailleurs,  Act.,  xvn,  23-24,  que  le 
même  saint  Paul  ne  craint  pas  de  s'appuyer  sur  la 
religiosité  des  Athéniens  pour  leur  annoncer  le  Dieu 
qu'ils  honorent  sans  le  connaître.  N'est-ce  pas  laisser 
entendre  que  cette  bonne  volonté,  quelque  confuse 
qu'elle  soit,  les  met  néanmoins  sur  le  chemin  de  la 
vérité?  Plus  nettement,  les  prières  et  aumônes  du  cen- 
turion Corneille  sont  mises  en  rapport  direct  avec  sa 
conversion.  Act.,  x,  1-4,  31,  35.  Autant  il  serait 
excessif  de  chercher  là  un  mérite  proprement  dit, 
autant  ne  faut-il  pas  négliger  l'indication  qui  s'en 
dégage.  Ces  touches  concrètes  achèvent  de  préciser 
ce  que  saint  Paul  laissait  tout  au  moins  entrevoir 
du  rôle  et  de  l'efficacité  relative  des  œuvres  pour 
acheminer  les  âmes  à  la  grâce  de  la  foi. 

2.  Après  la  justification.  —  En  regard  du  triste 
tableau  de  ce  qu'est  l'humanité  sans  le  Christ,  saint 
Paul  dessine  en  traits  éclatants  celui  des  effets  qu'y 
développe  l'action  puissante  de  son  esprit.  Ce  n'est 
pas  ici  le  lieu  de  montrer  que  l'Apôtre  conçoit  la  grâce 
comme  une  régénération  intérieure  de  l'âme,  voir 
Justification,  t.  vin,  col.  2067-2075  ;  il  suffit  de  mar- 
quer les  conséquences  qui  en  découlent  sur  l'impor- 
tance et  le  mérite  des  œuvres. 

Rien  n'est  plus  notoire  que  l'insistance  de  saint 
Paul  à  réclamer  du  chrétien  une  conduite  conforme  à 
sa  foi.  La  vie  morale  est  pour  lui  profondément  enra- 
cinée dans  le  dogme.  C'est  parce  que  l'âme  justifiée 
possède  en  elle  l'esprit  de  Dieu  qu'elle  doit  montrer 
au  dehors  les  œuvres  qui  en  sont  le  «  fruit  ».  Gai.,  v, 
22.  Ensevelis  avec  le  Christ  par  le  baptême,  nous 
devons  ressusciter  avec  lui  et  «  marcher  dans  une  vie 
nouvelle  ».  Rom.,  vi,  4;  cf.  vu,  12-14.  Le  grand 
malheur  pour  nous  serait  de  «  recevoir  la  grâce  de 
Dieu  en  vain  ».  II  Cor.,  vi,  1. 

En  faisant  de  nous  les  «  fils  de  Dieu  »,  Rom.,  vm, 
14,  ces  œuvres  saintes  nous  font  également  ses  «  héri- 
tiers »  et  les  «  cohéritiers  du  Christ  ».  Ibid.,  17.  Saint 
Paul  glisse  sans  transition  de  cette  réalité  présente 
à  cette  espérance  future.  «  Affranchis  du  péché,  deve- 
nus les  esclaves  de  Dieu,  vous  possédez  le  fruit  que 
vous  en  retirez  pour  la  sainteté,  et  la  fin  est  la  vie 
éternel  e.  Car  la  solde  du  péché  est  la  mort,  tandis  que 
le  don  de  Dieu  est  la  vie  éternelle.  »  Rom.,  vi,  22-23. 
Il  y  a  donc  continuité  de  nos  œuvres  à  leur  sanction 
dans  l'au-delà.  Ce  dernier  texte  indique  pourtant 
une  nuance,  depuis  longtemps  remarquée,  entre  la 
sanction  du  bien  et  celle  du  mal.  En  effet,  l'Apôtre 
y  parle  de  «  solde  »,  -rà  ô^covia,  uniquement  à  propos 
de  la  mort,  tandis  que  la  vie  éternelle  y  est  qualifiée 
de  «  don  gracieux  »,  tô  '/âpia^a  toû  ôeoû.  «  Le  chan- 
gement de  tournure  est  voulu,  observe  à  ce  sujet 
le  P.  Lagrange,  op.  cit.,  p.  158,  et  a  été  noté  par  saint 


605 


MÉRITE,    DOCTRINE    DE    SAINT    PAUL 


606 


Augustin.  »  Il  l'était  même  déjà  par  Origène.  Voir  plus 
bas,  col.  627  et  650.  «  Les  protestants  en  concluent 
que  Paul  exclut  le  mérite.  Mais  les  mérites  dont 
parlent  les  catholiques  sont  des  mérites  acquis  sous 
l'influence  de  la  grâce.  »  C'est  dire  que,  si  ce  passage 
invite  à  ne  pas  oublier  ce  qu'il  y  a  de  gratuit  dans  le 
don  de  la  vie  éternelle,  il  n'empêche  pas  de  reconnaître, 
à  condition  qu'il  soit  constant  par  ailleurs,  le  carac- 
tère méritoire  de  nos  œuvres  à  son  endroit. 

Or  il  n'est  pas  douteux  qu'il  n'y  ait  corrélation, 
aux  yeux  de  l'Apôtre,  entre  notre  vie  d'ici-bas  et 
nos  destinées  futures.  Il  en  est  ainsi  déjà  pour  le 
Christ,  qui  fut  couronné  de  gloire  à  cause  de  son 
sacrifice.  Pliil.,  n,  8-9.  De  même  en  sera-t-il  pour  nous  : 
■  Ce  que  l'homme  aura  semé,  il  le  moissonnera.  » 
Et  cette  règle  vaut  pour  la  «  vie  éternelle  »,  tout 
autant  que  pour  la  «  corruption  ».  Gai.,  vi,  7-8; 
cf.  Rom.,  vni,  13.  Aussi  bien  ailleurs,  et  cela  dans 
un  contexte  nettement  eschatologique,  saint  Paul 
parle-t-il  expressément  de  «  récompense  »,  u,ic66ç, 
I  Cor.,  m,  8,1-1,  le  même  mot  qu'il  écartait,  Rom.,  iv, 
4,  à  propos  des  œuvres  qui  précèdent  la  justification. 
Mais  est-il  besoin  de  noter  que,  si  l'idée  de  récom- 
pense n'exclut  pas  du  tout  la  bonté  chez  celui  qui 
l'accorde,  elle  implique  nécessairement  un  certain 
titre  chez  celui  qui  la  reçoit? 

Cette  valeur  objective  de  nos  actes  est,  du  reste, 
formellement  rattachée  par  saint  Paul  à  l'attribut 
divin  de  justice.  Il  faut  se  souvenir,  en  effet,  qu'un 
jour  doit  se  manifester  «  le  juste  juger  de  Dieu  », 
Sixaioxp'.aîa  toù  ©eoû,  qui  «  rendra  à  chacun  selon 
ses  œuvres  »,  ànoSûosi.  éy.àaTtp  xaxà  Ta  ëpya  «ùtoû. 
Et  ceci  comporte  la  double  alternative  de  «  la  vie 
éternelle  à  ceux  qui  se  livrent  avec  persévérance  aux 
bonnes  œuvres  »  et  de  la  colère  à  ceux  «  qui,  indo- 
ciles à  la  vérité,  sont  dociles  à  l'injustice  ».  Rom.,  ri, 
5-8;  cf.  II  Cor.,  v,  10;  xi,  15;  II  Tim.,  iv,  14.  «  C'est, 
note  Je  P.  Lagrange,  op  cit.,  p.  45,  le  principe  fonda- 
mental de  la  sanction  morale,  dans  le  Nouveau  Tes- 
tament comme  dans  l'Ancien.  »  Et  c'est  aussi,  par  le 
fait  même,  la  consécration  du  mérite  qui  en  fait  la 
base.  Cf.  I  Cor.,  iv,  5,  où  il  est  dit  à  propos  du  der- 
nier jour  :  T6ts  ô  zizolivoç...   éxâaTCp  ùtzo  toû  0eoû. 

A  propos  de  ce  «juste  jugement  de  Dieu  »,  l'Apôtre 
énonce  encore  la  même  loi  dans  IIThess.,i,5-7:  «...Dieu 
veut  vous  rendre  dignes  de  ce  royaume  pour  lequel 
vous  souffrez,  sic  tô  xa-a^ioj67)va'.  ûfiàç  -rrjç  paaiXeîxç. 
Car  il  est  juste  aux  yeux  de  Dieu  de  renvoyer  l'afflic- 
tion, àvTaTToSo'jvai.,  à  ceux  qui  vous  affligent  et  de 
vous  accorder  à  vous,  les  affligés,  le  repos  avec  nous.  » 
«  Dieu,  expose  fort  bien  F.  Prat,  La  théologie  de  saint 
Paul,  Paris,  10°  édition,  1925,  p.  456,  nous  ménage 
l'épreuve  pour  nous  rendre  dignes  de  la  couronne; 
en  l'accordant,  il  fait  acte  de  justice;  il  exerce  un 
jugement  aussi  juste  qu'en  la  refusant  aux  impies; 
des  deux  côtés,  il  y  a  rétribution.  On  ne  saurait  dire 
plus  clairement  que  le  royaume  de  Dieu  se  con- 
quiert, se  gagne,  se  mérite.  Certes,  on  travestirait 
la  pensée  de  Paul  en  supposant  que  le  mérite,  tout 
réel,  tout  personnel  qu'il  est,  puisse  être  le  fait  de 
nos  seuls  efforts.  C'est  Dieu  qui,  après  nous  avoir  mis 
en  main  le  pouvoir  de  mériter,  nous  excite  et  nous 
aide  à  en  faire  usage...  Il  n'en  est  pas  moins  vrai  que 
le  mérite  est  nôtre  et  nous  crée  un  droit  véritable 
auprès  de  Dieu.  » 

C'est  pourquoi  le  céleste  «  héritage  »  reçoit  ailleurs, 
Col.,  m,  21,  le  nom  même  de  «  rétribution  »:  EîSôteç 
''-'.  y.-b  toû  xuptou  à— o>.r(ys<j6s  tt)v  àvTa7r6Soai.v 
t?;;  JcX7]povo|iiaç.  «  Visiblement,  conclut  avec  raison 
II.  Schultz,  loc.  cit.,  p.  13,  Paul  n'a  ressenti  aucune 
difficulté  dans  ces  conceptions  qui  pour  les  réfor- 
mateurs, dans  leur  systématisation  de  la  pensée  pau- 
linienne.  sont   devenues   difficilement   assimilables.   » 


On  peut  même  entrevoir  qu'il  y  a  une  certaine 
proportion  entre  nos  œuvres  et  les  degrés  de  la  récom- 
pense. Car  la  gloire  qui  attend  les  hommes  à  la  résur- 
rection est  inégale,  I  Cor.,  xv,  41-42,  et  cette  inégalité 
ne  saurait  avoir  d'autre  cause  que  le  travail  ou  la 
générosité  de  chacun.  Ibid.,  m,  8;  II  Cor.,  ix,  6; 
Eph.,  vi,  8.  Il  reste,  au  demeurant,  qu'on  ne  saurait 
établir  de  commune  mesure  entre  nos  humbles  efforts 
et  la  gloire  qui  en  est  le  terme,  soit  à  cause  de  la  trans- 
cendance propre  à  celle-ci,  I  Cor.,  n,  9,  soit  parce  que 
nos  épreuves  momentanées  d'ici-bas  ne  sont  rien  en 
comparaison  d'une  béatitude  sans  fin.  Rom.,  vin, 
18;  II  Cor.,  iv,  17-18.  Et  par  là  s'accuse  encore  ce 
qu'il  y  a  de  grâce  jusque  dans  la  récompense  que  nous 
sommes  admis  à  mériter. 

De  ces  principes  découle  une  pédagogie  spirituelle, 
dont  saint  Paul  esquisse  çà  et  là  les  grandes  lignes. 
Parce  que  le  salut  est  entre  nos  mains,  nous  devons 
«  abonder  en  toute  œuvre  bonne  »,  II  Cor.,  ix,  8, 
cf.  Gai.,  vi,  9,  avec  la  ferme  assurance  que  «  notre 
effort  n'est  pas  vain  dans  le  Seigneur  ».  I  Cor.,  xv, 
58.  Mais  aussi,  parce  qu'il  est  entièrement  subordonné 
à  la  grâce,  ce  n'est  pas  en  nous-mêmes,  mais  en  Dieu 
qu'il  convient  de  nous  glorifier.  I  Cor.,  i,  31;  II  Cor., 
x,  17-18;  cf.  Rom.,  xi,  17-24.  Et  parce  que  nous 
sommes  des  êtres  fragiles,  il  y  a  toujours  lieu  pour 
nous  de  travailler  «  avec  crainte  et  tremblement  ». 
Phil.,  ii,  12.  C'est  entre  ces  deux  pôles  également  cer- 
tains de  sa  foi  que  l'âme  chrétienne  doit  se  tenir, 
sans  que  la  confiance  en  Dieu  doive  lui  faire  mécon- 
naître sa  propre  responsabilité  et,  réciproquement, 
sans  que  celle-ci  puisse  lui  faire  perdre  de  vue  celle-là. 

3.  Exemple  personnel  de  l'Apôtre.  — ■  Ces  divers 
aspects  théoriques  du  mérite  des  œuvres  se  reflètent 
dans  l'âme  de  saint  Paul.  L'Apôtre  s'est  assez  sou- 
vent et  '  assez  vivement  dépeint  au  cours  de  ses  épîtres 
pour  offrir,  si  l'on  peut  ainsi  dire,  le  type  du  chrétien 
dans  la  variété  de  ses  sentiments  à  l'égard  de  Dieu. 

Nul  n'a  reconnu  avec  plus  de  force  et  d'émotion 
reconnaissante  la  part  de  Dieu  à  l'origine  de  sa  voca- 
tion, Gai.,  i,  15,  et  de  sa  persévérance.  II  Cor.,  xn,  9. 
Mais,  s'il  doit  tout  à  la  grâce,  il  sait  également  qu'elle 
n'est  pas  demeurée  stérile  en  lui  et  qu'il  a  «  travaillé 
plus  abondamment  que  personne  ».  I  Cor.,  xv,  10. 
C'est  pourquoi  il  ne  craint  pas,  lui  aussi,  de  «  se  glo- 
rifier un  petit  peu  »  et  d'énumérer  avec  une  noble 
fierté  les  labeurs,  les  traverses,  les  joies  et  les  fruits 
de  son  apostolat.  II  Cor.,  xi,  16-xn,  10;  cf.  vi,  4-10. 
Longue  apologie  dont  il  s'excuse  sans  pour  cela  y 
renoncer,  et  dont  l'accent  spirituel  rappelle  celui  du 
psalmiste  qui  célèbre  ses  œuvres  pour  plaider  son 
innocence.  Voir  plus  haut,  col.  588.  Ici  encore  le 
sentiment  de  la  grâce  et  l'humilité  qu'elle  inspire 
n'empêche  pas  le  légitime  témoignage  que  la  bonne 
conscience  se  rend  à  elle-même. 

De  ses  œuvres  l'Apôtre  recueille  tout  d'abord, 
avec  la  satisfaction  de  remplir  dignement  son  minis- 
tère et  d'en  constater  les  résultats,  I  Cor.,  ix,  18; 
Rom.,  xv,  16-19;  II  Cor.,  vu,  4;  xn,  12,  le  bonheur 
de  se  sentir  uni  au  Christ  d'un  incomparable  et  indis- 
soluble amour,  Rom.,  vin,  35-39,  d'être  à  lui  à  la 
vie  et  à  la  mort.  Ibid.,  xiv,  8;  cf.  I  Thess.,  v,  10. 
Mais,  comme  l'athlète  dans  le  stade,  I  Cor.,  ix,  24- 
27,  il  est  aussi  soutenu  par  l'espoir  de  la  «  couronne 
incorruptible  »  qu'il  attend  pour  prix  de  ses  efforts 
et  il  écarte,  ibid.,  xv,  32,  la  pensée  que  ceux-ci  aient 
pu  être  inutiles  en  vue  de  l'éternité.  «  Personne,  en 
effet,  n'est  couronné  sans  avoir  régulièrement  com- 
battu »,  II  Tim.,  n,  5;  mais,  «  si  nous  sommes  morts 
(avec  le  Christ),  nous  vivrons  avec  lui  et,  si  nous 
participons  à  ses  souffrances,  nous  aurons  aussi  part 
à  son  règne  ».   Ibid.,  11-12. 

C'est  pourquoi,  en  voyant  approcher  l'heure  de  sa 


(307 


MÉRITE,    DOCTRINE    DE    SAINT    JACQUES 


608 


mort,  saint  Paul  aime  s'entretenir  dans  cette  espé- 
rance, II  Tim.,iv,  7-8  :  «  J'ai  combattu  le  bon  combat, 
j'ai  tel  miné  ma  couise,  j'ai  conservé  la  loi.  Il  me  reste 
à  recevoir  la  couronne  de  justice  que  me  décernera 
en  ce  jour-là  le  Seigneur,  le  juste  juge,  et  non  seule- 
ment à  moi,  mais  à  tous  ceux  qui  ont  aimé  son  avène- 
ment. »  L'expiession  «  couronne  de  justice  »,  6  tyjç 
8ixaioaùv/jç  aTscpavoç,  est  sans  doute  une  tournure 
hébraïque  pour  dire  que  cette  couronne  est  justement 
méritée.  En  tout  cas,  elle  est  associée  à  l'idée  du  «  juste 
juge  »  et  attendue  comme  une  rétribution  de  sa  part, 
ôv  à7Tf.Sc>oei  u,oi...  ô  S.xcaoç  xpifrçç. 

Quand  bien  même  l'Apôtre  ne  le  dirait  pas  expres- 
sément, chaque  croyant  fidèle  aux  obligations  de  sa 
foi  aurait  le  droit  de  professer  une  semblable  assu- 
rance. De  même  que  l'enseignement  de  saint  Paul 
montre  comment  la  notion  du  mérite  humain  entre 
sans  la  fausser  dans  l'économie  dogmatique  du  chris- 
tianisme, son  exemple  en  autorise  et  règle  l'usage  dans 
la  vie  pratique  du  chrétien. 

2°  Saint  Jacques.  —  Longtemps  il  fut  à  la  mode, 
chez  les  théologiens  protestants,  de  mettre  en  oppo- 
sition saint  Paul  et  saint  Jacques  sur  la  place  qui 
revient  aux  œuvres  dans  le  système  du  salut.  Cette 
antithèse  classique  est  d'ailleurs  de  plus  en  plus  aban- 
donnée par  les  défenseurs  de  l'orthodoxie  selon  la 
Réforme,  qui  ne  craignent  plus  aujourd'hui  de  recon- 
naître l'accord  substantiel  des  deux  Apôtres.  Voir 
Justification,  t.  vin,  col.  2204-2206.  Aussi  bien  est- 
il  évident  que  la  différence  indéniable  de  leur  langage 
ne  tient  pas  à  une  divergence  de  fond,  mais  à  la  diver- 
sité de  leurs  points  de  vue  respectifs. 

1.  Rôle  des  œuvres.  —  Tandis  que  saint  Paul  est  un 
spéculatif  qui  se  penche  volontiers  sur  le  mystère  des 
voies  divines  en  matière  de  justification,  un  polémiste 
aussi  qui  veut  rabattre  les  prétentions  des  juifs  aussi 
bien  que  des  Gentils,  saint  Jacques  est  un  simple 
pasteur  d'âmes,  qui  s'adresse  en  moraliste  à  des  chré- 
tiens pour  leur  apprendre  ou  rappeler  leurs  devoirs. 
Voir  Jacques  (Saint),  t.  vin,  col.  269-270. 

Ce  point  de  vue  moral  s'accuse  dès  les  premières 
lignes  de  l'épître  et  ne  se  dément  pas  un  instant  dans 
la  suite.  Il  est  d'ailleurs  impossible  de  saisir  le  moindre 
essai  d'ordre  logique  dans  la  succession  de  ses  thèmes; 
mais  on  ne  peut  pas  se  méprendre  sur  leur  caractère 
exclusivement  pratique.  L'auteur  expose  tout  d'abord 
la  vertu  bienfaisante  de  l'épreuve,  i,  2-18,  puis  la 
nécessité  de  conformer  sa  vie  à  la  parole  entendue, 
19-27.  D'où  il  passe  à  la  «  loi  royale  »  de  la  fraternité 
sans  «  acception  de  personnes  »,  n,  1-13,  à  l'obliga- 
tion de  réfréner  sa  langue,  ni,  2-12,  de  pratiquer  la 
concorde  et  la  charité,  m,  13-iv,  7,  aux  devoirs  spé- 
ciaux des  riches,  v,  1-11. 

Dans  la  trame  un  peu  lâche  de  cette  parénèse, 
exactement  entre  le  développement  sur  la  fraternité 
chrétienne  et  celui  qui  roule  sur  le  gouvernement 
de  la  langue,  vient  s'insérer  le  passage  célèbre,  n, 
14-20,  sur  la  foi  et  les  œuvres.  La  nécessité  des  œuvres 
ressortait  déjà  du  chapitre  premier,  où  l'auteur  exhorte 
ses  lecteurs  à  ne  pas  écouter  seulement  la  parole  de 
Dieu  mais  à  la  mettre  en  pratique,  i,  22,  et  ramène  la 
vraie  religion  à  la  pureté  de  la  conscience  et  à  la 
miséricorde  envers  les  affligés,  i,  27.  Il  y  revient  ici 
avec  une  plus  grande  insistance  pour  en  marquer  le 
rôle  par  rapport  à  la  justification.  «  Que  servirait -il, 
mes  frères,  si  quelqu'un  prétend  avoir  la  foi  sans 
avoir  les  œuvres?  La  foi  le  pourra-t-elle  sauver?  » 
Telle  est  la  thèse  fondamentale  de  l'Apôtre,  n,  14,  qu'il 
établit  d'abord  sur  la  raison,  n,  15-19  :  la  foi  sans  les 
œuvres  est  une  «  foi  morte  »,  au  lieu  que  la  présence 
des  œuvres  traduit  celle  de  la  foi;  puis  sur  l'Écriture, 
n,  20-26  :  Abraham  ne  fut  justifié  que  pour  avoir 
consenti      au     sacrifice     d'Isaac   et     la     courtisane 


Rahab  le  fut  aussi  pour  sa  charité  envers  les  messagers 
d'Israël. 

La  justification  dont  parle  ici  saint  Jacques  n'est 
pas  la  même  dont  traite  saint  Paul.  Celui-ci  se 
précoccupe  de  la  genèse  de  la  foi;  celui-là  de  son 
utilisation  et  des  conditions  nécessaires  pour  obtenir, 
à  la  fin  de  la  vie,  miséricorde  devant  Dieu.  La  diffé- 
rence manifeste  de  leur  objectif  interdit  d'admettre 
entre  les  deux  apôties  la  moindre  contradiction.  Voir 
Jacques,  t.  vin,  col.  279-281,  et  Justification, 
col.  2075-2076.  Tout  ce  qu'on  peut  raisonnablement 
conclure,  c'est  quesaint  Jacques,  conformément  à  son 
but  pratique,  insiste  sur  l'obligation  de  traduire  sa 
foi  en  actes  et,  parmi  les  différents  aspects  du  chris- 
tianisme, s'attache  de  préférence  à  son  aspect  moraf. 

2.  Valeur  des  œuvres.  —  Déjà  cette  recommanda- 
tion des  œuvres  morales  en  indique,  en  gros,  la  valeur. 
Elles  donnent  le  moyen  de  «  se  sauver  »,  n,  14  :  par 
elles  on  devient  «  ami  de  Dieu  »,  n,  23  ;  comme 
Abraham  et  Rahab,  on  est  «  justifié  ».  n,  21,  23-25. 
Ailleurs  on  voit  que  celui  qui  travaille  à  la  conversion 
d'un  pécheur  couvrira  par  cet  acte  de  miséricorde  «  la 
multitude  de  ses  péchés  ».  v,  20. 

Ces  divers  biens  représentent  dès  maintenant  une 
réalité  :  celui  qui  s'adonne  aux  œuvres  trouve  déjà 
son  bonheur  dans  son  action  même,  i,  25.  Mais,  par 
delà  cette  vie  passagère,  l'Apôtre  porte  aussi  et 
surtout  son  regard  sur  l'avènement  du  Seigneur  qui 
approche,  v,  7-8.  C'est  évidemment  en  vue  de  ce  juge- 
ment divin  que  les  œuvres  ont,  à  ses  yeux,  tellement 
d'importance.  «  Elles  nous  y  vaudront  la  couronne 
de  vie  promise  par  Dieu  à  ceux  qui  l'aiment.  »  i,  12; 
cf.  n,  5. 

Saint  Jacques  dit  «couronne  de  vie»,  tôv  aTéçavov 
ttjç  Çaiîjç,  exactement  comme  saint  Paul  disait 
«  couronne  de  justice  ».  Voir  plus  haut,  col.  607.  Plus 
nettement  que  celui-ci,  il  précise  que  cette  «  couronne  » 
est  subordonnée  à  la  promesse  divine.  Mais,  pour  l'un 
et  l'autre,  comment  serait-elle  une  récompense  s'il 
n'y  avait  pas  de  notre  part  quelque  chose  pour  la 
mériter? 

3.  Conditions  des  œuvres.  —  Non  seulement  saint 
Jacques  recommande  les  œuvres,  mais  il  indique  çà 
et  là  en  quelques  mots  les  conditions  qu'elles  suppo- 
sent. Ces  traits  fugitifs  achèvent  de  fixer  sa  position 
par  rapport  au  mérite  humain. 

Évidemment  la  part  principale  et  déterminante 
revient  ici  à  notre  bonne  volonté.  Il  n'est  pas  besoin 
d'insister  sur  ce  pragmatisme  moral  de  saint 
Jacques,  puisqu'il  constitue  l'âme  de  tout  son  ensei- 
gnement. A  la  suite  du  Maître,  Matth.,  vn,  21,  ce  qu'il 
se  préoccupe  surtout  d'obtenir,  ce  sont  des  réalisa- 
tions, yi\izcOs  TcoirjTod  Xoyou.  i,  22.  Mais  cet  effort 
spirituel  ne  va  pas  sans  le  secours  de  Dieu.  Dès  ie 
début,  il  invite  ses  lecteurs  qui  ont  besoin  de  la  sagesse 
à  se  tourner  vers  Dieu  par  la  prière,  i,  5.  Car  la  vraie 
sagesse,  comme  il  l'indique  plus  loin,  in,  17,  «  vient 
d'en  haut».  D'une  manière  générale,  c'est  du  Père  des 
lumières  que  descend  tout  don  parfait,  i,  17.  Et  c'est 
ainsi  que  l'action  dont  saint  Jacques  se  fait  énergique- 
ment  le  prédicateur  est,  en  définitive,  à  base  de 
grâce.  Sans  compter  qu'il  ne  nous  laisse  pas  le  droit 
d'oublier  l'abondance  et  la  persistance  de  nos  man- 
quements, ni,  2. 

De  ces  deux  facteurs  présents  à  son  esprit  il  n'en 
est  pas  moins  certain  que  l'Apôtre  souligne  plutôt 
le  premier.  «  Approchez-vous  de  Dieu,  s'écrie-t-il  à 
la  manière  des  anciens  prophètes,  et  il  s'approchera 
de  vous.  Purifiez  vos  mains,  pécheurs...  Humiliez- 
vous  et  il  vous  élèvera  ».  iv,  8-10.  Ce  qui  ne  veut  pas 
dire  qu'il  attribue  à  l'homme  l'initiative  de  son  salut, 
mais  uniquement  qu'il  insiste  sur  l'effort  personnel 
qu'il  s'agit  d'obtenir.  Ailleurs  il  apparaît  suffisamment 


609 


MÉRITE,    DERNIERS    ECRITS    DU    NOUVEAU    TESTAMENT 


610 


que  tout  ce  qu'il  y  a  de  bon  chez  nous  est  un  don  de 
Dieu.  Par  où  le  moralisme  de  saint  Jacques  se  trouve 
rejoindre  le  mysticisme  de  saint  Paul. 

3  Autres  témoins  de  l'Église  apostolique.  ■ —  Chez  les 
derniers  écrivains  du  Nouveau  Testament,  le  mérite 
des  œuvres  tient  une  place  encore  plus  épisodique. 
Mais  on  relève  aisément  les  mêmes  tendances  fonda- 
mentales à  travers  ce  que  leurs  écrits  peuvent  çà  et 
là  fournir  d'indications. 

1.  Épître  aux  Hébreux.  —  Si  elle  se  distingue  des 
autres  lettres  de  saint  Paul  par  les  procédés  litté- 
raires, l'Épître  aux  Hébreux  n'en  diffère  aucune- 
ment par  la  doctrine. 

A  l'impuissance  et  à  la  caducité  du  judaïsme  le  but 
principal  de  l'auteur  est  d'opposer  le  salut  qui  vient 
du  Christ.  Pour  s'en  approprier  le  bienfait,  il  demande 
la  foi,  dont  les  derniers  chapitres  affirment  l'impor- 
tance et  décrivent  le  rôle.  Mais  cette  foi  doit  être 
féconde  :  sans  traiter  expressément  de  la  justification, 
l'écrivain  complète  son  exposé  dogmatique  par  des 
exhortations  morales,  où  la  part  de  l'action  humaine 
trouve  tout  naturellement  sa  place.  «  Excitons-nous 
les  uns  les  autres,  dit-il,  x,  24,  à  une  émulation  de 
charité  et  de  bonnes  œuvres.  »  Cf.  xn,  28;  xm,  15. 

Ces  bonnes  œuvres  sont  efficaces  pour  le  salut.  A 
la  différence  des  sacrifices  périmés  de  l'ancienne  Loi, 
t  ce  sont  de  telles  victimes  qui  sont  agréables  à  Dieu  ». 
xm,  16.  C'est  pourquoi  elles  nous  obtiennent  ses  béné- 
dictions. A  ces  chrétiens  qui  avaient  déjà  connu 
J'épreuve  ou  compati  à  la  persécution  de  leurs  frères 
l'auteur  dit  par  manière  d'encouragement  :  «  Ne  per- 
dez pas  votre  confiance,  qui  vous  assure  une  grande 
rémunération  »,  tyzi  \Lz^txki]^  jxia6aTroSoaiav.  x,  35; 
cf.  xi,  26.  On  remarquera  ce  terme  intraduisible 
u.ia6areoSoa[a,  qui  suggère  avec  tant  d'énergie  l'idée 
de  salaire  compensateur.  En  regard,  il  avait  parlé  un 
peu  plus  haut,  x,  29,  du  châtiment  mérité  par  ceux  qui 
auront  méprisé  le  Fils  de  Dieu,  yeipovoç  à^twGrjaeTat 
■U[x«ptaç  ô  tov  ulôv  toù  0eoô  xaTa7taT7Jaaç. 
De  part  et  d'autre,  c'est  la  même  loi  de  rétribution 
qui  s'accuse.  Et  il  est  à  peine  besoin  de  noter  que 
l'exercice  en  est  tout  entier  conçu  en  fonction  des  fins 
dernières.  Cf.  xi,  35. 

Non  qu'il  faille  oublier  la  part  primordiale  de  Dieu 
à  la  source  de  nos  actes.  L'Épître  se  clôt  par  cette 
bénédiction  d'accent  tout  paulinien,  xm,  20-21  :  «  Que 
le  Dieu  de  paix...  vous  dispose  à  toute  œuvre  bonne 
pour  accomplir  sa  volonté  et  fasse  en  vous  ce  qui  lui 
plaît  par  Jésus-Christ  »,  Tcotwv  èv  "riu,ïv  tÔ  eùâpeaxov 
êv<t>7Uov  a'jTOÛ.  Mais,  cette  prémisse  étant  supposée, 
nos  œuvres  ont  une  valeur  telle  que  la  justice  divine 
elle-même  est  intéressée  à  la  reconnaître.  Les  chré- 
tiens sont  autorisés  à  compter  sur  la  récompense. 
«  Car,  ajoute  l'auteur  inspiré,  vi,  10,  Dieu  n'est  pas 
injuste  au  point  d'oublier  votre  œuvre  et  l'amour  que 
vous  avez  montré  pour  son  nom,  en  ayant  servi  et 
servant  encore  les  saints.  » 

2.  É pitres  de  saint  Pierre.  —  Au  cours  de  ses  deux 
épîtres,  saint  Pierre  a  plus  d'une  fois  l'occasion  de 
revenir  sur  les  œuvres. 

L'Apôtre  en  fonde  tout  d'abord  la  nécessité  sur  la 
sainteté  du  Dieu  que  les  chrétiens  ont  reçu  la  grâce 
de  servir,  et  il  leur  applique  au  sens  réel,  I  Petr.,  i, 
15-16,  la  prescription  de  Jahvé  qui  présidait  aux  rites 
de  l'ancienne  Loi  :  «  Soyez  saints,  parce  que  moi  je 
suis  saint.  »  Lev.,  xi,  44;  xix,  2;  xx,  7.  Cette  raison 
morale  se  complète  d'une  raison  mystique,  quand  on 
songe  au  lien  qui  existe  entre  le  Christ  et  les  fidèles. 
Élevés  par  lui  à  une  sorte  de  dignité  sacerdotale,  ils 
doivent,  en  conséquence,  avoir  à  cœur  d'  «  offrir  des 
victimes  spirituelles,  agréables  à  Dieu  par  Jésus- 
Christ  ».  I  Petr.,  il,  5.  A  quoi  s'ajoute  un  motif  apo- 
logétique :  la  bonne  conduite  des  croyants  doit  être 

DICT.    DE  THÉOI..   CATH. 


assez  patente  et  assez  incontestable  pour  fermer  la 
bouche  à  leurs  détracteurs.  Ibid.,  n,  11-12;  m,  16. 
Est-il  besoin  de  dire  que  ces  œuvres  ne  sont  pas 
perdues?  »  Si  elles  existent  chez  vous,  enseigne  l'Apô- 
tre, II  Petr.,  i,  8,  elles  ne  vous  laisseront  pas  inactifs 
ni  stériles  pour  la  connaissance  de  Notre-Seigneur 
Jésus-Christ.  »  Ce  que  le  contexte  invite  à  entendre 
de  sa  suprême  manifestation  eschatologique.  Elles 
sont,  en  effet,  la  condition  pour  entrer  «  dans  l'héri- 
tage incorruptible,  sans  tache  et  inaltérable,  qui  nous 
est  réservé  dans  les  cieux  ».  I  Petr.,  i,  4.  Aux  pres- 
bytres  qui  auront  dignement  rempli  leur  ministère 
l'Apôtre  promet,  ibid.,  v,  4,  «la  couronne  indéfectible 
de  gloire  »,  tov  àfxapâvxivov  ttjç  So^ç  axéepavov. 
C'est  évidemment  la  même  récompense  qui  s'applique 
au  commun  des  fidèles.  Ainsi  que  dans  saint  Jacques, 
v,  20,  l'aumône  a  la  vertu  spéciale,  I  Petr.,  iv,  8,  de 
«  couvrir  une  multitude  de  péchés  ». 

Cette  économie  n'est  d'ailleurs  pas  arbitraire  :  elle 
est  liée  à  la  foi  en  la  justice  de  Dieu  qui,  suivant  la 
formule  classique,  <  juge  suivant  l'œuvre  de  chacun  », 
TOv...xptvovTa  xaxà  tô  éxocoroo  ëpyov,  i,  17;  cf.  iv,  5, 
où  l'on  voit  que  les  pécheurs  auront  à  «  rendre  leurs 
comptes  »,  et  II  Petr.,  i,  12,  où  ils  reçoivent  «  le  salaire 
de  leur  iniquité  »,  xofi.iouu.evoi.  (iioGôv  àStxiaç.  Sans 
nul  doute  la  récompense  qui  attend  les  justes,  ibid., 
m,  13-14,  doit  être  comprise  dans  le  même  sens,  sinon 
avec  la  même  rigueur. 

Aussi  l'Apôtre  de  conclure,  II  Petr.,  i,  10-11  : 
«  Hâtez-vous  d'affermir  votre  vocation  et  votre  élec- 
tion. »  En  ajoutant  ici  :  per  bona  opéra,  la  Vulgate 
ne  fait  que  résumer  le  contexte  qui  précède  immédia- 
tement, ibid.,  5,  où  il  est  question  de  joindre  à  la  foi 
la  vertu.  «  C'est  ainsi,  en  effet,  que  vous  sera  large^ 
ment  départie  l'entrée  dans  le  royaume  éternel  de 
Notre-Sëigneur  et  Sauveur  Jésus-Christ.  » 

3.  Écrits  johanniques.  ■ —  Obligé  de  reconnaître  que 
«le  postulat  d'après  lequel  les  œuvres  de  l'homme  ont 
leur  récompense  est  tout  à  fait  général  »  dans  le  Nou- 
veau Testament,  H.  Schultz,  Der  sittliche  Begriff  des 
Verdienstes,  p.  13-14,  croit  du  moins  pouvoir  en 
excepter  le  «  cercle  johannique  ».  Non  qu'il  n'ait  été, 
lui  aussi,  «  tout  au  moins  effleuré  »  par  cette  concep- 
tion ;  mais  elle  était,  au  fond,  incompatible  avec  ses 
principes.  Ici,  en  effet,  «  la  foi  donne  déjà  la  vie  éter- 
nelle comme  possession  et  comme  espérance  ».  Dès 
lors,  «  ce  que  les  chrétiens  obtiennent  n'est  pas  un 
salaire...,  mais  la  confiance  filiale  en  l'amour  du  père, 
qui  n'est  pas  séparable  de  leur  qualité  de  fils  ». 

Tel  est  bien  le  trait  dominant  de  la  doctrine  johan- 
nique; mais  on  se  gardera  pour  autant  de  transfor- 
mer en  opposition  ce  qui  n'est  qu'une  nuance  dans  la 
présentation  de  la  commune  foi. 

a)  Apocalypse.  —  Il  faut,  en  tout  cas,  mettre  dans  un 
rang  à  part  l'Apocalypse,  où  l'idée  de  rétribution 
s'afrirme  plus  que  partout  ailleurs. 

Écrivant  pour  des  chrétiens  persécutés,  le  voyant 
est  amené  à  leur  remettre  sous  les  yeux  les  compen- 
sations que  leur  réserve  la  justice  divine.  Dieu  est 
pour  lui  essentiellement  celui  qui  «  scrute  les  reins  et 
les  cœurs  »,  qui  «  rend  à  chacun  selon  ses  œuvres  », 
n,23.  S'il  va  venir  bientôt,  c'est  en  justicier,  ô  |Aia06ç 
(jtou  (!£-[•'  èu.oû.  xxii,  12.  Et  ce  principe  ne  vaut  pas 
seulement  pour  la  «  bête  »  cruelle  qui  s'est  enivrée 
du  sang  des  saints  et  devra  payer  au  double  tout  le 
mal  qu'elle  a  fait,  xvm,  5-6  :  il  s'applique  également 
aux  justes,  qui  attendent  de  Dieu  le  «  salaire  »  de  leur 
fidélité,  T)X6ev  ...  ô  xoapôç  ...  Soûvai  t6v  (ziaGôv  toïç 
SoùXoiç  aou.  xi,  18. 

Cette  espérance  ne  sera  point  déçue.  A  l'ange  de 
l'Église  de  Smyrne,  comme  prix  de  sa  persévérance, 
Dieu  assure  «  la  couronne  de  vie  »,  n,  10,  et  les  autres 
Églises   reçoivent    de   semblables    promesses,   n,    17; 

X.  —  20 


611 


MÉRITE,   SYNTHÈSE    DE    LA    DOCTRINE    SCR  I  PTUR  AIRE 


G12 


m.  5,  il,  21;  cf.  xxi,  17.  Dès  maintenant,  ces  morts 
sont  «  heureux  »,  parce  qu'  «  ils  se  reposent  de  leurs 
fatigues  »,  et  la  raison  en  est  que  «  leurs  œuvres  les 
suivent  ».  xiv,  13.  Aussi  l'auteur  dit-il  des  saints  de 
Sardes  qu'ils  sont  «  dignes  »,  à^ioi,  de  la  gloire  éter- 
nelle, m,  4,  comme  plus  loin,  xvi,  G,  des  persécuteurs 
qu'ils  sont  «  dignes  »  de  boire  du  sang  puisqu'ils  en 
ont  versé.  Manifestement  le  mérite  de  l'homme  est 
ici  tellement  bien  affirmé  qu'il  y  manque  seulement  le 
mot. 

b)  Épîtres  de  saint  Jean.  -  Conformément  au  ton 
du  quatrième  Évangile,  c'est,  au  contraire,  le  mysti- 
cisme qui  déborde  des  épîtres  johanniques. 

Le  but  de  la  vie  chrétienne  est  ici  d'entrer  en  union, 
y.oivcovîa,  avec  le  Père  et  son  Fils  Jésus-Christ.  I  Joa., 
i,  3.  «  Rester  avec  le  Père  et  le  Fils  »,  c'est  le  suprême 
bonheur  que  Dieira  promis  aux  siens,  et  «  cette  pro- 
messe qu'il  nous  a  faite,  c'est  la  vie  éternelle  ».  Ibid., 
il,  24-25.  Or  la  foi  anticipe  déjà  cette  récompense. 
«  Celui  qui  a  le  Fils  a  la  vie;  celui  qui  n'a  pas  le  Fils 
de  Dieu  n'a  pas  la  vie.  Je  vous  ai  écrit  cela  pour  que 
vous  croyiez  au  nom  du  Fils  de  Dieu.  »  Ibid,  v.,  12-13; 
cf.  20-21. 

Mais,  au  lieu  de  s'opposer  au  souci  de  la  morale,  ce 
mysticisme  l'entraîne  comme  conséquence.  Parce  que 
Dieu  est  lumière,  nous  devons,  nous  aussi,  fuir  les 
œuvres  de  ténèbres.  I  Joa.,  i,  5-7;  cf.,  ii,  11.  Dieu  se 
révèle  dans  le  Christ  :  celui  qui  prétend  le  connaître 
doit  observer  les  commandements  de  celui-ci,  marcher 
comme  il  a  marché  lui-même.  En  un  mot,  le  moyen  de 
montrer  qu'on  a  la  véritable  charité  de  Dieu,  c'est  de 
suivre  sa  parole.  Ibid.,  n,  4-6.  Or  à  l'amour  de  Dieu 
l'amour  du  prochain  est  étroitement  connexe.  Par 
conséquent,  <■  celui  qui  n'est  pas  juste  n'est  pas  de 
Dieu,  et  pas  davantage  celui  qui  n'aime  pas  son  frère  ». 
Ibid.,  m,  10  ;  cf.,  iv,  7-8,  21  ;  II  Joa.,  6. 

Fruits  et  preuves  de  la  vie  divine  en  nous,  ces 
œuvres  morales  dont  la  charité  est  le  principe  nous 
assurent  la  possession  de  Dieu.  Tandis  que  «  le  monde 
passe...,  celui  qui  fait  la  volonté  de  Dieu  demeure 
éternellement  ».  Ibid.,  n,  17.  Et  il  ne  faut  pas  se  mé- 
prendre sur  la  réalité  qu'expriment  ces  paroles  abs- 
traites :  il  s'agit  pour  nous  de  pouvoir  nous  présenter 
avec  confiance  «  au  jour  du  jugement  »,  <v,  17.  Or, 
en  vue  de  cette  fin,  notre  fidélité  pratique  à  l'amour 
de  Dieu  est  l'unique  moyen.  «  Restez  en  lui,  mes  petits 
enfants,  afin  que,  lorsqu'il  apparaîtra,  nous  ayons 
confiance  et  ne  soyons  pas  confondus  par  lui  au  jour 
de  la  parousie.  »  Ibid.,  n,  28. 

De  cette  «  confiance  »  saint  Jean  ne  dégage  pas  ici 
la  conclusion,  qui,  du  reste,  s'entend  assez  d'elle- 
même.  Il  le  fait  en  propres  termes  dans  sa  seconde 
épître  :  «  Prenez  garde  à  vous-mêmes,  afin  de  ne  point 
perdre  le  fruit  de  votre  travail  et  de  recevoir  une 
pleine  récompense  »,  ïvoc  ...  p.io6ôv  Tc\y)p'f]  àTcoXdcê^xe, 
II  Joa.,  8.  D'où  l'on  peut  induire  que  l'amitié  de 
Dieu  dont  jouit  dès  ici-bas  l'âme  régénérée  est  déjà 
une  «  récompense  »,  mais  encore  incomplète,  et  qui 
doit  recevoir  sa  «  plénitude  »  dans  le  bonheur  de' 
l'éternité.  Ainsi  les  réalités  présentes  sont  raccordées 
aux  espérances  futures,  de  telle  sorte  que  la  mys- 
tique de  saint  Jean,  loin  d'exclure  l'idée  de  la  rétri- 
bution éternelle,  l'appelle  comme  terme  et,  avec  elle, 
cette  valeur  de  nos  œuvres  qui  en  est  le  présupposé. 

Il  y  a  donc,  au  total,  identité  foncière  entre  les 
Apôtres,  comme  il  y  a  continuité  de  leur  doctrine  à 
l'enseignement  de  Jésus  et,  d'une  manière  plus  géné- 
Irale,  entre  la  nouvelle  et  l'ancienne  Loi,  sur  les  rap- 
ports essentiels  de  Dieu  avec  l'homme  et  de  l'homme 
avec  Dieu.  Les  contrastes  allégués  à  plaisir  par  la  dog- 
matique protestante  se  laissent  résoudre  en  une  par- 
faite harmonie.  Si  la  paît  de  la  grâce  est,  à  n'en  pas 
douter,  mise  eu  plus  grand  relief  depuis  l'Évangile, 


il  s'en  faut  qu'elle  fût  inconnue  dans  l'Ancien  Testa- 
ment et  toutes  les  substructions  morales  de  celui-ci 
se  retrouvent  dans  celui-là. 

Des  protestants  eux-mêmes  finissent  aujourd'hui 
par  se  rendre  à  cette  évidence.  «  Lorsque  le  christia- 
nisme entra  dans  le  monde  et  y  trouva  sa  première 
expression,  écrit  H.  Schultz,  loc.  cit.,  p.  9-10,  dans  les 
cercles  dirigeants  du  judaïsme  aussi  bien  que  chez  les 
porte-parole  de  la  civilisation  hellénique,  on  acceptait 
comme  allant  de  soi  l'idée  d'une  Providence  divine 
qui  décide  suivant  les  règles  du  droit  et,  par  consé- 
quent, du  côté  de  l'homme,  celle  d'uni  bon  ou  mau- 
vais mérite  »...  Avec  la  foi  en  Dieu  comme  représen- 
tant de  l'ordre  moral  dans  le  monde,  la  conclusion 
paraissait  aussi  naturellement  donnée  qu'il  récom- 
pense ou  punit  d'après  les  règles  du  droit  humain.  Et 
cette  foi  cache  en  elle  le  droit  inaliénable  de  la  convic- 
tion qui  nous  fait  admettre  la  souveraineté  de  l'ordre 
moral  dans  l'univers.  Ainsi  ce  postulat  appartient  au 
patrimoine  religieux  que  la  communauté  chrétienne 
a  emprunté  à  la  culture  religieuse  et  morale  qui  régnait 
jusque-là.  Elle  n'a  pas  eu  le  moindre  motif  de  le 
transformer  de  fond  en  comble...  Ce  que  nous  lisons 
sous  ce  rapport  dans  le  Nouveau  Testament,  à  titre 
de  simple  postulat  qui  n'a  pas  besoin  d'autres  preuves, 
sur  la  récompense  et  le  châtiment  des  œuvres  n'est 
pas  autre  chose,  en  substance,  que  l'expression  de  la 
piété  commune  en  Israël.  » 

Mais,  si  telle  est  l'inspiration  fondamentale  de  la 
révélation  judéo-chrétienne,  comment  échapper  aux 
conséquences  qui  s'ensuivent  sur  la  valeur  objective 
et  le  caractère  méritoire  des  actes  de  l'homme?  II  est 
vrai,  comme  l'observe  le  même  H.  Schultz,  loc.  cit., 
p.  16,  «  que  le  Nouveau  Testament  parle  bien  de 
récompense,  mais  non  pas  de  mérite  ».  L'Ancien  Tes- 
tament n'en  parle  pas  davantage  et  personne  ne  dis- 
convient pourtant  que  cette  idée  ne  ressorte  de  son 
enseignement  sur  les  œuvres.  De  même  en  est-il  pour 
le  Nouveau.  Vainement  y  chercherait-on  un  exposé 
abstrait  d'anthropologie  théorique;  mais,  sous  la 
forme  concrète  qui  est  dans  le  style  de  l'Écriture,  des 
principes  y  sont  inclus  que  la  réflexion  ne  peut  pas 
ne  pas  en  dégager. 

Et  rien  ne  servirait  d'arguer  que  le  christianisme 
de  Jésus  et  des  Apôtres  exalte  la  part  de  la  grâce 
de  Dieu  à  l'origine  de  nos  actes  bons,  qu'à  rencontre 
de  la  suffisance  pharisaïque  il  prône  le  repentir  et 
l'humilité,  qu'il  oppose  aux  calculs  intéressés  d'une 
religion  mercenaire  les  libres  élans  et  la  douce  confiance 
de  l'amour  filial,  si  l'on  n'ajoutait  qu'il  incorpore 
toute  la  moralité  humaine  au  service  de  Dieu  et,  par 
là-même,  consacre  cette  dignité  intrinsèque  de  nos 
actes  que  toutes  les  langues  désignent  sous  le  nom  de 
mérite.  Alors,  mais  alors  seulement,  on  conçoit  que 
Dieu  veuille  tenir  compte  de  nos  œuvres,  que  nous 
soyons  jugés  d'après  elles  et  que  la  gloire  éternelle  en 
soit  le  fruit. 

C'est  à  la  tradition  qu'il  était  réservé  d'exprimer 
en  concepts  précis  la  doctrine  dogmatique  impliquée 
dans  l'enseignement  moral  des  Écritures,  en  vue  d'ana- 
lyser la  nature  exacte,  les  conditions  et  le  rôle  du 
mérite  humain.  Mais  ce  travail  d'inventaire  ne  ferait 
que  lui  donner  la  connaissance  plus  explicite  de  la 
vérité  simple  et  féconde  dont  la  révélation  biblique 
contenait  déjà  tout  le  dépôt. 

II.     LA      DOCTRINE      DU     MÉRITE     DANS      LA 

TRADITION  PATRISTIQUE.  —  Il  appartenait  à 
l'Église  de  faire  entrer  dans  la  pensée  et  la  vie  de  ses 
fidèles  les  données  diverses  de  l'Écriture  sur  la  valeur 
des  œuvres  humaines  et  la  place  qu'elles  doivent  tenir 
dans  la  préparation  personnelle  du  salut.  Cette  incor- 
poration, comme  on  peut  s'y  attendre  en  pareille 
matière,  s'est  faite  surtout  d'une  manière  pratique, 


6J3 


MÉRITE,    PÈRES    APOSTOLIQUES 


614 


c'est-à-dire  par  la  direction  même  que  l'Église  donnait 
à  la  piété  de  ses  enfants.  Mais  le  besoin  ne  devait 
pas  se  faire  sentir  avant  longtemps  de  classer  et 
équilibrer  les  éléments  respectifs  du  cas. 

Aussi  chercherait-on  en  vain  à  l'époque  patris- 
tique,  même  sous  forme  d'ébauche,  une  systématisa- 
tion que  rien  n'appelait.  C'est  seulement  en  groupant 
les  déclarations  occasionnelles  et  relevant  les  indices 
epars  que  l'on  peut  retrouver  la  doctrine  des  Pères 
sur  le  mérite.  Dès  lors,  l'obligation  s'impose  d'une 
particulière  prudence  avant  de  prêter  à  ces  témoins 
de  l'ancienne  Église  des  synthèses  qu'ils  n'ont  pas 
eux-mêmes  conçues.  Sous  le  bénéfice  de  cette  réserve, 
il  n'est  pas  difficile  d'apercevoir  de  quelle  manière 
ferme  et  constante  s'affirme  l'orientation  catholique 
de  leur  pensée. 

Quand  vinrent  les  controverses  du  xvi"  siècle, 
les  protestants  ont  souvent  chicané  sur  le  sens  et  la 
fréquence  du  terme  mérite  chez  les  Pères.  Au  rapport 
de  Bellarmin,  De  justifîcatione,  1.  V  :  De  meritis  operum, 
c.  i,  Opéra  omnia,  t.  vi,  p.  344,  Bucer  aurait  même 
avancé  qu'il  leur  était  totalement  inconnu.  On  verra 
sans  peine  que  rien  n'est  moins  exact  et  qu'il  ne  fut 
pas  de  mot  plus  familier  tout  au  moins  à  la  théologie 
latine.  Au  demeurant,  c'est  surtout  la  chose  qui 
importe.  Or  il  n'y  a  pas  de  doute  possible  sur  leur 
conviction  relativement  à  la  valeur  des  œuvres  du 
chrétien  justifié. 

La  controverse  pélagienne  elle-même  n'a  rien  intro- 
duit d'essentiellement  nouveau  sur  ce  point.  Tout 
au  plus  peut-on  dire  qu'elle  a  fourni  l'occasion  d'affir- 
mer plus  nettement  la  part  nécessaire  de  la  grâce  à  la 
source  du  mérite  humain.  Mais,  au  fond,  à  peine 
marque-t-elle  une  étape  dans  la  marche  continue  de  la 
tradition  catholique  dont  il  nous  faut  suivre  la  forma- 
tion et  le  développement.  —  I.  Le  christianisme  pri- 
mitif :  i"-ne  siècles.  II.  L'Église  du  m»  siècle,  (col.  619). 
III.  L'Église  du  iv«  siècle  (col.  628).  IV.  La  contro- 
verse pélagienne  (col.  639).  V.  Après  saint  Augustin 
(col.  651). 

I.  Le  christianisme  primitif  :  i"-ne  siècles.  — 
Esclaves  de  leur  dogmatisme  et  insensibles  au  mou- 
vement historique,  les  anciens  polémistes  protestants 
croyaient  pouvoir  opposer  à  la  tradition  catholique 
le  témoignage  des  Pères,  surtout  des  plus  anciens.  Il 
leur  suffisait  pour  cela  de  réunir  quelques  textes 
disparates  qui  semblent  supprimer  ou  réduire  le 
mérite  de  l'homme,  sans  prendre  garde  à  tous  ceux  qui 
en  impliquent  par  ailleurs  la  réalité.  C'est  contre  une 
argumentation  de  ce  genre  qu'est  dirigée  la  discussion 
de  Bellarmin,  De  justifîcatione,  1.  V,  c.  vr,  Opéra  omnia, 
t.  vi,  p.  355-357,  à  laquelle  s'opposent,  du  côté  de 
l'orthodoxie  luthérienne,  les  longues  réfutations  de 
.1.  Gerhard,  Con/essio  catholica,  1.  II,  p.  ni,  art.  xxni, 
c  8,  édition  de  Francfort,  1679,  p.  1533-1544,  et 
Loci  theotogici,  loc.  XVIII,  c.  vin,  n.  124,  édition 
Cotta,  Tubingue,  1768,  t.  vm,  p.  147-150. 

Aujourd'hui,  au  contraire,  les  protestants  recon- 
naissent assez  volontiers  que  la  tendance  catholique 
s'affirme  de  «  bonne  heure  »  chez  les  Pères.  F.  Lich- 
tenberger,  art.  Mérite,  dans  Encyclopédie  des  sciences 
religieuses,  t.  ix,  p.  89.  Mais  ils  rachètent  cet  aveu  en 
la  présentant  comme  une  déviation  par  rapport  aux 
principes  chrétiens.  «  S'ils  n'est  pas  douteux  que  cet 
esprit  pharisaïque  qu'avait  dû  combattre  saint  Paul 
méconnaissait  et  altérait  l'idée  fondamentale  de 
l'Évangile,  la  plus  ancienne  littérature  issue  du  pagano- 
christianisme,  celle  des  Pères  apostoliques  et  des 
Apologistes,  nous  montre  cependant  que  l'Évangile 
fut  tout  aussitôt  et  comme  involontairement  intro- 
duit dans  les  cadres  rigides  de  la  notion  de  mérite.  » 
J.  Kunze,  art.  Verdienst,  dans  Prolest.  Realencyclo- 
pddie,  t.  xx,  p.  501.  Nous  avons  assez  vu  par  l'étude 


directe  des  textes  la  complexité  de  l'Évangile  pour 
pouvoir  recueillir  sans  arrière-pensée  cet  hommage 
rendu  à  la  continuité  de  la  tradition  catholique. 

Tout  au  plus  voudrait-on  maintenir  une  diversité 
de  tendances  et  d'esprit  entre  l'Orient  et  l'Occident. 
Fortement  charpentée  par  Tertullien,  la  théologie  du 
mérite  serait  restée  depuis  une  des  caractéristiques 
du  catholicisme  latin,  tandis  qu'une  tournure  plus 
mystique  et  donc  plus  détachée  des  œuvres  humaines 
aurait  toujours  présidé  à  la  pensée  et  à  la  vie  reli- 
gieuse des  Grecs.  En  attendant  de  voir  à  quoi  se 
ramènent  ces  nuances  et  de  se  rendre  compte  qu'elles 
ne  constituent  pas  une  opposition,  il  faut  rappeler 
comment  s'affirment,  dès  les  premiers  siècles,  les 
principes  catholiques  reconnus  communs  à  tous. 

Différents  à  bien  des  points  de  vue  par  leurs  préoc- 
cupations doctrinales  et  le  caractère  de  leurs  œuvres, 
les  Pères  des  deux  premiers  siècles  se  ressemblent  en 
ceci  qu'ils  reflètent  en  toute  paix  et  simplicité  la  foi 
de  l'Église  sur  une  matière  pratiquement  liée  à  toute 
la  vie  chrétienne  sans  que  rien  amenât  encore  à  en 
préciser  le  concept.  A  cet  égard,  «  l'ancienne  Église 
n'a  ni  éprouvé  de  difficulté  ni  tenté  de  systématisa- 
tion. A  côté  de  la  grâce  de  Dieu,  l'acquisition  d'une 
récompense  pour  l'action  de  l'homme  apparaît 
comme  chose  naturelle  et  qui  va  de  soi.  »  H.  Schultz, 
Der  siltliche  BegrifJ  des  Verdienstes,  p.  17-18. 

1°  Pères  Apostoliques.  —  On  peut  d'autant  plus 
s'attendre  à  voir  se  vérifier  cette  observation  générale 
chez  les  Pères  Apostoliques  que  les  petits  écrits  qui 
nous  restent  d'eux  ont  un  but  tout  parénétique  et 
moral.  Il  n'est  pas  de  témoins  plus  qualifiés  pour  nous 
faire  connaître  ce  que  fut  sur  ce  point  le  christianisme 
primitif. 

1.  Témoins  anonymes.  —  Un  groupe  distinct  est 
fait  de  deux  écrits  anonymes  qui  remontent  à  la  fin 
du  ier  siècle  ou  au  début  du  second.  —  Premier  en 
date  de  tous  les  catéchismes,  la  Didachè  débute  par 
le  thème  classique  des  deux  voies,  où  sont  classées 
les  œuvres  qui  conduisent  à  la  vie  et  celles  qui  mènent 
à  la  mort.  Didach\  i-vi.  Résultat  qui  suppose,  sans 
que  l'idée  soit  formellehient  exprimée  nulle  part, 
que  ces  œuvres  constituent  la  base  du  jugement 
divin  que  l'auteur  évoque  en  terminant  devant  ses 
lecteurs.  Ibid.,  xvi.  —  Ce  même  développement 
reparaît  dans  l'Épître  dite  de  Barnabe,  xvm-xx, 
pour  aboutir  à  cette  conclusion  d'un  incontestable 
moralisme  :  «  Il  est  donc  bien  pour  l'homme  qui 
connaît  les  commandements  du  Seigneur  d'y  marcher 
selon  qu'ils  sont  écrits.  Car  celui  qui  les  accomplit 
sera  glorifié  dans  le  royaume  de  Dieu;  celui,  au  con- 
traire, qui  choisit  les  autres  périra  en  même  temps  que 
ses  œuvres.  Voilà  pourquoi  il  y  a  une  résurection.  voilà 
pourquoi  une  rétribution  »,  Stà  toùto  àvT<XTu68ojJ.a 
xxi,  1.  Plus  haut,  l'auteur  avait  dit  expressément 
qu'au  jour  du  jugement  chacun  recevra  selon  ses 
œuvres.  «  S'il  est  bon,  sa  justice  le  préc'  dera;  s'il  est 
mauvais,  le  salaire  de  son  iniquité  est  devant  lui.  » 
iv,  12.  La  corrélation  des  deux  actes  oblige,  de  toute 
évidence,  à  concevoir  également  comme  un  «  salaire  » 
la  récompense  des  actes  bons. 

2.  Saint  Clément.  —  D'inspiration  toute  pratique 
sont  aussi  les  écrits  qui  portent  le  nom  de  saint 
Clément,  mais  avec  des  vues  plus  complètes  sur  la 
psychologie  de  l'âme  chrétienne  devant  Dieu. 

a)  Lettre  aux  Corinthiens.  —  Seule  est  aujourd'hui 
retenue  comme  authentique  la  lettre  célèbre  à  l'Église 
de  Corinthe.  Elle  tend  tout  entière  à  détourner  les 
chrétiens  des  «  œuvres  vaines  »,  ix,  1,  et  à  leur 
recommander  les  autres.  Il  n'est  pas  inutile  d'observer 
qu'aux  yeux  de  l'auteur  les  bénédictions  qu'Abraham 
et  les  patriarches  reçurent  de  Dieu  ont,  à  bien  des 
égards,  le  caractère  d'une  récompense,  a  A  cause  de  sa 


615 


MÉRITE,   PÈRES    APOSTOLIQUES 


616 


foi  et  de  son  hospitalité,  un  fils  lui  fut  donné  dans  sa 
vieillesse.  »  C'est  aussi  «  à  cause  de  son  hospitalité  et 
de  sa  piété  »  que  Loth  a  pu  échapper  à  la  destruction 
de  Sodome.  x,  7,  et  xi,  1.  On  voit  dans  quel  sens  devait 
s'orienter  la  piété  des  chrétiens  à  qui  ces  saints 
personnages  sont  donnés  comme  modèles.  Aussi 
sont-ils  invités  à  travailler  de  toutes  leurs  forces  à 
«  l'œuvre  de  justice  »,  xxxiii,  8,  et  cela  non  plus 
seulement  en  vue  de  faveurs  terrestres,  mais  aussi 
des  biens  éternels.  Car  l'auteur  fait  entrevoir  tout 
aussitôt,  avec  Isaïe,  xl,  10;  Lxn,  11,  et  Apoc,  xxn,  12, 
l'approche  du  jugement  où  Dieu  va  rendre  à  chacun 
«  selon  son  œuvre  ».  Ibid.,  xxxiv,  3.  Cf.  xxvm,  1, 
et  lix,  3,  o,ù  Dieu  est  appelé  «  l'examinateur  des 
œuvres  humaines  ».  —  Néanmoins,  bien  que  nous 
ayons  à  «  nous  justifier  en  œuvres  et  non  en  paroles  », 
notre  louange  «  doit  être  en  Dieu  et  non  pas  provenir 
de  nous-mêmes  ».  xxx,  3  et  6.  Car  «  nous  ne  sommes 
pas  justifiés  par  nous-mêmes,  ni  par  notre  sagesse, 
notre  intelligence,  notre  piété  ou  nos  œuvres,  mais  par 
la  foi,  grâce  à  laquelle  le  Dieu  tout-puissant  nous  a 
tous  justifiés  depuis  l'origine  ».  xxxn,  4.  A  quoi 
s'ajoute  le  sentiment  de  nos  misères,  qui  nous  oblige 
toujours  à  paraître  devant  Dieu,  en  suppliants. 
«  Dieu...  juste  en  tes  jugements,  lit-on  dans  la  formule 
liturgique  conservée  à  la  fin  de  la  lettre,  lx,  1-2,... 
pardonne-nous  nos  iniquités  et  injustices...  N'impute 
pas  tout  le  péché  de  tes  serviteurs  et  servantes,  mais 
purifie-nous  dans  ta  vérité...  » 

Ces  données  diverses  s'unissent  sans  se  contredire. 
Devant  le  chrétien,  «  une  porte  de  justice  est  ouverte 
qui  mène  à  la  vie  ».  Il  s'agit  d'  «  y  entrer,  d'y  diriger 
son  chemin  dans  la  sainteté  et  la  justice  ».  Mais  tout 
cela  se  fait  «  dans  le  Christ  »,  et,  quand  il  s'agit  de 
pécheurs  comme  le  furent  les  Corinthiens,  ils  doivent 
tout  d'abord  «  se  jeter  aux  pieds  du  Seigneur  et  le 
supplier  avec  larmes  de  nous  pardonner,  de  nous 
réconcilier  avec  lui,  de  nous  rétablir  dans  notre  bonne 
et  pure  conduite  d'autrefois  ».  xlviii,  1. 

b)  Secunda  démentis.  —  En  tête  de  l'ancienne 
homélie  éditée  sous  le  titre  de  deuxième  lettre  de 
saint  Clément  aux  Corinthiens,  s'affiche  l'affirmation 
dogmatique  que  notre  salut  est  un  bienfait  que  nous 
devons  au  Christ  Rédempteur.  Mais  tout  aussitôt, 
i,  3,  l'auteur  de  nous  exhorter  à  le  payer  de  retour. 
«  Quelle  rétribution  lui  donnerons-nous  ou  quel  fruit 
digne  de  ce  qu'il  nous  a  donné?  »  Ce  «  fruit  » 
n'est  autre  que  celui  de  nos  œuvres  saintes,  qui  nous 
vaudront  d'être  confessés  par  lui  devant  son  Père, 
n,  2.  Plus  loin,  il  donne  nettement  la  vie  éternelle 
comme  une  récompense,  vin,  4  et  6  ;  cf.  xx,  2-4. 
«  Ainsi  donc,  mes  frères,  conclut-il,  xi,  5-7,  persévé- 
rons dans  l'espérance  pour  obtenir  notre  salaire, 
ïvaxal  tôv  [juaOôv  xo[xiaw[xs0a.  Car  il  est  fidèle  celui 
qui  a  promis  de  rendre  à  chacun  selon  ses  œuvres. 
Si  donc  nous  faisons  la  justice  devant  Dieu,  nous 
entrerons  dans  son  royaume  et  nous  recevrons  les 
promesses.  »  Mais  l'accomplissement  de  ces  «  pro- 
messes »  est,  comme  on  le  voit,  subordonné  à  notre 
«  justice  ».  Ici  encore  la  part  de  Dieu  et  de  l'homme 
ne  se  séparent  pas.  —  Comme  œuvres  plus  profitables, 
l'auteur  recommande  spécialement  le  travail  de  la 
sanctification  des  autres  et  de  nous-mêmes  — ■  «  car, 
dit-il,  c'est  la  rémunération  que  nous  pouvons  rendre 
au  Dieu  qui  nous  a  créés  »,  xv,  2  —  et  l'aumône. 
«  Le  jeûne,  en  elïet,  est  meilleur  que  la  prière,  et 
l'aumône  l'emporte  sur  l'un  et  l'autre  ».  xvi,  4. 
«  Fai  ons  donc  la  justice,  poursuit-il,  xix,  3,  pour  être 
sauvés  au  moment  de  la  fin.  » 

3.  Saint  Ignace  et  saint  Polycarpe.  ■ — ■  Pasteurs 
d'âmes,  saint  Ignace  d'Antioche  et  saint  Polycarpe 
de  Smyrne  devaient  tout  naturellement  accentuer 
plus  que  personne  le  côté  moral  du  christianisme. 


a)  Saint  Ignace.  -  De  fait,  saint  Ignace  ne  veut  pas 
qu'on  soit  seulement  chrétien  de  nom,  mais  de  vie. 
Magn.,  iv.  Cf.  Rom.,  m,  2.  Il  s'agit  de  «  glorifier 
Jésus-Christ  qui  nous  a  glorifiés  »,  Eph.,  n,  2,  et  c'est 
pour  en  donner  les  moyens  que  ses  épîtres  au  mysti- 
cisme ardent  s'achèvent  toujours  en  conseils  de 
morale.  "Voir  Ignace  d'Antioche,  t.  vu,  col.  709-710. 
«  De  deux  choses  l'une,  écrit-il  aux  Éphésiens,   xi, 

I  :  ou  craignons  la  colère  à  venir,  ou  aimons  la  grâce 
présente,  pourvu  que  nous  soyons  trouvés  dans  le 
Christ  Jésus  pour  la  vie  éternelle.  »  —  Cette  vie 
éternelle  nous  est  proposée  comme  une  récompense 
dont  l'attrait  doit  nous  inviter  au  bon  combat. 
«  Là  où  plus  grande  est  la  peine,  [plus  grand]  est  le 
profit.  »  Polyc,  i,  3.  Mais  les  moindres  actions  elles- 
mêmes  ne  sont  pas  perdues  :  c'est  ainsi  qu'Ignace 
prie  Dieu  de  «  rendre  »  aux  Smyrniotes,  ix,  2,  les 
services  qu'il  en  a  reçus.  Rien  n'empêche  d'ailleurs, 
comme  le  saint  martyr  en  donne  l'exemple,  Trall., 
xn,  3  et  Phil.,  vra,  qu'il  faille  toujours  compter  sur 
la  miséricorde  de  Dieu  et  la  prière  de  nos  frères  pour 
être  justifiés. 

Eellarmin,  De  meritis  operum,  c.  iv,  p.  349,  se 
contente  de  citer  quelques  lignes  de  Rom.,  iv,  1,  où 
Ignace  ferait  allusion  à  son  prochain  martyre  comme 
à  un  mérite  aux  yeux  de  Dieu.  Mais  J.  Gerhard, 
op.  cit.,  n.  124,  p.  147,  a  eu  beau  jeu  de  relever  contre 
lui  que  tout  autre  est  le  sens  de  cette  parole  :  «  Laissez- 
moi,  s'écrie  l'évêque  d'Antioche,  devenir  la  pâture 
des  bêtes,  par  lesquelles  il  m'est  donné  d'aller  à  Dieu.  » 

II  n'y  a  pas  lieu  d'insister  sur  ce  lapsus  et  moins 
encore  d'en  tirer  argument,  alors  que  tant  d'autres 
textes  expriment  nettement  la  pensée  de  saint  Ignace 
sur  les  œuvres  et  leur  valeur. 

b)  Saint  Polycarpe.  —  Non  moins  ferme  est  la 
doctrine  de  son  ami  et  correspondant  saint  Poly- 
carpe. «  Celui,  dit-il,  Phil.,  n,  1,  qui  a  ressuscité  le 
Christ  des  morts  nous  ressuscitera  aussi,  si  nous 
faisons  sa  volonté  et  marchons  dans  ses  commande- 
ments. »  Et  encore,  v,  2  :  «  Si  nous  lui  sommes  agréables 
dans  la  vie  présente,  nous  recevrons  [de  lui]  la  vie 
future.  Car  il  a  promis  de  nous  ressusciter  et,  si  nous 
menons  une  conduite  digne  de  lui,  de  nous  associer 
à  son  règne.  »  La  pensée  des  comptes  à  rendre  doit 
donc  nous  inciter  à  «  servir  Dieu  avec  crainte  et 
respect  »,  vi,  3,  sans  oublier,  vm,  1,  que  «  le  gage 
de  notre  justice  c'est  le  Christ  ». 

Une  valeur  toute  spéciale  s'attache  au  martyre  pour 
le  nom  chrétien  :  Ignace,  Paul  et  les  autres  n'ont  pas 
couru  en  vain  et  il  ne  faut  pas  douter  qu'ils  ne  soient 
maintenant  auprès  du  Seigneur  dans  le  lieu  qui  leur 
est  dû.  Ibid.,  ix,  2. 

4.  Hermas.  —  De  tous  les  Pères  apostoliques,  Hermas 
est  communément  donné  comme  le  meilleur  représen- 
tant du  christianisme  populaire,  celui,  par  conséquent, 
«  chez  qui  la  piété  chrétienne  revêt  un  caractère 
entièrement  légal  ».  F.  Lichtenberger,  art.  Mérite, 
p.  89.  Aussi  bien  peut-on  dire  que  le  Pasteur  tout 
entier,  en  raison  de  son  but  moral  et  réformateur,  est 
consacré  à  la  doctrine  des  œuvres,  qu'il  s'agisse  des 
charges  morales  qu'impose  au  chrétien  la  profession 
de  son  baptême  ou  des  pénitences  laborieuses  aux- 
quelles il  est  tenu  pour  obtenir,  s'il  y  a  lieu,  le  pardon 
de  ses  péchés.  Voir  Hermas,  t.    vi,  col.  2282-2286. 

Les  œuvres  normales  sont  constituées  par  la  fidèle 
observation  des  commandements  divins,  qui  assure 
la  vie  éternelle,  Sim.,  x,  et  l'auteur,  pour  montrer 
qu'elle  est  possible,  insiste  sur  le  libre  arbitre  que  nous 
avons  reçu  de  Dieu.  Mand.,  xn,  3,5-5,1.  Elles  valent 
à  qui  les  accomplit  la  vie  éternelle  comme  récom- 
pense :  le  Pasteur  voit  déjà  Dieu  qui  vient  «  rendre  à 
ses  élus  avec  beaucoup  de  gloire  et  de  joie  la  promesse 
qu'il  leur  a  promise,  s'ils  observent  ses   lois  ».  Vis., 


61' 


MÉRITE.    PERES    APOLOGISTES,  SAINT    IRÉNÉE 


615 


i,  3,  4.  —  Parmi  ces  «  lois  »,  les  circonstances  l'amènent 
à  faire  une  place  particulière  à  celle  qui  prescrit  la 
confession  de  la  foi  par  le  martyre.  Sim.,  ix,  28,  5-6. 
Il  insiste  également  sur  le  devoir  de  l'aumône  qui 
incombe  aux  riches,  «  sachant  que  ce  qu'ils  font  pour 
le  pauvre  trouve  sa  récompense  auprès  de  Dieu  ». 
Sim.,  il,  5.  Le  serviteur  du  père  de  famille  est  déjà 
élevé  au  rang  de  cohéritier  «  pour  le  travail  qu'il  a 
fait  »  à  la  vigne  de  son  maître;  à  plus  forte  raison  quand 
il  se  montre  libéral  envers  ses  compagnons.  Sim.,  v,  2. 
Hermas  proiite  de  ce  dernier  apologue  pour  signaler 
aussi  les  œuvres  surérogatoires  comme  source  d'un 
plus  grand  mérite  :  «  Observe,  dit-il,  les  commande- 
ments du  Seigneur  et  tu  seras  agréable  à  Dieu  et  tu 
seras  inscrit  au  nombre  de  ceux  qui  gardent  la  loi. 
Mais,  si  tu  fais  quelque  chose  en  dehors  du  comman- 
dement divin,  tu  acquerras  une  gloire  plus  abondante 
et  tu  seras  plus  glorifié  auprès  de  Dieu  que  tu  ne 
l'eusses  été  sans  cela.  »  Ibid.,  m,  3.  Comme  œuvre  de 
ce  genre,  il  avait  signalé  plus  haut  le  renoncement 
à  un  second  mariage.  Mand.,  iv,  4,  2. 

Son  exhortation  finale,  en  qui  se  résument  toutes 
les  autres,  est  celle-ci  :  «  Faites  donc  le  bien  pour 
recevoir  une  récompense  du  Seigneur.  »  Sim.,  x,  4,  4. 
Conclusion  toute  pratique,  qui  rappelle  à  la  lettre 
celle  de  l'homélie  clémentine  citée  plus  haut,  col.  615, 
et  qui  montre  combien  l'Église  apostolique  fut  sou- 
cieuse d'associer  au  mysticisme  chrétien  la  culture  du 
sens  moral. 

Il  n'est  pas  inutile  de  faire  observer  qu'on  ne 
remarque  à  cet  égard  aucune  différence  entre  l'Orient 
et  l'Occident.  «  La  juxtaposition  de  la  grâce  et  de  la 
rétribution  selon  le  mérite,  jointe  à  l'habitude  de 
mesurer  la  récompense  d'après  la  difficulté  de  l'œuvre 
et  son  caractère  non  obligatoire  qui  caractérise  dans 
la  suite  le  catholicisme  vulgaire,  domine  déjà  sans 
aucun  doute  en  Orient  depuis  le  milieu  du  second 
siècle.  »  H.  Schultz,  loc.  cit.,  p.  20.  Cette  constatation 
d'un  historien  protestant  nous  garantit  d'avance 
que  la  même  communauté  d'inspiration  entre  les 
deux  parties  de  l'Église  ne  manquera  pas  de  se  véri- 
fier également  plus  tard. 

2°  Pères  apologistes.  —  A  la  différence  des  Pères 
apostoliques,  les  apologistes,  qui  furent  pour  la  plu- 
part des  philosophes,  sont  surtout  des  spéculatifs  et 
leurs  œuvres  s'adressent  d'ordinaire  à  «  ceux  du 
dehors  ».  Double  raison  pour  qu'il  n'y  ait  pas  à  leur 
demander  beaucoup  d'éléments  d'information  sur  les 
réalités  de  la  vie  chrétienne.  Les  principes  de  leur 
doctrine  permettent  tout  au  moins  de  reconnaître 
dans  quel  sens  elle  continuait  à  s'orienter  autour 
d'eux. 

1.  —  Saint  Justin,  toujours  attentif  à  établir  la  valeur 
du  christianisme  en  regard  des  écoles  profanes,  insiste, 
contre  le  fatalisme  des  stoïciens,  sur  la  liberté  de 
toutes  les  créatures.  Privilège  qui  donne  à  chacune 
le  moyen  d'être  l'arbitre  de  sa  propre  destinée.  «  Dieu, 
en  effet,  ayant  voulu  que  tous,  anges  et  hommes, 
soient  doués  de  liberté  et  d'autonomie,  les  a  créés 
capables  d'accomplir  ce  qu'il  leur  a  donné  la  puis- 
sance de  faire.  Si  donc  ils  choisissaient  ce  qui  lui  est 
agréable,  il  les  garderait  exempts  de  corruption  et  de 
peine.  Que  si,  au  contraire,  ils  faisaient  le  mal,  il 
les  châtierait  suivant  sa  volonté.  »  Dial.,  88,  P.  G., 
t.  vi,  col.  685-688.  En  vertu  de  ce  principe,  Justin  ne 
conclut  pas  seulement  que  les  coupables  seront 
«  justement  »  punis  pour  leur  péché.  Apol.,  n,  7, 
col.  456;  cf.  ibid.,  14,  col.  468.  La  récompense  des  bons 
est  mise  par  lui  en  rapport  non  moins  strict  avec  la 
qualité  de  leurs  actes.  «  S'ils  se  montrent  dignes  du 
plan  de  Dieu  par  les  œuvres,  nous  avons  appris  qu'ils 
obtiendront  de  vivre  et  régner  avec  lui,  soustraits  à  la 
corruption  et  à  la  souffrance.  »  Apo/.,i,  10,  col.  340-341. 


Ainsi  «  les  châtiments  et  les  punitions,  mais  aussi 
les  récompenses,  sont  répartis  à  chacun  au  prorata 
de  ses  œuvres  »,  xar'  àiUav  twv  Tcpà^ecov  èxâaxou. 
Le  chrétien  ne  connaît  donc,  qu'un  «  destin  inévitable  »  : 
c'est  que  «  ceux  qui  choisissent  le  bien  recevront  la 
récompense  qui  leur  est  due,  Ta  aÇia  è7UTÎ[zia,  et  de 
même  ceux  qui  font  le  contraire,  le  châtiment  mérité.  » 
Apol.,  i,  43,  col.  392-393. 

2.  —  On  trouve  chez  les  autres  apologistes  de 
semblables  revendications  du  libre  arbitre  et  pour  le 
même  motif.  —  «  Dieu  seul  est  bon  par  nature  : 
l'homme  le  devient  par  libre  choix,  de  telle  sorte  que 
le  méchant  soit  justement  puni,  puisqu'il  s'est  per- 
verti lui-même,  et  que  le  juste  reçoive  les  louanges 
méritées  par  ses  bonnes  actions.  »  Tatien,  Oraiio,  7, 
ibid.,  col.  820.  Cf.  Athénagore,  Legatio,  24,  col.  948. 
Pour  Théophile  également,  le  premier  homme  avait 
été  fait  libre  :  «  Si  donc  il  avait  observé  les  comman- 
dements de  Dieu,  il  aurait  reçu  de  lui  l'immortalité 
comme  récompense.  »  Et  la  même  capacité  nous  est 
aujourd'hui  rendue  par  la  divine  miséricorde.  Ad 
Aulol.,  ii,  27,  col.  1096.  Voir  J.  Rivière,  Saint  Justin 
et  les  apologistes  du  second  siècle,  Paris,  1907,  p.  195- 
207. 

C'est  ainsi  que  de  l'attitude  pratique  dont  témoi- 
gnent les  Pères  apostoliques,  les  apologistes  confir- 
ment la  persistance  et  dégagent  philosophiquement  la 
raison. 

3°  Pères  anti-gnostiques.  —  A  la  fin  du  ne  siècle,  le 
danger  gnostique  allait  amener  saint  Irénée  à  repren- 
dre et  défendre  cette  même  position. 

1.  Anthropologie  de  saint  Irénée.  —  Toute  la  théodi- 
cée  et  l'anthropologie  de  la  Gnose  aboutissait  à 
«  une  division  du  genre  humain  en  catégories  distinctes 
et  fermées,  chez  lesquelles  le  salut  est  moins  une 
affaire  d'initiative  libre  et  personnelle  que  la  consé- 
quence d'une  condition  première  dont  on  ne  saurait 
s'affranchir  ».  J.  Tixeront,  Histoire  des  dogmes,  t.  i, 
7«  édit.,  Paris,  1915,  p.  199-200.  Cette  tendance  au 
fatalisme  explique  pourquoi  saint  Irénée  a  mis  à 
défendre  le  libre  arbitre  et  ses  œuvres,  contre  ces 
chrétiens  égarés,  la  même  ardeur  que  les  apologistes 
avaient  déployée  contre  les  philosophes  païens. 

Pour  l'évêque  de  Lyon,  il  n'y  a  pas  d'hommes 
naturellement  bons  ou  naturellement  mauvais  :  la 
différence  des  destinées  est  due  tout  entière  à  l'usage 
différent  que  chacun  fait  de  sa  liberté.  Liberum  eum 
fecit  Deus  ab  inilio...  Posuit  autem  in  homine  potestalem 
electionis...,  uli  hi  quid.em  qui  obedissent  juste  bonum 
sint  possidenles,  dalum  quidem  a  Deo,  servatum  vero 
ab  ipsis.  Qui  autem  non  obedierunt  juste  non  invenien- 
tur  cum  bono  et  meritam  peenam  percipient.  Contr. 
hser.,  IV,  xxxvn,  1,  P.  G.,  t.  vu,  col.  1099.  Où  l'on 
voit  que,  pour  être  un  «  don  de  Dieu  »,  la  récompense 
céleste  ne  laisse  pas  d'être  la  «  juste  »  rémunération 
de  nos  libres  efforts.  Et  c'est  pourquoi  il  nous  faut, 
pour  être  sauvés,  cum  vocatione  justitiee  operibus  ador- 
nari.  IV,  xxxvi,  6,  col.  1095.  La  couronne  doit  même 
nous  paraître  d'autant  plus  précieuse,  IV,  xxxvn,  7,  col. 
1104,  qu'il  faut  plus  de  luttes  pour  la  conquérir. 

2.  Théodicée  de  saint  Irénée.  —  Un  autre  principe 
mène  saint  Irénée  à  la  même  conclusion  :  celui  de  la 
justice  divine.  Avec  une  insistance  significative  il 
revendique  la  possession  de  cet  attribut  pour  le 
Dieu  suprême,  à  rencontre  de  Marcion,  non  moins  que 
de  la  bonté.  Voir,  par  exemple,  III,  xxv,  2-3,  col.  968- 
969;  IV,  xxvii,  4,  col.  1060-1061.  —  De  cette  justice 
le  jugement  sera  la  manifestation,  justo  judicio  Dei 
ad  omnes  sequaliter  pervenienle  et  in  nullo  déficiente. 
V,  xxiv,  2,  col.  1187.  Car  là  il  sera  rendu  à  chacun 
selon  ses  œuvres.  Après  avoir  rappelé  la  description 
évangélique  du  grand  jour,  d'après  Matth.,  xxv,  31-41, 
l'évêque  de  Lyon  conclut  :  Unus  et  idem  Pater  mani- 


619 


MÉRITE,    TRADITION    OCCIDENDALE    :   TERTULLIEN 


020 


feslissime  ostendilur...  prœparans  ulrisque  quœ  sûnl 
apiu,  quemadmodiim  cl  unus  judex  ulrosque  in  aplum 
miltens  locum. 

Ces  sanctions  et  destinations  «  appropriées  »  ne  sup- 
posent-elles pas  un  mérite  chez  celui  qui  les  reçoit? 
Quelques  lignes  plus  bas,  on  en  devine  presque  le 
mot  sous  la  gaucherie  de  la  traduction.  Qui  ergo 
regnum  prœparavit  justis  Paler,  in  quod  assumpsil 
Filius  ejus  dignos,  hic  et  caminum  ignis  prœparavit 
in  quem  dignos  mittent...  angeli.  IV,  xl,  2,  col.  1113. 
Et  l'on  remarquera  le  parallélisme  qui  fait  que,  pour 
lui,  cette  «  dignité  »  existe  aussi  bien  en  vue  de  la 
récompense  qu'en  vue  du  châtiment.  La  parabole  de 
la  semence,  allégoriquement  interprétée  des  âmes 
humaines,  lui  permet  ailleurs  d'affirmer  que  cette 
récompense  elle-même  est  proportionnée  à  la  «  dignité  » 
de  chacun.  Car  la  vision  béatifique  sera  mesurée  xocô' 
cbç  a^toi  saovrat.  oi  ôpàivTeç  ocùtôv,  et,  d'une  manière 
générale,  omnibus  divisum  esse  a  Pâtre  secundum  quod 
quis  est  dignus  aut  erit.  V,  xxxvi,  1-2,  col.  1222-1223. 
Il  ne  faut  pas  oublier  cependant  que  ces  rétributions 
finales  sont  subordonnées  au  don  gratuit  de  l'appel 
divin.  La  parabole  des  invités  aux  noces  fournit  à 
saint  Irénée  l'occasion  de  le  rappeler  expressément 
et  de  marquer,  en  conséquence,  la  nuance  qui  distingue 
la  conduite  de  Dieu  envers  les  justes  et  les  pécheurs. 
Gratuito  quidem  donat  in  quos  oportet,  secundum  autem 
meritum  dignissime  distribuit  adversus  ingratos  et 
non  sentientes  benignitaiem  ejus  juslissimus  retributor . 
IV,  xxxvi,  6,  col.  1096.  11  est  remarquable  que  le 
terme  meritum  soit  ici  réservé  aux  coupables  ;  mais 
ce'te  particularité  de  son  vocabulaire  ne  doit  pis  faire 
méconnaître  que,  pour  l'évêque  de  Lyon,  le  concept 
de  mé  ite  s'applique  ('gaiement  aux  saints. 

Sous  des  formes  différentes,  qui  tiennent  aux  tem- 
péraments ou  aux  circonstances,  tous  les  témoins  du 
christianisme  primitif  sont  d'accord  pour  demander 
des  oeuvres  au  chrétien  justifié  par  la  grâce  divine  et 
affirmer  que  son  salut  en  dépend.  Tout  l'essentiel  du 
mérite  tient  en  cette  double  affirmation. 

IL  L'Église  du  ine  siècle.  —  Sur  cette  base 
commune  la  théologie  naissante  du  iue  siècle  ne  tranche 
guère  que  par  l'abondance  des  témoignages  et  la 
précision  croissante  des  concepts 

1°  En  Occident.  - —  A  l'Église  latine  le  «  génie  positif  » 
de  ses  représentants,  Tixeront,  op.  cit.,  t.  i,  p.  410, 
ainsi  que  la  rigueur  juridique  de  la  langue  dont  ils 
disposent,  assurent,  à  cet  égard,  une  incontestable 
supériorité.  Elle  s'affirme  chez  ses  deux  premiers 
docteurs  :  Tertullien  et  saint  Cyprien,  qui,  sur  ce 
point  comme  sur  bien  d'autres,  allaient  créer  dès  le 
premier  jour  les  formules  de  l'avenir. 

1.  Tertullien.  —  «  Étrangers  à  la  spéculation  philo- 
sophique et  proprement  religieuse,  dominés  par  un 
moralisme  étroit  mais  puissant,  les  Latins  ont  eu, 
depuis  le  commencement,  la  tendance  à  faire  descendre 
la  religion  dans  le  domaine  du  droit.  »  A.  Harnack, 
Lehrbuch  der  Dogmengeschichle,  4e  édition,  Tubingue, 
1909,  t.  n,  p.  179.  D'où  la  grande  importance  qu'ont 
chez  eux  les  concepts  juridiques  de  satisfaction  et  de 
mérite.  Le  «  juriste  Tertullien  ><  serait  de  cette  tendance 
le  premier  témoin,  et,  pour  une  bonne  part,  l'auteur 
responsable. 

Cette  vue  synthétique  de  l'historien  berlinois  est 
demeurée  régulatrice  pour  les  auteurs  protestants. 
H.  Schultz  s'y  réfère  en  tête  des  pages  qu'il  consacre 
à  Tertullien,  loc.  cit.,  p.  24-28,  et  la  thèse  du 
Dr  K.-H.  Wirth,  Der  Begriff  des  «  Meritum  »  bei 
Terlullian,  Leipzig,  1892,  reprise  peu  de  temps  après 
comme  première  partie  de  son  étude  intitulée  :  Der 
Verdienstbegriff  in  der  christlichen  Kirche,  Leipzig, 
1892,  semble  écrite  tout  entièrejpour  l'appuyer.  Ces 
deux  monographies,  la  dernière  surtout,  ont  l'avan- 


tage d'offrir  un  dépouillement  très  complet  et  très 
méthodique  des  textes.  Elles  donnent  par  là  le  moyen 
de  voir  comment  Tertullien  a  mis  sur  la  tradition 
générale  de  l'Église  l'empreinte  de  son  génie  parti- 
culier. 

a)  Le  terme  de  mérite.  —  On  doit  tout  d'abord  à 
Tertullien  la  première  attestation,  sinon  la  création, 
du*  terme  précis  qui  manquait  encore  à  la  langue 
chrétienne  sur  ce  point. 

L'idée  qui  paraît  fondamentale  chez  lui,  et  en  cela 
il  fait  écho  à  la  plus  pure  foi  traditionnelle,  est  celle 
des  rétributions  futures.  En  ellet,  le  principal  de  la  ré- 
vélation confiée  aux  prophètes  tient  pour  lui  dans  la 
communication  de  la  loi  divine  et  dans  l'annonce  du 
jugement  qui  aura  lieu  ad  utriusque  meriti  dispunc- 
tionem.  Apol.,  18,  P.  L.,  1. 1,  col.  434-435.  Dogme  capi- 
tal dont  il  est  heureux  de  saisir  l'intuition  dans  les 
mouvements  spontanés  de  1'  «  âme  naturellement 
chrétienne  ».  Ibid.,  17,  col.  433  ;  De  teslimonio  anima;,  2, 
ibid.,  col.  685.  Voilà  pourquoi  il  s'élève  plus  tard  avec 
ironie  contre  l'étrange  théodicée  de  Marcion,  qui  veut 
ravir  au  vrai  Dieu  l'attribut  de  justice.  Adv.  Marc 
I,  xxvn,  t.  n,  col.  303-305;  cf.  IV,  xvn,  col.  429-430.  — 
Entre  les  justes  eux-mêmes  cette  loi  de  justice  établit 
une  inégalité  proportionnelle  à  la  valeur  de  chacun. 
Quomodo  multie  mansiones  apud  Palrem  si  non  pro 
varietale  meritorum?  Quomodo  et  Stella  a  Stella  distabit 
in  gloria  nisi  pro  diversitate  radiorum?  Scorpiace,  6, 
t.  ii,  col.  157.  Cf.  De  palientia,  10,  t.  i,  col.  1376  : 
Par  factum  par  habet  meritum,  et  Lib.  ad  Scapulam, 
4,  col.  782  :  Majora  certamina  majora  sequuntur 
prsemia. 

II  n'y  a  là  de  nouveau  que  l'introduction  du  terme 
technique  de  «  mérite  ».  Tertullien  le  rencontre  tout 
naturellement  sous  sa  plume  pour  exprimer  le  titre 
subjectif  qui  motive  de  notre  part  la  diversité  des 
sanctions  divines.  Et  ceci  prouve  combien  profon- 
dément cette  notion  est  liée  à  celle  de  récompense. 
La  précision  de  la  langue  latine  ne  fait  ici  que  dégager 
explicitement  le  rapport  qui  restait  implicite  dans 
le  langage  plus  simple  et  plus  direct  de  l'Écriture 
ainsi  que  des  premiers  Pères.  Ce  progrès  de  l'analyse 
et  du  vocabulaire  allait  rester  acquis  pour  toujours 
en  Occident;  il  n'est  pas  contestable  que  Tertullien 
en  soit  le  plus  ancien  témoin  et  sans  doute  le  principal 
ouvrier. 

b)  Le  cadre  du  mérite.  —  Mais,  loin  de  rester  une 
sorte  de  bloc  erratique,  cette  idée  est  encadrée  dans 
un  système  cohérent.  Tous  les  historiens  sont  d'accord 
pour  relever  l'esprit  juridique  dont  s'inspire  la  théo- 
logie de  Tertullien  et  qui  se  reflète  dans  son  langage. 
«  Les  rapports  entre  Dieu  et  l'homme,  d'après  J.  Tixe- 
ront, op.  cit.,  1. 1,  p.  409,  sont  présentés  par  lui  comme 
des  rapports  de  maître  à  serviteur  et  en  entraînent 
les  conséquences.  »  «  Tout  le  christianisme,  écrit  de 
son  côté  R.  Seeberg,  Lehrbuch  der  Dogmengeschichle, 
t.  i,  Leipzig,  1908,  p.  353,  tombe  chez  lui  sous  le 
point  de  vue  de  la  loi.  »  Voir  les  nombreux  textes 
réunis  dans  ce  sens  par  A.  Harnack,  Dogmengeschichle, 
t.  m,  p.  16-19. 

C'est  ainsi  que  Dieu  est  avant  tout  regardé  comme 
le  législateur  et  l'Évangile  comme  l'expression  de  sa 
volonté  sur  nous.  Le  bien  consiste  essentiellement  à  se 
conformer  à  son  vouloir  et  non  pas  à  chercher  ce  qui 
nous  est  utile  :  Neque  enim  quia  bonum  est  auscultare 
debemus,  sed  quia  Deus  prœcepit.  Ad  exhibitionem 
obsequii  prior  est  majestas  divinse  potestatis,  prior  est 
auctoritas  imperantis  quam  utilitas  servientis.  De 
pœnitentia,  4,  t.  i,  col.  1234.  Parce  que  maître  souve- 
rain, il  appartient  à  Dieu  d'être  aussi  le  suprême 
rémunérateur.  Bonum  factum  Deum  habet  debitorem, 
sicuti  et  malum,  quia  judex  omnis  remunerator  est  causœ. 
Ibid.,  2,  col.  1230. 


621 


MÉRITE,   TRADITION    OCCIDENTALE    :    TERTULLIEN 


622 


De  notre  part,  ce  droit  à  la  rémunération  se  traduit 
aussitôt  pour  Tertullien  en  catégories  juridiques, 
presque  commerciales.  Si  l'acte  bon  nous  vaut  un 
mérite  qui  fait  de  nous  les  créanciers  de  Dieu,  bonum 
factum  Deum  habet  debitorem,  l'acte  mauvais,  au 
contraire,  nous  rend  ses  débiteurs.  De  oral.,  1,  t.  i, 
col.  1162.  Mais  nous  avons  le  moyen  d'éteindre  cette 
dette  par  les  compensations  de  la  pénitence  :  Pœni- 
tentiœ  compensatione  redimendam  proponit  impuni- 
taicm.  De  partit.,  6,  1. 1,  col.  1237. 

Tertullien  introduit  ainsi  logiquement  l'idée  de 
satisfaclio,  qui  signifie  parfois  la  fidélité  normale  aux 
préceptes  de  Dieu,  De  orat.,  18,  t.  i,  col.  1178,  cf.  23, 
col.  1192.  mais  surtout  la  réparation  qui  lui  est  due 
en  cas  de  péché.  A  ce  titre,  elle  comporte  des  œuvres 
laborieuses,  des  afflictions  volontaires,  dont  le  De 
pœnitentia  trace  le  tableau  en  même  temps  qu'il  en 
développe  les  motifs  et  les  fruits.  Voir  surtout 
7,  10-11,  t.  i,  col.  1240-1242,  1244-1247.  Cf.  De  resur- 
rectione  carnis,  8,  t.  n,  col.  806. 

c)  Le  principe  du  mérite.  —  On  a  retenu,  d'ordi- 
naire, comme  principale  caractéristique  de  Tertullien 
cette  présentation  juridique  du  christianisme,  qui 
n'intéresse  guère,  en  réalité,  que  la  forme  de  sa 
doctrine,  dont  la  substance  n'est  autre  que  le  fond 
permanent  de  l'Evangile  et  de  toute  religion.  En  tout 
cas,  outre  ce  développement  en  surface,  la  théologie 
du  mérite  a  reçu  de  lui  un  développement  en  profon- 
deur d'une  tout  autre  importance. 

Non  content,  en  effet,  d'affirmer  la  réalité  du 
mérite,  Tertullien  a  déjà  dégagé  ce  qui  en  forme  le 
principe.  La  plus  simple  réflexion  suffisait  à  dire 
que  le  mérite  suppose  la  liberté  et  que  la  liberté 
engendre  à  son  tour  le  mérite.  Tertullien,  lui  aussi, 
revendique  dans  ce  sens  l'existence  du  libre  arbitre. 
De  anima,  21-22,  t.  i,  col.  727-728;  Adv.  Marc,  II, 
vi,  t.  n,  col.  317-318.  Mais  de  plus  il  y  montre  en 
quelques  mots  une  source  objective  de  valeur.  Non 
est  bonœ  et  solidœ  fldei  sic  omnia  ad  voluntatem  Dei 
referre...  ut  non  intelliganius  esse  aliquid  in  nobis 
ipsis.  De  exhort.  castitatis,  2,  t.  n,  col.  964.  Et  ceci  ne 
vaut  pas  seulement  pour  le  mal,  dont  notre  théologien 
déclare  aussitôt,  ibid.,  col.  965,  qu'il  vient  ex  nobis 
ipsis,  mais  encore  pour  le  bien  :  Quœdam  enim  sunt 
divins;  liberlalis,  quœdem  nostrœ  operationis.  Ad  uxo- 
rem,  i,  8,  t.  i,  col.  1400. 

Il  n'est  pas  inutile  d'observer  que  protestants  et 
catholiques,  cf.  Schulz,  p.  24,  et  Tixeront,  p.  408-409, 
s'accordent  à  reconnaître  que  Tertullien  proclame 
la  nécessité  de  la  grâce  pour  tout  acte  bon.  Voir, 
par  exemple,  De  anima,  21,  t.  n,  col.  727;  De 
palientia,  1,  t.  n,  col.  1361.  Mais  on  voit  que  la 
part  de  la  Cause  première  ne  lui  fait  pas  oublier  celle 
de  la  cause  seconde.  Et  c'est  de  quoi  l'orthodoxie 
protestante  se  montre  à  bon  droit  choquée.  «  L'élé- 
ment anti-chrétien  dans  cette  doctrine  du  mérite  se 
montre  en  ce  que...  l'activité  de  l'homme  apparaît, 
a  iôté  de  la  grâce  de  Dieu,  comme  un  facteur  absolu- 
ment autonome,  et  de  si  éminente  valeur  que  la 
béatitude  n'est  plus  seulement  pour  l'homme  un 
présent  divin,  mais  un  salaire  auquel  ses  actions 
donnent  un  droit  fondé.  »  Wirth,  op.  cit.,  p.  58.  C'est 
justement  par  là  que  Tertullien  doit  compter  dans 
la  tradition  catholique  comme  un  des  plus  heureux 
interprètes  de  la  foi  chrétienne,  dont  le  premier 
peut-être  il  analyse  en  philosophe  le  fondement, 
rf)  Sources  du  mérite  :  Les  œuvres  méritoires.  —  Tel 
étant  le  facteur  essentiel  du  mérite,  peu  importe 
l'occasion  immédiate  qui  lui  fournit  l'occasion  de 
s'exercer. 

Suivant  les  préjugés  irréductibles  de  la  Réforme, 
H.  Wirth,  op.  cit.,  p.  17-22,  voudrait  subordonner 
toute  la  doctrine  de  Tertullien  en  la  matière  à  celle 


des  oeuvres  surérogatoires.  Il  s'appuie  sur  le  De  exhort. 
cast.,  1,  t.  n,  col.  963,  où  l'auteur,  distinguant  entre 
ce  que  Dieu  autorise  et  ce  qu'il  veut,  c'est-à-dire 
préfère,  donne  cette  règle  générale  :  Nemo  indulgentia 
[Dei]  ulendo  promeretur,  sed  voluntati  obsequendo.  Or  ce 
point  de  départ  est  assez  justement  contesté  par  Loofs, 
DogmengeschicMe,  4°  édit.,  Halle,  1906,  p.  165,  comme 
entaché  de  montanisme.  En  réalité,  c'est  là  seulement 
un  cas  d'espèce.  Car,  ainsi  que  le  reconnaît 
plus  exactement  H.  Schultz,  p.  26,  Tertullien  entend 
que  la  loi  de  notre  être  moral  est  la  soumission  à  Dieu 
comme  au  maître  dont  nous  sommes  les  serviteurs. 
Dans  cette  fidélité  normale  il  faut  voir  une  occasion 
de  mériter:  Artificium  promerendi  obsequium  est.  De 
patientia,  4,  t.  i,  col.  1366.  En  effet,  comme  il  l'a  dit 
ailleurs.  De  pœnitentia,  7,  Ibid.,  col.  1351  :  Timor 
hominis  Dei  honor  est.  De  ce  chef  seul,  il  y  a  donc  lieu 
de  s'attendre  à  des  sanctions  méritées  :  Sicut  de  con- 
temptu...  poena,  ila  et  de  cultu...  speranda  merces.  Adv. 
Marc,  IV,  xxxvm,  t.  n,  col.  461.  Aussi  bien  tout  ce 
qu'on  a  vu  plus  haut,  col.  620,  de  la  dispunctio  meriti 
qui  doit  avoir  lieu  au  jour  du  jugement  s'applique-t-il 
uniquement  à  l'usage  que  chacun  aura  fait  de  sa 
liberté  à  l'égard  du  service  dû  à  Dieu.  Il  faut  donc 
entendre  que  les  œuvres  surérogatoires  sont  seule- 
ment la  source  d'un  mérite  plus  grand.  C'est  pourquoi 
Tertullien  exhorte  aux  renoncements  volontaires  de 
meliori  bono.  Ils  ne  deviennent  obligatoires  que  pour 
le  pécheur,  qui  trouve  là  le  moyen  de  compenser 
auprès  de  Dieu  la  dette  de  son  péché.  Et  c'est  ainsi 
que  les  pratiques  de  l'ascétisme  chrétien  deviennent 
des  sacrifices.  Harnack,  DogmengeschicMe,  1. 1,  p.  463- 
467.  La  raison  de  cette  valeur,  en  vertu  du  principe 
posé  ci-dessus,  est  sans  doute,  encore  que  Tertullien 
ne  l'énonce  nulle  part  expressément,  que  ces  sortes 
d'actes,  parce  que  plus  difficiles,  impliquent  une  plus 
grande  part  de  volonté.  On  ne  voit  toujours  pas  ce 
qui  pourrait  donner  à  H.  Wirth,  op.  cit.,  p.  25,  le  droit 
d'attribuer  «  un  caractère  plutôt  passif  »  au  mérite  qui 
en  résulte. 

Ce  même  principe  permet  de  comprendre  le  rapport 
entre  les  deux  idées  de  satisfaction  et  de  mérite. 
Pour  H.  Wirth,  op.  cit.,  p.  25-37,  le  mérite  serait  dû 
au  surplus  de  la  satisfaction,  c'est-à-dire  à  ce  qui 
dépasse  les  strictes  exigences  de  la  loi  divine.  Avec 
beaucoup  plus  de  raison,  H.  Schultz,  toc.  cit.,  p.  27, 
ramène  la  satisfaction  à  une  variété  du  mérite, 
c'est-à-dire  à  la  manifestation  qu'elle  suppose  du 
prix  de  nos  actes  dans  l'ordre  moral. 

Obsédés  par  une  conception  incurablement  pessi- 
miste de  la  nature  humaine,  les  historiens  protestants 
vont  chercher  la  genèse  de  cette  doctrine  du  mérite 
dans  les  influences  combinées  de  l'esprit  juridique  e!  de 
la  philosophie  stoïcienne,  voire  du  paganisme.  Wirth, 
op.  cit.,  p.  54-73.  Cet  acharnement  se  conçoit  sans 
peine  du  moment  qu'il  est  entendu  que  «  Tertullien 
a  donné  le  ton  à  tout  le  christianisme  occidental  ». 
J.  Kunze,  art.  Verdienst,  p.  502.  Et  c'est  pourquoi 
il  y  a  un  intérêt  majeur  à  se  rendre  compte,  non  seule- 
ment que  ces  catégories  juridiques  ne  sont  qu'un 
vêtement  de  surface  superposé  au  fond  de  la  morale 
et  de  la  théodicée  chrétiennes,  mais  que  de  ces  réalités 
religieuses  cette  terminologie  a  pu  favoriser  un  réel 
approfondissement. 

2.  Saint  Cyprien.  —  «  A  cause  de  son  montanisme, 
Tertullien  n'a  pas  eu  sur  l'Église  toute  l'influence 
qu'il  aurait  pu  exercer.  Mais  ce  qu'il  avait  élaboré  est 
passé  chez  Cyprien  »,  et  celui-ci  fut  jusqu'à  saint 
Augustin  «  l'écrivain  ecclésiastique  par  excellence  » 
de  l'Occident.  Or,  «  dans  son  important  écrit  De  opère 
et  eleemosynis,  les  idées  de  Tertullien  sur  le  mérite  et 
la  satisfaction  sont  strictement  développées  et  presque 
sans  aucun  égard  à  la  grâce  de  Dieu  ».  A.  Harnack, 


623 


MÉRITE,    TRADITION    OCCIDENTALE    :   SAINT    CYPRIEN 


624 


Dogmengeschichle,  t.  m,  p.  23.  Cf.  t.  n,  p.  179-180. 
Ici  encore  cette  appréciation  fait  loi  pour  H.  Schultz, 
loc.  cit.,  p.  32-33,  et  inspire  la  nouvelle  monographie 
de  K.  H.  Wirth,  Der  Verdienst-Begri/J  bei  Cyprian, 
Leipzig,  1901.  C'est  dire  qu'il  nous  suffira  de  quelques 
indications  sur  une  doctrine  dont  ces  jugements  mêmes 
attestent  suffisamment  l'inspiration  catholique. 

a)  Réalité  du  mén'  e.  —  Pour  l'évêque  de  Carthage 
comme  pour  Tertullien,  le  jugement  divin,  qui  est 
l'œuvre  éminemment  de  sa  justice,  doit  consister 
dans  le  discernement  des  mérites  :  Singulorum  mérita 
recognoscere.  Epist.,  lviii,  10,  édition  Hartel,  p.  66  >. 
Aussi,  pour  les  justes,  l'éternité  promise  a-t-elle  le 
caractère  d'une  récompense  :  Meritis  atque  operibus 
nostris  preemia  promissa  conlribuens.  De  opère,  et 
eleem.,  26,  édit.  Hartel,  p.  394.  Cî.Dedominica  oralione, 
32,  p.  290  :  Prsemium  pro  operibus.  Récompense  qui 
n'est  pas  uniforme,  mais  comporte  des  degrés  en 
proportion  de  nos  œuvres  :  il  y  a  place  pour  des 
ampliora  prœmia,  De  mortalitate,  26,  p.  314,  et  donc 
aussi  pour  des  meritorum  titulos  ampliores.  Epist., 
lxxvi,  1,  p.  828.  Autres  textes  dans  Wirth,  p.  85-89. 

Voilà  pourquoi  la  grande  affaire  de  la  vie  est  de 
s'acquérir  des  «  mérites  »  en  vue  du  dernier  jour. 
Chef  d'une  grande  Église,  et  à  une  époque  où  le  relâ- 
chement se  faisait  déjà  sentir,  moraliste  et  homme 
d'action  par  tempérament,  Cyprien  insiste  sur  ces 
exigences  pratiques  de  la  vie  chrétienne.  S'il  est  vrai 
que  toute  son  œuvre  est  «  un  grand  et  pressant  appel  » 
à  l'acquisition  de  mérites  pour  la  vie  future,  Wirth, 
p.  93,  c'est  la  preuve  de  l'application  que  mit  toujours 
l'Église  à  faire  fructifier  en  réalités  morales  les  prin- 
cipes de  la  foi. 

Dieu,  en  effet,  étant  le  maître  que  nous  devons 
servir,  notre  devoir  envers  lui  prend  une  double 
forme  :  Deo  bonis  jadis  placere  et  pro  peccatis  satis- 
facere.  Epist.,  xi,  2,  p.  496.  Tout  le  monde  étant  plus 
ou  moins  pécheur  à  quelque  titre,  l'expérience  oblige 
le  docteur  chrétien  à  insister  plutôt  sur  la  satisfaction. 
Ce  terme,  qui  s'applique  parfois  au  service  normal  de 
Dieu,  Ad  Demetr.,  25,  p.  369,  cf.  Wirth,  p.  34  et  38, 
désigne  en  effet,  d'ordinaire,  l'œuvre  nécessaire  de 
réparai  ion.  Elle  se  fait  tout  d'abord  par  l'ensemble  de 
la  vie  chrétienne  :  Deo...  precibus  et  operibus  suis 
satisfacerr,  Epist.,  xvi,  2,  p.  518,  et  Cyprien  de  bien  pre- 
<  iser,  ca  moraliste  averti,  que  les  prières  toutes 
verbales  sont  peu  de  chose  si  elles  ne  s'accompagnent 
d'œuvres  effectives.  De  dom.  oral.,  32,  p.  290.  Les 
grands  moyens  de  satisfaction  sont  donc  l'exercice 
de  la  pénitence  canonique,  De  lapsis,  15-21,  p.  247- 
253,  et  la  pratique  de  l'aumône.  De  opère  et  eleem., 
5,  p.  376-377.  Abondantes  citations  dans  Wirth, 
p.  30-54. 

b)  Principe  du  mérite.  —  Moins  philosophe  que 
Tertullien,  Cyprien  ne  s'explique  guère  sur  ce  qui  fait, 
à  ses  yeux,  le  mérite  de  ces  œuvres. 

On  devine  pourtant  sa  pensée  dans  le  fait  qu'il 
insiste  à  plusieurs  reprises  sur  le  libre  arbitre,  Epist., 
lix,  7,  p.  674,  voir  Wirth,  p.  51,  105-110,  et  qu'il  en 
appelle  perpétuellement  à  la  générosité  du  chrétien, 
soit  pour  endosser  les  charges  salutaires  de  la  péni- 
tence, De  lapsis,  29,  p.  258,  soit  pour  se  livrer  à  des 
œuvres  de  surérogation  comme  la  virginité,  De  habitu 
virginum,  23,  p.  203-204,  ou  la  charité  sans  limites, 
De  opère  et  eleem.,  9-11,  p.  380-382.  Textes  dans  Wirth, 
p.  54-74.  Dans  les  unes  et  les  autres,  ce  qui  est  fonda- 
mental, c'est  l'effort  personnel  qu'elles  traduisent. 
Aussi  bien  ne  lui  a-t-on  pas  reproché,  du  côté  protes- 
tant, Wirth,  p.  148,  «  cette  surestime  de  la  personna- 
lité morale  de  l'homme  »  ? 

Il  n'y  aurait  vraiment  lieu  de  crier  à  la  »  sures- 
time »  de  l'œuvre  humaine  que  si  cette  valeur  morale 
était  indépendante  de  Dieu.  Mais  l'évêque  de  Carthage 


n'oublie  pas  de  la  subordonner  à  la  grâce,  et  non  pas 
seulement  à  la  grâce  lointaine  de  la  rédemption  qui 
nous  est  libéralement  communiquée  par  la  régéné- 
ration baptismale,  nombreux  témoignages  réunis  dans 
Wirth,  p.  111-121,  mais  à  l'action  immédiate  de  Dieu 
sur  notre  volonté  :  Dei  est,  inquam,  Dei  omne  quod  pos- 
sumus.  Ad  Donat.,  4,  p.  6.  F.  Loofs,  Dogmengeschichle, 
p.  433,  cf.  p.  389,  reconnaît  que  la  grâce  signifie  déjà 
pour  lui,  comme  pour  saint  Augustin,  «  une  commu- 
nication intérieure  de  force  pour  le  bien  ». 

Rien  de  plus  normal  que  de  rencontrer,  au  terme 
de  telles  prémisses,  ces  formules  purement  augusti- 
niennes  qui  surprennent  A.  Harnack,  Dogmenge- 
schichte,  t.  m,  p.  22,  note  :  [Deus]  adjuvat  dimicantes, 
vincenles  coronat,  relribulione  bonitatis  ac  pietatis 
paternœ  rémunérons  in  nobis  quidquid  ipse  prœstitit 
et  honorons  quod  ipse  perjecil.  Epist.,  lxxvi,  4,  p.  831. 
Entre  l'homme  et  Dieu  il  y  a  donc  collaboration. 
«  Le  don  divin  de  la  grâce  est  un  commencement  et 
l'homme  est  responsable  de  sa  continuation.  »  Wirth, 
p.  113.  Régénérés  parle  baptême,  incorporés  à  l'Église, 
nous  sommes  en  possession  d'un  «  vaste  instrument  de 
grâce  ».  «  Mais  que  cet  instrument  fonctionne  à  notre 
profit,  c'est  le  mérite  de  notre  propre  action.  »  Ibid., 
p.  117-118. 

c)  Valeur  du  mérite.  —  Pour  exprimer  ce  mérite, 
Cyprien  emploie  bien,  à  l'occasion,  des  termes  juri- 
diques qui  sembleraient  indiquer  un  droit  absolu  de 
notre  part.  Wirth,  p.  165-167.  Non  seulement  il  donne, 
à  tout  instant,  la  gloire  céleste  comme  une  sorte  de 
salaire,  merces,  mais  il  parle  de  nos  mérites  comme  de 
«  titres  »,  Epist.,  lxxvi,  1,  p.  828,  et  il  assure  que 
nos  aumônes  font  de  Dieu  notre  créancier  :  Qui  mise- 
retur  pauperis  Deo  fœnerat.  De  opère  et  eleem.,  15, 
p.  385.  Cf.  De  dom.  orat.,  33,  p.  292. 

Il  ne  faut  pourtant  pas  être  dupe  de  ces  images 
et  s'empresser  d'y  voir,  avec  R.  Seeberg,  Dogmen- 
geschichle, 1. 1,  p.  544,  l'expression  d'un  «  droit  contrac- 
tuel ».  H.  Wirth  lui-même,  après  avoir  affirmé  l'exis- 
tence de  ce  rapport  juridique,  est  obligé  de  convenir 
qu'il  doit  s'entendre  sous  beaucoup  de  réserves.  Op.  cit., 
p.  52  et  74.  En  réalité,  il  est  objectivement  annulé 
par  l'affirmation  préalable  de  la  grâce  dont  il  dépend. 
Aussi  l'évêque  de  Carthage  ne  manque-t-il  pas  d'em- 
prunter à  l'Écriture  la  leçon  fondamentale  quod  nemo 
in  opère  suo  exlolli  debeat.  Teslim.,  m,  51,  p.  154. 
Ce  n'est  pas  sans  raison  que,  plus  tard,  saint  Augustin 
devait  faire  état  de  ce  passage.  De  correplione  et 
gratia,  vu,  12,  P.  L.,  t.  xliv,  col.  924. 

Même  quand  ils  rendent  convenable  justice  aux 
divers  aspects  de  sa  doctrine  du  mérite,  leurs  préju- 
gés confessionnels  forcent  les  historiens  protestants  à 
conclure  que  par  là  Cyprien  quittait  le  terrain  du 
christianisme.  Wirth,  p.  146.  C'est  la  preuve  que  le 
christianisme  a  bien  chez  lui  le  sens  que  l'Église  lui  a 
toujours  donné. 

2°  En  Orient.  —  Vérifiée  en  Orient  «  depuis  le  milieu 
du  second  siècle  »,  voir  plus  haut,  col.  617,  l'affirma- 
tion simultanée  de  la  grâce  et  du  mérite  continue  à 
rester  «  une  chose  qui  va  de  soi  pour  les'  épigones 
postérieurs  de  la  piété  orientale  ».  Mais  «  les  deux 
concepts  de  grâce  et  de  mérite  ne  sont  nulle  part 
rapprochés  et  systématisés  en  une  doctrine  ferme.  ■ 
Nulle  part  on  n'y  trouve  employées  avec  suite  des 
notions  de  caractère  juridique.  Les  éléments  moraux, 
religieux  et  juridiques,  y  apparaissent  côte  à  côte. 
Un  langage  précis,  comme  celui  qui  s'organise  chez 
les  Occidentaux  autour  du  terme  meritum,  n'est  pas 
encore  formé.  Et  l'on  ne  se  sent  aucunement  empêché 
de  parler  de  grâce  dans  un  sens  purement  religieux.  » 
H.  Schultz,  loc.  cit.,  p.  21. 

Ce  qui  veut  dire  que  la  différence  entre  l'Orient  et 
l'Occident,  sur  laquelle  A.   Harnack  appuie  encore 


625 


MÉRITE.  TRADITION    ORIENTALE    :    LES     ALEXANDRINS 


626 


avec  insistance,  Dogmengeschichte,  t.  m,  p.  52,  se 
ramène,  en  somme,  même  aux  yeux  des  historiens 
protestants  que  le  culte  des  synthèses  n'aveugle  pas 
entièrement  sur  les  faits,  à  des  nuances  de  pure  forme. 
Rien  n'est,  en  effet,  plus  facile  que  de  se  rendre  compte 
qu'il  existe  sur  ce  point,  entre  les  Grecs  et  les  Latins, 
une  parfaite  identité  de  fond. 

1.  Clément  d'Alexandrie.  —  Dans  le  grand  mouve- 
ment de  gnose  chrétienne  qu'a  développé  l'École 
d'Alexandrie,  on  sait  que  Clément  s'est  appliqué  de 
préférence  à  la  morale.  Mais,  tandis  que  Tertullien 
et  saint  Cyprien  étaient  avant  tout  des  moralistes 
pratiques,  Clément,  même  sur  ce  terrain,  reste  philo- 
sophe et  spéculatif.  De  plus,  ceux-là  s'adressaient  à 
la  masse  des  chrétiens,  tandis  que  celui-ci  vise  expres- 
sément l'élite  des  parfaits.  Par  suite  de  cette  double 
tendance,  son  œuvre  porte  une  empreinte  de  mysti- 
cisme qui  tranche  avec  la  tournure  positive  et  réaliste 
des  Latins.  Ce  qui  ne  doit  pas  empêcher  de  reconnaître, 
à  la  base  ou  au  terme  de  ses  spéculations,  les  principes 
essentiels  qui  lui  sont  communs  avec  eux.  Voir 
G.  Bardy,  Clément  d'Alexandrie  (Jans  la  colle-lion 
des  Moralistes  chrétiens),  Paris  1926. 

a)  Aspect  mystique  de  la  vie  chrétienne.  —  Tout 
l'effort  de  Clément  tend  à  tracer  l'idéal  du  «  gnostique  » 
chrétien.  Et  pour  cela  il  demande,  bien  entendu,  la 
foi,  qui  doit  s'épanouir  en  contemplation,  mais  aussi 
la  charité  qui  fructifie  en  œuvres.  Voir  Clément 
d'Alexandrie,  t.  m,  col.  188-195.  Seulement  cette 
pédagogie  spirituelle  semble  tout  d'abord  trouver  en 
elle-même  sa  récompense.  Le  but,  en  effet,  étant  de 
s'assimiler  à  Dieu,  ibid.,  col.  173-174,  l'amour  et  la 
pratique  du  bien  y  suffisent  sans  autre  considération. 
Clément  va  même  jusqu'à  exclure  de  la  parfaite  morale 
la  préoccupation  intéressée  des  récompenses  ou  des 
châtiments  :  son  gnostique  doit  s  attacher  au  bien  en 
soi,  alors  même  qu'il  ne  devrait  en  retirer  aucun  pro- 
fit. Strom.,  iv,  22,  P.  G.,  t.  vm,  col.  1345-1356. 

b)  Aspect  moral  de  la  vie  chrétienne.  —  Jusque  dans 
ce  programme  d'absolu  mysticisme,  on  voit  néanmoins 
que  notre  philosophe  ne  veut  envisager  qu'une 
hypothèse  extrême.  Car  il  sait  que  la  «  gnose  »  divine 
n'est  pas  séparable  du  «  salut  éternel  »,  ibid.,  col.  1348, 
et  qu'il  est  impossible  que  Dieu  se  désintéresse  de  nos 
actes.  Ibid.,  col.  1356  B.  Aussi  lit-on  ailleurs  qu'après 
avoir  invité  le  juste  à  se  rendre  semblable  à  Dieu, 
Strom.,  vu,  14,  t.  ix,  col.  520  A,  il  lui  fait  entrevoir 
aussitôt  qu'on  devient  ainsi  «  ce  fils  complet,  cet 
homme  saint,  impassible,  gnostique,  parfait,  formé 
par  la  doctrine  du  Seigneur,  afin  que,  après  s'être 
attaché  au  Seigneur  en  œuvres,  en  paroles  et  en  esprit, 
il  reçoive  cette  demeure  qui  est  due  à  celui  qui  s'est 
conduit  de  la  sorte  ».  Ibid.,  col.  521  C. 

La  recherche  idéaliste  du  bien  pour  lui-même  n'est 
donc  pas  exclusive,  chez  Clément,  du  sentiment  moral 
de  la  valeur  personnelle  et  de  la  sanction  qu'elle 
comporte.  «  Ceux  qui  n'ont  pas  fait  le  mal,  avait-il 
dit  plus  haut,  espèrent  recevoir  la  récompense  de 
leur  abstention;  celui  qui  a  fait  le  bien  par  pure  préfé- 
rence réclame  le  salaire  du  bon  ouvrier,  ànourel  tôv 
[AiaOôv  wc;  èpYctTïjç  àyaOôç.  Il  le  recevra  double,  et 
pour  ce  qu'il  n'a  pas  fait  (de  mal],  et  pour  ce  qu'il  a 
fait  de  bien.  »  Strom.,  vu,  12,  t.  ix,  col.  501. 

c)  Valeur  des  œuvres  humaines.  —  Et  comme  le 
travail,  même  des  bons  ouvriers,  est  inégal  en  ce 
monde,  il  s'ensuit  qu'inégales  aussi  doivent  être  les 
récompenses.  —  Notre  moraliste  lit  cette  vérité  dans 
le  texte  de  Joa.,  xiv,  2,  qui  parle  de  «  plusieurs  demeu- 
res dans  la  maison  du  Père  »,  et  ne  manque  pas 
d'observer  qu'elles  sont  réparties  xa-r'  àvaXoytav  (îîcov, 
selon  -rà;  y.y.-'  à;îav  o\x<popàç  ttjc;  àpsTÎjç.  Strom., 
iv,  6,  t.  ym,  col.  1248.  Cf.  ibid.,  vi,  14,  t.  ix,  col.  337  : 
y.y.-'   dcÇtav   tûv   Ttiaxe'jaàvTwv.    Toutes    expressions 


qui  sont  l'équivalent  grec  du  latin  meritum.  Aussi 
était-il  question,  un  peu  plus  haut,  ibid.,  col.  329,  de 
la  juste  rétribution  qui  nous  attend  à  la  mesure  de  nos 
œuvres  :  àïtoXôyw;  ÈxSéyeaOai  aùv  xai  Tfl  tûv  ëpycov 
àvTa7ToS6aei  te  xal  àvxay.oXooOia:. 

C'est  ainsi  que  la  notion  de  mérite,  loin  d'être 
exclue,  est  appelée  par  le  mysticisme  de  Clément. 

2.  Origène.  —  On  a  dit  d'Origène  qu'il  «  manifeste 
partout  des  préoccupations  plus  ecclésiastiques...  que 
celles  de  Clément  ».  J.  Tixeront,  Ilist.  des  dogmes, 
t.  i,p.  318.  Il  en  est  tout  particulièrement  ainsi  dans  la 
question  de  la  valeur  des  œuvres  humaines,  où,  sans 
cesser  de  se  montrer  philosophe,  Origène  se  révèle 
plus  théologien.  Ce  qui  l'amène  à  poser  nettement  les 
données  diverses  du  problème  surnaturel. 

a)  Réalité  du  mérite  humain.  —  Il  n'est  besoin  que 
de  se  référer  à  sa  doctrine  du  jugement  divin  pour  y 
voir  qu'il  doit  consister  à  rendre  à  chacun  selon  ses 
œuvres.  Ce  qui  s'oppose  tout  à  la  fois  au  fatalisme  des 
hérétiques  et  au  fidéisme  superficiel  de  certains 
chrétiens.  Et  primo  quidem  excludantur  hseretici  qui 
dicunt  bonas  vel  malas  animarum  naturas  et  audiant 
quia  non  pro  natura  unicuique  Deus  sed  pro  operibus 
suis  reddet.  Secundo  in  loco  œdi/icentur  fidèles,  ne 
putent  sibi  hoc  solum  sufficere  posse  quod  credunt,  sed 
sciant  justum  judicium  Dei  reddere  unicuique  secundum 
opéra  sua.  In  Rom.,  n,  4,  P.  G.,  t.  xiv,  col.  878.  Cf.  De 
princ,  III,  i,  6,  t.  xi,  col.  257.  Pour  traduire  la  valeur 
de  ces  œuvres,  le  terme  de  mérite  vient  ailleurs  tout 
naturellement  sous  la  plume  de  son  traducteur  Rufin. 
Dubium  non  est  in  die  judicii  juturum  quod  separentur 
boni  a  malis  et  justi  ab  injustis,  et  singuli  quique  pro 
merito  per  ea  loca  quibus  digni  sunt  distribuante 
judicio  Dei.  De  princ,  II,  ix,  8,  t.  xi,  col.  232.  Cf.  I, 
prolog.,  5  :  Anima...  cum  ex  hoc  mundo  discesserit 
pro  suis  meritis  dispensabitur.  Et  encore,  IV,  xxin, 
col.  392  :  èxtojv  èvTaù8a  TceTCpayjiivcûv  ùty.ovoji.otivToa. 
Voir  C.  Verfaillie,  La  doctrine  de  la  justification  dans 
Origène,  Strasbourg,  1926,  p.  114-116. 

Aussi  n'est-il  pas  étonnant  de  rencontrer  chez  lui, 
à  l'occasion,  la  terminologie  «  commerciale  »  des  Occi- 
dentaux ses  contemporains,  qu'on  ne  saurait  évidem- 
ment imputer  tout  entière  à  l'initiative  du  traducteur. 
Le  péché  originel  nous  constitue  dans  un  état  de  dette 
vis-à-vis  de  Dieu  :  Debilores  enim  cfjecti  sumus  secun- 
dum illum  qui  primitus  acceptum  immorlalilalis  et 
incorruptibililatis  censum  in  paradiso  perdidit.  Pour 
apurer  cette  dette,  Dieu  nous  donne  ses  commande- 
ments :  Idcirco  ergo  et  prsecepta  donantur  ut  débita 
persolvamus.  La  preuve,  c'est  qu'en  les  observant 
nous  sommes  des  «  serviteurs  inutiles  »,  qui  ont  sim- 
plement fait  ce  qu'ils  «  devaient  faire  ».  Mais  il  reste 
des  actes,  tels  que  la  conservation  de  la  virginité 
perpétuelle,  qui  ne  sont  pas  l'objet  d'un  précepte  : 
Verbi  causa  virginilas  non  ex  debilo  solvitur,  neque 
enim  per  preeceptum  expetitur,  sed  supra  debitum 
ofjertur.  Et  la  conclusion  évidente,  bien  que  l'auteur 
ne  l'exprime  pas,  c'est  qu'à  ces  œuvres  surérogatoires, 
supra  debitum,  un  mérite  spécial  est  attaché.  In  Rom., 
x,  14,  t.  xiv,  col.  1275. 

Origène  est  si  peu  enclin  à  perdre  de  vue  la  réalité 
de  ces  «  mérites  »  qu'il  prétend  justifier  par  ceux  que 
nous  avons  acquis  dans  un  monde  antérieur  l'inégalité 
des  conditions  humaines  dans  celui-ci.  C'est  par  là 
seulement  qu'il  peut  s'expliquer  la  justice  du  gouver- 
nement divin,  dum  inœqualilas  rerum  retributionis 
meritorum  servat  œquilatem.  De  princ,  II,  ix,  8,  t.  xi, 
col.  233;  cf.  III,  i,  17,  col.  285.  Voilà  pourquoi  il 
s'attache  à  prendre  longuement  la  défense  du  libre 
arbitre.  Ibid.,  III,  i,  col.  249-303.  Cf.  Verfaillie,  op.  cit., 
p.  36-38,  94,  101.  Affirmation  et  démonstration  d'une 
incontestable  vérité  chrétienne,  qu'il  ne  faut  évidem- 
ment pas  solidariser  avec  l'explication  qu'elle  reçoit 


•627 


MÉRITE,   TRADITION    ORIENTALE    :    ORIGÈNE 


628 


dans   le   système   chimérique  du    grand  Alexandrin. 

b)  Valeur  du  mérite  humain.  - —  Cependant  ailleurs 
le  même  Origène  paraît  annuler  le  prix  de  nos  œuvres 
en  regard  de  la  vie  éternelle. 

A  première  vue,  dit-il  dans  son  Commentaire  de 
l'Épître  aux  Romains,  le  texte  de  saint  Paul  :  Ei  qui 
operalur  merces  non  imputalur  secundum  gratiam  sed 
secundum  debilum,  Rom.,  iv,  4,  semblerait  signifier 
que  la  valeur  des  œuvres  relève  de  la  justice  :  Videtur 
ostenderc  quasi  in  fide  quidem  gralia  sil  justificaniis,  in 
opère  vero  justilia  rétribuerais.  Et  tel  est  bien  le  sens 
littéral  de  l'apôtre;  mais  Origène  de  réagir  au  nom  des 
droits  supérieurs  de  la  grâce  :  Sed  ego....  vix  mihi 
suadeo  quod  possit  ullum  opus  ess?  quod  ex  debito  remu- 
nerationem  Dei  deposcat,  cum  etiam  hoc  ipsum  quod 
agere  aliquid  possumus,  vel  cogitare,  vel  proloqui, 
ipsius  dono  et  largitione  faciamus.  Quod  ergo  eril  debi- 
lum illius  cujus  erga  nos  fœnus  prœcessit'l  In  Rom., 
iv,  1,  P.  G.,  t.  xiv,  col.  963-964.  Le  texte  grec  corres- 
pondant, conservé  dans  les  Chaînes,  est  édité  par 
A.  Ramsbotham,  Journal  of  theological  studies,  t.  xni, 
1911-1912,  p.  368.  Il  permet  de  se  rendre  compte  que 
«  Rufin  reproduit  ici  librement  l'original,  tout  en 
en  respectant  la  pensée  ».  Verfaillie,  op.  cit.,  p.  116, 
n.  30. 

Origène  quitte  donc  le  terrain  précis  des  œuvres 
préparatoires  à  la  justification  sur  lequel  se  tenait 
saint  Paul.  Il  pense  aux  œuvres  en  général,  même  et 
surtout  à  celles  qui  suivent  le  don  de  la  grâce,  et,  préci- 
sément pour  ce  motif,  il  leur  refuse  le  droit  à  une  rému- 
nération ex  debito.  Comment  parler  de  justice  dès  lors 
que  nos  actes  bons  ne  sont  que  l'utilisation  d'un  capital 
divin? 

Notre  théologien  tient  tellement  à  cette  idée  qu'il 
ne  voit  pas  d'autre  moyen  pour  sauver  cette  merces 
secundum  debilum  qu'affirme  ici  l'apôtre  que  de  l'ap- 
pliquer, en  dépit  du  contexte,  au  cas  des  damnés. 
Car,  à  leur  endroit,  se  réalise  bien  la  stricte  justice  : 
Quibus  ulique  quasi  débita  pœna  pro  mercede  iniqui- 
tatis  exsolvitur.  Mais  elle  ne  saurait  exister  pour  les 
élus.  —  En  confirmation  de  sa  thèse,  Origène  invoque 
un  autre  texte  de  saint  Paul,  Rom.,  vr,  23,  dans  l'in- 
terprétation duquel  il  apporte  la  même  rigueur  d'exé- 
gèse que  plus  tard  les  dogmaticiens  de  la  Réforme  : 
Stipkndia,  inquit,  peccati  mors  et  non  addidit  ut 
similiter  diceret  :  Stipendia  autem  justitise  vila  selerna, 
sed  ait  :  Gratia  autem  Dei  vita  ^eterna,  ut  stipen- 
dium,  quod  utique  debito  et  mercedi  simile  est,  relri- 
butionem  pœnse  esse  doceret  et  morlis,  vitam  vero  seter- 
nam  soli  gralise  consignarct.  Ibid.,  col.  964.  Il  va  de 
soi  que  les  protestants  n'ont  pas  manqué  d'exploi- 
ter à  leur  profit  ce  texte.  Voir  Gerhard,  Loci  Iheologici, 
loc.  XVIII,  c.  vm,  n.  105,  édition  Cotta,  t.  vm,  p.  108. 

A  plus  forte  raison,  à  la  suite  de  Rom.,  vm,  18, 
Origène  n'admet-il  pas  qu'on  parle  de  proportion  entre 
les  épreuves  d'ici-bas  et  la  gloire  future.  Tandis  que 
les  consolations  présentes  nous  sont  données  secundum 
mensuram,  la  récompense  du  ciel  est  au  delà  de  toute 
mesure,  parce  que  d'ordre  transcendant.  In  Rom., 
vn,  4,  col.  1108-1109.  Néanmoins  il  reste  que  nos 
bonnes  œuvres  ne  sont  pas  perdues.  Car,  non  seulement 
elles  entraînent  comme  récompense  l'augmentation 
de  la  grâce  :  Si  autem  inanem  non  feceris  gratiam, 
multiplicabitur  tibi  gralia  et  tamquam  mercedem  boni 
operis  gratiarum  multitudinem  consequeris,  ibid.,  vm, 
7,  col.  1179,  mais  elles  nous  valent  en  retour  la  vie 
éternelle  :  Quierenlibus,  inquit,  gloriam  et  honorem  et 
incorruptioncm  (Rom.,  n,  7)  pro  boni  operis  patientia 
vita  œterna  dabitur.  Ibid.,  n,  5,  col.  880.  Cf.  col.  881  : 
lnquisitor  hujus  glortse...  per  patienliam  boni  operis 
vitam  consequitur  eeternam,  et  ibid.,  7,  col.  887  :  Per 
patienliam  boni  operis...  vita  alterna  reddclur. 

Il  reste  donc,  au  total,  que  les  réflexions  critiques 


d'Origône  sur  la  valeur  du  mérite  n'en  ébranlent 
aucunement  la  réalité. 

c)  Problème  théologique  du  mérite.  — ■  Ces  deux  séries 
d'affirmations  en  apparence  contradictoires  nous 
laissent  néanmoins  en  présence  d'une  sorte  d'anti- 
nomie, où  nos  bonnes  œuvres  sont  tout  à  la  fois  et 
ne  sont  pas  un  titre  à  la  gloire  céleste. 

Pour  la  résoudre,  on  peut  tout  d'abord  observer, 
avec  C.  Verfaillie,  op.  cit.,  p.  116-117,  qu'Origène 
conteste  seulement  à  nos  mérites  une  valeur  en  stricte 
justice,  ex  debito.  Ce  qui  signifierait  qu'il  cherche  uni- 
quement à  préciser  le  degré  du  titre  dont  il  reconnaît 
l'existence.  La  raison  en  est  que  tout  ce  que  nous  avons 
est  un  don  de  Dieu,  et  cette  dépendance  nous  interdit 
toute  prétention  à  un  rapport  de  justice  à  son  endroit  : 
Sciendum  sane  est  quod  omne  quod  habent  homines  a 
Deo  gratia  est.  Nihil  enim  ex  debito  habent.  In  Rom., 
x,  38,  t.  xiv,  col.  1287.  Cependant  cette  explication 
n'épuise  peut-être  pas  la  pensée  d'Origône.  Son 
dernier  mot  étant  pour  rattacher  la  vie  éternelle  à 
la  «  seule  grâce  »,  n'est-ce  pas  le  fondement  intrinsèque 
du  mérite  humain  qu'il  semble  mettre  en  cause,  dès 
là  que  la  grâce  en  est  nécessairement  le  principe?  Il 
est  remarquable,  en  tout  cas,  que  sa  pensée  s'arrête 
à  un  point  d'interrogation,  au  lieu  de  s'achever  en 
réponse. 

Ainsi  donc  il  n'est  pas  douteux  qu'Origène  a  soulevé 
le  problème  fondamental  que  pose  la  doctrine  du  sur- 
naturel, et  ceci  fait  honneur  à  l'acuité  de  son  sens 
théologique.  La  solution  eût  consisté  à  montrer, 
comme  le  fera  saint  Augustin,  voir  col.  6c0,  que 
la  valeur  du  mérite  réside  précisément  en  ce  qu'il  est 
un  fruit  de  la  grâce,  un  produit  combiné  de  l'action 
divine  et  de  notre  libre  coopération.  On  voit  d'ail- 
leurs qu'Origène  tenait  en  main  les  éléments  de 
cette  synthèse,  quand  il  rappelle,  d'après  I  Cor.,  m, 
6-7,  l'exemple  classique  de  la  plante  qui  pousse 
moyennant  le  travail  du  jardinier  qui  l'arrose  et  de 
Dieu  qui  lui  donne  l'accroissement,  exemple  auquel 
il  ajoute  pour  son  compte  celui  du  navire  qui  échappe 
à  la  tempête  grâce  aux  efforts  des  matelots  et  à  la 
puissance  de  Dieu  qui  le  ramène  au  port.  De  princ. 
III,  i,  18,  P.  G.,  t.  xi,  col.  289-292.  Mais  il  ne  semble 
pas  en  avoir  fait  l'application  à  la  question  précise  de 
la  valeur  de  nos  œuvres  qui  avait  si  nettement  traversé 
son  esprit. 

En  même  temps  qu'il  témoigne  de  la  tradition  catho- 
lique en  matière  de  mérite,  Origène  inaugure  l'ana- 
lyse théologique  sur  ce  point,  et,  s'il  n'a  pas  lui-même 
entièrement  résolu  le  problème,  il  en  a  du  moins  saisi 
les  données  plus  clairement  que  personne  avant  lui,  et 
fait  les  premiers  pas  sur  le  chemin  où  l'on  devait  en 
chercher  plus  tard  la  solution.  Par  la  pénétration  de 
son  génie  spéculatif,  Origène  avait  donné  à  la  théo- 
logie grecque  une  avance  notable  sur  l'Occident,  que 
celui-ci  ne  devait  pasrattrapper  avant  saint  Augustin. 

III.  L'Église  du  ive  siècle.  —  Il  fallait  insister 
sur  le  iiie  siècle,  puisqu'il  est  unanimement  reconnu 
que  les  positions  essentielles  sont  prises  dès  ce 
moment-là  par  les  Pères  qui  représentent  le  mieux  les 
tendances  respectives  des  deux  parties  de  la  chré- 
tienté. Ce  qui  nous  donne  le  droit  de  nous  en  tenir  à 
quelques  indications  sur  la  manière  dont  ces  posi- 
tions initiales  furent  conservées  par  les  Pères  du  siècle 
suivant. 

1°  En  Occident.  —  Autant  la  critique  protestante 
se  montre  généralement  sévère  pour  les  Pères  latins 
du  m»  siècle,  autant  elle  témoigne  à  ceux  du  ive  des 
égards  imprévus.  Ceux-là  n'auraient  fondé  le  catholi- 
cisme qu'au  détriment  de  l'esprit  chrétien  :  au  con- 
traire, un  peu  de  christianisme  reparaîtrait  avec 
ceux-ci.  Ici  encore,  A.  Harnack  a  donné  le  ton.  «  Dans 
l'œuvre  dogmatique  des  théologiens  latins  du  iv  siècle 


629     MÉRITE,  TRADITION  OCCIDENTALE  :  SAINT  IIILAIRE,  SAINT  AMBROISE     630 


écrit-il,  on  voit  reculer  dans  une  certaine  mesure  cet 
esprit  du  christianisme  occidental  qui  avait  trouvé  sa 
plus  puissante  expression  dans  le  De  opère  et  eleemo- 
synis  de  saint  Cyprien.  .Mais,  bien  qu'il  recule,  il  reste 
encore  dominant.  »  Dogmeiigeschichte,  t.  m,  p.  51-52. 
Nous  sommes  suffisamment  fixés  sur  la  valeur  de  ces 
synthèses  en  ce  qui  concerne  le  m"  siècle  pour  en 
retenir  seulement  l'impression  que  l'équilibre  de  la 
pensée  catholique  au  iv  doit  être  bien  constant, 
puisque  nos  adversaires  eux-mêmes  peuvent  à  peine 
le  méconnaître.  Aussi  bien  peu  de  faits  seraient-ils 
plus  difficiles  à  contester. 

1.  Saint  Hîlaire.  —  «  Par  rapport  à  Hilaire,  Fôrster 
a  montré,  Theol.  Sludien  und  Kritiken,  1888,  p.  G45  sq., 
que,  malgré  sa  dépendance  des  Grecs,  il  ne  répudie  pas 
les  préoccupations  pratiques  et  morales  des  Occiden- 
taux. »  Harnack,  ibid.,  p.  51,  n.  2.  Il  faut  donc  s'atten- 
dre à  rencontrer  chez  lui  la  notion  de  mérite;  mais  on 
ne  nie  pas  qu'elle  reste  subordonnée  à  celle  de  grâce. 
Schultz,  toc.  cit.,  p.  41-42. 

a)  Réalité  du  mérite.  —  Mereri  ejus  est  qui  sibi  ipsi 
meriti  acquirendi  auctor  exsistat.  De  Trin.,  xi,  19, 
P.L.,t.X,  col.  413.  C'est  en  prenant  le  mérite  dans  ce 
sens  strict  que  l'évêque  de  Poitiers  en  fait  pour  cha- 
cun de  nous  une  obligation  :  De  nostro  igitur  est  beata 
illa  œternitas  promerenda  prseslandumque  est  aliquid 
ex  proprio.  In  Mallh.,  vi,  5,  t.  ix,  col.  953.  Cf.  De  Trin., 
ix.  47,  t.  x,  col.  319. 

Aussi  bien  en  avons-nous  les  moyens  ;  car  c'est  pour 
cela  que  Dieu  nous  a  donné  le  libre  arbitre  :  ...Ut 
prsemium  sibi  volunlas  bonitatis  acquireret  et  esset  nobis 
hujus  beatitudinis  profectus  atque  usus  ex  merito.  In 
Ps.  il,  16,  t.  ix,  col.  270.  D'où  la  nécessité  des  bonnes 
œuvres,  parmi  lesquelles,  contrairement  aux  rectric- 
tions  de  H.  Schultz,  toc.  cit.,  p.  42,  on  voit  qu'il  fait 
leur  place  aux  pratiques  de  l'ascétisme.  In  Ps.  xci, 
10,  t  ix,  col.  500;  cf.  In  Ps.  lxiv,  6,  col.  416-417; 
In  Matth.,  v,  2,  ibid.,  col.  943. 

Ces  œuvres  sont  d'une  importance  telle  que,  pour 
Hilaire,  notre  élection  se  fait  ex  meriti  dcleclu.  In 
Ps.  lxiv,  5,  t.  ix,  col.  415.  Déclaration  qui  appartient 
à  cette  catégorie  de  •<  propositions  que  nous  qualifie- 
rions actuellement  de  semipélagiennes  >•,  J.  Tixeront, 
Hist.  des  dogmes,  t.  n,  p.  282,  voir  là-dessus  l'art. 
Hilaire,  t.  vi,  col.  2449-2451,  mais  qui  ne  laisse  pas 
de  doute  sur  la  valeur  réelle  que  l'évêque  de  Poitiers 
reconnaît  à  nos  mérites  devant  Dieu.  La  gloire  céleste 
a  pour  les  saints  le  caractère  d'une  rétribution  :  Vitam 
retribui  stipendiis  sanctilatis,  In  Ps.  CXLII,  13,  t.  ix, 
col.  842,  et,  contrairement  à  Origène,  voir  plus  haut, 
col.  627,  il  compare  sans  scrupule  leur  situation  à  celle 
du  bon  ouvrier  qui,  la  journée  finie,  peut  réclamer 
à  bon  droit  «  comme  une  dette  »  le  denier  convenu  : 
Beatus  qui  a  mane  usque  ad  noctem  laborans  pactum 
denurium  tamquam  debitum  postulat.  In  Ps.  CXXIV, 
11,  col.  725. 

b)  Valeur  pratique  du  mérite  humain.  —  A  cette 
légitime  confiance  en  nos  bonnes  œuvres  Hilaire 
cependant  oppose  un  double  correctif.  C'est,  d'une 
part,  le  sentiment  de  nos  péchés,  qui  laissent  toujours 
une  large  place  à  l'exercice  de  la  miséricorde  :  Non 
enim  ipsa  illa  justiliœ  opéra  su/Jicient  ad  per/eclœ  beati- 
tudinis meritum  nisi  misericordia  Dci  eliam  in  hue 
justitiœ  voluntate  humanarum  demutationum  et  moluum 
vitia  non  reputet.  In  Ps.  li,  23,  t.  ix,  col.  522.  Cf. 
In  Ps.  cx.xxv,  4,  col.  770.  Et  c'est  aussi  le  fait  que 
tous  nos  mérites  dépendent  de  la  grâce  :  Neque  enim 
beatœ  illius  vilœ  relernitatem  consequi  merito  suo  poteril 
[homo]  nisi  miserationibus  ejus  qui  paler  miserationum 
est  provehatur .  In  Ps.  CXVlIl,  litt.,  x,  15,  col.  569, 
570.  Voir  J.  Tixeront,  Hist.  des  dogmes,  t.  n,  p.  281. 
De  toutes  façons,  à  l'arrogance  insensée  des  chrétiens 
qui  réclament  le  salut   ■  comme  une  chose  due  »  : 


nos  vero  salulem  lanquam  debitum  postulamus.  In 
Ps.  CXYiu,  litt.  xix,  3,  col.  626,  il  oppose  la  conduite 
des  véritables  saints,  représentés  par  le  Psalmiste, 
qui,  au  lieu  d'étaler  ses  mérites,  commence  par  recon- 
naître son  indignité  et  ne  veut  compter  que  sur  la 
divine  miséricorde.  Ibid.,  3-6,  col.  626-628.  Cf.  In 
Ps.  ex  vin,  litt.  vt,  3-1,  col.  544;  litt.  xv,  5,  col.  601; 
litt.  m,  1-2,  col.  517. 

Mais  le  besoin  de  la  miséricorde  n'exclut  pas  le 
mérite,  pas  plus  que  celui-ci  n'empêche  celui-là  : 
Habuil  quidem...  hoc  justitia  verecundiœ  ut  quidquid 
illud  sibi  beatitudinis  sperat  id  pro  magni/icentia  Dei 
polius  ...  quam  pro  merito  suo  postulet.  Sed  tamen  prse- 
ferens  honorem  et  misericordiam  Dei  :  merendi  quoque  id 
per  se  non  exclusit  ofjicium.  Nam  cum  vivificandus 
sit,  vivificandus  tamen  est  in  œquitate.  In  Ps.  cxlii, 
13,  col.  842.  Sur  le  terrain  pratique  et  religieux  où  se 
meut  toujours  la  pensée  d'Hilaire,  les  titres  respec- 
tifs de  Dieu  et  de  l'homme  se  conditionnent  sans  se 
léser. 

2.  Saint  Ambroise.  —  De  même  en  est-il,  avec  une 
note  théologique  peut-être  plus  étudiée,  chez  l'évêque 
de  Milan.  —  Il  y  a  déjà  dans  saint  Ambroise, 
«  de  l'augustinisme  avant  Augustin  et  plus  encore  », 
d'après  A.  Harnack,  Dogmeiigeschichte,  t.  h,  p.  51. 
«  Avec  lui,  la  doctrine  de  ses  prédécesseurs  commence 
à  s'incorporer  dans  une  conception  évangélique  fort 
accentuée  de  la  grâce  de  Dieu,  qui  est  en  dernière 
analyse  inconciliable  avec  la  notion  de  mérite.  » 
Incompatibilité  dont  il  n'eut  pas  la  moindre  cons- 
cience. Car  «  ces  principes  n'empêchent  pas  Ambroise 
de  retenir  la  conception  traditionnelle.  Et  il  en  fut 
toujours  ainsi  dans  le  catholicisme  précisé  par  lui  et 
par  Augustin.  D'une  part,  on  y  trouve  la  complète 
négation  de  tout  mérite  au  sens  absolu,  la  reconnais- 
sance de  la  libre  grâce  de  Dieu  comme  source  unique 
de  notre  salut,  mais  aussi,  d'autre  part,  la  ferme  con- 
viction que,  précisément  par  cette  libre  grâce,  un 
mérite  nous  est  rendu  possible,  au  moyen  duquel 
nous  pouvons  et  devons  obtenir  notre  salùt  par  voie 
de  juste  rétribution.  »  H.  Schultz,  p.  34-35.  Ou  plus 
brièvement,  avec  F.  Loofs,  Dogmeiigeschichte,  p.  338  : 
«  Malgré  son  accentuation  de  la  grâce,  il  accepte 
encore,  comme  Tertullien,  entre  Dieu  et  l'homme 
l'idée  d'un  rapport  fondé  sur  le  salaire.  »  Les  textes 
justifient  largement  cette  impression  de  témoins 
peu   suspects. 

a)  Réalité  du  mérité.  -  -  En  effet,  saint  Ambroise 
répète  à  l'envi,  suivant  la  foi  commune,  que  les  desti- 
nées éternelles  de  chacun  sont  commandées  par  ses 
mérites  :  Nonne  evidens  est  meritorum  aut  prœmia  aut 
supplicia  post  mortem  manere?  De  ojjiciis,  I,  xv,  57, 
P.  L.  (édition  de  1866),  t.  xvi,  col.  44. 

Dieu  est  essentiellement  pour  lui  le  remunerator 
meritorum.  Exp.  in  Ps.  cxvin,  serm.  n,  7,  t..  xv, 
col.  1276.  Et  c'est  pourquoi  il  n'y  a  pas  d'injustice 
dans  ses  jugements  :  Pro  actibus  hominis  remunera- 
tionis  est  qualitas.  Exp.  in  Luc.,  viii,  47,  t.  xv,  col.  1869. 
Ce  qui  ne  s'applique  pas  seulement  aux  pécheurs,  mais 
également  aux  justes.  Ibid.,  vu,  118,  col.  1817.  Cf. 
Expos,  in  Ps.  OXVIII,  serm.  vn,  17,  t.  xv,  col.  1354; 
De  Caïn  et  Abel,  II,  ix,  31,  t.  xiv,  col.  375;  De  Noe  et 
arca,  vu,  16,  ibid.,  col.  389;  Epist.,  xliii,  9,  t.  xvi, 
col.  1180. 

Pour  ce  motif  l'évêque  de  Milan  place  la  prévision 
de  nos  mérites  à  la  base  de  notre  prédestination  : 
...  Palrem...  non  pelilionibus  déferre  solere,  sed  merilis, 
quia  Deus  personarum  acceptor  non  est...  Non  enim 
anlc  priedestinavil  quam  prœsciret,  sed  quorum  méri- 
ta prsescivil  corum  prœmia  prxdestinavit.  De  fide,  V, 
vi,  83,  t.  xvi,  col.  692-693.  Cf.  In  Luc,  m,  30,  t.  xv, 
col.  1685.  D'où  aussi  l'inégalité  des  dons  divins  :  Ubi 
diversa  mérita,  prœmia  diversa.  Lib.  de  Joseph  putr., 


631     MÉRITE,  TRADITION  OCCIDENTALE  :  SAINT  AMBROISE,  SAINT  JÉRÔME     632 


xm,  76,  t.  xiv,  col.  702.  Non  pas  qu'Ambroise  ignore 
que  le  bien  porte  en  lui-même  sa  récompense,  Enarr. 
in  Ps.  I,  17,  t.  xiv,  col.  972,  mais  son  esprit  se  porte 
plus  volontiers  sur  la  récompense  extérieure  qui  nous 
attend  pour  nos  efforts.  Et  nos  mercenarii  sumus  qui 
ad  mercedcm  laboramus  etliujus  opcris  noslri  mercedem 
speramus  a  Domino.  Epist.,  n,  12,  t.  xvi,  col.  920. 
Aussi,  pour  exprimer  tout  à  la  fois  cette  souveraine 
justice  de  Dieu  et  cette  valeur  de  nos  œuvres  devant 
lui,  a-t-il  volontiers  recours  à  l'image  populaire  de  la 
balance.  Consideranda  statera  qua  singulorum  fada 
trutinantur.,.  Pendet  singulis  nostrorum  statera  merito- 
rum.  Ibid.,  14,  16,  col.  921.  Et  il  est  clair  que  le  poids 
de  nos  fautes  s'oppose  à  celui  de  nos  mérites  :  meritis 
obstare  deliclum.  In  Luc,  m,  38,  t.  xv,  col.  1688. 

Il  s'agit,  en  conséquence,  de  faire  pencher  la  balance 
du  bon  côté.  Cavendum  est  ne  plura  peccaia  sint  quam 
opéra  virtutum...  Omnia  utique  nostra  quasi  in  trutina 
ponderantur.  Apol.  proph.  David.,  vi,  24,  t.  xiv,  col.  901. 
Nos  bonnes  œuvres  ont,  à  cet  égard,  une  valeur 
d'échange,  qui  compense  le  démérite  de  nos  fautes. 
Ibid.,  vii,  36-40,  col.  905-900  ;  ix,  49,  col.  911.  Cf. 
Enarr.  in  Ps.  xliii,  46,  t.  xiv,  col.  1164-1165.  Toute 
spéciale  est  la  vertu  de  l'aumône,  qui  fait  de  Dieu 
notre  débiteur.  De  officiis,  I,  xi,  39,  t.  xvi,  col.  38. 
Dans  cette  voie,  Ambroise  ne  recule  même  pas  devant 
l'expression  paradoxale  de  venalis  Dominus.  Lib.  de 
Elia  et  jejunio,  xx,  76,  t.  xiv,  col.  759.  — Rien  d'éton- 
nant à  ce  qu'il  présente  la  récompense  promise  comme 
un  droit  pour  le  bon  serviteur.  Vult  ctiam  conveniri 
\Deus],  ut  si  quis  proposila  secutus  virtutibus  prsemia 
benc  certaverit  fructum  remunerationis  exspectel,  quin 
etiam  exigat...  Non  usurpatione  speravi  quœ  ut  spera- 
rem  ipse  fecisti.  Servus  sum,  exspecto  alimcntum  a 
Domino;  miles  sum,  exigo  ab  imperatore  stipendium; 
vocatus  sum,  poslulo  ab  invitante  promissum.  Enarr. 
in  Ps.  cxviii,  serm.  vn,  3-4,  t.  xv,  col.  1348-1349. 

Il  serait  difficile  d'exprimer  en  termes  plus  nets  la 
valeur  objective  de  nos  œuvres  et  l'on  aurait  presque  le 
droit,  même  en  observant  que  les  titres  de  l'homme 
supposent  une  promesse  préalable  de  Dieu,  d'y  dénon- 
cer quelque  excès,  si  ces  fortes  affirmations  ne  com- 
portaient visiblement  une  bonne  part  d'image  et  ne 
trouvaient  ailleurs  leur  contrepoids. 

b)  Appréciation  pratique  du  mérite.  —  Ainsi  que 
chez  saint  Hilaire,  deux  considérations  entrent  en 
ligne  de  compte  pour  mettre  au.  point  notre  atti- 
tude devant   Dieu. 

C'est  d'abord,  du  côté  subjectif,  le  sentiment  de 
nos  misères  qui  doit  accompagner  celui  de  nos  mérites, 
mais  aussi  la  disproportion  même  de  la  récompense, 
La  justice  des  jugements  divins  et  la  balance  où  sont 
pesées  nos  œuvres,  examinât  et  trutinat  Deus  mérita 
singulorum...,  in  statera  singulorum  facta  pensantur, 
sont  précisément  ce  qui  invite  saint  Ambroise  à  rap- 
peler que  nous  avons  tous  besoin  de  miséricorde  : 
Quis  enim  nostrum  sine  divina  potest  miseratione  sub- 
sislere?  Quid  possumus  dignum  prœmiis  facere  cseles- 
tibus?...  Quo  tandem  hominum  meritum  dejerlur  ut 
hœc  corruptibilis  caro  induat  incorruplionem?  D'où 
cette  conclusion  :  Non  ergo  secundum  mérita  nostra, 
sed  secundum  misericordiam  Dei  cœlestium  decretorum 
in  homines  forma  procedit.  In  Ps.  CXVIII,  serm.  xx, 
40-42,  t.  xv,  col.  1573-1574.  Cf.  Exhort.  virg.,  vu,  44, 
t.  xvi,  col.  364  :  Ultra  meritum  laboris  remunerationem 
suis  donare  consuevit.  L'humilité  de  David  convient,  à 
plus  forte  raison,  à  des  pécheurs  comme  nous,  quibus 
suffragatur  nulla  prœrogativa  meritorum.  In  Luc, 
m,  37,  t.  xv,  col.  1687.  Ce  qui  prouve  qu'il  faut 
entendre  sans  doute  cum  grano  salis  ce  qu'il  dit  ailleurs 
du  roi  prophète  pénitent  :  In  ipsa  quoque  ofjcnsione 
gratiam  divinee  miseralionis  emeruit.  Enarr.  in  Ps. 
xxxvn,  15,  P.  L.,  t.  xiv,  col.  1063. 


Au  surplus,  tous  nos  mérites  dépendent  de  la  grâce  r 
grâce  lointaine  de  la  rédemption,  Enarr.  in  Ps.  xliii, 
47,  t.  xiv,  col.  1165;  grâce  prochaine  qui  est  nécessaire 
pour  préparer  en  nous  notre  bonne  volonté.  In  Luc, 
i,  10,  t.  xv,  col.  1617.  Cf.  ibid.,  n,  84,  col.  1665.  Voir 
J.  Tixeront,  Hist.  des  dogmes,  t.  n,  p.  281-282.  Il  n'y 
a  donc  pas  lieu  de  se  vanter  :  Nemo  ergo  sibi  arrogel, 
nemo  de  meritis,  nemo  de  potestale  se  jaclel,  mais  plutôt 
d'imiter  la  modestie  de  l'Apôtre  :  Sed  magis  minuere 
operis  sui  prelium  et  merili  sui  gratiam.  Cependant 
l'obligation  reste  de  nous  créer  des  titres  solides  au 
regard  de  l'éternelle  justice  :  Ergo,  quia  examinandi 
sumus,  sic  nos  agamus  ut  judicio  probari  mereamur 
divino.  In  Ps.  cxvm,  serm.  xx,  14-16,  t.  xv,  col.  1565. 
Car,  si  nous  sommes  tout  d'abord  justifiés  par  la 
grâce,  non  ex  operibus  sed  ex  fide  per  gratiam  suam 
nobis  peccaia  donavit,  la  couronne  doit  ensuite  être 
conquise  au  prix  de  nos  efforts  :  Admonet  mulla  nobis 
;t  gravia  certamina  esse  proposita,  ut  nemo  nisi  qui 
légitime  certaverit  coronetur.  Enarr.  in  Ps.  xliii,  l, 
t.  xiv,  col.  1139-1141. 

Pour  saint  Ambroise  comme  pour  ses  prédécesseurs, 
l'ordre  moral  fait  partie  intégrante  du  mysticisme 
chrétien. 

3.  Autres  Pères  latins  du  iv«  siècle.  —  Quelques, 
témoignages  suffiront  à  montrer  comment  on  retrouve 
le  même  rythme  chez  les  autres  interprètes  de  la 
tradition   latine. 

a)  L'Ambrosiaslcr.  —  Soutenu  par  le  texte  de  saint 
Paul,  Y Ambrosiasler  n'est  pas  suspect  d'oublier  la 
primauté  de  la  grâce  et  son  absolue  gratuité  :  Gratia 
donum  Dei  est,  non  débita  operibus.  In  Rom.,  xi,  6, 
P.  L.,  t.  xvn  (édition  de  1866),  col.  155.  Mais  il  reste 
que,  sur  cette  base,  chacun  sera  jugé  d'après  ses 
œuvres.  In  Rom.,  xni,  2,  col.  171.  Car  Dieu  doit  à  sa 
justice  de  traiter  ses  créatures  à  la  mesure  de  leurs 
mérites  :  Deum  conditorem  mundi  providenter  et  curiose 
operis  sui  mérita  requirere  faleatur...  Unumquemque 
proprio  merito  aut  rémunérât  aut  condemnat.  In  Rom., 
n,  3  et  11,  col.  67  et  70.  Cf.  In  II  Cor.,  vi,  12-13,  col.  318. 
Unusquisque  pro  operibus  suis  mercedem  accipiei. 
Bien  .loin  que  la  grâce  exclue  le  mérite,  c'est  elle 
qui  nous  impose  l'obligation  et  nous  fournit  le  moyen 
d'en  obtenir  :  Non  est  gloriandum  nobis  in  nobis  ipsis,. 
sed  in  Deo,  qui  nos  regeneravit...  ad  hoc  ut  bonis  operi- 
bus exercitati  quœ  Deus  nobis  jam  renatis  decrevit  pro- 
missa  mereamur  accipere.  In  Eph.,  n,  9-10,  col.  400. 

b)  Marius  Victorinus.  —  C'est  aussi  la  doctrine  de 
saint  Paul  qui  inspire  au  rhéteur  Marius  Victorinus 
des  accents  encore  plus  nettement  augustiniens.  Il 
insiste  sur  la  gratuité  absolue  de  notre  justification  : 
Non  enim  nobis  reddidit  meritum,  quippe  cum  non  hoc 
meritis  nos  accipimus  sed  Dei  gratia  et  bonitate.  In 
Eph.,  n,  7,  P.  L.,  t.  vin,  col.  1255.  Cf.  ibid.,  m,  7-8, 
col.  1264.  Il  n'en  reconnaît  pas  moins  qu'après  cette 
grâce  initiale  il  y  a  pour  nous  possibilité  de  mérite  : 
Cum  esse  possit  meritum  ex  officio  et  religione,  ex  casli- 
tale  et  abstincntia.  Cependant  ce  mérite  même  n'est 
pas  notre  œuvre  propre  :  ...Etiam  cum  esse  possit  meri- 
tum...; non  enim  neque  operibus  vestris  potest.  Voilà 
pourquoi  il  n'y  a  pas  à  se  vanter  de  ce  qui  est  en 
nous  un  don  de  Dieu  :  Nescio  quomodo  enim  qui  operi- 
bus suis  redditum  meritum  putat  suum  vult  esse,  non 
preestantis,  et  hœc  jactatio  est.  Ibid.,  n,  9,  col.  1256. 
Cf.  i,  14,  col.  1247  :  Gratia  est  quœ  meritum  nostrum. 

c)  Saint  Jérôme.  —  Dans  ses  derniers  jours,  saint 
Jérôme  eut  déjà  l'occasion  de  défendre  les  droits 
de  la  grâce  contre  les  pélagiens  et  il  aboutit,  dans  cette 
voie,  à  des  formules  du  plus  pur  augustinisme  :  Coronat 
\Deus\  in  nobis  et  laudal  quod  ipse  operatus  est.  Dialog. 
contra  pelag.,  m,  6,  P.  L.,  (édition  de  1865),  t.  xxm, 
col.  601.  Néanmoins  il  met  si  peu  en  doute  la  valeur 
de  nos  actes  qu'il  parle  à  leur  sujet  de  prœmium  et  de 


633 


MÉRITE,    TRADITION    ORIENTALE    :   SAINT   JEAN   CHRYSOSTOME 


634 


<orona.  Ibid.,  in,  1  et  5,  col.  597  et  601.  Ailleurs  il 
disserte  contre  Jovinien  afin  de  prouver  que  l'inéga- 
ité  des  destinées  éternelle?,  soit  entre  les  bons  et  les 
méchants,  soit  surtout  entre  les  justes  eux-mêmes, 
suppose  une  diversitas  merilorum.  Adv.  Jovin.,  n, 
25-28,  t.  xxni,  col.  315-325.  D'où  il  dégage  cette 
conclusion  pratique,  ibid.,  32,  col.  329  :  Jam  nostri 
laboris  est  pro  diversitate  uirtutum  di  versa  no  bis  prœmia 
prœparare. 

Cependant  la  pensée  du  jugement  divin  éveille  en 
son  âme  de  redoutables  appréhensions  :  Si  nostra 
consideremus  mérita,  desperandum  est.  In  Isaiam, 
I.  XVII  (c.  lxiv,  8),  t.  xxiv,  col.  625.  Elles  sont  moti- 
vées par  le  déficit  radical  de  nos  œuvres  :  Quia  nullum 
opus  dignum  Dei  justilia  reperietur.  Ibid.,  1.  VI 
c.   xni,  6-7),  col.  209. 

Entre  les  Pères  latins  du  ive  siècle  et  ceux  du  me, 
commune  est  manifestement  la  tradition  dogmatique 
sur  l'existence  du  mérite  à  côté  de  la  grâce  qui  en  est 
la  condition.  Le  seul  trait  qui  leur  appartienne  en 
propre,  c'est  une  plus  grande  attention  accordée  aux 
répercussions  psychologiques  de  la  doctrine  et  le 
souci  qui  en  dérive  de  modérer  la  confiance  que  peut 
provoquer  le  mérite,  par  le  souvenir  de  tous  les  élé- 
ments subjectifs  et  objectifs  qui  sont  propres  à  en 
réduire  la  valeur.  «  Il  semble,  écrit  J.  Tixeront, 
Hist.  des  dogmes,  t.  n,  p.  284,  que  la  rigueur  pure- 
ment juridique  de  Tertullien  soit  adoucie,  surtout  chez 
ceux  de  nos  auteurs  qui  ont  étudié  les  Grecs,  par  ce 
sentiment  fréquemment  exprimé  que  nos  mérites, 
quels  qu'ils  soient,  sont  très  mêlés  de  démérites, 
qu'ils  sont  en  partie  le  fruit  de  la  grâce  et  restent  en 
somme  fort  au-dessous  de  la  récompense  qui  nous 
est  promise,  si  bien  que,  à  tout  prendre,  cette  récom- 
pense est  l'effet  moins  de  nos  mérites  que  de  la 
miséricorde  de  Dieu.  » 

Origène  avait  soulevé  le  problème  théorique  du 
mérite  dans  ses  rapports  avec  la  grâce.  Voir  col.  628. 
Sans  le  suivre  sur  ce  terrain,  les  Occidentaux  s'appli- 
quèrent à  en  mesurer  le  retentissement  pratique  sur 
la  vie  religieuse  des  âmes.  De  part  et  d'autre,  c'était 
un  progrès  dans  l'analyse,  un  premier  contact  de 
l'intelligence  religieuse  avec  la  diversité  des  éléments 
que  cette  importante  notion  fait  intervenir. 

2°  En  Orient.  —  Chez  les  Pères  Orientaux,  la  ter- 
minologie reste  comme  toujours  moins  précise  et  les 
développements  moins  nombreux.  A  cela  près,  on 
relève  dans  leur  pensée  au  sujet  des  œuvres  les 
mêmes  traits  essentiels. 

1.  Saint  Jean  Chrysostome.  —  Bien  qu'il  attache 
très  peu  d'importance  à  la  tradition  grecque, 
H.  Schultz,  toc.  cit.,  p.  18-20,  veut  du  moins  en 
retenir  saint  Jean  Chrysostome,  comme  étant  «  l'in- 
terprète classique  des  conceptions  développées  dans 
l'Église  orientale  ».  Or  il  trouve  que,  chez  lui,  «  la 
grâce  n'exclut  pas  la  récompense  de  nos  travaux  », 
voire  même  «  la  récompense  en  justice  ».  En  faut-il 
davantage  pour  que  le  patriarche  de  Constantinople 
doive  être  compté  comme  un  nouveau  témoin  de  la 
foi  catholique  au  mérite  des  actes  humains? 

a)  Réalité  du  mérite.  —  De  fait,  «  l'enseignement  de 
saint  Chrysostome  se  ressent...  naturellement  des 
préoccupations  de  l'auteur,  avant  tout  prédicateur 
et  moraliste,  dont  le  rôle  est  de  pousser  ses  auditeurs 
à  l'effort  personnel  ».  J.  Tixeront,  Hist.  des  dogmes, 
t.  n,  p.  146.  Sans  donc  oublier  la  part  qui  revient  à 
Dieu,  il  éprouve  plutôt  le  besoin  d'insister  sur  celle 
qui  nous  échoit  et  sur  les  espérances  légitimes  qu'elle 
autorise.  «  Quand  tu  entends  parler  de  grâce,  ne  pense 
pas  que  par  là  soit  supprimée  la  récompense  due  à  la 
bonne  volonté,  tÔv  àrzb  t7,ç  rcpoxipéascoç  |j.ta06v. 
L'apôtre  parle  de  grâce,  poursuit-il,  non  pour  déprécier 
cet  effort  volontaire,  mais  pour  couper  court  à  toute 


tentation  d'orgueil.  »  In  Rom.,  hom.  n,  3,  P.  G.,  t.  lx, 
col.  404. 

Cette  «  récompense  »  est  assurément  tout  d'abord 
celle  que  la  vertu  trouve  en  elle-même  dès  ici-bas. 
Deresur.,morl.,  3,  t.  l, col.  422;  Exp.  in  Ps.  cxxvn,  3, 
t.  lv,  col.  359-370.  Mais  c'est  aussi  et  surtout  la  gloire 
céleste.  Les  pécheurs  ne  peuvent  être  récompensés 
qu'ici-bas  du  bien  qu'ils  ont  pu  faire.  De  Lazaro, 
hom.  m,  4,  t.  xlviii,  col.  997.  Au  contraire,  les  justes 
ont  devant  eux  l'éternité  et  doivent  y  porter  ferme- 
ment leurs  espérances  au  milieu  des  épreuves  ou  des 
injustices  de  ce  monde.  Voir,  par  exemple,  Exp.  in 
Ps.  iv,  10,  t.  lv,  col.  55;  In  Ps.  VII,  8,  ibid.,  col.  93; 
In  Matth.,  hom.  xm,  5,  t.  lvii,  col.  215-216; 
hom.  xxxiv,  3,  ibid.,  col.  402.  Leur  récompense  sera 
d'autant  plus  élevée  que  plus  grande  fut  sur  la  terre 
leur  constance  dans  le  bien.  In  I  Cor.,  hom.  xliii,  3, 
t.  lxi,  col.  371-372. 

■  Si  aucune  espérance  n'est  plus  chère  au  chrétien, 
c'est  qu'elle  engage  la  foi  même  en  la  justice  divine. 
Ici-bas  les  situations  sont  encore  confuses,  parce  que 
provisoires;  elles  seront  rétablies  au  jour  du  jugement  : 
«  L'homme  s'y  tiendra  seul  avec  ses  œuvres,  afin 
d'y  être  condamné  pour  elles  ou  couronné  pour  elles.  » 
Exp.  in  Ps.  xlviii,  6,  t.  lv,  col.  508.  Les  païens  eux- 
mêmes  ont  cru  aux  rétributions  futures,  twv  èvrocCôa 
Yivo^svwv  àvTÎSoffiç.  A  plus  forte  raison  des  chrétiens 
n'en  sauraient-ils  douter.  «  S'il  y  a  un  Dieu,  et  il  y 
en  a  un,  tout  le  monde  conviendra  qu'il  est  juste.  Et 
s'il  est  juste,  on  accordera  qu'il  doit  rendre  aux  uns 
et  aux  autres  selon  leur  mérite,  àTroSwaei  va  x.%i'  à;tav. 
Ce  qui  entraîne  comme  conséquence  l'existence  d'une 
autre  vie,  où  tous  recevront  «  la  rémunération  qui  leur 
convient  »,  ttjv  TCpoarjxouaav  àviiSoaiv.  De  Lazaro, 
hom.  iv,  3-4,  t.  XLvm,  col.  1011.  «  Alors  seulement, 
lorsque  chacun  aura  reçu  selon  ses  mérites,  tx  xax' 
à^tav,  éclatera  la  justice  de  Dieu.  »  De  diabolo  tenta- 
tore,  hom.  n,  8,  t.  xlix,  col.  258.  Dans  cette  reddition 
de  comptes,  «  toutes  nos  actions,  grandes  ou  petites, 
nous  seront  comptées».  Ad  Theod.  lapsum,i,9,t.  XLvn, 
col.  287.  Mais  si  celles  qui  sont  dues  en  stricte  obéis- 
sance, ï\  ôcpsiXî);,  y  seront  récompensées,  à  plus 
forte  raison  les  œuvres  surérogatoires,  qui  relèvent 
seulement  des  conseils  divins.  De  psen.,  hom.  vi,  3, 
t.  xlix,  col.  318.  Toutes  ensemble  nous  donnent  droit 
à  une  véritable  rétribution.  «  Innombrables  sont  les 
endroits  où  Chrysostome,  se  référant  au  Nouveau  Tes- 
tament, parle  de  (jua66ç,  àu.ot6y)  ou  àu.ot6aî,  <x>m8oaiç, 
àvrarcôS  joiç,  OTÉcpavoç,  (3pa6sîa.  »  H.  Schultz,  loc.  cit.. 
p.  19. 

Il  est  vrai  que  la  récompense  est  bien  supérieure 
à  nos  travaux.  Exp.  in  Ps.  xlix,  5,  t.  lv,  col.  249; 
In  Matth.,  hom.  xv,  5,  t.  lvii,  col.  226;  hom.  lxxvi,  4, 
t.  lviii,  col.  699;  In  Rom  ,  hom.  xiv,  4,  t.  lx,  col.  528- 
529.  Mais  cette  considération,  loin  de  diminuer  notre 
mérite,  ne  sert  qu'à  stimuler  notre  effort.  C'est  aussi 
parce  qu'il  nous  promet  beaucoup  plus  que  sous 
l'ancienne  Loi  que  Dieu  peut  nous  demander  davan- 
tage. De  virg.,  84,  t.  xlviii,  col.  595-596;  In  Matth., 
hom.  xvi,  5,  t.  lvii,  col.  215. 

b)  Appréciation  subjective  du  mérite.  —  Ces  principes, 
qui  fondent  la  réalité  dogmatique  du  mérite,  se  com- 
plètent, chez  saint  Jean  Chrysostome,  par  quelques 
indications  propres  à  marquer  la  place  qui  lui  revien 
dans  la  vie  spirituelle  du  croyant. 

Avant  tout  il  s'applique  à  combattre  chez  ses  audi- 
teurs la  tentation  de  l'orgueil.  Et  d'abord  une  raison 
de  fait  interdit  à  qui  que  ce  soit  de  se  glorifier,  c'est 
que  le  jugement  de  Dieu  n'est  pas  encore  intervenu 
et  que  celui  des  hommes  ne  compte  pas.  Mais,  en 
admettant  que  nos  mérites  soient  elîectifs,  une  raison 
de  droit  empêche  de  s'en  prévaloir.  Généralement  peu 
explicite  sur  la  grâce,  voir  Jean  Chrysostome,  t.  vm 


635       MKRITK,  TRADITION   ORIENTALE   :   SAINT   CYRILLE    DE   JÉRUSALEM       636 


col.  078-679,  le  saint  docteur  l'est  d'une  manière  abso- 
lue pour  affirmer,  dans  un  développement  d'allure 
tout  augustinienne,  que  ce  que  nous  avons  de 
bien  est  en  nous  un  don  de  Dieu. 

«  Mettons  que  tu  es  digne  de  louange...  :  même  alors 
il  n'y  a  pas  lieu  de  t'en  fier.  Car  tu  n'as  rien  en  propre, 
ayant  [tout  ]  reçu  de  Dieu.  Pourquoi  donc  feindre 
d'avoir  ce  que  tu  n'as  pas?  Tu  l'as  néanmoins,  et 
d'autres  comme  toi.  Mais  tu  l'as  pour  l'avoir  reçu, 
et  non  pas  ceci  ou  cela  seulement,  mais  tout  ce  que 
tu  as.  Car  ces  bonnes  actions  ne  sont  pas  de  toi  : 
elles  viennent  de  la  grâce  de  Dieu...  Qu'as-tu,  dis-moi, 
que  tu  n'aies  reçu?  Quel  est  le  bien  que  tu  as  fait  de 
toi-même?  Tu  ne  saurais  le  dire.  Mais  tu  l'as  reçu  et 
tu  en  tires  vanité?  Il  fallait,  au  contraire,  t'humilïer 
pour  cela.  Car  ce  qui  t'est  donné  n'est  pas  à  toi,  mais 
au  donateur.  Si,  en -effet,  tu  l'as  reçu,  tu  l'as  reçu  de 
lui.  Et  si  tu  l'as  reçu  de  lui,  ce  bien  n'était  donc  pas 
à  toi.  Et  si  tu  l'as  reçu  sans  qu'il  fût  à  toi,  pourquoi 
t 'enorgueillir  comme  si  c'était  ta  propriété  ?  »  In  I  Cor., 
hom.  xn,  1-2,  t.  xli,  col.  97-98. 

Quand  il  s'agissait  de  mettre  l'âme  chrétienne  à 
l'abri  de  la  vaine  complaisance  en  ses  propres  mérites, 
saint  Jean  Chrysostome  n'avait  qu'à  s'inspirer  de 
saint  Paul.  Il  fait  œuvre  plus  personnelle  en  dénon- 
çant un  moindre  défaut,  dont  son  expérience  lui  avait 
sans  doute  appris  la  réalité  :  celui  de  la  cupidité  spiri- 
tuelle qui  porte  à  n'envisager  les  œuvres  que  sous 
l'angle  du  profit.  Pour  que  nos  actions  soient  méri- 
toires, il  faut,  bien  entendu,  les  accomplir  avec  la 
pure  intention  de  plaire  à  Dieu.  In  Matth.,  hom.  xix, 
2,  t.  Lvn,  col.  275-276.  Mais  il  y  a  plus  :  c'est  devant 
Dieu  même  qu'il  les  faut  oublier. 

A  plusieurs  reprises,  l'orateur  s'élève  contre  ces 
chrétiens  médiocres  qui  ne  songent  qu'à  la  récompense, 
pour  leur  mettre  sous  les  yeux  la  grande  loi  du  bien 
désintéressé.  «  On  te  propose  de  faire  quelque  chose  qui 
plaît  à  Dieu,  et  tu  te  préoccupes  de  la  récompense?... 
Vraiment  tu  ignores  ce  que  c'est  que  de  plaire  à  Dieu. 
Si  tu  le  savais,  tu  estimerais  qu'aucune  autre  récom- 
pense n'égale  celle-là.  »  Mais,  ce  coup  d'œil  jeté  sur 
l'idéal,  l'auteur  de  continuer  :  «  Ne  sais-tu  pas  que  ta 
récompense  augmente  quand  tu  fais  le  bien  sans  obéir 
à  l'espoir  de  la  récompense?  »  De  compunctione,  n, 

6,  t.  xl vu,  col.  420.  Voir  de  même  In  Matth.,  hom.  m, 
5,  t.  Lvn,  col.  37-38:  «  Ne  nous  vantons  pas;  mais 
disons-nous  inutiles  pour  devenir  utiles...  Plus  nous 
faisons  de  bonnes  actions,  moins  nous  devons  en 
parler.  Ainsi  nous  acquerrons  une  très  grande  gloire 
devant  les  hommes  comme  devant  Dieu,  et  non  pas 
seulement  de  la  gloire  devant  Dieu,  mais  une  grande 
récompense  et  rétribution,  u.ia6ov  xal  àv-dSociv  u.eyâ- 
À7)v.  Ne  réclame  donc  pas  de  récompense,  si  tu  veux  en 
obtenir  une...  Quand  nous  faisons  le  bien,  Dieu  ne  nous 
est  débiteur  que  pour  nos  bonnes  œuvres;  quand  nous 
croyons  n'avoir  rien  fait  de  bien,  il  est  notre  débiteur 
beaucoup  plus  encore  pour  cette  intention  que  pour 
nos  actes.  »  En  un  mot,  «  plus  grande  est  la  récom- 
pense quand  on  n'agit  pas  pour  la  récompense. 
Parler  de  ses  bonnes  actions  et  les  compter  avec  soin 
est  le  fait  d'un  mercenaire  plutôt  que  d'un  bon  servi- 
teur. Il  faut  donc  tout  faire  pour  le  Christ  et  non  pas 
pour  la  récompense...  Aimons-le  comme  il  faut  : 
c'est  déjà  une  grande  récompense.  »  In  Rom.,  hom.  v, 

7,  t.  xl,  col.  431. 

Cet  appel  au  désintéressement  spirituel  est  la  note 
caractéristique  de  Jean;  mais  on  voit  qu'il  aboutit 
à  suggérer  aux  chrétiens  une  meilleure  conception 
de  leurs  intérêts.  Non  seulement  ce  mysticisme  sup- 
pose la  foi  au  mérite;  mais,  en  l'épurant  de  tout  élé- 
ment trop  égoïste,  il  ne  peut  et  ne  veut  que  l'affermir. 

2.  Autres  Pères  Grecs  du  IVe  siècle.  —  Il  n'y  a 
aucune  raison  de  supposer  que,  sur  un  point  auss 


élémentaire,  Jean  Chrysostome  puisse  constituer  une 
exception.  De  fait,  les  témoignages  ne  manquent  pas, 
où  l'on  peut  voir  que  la  réalité  du  mérite  humain 
s'affirme  tout  autant  chez  les  autres  représentants  de 
la  tradition  grecque,  sinon  toujours  sous  une  forme- 
directe  et  théorique,  au  moins  sous  la  forme  implicite 
et  pratique  des  justes  sanctions  que  Dieu  réserve  à 
nos  actes  dans  l'éternité. 

a)  L'Adamantius.  -  -  \  "n  premier  témoignage  sur 
cette  affirmation  indirecte,  mais  formelle,  du  mérite 
nous  est  fourni,  dès  les  premières  années  du  siècle,  par 
l'écrit  anonyme  qui  a  reçu  le  nom  énigmatique  d'Ada- 
mantius. 

«  Il  ressort  de  la  Loi  et  de  l'Évangile  que  chacun 
recevra  selon  ce  qu'il  a  fait  envers  son  frère. 
De  recta  in  Deum  fide,  i,  16,  édition  van  de  Sande- 
Backhuysen,  dans  le  Corpus  de  Berlin,  1901,  p.  32. 
Plus  loin,  ibid.,  n,  5,  p.  66,  on  lit  en  termes  encore  plus 
précis  :  «  Employer  le  terme  de  jugement  signifie  le 
discernement  des  bons  et  des  mauvais,  c'est-à-dire 
la  récompense  (des  bons)  selon  leur  mérite,  -rôv  v.y-' 
à^îav  aÙTcôv  pLiaOov,  la  condamnation  des  méchants 
et  des  impies.  Il  est  donc  évident  que  le  jugement  qui 
doit  avoir  lieu  selon  l'Évangile  par  Jésus-Christ, 
dans  lequel  seront  discutées  les  secrètes  pensées  des 
hommes,  comportera  la  rémunération  méritée  de  la 
justice  et  de  l'injustice  »,  xa-r'  à;tav  Sixaioaûv?^  -.z 
xal  à&txîaç  7ronrçaeTat  -ri]v  àvTa7rô8oaiv. 

Ces  déclarations  occasionnelles,  jetées  en  passant 
dans  un  écrit  de  controverse  qui  porte  sur  un  tout  autre 
objet,  traduisent  avec  une  parfaite  clarté  la  foi  géné- 
rale de  l'Église.  Elles  montrent  comment  la  croyance 
aux  rétributions  divines  est  inséparablement  unie  à  la 
valeur  des  œuvres  humaines,  c'est-à-dire  que  le 
dogme  du  jugement  postule  celui  du  mérite  comme 
base. 

b)  Saint  Cyrille  de  Jérusalem.  —  A  plus  forte  raison 
saint  Cyrille  de  Jérusalem  peut-il  passer  pour  un 
écho  fidèle  de  la  foi  commune,  puisque  ses  catéchèses 
s'adressaient  à  des  catéchumènes.  Or,  avec  la  foi  pure, 
il  réclame  d'eux  les  bonnes  œuvres;  «  car  la  bonne 
doctrine  sans  les  bonnes  œuvres  n'est  pas  agréable 
à  Dieu.  »  Cat.,  iv,  2,  P.  G.,  t.  xxxm,  col.  456.  Elles  sont 
possibles,  parce  que  notre  âme  a  été  créée  libre,  et 
c'est  pourquoi  Dieu  applique  à  nos  actes  des  sanctions 
appropriées.  Ibid.,  21,  col.  481.  Il  n'en  faut  pas  atten- 
dre la  réalisation  dans  cette  vie,  qui  est  encore  le 
temps  de  l'épreuve.  Mais  la  conscience  morale  en 
requiert  la  nécessité.  «  Tu  as  différents  serviteurs, 
les  uns  bons,  les  autres  mauvais.  Évidemment  tu 
honores  les  bons  et  tu  frappes  les  mauvais.  Si  tu  es 
juge,  tu  loues  les  premiers  et  tu  châties  les  seconds. 
Ainsi  toi,  qui  n'es  qu'un  mortel,  tu  as  souci  d'observer 
la  justice,  et  Dieu,  le  roi  éternel  de  tous,  s'abstien- 
drait de  répartir  de  justes  rétributions?  »  Cat.,  xvm, 
4,  col.  1021.  Les  sanctions  éternelles,  dont  Cyrille 
rappelle  ici  le  fondement,  sont  donc  pour  lui,  à  n'en 
pas  douter,  des  applications  de  la  justice  distributive, 
tô  TÎj^  Sixaioawrçç  àvTœ7roSoTtxov,  et  éeci  vaut 
pour  les  récompenses  aussi  bien  que  pour  les  châti- 
ments. Mais  est-il  besoin  de  dire  que  cette  «  rétribu- 
tion »  future,  xpîaiç  xal  àvTar:6Soa'.ç  u.s~à  tôv  xôa[i.ov 
toGtov,  ne  se  conçoit  pas  sans  quelque  chose  à 
rétribuer? 

A  l'attrait  de  cette  récompense  notre  catéchète, 
en  moraliste  pratique  et  qui  s'adresse  au  commun  des 
fidèles,  ne  craint  pas  de  demander  un  levier  d'action. 
«  L'espoir  de  la  résurrection,  avait-il  dit  quelques  lignes 
auparavant,  est  la  racine  de  toute  la  bonne  conduite. 
Car  l'attente  du  salaire,  r)  TrpoaSoxla  -ït)ç  [AiaOaTcoSo- 
aîaç,  fortifie  l'âme  en  vue  des  bonnes  œuvres.  »  Ibid., 
1,  col.  1017.  Tandis  que  Jean  Chrysostome  s'attachait 
à  réfréner,  sans  d'ailleurs  l'interdire,  la  préoccupât  on 


MÉRITE.    TRADITION    ORIENTALE    :    LES    CAPPADOCIENS 


638 


de    la    récompense    à    venir,  Cyrille  de    Jérusalem 
l'utilise  sans  réserves.  Pédagogie  différente,  mais  qui 

procède,  au  fond,  de  la  même  foi. 

c)  Saint  Basile.  —  C'est  encore  la  même  note  pra- 
tique et  concrète  que  fait  entendre  l'évêque  de  Césaréc. 
Pour  lui,  le  jugement  divin  est  éminemment  un  acte 
de  rétribution,  i]  Sixxîa  xpîaiç  t%  àvraTcoSéaccoç. 
Moralia,  i,  2,  P.  G.,  t.  xxxi,  col.  700.  En  conséquence, 
il  faut  se  préparer  par  l'aumône  un  trésor  dans  les 
ciel,  ibid.,  xi.vu,  1,  col.  768.  «  Car  notre  conduite  ici-bas 
est  un  viatique  pour  l'avenir  :  celui-là  donc  qui  par  ses 
bonnes  œuvres  rend  gloire  et  honneur  à  Dieu  se  pré- 
pare à  lui-même  un  trésor  de  gloire  et  d'honneur  selon 
les  principes  d'une  juste  rétribution  »,  xxrà  rijv  Swwocv 
toù  xpiroû  àvTXTTÔSoaiv.  Hom.  in  Ps.  A AT///,  1,  t.  xxix, 
col.  281;  De  Spir.  sanclo,  xxiv,  55,  t.  xxxn,  col.  169. 
Kn  effet,  «  nos  œuvres  nous  conduisent  chacune  à  la 
fin  qui  leur  est  propre  :  les  bonnes  au  bonheur,  les 
mauvaises  à  la  damnation  éternelle  ».  Hom.  in  Ps. 
a/. r.  l.  t.  xxix,  col.  416. 

Aussi,  dans  ses  lettres  de  direction,  n'hésite-t-il 
pas  à  faire  appel  à  la  pensée  de  la  «  récompense  pré- 
parée à  nos  bonnes  œuvres.  «Epist.,  cccxvin,  t.  xxxn, 
col.  1065.  «  Souviens-toi  du  Seigneur,  écrit-il  à  une 
dame,  et,  ayant  toujours  devant  les  yeux  notre  sortie 
de  ce  monde,  organise  ta  vie  de  manière  à  préparer  ta 
défense  auprès  du  juge  incorruptible  et  à  te  donner 
par  tes  bonnes  œuvres  confiance  devant  lui.  »  Epist., 
c.cxcvi,  col.  1040.  Bien  entendu,  cet  effort  personnel 
relève  tout  entier  de  la  grâce  divine.  «  Je  t'exhorte, 
dit  la  lettre  voisine,  Epist.,  ccxcvn,  col.  1041,  à 
l'œuvre  du  Seigneur,  afin  que  le  Dieu  saint,  après 
l'avoir  fait  la  faveur  de  conduire  tes  jours  en  toute 
piété  et  gravité,  te  rende  digne  des  biens  à  venir.  » 

Cette  intervention  nécessaire  de  la  grâce  précise  le 
caractère  exact  des  rétributions  divines.  «  A  ceux  qui 
ont  loyalement  combattu  en  cette  vie  est  offert  un 
repos  éternel,  qui  ne  leur  est  pas  accordé  dans  la 
proportion  due  à  leurs  œuvres,  mais  octroyé  selon  la 
grâce  d'un  Dieu  toujours  libéral  envers  ceux  qui  espè- 
rent en  Lui»,  où  xït'  ô-ysiXT-fia  tcôv  spywv  àXXà  xarà 
yâç'.v  toù  \j.zyy.\o8û>prj'j>  Osoù.  Hom.  in  Ps.  exiv,  5, 
i .  xxix,  col.  492.  Les  protestants  se  sont  emparés  de  ce 
texte  contre  la  doctrine  catholique.  Voir  Bellarmin,Z)e 
meritis  operum,  c.  vi,  p.  355.  Mais  Basile  ne  fait  qu'af- 
firmer ici  la  disproportion  de  l'éternelle  récompense 
par  rapport  à  nos  œuvres,  sans  nier  la  valeur  réelle  de 
celles-ci.  La  preuve  en  est  que  la  libéralité  divine  est 
subordonnée  au  bon  combat  du  chrétien.  Quelques 
lignes  plus  haut,  ibid.,  3,  col.  489,  il  avait  dit  que, 
d'après  l'Écriture,  «  ni  la  miséricorde  de  Dieu  ne  va 
sans  jugement,  ni  le  jugement  sans  miséricorde  ». 
En  effet,  ses  jugements  tiennent  compte  de  notre 
faiblesse  plutôt  que  de  la  stricte  justice,  et,  «  quand 
il  fait  miséricorde,  il  mesure  avec  discernement  ses 
faveurs  à  ceux  qui  l'ont  mérité  »,  èXsôSv  xexpiuivoç 
:-peï  toïç  ilioïc  toÙç  olxTtp[j.ooç.  C'est  dire 
que  les  nuances  dont  saint  Basile  entoure  l'affirmation 
du  mérite  en  supposent  le  fait. 

d)  Saint  Grégoire  de  Nazianze.  —  Quoiqu'il  n'ait 
aucunement  déserté  le  terrain  des  applications  morales, 
saint  Grégoire  de  Nazianze  semble  avoir  davantage 
porté  son  attention  sur  les  conditions  théoriques  du 
mérite. 

Après  avoir  défendu  avec  saint  Paul  la  nécessité  de 
la  grâce,  qui,  en  définitive,  rapporte  «  tout  à  Dieu  », 
Oral.,  xxxvn,  13,  P.  G.,  t.  xxxvi,  col.  300,  il  reven- 
dique avec  la  même  énergie  le  libre  arbitre,  qui  nous 
permet  de  tirer  quelque  chose  de  notre  propre  fond. 
Car,  dit-il,  un  bien  de  nature  est  sans  gloire,  tandis 
que  celui  qui  vient  de  la  volonté  est  digne  d'éloges.  » 
Ibid.,  16,  col.  301.  Voilà  pourquoi  l'homme  est  soumis 
a  l'épreuve.  «  Ainsi  les  espérances  éternelles  ne  sont 


plus  seulement  un  don  de  Dieu,  mais  la  récompense 
de  la  vertu.  Et  ce  fut  l'effet  d'une  souveraine  bonté 
de  faire  que  le  bien  fût  aussi  nôtre,  et  non  pas  seule- 
ment semé  en  nous  par  nature,  mais  cultivé  par  notre 
volonté  et  les  efforts  en  sens  divers  de  notre  libre 
arbitre.  »  Orat.,  n,  17,  t.  xxxv,  col.  425-128. 

Il  est  rationnel,  dès  lors,  que  les  rétributions  divines 
soient  pesées  dans  les  balances  de  la  justice,  àvxa7r6- 
Soaiv  toiç  Stxcctoiç  toù  ©soù  ata'Jp.oTç.  Orat.,  xl, 
45,  t.  xxxvi,  col.  424.  Cf.  Carm.,  1.  II,  sect.  i,  12, 
v.  6-7,  etl.  II,  sect.  ii,  l,v.  329-331,  t.  xxxvn,  col.  1166 
et  1174-1175.  Grégoire  s'efforce  même  de  montrer 
que  cette  loi  de  justice  s'applique  au  texte  évangélique 
qui  semblerait  moins  que  tous  le  comporter,  savoir  la 
parabole  des  ouvriers  de  la  vigne.  Car,  à  l'entendre, 
les  dernier-venus  ont  racheté  l'insuffisance  de  leurs 
travail  par  l'ardeur  de  leur  bonne  volonté,  par  la 
confiance  dont  ils  ont  fait  preuve  en  se  laissant  em- 
baucher sans  avoir  convenu  d'aucun  salaire,  et,  au 
total,  ils  n'ont  pas.  comme  les  premiers,  fait  preuve 
de  mauvais  caractère  en  murmurant  contre  le  père 
de  famille.  Orat.,  xl,  20,  t.  xxxvi,  col.  385.  Cf.  Orat., 
xvi,  4,  t.  xxxv,  col.  937-940. 

D'ailleurs,  cette  rétribution  de  nos  œuvres  ne  doit 
pas  être  conçue  comme  un  acte  tout  extérieur  et 
mécanique.  Parlant  en  philosophe  d'un  philosophe, 
Grégoire  a  bien  dégagi  le  dynamisme  irfterne  dont  elle 
est  le  terme  normal.  «  La  première  de  toutes  les  bonnes 
actions  est  de  louer  le  bien.  Car  de  la  louange  procède 
le  zèle,  du  zèle  la  ve.tu  de  la  vertu  le  bonheur.  » 
Orat.,  xxv,  1,  t.  xxxv,  col.  1200.  Bonheur  qui  com- 
mence sans  nul  doute  en  cette  vie,  mais  qui  doit 
s'épanouir  dans  l'autre,  lorsque  la  lumière  divine 
éclairera  nos  âmes  «  à  la  mesure  de  leur  pureté  ». 
Orat.,  xl,  45,  t.  xxxvi,  col.  424.  Cf.  ibid.,  5-6,  col.  364- 
365.     ' 

Autant  du  reste  est  certaine  la  récompense  de  nos 
bonnes  œuvres,  autant  il  nous  appartient  de  n'en  pas 
faire  état.  Comme  Jean  Chrysostome,  voir  col.  635, 
et  avec  une  plus  grande  précision  philosophique, 
Grégoire  fait  consister  la  perfection  dans  le  désin- 
téressement. «  Il  est  plus  agréable  aux  chrétiens  de 
souffrir  pour  la  vraie  foi,  quand  bien  même  tout  le 
monde  devrait  l'ignorer,  qu'aux  autres  de  jouir  dans 
l'impiété.  Car  nous  avons  très  peu  souci  de  plaire  aux 
hommes  et  tous  nos  désirs  vont  à  obtenir  l'honneur  qui 
vient  de  Dieu.  Plus  encore,  ceux  du  moins  qui  sont 
vraiment  philosophes  et  amis  de  Dieu  aiment  l'union 
au  bien  pour  le  bien  lui-même,  et  non  pas  pour  les 
honneurs  qui  les  attendent  là-haut.  La  seconde  forme 
du  bien  est,  en  effet,  de  faire  quelque  chose  en  vue  de 
la  récompense,  comme  la  troisième  est  de  fuir  le  mal 
par  la  crainte  du  châtiment.  »  Orat.,iv,  60,  t.  xxxv, 
col.  581-584.  Ce  qui  n'empêche  évidemment  que  cette 
récompense  aussi  bien  que  ce  châtiment  ne  soient 
objectivement  fondés.  Le  détachement  personnel 
auquel  nous  devons  tendre  par  rapport  à  la  sanction 
de  nos  œuvres  en  implique  la  valeur  et  devient  lui- 
même  une  œuvre  de  plus  grand  prix. 

e)  Saint  Grégoire  de  Nysse.  —  Encore  plus  pénétré 
de  platonisme  que  saint  Grégoire  de  Nazianze,  l'évêque 
de  Nysse  ne  veut,  lui  aussi,  connaître  qu'  «  un  seul 
bien  »  :  savoir  «  la  perpétuelle  joie  dans  le  bien  qui 
naît  des  bonnes  œuvres  ».  Mais  cette  «  joie  »  s'épanouit 
dans  une  double  sphère.  «  Car  l'observation  des  com- 
mandements réjouit  dès  maintenant  par  le  moyen  de 
l'espérance  celui  qui  s'adonne  à  la  pratique  des 
œuvres  bonnes.  Ensuite,  en  lui  obtenant  la  jouissance 
des  biens  espérés,  elle  accorde  proprement  la  joie  à 
ceux  qui  en  sont  dignes,  lorsque  le  Seigneur  dit  à 
ceux  qui  ont  l'ail  le  bien  :  «  Venez,  les  bénis,  prendre 
possession  de  l'héritage  qui  vous  fut  destiné.  »  In 
Ecclesiasl.,  hom.  vin,  P.  G.,  t.  xliv,  col.  735.  Cette 


639 


MERITE,    DOCTRINE    PELAGIENNE 


640 


phraséologie  volontairement  abstraite  d'un  prédica- 
teur qui  veut  donner  un  vêtement  philosophique  aux 
réalités  de  sa  foi  signifie  que  le  jugement  divin  est  une 
économie  de  justice,  où  le  bien  fait  ici-bas  trouve  la 
complète  rémunération  qui  lui  est  due.  Aussi  Grégoire 
le  définit-il  ailleurs,  suivant  la  formule  usuelle,  comme 
l'acte  où  «  Dieu  rend  à  chacun  selon  son  mérite  », 
xpiaiç  sy.ia-ccjt  t6  xoct'  àEîav  véu,oucra.  //(  Ps.  VI, 
t.  xliv,  col.  612.  Cf.  De  pauperibus  amandis,  hom.  i, 
t.  xlvi,  col.  461. 

Au  total,  entre  la  théologie  grecque  et  la  théologie 
latine  au  ive  siècle,  on  peut  relever  certaines  diffé- 
rences de  ton.  Les  Grecs,  ici  comme  toujours  plus 
portés  vers  la  spéculation,  parlent  volontiers  un  lan- 
gage philosophique  et  l'absence  même  d'un  terme 
technique  qui  corresponde  exactement  à  celui  de 
«  mérite  »  ne  contribue  pas  peu  à  rendre  leur  pensée 
moins  arrêtée  dans  ses  formes  que  celle  des  Occiden- 
taux. Mais  aucun  d'entre  eux  n'a  perdu  de  vue  ces 
principes  constitutifs  du  christianisme,  qu'à  la  foi 
doivent  correspondre  les  œuvres  et  qu'à  ces  œu- 
vres est  réservée  une  juste  rél  ribution.  Prémisses 
morales  où  la  doctrine  du  mérile  humain  est  néces- 
sairement impliquée  et  d'où  plusieurs  l'ont  dégagée 
de  la  manière  la  plus  explicite. 

Rien,  en  tout  cas,  ne  permet  de  voir  chez  les  Orien- 
taux, ne  fût-ce  qu'à  titre  de  germe,  «  cette  séparation 
de  la  religion  et  de  la  moraiilé  »  que  leur  impute 
R.  Seeberg,  Dogmengeschichte  t.  h,  p.  322.  «  L'avan- 
tage du  christianisme  occidental,  écrit  de  son  côté 
A.  Harnack,  Dogmengeschichte  t.  in,  p.  52,  est  une 
conception  plus  vivante  de  Dieu,  une  forte  impression 
de  notre  responsabilité  devant  un  Dieu  qui  est  aussi 
le  juge,  une  conscience  de  Dieu  comme  puissance 
morale  qui  n'est  contrariée  ou  dissoute  par  aucune 
spéculation  sur  la  nature.  Mais  cet  avantage  est 
racheté  de  la  pire  façon  par  le  concept  juridique  de  la 
rétribution  et  la  doctrine  pseudo-morale  du  mérite.  » 
Cette  prétendue  opposition  entre  les  deux  parties  de 
l'Église  est  une  création  pure  et  simple  de  l'esprit 
polémique,  tout  autant  que  cette  appréciation  lour- 
dement péjorative  de  la  tradition  catholique  dont  elles 
attestent  à  la  fois  la  profondeur  et  la  continuité. 

Il  y  a  non  moins  de  passion  confessionnelle,  mais 
plus  de  vérité  historique,  à  reconnaître,  avec  H.  Schultz, 
loc.  cit.,  p.  20-21,  que  les  principes  du  «  catholi- 
cisme vulgaire  »  dominent  l'Orient  aussi  bien  que 
l'Occident  depuis  le  milieu  du  second  siècle.  Auprès 
de  cet  accord  fondamental,  de  quel  poids  peut  bien 
peser  la  constatation  de  quelques  différences  acces- 
soires? S'ils  ne  parlent  pas  la  même  langue,  Grecs  et 
Latins  professent  la  même  foi  en  ce  caractère  moral  du 
christianisme  dont  le  mérite  n'est,  en  somme,  qu'un 
aspect  et  l'on  a  vu  que  cette  ferme  revendication  ne 
va  déjà  plus,  chez  les  uns  comme  les  autres,  sans 
certaines  nuances  de  psychologie  propres  à  en  sauve- 
garder le  caractère  religieux. 

IV.  La  controverse  pélagienne.  —  Avec  le  péla- 
gianisme  apparaît  un  facteur  nouveau,  dont  l'in- 
fluence allait  se  faire  sentir  sur  toute  la  pensée  chré- 
tienne des  temps  postérieurs,  en  vue  d'établir  plus 
nettement  les  mérites  humains  sur  la  base  de  la  grâce 
divine  qui  passe  désormais  au  premier  plan. 

1°  Doctrine  pélagienne.  —  De  la  tournure  ratio- 
naliste que  le  pélagianisme  imprimait  à  toute  l'an- 
thropologie chrétienne  la  doctrine  du  mérite  ne  pou- 
vait manquer  de  ressentir  le  contre-coup. 

1.  Notion  du  mérite.  —  En  raison,  soit  de  sa  clarté 
propre,  soit  de  l'usage  depuis  longtemps  reçu,  il 
semble  que  le  concept  de  mérite  n'était  pas  suscep- 
tible, au  ve  siècle,  d'être  compris  de  deux  façons 
différentes.  Il  faut  pourtant  signaler  au  moins  un  cas 
.où  il  prenait,  dans  la  langue  pélagienne,  une  signi- 


fication singulièrement  élargie.  Après  avoir  parlé  de 
l'innocence  originelle,  innocentium  in  qua  juerat  [homo] 
conditus,  Julien  d'Éclane  ajoutait,  dans  un  texte  qu'a 
retenu  saint  Augustin,  qu'elle  peut  être  perdue  par 
notre  libre  défaillance  et  qu'aucune  conversion  ne 
saurait  la  rétablir.  Nam,  etsi  possibililas  revertendi 
ad  bonum  commissa  iniquitate  non  pereat,  lamen  certum 
est  MERITUM  innocicnti/e,  cum  qua  humanum  procedit 
exordium,  voluntalis  vitio  deperire.  Dans  S.  Augustin, 
Cont.  Julian.  opus  imper/.,  vr,  19,  P.  L.,  t.  xlv, 
col.  1542-1543.  L'observation  est  d'une  incontestable 
justesse.  Ce  qu'il  y  a  de  curieux,  c'est  que  l'auteur 
emploie  le  terme  «  mérite  »  pour  désigner  cet  état 
primitif  et  à  jamais  irremplaçable  que  nous  ne  nous 
sommes  pas  donné. 

Il  n'y  a  pas  la  moindre  raison  de  soupçonner  ici 
une  équivoque.  Car  les  pélagiens  n'avaient  aucune 
intention  de  dissimuler  la  confiance  qu'ils  faisaient 
à  la  volonté  humaine  et  à  la  valeur  de  ses  œuvres . 
Quand  donc  Julien  parle,  comme  ici,  de  meritum 
innocenlise  à  propos  d'une  qualitas  cum  qua  faclus  est 
homo,  il  faut  en  conclure  que,  pour  lui  du  moins,  ce 
concept  pouvait  parfois  correspondre  à  l'idée  générale 
d'un  bien  précieux,  quelle  que  pût  en  être  l'origine. 
D'ordinaire,  au  demeurant,  ce  mot  garde  chez  lui 
son  acception  courante  et  désigne  la  valeur  morale 
qui  résulte  de  nos  actes  libres.  C'est  ainsi  qu'il  écrit  : 
Nos  dicimus  peccato  hominis  non  naturœ  statum  mutari 
sed  meriti  qualilatem,  et  cette  parole  vient  justement 
dans  un  contexte  où  il  évoque,  avec  l'Apôtre,  II  Cor., 
v,  10,  le  compte  que  nous  devrons  rendre  de  nos 
actes  au  jugement  divin.  Ibid.,  i,  96,  col.  1112. 
Pelage  écrivait  dans  le  même  sens,  Epist.  ad  Demetr., 
17,  P.  L.,  t.  xxxm,  col.  1110  :  Dispares  sunt  in  regno 
cœlorum  per  singulorum  mérita  mansiones. 

Ainsi  donc,  sur  la  notion  du  mérite,  catholiques  et 
pélagiens  étaient  en  plein  accord. 

2.  Source  du  mérite.  —  Ce  qui  est  caractéristique  du 
pélagianisme,  c'est  qu'il  rapportait  ce  mérite  aux  seules 
forces  de  l'homme,  à  l'exclusion  de  la  grâce.  Pela- 
giani  dicunt  ab  homine  incipere  meritum  per  liberum 
arbitri-um,  cui  Deus  subsequens  gratiœ  rétribuât  adju- 
menlum.  S.  Augustin,  Contra  duas  epist.  pelag., 
IV,  xi,  30,  t.  xliv,  col.  633. 

Tout  le  monde,  en  effet,  convient  que  Pelage  insis- 
tait avant  tout  sur  la  liberté.  Voir  J.  Tixeront,  Hist. 
des  dogmes,  t.  n,  p.  438-440,  et  F.  Loofs,  art.  Pela- 
gius,  dans  Protest.  Realencyclopàdie,  t.  xv,  p.  751-752. 
Et  ceci  répondait  évidemment  chez  lui  à  un  besoin 
d'action  :  Quoties  mihi  de  institutione  morum  et  sanctse 
vitœ  conversatione  dicendum  est,  soleo  primo  humanw 
naturœ  vim  qualitalemque  monstrare  et  quid  efficere 
possil  oslendere,  mais  aussi  à  une  conception  spécu- 
lative :  In  hac  utriusque  partis  liberlale  rationabilis 
animée  decus  positum  est.  Hinc,  inquam,  totus  natura" 
noslrœ  honor  consista,  hinc  dignitas.  Et  de  cette 
«  dignité  »  ontologique  il  ajoute  aussitôt  que  découle 
ce  mérite  de  nos  bonnes  œuvres  qu'il  tient  par-dessus 
■tout  à  souligner  :  Hinc  denique  optimi  quique  laudem 
merentur,  hinc  prœmium.  Epist.  ad  Demetr.,  2-3, 
t;  xxxm,  col.  1100. 

Il  n'y  aurait  dans  cette  revendication  qu'un  lieu 
commun  du  christianisme  le  plus  élémentaire,  si  elle 
ne  se  produisait  au  détriment  de  la  grâce.  Non  pas  que 
Pelage  écartât  absolument  ce  terme;  mais  il  est  unani- 
mement reconnu  que  la  grâce  ne  signifiait  pour  lui 
que  les  dons  naturels  de  Dieu  ou  les  secours  extérieurs 
qui  nous  viennent  des  exemples  du  Christ  dans  l'Évan- 
gile, tout  au  plus  une  aide  supplémentaire  ad  facilius 
operandum.  Voir  Tixeront,  op.  cit.,  p.  444-445.  Cf. 
F.  Loofs,  art.  Pelagius,  p.  756  :  «  Cette  grâce  sans 
laquelle  rien  de  bon  ne  se  fait,  cette  communication 
intérieure  d'une  force  surnaturelle,  cette  participa- 


641 


MÉRITE,    DOCTRINE    PÉLAGIENNE 


642 


tion  au  divin  bonum  esse,  en  réalité  Pelage  ne  la  con- 
naît pas.  »  Aussi,  même  après  avoir  affirmé  ce  qu'il 
appelle  la  grâce,  Qnit-il,  en  dernière  analyse,  par 
proclamer  sans  restrictions  que  tout  le  bien  que  nous 
pouvons  faire  a  sa  source  en  nous  :  In  voluntate  et 
opère  bono  laus  hominis  est...  Quod  possumus  omne 
bonum  facere,  dicere,  cogiture,  illius  est  qui  hoc  posse 
donavit,  qui  hoc  posse  adjurai;  quod  vero  bene  vel  agimus 
vcl  loquimur,  vel  cogitamus,  nostrum  est.  Dans  S.  Augus- 
tin, De  gratia  Christi,  I,  iv,  5,  t.  xliv,  col.  352.  Cf. 
Ibid.,  II,  xih,  14,  col.  391  :  Bonum  et  malum  quo  lauda- 
biles  vel  viluperabiles  sumus  non  nobiscum  oritur  sed 
agitur  a  nobis.  Voir  encore  Epist.  ad  Demetr.,  10,  P.  L., 
t.  xxxm,  col.  1107  :  Haie  in  tua  potestate  sunt  et  vere 
propria. 

Car,  suivant  le  mot  célèbre  de  Julien,  la  liberté  nous 
émancipe  à  l'égard  de  Dieu  :  Libertas  arbitra  qua  a 
Deo  emancipalus  homo  est.  Dans  S.  Augustin,  Contra 
Julian.  opus  imper/.,  i,  78,  t.  xlv,  col.  1102.  Formule, 
reconnaît  A.  Harnack,  Dogmengeschichte,  t.  m,  p.  198, 
qui  est,  «  au  fond,  une  protestation  contre  toute  grâce  ». 
Or,  «  elle  est  proprement  la  clé  de  tout  son  système. 
L'homme  créé  libre  est  indépendant  de  Dieu  sur  toute 
la  ligne.  Il  n'a  plus  à  compter  avec  Dieu,  mais  seule- 
ment avec  lui-même.  »  Voir  également  Tixeront, 
op.  cit.,  p.  438,  et  ici  même  l'art.  Augustin,  t.  i, 
col.  2381-2382.  Non  esse  liberum  arbilrium,  disait 
crûment  Célestius,  si  Dei  indigeal  auxilio.  Dans 
S.  Augustin,  De  gestis  Pelagii,  xvm,  42,  t.  xliv, 
col.  345. 

3.  Rôle  du  mérite.  —  Tels  étant  les  moyens  de 
l'homme,  cette  conception  retentit  sur  l'économie 
entière  de  la  vie  et  de  la  Providence  surnaturelles. 
a)  Acquisition  de  la  grâce.  - —  Et  d'abord  il  dépend 
de  nous  de  mériter  les  secours  divins  dont  nous 
pouvons  avoir  besoin.  La  grâce  n'est  plus  un  don 
gratuit,  mais  la  réponse  de  Dieu  au  mérite  de  nos 
œuvres.  Gratiam  qua  justificamur  non  gratis  sed 
secundum  mérita  nostra  dari  dicant,  témoigne  saint 
Augustin,  Contra  duas  epist.  pelag.,  III,  vm,  24, 
t.  xliv,  col.  606.  Cf.  De  dono  persev.,  n,  4,  t.  xlv, 
col.  996;  Epist.,  ccxiv,  3,  t.  xxxm,  col.  969;  Epist., 
exav,  6,  col.  876. 

Il  n'y  a  pas  de  doute  sur  l'application  de  ce  principe 
à  l'acquisition  de  la  grâce  dans  le  déroulement  de  la 
vie  chrétienne.  Ostendit  [beatus  Jacobus],  écrivait 
Pelage  à  propos  de  Jac,  iv,  7,  quomodo  resistere  debea- 
mus  diabolo...  ejus  [Dei]  faciendo  voluntatem  ut  divi- 
nam  etiam  mereamur  gratiam.  Epist.  ad  Demetr., 
25,  t.  xxxjii,  col.  1117.  Saint  Augustin  n'a  pas  eu 
tort  de  relever  ce  passage  et  d'y  lire  :  Apertissime  dicit 
gratiam  secundum  mérita  nostra  dari.  De  gratia  Christi, 
I,  xxn,  23,  t.  xliv,  col.  371.  Et  encore  Cont.  duas  epist. 
pelag.,  II,  vm,  17,  ibid.,  col.  583  :  Volunt  prœcedere  in 
homine  ut  adjutorio  gratise  dignus  habeatur  et  merito 
ejus  non  tanquam  indebila  tribualur  sed  débita  gratia 
retribualur.  Cf.  Contra  Jul.,  IV,  m,  15,  ibid.,  col.  744. 
Supposer  le  contraire  serait,  au  dire  de  Célestius, 
prêter  à  Dieu  une  injustice  :  Dei  gratiam  secundum 
mérita  nostra  dari,  quia,  si  peccaloribus  illam  det, 
videlur  esse  iniquus.  Dans  S.  Augustin,  De  gestis 
pelag.,  xiv,  30,  t.  xliv,  col.  337. 

La  logique  du  système  obligeait  à  placer  également 
l'initiative  de  l'homme  au  début  même  de  la  vie  chré- 
tienne, c'est-à-dire  à  la  base  de  la  foi,  que  chacun  peut 
et  doit  mériter  par  le  bon  usage  de  son  libre  arbitre. 
Aux  infidèles  Pelage  reconnaît  liberum  arbilrium  per 
quod  ad  fidem  venire  possent  et  Dei  gratiam  promereri. 
Ceux  qui  n'usent  pas  de  cette  faculté  en  sont  respon- 
sables devant  Dieu;  ceux-là,  au  contraire,  qui  en 
usent  bien  auront  leur  récompense  :  Hi  vero  remune- 
randi  sunt  qui  bene  libero  utenles  arbitrio  merenlur 
Domini  gratiam.  Paroles  rapportées  par  saint  Augustin, 

DICT.   DE    THÉOL.    CATH. 


De  gratia  Christi.  I,  xxxi,  34,  t.  xi.iv,  col.  376-377, 
et  d'où  celui-ci  déduit  à  juste  titre  :  Manijestum  est 
eum  dicere  gratiam  secundum  mérita  dari,  quamlibet 
eam  vel  qualemlibct  significel.  quam  lumen  aperte  non 
exprimit.  Nom,  cum  eos  remunerandos  dicit  qui  bene 
uluntur  libero  urbitrio  et  ideo  rnereri  Domini  gratiam, 
debitum  eis  reddi  jatelur.  Cf.  De  graliu  et  libero  arbi- 
trio, v,  10-11,  t.  xliv,  col.  887-888. 

A  ces  allégations  de  saint  Augustin  on  a  voulu 
opposer,  F.  Loofs,  art.  Pelagius,  p.  753-755,  et  Dog- 
mengeschichte, p.  421,  le  commentaire  de  Pelage  sur  les 
épîtres  de  saint  Paul,  qui  s'est  conservé  sous  le  nom  de 
saint  Jérôme.  L'auteur,  en  effet,  y  affirme  maintes  fois, 
avec  l'apôtre,  la  gratuité  de  notre  justification  :  Sine 
ullu  operum  aclione  per  baptismum  [justifleati],  quod 
omnibus  non  merenlibus  grutis  peccutu  donavit.  In 
Rom.,  m,  24,  P.  L.,  t.  xxx  (édition  de  1865),  col.  686. 
Les  «  œuvres  »  s'entendent  ici  au  sens  précis  de  ces 
gruliœ  opéra  dont  il  est  question  aussitôt  après, 
col.  687,  et  pour  lesquelles  la  foi  est  tout  d'abord  néces- 
saire :  Ad  hoc  fides  primu  ud  justiliam  reputatur  ut  de 
preeterito  absolvatuf,  et  de  prœsenti  justificelur,  et  ad 
futura  fidei  operu  prœpuretur.  In  Rom.,  iv,  6,  ibid., 
col.  688.  Cf.  In  Eph.,  h,  8,  col.  865  :  Non  meritis  prioris 
vilse  sed  sola  fide  [salvati],  sed  tamen  non  sine  fide.  Il  ne 
s'agit  donc  pas,  pour  Pelage,  de  sainteté  ni  de  «  méri- 
tes »  proprement  dits  avant  le  baptême.  En  ce  sens, 
et  en  ce  sens  seulement,  la  grâce  initiale  de  la  vie  chré- 
tienne est  gratuite.  Mais  il  reste  qu'elle  est  du  moins 
subordonnée  à  la  «  foi  ».  Or  on  a  vu  que  celle-ci  dépend 
du  bon  usage  de  la  liberté,  donc  aussi  indirectement 
la  grâce  qui  en  découle.  Possunt  quidem  dicere,  argu- 
mentait à  bon  droit  saint  Augustin,  remissionem  pec- 
calorum  esse  gratiam  quse  nullis  prœcedentibus  meritis 
datur...  Sed  nec  ipsa  remissio  peccalorum  sine  aliquo 
merito  est  si  fides  hanc  impetrat.  Epist.,  cxciv,  c.  m, 
9,  t.  xxxm,  col.  877.  L'évèque  d'Hippone  n'a,  par 
conséquent,  pas  fait  tort  à  son  adversaire  en  lui 
reprochant  de  suspendre  toute  la  vie  spirituelle  à  la 
valeur  de  l'effort  humain. 

b)  Prédestination.  —  En  conséquence,  il  ne  pouvait 
être  question  d'une  véritable  prédestination  chez  les 
pélagiens,  mais  seulement  d'une  prescience.  Prœscie- 
bal  ergo  Deus,  ait  Pelagianus,  qui  fuluri  essent  sancti 
et  immaculali  per  libérée  voluntalis  arbilrium,  et  ideo 
eos  anle  mundi  constitutionem  in  ipsa  sua  prœscientin 
qua  laies  futuros  esse  prœscivit  elegit.  Elegit  ergo, 
inquit,  antequum  essenf,  prœdestinans  fîlios  quos  futuros 
sanctos  immaculatosque  prœscivit.  S.  Augustin,  De 
prœdest.  sanctorum,  xvm,  36,  t.  xliv,  col.  987. 

Cette  même  prescience  des  mérites  humains  com- 
mande, tout  autant  que  la  gloire,  la  distribution  des 
charismes  les  plus  exceptionnels.  Unumquemque 
hominem  omnes  virtutes  posse  habere  et  gratias,  ensei- 
gnait Célestius,  S.  Augustin,  De  gestis  Pelagii,  xiv, 
32,  t.  xliv,  col.  339.  Et  Pelage  en  tout  cas,  ibid., 
déclarait  devant  le  synode  de  Diospolis  :  Dicimus 
donare  Deum  ci  qui  fuerit  dignus  accipere  omnes  gratias 
sicul  Paulo  apostolo  donuvit.  A  son  dire,  l'Apôtre 
aurait  mérité  la  grâce  même  de  l'apostolat  :  Per  fidèle 
primum  servitium  meruit  apostolalum.  In  Rom.,  i, 
1,  t.  xxx,  col.  669. 

Il  n'est  pas  jusqu'au  Christ  à  qui  les  pélagiens 
n'aient  accordé  l'honneur  de  mériter  le  privilège  de 
l'union  hypostatique.  Secundum  vos  enim,  témoigne 
saint  Augustin,  Cont.  Julian.  opus  imper).,  iv,  84, 
t.  xlv,  col.  1386,  non  a  Verbo  Dei  homo  susceptus 
est  ut  ex  virgine  nasceretur;  sed,  nalus  ex  virgine, 
suœ  postea  volunlatis  virtute  profecit  et  fecit  ut  a  Verbo 
Dei  susciperetur,  non  talem  ac  tardant  voluntatem 
Ma  susceplione  habens,  sed  ad  illam  susceptionem 
lali  et  tanta  voluntate  perveniens.  Nec  Verbum 
1   caro  factum  est  in    utero   virginis,  sed  postea   merito 

X.  —  21 


643 


MÉRITE,   SAINT    AUGUSTIN    :   CONDITIONS    DU    MÉRITE 


644 


ipsius  hominis  et  ejus  humanœ  voluntariœque  virtutis. 

Ce  nestorianisme  radical  prouve  combien  Pelage 
voulait  que  du  mérite  créé  tous  les  dons  divins  fussent 
dépendants. 

4.  Valeur  du  mérite.- — Parce  quîils  accordaient  à  la 
liberté  une  sorte  de  toute-puissance,  les  pélagiens 
pouvaient  se  montrer  exigeants  à  son  endroit. 

.C'est  ainsi  qu'ils  estimaient  que  l'homme  peut  et 
doit  atteindre  par  lui-même  à  l'exemption  de  toute 
faute.  En  disant  :  Fitios  Dei  non  posse  vocari  nisi 
omni  modo  absque  peccato  fuerint  effecti,  Célestius 
laissait  entendre  clairement  que  cet  idéal  n'a  rien 
d'impossible.  Si  pourtant  il  nous  arrive  de  tomber  dans 
le  péché,  nous  pouvons,  continuait-il,  en  mériter  le 
pardon  par  la'pénitence  :  Quoniam  peenitentibus  venia 
non  datur  secundum  graliam  et  misericordiam  Dei,  sed 
secundum  mérita  et  laborem  eorum  qui  per  pœnilentiam 
digni  fuerint  misericordia.  Rapporté  dans  S.  Augustin, 
De  geslis  Pelagii,  xvm,  42,  t.  xliv,  col.  345.  Il  est  vrai 
que  Pelage,  ibid.,  43,  ne  suivait  pas  son  disciple  sur 
ce  point. 

Tout  au  moins  rien  ne  s'opposait  à  ce  que  tous  les 
pélagiens  pussent  admettre  sans  la  moindre  restric- 
tion la  pleine  valeur  du  mérite  des  fidèles  :  Dicunt 
pelagiani  hanc  esse  solam  non  secundum  mérita  gratiam 
qua  homini  peccala  dimiltuntur,  illam  vero  quœ  datur 
in  fine,  id  est  seternam  vitam,  meritis  prœcedentibus 
reddi.  S.  Augustin,  De  gratia  et  libero  arbitrio,  vi,  15, 
ibid.,  col.  890. 

Aussi  étaient-ils  d'accord  avec  les  catholiques  pour 
parler  de  retributio  et  de  prœmium  à  propos  de  la  vie 
éternelle.  Epist.  ad  Demetr.,  11-12,  P.  L.,  t.  xxxm, 
col.  1107.  Naturellement  la  pratique  de  la  virginité  et 
les  autres  ceuvresde  simpleconseil  sont  la  source  d'un 
majus  prœmium,  ibid.,  9,  col.  1105,  et  la  gloire 
comporte  des  degrés  suivant  les  mérites  de  chacun. 
Ibid.,  17,  col.  1110.  Cependant  il  est  curieux 
d'observer  que  le  même  texte  de  saint  Paul,  Rom., 
vi,  23,  qui  avait  déjà  frappé  Origène,  voir  plus  haut 
col.  627,  et  qui  allait  frapper  encore  saint  Augustin, 
voir  plus  bas,  col.  650,  amenait  Pelage  à  dire  que  la 
vie  éternelle  n'est  pas  proprement  un  salaire,  mais  une 
grâce  :  Non  enim  nostro  labore  qusesita  est,  sed  Dei 
munere  condonata.  In  Rom.,  \i,  P.  L.,  t.  xxx, 
col.  700. 

La  considération  intéressée  de  cette  récompense 
tenait  même  une  grande  place  dans  la  direction  de 
Pelage,  si  l'on  en  juge  par  cette  conclusion  de  son 
épître  :  Omne  opus  levé  fleri  solet  cum  ejus  pretium  cogi- 
latur  et  spes  prœmii  solalium  est  laboris...  Considéra, 
quœso,  magnitudinem  prœmii  tui...  Epist.  ad  Demetr., 
28,  col.  1119.  Sauf  les  excès  de  Célestius,  cette  impor- 
tance attribuée  aux  œuvres  humaines  n'aurait, 
d'ailleurs,  rien  que  de  normal,  si  elle  n'offrait  à  sa 
base  une  grave  lacune.  On  parle  beaucoup  de  »  mora- 
lisme »,  chez  les  historiens  protestants,  pour  caracté- 
riser et  flétrir  tout  à  la  fois  la  doctrine  pélagienne.  Voir 
Loofs,  art.  Pelagius,  p.  758,  et  Harnack,  Dogmen- 
geschichte,  t.  m,  p.  168.  En  réalité,  l'Église  avait  tou- 
jours eu  le  sentiment  très  vif  des  exigences  morales  que 
comporte  la  profession  du  christianisme  :  ce  qui  est 
propre  à  l'hérésie,  c'est  de  méconnaître  la  nécessité 
préalable  de  la  grâce  et  de  ne  compter  que  sur 
l'homme  seul  pour  en  obtenir  la  réalisation. 

2°  Doctrine  de  saint  Augustin.  —  Malgré  sa  tendance 
à  présenter  le  pélagianisme  comme  «  le  développement 
logique  du  rationalisme  chrétien  »,  Dogmengeschichle, 
t.  m,  p.  170,  A.  Harnack,  est  bien  obligé  de  recon- 
naître que  le  système  constituait  «  une  nouveauté  », 
en  ce  sens  qu'  «  il  laissait  tomber,  en  fait,  l'élément 
mystique  de  la  rédemption  que  l'Église  avait  toujours 
maintenu  en  même  temps  que  la  doctrine  de  la  liberté  ». 
Ibid.,  p.  201.  Contre  cette  incontestable  et  si  grave 


«  nouveauté  »  il  n'est  pas  étonnant  que  l'Église  ait 
réagi.  Il  fut  donné  à  saint  Augustin  d'être,  à  cet  égard, 
son  principal  porte-parole, 

Sans  être  aux  premières  lignes  de  la  controverse,  la 
doctrine  du  mérite  y  tenait  par  trop  de  liens  pour  ne 
pas  gagner  d'importantes  précisions  à  l'effort  déployé 
par  l'évêque  d'Hippone  pour  mettre  in  tulo  les  vérités 
capitales  du  surnaturel  chrétien  et  en  ébaucher  la 
systématisation. 

1.  Conditions  du  mérite.  —  En  présence  d'un  sys- 
tème où  le  libre  arbitre  tenait  la  première  place,  à  tel 
point  que  l'homme  y  devenait  indépendant  de  Dieu, 
saint  Augustin  s'attache  avant  tout  à  montrer  le 
rôle  primordial  et  nécessaire  de  la  grâce.  Ce  n'est  pas 
ici  le  lieu  d'exposer  sa  doctrine  générale  sur  ce  dogme. 
Voir  J.  Tixeront,  Hisl.  des  dogmes,  t.  n,  p.  482-491,  et, 
dans  ce  dictionnaire,  l'art.  Augustin,  t.  i,  col.  2383- 
2392.  Il  suffit  de  noter  les  points  par  où  elle  se  relie  à  la 
question  spéciale  du  mérite,  comme  condition  préala- 
ble et  absolument  requise  à  la  valeur  éventuelle  de 
tout  acte  humain. 

a)  Nécessité  de  la  grâce.  —  Même  avant  la  chute,  la 
grâce  eût  été  nécessaire  à  l'homme  pour  mériter. 
Tout  en  reconnaissant  que  la  gloire  lui  fût  alors  reve- 
nue per  meritum,  alors  qu'il  ne  l'obtient  plus  aujour- 
d'hui que  per  gratiam,  Augustin  précise  aussitôt  : 
Quamvis  sine  gratia  nec  tune  ullum  meritum  esse  potuis- 
set.  Enchir.,  106,  P.  L.,  t.  xl,  col.  282.  Entre  les  deux 
états  de  l'humanité,  il  y  a  donc  une  différence;  mais, 
même  dans  l'état  de  justice  originelle,  la  créature  eût 
été  soumise  à  cette  loi  fondamentale  qui  fait  dépendre 
tous  ses  mérites  de  Dieu. 

A  plus  forte  raison  cette  dépendance  s'accuse-t-elle 
aujourd'hui,  alors  que  notre  libre  arbitre  est  devenu 
l'esclave  du  péché.  Voir  Tixeront,  t.  n,  p.  478-480. 
On  ne  peut  donc  jamais  parler  de  mérite  humain  sans 
sous-entendre  la  grâce  de  Dieu  qui  le  précède  et  le 
produit.  Ne  forte  dicas  :  Promerui  et  ideo  accepi.  Non 
putes  te  promerendo  accepisse  qui  non  promerereris 
nisi  accepisses.  Gratia  prœcessil  meritum  tuum;  non 
gratia  ex  merito,  sed  meritum  ex  gratia...  Omnia  mérita 
prœcedis,  [Deus],  ut  dona  tua  consequantur  mérita  mea. 
Serm.,  clxix,  3,  t.  xxxvm,  col.  916-917. 

Cette  nécessité  de  la  grâce  n'est  d'ailleurs  pas  seule- 
ment accidentelle,  mais  essentielle  et  donc  perma- 
nente :  Plane  cum  data  fuerit  gratia,  incipiunt  esse 
etiam  mérita  noslra  bona,  per  illam  tamen.  Nam  si  se 
illa  subtraxerit,  cadit  homo,  non  erectus  sed  prœcipitatus 
libero  arbitrio.  D'où  il  suit  que  c'est  à  Dieu  qu'il  faut 
rapporter  tout  ce  qui  fait  la  valeur  de  nos  œuvres  : 
Quapropter,  nec  quando  cœperit  homo  habere  mérita, 
débet  sibi  tribuere  illa  sed  Deo.  De  gratia  et  lib.  arb., 
vi,  13,  t.  xliv,  col.  889.  Cf.  De  prœd.  sanct.,  v,  10,  ibid., 
col.  968  :  Nihil  huic  sensui  tam  contrarium  est  quam  de 
suis  meritis  sic  quemquam  gloriari  lanquam  ipse  sibi 
ea  fecerit,  non  gratia  Dei. 

b)  Gratuité  de  la  grâce.  — ■  Il  ne  suffisait  pas  de  cette 
affirmation  générale.  Car  les  pélagiens  accordaient, 
dans  un  certain  sens,  la  nécessité  de  la  grâce  divine, 
mais  en  ajoutant  que  nous  pouvons  et  devons  l'obte- 
nir par  nos  libres  efforts. 

Rien  ne  heurte  davantage  le  sens  religieux  d'Augus- 
tin que  cette  prétention.  Il  estime  que,  si  Pelage  ne 
l'eût  désavouée  devant  le  synode  de  Diospolis,  il 
n'aurait  pas  évité  l'anathème  :  De  gratia  et  lib.  arb., 
v,  10,  t.  xliv,  col.  887-888.  Pour  lui,  en  effet,  c'est  un 
axiome  que  la  grâce  cesse  d'être  la  grâce  si  elle  n'est 
absolument  gratuite  :  Débita  gratia...  jam  nec  gratia, 
quia  nisi  gratuita  non  est  gratia.  De  gratia  Christi,  I, 
xxxi,  34,  t.  xliv,  col.  377.  Per  veram  gratiam,  dit-il, 
ailleurs,  Epist.,  clxxxvi,  12,  t.  xxxm,  col  820,  hoc  est 
gratuitam.  Cf.  Enarr.  in  Ps.  cm,  serm.  m,  9,  t.  xxxvii, 
col.  1364  :  S;  gratia  dicitur,  gratis  datur.  Voir  là-dessus 


645 


MÉRITE,   SAINT    AUGUSTIN    :    CONDITIONS    DU    MÉRITÉ 


646 


J.  Tixeront,  Hist.  des  dogmes,  t.  h,  p.  489-495,  et, 
ici  même,  l'art.  Justification,  t.  vin,  col.  2096. 

Et  ce  principe  vaut  évidemment  tout  d'abord 
pour  la  grâce  initiale  de  la  rédemption.  Neque  enim 
mérita  noslra  prœcesserant  pro  quibus  Filius  Dei  more- 
relur;  sed  magis,  quia  nulla  erant  mérita,  magna  eral 
misericordia.  Enarr.  in  Ps.  lxxxv,  2,  t.  xxxvn, 
col.  1082.  Cf.  Enarr.  in  Ps.  lxv,  4,  t.  xxxvi,  col.  788. 
Avec  l'Apôtre,  saint  Augustin  oppose  ce  dogme  à  la 
suffisance  des  Juifs  qui  attendent  le  salut  de  leurs 
œuvres  propres.  Enarr.  in  Ps.  xlix,  31,  ibid.,  col.  585. 
Mais  non  moins  gratuites  sont  et  doivent  être  toutes 
les  grâces  individuelles  dont  l'œuvre  du  Christ  est  la 
source.  A  propos  de  Rom.,  vn,  22-25,  où  l'Apôtre  en 
appelle  à  la  «  grâce  de  Dieu  »  pour  résister  à  la  loi  des 
membres  qui  se  révoltent  contre  la  loi  de  Dieu,  saint 
Augustin  de  commenter  :  Quare  gratia?  quia  gratis 
datur.  Quare  gratis  datur'l  quia  mérita  tua  non  prœces- 
serunt,  sed  bénéficia  Dei  te  preevenerunt.  Enarr.  Il  in 
Ps.  xxx,  serm.  i,  6,  t.  xxxvi,  col.  234.  Cf.  Contraduas 
episl.,  pelag.,  II,  vn,  15,  t.  xliv,  col.  582. 

De  cette  thèse  capitale  l'évêque  d'Hippone  s'est 
souvent  appliqué  à  fournir  la  preuve.  Il  la  demande 
aux  textes  de  l'Ancien  et  du  Nouveau  Testament, 
tels  que  Ps.  lxxix,  8;  lxxxiv,  5-7;  Joa.,  vi,  66,  qui 
rapportent  à  Dieu  la  conversion  du  cœur  et  le  com- 
mencement même  de  la  bonne  volonté,  mais  plus 
encore  au  témoignage  de  saint  Paul.  Voir,  dans  ce 
genre,  De  gratia  et  libero  arbitrio,  v,  10-vi,  15,  t.  xliv, 
col.  887-891,  où  se  lit  cette  conclusion  générale,  vi, 
13,  col.  889  :  His  et  talibus  testimoniis  diuinis  probatur 
gratiam  Dei  non  secundum  mérita  noslra  dari,  quando- 
quidem  non  solum  nullis  bonis  verum  etiam  multis 
merilis  malis  prœcedentibus  videmus  datam  et  quotidie 
dari  videmus.  Cf.  Enchir.,  30-32,  t.  xl,  col.  246-248. 

A  cette  affirmation  les  pélagiens  objectaient  la  foi, 
la  prière  et  autres  bonnes  œuvres,  qui  sont  demandées 
au  pécheur  pour  se  convertir.  Mais  Augustin  de  répli- 
quer en  montrant  que  tout  cela  est  encore  en  nous 
un  fruit  de  la  grâce.  Voir  cette  démonstration  ex 
professo,  dans  Epist.,  cxciv,  6-19,  t.  xxxm,  col.  876- 
881,  où  l'on  peut  lire,  au  sujet  de  la  foi,  9,  col.  877  : 
Ipsam  fidem  non  humano...  Iribuamus  arbitrio  nec 
ullis  prœcedentibus  meritis,  quoniam  inde  incipiunt 
bona  quœcumque  sunt  mérita,  sed  gratuitum  donumDei 
esse  fateamur;  puis,  à  propos  de  la  prière,  16,  col.  879  : 
Ipsa  oratio  inter  gratise  munera  reperitur.  D'où  saint 
Augustin  peut  à  bon  droit  conclure,  au  terme  de  ces 
analyses  :  Quod  est  ergo  meritum  hominis  ante  gratiam, 
cum  omne  bonum  meritum  nostrum  non  in  nobis  faciat 
nisi  gratia?  Ibid.,  19,  col.  880.  Cf.  Epist.,  ccxiv,  4, 
ibid.,  col.  970.  Sur  la  question  spéciale  de  la  foi,  voir 
de  même  De  gratia  Christi,  I,  xxxi,  34,  t.  xliv,  col.  377: 
Illud  unde  incipit  omne  quod  merito  accipere  dicimur 
sine  merito  accipimus,  id  est  ipsam  fidem. 

De  toutes  façons,  le  mérite  de  l'homme  se  ramène  à 
un  don  de  Dieu.  Cf.  Epist.,  clxxxvi,  10,  t.  xxxm, 
col.  820  :  Ipsum  hominis  meritum  donum  est  gratuitum, 
nec  a  Pâtre  luminum,  a  quo  descendit  omne  dalum  opti- 
mum, boni  aliquid  accipere  quisquam  meretur  nisi 
accipiendo  quod  non  meretur. 

c)  Conséquence  :  Prédestination  «  ante  prsevisa  mérita  ». 
—  Du  moment  qu'il  faut  rapporter  à  Dieu  l'initiative 
de  tout  ce  qu'il  y  a  de  bon  en  nous,  notre  salut  éternel 
ne  relève  pas  de  la  simple  prescience,  mais  d'une 
véritable    prédestination. 

Étant  également  compris  dans  la  massa  damnala, 
tous  les  hommes  n'avaient  de  droit  qu'à  la  mort 
éternelle  :  Prelium  quod  nobis  debebatur  supplicium 
est.  Enarr.  in  Ps.  lxx,  serm.  n,  1,  t.  xxxvi,  col.  891. 
Cf.  Epist.,  cxav,  5  et  14,  t.  xxxm,  col.  875,  876,  879. 
D'où  il  suit  que  tout  élément  de  distinction  entre  eux 
relève  de  la  pure  grâce  divine,  et  non  pas  de  leurs 


mérites  qui  n'existent  pas  :  Vocalio  non  meritorum 
noslrorum  sed  benevolenliie  et  misericordiœ  Dei  est. 
Enarr.  in  Ps.  v,  17,  t.  xxxvi,  col.  89.  Cf.  Enarr.  in 
Ps.  lxv,  5,  ibid.,  col.  788;  De  corr.  et  gratia,  vn,  12, 
t.  xliv,  col.  923  :  Discernuntur  non  meritis  suis,  sed 
per  gratiam  mediatoris,  hoc  est  in  sanguine  secundi 
Adam  justificati  gratis.  Voir  encore  De  prœd.  sanct., 
v,  10,  ibid.,  col.  968;  Epist.,  clxxxvi,  12,  t.  xxxni, 
col.  820;  Epist.,  cxc,  9-12,  ibid.,  col.  859-861. 

Un  des  arguments  favoris  de  saint  Augustin  était, 
à  cet  égard,  le  cas  des  enfants  morts  en  bas  âge,  dont 
quelques-uns  ont  reçu  le  baptême,  tandis  que  les 
autres  n'ont  pas  eu  cette  faveur.  Les  pélagiens  invo- 
quaient ici  la  prévision  des  mérites  qu'ils  auraient 
acquis  s'ils  avaient  survécu.  Contre  cette  hypothèse 
déraisonnable  l'évêque  d'Hippone  a  beau  jeu  de 
conclure  à  la  gratuité  absolue  de  la  prédestination. 
Voir  Epist.,  cxciv,  33,  t.  xxxm,  col.  886;  De  Genesi  ad 
litteram,  X,  xvi,  28,  t.  xxxiv,  col.  420;  De  dono  per- 
sever.,  xn,  31,  t.  xlv,  col.  1011  ;  Cont.  Julian.  opus 
imperf.,  n,  101,  ibid.,  col.  1181-1182. 

D'autres  fois,  il  invoque  aussi  l'exemple  du  Christ, 
sans  insister  d'ailleurs  sur  l'étrange  pré-nestorianisme 
auquel  aboutissait  la  logique  des  pélagiens.  Nullis 
enim  operum  meritis  prœcedentibus  in  lanlam  celsitudi- 
nem  subvecta  est  humana  natura  ut  totum  simul  Verbum 
et  caro,  hoc  est  Deus  et  homo,  unigenitus  Filius  Dei  dice- 
retur.  Enarr.  in  Ps.  cvm,  23,]  t.  xxxvn,  col.  1442. 
Cf.  Enchir.,  xxxvi,  11,  t.  xl,  col.  250.  Une  fois  au 
moins,  les  deux  cas  sont  rapprochés  dans  l'armature 
d'un  même  raisonnement  :  Ubi  venitur  ad  parvulos  et 
ad  ipsum  mediatorem  Dei  et  hominum...,  omnis  déficit 
pi  œcedentium  gratiam  Dei  humanorum  assertio  merito- 
rum, quia  nec  Mi  ullis  bonis  priecedentibus  meritis 
discernuntur  a  cœteris  ut  perlineant  ad  liberatorem 
hominum,  nec  Me  ullis  humanis  prœcedentibus  meritis, 
cum  et  ipse  sit  homo,  liberator  factus  est  hominum, 
De  prœd.  sanct.,  xn,  23,  t.  xliv,  col.  977. 

Jamais  encore  un  effort  aussi  méthodique  n'avait  été 
fait  pour  subordonner  à  la  grâce  de  Dieu  tout  ce  que 
les  œuvres  humaines  peuvent  avoir  de  valeur. 

2.  Réalité  du  mérite.  ' —  «  Cette  revendication  de  la 
grâce  n'empêche  pas  saint  Augustin  de  regarder  la 
réalisation  effective  du  salut,  sauf  pour  les  cas  excep- 
tionnels, comme  une  rétribution,  conforme  aux  lois 
de  la  justice,  des  mérites  que  la  grâce  met  le  croyant  à 
même  d'obtenir.  Loin  d'être  d'accord  avec  les  réfor- 
mateurs, il  ne  considère  pas  la  vie  éternelle  comme  un 
don  gratuit  de  la  grâce...  D'après  lui,  la  grâce  rend 
l'homme  juste...  et  lui  donne  la  force  de  s'acquérir  par 
ses  mérites  un  droit  strict  à  la  récompense  éternelle.  » 
H.  Schultz,  loc.  cit.,  p.  39-40.  Un  des  traits  qui  accusent 
l'esprit  catholique  d'Augustin,  d'après  A.  Harnack, 
Dogmengeschichte,  t.  m,  p.  86,  est  qu'  «  il  a  retenu  la 
doctrine  du  mérite  courante  dans  l'Église  depuis 
Tertullien  et  Cyprien  ».  Plus  lourdement,  dans  la  suite, 
ibid.,  p.  231,  l'auteur  et,  après  lui,  F.  Loofs,  Dogmen- 
geschichte, p.  412,  cf.  p.  393  et  434,  écrivent  que  l'évê- 
que d'Hippone  payait  par  là  son  tribut  au  «  catholi- 
cisme vulgaire  ».  C'est  assez  dire  combien  nette  est 
sa  position. 

a)  Principe  du  mérite.  —  De  fait,  saint  Augustin 
affirme  à  maintes  reprises  la  loi  élémentaire  de  justice 
en  vertu  de  laquelle  chacun  doit  être  jugé  selon  ses 
œuvres.  Voir,  par  exemple,  De  spir.  et  lill.,  xxxm, 
59,  t.  xliv,  col.  239;  De  gratia  et  lib.  arb.,  vin,  19  et 
xxm,  45,  ibid,,  col.  892  et  910-912.  A  quoi  il  ajoute 
seulement,  contre  les  pélagiens,  que  chacun  rendra 
compte  de  ses  œuvres  effectives,  non  de  celles  qu'il 
aurait  pu  faire  s'il  avait  vécu  plus  longtemps.  Epist., 
ccxvn,  16,  t.  xxxm,  col.  984.  Voir  Jugement,  t.  vm, 
col.   1798. 

II  s'ensuit  que  la  vie  éternelle  a  le  caractère  d'une 


047 


MÉRITE,    SAINT    AUGUSTIN    :    NATURE    DU    MÉRITE 


U48 


«  récompense  »  :  Ecce  retribuit  mercedem  his  bonis 
operibus.  Serm.,  cccxxxm,  5,  t.  xxxviii,  col.  1466. 
Augustin  n'hésite  même  pas  à  parler  de  »  dette  »  : 
Reddet  ergo  jùslus  judex.  Non  enim  opère  insperto 
potest  negare  mercedem.  lbid.,  2,  col.  1464.  Voir 
de  même  Serm.,  ccxcvn,  5,  col.  1361.  Ce  qui,  bien 
entendu,  ne  doit  pas  s'entendre  d'une  acte  de  justice 
cofnmutative  :  Quid  dedimus  Deo  quando  totum  quod 
sumus  et  quod  habemus  boni  ab  illo  habemus?  Nihil 
ergo  ei  dedimus.  Il  s'agit  d'une  obligation  basée  sur 
la  promesse  de  Dieu.  Debitor  enim  factus  est,  non 
aliquid  a  nobis  accipiendo,  scd  quod  ei  placuit  pro- 
millendo.  Sous  le  bénéfice  de  cet  engagement  divin, 
nous  sommes,  ensuite  autorisés  à  en  «  exiger  »  la 
réalisation.  Illo  ergo  modo  possumus  exigere  Dominum 
nostrum  ut  dicamus  :  Redde  quod  promisisli  quia 
fecimus  quod  jussisti.  Serm.,  clviii,  2,  ibid.,  col.  863. 

A  la  base  de  cette  dette,  il  faut  donc  reconnaître 
un  droit  de  notre  part,  que  l'évèque  d'Hippone 
désigne  couramment  sous  le  nom  de  «  mérite  ». 
Cum  hinc  exieris,  recipieris  pro  meritis  et  resurges 
ad  recipienda  quœ  gessisti.  Serm.,  clxx,  10,  ibid., 
col.  932.  Le  titre  créé  par  nos  œuvres  est  aussi  réel 
en  vue  de  la  récompense  qu'en  vue -du  châtiment; 
car  les  hommes  ressusciteront  ad  recipienda  pro 
bonis  meritis  prsemia,  pro  malis  luenda  supplicia. 
De  prœd.  sanct.,  xn,  24,  t.  xliv,  col.  977.  Voir  de 
même  Enchir.,  cix,  29,  t.  xl,  col.  283.  C'est  pourquoi 
il  faut  reconnaître  pro  meritis  prœmiorum  etiam 
gradus  honorum  atque  gloriarum.  De  civ.  Dei,  XXII, 
xxx,  2,  t.  xli,  col.  802. 

Le  sens  indéniable  de  ces  déclarations  doit  servir 
à  interpréter  celles  qui  sembleraient  indiquer,  entre 
nos  actes  et  leur  sanction,  un  rapport  tout  extrin- 
sèque, celle-ci  par  exemple  :  ...Ut  post  bona  mérita 
consequatur  coronam  qui  post  mérita  mala  consecutus 
est  gratiam.  De  gratia  et  lib.  arb.,  vi,  14,  t.  xliv, 
col.  890.  Non  seulement  nos  mérites  précèdent,  en 
fait,  la  récompense;  mais  on  a  vu  qu'ils  en  sont,  en 
droit,  la  raison  et  la  mesure. 

Aussi  saint  Augustin  avait-il  énergiquement  réclamé 
le  libre  arbitre,  contre  les  manichéens,  comme  facteur 
de  nos  destinées.  De  actis  cum  Felice,  n,  37,  t.  xlii, 
col.  537-539.  Pendant  la  controverse  pélagienne, 
il  est  amené  à  insister  d'autant  plus  sur  ce  point  que 
sa  doctrine  de  la  Providence  surnaturelle  pouvait 
donner  à  quelques  esprits  superficiels  une  impression 
contraire.  C'est  pourquoi  il  ne  veut  pas  affirmer  la 
grâce  sans  ajouter  aussitôt  que  le  mérite  en  est  le 
fruit.  Et  parvulis  subvenit  quorum  nulla  mérita  dici 
possunt,  et  majores  preevenit  ut  habere  aliqua  mérita 
possint.  Epist.,  cxc,  12,  t.  xxxm,  col.  861.  Cf.  Epist., 
cxciv,  6,  ibid.,  col.  876  :  Nullane  igitur  sunt  mérita 
juslorum?  Sunt  plane,  quia  justi  sunt.  Sed  ut  justi 
fièrent  mérita  non  fuerunt. 

Cette  conclusion  n'est  pas  arbitraire  ;  elle  est  le 
seul  moyen  de  sauvegarder  la  justice  du  jugement 
divin  :...  Non  quia  nullum  est  merilum,  vel  bonum 
piorum,  vel  malum  impiorum.  Alioquin  quomodo 
judicabit  Dominus  mundum?  Epist.,  ccxiv,  4,  ibid., 
col.  970.  Le  mérite  n'est  pas  moins  nécessaire  du 
côté  de  l'homme,  pour  assurer  sa  pleine  béatitude  : 
Quid  eam  [animam]  faciet  beatam  nisi  meritum  suum 
et  prsemium  Domini  sui?  Scd  et  meritum  ejus  gratia 
est  illius  cujus  pra'mium  erit  beatiludo  ejus.  De  Trin., 
XIV,  xv,  21,  t.  xlii,  col.  1051-1052. 

Le  moins  qu'on  puisse  dire,  c'est  que  l'affirma- 
tion de  la  grâce  a  toujours,  chez  Augustin,  celle  du 
mérite  comme  complément. 

b)  Application.  —  A  la  lumière  de  cette  escha- 
tologie, toute  la  vie  présente  s'éclaire  d'un  jour 
moral. 

Saint  Augustin  est  d'accord  avec  ses  adversaires 


pour  dire  que  c'est  ici-bas  le  temps  de  mériter,  si 
l'on  veut  parvenir  à  la  récompense  :  Hic  enim  mérita 
comparari,  ibi  autem  pnemia  reddi  fatemini.  Conl. 
Julian.  opus  imperj.,  h,  101,  t.  xlv,  col.  1182.  Cf. 
De  perf.  justitise,  vm,  17,  t.  xliv,  col.  299.  Inégaux 
sont,  à  cet  égard,  les  mérites  suivant  les  intentions. 
Epist.,  xciii,  6,  t.  xxxm,  col.  324. 

De  toute  évidence,  il  faut  d'autant  plus  avoir  soin 
de  multiplier  les  mérites  qu'il  s'agit  pour  nous  de 
réparer  le  déficit  de  nos  fautes.  Le  grand  objet  de 
nos  efforts  doit  être  de  rétablir  à  notre  profit  la 
balance  de  nos  comptes  spirituels.  Venturi  sumus 
in  conspecium  ejus  :  loquantur  ibi  pro  nobis  opéra 
noslra  et  ita  loquantur  ut  superent  ofjensiones  noslras. 
Quod  enim  amplius  juerit  hoc  oblinebit,  vel  ad  pcenam 
si  peccala  meruerint,  vel  ad  requiem  si  opéra  bona. 
Serm.,  cclix,  4,  t.   xxxvni,  col.    1199. 

Parmi  ces  «  bonnes  œuvres  »,  une  place  de  choix 
revient  à  l'aumône,  dont  il  est  précisément  traité 
dans  ce  sermon  :  Quotidianis  vulneribus...  est  medicina 
in  bonis  operibus  misericordise .  Ibid.,  3,  col.  1198. 
Mais  il  faut  y  faire  entrer  tout  autant  l'obéissance 
normale  à  la  loi  divine  et,  en  cas  de  péché,  la  péni- 
tence :  le  chrétien  est  invité  à  pourvoir  à  son  salut 
per  mérita  obedienlise  et  per  salisjaclionem  pœniten- 
tise.  Serm.,  cccli,  7,  t.  xxxix,  col.  1543.  On  sait  que 
la  prière  suffit  pour  les  minima  et  quoiidiana  peccala, 
mais  que,  pour  les  fautes  graves,  il  faut  recourir  aux 
salutaires  rigueurs  de  l'exomologèse  ecclésiastique. 
Voir  Augustin,  t.  i,  col.  2426-2430.  La  foi  elle-même 
constitue  déjà  un  mérite,  en  tant  que  libre  adhésion 
au  message  divin  :  Neque  enim  nullum  est  meritum 
fidei.  Epist.,  cxciv,  9,  t.  xxxm,  col.  877.  Cf.  Retract., 
I,  xxiii,  3-4,  t.  xxxn,  col.  622;  Expos,  quarumdam 
prop.  ex  epist.  ad  Rom.,  62,  t.  xxxv,  col.  2080. 

Néanmoins  l'évèque  d'Hipppone  ne  perd  jamais  de 
vue  la  considération  de  notre  fondamentale  misère. 
De  notre  chef,  nous  ne  méritons  vraiment  que  les 
supplices  éternels  :  Si  quœris  quod  merueris,  attende 
peccala  tua...  Si  peccatorum  meritum  quœris,  quid 
occurrit  nisi  supplicium?  Obliviscere  ergo  mérita 
tua,  ne  tibi  faciant  in  corde  lerrorem.  Serm.,  cclix,  3, 
t.  xxxvm,  col.  1198-1199.  Cf.  Ann.  in  Job,  xxxvn, 
t.  xxxiv,  col.  870-871;  Enarr.  II  in  Ps.  XXXI, 
7-9,  t.  xxxvi,  col.  262-264.  Au  contraire,  le  fait  que 
tous  nos  mérites  dépendent  de  la  grâce  nous  oblige 
à  en  rapporter  toute  la  gloire  à  Dieu  :  Meritis  suis 
nihil  Iribuent  [justi],  non  tribuent  totum  nisi  mise- 
ricordise tuse.  Enarr.  in  Ps.  cxxxix,  18,  t.  xxxvn, 
col.  1814.  C'est  un  des  thèmes  sur  lesquels  saint  Au- 
gustin se  plaît  à  revenir  au  cours  de  ses  œuvres  paré- 
nétiques  ou  autres.  Voir  Enarr.  in  Ps.  xux,  30, 
t.  xxxvi.  col.  584;  Enarr.  in  Ps.  CXLII,  5-6,  12, 
t.  xxxvn,  col.  1848  et  1855;  Qusest.  in  Heplateu- 
chum,  ii,  153,  t.  xxxiv,  col.  648;  Cont.  duas  epist. 
pelag.,  IV,  vi,  15,  t.  xliv,  col.  619-620. 

Ainsi  le  mérite  ne  doit  pas  nous  faire  oublier  la 
grâce,  ni  la  grâce  le  mérite.  Les  deux  sentiments 
s'unissent  dans  la  conscience  chrétienne,  tout  comme 
les  deux  actions  de  Dieu  et  de  l'homme  s'unissent 
dans  la  réalité. 

3.  Nature  du  mérite.  —  Qu'il  suffise  aux  exigences  . 
de  la  foi  d'affirmer  ainsi  côte  à  côte  la  grâce  et  la 
liberté,  comme  à  la  direction  élémentaire  de  la  vie 
spirituelle  de  rabattre  en  conséquence  les  préten- 
tions de  l'orgueil  humain,  c'est  l'évidence  même. 
Aussi  bien  la  plupart  des  Pères  jusqu'ici  n'ont-ils 
pas  éprouvé  le  besoin  d'aller  au  delà.  Mais  un  esprit 
aussi  curieux  que  celui  d'Augustin  ne  pouvait  man- 
quer d'apercevoir  le  problème  spéculatif  que  posent 
ces  deux  affirmations  complémentaires.  Aussi  bien, 
non  content  de  les  juxtaposer  à  maintes  reprises 
comme  ses  prédécesseurs,  de  les  opposer  aux  erreurs 


649 


MÉRITE,    SAINT     \UGUSTIN    :    ESSENCE    DU    MÉRITE 


650 


de  l'hérésie  ou  de  les  proposer  à  la  méditation  des 
âmes  fidèles,  a-t-il  entrepris,  à  l'occasion,  de  les 
synthétiser.  Témoin  par  excellence  de  la  foi  catho- 
lique, il  en  devient  ainsi  le  théologien.  Non  qu'il 
ait  abordé  nulle  part  l'analyse  méthodique  du  mérite 
mais  de  ses  vues  éparses  une  doctrine  se  dégage  qui 
représente  un  elïort  des  plus  intéressants  —  le  premier 
dans  l'histoire  et,  à  bien  des  égards,  peut-être  le  plus 
heureux  —  pour  réaliser  en  toute  sa  profondeur  la 
complexité  de  cette  notion  et  l'encadrer  dans  un 
système   cohérent   de   l'ordre   surnaturel. 

a)  Principe  :  Collaboration  de  Dieu  et  de  l'homme.  — ■ 
Saint  Augustin  est  tellement  préoccupé  d'affirmer 
la  part  de  Dieu  dans  nos  bonnes  œuvres  qu'il  ne 
semble  plus,  au  premier  abord,  y  rester  de  place  pour 
la  nôtre  :  Nemo  habet  de  suo  nisi  mendacium  et  pccca- 
tum.  Si  qnid  autan  homo  habet  verilatis  alque  justitiœ, 
ab  illo  fonte  est  quem  sitire  debemus  in  hac  eremo.  In 
Johan.,  tr.  v,  1,  t.  xxxv,  col.  1414.  Jusque  dans  les 
sermons  adressés  du  haut  de  la  chaire  au  commun  des 
chrétiens,  l'homme  est  parfois  réduit,  en  apparence, 
à  un  rôle  purement  passif.  Agis  si  agaris,  et  bene 
agis  si  a  bono  agaris.  Serm.,  cxxvm,  9,  t.  xxxviii, 
col.  718. 

Mais  on  voit  ailleurs  que  la  grâce  est  une  cause 
première,  qui,  loin  de  le  supprimer,  appelle  et  suscite 
notre  concours.  Sans  nul  doute  les  justes  ont  le  devoir 
de  tout  rapporter  à  Dieu  du  bien  qu'ils  peuvent 
faire  :  Non  suam  jusliliam  justi  volunl  constiluere... 
magnificando  scilicel  et  jactando  opéra  sua  tamquam 
ipsi  faciant,  cum  Deus  sit  qui  operalur  in  eis  qui 
bona  operantur.  Ils  n'en  ont  pas  moins  l'obligation 
et  le  moyen  d'accomplir  les  commandements  de 
Dieu...  Mandata  ejus  exquirant,  ut  ab  eis  illo  adju- 
vante compleanlur.  Entre  Dieu  et  l'homme  il  y  a 
donc  coopération.  Quando  enim  cum  Spiritu  Dei 
opérante  spiritus  hominis  cooperatur,  tune  quod  Deus 
jussit  implelur.  Le  rôle  de  la  justification  n'est  pas 
seulement  négatif  :  elle  s'épanouit  en  une  création 
d'énergie  spirituelle  en  nous.  [Gratia  Dei]  non  solum 
operatur  remissionem  peccatorum,  sed  etiam  coope- 
rantem  sibi  facil  hominis  spiritum  in  opère  bonorum 
factorum.  Aussi  le  dernier  mot  de  la  vie  chrétienne 
est-il  celui-ci  :  Credere  in  Deum,  credendo  adhœrere 
ad  bene  cooperandum  bona  operanti  Deo.  Enarr.  in  Ps. 
LXXVU,  8,  t.    xxxvi,  col.  988. 

Dans  cette  coopération,  il  est  d'ailleurs  bien  évi- 
dent que  le  rôle  principal  revient  à  Dieu.  C'est  ce 
qu'un  autre  texte  de  semblable  inspiration  met  encore 
mieux  en  relief.  Nemo  quasi  tribuat  Deo  quia  est  et 
sibi  tribuat  quia  justus  est...  Totum  illi  da,  in  toto 
ipsum  lauda...  Quid  ergo?  nos  non  bene  operamur? 
Immo  operamur.  Sed  quomodo?  Ipso  in  nobis  opé- 
rante, quia  per  fidem  locum  damus  in  corde  nostro 
ei  qui  in  nobis  et  per  nos  bona  operatur.  Enarr.  in 
Ps.    CXLIV,    10,   t.    xxvii,   col.    1875-1876. 

Pour  secondaire  qu'elle  soit,  la  part  de  l'homme 
n'en  est  pas  moins  réelle,  et  c'est  là  le  principe  qui 
fonde  notre  mérite  en  même  temps  qu'il  permet  d'en 
préciser  exactement  la  notion. 

b)  Application  :  Essence  du  mérite  humain.  — 
Du  moment  que  la  cause  seconde  possède  une  activité 
propre,  distincte  sinon  indépendante  de  Dieu,  il  y 
a  une  place  logique,  dans  le  système  chrétien,  pour 
l'appel  à  notre  effort  moral  et  pour  la  valeur  des 
œuvres  qui  en  résultent.  C'est  pourquoi  Augustin 
peut  sans  contradiction,  non  seulement  prêcher  les 
devoirs  de  la  vie  commune  et  les  pratiques  de  la  vie 
parfaite,  mais  reconnaître  que  nos  bonnes  actions 
constituent  en  notre  faveur  un  véritable  titre  à  la 
récompense.  11  faut  aux  historiens  protestants  les 
préjugés  incurables  de  la  Réforme  pour  s'étonner  qu'il 
emploie  couramment  le  terme  de   «  mérite   ■  et,  à 


propos   de  la  vie  éternelle,   ceux   de    merces  et    de 
pnvmium  qui  lui  sont  corrélatifs. 

Cependant,  puisque  tous  nos  mérites  sont  le  fruit 
de  la  grâce  et  d'une  grâce  absolument  gratuite,  il 
reste  qu'il  faut,  en  dernière  analyse,  les  considérer 
eux-mêmes  comme  des  dons  divins.  Quisquis  libi 
enumerat  vera  mérita  sua  quid  tibi  cnumerat  nisi 
mimera  tua?  Conf.,  IX,  xm,  34,  t.  xxxu,  col.  778. 
Voir  encore  De  Trin.,  XIII,  x,  14,  t.  xlii,  col.  1024  : 
Ea  quœ  dicuntur  mérita  nostra  dona  sunt  ejus.  C'est 
qu'ils  restent,  en  réalité,  des  produits  de  la  grâce 
qui  se  développe  sur  elle-même  et  aboutit  à  son 
terme  :  Non  graliam  Dei  aliquid  meriti  preecedil 
humani;  sed  ipsa  gratia  meretur  augeri,  ut  aucla 
merealur  perflei.  Epist.,  clxxxvi,  10,  t.  xxxm,  col. 
819. 

Le  même  principe  vaut  pour  la  récompense  qu'ils 
nous  obtiennent;  en  les  couronnant,  Dieu  ne  fait 
que  couronner  ses  propres  dons.  Si  ergo  Dei  dona 
sunt  bona  mérita  tua,  non  Deus  coronat  mérita  tua 
tamquam  mérita  tua,  sed  lanquam  dona  sua.  De  gratia 
et  lib.  arb.,  vi,  15,  t.  xliv,  col.  891.  Il  n'est  pas, 
d'après  A.  Harnack,  Dogmengeschichle,  t.  m,  p.  86, 
de  formule  plus  caractéristique  de  la  pensée  augus- 
tinienne.  De  fait,  l'évêque  d'Hippone  ne  se  lasse  pas 
de  la  reproduire  sous  des  formes  à  la  fois  identiques 
et  variées.  Voir  Enarr.  in  Ps.  lxx,  serm.  n,  5, 
t.  xxxvi,  col.  895;  Enarr.  in  Ps.  xevin,  8,  t.  xxxvn, 
col.  1264;  Epist.,  cxciv,  19,  t.  xxxm,  col.  880; 
Serm.,   clxx,   10,  t.   xxxviii,  col.   932. 

Il  est  particulièrement  curieux  de  voir  Augustin 
demander  à  saint  Paul,  dans  une  touchante  proso- 
popée,  la  permission  de  lui  appliquer  cette  règle  : 
Quocirca,  o  béate  Paule,  magne  gratise  prœdicator, 
dicam,  nec  timeam...  :  redditur  quidem  meritis  tuis 
coron'a  sua,  sed  Dei  sunt  mérita  tua.  De  gestis  Pelagii, 
xiv,  35,  t.  xliv,  col.  341.  Cf.  Serm.,  cccxxxm,  5, 
t.  xxxvm,  col.  1466  :  Da  veniam,  Apostole,  propria 
tua  non  novi  nisi  mala...  Cum  ergo  Deus  coronat  mérita 
tua,  nihil  coronat  nisi  dona  sua.  Voir  encore,  dans  le 
même    sens,   Serm.,  ccxcvn,  5-6,   col.   1361-1362. 

Or,  si  l'on  prend  garde  à  la  signification  théolo- 
gique de  cette  formule,  on  verra  que,  dans  ces  divers 
développements,  elle  a  partout  une  portée  double. 
Autant  elle  interdit  à  l'homme  de  s'imputer  la  récom- 
pense de  ses  œuvres,  autant  elle  l'autorise  à  l'escomp- 
ter. Si  elle  limite  la  valeur  du  mérite  humain,  la  grâce 
de  Dieu  en  est  aussi  le  ferme  fondement. 

En  conséquence,  la  vie  éternelle  a  tout  à  la  fois, 
pour  les  justes,  le  caractère  d'une  dette  et  d'une 
grâce;  mais  c'est,  en  définitive,  ce  dernier  qui  domine. 
L'évêque  d'Hppone  s'en  explique  en  toute  précision 
à  propos  du  texte  où  saint  Paul  ,  Rom.,  vi,  23,  pré- 
sente la  mort  comme  le  stipendium  peccali  et  la  vie 
éternelle  comme  une  gratia  Dei.  Sur  quoi  Augustin 
d'observer  qu'on  s'attendait  à  ce  que  l'Apôtre,  par 
symétrie  autant  que  par  logique,  parlât  aussi  de 
stipendium  pour  la  vie  éternelle.  Car  elle  l'est  en. 
réalité  :  Quia,  sicut  merito  peccati  tanquam  stipen- 
dium redditur  mors,  ita  merito  juslitise  lanquam 
stipendium  vila  eeterna.  S'il  a  évité  cette  expression, 
c'est  pour  ne  pas  donner  prise  à  l'orgueil  humain. 
Car  cette  vera  justilia  cui  debetur  vila  œterna  ne  nous 
vient  pas  de  nous,  mais  de  la  grâce,  conclut-il, 
Quapropter,  o  homo,  si  acceplurus  es  vitam  œternam, 
justitise  quidem  stipendium  est,  sed  tibi  gratia  est 
cui  gratia  est  et  ipsa  justifia.  Epist.,  cxciv,  20-21, 
t.  xxxm,  col.  881. 

Mais  cette  justilia  n'est  qu'une  autre  forme  du 
mérite,  à  propos  duquel  est  instituée  toute  cette 
discussion.  Aussi  saint  Augustin  écrivait-il  quelques 
lignes  auparavant  :  Unde  et  ipsa  vila  œterna,  quœ 
utique   in   fine  et  sine   fine   habebitur  et   ideo   meritis 


651 


MERITE,   CONTROVERSE    SEM  I-P  EL  AGIENNE 


652 


prœcedentibus  redditur,  tamen  quia  eadem  mérita 
quibus  redditur  non  a  nobis  parala  sunl  per  nostram 
sufpcientiam  sed  in  nobis  facla  per  gratiam,  eliam  ipsa 
gratia  nuncupatur  non  ob  aliud  nisi  quia  gratis  dalur; 
nec  ideo  quia  non  meritis  dalur,  sed  quia  data  sunt 
et  ipsa  mérita  quibus  dalur.  Ibid.,  19,  col.  880-881. 

Augustin  tient  suffisamment  à  cette  théologie 
et  à  cette  exégèse  pour  y  revenir  ailleurs  en  termes 
analogues.  Ainsi,  par  exemple,  dans  le  De  gratia  et 
libero  arbilrio,  vi,  19-ix,  21,  où  se  lit,  dans  un  sembla- 
ble schéma,  cette  précision  de  la  valeur  inhérente  au 
mérite  :  Si  vita  bona  nostra  nihil  aliud  est  quam  Dei 
gratia,  sine  dubio  et  vita  seterna,  quœ  bonœ  vitse 
redditur,  Dei  gratia  est.  Et  ipsa  enim  gratis  datur,  quia 
gratis  data  est  illa  cui  datur.  Sed  illa  cui  datur  tantum- 
modo  gratia  est  ;  hœc  autem  quœ  illi  datur,  quoniam 
prsemium  ejus  est  ,  .gratia  est  pro  gratia,  tanquam 
merces  pro  justitia,  ut  verum  sit,  quoniam  verum 
est,  quia  reddet  unicuique  Deus  secundum  opéra  ejus. 
Ibid..,  vni,  20,  t.  xliv,  col.  893. 

Dans  la  grâce  elle-même,  il  y  a  donc  deux  degrés  : 
la  grâce  pure  et  simple,  tantummodo  gratia,  et  la  grâce 
de  rétribution,  gratia  pro  gratia,  ou,  en  d'autres 
termes,  merces  pro  justitia,  qui  implique  un  titre  de 
notre  part,  savoir  les  bonnes  œuvres  accomplies  au 
moyen  de  la  première.  Voir  encore  Enarr.  in  Ps. 
xxxi,  term.  n,  7,  t.  xxxvi,  col.  262,  263;  Enchir., 
107  t.  xl,  col.  282. 

Ainsi  la  grâce  n'empêche  pas  le  mérite,  qui  lui 
doit  toute  sa  valeur,  et  l'on  peut,  sans  compromettre 
la  souveraine  initiative  de  Dieu,  reconnaître  à 
l'homme  pour  ses  œuvres  un  droit  à  la  céleste  récom- 
pense, parce  que  c'est,  en  somme,  de  Dieu  qu'il  le 
tient.  Origène  avait  posé  ce  problème  à  propos  des 
mêmes  textes  et  presque  dans  les  mêmes  termes,  mais 
sans  parvenir  à  le  résoudre.  Voir  col.  628.  Une  théo- 
logie plus  affinée  du  surnaturel  en  fournit  à  saint 
Augustin  la  solution,  qui  marque  dans  l'analyse 
théorique  du  mérite  le  plus  important  progrès  que 
cette  doctrine  ait  encore  enregistré.  Sur  ce  point 
comme  sur  tant  d'autres,  la  scolastique  ne  devait 
faire,  plus  tard,  que  monnayer  à  l'usage  de  tous  le 
riche  capital  augustinien. 

V.  Après  saint  Augustin.  - —  Depuis  le  ve  siècle, 
l'influence  très  inégale  de  la  controverse  pélagienne 
et  de  la  théologie  de  saint  Augustin  trace  une  ligne 
de  démarcation  de  plus  en  plus  nette  entre  l'Orient 
et  l'Occident. 

1°  Théologie  latine.  —  «  Il  serait  superflu,  écrit 
H.  Schultz,  loc.  cit.,  p.  41,  de  poursuivre  le  développe- 
ment théologique  [au  sujet  du  mérite]  chez  les  écri- 
vains occidentaux  postérieurs  à  saint  Augustin.  Car 
ils  sont  tous,  en  gros  et  en  détail,  dominés  par  ses 
conceptions.  »  Dans  ce  triomphe  général  de  la  doc- 
trine augustinienne,  la  controverse  semi-pélagienne 
elle-même  prend  à  peine  la  portée  d'un  incident. 

1.  Foi  commune  de  l'Église.  —  Moralistes  plutôt 
que  théologiens,  principalement  préoccupés  d'ailleurs 
par  les  controverses  christologiques,  les  premiers 
successeurs  de  saint  Augustin  ne  font  guère  que 
refléter  les  données  communes  de  la  foi  catholique 
sur  le  mérite. 

a)  Saint  Pierre  Chrysologue  présente  le  ciel  comme 
la  récompense  de  la  vertu,  prœmium  virlutis,  et  il 
invite  ses  auditeurs  à  s'acquérir  des  mérites  en  consé- 
quence :  Quo  possitis  in  collectis  manipulis  meritorum 
ad  fructum  centesimum  pervenire.  Serm.,  cxix,  P.  L., 
t.  lu,  col.  526.  Cf.  Serm.,  clxx,  col.  646.  Mais  il 
les  invite  aussi  à  imiter  l'humilité  du  saint  roi  David  : 
Quia  non  confidebat  de  meritis,  ad  auxilium  miseri- 
cordiœ  convolavit.  Serm.,  xlv,  col.  326.  C'est  que  tous 
nos  mérites  dépendent  de  la  grâce  de  Dieu  :  Nos 
prseler  tuam  gratiam  nihil  habemus,  per  quam  stamus... 


et  sine  qua  jacemus,  deficimus  et  perimus.  Serm., 
xcvn,  col.  473. 

b)  De  même,  saint  Léon  le  Grand  exhorte  les  chré- 
tiens ad  pietatis  opéra.  Serm.,  ix,  2,  /-".  /..,  t.  liv, 
col.  162.  Pour  lui,  ces  «  œuvres  »  se  résument  dans  la 
trinité  liturgique  :  prière,  jeûne,  aumône.  Serm., 
xn,  4,  col.  175.  L'aumône  est  l'objet  d'une  insistance 
toute  particulière  :  Multis  divinarum  Scriplururum 
testimoniis  edocemur  quantum  eleemosynarum  meritum 
et  quanta  sit  virtus.  Serm.,  vi,  col.  157.  Cf.  Serm.,  xvn, 
2,  col.  181  :  Concupisce  juslum  misericordiœ  lucrum 
et  œterni  quseslus  sectare  commercium.  Il  faut  d'ailleurs 
moins  regarder,  pour  en  apprécier  le  mérite,  à  la 
somme  donnée  qu'à  la  bonne  volonté  du  donateur  : 
De  quibuslibel  substantiis,  quorum  ulique  non  una 
mensura  est,  potest  esse  par  meritum.  Serm.,  xi,  2, 
col.  168.  Cf.  Serm.,  xx,  3,  col.  190. 

Ces  divers  mérites  seront  reconnus  par  Dieu  in 
œterna  retributione.  Serm.,  vn,  col.  159.  En  consé- 
quence, le  royaume  céleste  a  le  caractère  d'un 
prœmium.  Serm.,  xm,  col.  172.  Nos  moindres  bonnes 
œuvres,  nos  intentions  elles-mêmes,  y  trouveront 
leur  récompense  :  Dominus  noster  lam  pius  operum 
nostrorum  arbiler,  lam  benignus  est  œstimalor  ut 
etiam  pro  calice  aquœ  frigidœ  sit  prœmium  redditurus. 
Et  quia  justus  inspecter  est  animarum,  non  impendium 
solum  operis  sed  etiam  afjectum  est  remuneraturus 
operantis.  Serm.,  xiv,  2,  col.  174. 

Mais,  comme  nous  sommes  malgré  tout  des  pécheurs, 
il  faut  ajouter  que  la  récompense  sera  de  beaucoup 
au-dessus  de  nos  mérites  :  Exaltabitur  super  judicium 
misericordia  et  omnem  retributionem  justitiœ  trans- 
cendent dona  clemenliœ.  Serm.,  xi,  1,  col.  167.  Il  va 
sans  dire  que  nos  mérites  tels  quels  sont  entièrement 
subordonnés  à  la  grâce  :  grâce  lointaine  de  la  rédemp- 
tion, qui  nous  fut  accordée  par  pure  miséricorde, 
quando  nemo  poterat  de  suis  meritis  gloriari,  Serm., 
xxxm,  1,  col.  241;  cf.  Serm.,  xxix,  3,  col.  303;  Serm., 
Lxvn,  3,  col.  370;  mais  aussi  grâce  immédiate, 
quœ  unicuique  principium  justitiœ  et  bonorum  fons 
alque  origo  meritorum  est.  Epist.,  i,  3,  col.  595.  De 
toutes  façons,  il  faut  rapporter  à  Dieu  nos  œuvres 
bonnes,  sous  peine  d'en  perdre  le  mérite  :  Nam 
omni  se  merilo  laude  dispoliat  qui  de  studiis  induslriœ 
suœ  in  se  magis  quam  in  Domino  gloriatur.  Serm., 
lxix,  3,  col.  419.  Cf.  Serm.,  lv,  5,  col.  325. 

L'intérêt  de  ces  témoignages  est  de  montrer  une 
fois  de  plus  comment  l'Église  a  toujours  uni  sans 
peine,  sur  le  terrain  de  la  vie  pratique,  les  deux 
concepts  de  grâce  et  de  mérite.  D'autres  allaient 
reprendre  les  problèmes  spéculatifs  qui  résultent 
nécessairement  de  leur  union. 

2.  Controverse  semi-pélagienne.  —  Sur  la  portée 
des  principes  opposés  par  saint  Augustin  au  péla- 
gianisme  une  controverse  complexe  ne  tarda  pas  à 
s'engager,  dont  il  nous  suffira  de  retenir  ici  les  points 
qui  intéressent  proprement  la  doctrine  du  mérite 
et  les  actes  du  magistère  ecclésiastique  dont  elle 
fut  l'occasion. 

a)  Première  phase.  —  De  son  vivant  même,  l'évêque 
d'Hippone  put  faire  l'expérience  des  réactions  oppo- 
sées que  suscitait  dans  les  esprits  son  système  de  la 
grâce.  Les  uns  en  déduisaient  que  la  grâce  supprime 
la  liberté  et,  par  voie  de  conséquence,  le  mérite 
de  nos  œuvres.  Cette  double  erreur  s'était  répandue 
parmi  les  moines  d'Adrumète  :...  Eo  quod  quidam  in 
nobis  sic  gratiam  prœdicent  ut  negenl  hominis  esse 
liberum  arbitrium  et  quod  est  gravius  —  on  remarquera 
ce  comparatif  —  dicant  quod  in  die  judicii  non  sit 
redditurus  Deus  unicuique  secundum  opéra  ejus. 
S.  Augustin,  Epist.,  ccxiv,  1,  P.  L.,  t.  xxxm,  col. 
969. 

Dans   sa   réponse,   l'évêque   d'Hippone   s'applique 


653 


MÉRITE,    CONTROVERSE    SEMI-PÉLAGIE  NNE 


654 


à  montrer  que  la  grâce  de  Dieu  tend,  au  contraire,  à 
susciter  nos  œuvres  :...  Ut,  cum  venerit  Dominas 
reddere  unicuique  secundum  opéra  ejus,  invcniat 
opéra  nostra  bona  qutc  prœparavit  Deus.  Ibid.  Une 
lettre  suivante  rappelle  les  mêmes  principes  et  pré- 
cise que  bons  et  méchants  seront  jugés  secundum 
propriœ  voluntatis  mérita.  Epist.,  ccxv,  1,  col.  971. 
Pour  de  plus  amples  explications,  le  saint  docteur 
composa  ses  deux  traités  De  gratia  et  libero  arbitrio, 
De  correptione  et  gratia,  et  la  question  ne  semble  pas 
avoir  eu  d'autres  suites. 

Inversement,  les  moines  marseillais  prenaient  la 
défense  du  libre  arbitre  contre  la  doctrine  augusti- 
nienne  de  la  prédestination.  Le  salut,  à  leurs  yeux, 
devait  s'expliquer  par  la  prescience  de  nos  œuvres, 
cum  voluntariœ  devotioni  remuneratio  sit  parafa,  et  la 
grâce,  qui  nous  est  nécessaire  à  cette  fin,  était  subor- 
donnée au  mérite  de  la  foi,  merito  credulilatis.  Sinon, 
il  n'y  aurait  plus  de  stimulant  à  l'effort  moral  : 
Removeri  itaque  omnem  induslriam  toilique  virtutes, 
si  Dei  constilutio  humanas  prœveniat  voluntates.  Lettre 
de  saint  Prosper  d'Aquitaine,  dans  S.  Augustin, 
Epist.,  ccxxv,  3  et  6,  col.  1003,  1005. 

Jean  Cassien  reste  pour  nous  aujourd'hui  un 
incontestable  témoin  de  cette  tendance.  Tout  en 
protestant  contre  l'erreur  pélagienne,  Collât.,  xni, 
16,  P.  L.,  t.  xlix,  col.  942,  et  proclamant  les  droits 
suprêmes  de  la  grâce  :  summam  salutis  nostrœ  non 
operum  nostrorum  merito  sed  cœlesti  gralise  deputan- 
dam,  ibid.,  18,  col.  945-946,  cf.  1,  col.  899,  il  affirme 
avec  énergie  l'importance  du  libre  arbitre  et  lui 
reconnaît  le  pouvoir  de  produire  un  premier  commen- 
cement de  bonne  volonté,  dont  la  grâce  de  Dieu  vient 
ensuite  assurer  l'achèvement.  Ibid.,  8,  col.  912-913. 
Unde,  conclut-il  à  l'opposé  de  saint  Augustin,  caven- 
dum  est  nobis  ne  ita  ad  Dominum  omnia  sanctorum 
mérita  referamus  ut  nihil  nisi  quod  malum  atque 
perversum  est  humanœ  ascribamus  nalurœ.  Ibid.,  12, 
col.  927.  Cependant,  entre  la  rémunération  divine  et  le 
mérite  de  nos  œuvres,  il  reste  toujours  une  immense 
disproportion  :  Quantumlibet  enisa  fuerit  humana 
fragililas,  futurœ  relributioni  par  esse  non  poterit,  nec 
ita  laboritus  suis  divinam  imminuit  gratiam  ut  non 
semper  graluita  perseverel.    Ibid.,   13,   col.  934. 

Telles  étaient  les  doctrines  de  ce  qu'on  a  dénommé 
plus  tard,  non  sans  impropriété,  le  semi-pélagia- 
nisme.L'évêque  d'Hipponeprit  expressément  position 
contre  elles  dans  ses  deux  traités  De  prsedestinatione 
sanctorum   et  De   dono  perseverantiee. 

Après  la  mort  de  saint  Augustin,  ses  principes 
furent  repris  et  défendus  par  saint  Prosper  d'Aqui- 
taine. Il  reproche  à  Cassien  de  retomber,  bon  gré, 
mal  gré,  dans  le  pélagianisme  et  n'admet  aucune 
espèce  de  mérite  avant  ou  sans  la  grâce  :  Impium 
est  velle  meritis  unie  gratiam  exislenlibus  locum  facere. 
Liber  conl.  collât.,  m,  1,  P.  L.,  t.  li,  col.  222;  cf. 
ibid.,  xi,  col.  242-243;  InPs.  CXLU,  1,  col.  406.  Cepen- 
dant la  grâce  de  Dieu  n'empêche  pas  nos  œuvres 
d'être  méritoires  :  Habebant  isti  fidem,  habebant  et 
opéra  charitatis  qum  nec  laude  polerant  carere  nec 
merito.  Conl.  collât.,  xvi,  2,  col.  260.  Mais  ce  mérite 
même  est  un  don  de  Dieu.  Ibid.  Cf.  Episcoporum 
aucloritales,  5  et  9,  col.  207,  210. 

De  ce  pur  augustinisme  on  lit  un  parfait  résumé 
dans  le  Carmen  de  ingratis,  982-985,  col.  146  : 
Si    quid    enim    recti    gerimus,    Domine,   auxiliante 
Te  gerimus.  Tu  corda  moves,  tu  vota  petentis 
Qu;e  dare  vis  tribuis,  servans  largita  creansque 
De  meritis  mérita,  et  cumulans  tua  dona    coronis. 

On  trouve  également  la  nécessité  de  la  grâce 
affirmée  et  longuement  démontrée  dans  l'anonyme 
De  vocatione  omnium  gentium,  I,  23,  P.  L.,  t.  li, 
col.   676-678.   Cf.   ibid.,  18,  col.  671   :   Ab  ea  gratia 


incipieniibus  meritis  quam  accepere  sine  meritis.  Mais 
cette  grâce  même  engendre,  comme  on  le  voit,  le 
mérite  chez  ceux  qui  la  font  dûment  fructifier  : 
Datur  unicuique  sine  merito  unde  tendat  ad  meritum, 
et  datur  ante  ullum  laborcm  unde  quisque  mercedem 
accipial  secundum  suum  laborem.  Ibid  ,  n,  8,  col.  692. 
Cf.  ibid.,  35,  col.  720  :  Deus  ergo  his  quos  elegil  sine 
meritis  dat  unde  ornentur  et  meritis.  Et  frustra  dicilur 
quod  ratio  operandi  non  sit  in  electis,  cum  eliam  ad 
hoc  ut  operenlur  electi  sint.  Aussi  la  gloire  céleste 
dépend-elle  tout  à  la  fois  du  propos  divin  et  de  nos 
efforts  :...  VI  per  laborem  operum,  per  instantiam 
supplicationum,  per  exerciiia  virtulum  fiant  incrementa 
meritorum,  et  qui  bona  gesserinl  non  solum  secundum 
proposiium  Dei  sed  etiam  secundum  sua  mérita  coro- 
nenlur.  Ibid.,  36,  col.  721. 

Ainsi,  loin  de  nuire  au  mérite,  la  doctrine  augus- 
tinienne  de  la  grâce  aidait  ses  fidèles  interprètes  à  la 
mieux  enraciner. 

Sans  avoir  provoqué  aucun  acte  officiel  du  magistère 
ecclésiastique,  cette  première  phase  de  la  controverse 
semi-pélagienne  n'en  a  pas  moins  donné  naissance  à 
ce  célèbre  Indiculus  de  gratia  Dei  qui  fixe  les  posi- 
tions de  l'Église  romaine  en  regard  de  l'augustinisme. 
On  y  recommande  d'éviter  les  questions  trop  subtiles; 
mais  dans  ce  nombre  n'entre  pas  celle  du  mérite, 
sur  laquelle  sont,  au  contraire,  rappelés  et  fermement 
affirmés  les  principes  du  surnaturel  chrétien. 

D'une  part,  à  la  base  de  tous  nos  mérites  il  faut 
placer  la  grâce. 

C.8.  Quod  omnia  studia  et         Que  toutes  les  affections 

omnia  opéra  ac  mérita  sanc-  toutes  les  œuvres  et  mérites 

torum    ad    Dei   gloriam  lau-  des  saints  doivent    être  rap- 

demque  referenda  sint,  quia  portés  à  la  gloire  et  louange 

nemo  aliunde  ei    placet  nisi  de  Dieu.  Car  personne  ne  lui 

ex  eo  quod  ipse  donaverit.  plait  qu'au  moyen  de  ce  qu'il 

Denzinger-Bannwart,  n.  134.  a  lui-même  donné. 

Mais,  d'autre  part,  ces  dons  de  Dieu  peuvent  et 
doivent  devenir  nos  mérites,  moyennant  notre  coo- 
pération. 

C.    12...    Non    dubitemus  Ne    doutons    pas    que    la 

ab   ipsius   gratia   omnia  ,  ho-  grâce  ne  prévienne  tous  les 

minis  mérita  prseveniri.  Quo  mérites    de    l'homme...    Ce 

utique  auxilio  et  munere  Dei  secours  et  présent  de   Dieu 

non  aufertur    liberum    arbi-  ne  supprime  d'ailleurs  pas  le 

trium,  sed  liberatur...  Tanta  libre  arbitre,  mais  le  libère... 

enim  est  erga  omnes  homines  En    effet,    si    grande    est    la 

bonitas  Dei  ut   nostra   yelit  bonté  de  Dieu  a  l'égard  de 

esse   mérita  qua;  sunt  ipsius  tous  les  hommes  qu'il  veut 

dona  et  pro  his  quse  largitus  que  ses  propres  dons  devien- 

est  aeterna  prsemia  sit  dona-  nent   nos    mérites    et    qu'en 

turus.  Agit  quippe  in  nobis  retour  de  ses  faveurs  il  nous 

ut  quod  vult  et  velimus  et  accorde     des      récompenses 

agamus,  nec  otiosa  in  nobis  éternelles.    Il    agit    donc    en 

esse  patitur  quse   exercenda  nous  pour  nous  faire  vouloir 

non   negligenda  donavit,   ut  et  réaliser  ce  qu'il  veut,  et  il 

et    nos    cooperatores    simus  ne  laisse  pas  stériles  en  nous 

gratioe  Dei.  les  dons  dont  il  nous  a  gra- 

Ibid.,    n.    141  ;  Cavallera,  ti fiés  pour  les  mettre  en  ceu- 

Thesaurus,  n.  845.  vre  et  non  pour  les  négliger, 
de  telle  sorte  que  nous  soyons, 
nous  aussi,  les  coopérateurs 
de  la  grâce  de  Dieu. 

b)  Deuxième  phase.  — ■  Malgré  la  netteté  de  ces 
déclarations,  la  même  controverse  allait  renaître 
encore  une  fois  vers  la  fin  du  v  siècle  et  le  commen- 
cement du  vie. 

Le  semi-pélagianisme  provençal  trouva  un  nou- 
veau défenseur  en  la  personne  de  Fauste  de  Riez. 
Après  avoir  écarté  l'erreur  pélagienne,  il  se  tourne 
contre  ceux  qui  veulent  accorder  «  tout  à  la  grâce  » 
pour  revendiquer  la  part  de  notre  activité  morale. 
De  gratia  Dei,  i,  3,  P.  L.,  t.  lviii,  col.  789. 

C'est  pourquoi  il  insiste  sur  la  liberté  et  les  œuvres 
qui  en  sont  le  fruit,  en  vue  de  sauvegarder  la  valeur 


655 


MERITE,    CONTROVERSE    SEMI-PÉLAGIENNE 


650 


de  nos  mérites  :  Si  opéra  cessabunt,  honorem  mérita  non 
habebunt.  Plus  encore  que  de  la  dignité  de  l'homme, 
il  y  va  de  la  gloire  et  de  la  justice  même  de  Dieu. 
Mullum  et  remunerantis  yloriœ  et  remuneratoris  justiliœ 
derogabitur,  si  summi  et  illlustres  viri  per  quielem  et 
desidiam  coronantur.  Ibid.,  11,  col.  800.  Rien  que  cette 
récompense  ne  relève  pas  de  la  stricte  justice,  témoin 
le  curieux  texte  où  il  oppose  rémunération  à  rétri- 
bution, n,  4,  col.  818,  Dieu  n'en  reste  pas  moins  pour 
lui  le  volunlalum  remuneralor.  i,  16,  col.  809.  Ce  qui 
laisse  entendre,  comme  on  le  voit  bien  ailleurs,  par 
exemple,  i,  17,  col.  810,  que  c'est  à  la  bonne  volonté 
qu'appartient  l'initiative,  ut  cum  famulus  exhibuisset 
in  labore  obedientiam  Dominus  ostenderet  in  remune- 
ralione  justitiam.  Visiblement  l'affirmation  du  mérite 
humain  se  produit  ici  au  détriment  de  la  grâce. 
Cf.  Tixeront,  Hist.  des  dogmes,  t.  ni,  col.  295-296,  et, 
ici  même,  Fauste  de  Riez,  t.  v,  col.  2103-2104. 

Il  est  assez  surprenant  qu'après  cela  un  de  ses 
contemporains,  Gennade,  ait  pu  voir  dans  l'évêque 
de  Riez  un  défenseur  de  la  grâce  :...  In  quo  opère 
doeel...  quidquid  ipsa  libertas  arbitra  labore  piœ 
mereedis  acquisierit  non  esse  proprium  merilum  sed 
gratis:  donum.  De  script,  eccl.,  85,  P.  L.,  t.  lviii, 
col.  1109.  Ce  jugement  et  quelques  autres  du  même 
ordre  lui  ont  parfois  valu  d'être  lui-même  rangé 
parmi  les  semi-pélagiens.  Tixeront,  op.  cit.,  p.  297. 
Mais  il  ne  faut  pas  oublier  qu'il  reproduit  ailleurs 
in  extenso  le  document  romain  cité  plus  haut,  où 
nos  mérites  sont  nettement  subordonnés  à  l'action 
préalable  de  la  grâce.  De  eccl.  dogm.,  26  et  32,  ibid., 
col.  986-988. 

A  rencontre  de  cette  renaissance  de  l'antiau- 
gustinisme,  les  principes  augustiniens  furent  repris 
sans  la  moindre  compromission  par  saint  Fulgence 
de  Ruspe  et  saint  Césaire  d'Arles.  Voir  Césaire, 
t.  n,  col.  2178,  et  Fulgence,  t.  vi,  col.  970-971.  Les 
deux  insistent  sur  la  nécessité  de  la  grâce  pour 
le  tout  premier  commencement  du  bien  et  professent, 
en  conséquence,  que  notre  prédestination  a  lieu  sans 
aucun  mérite  de  notre  part.  On  trouve  même  chez 
l'évêque  de  Ruspe  un  écho  direct  de  cette  doctrine 
spécifiquement  augustinienne,  voir  col.  650,  qui  fait, 
non  seulement  de  nos  mérites  un  don  de  Dieu,  mais 
de  la  rémunération  céleste  une  grâce  :  Cur  autem 
mors  stipendium  vila  vero  œterna  gratia  dicitur,  nisi 
quia  illa  redditur,  hœc  donatur?...  In  sanctis  igitur 
coronat  Deus  justitiam  quam  eis  gratis  ipse  tribuit, 
gratis  servavit,  gratisque  perfecit.  Ad  Monim.,  i, 
10  et  13,  P.  L.,  t.  lxv,  col.  159  et  162.  Cf.  Epist., 
m,  c.  m,  n.  5  c.  iv,  n.  6  et  7,  ibid.,  col.  320;  Epist., 
xvi,  c.  vin,  n.  26,  col.  450. 

Il  faut  sans  doute  rapporter  à  la  même  époque  cet 
ouvrage  anonyme,  attribué  plus  tard  à  saint  Augus- 
tin, qui,  sous  le  titre  d' Hypomnesticon,  se  donne 
pour  but  de  réfuter  les  pélagiens.  A  cette  fin,  il 
insiste  sur  la  nécessité  et  la  priorité  de  la  grâce  : 
Vt  Deo  placeanl  operibus  bonis  operatur  in  eis  et  velle 
et  posse.  III,  m,  3,  P.  L.,  t.  xlv,  col.  1623.  Mais  cette 
grâce  ne  va  pas  sans  la  coopération  du  libre  arbitre  : 
In  omni  itaque  opère  sancto  prior  est  voluntas  Dei, 
poslerior  liberi  arbitrii;  id  est  operatur  Deus,  coope- 
ratur  homo.  III,  x,  18,  col.  1631  ;  cf.  ibid.,  xv,  33, 
col.  1638.  En  conséquence,  il  y  a  place,  suivant 
l'usage  que  nous  faisons  de  notre  liberté,  pour  le 
mérite  aussi  bien  que  pour  le  démérite  :  Habet  enim 
homo  malum  merilum,  cum...  déclinai  a  bono  et  facit 
malum...;  habet  nihilominus  et  bonum  meritum,  cum 
in  omnibus  gratise  Dei  bona  in  se  operanti  non  resistil 
sed  cooperalor  existit  et  omnem  spem  suam  habet  in 
illam.  Mais,  au  fond,  ce  mérite  est  encore  une  œuvre 
de  la  grâce  :  In  pressenti  namque  labor  inductus  est 
,  ut  fiant  mérita  per  auxilium  gratise,  non  prœmissorum 


redditio  merilorum...  Quidquid  ergo  homo  in  prmsenti 
fuerit  consecutus,  donum  est  non  merilum.  Ce  qui 
n'empêche  qu'il  en  doive  recevoir  dans  la  vie  future 
une  juste  rétribution  :  Tune  meritum  reddetur  justis 
secundum  opéra  sua,  quorum  per  lolam  sseculi  vilam 
meritum  omne  fuit  gratia.  Ibid.,  xm,  30,  col.  1636- 
1637.  Loin  d'être  exclu  par  le  dogme  de  la  grâce,  le 
mérite  en  est  le  dernier  aboutissant. 

Ces  controverses  théologiques  aboutirent  aux  déci- 
sions du  concile  d'Orange  (3  juillet  529),  où  saint 
Césaire  d'Arles  fit  passer  toute  la  substance  de  l'au- 
gustinisme  contre  l'erreur  semi-pélagienne.  Deux 
de  ses  canons  sont  proprement  relatifs  à  la  doctrine 
du  mérite. 

12.  Taies  nos  amat   Deus  Dieu   nous  aime   tels   que 

quales    futuri    sumus    ipsius  nous  serons   par  le  don   [de 

dono,  non  quales  sumus  nos-  sa  grâce],  non  tels  que  nous 

tro  merito.  sommes    par    notre    mérite. 

18.     Nullis     meritis     gra-  Étant      donné      qu'aucun 

tiam    pra*venientibus,    debe-  mérite  ne  précède  la  grâce, 

tur    merces    bonis   operibus,  une  récompense  est  due  aux 

si  fiant;  sed  gratia,  quse  non  bonnes    œuvres,    si    elles    se 

debetur,    prsecedit    ut    fiant,  produisent;    mais    la    grâce, 

Denzinger-Bannwart,    n.  qui  n'est  pas  due,  [les]  pré- 

185  et  191;  Cavallera,   The-  cède  pour  qu'elles  se  produi- 

saurus,    n.    854.  sent. 

Ces  deux  canons  reproduisent  les  56m''  et  297  me  sen- 
tences tirées  par  saint  Prosper  des  œuvres  de  saint 
Augustin,  P.  L.,  t.  xlv,  col.  1864  et  1885,  dont  la 
seconde  est  à  peu  près  textuellement  empruntée  à 
saint  Augustin  lui-même.  Cont.  Julian.  opus  imper- 
fectum,  i,  133,  P.  L.,  t.  xlv,  col.  1133.  On  retrouve  la 
même  doctrine  en  termes  plus  personnels  dans  la 
profession  de  foi  qui  suit  les  canons. 

Hoc  etiam  salubriter  pro-         Nous   professons   aussi   et 

fitemur  et  credimus  quod  in  croyons  salutairement  qu'en 

omni    opère    bono    non    nos  toute   œuvre   bonne  ce  n'est 

incipimus  et  postea  per  Dei  pas   nous   qui   commençons, 

misericordiam      adjuvamur,  pour  être  ensuite  aidés  par  la 

sed  ipse  nobis,  nullis  prœce-  miséricorde    de    Dieu.    C'est 

dentibus     bonis    meritis,     et  lui  qui,  sans  aucuns  mérites 

finem  (lire  :   fidem)  et  amo-  antécédents    de   notre    part, 

rem    sui    prius    inspirât,    ut  nous  inspire  d'abord  la   foi 

et  baptismi  sacramenta  fide-  et    l'amour    pour    lui,    pour 

liter  requiramus  et  post  bap-  nous  faire  rechercher  fidèle- 

tismum,  cum  ipsius  adjuto-  ment   le   sacrement   du  bap- 

rio,  ea  quse  sibi  sunt  placita  t<>me  et,  après  l'avoir  reçu, 

implere    possimus.  nous   rendre    capables  d'ac- 

Denzinger-Bannwart,      n.  complir,  avec  son  secours,  ce 

200;  Cavallera,  n.  855.  qui  lui  est  agréable. 

Suivant  les  nécessités  du  moment,  ce  que  l'Église 
veut  mettre  in  tuto  c'est  l'antériorité  de  la  grâce  par 
rapport  à  tous  nos  mérites.  Mais  déjà  cette  doctrine 
suppose  implicitement  que,  dans  les  conditions 
voulues,  c'est-à-dire  moyennant  le  secours  divin, 
nous  sommes  en  mesure  de  mériter.  De  plus,  le  concile 
enseigne  explicitement  qu'après  le  baptême  nous 
pouvons  «  accomplir  la  volonté  de  Dieu  »  et  qu'à  ces 
bonnes  œuvres  «  une  récompense  est  due  ».  Principes 
dogmatiques  qui  fondent  la  possibilité  du  mérite  et 
en  sous-entendent  la  réalité,  telles  que  les  définira 
plus  tard  le  concile  de  Trente.  Ce  qui  est  en  cause  au 
vi°  siècle,  ce  n'est  pas  la  valeur  de  l'œuvre  humaine, 
mais  l'action  préalable  de  la  grâce  à  son  origine. 
Voilà  pourquoi  l'Église  doit  insister  avant  tout  sur 
celle-ci,  bien  qu'elle  ne  puisse  le  faire  sans  poser  et 
consacrer  par  là-même  les  fondements  de  celle-là. 
Aussi  bien  F.  Loofs,  Dogmengeschichte,  p.  445,  trouve- 
t-il  à  cette  doctrine  des  tendances  semi-pélagiennes. 
Il  est  vrai  qu'Augustin  lui-même  est  accusé,  p.  412, 
d'avoir  ouvert  la  porte  au  semi-pélagianisme  par  sa 
doctrine  du  mérite!  La  singulière  hantise  dont  pro- 
cèdent ces  jugements  n'empêche  pas  de  retenir 
comme  un  aveu  la  reconnaissance  du  fait  positif 
qui  en  forme  la  base. 


1)5/ 


MÉRITK.    DERNIERS    PERES    LATINS 


658 


Il  n'est  pas  Inutile  de  remarquer  également  que 
les  définitions  du  concile  d'Orange  marquent  une 
perception  plus  nette  des  exigences  propres  à  l'ordre 
surnaturel.  Si  la  grâce  est  nécessaire,  c'est  pour  croire, 
prier  et  agir  sicut  oportet,  ou  encore  ul  expedit.  (".an. 
6-7.  Denzinger-Bannwart,  n.  179-180.  C'est  affirmer, 
sans  nul  doute,  que  les  œuvres  faites  autrement 
sont  sans  valeur  pour  le  salut  ;  mais  est-ce  à  dire 
qu'elles  soient  sans  valeur  du  tout?  Pris  dans  toute 
leur  rigueur  logique,  les  principes  posés  laisseraient 
plutôt  entrevoir  le  contraire  et  l'on  aurait  alors  ce 
que  l'école  devait  appeler  le  mérite  de  congruo.  Mais 
cette  question  est  de  celles  qui  n'émergeaient  pas 
encore  clairement  à  l'horizon  de  la  théologie  chré- 
tienne. Il  n'en  est  pas  moins  à  propos  d'observer  que 
la  doctrine  formulée  au  concile  d'Orange,  qui  se 
meut  tout  entière  sur  le  plan  de  la  grâce,  n'a  rien  de 
contraire  à  cette  conception. 

3.  Paisible  épanouissement  de  la  foi  catholique.  — 
Après  la  controverse  semi-pélagienne,  aucun  nuage 
ne  trouble  plus  la  paix  de  l'Église.  Il  suffit  donc  aux 
derniers  Pères  latins  de  rappeler  les  principes  acquis. 
Si,  comme  le  relève  J.  Tixeront,  op.  cit.,  t.  m,  p.  347, 
les  besoins  de  leurs  «  néophytes  barbares  »  les  forcent 
d'appuyer  plus  que  jamais  sur  la  doctrine  des  œuvres, 
celle  de  la  grâce  n'en  soutire  aucun  détriment. 

«)  Cassiodore  affirme  à  plusieurs  reprises  la  nécessité 
absolue  de  la  grâce  à  la  base  de  tous  nos  mérites. 
Voir  Exp.  in  Ps.  L,  6,  P.  L.,  t.  lxx,  col.  362-363; 
in  Pu.  IXXXVII,  13,  col.  626;  in  Ps.  CXVili,  17, 
■col.  842.  Le  roi-prophète  nous  enseigne  à  ne  faire 
aucun  cas  des  mérites  humains  :  Ubi  sunt  qui  humanis 
meritis  dicunt  aliquid  applicandum?...  Futura  prsemia 
ex  antecedentibus  beneficiis  sibi  crédit  esse  ventura. 
Exp.  in  Ps.  xxv/,  14  et  18,  col.  191,  192.  Cf. 
in  Ps.  lxxxi/i,  13,  col.  605  :  Ipsa  est  quippe 
Domini  Christi  yralia  qu;e  nos  prœparat,  adjuvat, 
corroborai  et  coronat. 

Mais  il  n'en  réclame  pas  moins  les  bonnes  œuvres 
comme  des  semences  dont  la  vie  éternelle  est  le  fruit  : 
Opéra  fidelium  in  hoc  mundo  seminaniur,  ut  in  illa 
xternitate  eorum  laudabilis  fructus  appareat.  Exp. 
in  Ps.  cr,  30,  col.  718.  Cf.  in  Ps.  CXI,  2,  col.  805  : 
In  hoc  sœculo  velul  semina  jaciunlur  ut  fructus  futu- 
rœ  messis  adolescat. 

b)  A  cette  «  moisson  future  »  saint  Grégoire  le  Grand 
reconnaît  proprement  le  caractère  d'une  rémuné- 
ration. Nous  sommes  devant  Dieu  comme  le  mer- 
cenaire qui  attend  le  salaire  d'une  journée  bien 
remplie.  Moral.,  VIII,  vu,  12.  P.  L.,  t.  lxxv,  col.  808. 
Sur  quoi  le  saint  pape  ne  craint  pas  de  noter  que 
la  perspective  de  la  récompense  allège  le  poids  du 
labeur  présent  :  Ex  comparatione  prœmii  quam  sit 
levé  quod  patiuntur  inveniunl.  Ibid.,  vin,  14,  col.  810. 
Cf.  Moral.,  XVIII,  xvm,  28,  t.  lxxvi,  col.  52;  Hom. 
in  Evang.,  1.  II,  hom.  xl,  5.  ibid.,  col.  1306. 

Or  il  est  bien  évident  que  la  rémunération  suppose 
le  mérite.  Grégoire  connaît  parfois  ce  terme  au  sens 
objectif  de  dignité.  Reg.  past.,  m,  28,  t.  lxxvii,  col. 
107:  mais  il  l'emploie  d'ordinaire  au  sens  moral  de 
valeur  acquise  devant  la  justice  divine.  Dès  lors,  ce 
ne  sont  pas  seulement  les  pécheurs  qui  sont  punis 
iniquitatis  suœ  merito.  Moral.,  XIV,  xxiv.  28.  t.  lxxv, 
col.  1054,  mais  aussi  les  justes  qui  reçoivent  une 
rétribution  proportionnée  à  leurs  mérites  :  Quia  in 
hac  vila  nobis  est  discretio  operum,  erit  in  illa  procul 
dubio  discretio  dignitatum,  ul  quod  hic  alius  alium 
merito  superat  illic  alius  alium  retributionc  trans- 
cendât. Moral..  IV.  xxxvi,  70.  ibid.,  col.  677. 

Cette  notion  du  mérite  est  tellement  importante 
qu'elle  commande  toute  la  conception  chrétienne  de 
Dieu  et  de  sa  Providence.  A  la  différence  des  hommes, 
qui  jugent  d'après  les  apparences  extérieures,  omni- 


potens  Deus  vitam  hominum  ex  sola  qiuditate  interrogat 
meritorum.  Moral.,  XXV,  i,  1,  t.  lxxvi,  col.  319. 
Même  son  gouvernement  terrestre  s'explique  de  cette 
façon  :  Irascente  Deo,  secundum  noslra  mérita  redores 
accipimus.  Ibid.,  xvi,  34,  col.  344. 

Non  content  d'affirmer  ainsi  l'existence  et  l'impor- 
tance du  mérite,  saint  Grégoire  dégage,  avec  un  remar- 
quable sens  de  l'équilibre,  le  double  facteur,  humain 
et  divin,  dont  il  procède.  Le  principal  est,  à  n'en 
pas  douter,  la  grâce,  qui  précède  nos  œuvres  et  en 
fait  tout  le  mérite;  mais,  sous  son  influence,  la  liberté 
subsiste  et  produit  les  actes  bons  qui  nous  valent 
ensuite  la  récompense  :  Aspiratione  gratiœ  virtutum 
opéra  prolinus  in  corde  generanlur,  ul  ex  libero  quoque 
arbitrio  subsequalur  actio,  cui  post  hanc  vitam  retri- 
butio  œterna  respondeat...  Ilominis  quippe  meritum 
superna  gratia  non  ut  veniat  invenit,  sed  postquam 
venerit  facit...  Facit  in  ea  [indigna  mente]  meritum 
quod  remuneret.  Moral.,  XVIII,  xl,  63,  t.  lxxvi, 
col.  73-74. 

Ainsi  le  bien  que  nous  faisons  est  à  la  fois  de  Dieu 
et  de  nous.  Prévenus  de  ses  dons,  nous  ne  sommes 
pas  en  mesure  de  nous  considérer  à  son  égard  comme 
des  créanciers  qui  réclament  leur  dû  :  Nemo  Deum 
meritis  prsevenit  ut  tenere  eum  quasi  debitorem  possit. 
Mais,  ceci  dit  pour  maintenir  l'initiative  de  la  grâce, 
saint  Grégoire  de  continuer  :  Bonum  quippe  quod 
agimus  et  Dei  est  et  nostrum,  Dei  per  prœvenienlem 
gratiam,  nostrum  per  obsequentem  liberam  volunta- 
tem.  Si  enim  Dei  non  est,  unde  ei  gratias  in  œternum 
agimus  ?  Rursum  si  nostrum  non  est,  unde  nobis 
relribui  prœmia  speramus  ?  Moral.,  XXXIII,  xxi, 
38  et  40,  t.  lxxvi,  col.  699.  Voir  In  Ezech.,  I, 
hom.  ix,  2,  ibid.,  col.  870,  un  semblable  développe- 
ment ,  qui  se  termine,  suivant  la  formule  augusti- 
nienne,  en  réduisant  nos  mérites  à  un  don  de  Dieu  : 
Prseveniente  ergo  gratia  et  bona  volunlale  subséquente 
hoc  quod  omnipotentis  Dei  donum  est  fit  meritum 
nostrum.  D'autre  part,  ce  mérite,  Dieu  veut  le  cou- 
ronner comme  s'il  venait  entièrement  de  nous  : 
Superna  ergo  pielas  prius  agit  in  nobis  aliquid  sine 
nobis,  ut,  subséquente  ■  quoque  nostro  libero  arbitrio, 
bonum  quod  jam  appetimus  agal  nobiscum,  quod  tamen 
per  impensam  gratiam  in  extremo  judicio  rémunérât 
in  nobis  ac  si  solis  processisset  ex  nobis.  Moral., 
XVI,   xxv,  30,  t.  lxxv,  col.   1135. 

Sur  le  terrain  pratique,  le  saint  pape  est  d'ailleurs 
un  moraliste  trop  averti  pour  ne  pas  reconnaître 
l'imperfection  de  nos  mérites.  Il  lui  arrive  même  de 
dire  expressément  :  Omne  virtulis  nostrœ  meritum 
esse  vitium...  si  ab  interno  arbilro  districte  judicetur. 
Moral.,  IX,  h,  2,  P.  L.,  t.  lxxv,  col.  859.  Mais,  un 
peu  plus  loin,  la  même  prémisse  pessimiste  lui  sert 
seulement  à  mettre  en  relief  le  besoin  de  recou- 
rir à  la  miséricorde  divine.  Omnis  humana  juslitia 
injustitia  esse  convincitur,  répète-t-il,  si  districte 
judicetur.  L'âme  religieuse  doit  donc  toujours  imiter 
l'exemple  de  Job  et  dire  :  Elsi  ad  opus  virtutis  excre- 
vero,  ad  vitam  non  meritis  sed  ex  venia  convalesco. 
Ibid.,  xvm,  28,  col.  875.  Cf.  ibid.,  xxv,  37,  col.  878  : 
Quid  superest  nisi  ut  recta  quse  agimus  sciendo  nes- 
ciamus,  ut  turc  cl  recta  œstimemus  et  minimal 

Il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  ce  qui  caractérise  la 
pensée  de  saint  Grégoire  le  Grand,  c'est  son  insistance 
à  marquer,  sous  l'action  de  la  grâce,  la  réalité  et  la 
valeur  de  l'œuvre  humaine.  R.  Seeberg.  Dogmen- 
geschichie,  t.  m,  p.  40.  Ce  qui  lui  vaut  naturellement, 
de  la  part  des  historiens  fidèles  au  dogmatisme  de  la 
Réforme,  le  reproche  de  semi-pélagianisme.  F.  Loofs, 
Dogmengeschichte,  p.  4  16  cl  lui.  Cf.  Harnack,  t.  m, 
p.  260.  .Mais  n'est-ce  pas,  au  contraire,  par  là  qu'il 
se  révèle  comme  l'interprète  du  dogme  catholique 
dans  toute  son  harmonieuse  complexité? 


659 


MÉRITE,    DERNIERS    PÈRES    GRECS 


660 


c)  Cette  doctrine  de  saint  Grégoire  se  retrouve  chez 
les  écrivains  postérieurs. 

Déjà  saint  Isidore  de  Séville  a  recueilli  parmi  ses 
«  sentences  »  le  texte  rapporté  ci-dessus  de  Moral., 
XVIII,  xl,  C3,  où  il  est  dit  que  c'est  la  grâce  qui 
fait  en  nous  le  mérite  qu'elle  doit  ensuite  récom- 
penser. Et  comme  pour  mieux  sauvegarder  la  part 
nécessaire  de  l'homme,  l'auteur  d'ajouter  cette  glose, 
qui  d'ailleurs  est  sans  doute  une  citation  prise  en  un 
autre  endroit  :  Sciendum  quod  et  noslra  sit  juslitia 
in  his  quœ  recle  agimus  et  Dei  gratia,  eo  quod  per  eam 
mereamur.  Hssc  enim  et  dantis  Dei  et  accipientis  est 
hominis.  Sent.,  II,  v,  5,  P.  L.,  t.  Lxxxm,  col.  604. 

On  voit  assez  sous  quelles  influences  allait  se  déve- 
lopper la  théologie  du  Moyen  Age,  qui  ne  cessa  pas 
de  s'alimenter  en  idées  et  en  textes  auprès  de  ces 
vulgarisateurs.  Elle  devait  y  puiser  cet  angustinisme 
complet,  qui,  loin  de  sacrifier  le  libre  arbitre  à  la 
grâce,  demande  à  leur  perpétuel  concours  le  fonde- 
ment du  mérite  humain. 

2°  Tradition  grecque  à  partir  du  v  siècle.  —  Autant 
l'Église  latine  s'est  passionnée  pour  le  problème  an- 
thropologique, autant  l'Église  grecque  s'y  est,  dans 
l'ensemble,  montrée  peu  sensible.  Il  s'ensuit  que  cette 
fin  de  l'âge  patristique,  qui,  chez  les  Occidentaux, 
fut  si  riche  en  controverses  et  si  féconde  en  résultats, 
n'a  guère  fait  que  laisser  les  Orientaux  sur  leurs 
anciennes  positions.  On  a  pu  leur  faire  grief  d'avoir 
insuffisamment  réalisé  le  dogme  de  la  grâce,  bien 
qu'ils  en  affirment  incontestablement  la  nécessité. 
Voir  Tixeront,  Hist.  des  dogmes,  t.  m,  p.  212-214. 
C'est  dire,  en  tout  cas,  combien  ils  sont  peu  suspects 
de  méconnaître  la  valeur  de  l'œuvre  humaine.  Mais, 
en  général,  leur  théologie  du  surnaturel  ne  semble  pas 
marquer  de  progrès  bien  appréciable  sur  les  énoncés 
généraux  dont  se  contentaient  la  plupart  des  Pères 
antérieurs. 

1.  Chez  les  mystiques.  —  On  fait,  d'ordinaire,  grand 
état,  chez  les  protestants,  de  l'opuscule  composé  par 
l'ermite  Marc  «  à  l'adresse  de  ceux  qui  pensent  être 
justifiés  par  leurs  œuvres  ».  P.  G.,  t.  lxv,  col.  929- 
966.  Non  seulement  les  anciens  polémistes,  comme 
Flacius  Illyricus,  l'inscrivaient  parmi  les  testes 
veritalis,  mais  des  historiens  modernes,  tels  que 
Th.  Ficker,  Der  Mcnch  Marcus  eine  reformalorische 
Stimme  aus  dem  5.  Jahrhundert,  dans  Zeitschrift 
fur  die  historische  Théologie,  t.  xxxvm,  1868,  p.  402- 
430,  en  voudraient  faire  un  précurseur  de  la  Réforme. 
Voir  là-dessus  J.  Kunze,  Marcus  Eremita,  Leipzig, 
1895,  p.  2  et  65,  et  ici  l'art.  Marc  L'ermite,  t.  ix, 
col.   1964. 

Quelques-unes,  en  effet,  de  ses  «  maximes  »  sem- 
blent, au  premier  abord,  rendre  un  son  absolument 
défavorable  à  la  notion  de  mérite.  Non  content  d'in- 
sister sur  l'action  prépondérante  de  la  grâce,  Opusc, 
ii,  23,  56,  108,  168,  col.  933,  937,  947  et  956,  il  rappelle 
que  nous  devons  nous  considérer  comme  des  «  ser- 
viteurs inutiles  »  et  il  en  conclut  :  «  Le  royaume  des 
cieux  n'est  donc  pas  le  salaire  des  œuvres,  mais  une 
grâce  de  Dieu  préparée  à  ses  fidèles  serviteurs.  » 
Ibid.,  2,  col.  929.  Car  «  le  maître  ne  doit  pas  de 
salaire  à  ses  serviteurs  »  et,  puisque  le  Christ  est 
mort  pour  nous,  comment  voudrions-nous  tenir  que 
«  l'adoption  nous  est  due  »  ?  La  gloire  ne  l'est  pas 
davantage.  «  Quand  tu  entends  l'Écriture  dire  qu'il 
doit  rendre  à  chacun  selon  ses  œuvres,  [note  qu'] 
elle  ne  dit  pas  des  œuvres  dignes  de  la  géhenne  ou 
du  royaume,  mais  des  œuvres  de  foi  ou  d'infidélité, 
que  le  Christ  doit  rendre  à  chacun,  non  comme 
partenaire  d'un  contrat  synallagmatique,  mais  comme 
Dieu  notre  créateur  et  rédempteur.  »  Ibid.,  18,  19,  21, 
col.  933.  D'ailleurs,  «  si  tout  le  bien  dont  notre  nature 
est  capable  nous  sommes  tenus  de  le  faire  tous  les 


jours,  que  pourrons-nous  rendre  à  Dieu  pour  des  fautes 
antérieures?  »  Ibid.,  42,  col.  936. 

Sa  direction  spirituelle  est  conforme  à  sa  théologie. 
Marc  prêche  le  désintéressement  le  plus  absolu. 
«  Celui  qui  fait  le  bien  et  cherche  une  rétribution 
ne  sert  pas  Dieu,  mais  sa  propre  volonté.  »  Ibid., 
54,  col.  937;  cf.  22,  col.  933.  «  Il  y  en  a  qui,  en  obser- 
vant les  commandements,  s'attendent  à  ce  que  cette 
fidélité  fasse  contrepoids  à  leurs  péchés  dans  la 
balance;  d'autres  comptent  sur  la  miséricorde  divine 
au  nom  de  celui  qui  est  mort  pour  nos  péchés.  On 
cherchera  quels  sont  ceux  qui  pensent  juste.  >•  Ibid., 
131,  col.  949.  Conclusion  volontairement  énigmatique, 
mais  sur  le  sens  de  laquelle  le  contexte  ne  laisse  pas 
le  moindre  doute. 

Pourtant  notre  mystique  réclame  énergiquement 
les  œuvres.  Voir  Opusc,  i,  88  et  201,  col.  916  et  929; 
Opusc,  n,  13,  50,  85,  col.  932,  937,  944.  «  La  semence 
ne  pousse  pas  sans  la  terre  et  sans  l'eau  :  ainsi  l'homme 
ne  profite  pas  sans  les  efforts  volontaires  et  le  secours 
divin.  »  Opusc,  n,  63,  col.  940. 

Comment  ces  œuvres  pourraient-elles  ne  pas  avoir 
leur  récompense?  «  Les  travaux  entrepris  pour  la 
piété  sont  suivis  d'une  rétribution.  »  Ibid.,  51,  col. 
937  ;  cf.  121,  137,  174,  col.  948,  952,  957];  i,  26, 
col.  908-909.  Il  est  même  permis  à  l'âme  de  s'encou- 
rager dans  la  peine  par  l'espoir  de  cette  récompense. 
Voiri,  157,   et  n,   61,  col.   924  et  940. 

D'où  il  suit  que  Marc  ne  veut,  en  somme,  que  tenir 
un  juste  milieu  entre  deux  extrêmes.  «  Il  y  en  a  qui 
s'imaginent  avoir  une  foi  saine  sans  observer  les 
commandements;  d'autres,  parce  qu'ils  les  obser- 
vent, attendent  le  royaume  comme  un  salaire  qui 
leur  est  dû  :  les  uns  et  les  autres  ont  manqué  le 
royaume.  »  Opusc,  n,  17,  col.  932.  Ce  que  le  vieil 
ermite  grec  tient  à  exclure,  c'est  l'illusion  d'un  droit 
strict  appuyé  sur  les  seules  œuvres  de  l'homme  : 
en  quoi  il  représente  un  point  de  vue  cher  aux  mys- 
tiques de  tous  les  temps  et  dont  tout  chrétien  doit 
tenir  compte.  Peut-être  n'est-il  pas  exempt  de  quelque 
exagération  dans  l'insistance  qu'il  met  à  l'accentuer. 
En  tout  cas,  ses  formules  intransigeantes  ont  parfois 
alarmé  les  gardiens  de  l'orthodoxie.  Voir  les  témoi- 
gnages de  Bellarmin  et  autres,  rapportés,  d'après  les 
anciens  historiens  catholiques,  dans  P.  G.,  t.  lxv, 
col.  896  et  899-900.  Mais  rien  n'autorise  à  le  présenter 
comme  un  adversaire  absolu  du  mérite  humain  bien 
compris. 

2.  Chez  les  théologiens.  —  Quoi  qu'il  en  puisse 
être,  au  demeurant,  de  ce  mystique  solitaire,  des 
docteurs  plus  représentatifs  témoignent  de  la  direc- 
tion normale  suivant  laquelle  le  grand  courant  de  la 
théologie    grecque   continuait    à    se    développer. 

a)  Saint  Cyrille  d'Alexandrie  se  plaît  à  rappeler 
comment  Dieu  voulut  donner  le  libre  arbitre  à  ses 
créatures  et  les  soumettre  à  la  loi  de  l'épreuve,  pour 
que  chacune  fût  ensuite  châtiée  pour  ses  fautes  ou 
récompensée  pour  ses  vertus.  Voir  In  Joan.,  1.  IX 
(xni,  18),  P.  G.,  t.  lxxiv,  col.  129;  Cont.  Julian., 
1.  V,  t.  lxxvi,  col.  744.  Les  chrétiens  ne  sont  pas 
dans  d'autres  conditions,  sauf  que  la  régénération 
surnaturelle  qu'ils  ont  reçue  leur  impose  de  porter 
des  fruits  plus  abondants.  Voilà  pourquoi,  sur  la 
base  de  l'adoption  divine  qui  est  sa  conception 
fondamentale,  voir  Cyrille  d'Alexandrie,  t.  m, 
col.  2516-2517,  le  saint  docteur  invite  les  fidèles  à  la 
pratique  des  œuvres.  De  ador.  in  spiritu  et  veritate, 
1.  XVII,  t.  Lxvm,  col.  1076-1077  ;  Glaph.  in  Gene- 
sim,  iv,  6,  t.  lxix,  col.  204-205.  C'est  d'après  ces 
œuvres  que  le  Christ  viendra  nous  juger.  In  Zach., 
105,  t.  Lxxn,  col.  248-249;  In  Luc,  v,  8,  ibid.,  col. 
729;  In  Joan.,  1.  II,  4  (m,  36),  t.  lxxiii,  col.  285. 
Or  les  sanctions  de  ce  jugement  auront  le  caractère 


t;i;i 


MERITE,    LE    MOYEN    AGE 


662 


d'une  véritable  rétribution  :  «  Comme  des  ouvriers, 
les  hommes  y  recevront  le  salaire  convenable  »,  àva- 
Àôycû:;  cba7repavei.  èpyizxi,  tt]v  àvTiîjLioOtav  àno- 
\rfyô[j.evoi.  In  Joan.,  1.  II,  9  (y,  30),  t.  lxxiii,  col.  385. 
Le  patriarche  d'Alexandrie  consacre  ailleurs  tout 
un  long  développement  à  justifier  cette  proportio- 
nalité  des  récompenses  futures.  De  ador.  in  spiritu 
cl  veriiate,  1.  XVI.  t.  lxviii,  col.  1029-1035. 

b)  Pour  saint  Isidore  de  Péluse  également,  bien 
que  les  récompenses  divines  soient  toujours  de  beau- 
coup supérieures  à  nos  peines,  Epist.,  iv,  136,  P.  G., 
t.  lxxviii,  col.  1217,  il  reste  que  «  chacun  recevra 
sa  récompense  auprès  de  Dieu  selon  son  effort  ». 
Epist..  i,  13,  ibid.,  col.  88;  cf.  i,  197,  col.  309;  iv, 
18,  col.  1068.  Même  note  chez  l'ascète  saint  Nil, 
Epist.,  m,  5,  P.  G.,  t.  lxxix,  col.  368. 

c)  Théodoret  a  sur  ce  point  des  affirmations  tout 
à  la  fois  plus  nettes  et  plus  nuancées. 

D'une  part,  il  porte  très  haut  l'estime  des  œuvres 
humaines.  «  Grand,  dit-il,  est  le  prix  de  la  justice  : 
elle  nous  donne  de  l'assurance  auprès  de  Dieu.  » 
In  Is.,  Lvm,  9,  P.  G.,  t.  lxxxi,  col.  457.  A  la  péni- 
tence il  accorde  le  pouvoir  de  contrebalancer  le  péché. 
In  Ps.  xxiv,  18,  t.  lxxx,  col.  1044.  Les  œuvres 
surérogatoires  ont,  à  ses  yeux,  une  valeur  toute  par- 
ticulière, parce  qu'elles  dépassent  les  exigences  strictes 
de  la  loi.  In  Ps.  cxvm,  108,  ibid.,  col.  1856. 

Cependant,  en  raison  de  sa  transcendance,  la  vie 
éternelle  est  une  grâce  et  non  pas  une  salaire.  Tout 
comme  saint  Augustin,  col.  650,  et  Origène,  col.  627, 
il  lit  cette  idée  dans  le  texte  de  saint  Paul,  Rom.,  vi, 
23.  «  Car  la  vie  éternelle,  glose-t-il,  est  un  don  de  Dieu. 
Alors  même  qu'on  aurait  pratiqué  une  parfaite  justice, 
des  peines  temporaires  n'équivalent  pas  à  des  biens 
éternels.  »  In  Rom..,  \i,  23,  t.  lxxxu,  col.  113. 

d)  Il  s'en  faut  du  reste  que  tous  les  mystiques 
fassent  exception.  Témoin  cet  aphorisme  incidem- 
ment émis  par  saint  Jean  Climaque  :  «  Celui  qui 
demande  quelque  chose  à  Dieu  au-dessous  de  son 
mérite,  raxpà  tyjv  éauToû  à^îav,  recevra  sans  nul 
doute  au  delà  de  ses  vœux.  »  Et  le  pieux  auteur  de 
citer  à  la  suite  l'exemple  du  publicain,  qui  sollici- 
tait seulement  la  rémission  de  ses  péchés  et  reçut 
la  justice,  puis  celui  du  bon  larron,  qui  implorait  tout 
juste  un  souvenir  du  Sauveur  et  obtint  d'entrer  le 
premier  en  paradis.  Scala  paradisi,  xxv,  P.  G., 
t.  lxxx™,  col.  1000.  Cf.  ibid.,  schol.  35,  col.  1012. 
Son  livre  entier  n'a  d'ailleurs  pas  d'autre  but  que  de 
prêcher  l'effort  spirituel  et  il  va  de  soi  que  la  céleste 
récompense  est  par  lui  nettement  donnée  comme  la 
«  compensation  »  de  nos  sacrifices  ici-bas.  Ibid., 
xxvi,  col.  1032. 

Toute  cette  théologie  grecque  se  reflète  et  se  résume 
dans  ces  petits  recueils  de  textes  réunis  sous  le  titre 
de  Sacra  parallela  et  qui  se  sont  répandus  sous  le 
nom  de  saint  Jean  Damascène.  Or  l'un  d'eux  a  pour 
objet  d'établir  que  «  Dieu  rend  à  chacun  ce  qui  lui 
est  dû  »  et  l'autre  que  la  récompense  est  «  en  propor- 
tion de  nos  œuvres  ».  Sacra  par.,  litt.  E,  10,  P.  G., 
t.  xcv,  col.  1521-1524;  litt.  K,  11,  t.  xcvi,  col.  83-88. 
Au  terme  près,  c'est  évidemment  tout  le  fond  de  la 
doctrine  du  mérite. 

Mais  il  est  non  moins  clair  qu'elle  est  réduite  aux 
positions  essentielles  de  la  foi.  Bien  loin  de  s'attacher 
à  recueillir  pour  les  féconder  les  principes  posés  par 
les  grands  docteurs  des  m»  et  ive  siècles,  la  théologie 
grecque  semble  les  avoir  laissés  entièrement  tomber. 
L'Occident,  au  contraire,  apparaît  comme  tout  illu- 
miné et  réchauffé  par  les  grandes  doctrines  de  saint 
Augustin.  Et  l'on  a  vu  que  ses  premiers  successeurs 
en  ont  déjà  fait  leur  profit,  en  attendant  que  la  sco- 
lastique  y  trouvât  les  éléments  de  la  synthèse  qui 
restait  encore  à  constituer. 


III.     LA    DOCTRINE   DU     MÉRITE    AU     MOYEN 

AGE.  —  Par  rapport  à  la  théologie  patristique,  la 
scolastique  présente  tout  au  moins  une  indéniable 
originalité   de  méthode. 

Tandis  qu'en  général  les  Pères  ont  abordé  les  pro- 
blèmes relatifs  à  la  foi  sans  plan  préconçu  et  comme 
au  hasard  des  circonstances,  les  théologiens  du 
Moyen  Age  ont  entrepris  l'exploration  systématique 
du  dépôt  révélé.  Il  s'ensuit  que  les  questions  qui 
restaient  éparses  chez  ceux-là,  et  dont  il  faut  chercher 
les  fragments  au  cours  de  leurs  œuvres  exégétiques 
ou  oratoires,  tendent,  chez  ceux-ci,  à  s'organiser  en 
traités  méthodiques.  Le  seul  fait  de  ce  rapproche- 
ment devait  favoriser  la  rigueur  des  analyses  et  la 
clarté  des  synthèses.  Ce  progrès  se  fait  plus  qu'ailleurs 
sentir  dans  les  doctrines  qui,  pour  être  restées  à 
l'arrière-plan  des  grandes  controverses,  sinon  tout 
à  fait  en  dehors,  se  présentaient  dans  un  état  parti- 
culièrement dispersé.  Ainsi  en  est-il  pour  la  théologie 
de  la  grâce  en  général  et  du  mérite  en  particulier,  qui 
peut  être  considérée,  dans  une  large  mesure,  comme 
une   création   du   Moyen   Age. 

Des  problèmes  nouveaux  allaient,  d'ailleurs,  surgir 
devant  l'esprit  des  théologiens.  Il  est  unanimement 
reconnu  qu'une  des  principales  acquisitions  de  la 
théologie  médiévale  sur  celle  de  l'antiquité  est  la 
distinction  plus  explicite  du  naturel  et  du  surnaturel. 
Voir  Augustinisme,  t.  i,  col.  2531.  Ce  qui  devait 
entraîner  comme  conséquence  le  souci  de  préciser 
plus  exactement  la  valeur  des  œuvres  humaines  dans 
chacun  de  ces  deux  ordres,  puis  de  mieux  en  marquer 
le  mutuel  rapport.  Alors  que  la  spéculation  de  saint 
Augustin  se  mouvait  toujours  sur  le  plan  absolu  de 
la  grâce,  au  point  de  sembler  n'en  pas  connaître 
d'autre,  la  préoccupation  s'impose  désormais  du 
plan  naturel  qui  en  est  la  base  et  lui  sert  normalement 
de  préparation.  D'où  la  double  obligation  également 
logique  de  respecter  la  différence  de  ces  deux  ordres 
et  d'en  établir  l'harmonie. 

Sous  l'action  convergente  de  ces  deux  causes,  à 
mesure  que  se  constituait  la  méthode  scolastique  et 
en  fonction  de  la  philosohie  générale  qui  présidait 
à  la  pensée  des  diverses  écoles,  la  doctrine  du  mérite 
allait  recevoir  au  Moyen  Age,  tant  pour  le  fond  que 
pour  la  forme,  un  développement  décisif,  qui  la  mène- 
rait au  point  où  nous  la  trouvons  encore  aujour- 
d'hui. • —  I.  Période  de  préparation.  IL  Période 
d'apogée  (col.  678). 

I.  Période  de  préparation.  —  Ce  progrès,  qui 
devait  être  surtout  l'œuvre  de  la  grande  scolastique, 
est  déjà  préparé  par  l'effort  de   ses  précurseurs. 

1°  Affirmation  dogmatique.  —  Il  serait  aussi  fasti- 
dieux que  superflu  de  longuement  rechercher,  à 
travers  les  écrivains  du  haut  Moyen  Age,  l'attes- 
tation de  la  doctrine  traditionnelle  du  mérite,  qui 
ne  fait  de  doute  pour  personne.  Quelques  indications 
suffiront  à  le  montrer. 

1.  Courants  généraux.  —  D'une  part,  c'est,  en  effet, 
le  moment  où  la  morale  chrétienne  se  condense  de 
plus  en  plus,  à  l'usage  des  jeunes  races  barbares,  en 
observances  ecclésiastiques,  où  les  canons  péniten- 
tiels  établissent,  en  cas  de  faute,  des  tarifs  minu- 
tieux d'œuvres  réparatrices,  cependant  que  l'Église 
entre  dans  la  voie  de  ces  commutations  qui  devaient 
conduire  aux  indulgences.  Voir  Schultz,  loc.  cit., 
p.  245-250,  après  Harnack,  Dogmengeschichte,  t.  m, 
p.  326-329.  C'est  assez  dire  que  le  mérite  humain 
ne  risque  pas  d'être  oublié. 

Mais,  d'autre  part,  la  grâce  ne  l'est  pas  davan- 
tage. Les  protestants  eux-mêmes  veulent  bien  recon- 
naître que  les  tendances  semi-pélagiennes  sont  moins 
sensibles  en  cette  période  qu'elles  ne  le  seront  plus 
tard  et  qu'Augustin  est  le  maître  auquel  on  se  tient  : 


663 


MÉRITE,    ANALYSE    THÉOLOGIQUE  :  SAINT    ANSELME 


664 


il  faudrait  seulement  parler  de  «  crypto-semipéla- 
gianisme  ».  F.  Loofs.  Dogmengeschichte,  p.  539-540, 
Ce  qui  est  une  manière  maussade  et  agressive  de 
rendre  hommage  à  l'équilibre  doctrinal  qui  distingue 
alors  la  théologie  catholique. 

Ainsi  trouve-t-on  chez  l'abbé  Smaragde,  à  côté 
de  passages  où  la  vie  éternelle  est  donnée  comme  une 
rétribution  et  un  fructus  justitiie,  Diadema  monach., 
58,  P.  L.,  t.  en,  col.  (i5,r),  le  texte  de  l'homélie  sur 
Ézéchiel  où  saint  Grégoire  le  Grand  ramène  nos 
mérites  à  un  don  de  Dieu.  Ibid.,  45,  col.  642.  Ce  même 
texte  est  encore  reproduit  par  Hincmar  de  Reims, 
De  prœdest.,  21,  P.  L.,  t.  cxxv,  col.  189-190,  dans  ce 
pelit  dossier  où  sont  réunis  la  plupart  des  témoi- 
gnages similaires  du  saint  pape  relevés  ci-dessus, 
col.  658.  Sous  une  forme  plus  personnelle,  Raban 
Maur  affirme  tout- à  la  fois  le  jugement  divin,  qui 
aura  lieu  ut  cunctis  reddat  nam  propria  mérita,  Carm., 
I,  vm,  16,  P.  L.,  t.  exu,  col.  1593,  et  la  grâce  qui 
ramène  tous  ces  mérites  à  Dieu  :  Tu  merces  operis,  tu 
jaclor,  lu  quoque  doctor.  Ibid.,  vi,  14,  col.  1591;  cf. 
ibid.,  m,  38-39,  col.  1587. 

Les  Épîtres  de  saint  Paul  surtout,  si  souvent  com- 
mentées alors  sous  forme  de  gloses  ou  de  chaînes, 
fournissaient  à  ces  compilateurs  l'occasion  de  résu- 
mer ou  de  reproduire  les  traits  essentiels  de  l'exégèse 
augustinienne.  C'est  ainsi  que,  sur  Rom.,  vi,  21-23, 
on  ne  manquait  pas  de  noter,  avec  l'évêque  d'Hippone 
voir  plus  haut,  col.  650,  que,  si  la  mort  est  le  «  salaire  » 
du  pécheur,  la  vie  éternelle  est,  en  somme,  une  «  grâce  » 
pour  le  juste.  Témoin  la  Glossa  ordinaria  de  Wala- 
frid  Strabon,  In  Rom.,vj,  P.  L.,  t.  exiv,  col.  489-490  : 
Vita  seterna...  sola  gratia  datur  per  Christum,  quia  et 
mérita  ex  gratia...  Cui  redderet  eoronam  juslus  judex, 
si  non  donasset  gratiam  misericors  Pater?  Quomodo 
isla  débita  redderetur  nisi  prius  illa  gratia  gratuilo 
donarelur  '  Voir  de  même  Haymon  d'Halberstadt, 
In  Rom.,  vi,  P.  L.,  t.  cxvii,  col.  418:  Quidquid  autem 
elecli  habenl,  totum  a  gratia  Dei  accipiunt...  et  insuper 
pro  gratia  ista  fidei  et  bonorum  operum  gratis  acci- 
pient  a  Deo  vitam  œternam.  Plus  tard  encore,  on  trouve 
de  semblables  notes  chez  saint  Bruno,  Expos,  in 
Rom.,  vi,  P.  L.,  t.  cliii,  col.  61,  et  chez  Hervé  de 
Bourg-Dieu,  Com.  in  Rom.,  vi,  P.  L.,  t.  clxxxi, 
col.  677-680,  qui  cite  longuement  le  texte  même  de 
saint  Augustin. 

Non  pas  que  le  mérite  disparaisse  chez  aucun  de 
ces  exégètes  ;  mais  il  y  est  nettement  subordonné  à  la 
grâce.  Sans  oublier  celle-ci,  Rathier  de  Vérone  marque 
mieux  la  part  et  les  droits  de  la  collaboration  hu- 
maine, quand  il  promet  les  récompenses  célestes 
Mis  qui  coopérante  Dei  gratia  operalione  sedula  illa 
meruerint  adipisci.  Serm.,  vm,  2,  P.  L.,  t.  cxxxvi, 
col.  738.  Cf.  Hildebert  de  Lavardin,  Tract,  theol., 
28,  P.  L.,  t.  clxxi,  col.  1127  :  Prius  enim  gratia  ope- 
ratur  sine  nobis  et  ibi  nil  meretur  homo...;  sed  post 
ulitur  accepta  volunlate  et  cooperalur  gratiee,  in  quo 
merilum  hominis  est.  Non  enim  meritum  hominis  est 
in  hoc  quod  accepit  bonam  voluntatem...,  sed  in  hoc  ■ 
quod  accepta  ulilur.  De  toutes  manières,  avec  des 
nuances  individuelles  dans  l'expression,  les  éléments 
du  surnaturel  chrétien  restaient  saufs. 

2.  Controverse  prédeslinatienne.  —  Sans  toucher 
proprement  la  question  du  mérite,  la  controverse 
prédestinatienne,  qui  troubla  l'Église  franque  au 
ix«  siècle,  fournit  l'occasion  de  rappeler  et  préciser 
les  principes  augustiniens. 

Dans  le  système  prédestinatien,  le  mérite  ne  jouait 
plus  qu'un  rôle  efiacé.  Tout  en  admettant  que  le 
divin  juge  doit  rendre  à  chacun  selon  ses  œuvres, 
Confessio  prolixior,  P.  L.,  t.  cxxi,  col.  354,  Gottschalk 
tenait  pour  la  prédestination  la  plus  absolue.  D'après 
lui,  si  les  damnés  doivent  être  punis  propler  ipsorum 


mala  mérita,  les  élus  sont  prédestinés  per  gratuitam 
gratiam.    Ibid.,  col.   368. 

On  retrouve  la  même  distinction  dans  les  canons 
du  concile  de  Quicrsy  (853)  :  Quod  autem  quidam  sal- 
vantur  salvantis  est  donum  ;  quod  autem  quidam  pereunt 
pereunlium  est  meritum.  Denzinger-Bannvart,  n.  318; 
Cavallera,  Thésaurus,  n.  861.  Cf.  n.  316  :  Unam 
Dei  pra'dcstinalionem  lanlummodo  dicimus,  quœ  aut 
ad  donum  pertinet  gratiee  (dans  le  cas  des  élus)  aut 
ad  retribulionem  justiliœ  (dans  le  cas  des  réprouvés). 
Il  faut  d'ailleurs  ne  point  perdre  de  vue  que  le  même 
concile,  ibid.,  n.  317,  défend,  contre  Gottschalk, 
l'existence  du  libre  arbitre  :  Habemus  liberum  arbi- 
trium  ad  bonum,  prœvenlum  et  adjutum  gratia.  Ce 
qui  suppose  évidemment  que  les  œuvres  faites  dans 
ces  conditions  ne  sauraient  être  sans  valeur  devant 
Dieu.  Mais  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  la  doctrine 
du  synode  est  ici  rédigée  suivant  ces  formules  stricte- 
ment théocentriques  où  la  considération  de  la  grâce 
prime  tout. 

Une  réaction  ne  pouvait  manquer  de  se  produire. 
Elle  s'exprime  dans  les  canons  du  concile  de  Valence 
(8:;5),  où  l'affirmation  de  la  grâce,  qui  reste  la  base 
de  la  prédestination,  se  complète  par  une  plus  claire 
mention  du  mérite.  Bien  entendu,  les  damnés 
reçoivent  leur  châtiment  ex  merito  propriœ  iniqui- 
tatis.  Can.  2,  Denzinger-Bannwart,  n.  321,  et  Cavallera, 
Thésaurus,  n.  862.  Cf.  can.  3,  n.  322  :...  poznam  malum 
merilum  eorum  sequentem.  En  regard,  les  élus  sont 
prédestinés  par  un  effet  de  la  miséricorde  divine; 
mais  leur  mérite  n'est  pas  pour  autant  supprimé. 
Toute  la  différence  tient  à  la  place  qu'occupe  dans 
les  décrets  divins  la  prévision  de  notre  mérite  dans 
les  deux  cas  :  In  electione  salvandorum,  misericordiam 
Dei  prœcedere  meritum  bonum;  in  damnatione  autem 
perilurorum,  meritum  malum  prœcedere  justum  Dei 
judicium.  Can.  3,  ibid.,  n.  322. 

L'ardeur  et  la  subtilité  même  de  cette  controverse 
sur  le  rôle  du  mérite  humain  dans  l'ensemble  de  la 
prédestination  montre  combien  tout  le  monde  s'accor- 
dait alors  à  le  tenir  pour  réel. 

2°-  Commencements  d'analyse  théologique.  —  Au 
lieu  de  s'attarder  à  ces  affirmations  d'une  foi  depuis 
longtemps  bien  assise,  il  y  a  plus  d'intérêt  à  dégager 
les  précisions  que  la  doctrine  du  mérite  commençait 
dès  lors  à  recevoir  dans  l'œuvre  des  spéculatifs  qui 
posaient  de  loin  les  bases  de  la  systématisation  sco- 
lastique.  Chacun  à  sa  façon,  en  eflet,  les  grands 
théologiens  du  xie  et  du  xne  siècles  apportent  ici  leur 
contingent. 

1,  Saint  Anselme.  —  On  a  souvent  nommé  saint 
Anselme  le  père  de  la  scolastique,  et  avec  raison. 
Bien  que  la  doctrine  du  mérite  ne  soit  pas  de  celles 
sur  lesquelles  sa  réflexion  s'est  directement  exercée, 
son  œuvre  théologique  et  ascétique  ne  laisse  pas 
d'être,  à  cet  égard,  une  précieuse  contribution. 

a)  Le  théologien.  —  En  même  temps  que  la  curio- 
sité philosophique,  le  XIe  siècle  avait  vu  renaître  le 
vieux  problème  de  la  grâce  et  de  la  liberté.  Or  beau- 
coup, paraît-il,  en  arrivaient  à  douter  de  celle-ci  : 
Sunt  nostro  tempore  multi  qui  liberum  arbitrium  esse 
aliquid  penitus  desperant. 

C'est  pourquoi  l'évêque  de  Cantorbéry,  en  affirmant 
la  grâce  et  la  prédestination  divine  qui  en  est  la 
suite,  éprouve  le  besoin  de  défendre  aussi  le  libre 
arbitre.  Et  il  en  fonde  la  réalité  précisément  sur  les 
exigences  de  l'ordre  moral,  qui  comporte  la  rétri- 
bution de  nos  mérites  :  Sed  nec  ullo  modo  esset  cur 
Deus  bonis  vel  malis  pro  meritis  singulorum  juste 
retribueret  si  per  liberum  arbitrium  nullus  bonum  vel 
malum  faceret.  De  concordia  prœsc.  Dei  cum  lib.  arbi- 
trio,  m,  1,  P.  L.,  t.  clviii,  col.  522.  L'homme,  en 
effet,  est  partagé  entre  deux  tendances  :  de  la  pré- 


665 


MÉRITE,    ANALYSE    THÉOLOGIQUE   :  SAINT    ANSELME 


666 


férence  qu'il  accorde  à  l'une  ou  à  l'autre  dépend  toute 
sa  valeur  morale,  Ex  his  duabus  affectionibus  [recti- 
tudinis  aut  commodi],  qua$  etiam  voluntates  dicimus, 
descendit  omne  meritum  hominis,  sive  bonurn,  sive 
malum.  Ibid.,  ni.  12,  col.  537. 

Du  mérite  ainsi  affirmé  par  saint  Anselme  son 
célèbre  Cur  Deus  homo  permet  indirectement  de  pré- 
ciser davantage  la  nature  et  les  conditions.  En  efïet, 
l'analyse  que  le  saint  docteur  y  institue  de  l'œuvre 
rédemptrice  éclaire  corrélativement  sa  conception 
de  l'œuvre  humaine.  On  sait  que  l'évèque  de  Cantor- 
béry  se  propose  d'y  établir  l'absolue  nécessité  de 
l'incarnation  pour  la  réparation  de  notre  péché.  A 
cette  tin,  sa  méthode  générale  consiste  à  démontrer 
que  seul  un  Dieu  fait  homme  était  capable  de  réaliser 
ce  que  l'homme  devait  et  ne  pouvait  accomplir.  Sa 
sotériologie  a  donc  pour  base  une  anthropologie  et 
l'on  peut,  en  conséquence,  retrouver  les  grandes  lignes 
de  celle-ci  à  travers  les  déductions  de  celle-là. 

Le  concept  fondamental  qui  forme  l'armature  et 
l'originalité  du  Cur  Deus  homo  est  celui  de  satisfac- 
tion. Parce  qu'elle  avait  refusé  à  Dieu  l'honneur  qui 
lui  revient,  l'humanité  pécheresse  devait  à  Dieu  une 
satisfaction  correspondante;  mais  elle  était,  en  même 
temps,  hors  d'état  de  la  fournir.  C'est  pour  suppléer 
à  cette  impuissance  que  le  Christ  est  venu  satisfaire 
en  son  lieu  et  place  par  l'acte  de  sa  mort  volontaire. 
Or,  alors  que  l'idée  de  satisfaction  est  ainsi  l'axe 
autour  duquel  roule  tout  le  traité,  il  est  remarquable 
de  voir  subitement  apparaître  à  la  fin,  n,  20,  P.  L., 
t.  CLvra,  col.  429,  celle  de  mérite,  quand  il  s'agit  de 
savoir  comment  nous  est  applicable  l'œuvre  du  Sau- 
veur. 

Quelques  exégètes  subtils,  tels  que  A.  Harnack, 
Dogmengeschichte,  t.  m,  p.  389,404-405,  ont  vu  dans 
cette  dualité  de  thèmes  et  de  termes  une  véritable 
contradiction.  Comment,  en  effet,  le  même  acte 
pourrait-il  être  tout  à  la  fois  une  «  satisfaction  » 
et  un  «  mérite  »,  c'est-à-dire  comporter  en  même 
temps  la  compensation  d'une  dette  et  le  droit  à  une 
récompense?  L'un  ne  doit-il  pas  logiquement  exclure 
l'autre?  Mais  cette  interprétation  rigide  a  trouvé 
des  adversaires  parmi  les  protestants  eux-mêmes. 
Voir  H.  Schultz,  loc.  cit.,  p.  251-258;  F.  Loofs,  Dog- 
mengeschichte, p.  510-511;  J.  Leipoldt,  Der  Begriff 
meritum  in  Anselms  von  Canlerbury  Versôhnungslehre, 
dans  Theol.  Studien  und  Kritiken,  t.  Lxxvn,  1904, 
p.  300-308.  Tous  établissent  avec  raison  que  satis- 
faction et  mérite  sont  des  concepts  qui  peuvent 
coïncider,  ainsi  qu'ils  le  font  normalement  dans  la 
théologie  pénitentielle,  comme  deux  aspects  formels 
d'un  même  acte,  mieux  encore  que  la  satisfaction 
n'est  elle-même  qu'une  sorte  de  mérite  et  qu'elle 
tient  de  là  toute  sa  valeur.  Il  se  peut,  en  effet,  qu'il 
y  ait  un  semblant  d'incompatibilité  entre  ces  deux 
notions  dans  l'ordre  strictement  juridique.  Mais  elle 
n'existe  pas  dans  l'ordre  des  réalités  morales  où  se 
meut  la  pensée  de  saint  Anselme.  Voir  J.  Rivière, 
le  dogme  de  la  Rédemption.  Essai  d'étude  historique, 
Paris,  1905,  p.  311-312.  Car  elles  désignent  ici  un 
seul  et  même  fait,  savoir  la  mort  volontaire  du  Christ, 
auquel  ces  catégories  juridiques  servent  tour  à  tour 
de  vêtement.  Or,  et  c'est  ce  qui  intéresse  la  question 
présente,  cette  analyse  théologique  de  l'œuvre  du 
Christ  est  faite  à  l'aide  de  matériaux  empruntés 
aux  relations   normales  entre   Dieu   et  l'homme. 

Justitiam  hominum  nemo  nescit  esse  sub  lege  ut 
secundum  ejus  quanlitatem  mensura  rétributions  a 
Deo  recompens  fur.  Tel  est  le  principe  fondamental 
que  saint  Anselme  pose,  ou  plus  exactement  suppose, 
à  titre  d'incontestable  postulat  dès  le  début  du 
Cur  Deus  homo,  i,  12,  col.  377,  et  qui  demeure  ensuite 
la  règle  sur  laquelle  se  guide  toute  sa  théologie.  Il 


sous-entend  que  l'homme  a  le  devoir  et  le  moyen  de  se 
créer  un  droit  aux  rétributions  divines. 

Le  moyen  normal  pour  cela  est  d'acquitter  à  Dieu 
la  dette  de  soumission  dont  nous  lui  sommes  rede- 
vables :  Omnis  voluntas  raiionalis  creaturœ  subjecla 
débet  esse  volunluli  Dei...  Hsec  est  justilia,  sive  recliludo 
volunlatis,  quœ  juslos  facii...  Sola  namque  talis  voluntas 
opéra  facit  placila  Deo  cum  potest  operari,  et,  cum 
non  potest,  ipsa  sola  per  se  placet.  Ibid.,  11,  col.  376. 
Et  il  va  de  soi,  sans  que  le  saint  docteur  ait  besoin 
de  le  dire,  que  toute  œuvre  agréable  à  Dieu  mérite 
une  récompense.  Mais  le  problème  se  complique 
en  cas  de  péché.  Car  il  s'agit  alors  d'offrir  à  Dieu  la 
compensation  de  notre  désobéissance  :  Pro  illala 
contumelia  plus  débet  reddere  quam  abstulit.  Or  deux 
conditions  sont  requises  pour  cela.  D'une  part,  le 
pécheur  doit  offrir  à  Dieu  aliquid  quod  placeat  illi 
quem  exhonoravit.  Mais  cette  œuvre  bonne  doit  être 
aussi  une  œuvre  qui  ne  soit  pas  due  par  ailleurs  : 
Hoc  débet  dare  quod  ab  illo  non  posset  exigi  si  alienum 
non  rapuisset.  Voilà  comment  saint  Anselme  définit 
la  satisfaction,  ibid.,  col.  376-377,  et  il  est  bien  évident 
que  cet  acte  moral  et  surérogatoire  qu'elle  requiert 
n'est  pas  autre  chose  que  ce  qui  serait  un  mérite  s'il 
n'y  avait  pas  de  faute  à  réparer. 

Or  l'homme,  d'après  notre  docteur,  est  absolument 
et  essentiellement  incapable  de  réaliser  ces  condi- 
tions, et  cela  entre  autres  raisons  parce  que  toutes  ses 
bonnes  œuvres  sont  déjà  dues  à  Dieu.  Cum  reddis 
aliquid  quod  debes  Deo,  etiamsi  non  peccasti,  non  debes 
computare  hoc  pro  debito  quod  debes  pro  peccato.  Ibid., 
20,  col.  392.  Seul  le  Christ  a  pu  plaire  à  Dieu,  en 
acceptant  la  mort  à  laquelle  il  n'était  pas  tenu. 
Ibid.,  n,  10-11,  col.  408-412.  Voilà  pourquoi  cet  acte 
de  volontaire  sacrifice  a  pu  être  une  satisfaction  pour 
nos  péchés.  Ibid.,  n,  14,  col.  414-415.  Mais,  en  même 
temps,  elle  assurait  à  son  auteur  le  droit  à  une  récom- 
pense :  Eum  qui  tantum  donum  sponte  dat  Deo  sine 
relributione  debere  esse  non  judicabis.  Ibid.,  n,  20, 
col.  428.  Or  le  Christ,  parce  que  Fils  de  Dieu,  n'avait 
pas  de  bien  nouveau  à  recevoir,  pas  plus  que  de  dette 
à  acquitter.  C'est  pourquoi  il  reporte  sur  nous  la 
légitime  rétribution  qui  lui  était  due,  et  c'est  par  là 
que  nous  sommes  sauvés.  Ainsi  donc  la  mort  du  Christ 
nous  rachète  parce  qu'elle  était  indue.  Ce  caractère 
d'offrande  surérogatoire  fait  d'elle  tout  à  la  fois  une 
satisfaction,  en  ce  qu'elle  plaît  à  Dieu  immensément 
plus  que  ne  peuvent  lui  déplaire  nos  péchés,  et  un 
mérite,  en  ce  qu'il  ne  saurait  y  avoir  de  titre  plus 
grand  aux  récompenses  divines  que  cet  acte  de  sublime 
générosité.  D'où  l'on  aboutit  à  dire  qu'aux  yeux  de 
saint  Anselme  le  mérite  en  général  se  caractérise 
comme  une  œuvre  de  sacrifice  facultatif  et  dont  tout 
le  prix  vient  de  ce  que  l'homme  s'y  astreint  sans 
y  être  obligé. 

Mais  on  ne  perdra  pas  de  vue  que  la  mort  du  Christ 
a  aussi  sa  valeur  en  elle-même,  pour  l'héroïque 
fidélité  dont  elle  témoigne  au  service  de  Dieu.  Ipse 
sponte  sustinuit  morlem,  non  per  obedientiam  deserendi 
vitam,  sed  propter  obedientiam  servundi  justitiam, 
in  qua  lam  jortiler  perseveravit  ut  inde  morlem  incurre- 
ret.  i,  9,  col.  371.  Cf.  n,  19,  col.  425-426  :  Si  propter 
justitiam  se  permisit  occidi,  nonne  ad  honorem  Dei 
vitam  suam  dédit  ?...  Cum  injurias  et  contumelias  et 
morlem  crucis...  propter  justitiam  quam  obedienler 
servabat  illala  benigna  patientia  sustinuit,  exemplum 
dédit  hominibus  quatenus  propter  nulla  incommoda  quœ 
sentire  possunt  a  justilia  quam  Deo  debent  déclinent. 
Voir  de  même  Médit.,  vi,  ibid.,  col.  765-766.  Et  il  est 
bien  clair  qu'un  acte  accompli  dans  ces  conditions 
est  éminemment  méritoire.  Ce  qui  tendrait  à  sug- 
gérer que  le  caractère  d'œuvre  surérogatoire  n'est  ici 
qu'une  circonstance  accidentelle,   puisque  le  mérite 


667 


MÉRITE,    ANALYSE    THÉOLOGIQUE    :    ABÉLARD 


668 


peut  déjà  se  vérifier  dans  l'accomplissement  volon- 
taire de  toute  œuvre  conforme  à  la  volonté  de  Dieu. 

En  somme,  la  sotériologie  de  saint  Anselme  oscille 
entre  deux  conceptions  du  mérite,  qu'il  utilise  succes- 
sivement sans  se  décider  entre  elles.  Le  principal  de  sa 
démonstration  semble  reposer  sur  la  notion  juridique 
d'oeuvre  surérogatoire,  et  ce  trait  est  un  de  ceux 
que  des  théologiens  catholiques  ont  dénoncé  comme 
une  des  plus  graves  lacunes  de  son  système.  Voir 
L.  Heinrichs,  Die  Genugtuungstheorie  des  hl.  Anselmus 
von  Canlerbury,  Paderborn,  1909,  p.  79  et  123-127. 
Mais  ceci  tient  peut-être  plus  aux  exigences  de  sa 
construction  dialectique  qu'au  fond  de  sa  pensée, 
puisqu'à  côté  on  trouve  chez  lui,  soit  quand  il  parle 
de  l'homme  en  général,  soit  quand  il  traite  du  Christ 
en  particulier,  le  concept  plus  large  d'oeuvre  morale- 
ment bonne.  Il  semble  même  qu'on  serait  dans  la 
ligne  de  sa  pensée  en  disant  que  ce  dernier  caractère 
est  le  plus  fondamental  et,  à  vrai  dire,  le  seul  essen- 
tiel. 

Dès  lors,  à  rencontre  du  jugement  reçu,  on  abou- 
tirait à  dire  que  le  mérite  de  l'homme,  comme  son 
devoir  normal,  consisterait  pour  Anselme  à  s'incliner 
librement  devant  la  loi  divine.  Quant  aux  actes  de 
pur  conseil,  ils  n'auraient  de  sens  que  pour  mieux 
affirmer  ce  libre  don  de  soi  qui  se  réalise  déjà  d'une 
autre  façon  dans  le  cas  précédent,  et  ils  ne  devien- 
draient proprement  exigibles  que  lorsque  survient 
l'obligation  de  satisfaire  pour  la  dette  du  péché. 

Bien  que  le  Cur  Deus  homo  n'atteigne  pas  formelle- 
ment ces  suprêmes  précisions,  n'est-il  point  déjà 
notable  qu'il  en  suggère  l'idée  et  en  fournisse  les 
matériaux?  En  constituant  une  théologie  scientifique 
de  la  rédemption,  dont  le  mérite  du  Christ  est  le 
centre,  L.  Heinrichs,  op.  cit.,  p.  129-133,  saint  Anselme 
éclairait  du  même  coup  la  doctrine  générale  du  mérite 
qui  lui  sert  de  fondement. 

b)  Le  mystique.  — ■  Si  cette  puissante  ébauche 
doctrinale  ouvre  les  voies  à  l'analyse  didactique  du 
mérite  humain,  les  autres  écrits  de  saint  Anselme 
témoignent  de  la  place  qu'il  lui  fait  dans  la  vie 
réelle  des  âmes. 

A  cet  égard,  il  professe  parfois  un  mysticisme  dont 
les  protestants  ont  pu  se  prévaloir.  Déjà  tout  le 
Cur  Deus  homo,  en  fondant  sur  l'impuissance  radicale 
de  l'homme  l'absolue  nécessité  de  la  rédemption 
par  le  Christ,  est  bien  fait  pour  inspirer  au  croyant 
la  défiance  de  lui-même  et  de  ses  œuvres  propres. 
Ce  sentiment  éclate  en  termes  pathétiques  dans  les 
Méditations,  où  se  lisent  des  paroles  comme  celles-ci  : 
Si  me  judicare  vis  secundum  quod  merui,  certus  sum 
de  perditione  mea.  Médit.,  vi,  t.  CLvm,  col.  740.  Mais 
il  n'est  pas  douteux  qu'il  s'agit  là  de  ce  qui  revient 
à  l'homme  du  chef  de  ses  trop  nombreux  péchés, 
c'est-à-dire  abstraction  faite  du  Christ.  Au  contraire, 
aussitôt  qu'intervient  la  foi  en  notre  Sauveur  et  en 
ses  mérites,  c'est  la  confiance  qui  domine  :  Ergo 
quippe,  conclut  Boson,  Cur  Deus  homo,  n,  20,  col.  429, 
tantam  flduciam  ex  hoc  concipio  ut  jam  dicere  non 
possim  quanlo  gaudio  exultet  cor  meum.  A  cette  foi, 
bien  entendu,  doivent  s'ajouter  nos  œuvres.  Voir 
Justification,  t.  vm,  col.  2121.  Mais  ces  œuvres  sont 
assurées  de  leur  récompense  :  Secundum  eamdem 
justitiam  qua  persévérantes  in  malitia  punit  [Deus]... 
bona  opéra  facientes  seterna  mercede  rémunérât.  Médit., 
iv,  col.  730. 

C'est  pourquoi  l'on  voit  ailleurs  que  l'évêque  de 
Cantorbéry  ne  craint  pas  d'évoquer  la  pensée  de  cette 
rémunération  future  et  de  ses  strictes  exigences  pour 
stimuler  les  âmes  à  l'effort.  Ponite  quotidie  ante  oculos 
vestros  finem  vestrum,  écrit-il.  Certe  non  portabitis 
vobiscum  nec  invenietis  ibi  aliud  quam  mérita  vestra, 
sive  bona  sive  mala.   Videte  quse  mérita  preemisistis. 


Si  plura  bona  quam  mala,  gaudere  potestis;  si  plura 
mala  quam  bona...,  multum  debelis  timere,  prœserlim 
cum  multum  necesse  sil  homini  volenti  salvari  habere 
multo  plura  bona  mérita  quam  mala.  Epist.,  m,  63, 
P.  L.,  t.  eux,  col.  99-100.  Il  n'est  pas  indifférent  de 
noter  que  ces  lignes,  où  sont  si  fortement  affirmées  la 
valeur  en  même  temps  que  la  nécessité  de  nos 
mérites  et  la  légitime  confiance  qu'ils  nous  peuvent 
inspirer,  se  lisent  dans  une  lettre  de  direction.  C'est 
dire  à  quel  point  elles  représentent  les  convictions 
pratiques  de  leur  auteur. 

Au  lieu  donc  d'annihiler  la  nôtre,  l'œuvre  du  Christ 
ne  tend  qu'à  la  provoquer.  Quid  magis  juste  tibi 
reddam  quam  ipsam  [animam]  non  habeo.  Telle  est 
l'impression  que  suggère  à  l'âme  reconnaissante  le 
bienfait  de  la  rédemption.  Médit.,  ix,  col.  758.  II 
est  non  moins  certain  que,  pour  être  méritoires,  nos 
œuvres  doivent  réaliser  les  mêmes  conditions  que 
celles  du  Sauveur,  conditions  que  saint  Anselme 
résume  ailleurs,  Médit.,  xi,  col.  765,  en  cette  formule 
lapidaire  :  Sponle  dédit  de  suo  ad  honorem  Palris. 

2.  Abélard.  —  Tandis  que,  chez  saint  Anselme,  le 
mérite  humain  est  posé  comme  une  sorte  de  postulat 
tacite  et  reçoit  seulement  quelques  éclaircissements 
indirects  par  l'application  qui  en  est  faite  à  l'œuvre 
rédemptrice,  chez  Abélard  ce  concept  commence 
déjà  à  être  étudié  pour  lui-même.  Sans  être  au  premier 
plan  de  sa  théologie,  cette  doctrine  l'a  suffisamment 
retenu  pour  bénéficier  de  ses  analyses  et  souffrir  de 
ses  témérités. 

a)  Mérite  des  infidèles.  —  Une  des  plus  indéniables 
originalités  d 'Abélard  est  l'optimisme  dont  il  fait 
preuve  à  l'égard  des  philosophes  païens.  Voir 
L.  Capéran,  Le  problème  du  salut  des  infidèles.  Essai 
historique,  Paris,  1912,  p.  173-177.  Cette  disposition 
le  porte  à  parler  de  mérite  à  leur  sujet. 

Quod  opéra  misericordise  non  prosint  infidelibus, 
et  contra.  Cette  question  du  Sic  et  non,  141,  P.  L., 
t.  cLxxvm,  col.  1584-1585,  autour  de  laquelle,  sui- 
vant sa  méthode,  il  groupe  des  autorités  pour  et 
contre,  prouve  qu'Abélard  s'est  très  nettement  posé 
le  problème  des  infidèles  et  de  la  valeur  de  leurs 
œuvres.  Sans  le  résoudre  nulle  part  dans  toute  son 
ampleur,  il  lui  a  donné,  pour  son  compte,  une  solu- 
tion favorable  en  ce  qui  concerne  les  meilleurs  et  les 
plus  représentatifs  d'entre  eux,  savoir  les  philo- 
sophes. Inler  quos  quidem  philosophi  tam  vila  quam 
doclrina  claruisse  noscuntur.  Theol.  christ.,  n,  ibid., 
col.  1174;  cf.  col.  1179.  Non  seulement,  en  effet,  il 
leur  attribue  la  connaissance  de  la  vérité  religieuse 
fondamentale,  mais  il  ne  leur  refuse  pas  l'honneur 
d'y  avoir  conformé  leur  conduite,  jusqu'à  devenir 
les  modèles  des  chrétiens  eux-mêmes.  Ces  vertus  ne 
pouvaient  rester  sans  récompense.  Abélard  admet 
que  Dieu  les  appelle  comme  nous  à  la  vie  éternelle  : 
Nam  et  hune  finem  esse  eis  propositum  constat,  de 
perceplione  scilicet  seternse  vitee  quam  et  ipse  Dominus 
nobis  assignavit.  Ils  s'en  sont  rendus  dignes  par  le 
haut  idéal  spirituel  qu'ils  se  sont  toujours  proposé. 
Aussi,  tandis  que  les  Juifs,  attachés  aux  espérances 
terrestres,  ne  peuvent  attendre  qu'une  rétribution 
temporelle  :  nulla  relributio  in  Lege...  exspectanda  est  . 
nisi  prosperilas  terrena,  les  philosophes,  tout  comme 
les  chrétiens,  peuvent  légitimement  espérer  ces  biens 
éternels  dont  ils  ont  fait  le  but  de  leurs  aspirations. 
Qui  hic  transitoria  despiciunt  necesse  est  ut  poliora  his 
sperent  quœ  sunt  œterna.  Voilà  pourquoi,  par  exemple, 
la  mort  imméritée  de  Socrate  lui  méritait  l'éternité 
bienheureuse  :...  super  condemnatione  ejus  ad  mortem 
immerilam  de  promerenda  immortalis  animas  beali- 
tudine.  Ibid.,  col.  1186. 

Plus  loin,  l'auteur  rapporte  les   textes  consolants 
de  saint  Ambroise  sur  le  salut  des  empereurs  Valen- 


669 


MÉRITE,    ANALYSE   THÉOLOGIQUE  :   ABÉLARD 


670 


tinien  et  Gratien,  morts  simples  catéchumènes,  et  il 
en  généralise  aussitôt  la  portée  pour  les  païens  qui 
ont  précédé  l'avènement  du  Christ.  Si  hi  post  Evan- 
gelii  tradilionem,  sine  fide  Jesu  Christi  vel  gralia 
baptismi,  lanta  apud  Deuni  ex  anteactœ  vitse  meriiis 
obtinuerint,  quid  de  philosophis  ante  adventum  Christi, 
tam  fide  quam  vita  clarissimis,  diffidere  cogamur  ne 
indulgenliam  sint  asseculi,  aut  eorum  vila  et  unius 
Dei  cultus...  magna  eis  a  Deo  dona  tam  in  hac  quam 
in  futura  vila  non  acquisierit...?  Ibid.,  col.  1205-1206. 

Ainsi  il  y  a  place  pour  des  «  mérites  »  avant  le 
baptême,  et  qui  peuvent  obtenir  à  ceux  qui  les  possè- 
dent les  «  dons  de  Dieu  »  dans  la  vie  future  aussi  bien 
que  dans  la  vie  présente.  Ce  rapprochement  exclut 
la  possibilité  de  réduire  ces  divines  récompenses  à  des 
biens  temporels  :  c'est  bien,  ici  encore,  la  béatitude 
éternelle  qui  est  accessible  aux  mérites  des  philoso- 
phes païens.  Il  n'est  pas  jusqu'aux  grâces  d'exception 
qui  ne  puissent  devenir  l'objet  de  ce  mérite,  témoin 
le  cas  des  Sibylles,  qui  ont  mérité  le  don  de  prophétie 
par  leur  virginité  :...  Sibyllœ  ex  virginitatis  suie  décore 
spiritum  meruerunt  prophetiœ.  Nouvel  argument  en 
faveur  de  la  récompense  obtenue  par  la  vertu  des 
philosophes  :  Quid  mirum...  si  magna  apud  Deum 
promeruerit  tanta  philosophorum  abstinentia  et  conti- 
nentia?  D'autant  plus  qu'ils  n'avaient  pas  de  pré- 
curseurs pour  les  entraîner  dans  cette  voie  :...  Cum 
hsec  tanta  laudabiliora  in  eis  videantur  et  majori  repu- 
tanda  merito  quanto  minus  ad  hsec  aliorum  prsedica- 
tione  vel  exemplis  incitati  sunt,  sed  propria  ratione 
et  naturalis  legis  instructione  commoti.  Ibid.,  col.  1202. 

A  propos  de  cette  doctrine,  on  a  parlé  d'un 
acheminement  vers  la  notion  de  meritum  congrui. 
H.  Schultz,  loc.  cit ,  p.  259.  C'est  trop  peu  dire;  car 
ce  que  l'auteur  entend  ici  établir,  c'est  que  les  phi- 
losophes, ayant  trouvé  dans  leur  propria  ratio  les 
principes  de  vérité  et  les  règles  de  vie  que  nous  tenons 
de  la  révélation,  en  ont  suffisamment  profité  pour 
mériter  tout  comme  nous  la  récompense  éternelle. 
Du  moment  qu'il  accorde  aux  sages  du  paganisme 
la  même  foi  qu'aux  chrétiens,  n'est-il  pas  rationnel 
qu'il  leur  reconnaisse  les  mêmes  droits?  Il  ne  s'agit 
donc  pas,  dans  la  pensée  d'Abélard,  de  leur  faciliter 
l'accès  à  l'Évangile  en  considération  de  leurs  œuvres, 
mais  plutôt  de  dédoubler  à  leur  profit  l'économie  de 
la  grâce,  dont  le  bénéfice  est  étendu  par  lui  en  dehors 
des  frontières  du  christianisme  aussi  bien  qu'au- 
dedans. 

Ce  hardi  rationalisme  ne  pouvait  pas  survivre  et 
n'a  pas  survécu.  Il  n'en  a  pas  moins  contribué  à 
retenir  la  réflexion  des  théologiens  postérieurs  sur 
les  bonnes  œuvres  accomplies  avant  la  justification 
et  qui  peuvent  servir  de  loin  à  la  préparer. 

b)  Mérite  des  fidèles.  —  A  plus  forte  raison  Abélard 
n'a-t-il  pas  de  doute  sur  le  mérite  des  chrétiens.  Le 
texte  de  saint  Paul,  Rom.,  n,  6  :  Reddet  unicuique 
secundum  opéra  ejus,  est  aussitôt  glosé  par  lui  : 
Id  est  tribuet  ei  quod  meruerit.  Car,  ajoute-t-il,  secun- 
dum qualilalem  opirum  est  qualitas  retributionis.  In 
Rom.,  1.  I,  c.  n,  col.  810.  Saint  Bernard  a  pu  lui 
reprocher  de  compromettre  la  nécessité  de  la  grâce 
par  la  part  trop  grande  qu'il  faisait  au  libre  arbitre  et 
l'une  de  ses  erreurs  condamnées  au  concile  de  Sens 
est  celle-ci  :  Quod  liberum  arbilrium  per  se  su/fîcit  ad 
aliquod  bonum.  Denzinger-Bannwart,  n.  373.  Il  est 
possible  que  cette  impression  ait  pu  se  dégager  de 
certains  passages,  tels  que  In  Rom.,  1.  IV,  c.  ix, 
col.  917-918,  où  il  s'efforce  de  montrer  comment 
l'acceptation  de  la  grâce  dépend  de  nous  et  se  produit 
sine  novo  divinse  gratise  prseeunte  dono. 

Ailleurs  cependant  il  définit  la  grâce  comme  un 
donum  graluilum,  id  est  non  ex  prœcedentibus  meriiis 
collalum,  Ibid.,  1.  I,  c.  i,  col.  797,    et  l'un    des  frag- 


ments conservés  de  son  apologie  contre  l'abbé  de 
Clairvaux,  Opéra,  édit.  Cousin,  t.  n,  p.  731,  met  nette- 
ment cette  grâce  à  l'origine  du  tout  premier  acte 
d'amour  qui  nous  tourne  vers  Dieu  :  Ipsa  enim 
dilectio...  ejjectus  ipsius  Dei  sive  donum  ejus  est  et 
ejus  impulanda  est  gratin:,  anlequam  cliam  nihil 
salulis  possimus  promereri.  D'une  manière  générale,  il 
professe  que  tout  nous  vient  des  mérites  du  Christ, 
de  pleniludine  cujus  nos  accipimus  et  qui  nobis  meriiis 
suis  impetravit  quidquid  boni  habemus.  In  Rom., 
1.  II,  c.  v,  col.  863.  En  tout  cas,  sa  formule  de  sou- 
mission affirme  sans  ambages  l'absolue  nécessité  de 
la  grâce  prévenante.  Fidei  conjessio,  dans  P.  L., 
t.  CLxxvm,  col.  107-108. 

Mais  cette  foi  au  mérite  surnaturel,  dont  il  n'avait 
jamais  cru  ni  voulu  se  séparer,  soulevait  devant  son 
esprit  deux  gros  problèmes  spéculatifs  :  Quœstio  de 
gratia  Dei  et  meriiis  hominum  hoc  loco  se  ingcril  quse 
sint  videlicel  mérita  noslra,  cum  omnij  bona  ejus  tantum 
gratise  tribuenda  sint?  On  a  reconnu  la  vieille  question 
du  mérite  et  de  la  grâce  qui  fut  déjà  posée  par  Ori- 
gène,  voir  plus  haut  col.  627.  L'autre  est  plus  nouvelle 
et  propre  sans  doute  à  notre  théologien  :  Quœrendum 
est  in  quo  mérita  nostra  consistant,  in  voluntate  scilicet 
tantum  an  etiam  in  operatione...,  et  utrum  opus 
exterius...  meritum  augeat?  In  Rom.,  1.  IIIj  c.  iv,  col. 
841-842. 

La  solution  de  ce  double  problème  est  par  lui 
remise  à  son  traité  d'Éthique.  Malheureusement 
l'ouvrage  conservé  sous  ce  titre  ne  contient  rien  sur 
le  premier,  qui  eût  été  de  beaucoup  le  plus  intéres- 
sant. A  défaut  du  maître,  nous  pouvons  du  moins 
entendre  là-dessus  un  de  ses  fidèles  disciples,  l'auteur 
anonyme  de  VEpitome  theologise  christianse.  Sa  réponse 
semble  accuser  une  irréductible  antinomie  entre  les 
deux  concepts  de  grâce  et  de  mérite  :  Cum  de  meriiis 
hsec  disseramus ,  quasi  nulla  esse  videntur  quia  gratia 
meriiis  usque  adeo  repugnare  videtur  quod,  cum  omnia 
ex  gratia  sint,  mérita  non  existant.  On  ne  peut  y 
échapper  qu'en  admettant  un  bon  mouvement  propre 
au  libre  arbitre  :  Nisi  dicamus  quod  homo  ex  se  etiam 
per  liberum  arbitrium  ex  nalura  sua  habeat  diligere 
et  ei  adhserere,  non  possumus  vitare  quin  gratia  meriiis 
noslris  prsejudicare  probetur.  Epitome,  34,  ibid.,  col. 
1755-1756. 

Pour  plus  d'éclaircissements,  l'auteur  renvoie  au 
passage  déjà  cité  du  commentaire  sur  l'Épître  aux 
Romains,  1.  IV,  c.  ix,  où  Abélard  expose  comment, 
sous  l'action  de  la  prédication  chrétienne  et  sans  l'in- 
tervention d'aucune  nouvelle  grâce,  le  libre  arbitre 
réagit  diversement  suivant  ses  bonnes  ou  ses  mauvaises 
dispositions.  C'était  un  premier  essai,  à  tendance 
moliniste,  pour  éclaircir  ce  redoutable  mystère  de 
la  grâce  et  de  la  liberté  qui  devait  tant  occuper  la 
théologie  moderne.  Il  suffit  de  noter  ici  que  la  doc- 
trine du  mérite  en  fut  l'occasion,  sans  se  dissimuler 
d'ailleurs  que  la  solution  esquissée  pouvait  difficile- 
ment sembler  suffisante  tant  qu'elle  n'était  pas  com- 
plétée par  une  théorie  intégrale  du  concours  divin. 

Notre  théologien  s'est  expliqué  plus  explicitement 
sur  le  second  problème,  qui  engageait  toute  la  psy- 
chologie du  mérite.  Après  avoir  posé  le  pour  et  le 
contre  sur  ce  point  dans  le  Sic  et  non,  142,  col.  1585- 
1587,  il  prend  lui-même  franchement  position,  à 
plusieurs  reprises,  pour  dire  que  tout  le  mérite  réside 
dans  la  volonté  et  que  l'œuvre  extérieure  n'y  ajoute 
rien.  Voir  In  Rom.,  1.  I,  c.  h,  col.  810;  Ethica,  7-8, 
col.  650  651,  et  un  texte  semblable  de  sa  Theologia, 
relevé  par  saint  Bernard,  Capitula  hœr.  P.  Abœlardi, 
xn,  P.  L.,  t.  clxxxii,  col.  1052-1053.  Cf.  Epitome, 
34,  col.  1754  1755. 

Sous  le  coup  des  censures  ecclésiastiques,  il  expli- 
quera plus  tard,  Fidei  conjessio,  col.   107-108,  qu'il 


671 


MÉRITE,    ANALYSE    THÉOLOGIQIE    :   SAINT    BERNARD 


67  2 


n'entendait  viser  par  là  que  le  cas  exceptionnel  où  la 
volonté  ne  peut  pas  atteindre  son  terme  normal  : 
Nec  quidquam  merili  apud  Deum  deperire  si  bonw 
volunlalis  af/ectus  a  suo  praepediatur  ef/cclu.  Mais  il 
semble  bien  n'avoir  pas  évité  toute  exagération  ou 
toute  équivoque  sur  ce  point.  C'est  pourquoi  le 
concile  de  Sens  a  pu,  sans  lui  faire  de  tort,  condamner 
la  proposition  suivante  :  Quod  propter  opéra  nec  melior 
nec  pejor  efjiciaiurhomo.  Denzinger-Bannwart,  n.  380. 
"Voir  Abélard,  t.  i,  col.  47-48. 

Jusqu'en  ses  erreurs  ou  ses  imprudences,  la  théo- 
logie d'Abélard  est  révélatrice  des  curiosités  qu'é- 
veillaient, ici  comme  ailleurs,  les  premières  applica- 
tions de  la  méthode  dialectique.  La  voie  était  ouverte 
dans  laquelle  la  scolastique  allait  désormais  s'avancer 
à  grands  pas. 

3.  Saint  Bernard-.  —  Autant  Abélard  incarne  le 
génie  dialectique  de  l'École  naissante,  autant  saint 
Bernard  représente  au  mieux  les  tendances  mystiques 
du  Moyen  Age.  En  conséquence,  il  est  incontesta- 
blement enclin  à  effacer  l'œuvre  de  l'homme  devant 
celle  de  Dieu  et,  de  ce  chef,  il  n'est  pas  d'auteur  dont 
les  protestants  se  réclament  plus  volontiers.  Ses  textes 
occupent  une  large  place  dans  les  dossiers  antica- 
tholiques des  vieux  polémistes  luthériens,  voir  J.  Ger- 
hard, Loci  theol.,  loc.  XVIII,  c.  vm,  n.  10G,  édit. 
Cotta,  t.  vm,  p.  114-116,  et  les  historiens  modernes 
lui  témoignent  encore,  à  cet  égard,  une  significative 
sympathie.  Voir  Justification,  t.  vm,  col.  2121- 
2122.  Il  suffit  pourtant  de  prendre  sa  doctrine  dans 
toute  sa  teneur  pour  se  rendre  compte  qu'elle  ne 
sort  pas  des  cadres  traditionnels. 

a)  Réalité  du  mérite.  —  Selon  les  données  communes 
de  la  foi  et  de  la  morale  chrétiennes,  l'abbé  de  Clair- 
vaux  enseigne  la  valeur  des  œuvres  de  l'homme  et 
leur  souveraine  importance.  Ce  que  Dieu  nous  deman- 
dera au  dernier  jour,  ce  sont  des  mérites  et  non  pas 
des  miracles.  In  Asc.  Domini,  serm.  i,  2,  P.  L., 
t.  clxxxiii,  col.  300-301.  Et  ces  mérites  sont  tels 
qu'ils  donnent  lieu  à  une  remuneratio,  bien  que  nos 
souffrances  d'un  jour  soient  très  peu  proportionnées 
à  la  gloire  éternelle.  Serm.  de  diversis,  i,  7-8,  ibid., 
col.  541-542. 

Toutefois  saint  Bernard  semble  réserver  le  mérite 
aux  œuvres  de  subrogation  :  Si  fiant  digna  esse 
prwmiis,  non  tamen  suppliciis  si  non  fiant,  tandis 
qu'en  accomplissant  les  œuvres  de  précepte  nous 
restons  des  «  serviteurs  inutiles  »  :  Impleta  gloriam 
non  merentur,  et  damnant  contemplorem  et  auclorem 
non  glorificant...  Si  solis  contenti  eslis  prœceplis..., 
liberi  quidem  estis  a  debito,  non  tamen  pro  merito 
gloriosi.  De  prsecepto  et  disp.,  xv,  42-43,  t.  clxxxii, 
col.  884.  Ailleurs  cependant  il  ramène  la  gratia 
merendi  à  trois  éléments  qui  se  trouvent  dans  tout 
acte  moral  :  In  odio  prœteritorum  malorum  et  con- 
templa prœsentium  bonorum  et  desiderio  julurorum. 
Dom.  VI  post.  Pent.,  serm.  m,  6,  t.  CLXxxm,  col.  344. 
Et  nous  verrons  bientôt  qu'il  ne  pose  pas  d'autre 
condition  pour  le  mérite  que  notre  libre  consente- 
ment à  la  grâce.  Sous  peine  de  lui  prêter  la  plus  com- 
plète inconsistance,  il  faut  donc  admettre  que  les 
œuvres  surérogatoires  diffèrent  des  autres,  à  ses  yeux, 
moins  par  la  nature  que  par  le  degré  et  que,  si  elles 
sont  une  source  privilégiée  de  mérite,  elles  n'en  sont 
pas  la  condition  sine  qua  non. 

C'est  pourquoi  l'abbé  de  Clairvaux  affirme  avec 
énergie  l'existence  et  les  privilèges  du  libre  arbitre  :... 
Ubi  nécessitas  est,  libertas  non  est;  ubi  libertas  non 
est,  nec  merilum  ac  per  hoc  nec  judicium.  De  gratia  et 
lib.  arbitrio,  n,  5,  t.  clxxxii,  col.  1004.  Par  là  notre 
volonté  est  sui  quodammodo  juris,  de  manière  à 
pouvoir  se  sauver  ou  se  perdre  par  elle-même  :  Qua- 
tenus  nonnisi  sua  voluntale  aut  mata  fieret  [creatura] 


et  juste  damnaretur,  aut  bona  manerel  e  merito  sal- 
varetur.  Ibid.,  xi,  36,  col.  1020.  Cf.  In  Canlica,  serm. 
lxxxi,  6,  t.  clxxxiii,  col.  1173-1174  -....Inde  homo  ad 
promerendum  polis.  Omne  elenim  quod  jeceris  bonum 
malumre,  quod  quidem  non  facere  liberum  fuit,  merito 
ad  merilum  repulatur...  Ubi  autem  non  est  libertas 
nec  merilum.  —  Quel  que  puisse  être  par  ailleurs  le 
mysticisme  de  saint  Bernard,  on  voit  qu'il  repose  tout 
d'abord  sur  les  bases  fermes  de  l'ordre  moral. 

b)  Nature  du  mérite.  —  Mais,  avec  le  fait  de  la 
liberté  qui  est  la  part  de  l'homme,  il  faut  aussi  poser 
celui  de  la  grâce,  qui  représente  la  part  non  moins 
nécessaire  de  Dieu.  Saint  Bernard  revendiquait  par- 
fois celle-ci  au  point  de  sembler  compromettre  auprès 
de  ses  auditeurs,  comme  il  en  témoigne  lui-même,  la 
réalité  de  nos  mérites  :  Quid  mercedis  speras  vel 
prœmii,  lui  objectait-on,  si  totum  facit  Deus:'  De  gratia 
et  lib.  arb.,  n,  1,  t.  clxxxii,  col.  1001.  Son  traité  n'a 
pas  d'autre  but  que  de  dissiper  cette  apparence 
d'antinomie,  en  établissant  la  nature  et  les  conditions 
du  mérite  humain.  Voir  Bernard  (Saint),  t.  n,  col. 
784.  Tu  forte  pulaveras  tua  le  créasse  mérita,  tua  posse 
salvari  justifia.  A  l'adresse  d'un  contradicteur  qu'il 
suppose  animé  de  ces  sentiments,  il  va  donc  démontrer 
l'égale  nécessité  de  la  grâce  et  de  la  liberté,  la  solu- 
tion du  cas  étant  dans  le  consentement  que  celle-ci 
donne  à  l'action  préalable  de  celle-là.  Quod  ergo  a 
solo  Deo  et  soli  dalur  libero  arbitrio  tam  absque  con- 
sensu  esse  non  potest  accipienlis  quam  absque  gratia 
dantis.  Ibid.,  1-2,  col.  1002. 

Au  terme  de  son  exposé,  saint  Bernard  en  arrive 
à  reprendre,  à  sa  façon  quelque  peu  subtile,  la  doc- 
trine augustinienne  qui  fait  du  mérite  un  don  de 
Dieu  :  Libero  arbitrio  nec  extra  ipsum  quœratur  damna- 
tionis  causa...,  nec  ab  ipso  salutis  mérita  quod  sola 
salvat  miser icordia...  Proinde  non  ei  a  se...,  sed  desur- 
sum  potius  a  Pâtre  luminum  descendere  mérita  puten- 
tur.  Ainsi  donc  on  ne  peut  rien  attribuer  à  la  liberté 
qui  vienne  d'elle-même;  mais  les  dons  de  Dieu  n'en 
sont  pas  moins  destinés  à  devenir  véritablement  notre 
bien.  Dona  sua  quœ  dédit  hominibus  in  mérita  divisit 
et  pr.œmia,  ut  et  prsesentia  per  liberam  possessicnem 
nostra  intérim  fièrent  mérita,  et  jutura  per  gratuitam 
sponsionem  exspectaremus,  imo  expeteremus  ut  débita. 
Ibid.,  xm,  42-43,  col.  1024.  On  remarquera  cette 
précision  de  vocabulaire  qui  réserve  le  nom  de 
«  mérite  »  aux  dona  preesentia.  Quelques  lignes  plus 
bas,  on  lit  ces  termes  formels  :  Bona  vise  sunt  mérita. 
Ce  qui  n'empêche  pas  ces  «  dons  présents  »  d'être 
en  rapport  réel  avec  l'éternité,  puisqu'ils  nous  per- 
mettent, sous  le  bénéfice  des  promesses  divines,  de 
l'espérer,  voire  même  de  la  réclamer  «  comme  un 
dû  ».  Tout  au  plus  peut-on  discerner  entre  les  deux 
cette  nuance  que  la  récompense  est  doublement 
gratuite,  puisque,  en  plus  de  la  grâce  qui  en  est  le 
principe,  elle  implique  un  libre  engagement  du  côté 
de  Dieu.  Mais,  cette  double  condition  une  fois  réalisée, 
il  y  a  un  vrai  mérite  de  notre  part,  c'est-à-dire  un 
titre  à  la  récompense  promise  :  Dei  sunt  procul  dubio 
munera  tam  nostra  opéra  quam  ejus  prœmia,  et  qui 
se  fecit  debilorem  in  illis  (ecit  et  nos  promerilores  ex 
his.  Ibid., 

S'il  peut  en  être  ainsi,  c'est  qu'il  y  a  de  notre  part 
collaboration  à  la  grâce  de  Dieu.  Ibi  itaque  Deus 
homini  bénigne  mérita  constitua  ubi  per  ipsum  et 
cum  ipso  boni  quidpiam  operari  dignanter  institua. 
Ilinc...  promeritores  regni  nos  esse  prœsumimus  quod 
per  consensum  ulique  voluntarium  divinœ  voluntali 
conjungimur.  Ibid.,  45,  eol.  1026.  En  effet,  ce  consen- 
tement qui  fait  tout  le  mérite,  consensus  in  quo  omne 
merilum  consista,  est  encore  une  grâce  de  Dieu,  mais 
aussi  un  fruit  de  notre  liberté:  Consensus  et  opus,  etsi 
non  ex  nobis,  non  jam  tamen  sine  nobis.  Il  faut  distin- 


673 


MÉRITE,    ANALYSE    THÉOLOGIQUE    :   SAINT    BERNARD 


674 


Suer,  avec  saint  Paul,  Phil.,  n,  13,  le  penser,  le  vouloir 
et  le  faire.  Le  premier  vient  de  Dieu  seul;  le  dernier 
peut  souvent  procéder  de  mobiles  peu  moraux;  c'est 
dans  le  second  que  consiste  essentiellement  le  mérite  : 
Tantum  médium  nobis  reputatur  in  merilum.  Notre 
vouloir,  en  effet,  est  toujours  nécessaire  et,  sans  tom- 
ber dans  l'exagération  commise  par  Abélard,  voir 
col.  670,  l'abbé  de  Clairvaux  admet  sans  peine  lui 
aussi,  qu'il  peut  parfois  être  suffisant  :  Valet  itaque 
i nient io  ad  merilum,  actio  ad  exemplum.  lbid.,  xiv, 
46,  col.  1026. 

C'est  que  le  don  de  la  grâce  a  pour  effet  de  restau- 
rer notre  liberté.  Entre  la  creatio  et  la  consummatio,  il 
y  a  place  pour  la  re/ormatio;  et  c'est  là  que  gît  notre 
mérite,  parce  qu'à  la  différence  des  deux  autres  ce 
moment  de  notre  histoire  spirituelle  comporte  un 
élément  qui  dépend  de  nous  :  Sola  quse  nobiscum  quo- 
dammodo  fit  propter  consensum  voluntarium  noslrum  in 
mérita  nobis  repulabitur  re/ormatio.  De  là  procèdent, 
en  effet,  les  diverses  œuvres  saintes  :  Hœc,  cum 
certum  sit  divino  in  nobis  actilari  Spiritu,  Dei  sunl 
munera;  quia  vero  cum  noslrœ  volunlatis  assensu, 
noslra  sunt  mérita,  lbid.,  49-50,  col.    1027-1028. 

Mais,  dans  l'ensemble,  c'est  la  part  de  Dieu  qui 
domine.  Car  la  gloire  ne  nous  est  due  que  parce  qu'il 
nous  l'a  promise  :  Promissum  quidem  ex  misericordia, 
sed  tamen  ex  justitia  persolvendum.  La  «  couronne  de 
justice  i  dont  parle  l'Apôtre,  II  Tim.,  iv,  8,  s'entend 
«  de  la  justice  de  Dieu  et  non  de  la  sienne  propre  »  : 
Justum  quippe  est  ut  reddal  quod  débet;  débet  autem 
qnod  pollicitus  est.  Et  hœc  est  justitia  de  qua  prœsumit 
apostolus  promissio  Dei.  De  même,  la  bonne  volonté 
qui  nous  a  fait  participer  à  cette  justice  et  mériter 
cette  gloire  est  encore  un  don  de  Dieu  :  Si  ergo  a  Deo 
volunlas  est,  et  meritum...  Deus  igitur  auctor  est  meriii 
qui  et  voluntatem  applical  operi  et  opus  explicat  volun- 
tati.  Pris  en  eux-mêmes,  «  ce  que  nous  appelons  nos 
mérites  «,  ea  quee  dicimus  noslra  mérita,  ne  sont  que 
des  germes  d'espérance,  des  indices  de  prédestination 
et,  au  total,  via  regni,  non  causa  regnandi.  lbid., 
51,  col.  1028-1030. 

Tout  en  reconnaissant,  avec  l'Église,  que  la  vie 
surnaturelle  résulte  d'une  coopération  entre  Dieu  et 
l'homme,  on  voit  que  saint  Bernard  s'applique  de 
toutes  ses  forces  à  faire  ressortir  la  prédominance  de 
celui-là  sur  celui-ci.  Autant  sa  théologie  de  la  grâce 
laisse  place  au  mérite,  autant  il  est  certain  qu'elle 
la  réduit  à  son  minimum. 

c)  Valeur  du  mérite.  —  Ces  principes  spéculatifs 
expliquent  l'attitude  pratique  de  dépréciation  dont 
l'abbé  de  Clairvaux  ne  se  départ  presque  jamais  à 
l'égard  du  mérite  humain. 

Avec  tous  les  mystiques,  il  détourne  l'âme  de  s'ap- 
puyer sur  elle-même  :  Periculosa  habilalio  eorum  qui 
in  meritis  suis  sperant;  periculosa  quia  ruinosa.  In 
Ps.  xc,  serm.  i,  3,  t.  CLXxxni,  col.  188.  A  l'encontre 
de  ce  pharisaïsme,  il  prêche  l'abandon  total  à  Dieu  : 
Prœtendat  aller  merilum...;  mihi  autem  adharere  Deo 
bonum  est,  ponere  in  Domino  Deo  spem  meam...  Hoc 
enim  lolum  hominis  merilum,  si  totam  spem  suam 
ponat  in  eo  qui  lolum  hominem  salvum  fecit.  lbid., 
serm.  îx,  5,  et  xv,  5,  col.  218-219,  246. 

Ce  mysticisme  ardent,  où  l'œuvre  de  l'homme  s'ef- 
face devant  celle  de  Dieu,  s'exprime  en  accents  parti- 
culièrement vifs  dans  ses  sermons  sur  le  Cantique  des 
cant iques.  Aon  est  quo  gratia  intret  in  quo  meritum 
occupavil....  Xam,  si  quid  de  proprio  inesl,  in  quantum 
esl,graliam  cedere  illi  neces.se  esl.Deesl  graliœ  quidquid 
meritis  députas.  Nolo  meritum  quod  gratiam  excludat. 
Horreo  quidquid  de  meo  est  ut  sim  meus.  In  Cant., 
serm.  lxvii,  10,   ibid.,  col.  1107. 

Dans  le  sermon  voisin,  les  mêmes  vues  s'appli- 
quent à  l'Église  :  Félix  in  sua   uniuersitate  Ecclesia 

D1CT.   DE  THÉOL.    CATHOL. 


eu  jus  omnis  gloriatio  impar  est  causse...  Nam  et  de 
meritis  quid  sollicita  sit,  cui  de  proposito  Dei  firmior 
suppetil  securiorque  gloriandi  ratio?  A  sa  suite  et  à 
son  exemple,  chacun  doit  s'en  remettre  à  Dieu,  qui 
saura  toujours  accomplir  ses  desseins  :  Faciet,  jaciet, 
nec  deerit  suo  proposito  Deus.  Sic  non  est  quod  jam 
quœras  quibus  meritis  speremus  bona...  Sufpcit  ad 
merilum  scire  quod  non  sufjiciant  mérita.  Mais  l'ora- 
teur d'ajouter,  comme  pour  parer  à  un  reproche  de 
quiétisme,  que  nos  mérites  n'en  sont  pas  moins  néces- 
saires :  Sed,  ut  ad  merilum  satis  est  de  meritis  non 
prœsumere,  sic  carere  meritis  salis  ad  judicium  est... 
Mérita  proinde  habere  cures  :  habita,  data  noveris... 
Perniciosa  paupertas  penuria  merilorum;  prœsumptio 
autem  spiritus  fallaces  divitiie...  Félix  Ecclesia,  cui 
nec  mérita  sine  prœsumplione,  nec  prsesumplio  absque 
meritis  deest.  Mais  de  ces  deux  dangers  que  sont 
l'indigence  et  la  présomption,  il  semble  bien  que  l'abbé 
de  Clairvaux  redoute  surtout  le  dernier,  puisqu'il 
continue  :  Habel  unde  prœsumat,  sed  non  mérita;  habel 
mérita,  sed  ad  promerendum  non  ad  prœsumendum. 
Ipsum  non  prsesumere  nonne  promereri  est  ?  Ibid., 
serm.  Lxvni,  6,  col.  1111. 

En  dehors  de  ces  considérations,  qui  sont  plutôt 
d'ordre  moral  et  pratique,  saint  Bernard  s'applique 
ailleurs  à  marquer,  d'après  Rom.,  vin,  18,  les  limites 
théoriques  du  mérite  en  lui-même  par  rapport  à  la 
gloire  qui  en  est  le  terme  :  De  selerna  vita  scimus  quia 
non  sunt  condignœ  passiones  hujus  lemporis  ad  jutu- 
ram  gloriam,  nec  si  unus  omnes  sustineat.  Neque  enim 
talia  sunt  hominum  mérita  ut  propterea  vita  selerna 
debeatur  ex  jure  aut  Deus  injuriam  aliquam  faceret 
nisi  eam  donaret.  Nam,  ut  taceam  quod  mérita  omnia 
dona  Dei  sunl,  et  ita  magis  propter  ipsa  Deo  debitor  est 
quam  Deus  homini,  quid  sunl  mérita  omnia  ad  tanlam 
gloriam  ?  Ainsi  le  mérite  est  frappé  d'une  double 
insuffisance,  et  parce  qu'il  est  lui-même  un  don  du 
Dieu  qui  le  rémunère,  et  parce  que  cette  rémunéra- 
tion est  immensément  supérieure  à  sa  valeur.  Notons 
en  passant  que  le  thème  était  depuis  longtemps 
classique.  On  peut  saisir  la  même  note,  à  propos  du 
même  texte  de  saint  Paul,  chez  Haymon,  In  Bom., 
vm,  t.  cxvn,  col.  431;  saint  Bruno,  t.  clin,  col.  72; 
Hervé,  t.  clxxxi,  col.  708. 

Cette  humble  reconnaissance  n'est  cependant 
qu'un  début,  initium  quoddam  et  velut  fundamenlum 
fidei.  Il  ne  suffit  pas,  en  effet,  d'admettre  que  nos 
péchés  ne  peuvent  nous  être  remis  que  par  Dieu,  si 
nous  n'avons  l'assurance  qu'ils  nous  sont  remis  effec- 
tivement. De  même,  quel  que  soit  le  déficit  de  nos 
mérites,  encore  est-il  qu'il  faut  en  avoir.  Ita  de  meritis 
quoque,  si  credis  non  posse  haberi  nisi  per  ipsum  non 
sufficit,  donec  libi  pirhibeat  leslimonium  Spiritus  veri- 
tatis  quia  habes  ea  per  illum.  In  Annunt.  B.  Marise, 
serm.  i,  2-3,  t.  clxxxiii,  col.  383-384. 

Quelque  insistance  qu'il  mette  à  réduire  les  mérites 
humains,  on  voit  que  l'abbé  de  Clairvaux  n'entend 
pourtant  pas  supprimer  l'obligation  d'en  acquérir. 
Du  reste,  les  mérites  du  Christ  sont  là  pour  en  com- 
bler les  lacunes.  Saint  Bernard,  en  effet,  ne  peut 
comprendre  le  désespoir  de  Cam,  Gen.,  iv,  13,  nisi 
quod  non  erat  de  membris  Chrisli  nec  pertinebat  ad 
eum  de  Chrisli  merilo,  ut  suum  prœsumeret,  suum 
diceret  quod  illius  est,  lanquam  rem  capilis  membrum 
[suam  dicit].  C'est  définir  par  contraste  la  position 
du  chrétien,  qui  peut  et  doit  s'approprier,  en  tant  que 
membre  du  corps  mystique,  les  mérites  de  son  divin 
chef.  Aussi  l'orateur  de  s'écrier,  au  nom  de  cette 
solidarité  sainte  :  Memn  proinde  merilum  miseratio 
Domini.  Non  plane  sum  meriti  inops  quumdiu  ille 
miserationum  non  fueril.  Quod  si  misericordiœ  Domini 
mullui,  multus  nihilominus  ego  in  meritis  sum.  In 
Cant.,  serm,  lxi,  4-5,  ibid.,  col.  1072-1073. 


X 


22 


G75 


MÉRITE,    PREMIÈRE    SYNTHÈSE    :    PIERRE    LOMBARD 


676 


«  A  cette  époque  pas  plus  qu'aujourd'hui,  écrit 
du  haut  Moyen  Age  H.  Schultz,  loc.  cit.,  p.  261,  la 
piété  catholique  ne  trouvait  de  contradiction  entre 
la  doctrine  augustinienne  de  la  grâce  et  la  doctrine  du 
mérite.  Même  quand  on  attribue  tout  à  la  grâce,  le 
but  suprême  qu'on  poursuit  est  encore  la  rémunéra- 
rion  du  mérite  selon  les  règles  de  la  justice.  »  De  cet 
état  d'âme  il  n'est  pas  de  témoin  plus  représentatif  que 
l'abbé  de  Clairvaux. 

Tout  au  plus  peut-on  dire  qu'il  insiste  de  préférence 
sur  la  grâce.  Mais  ce  mysticisme  n'est  pas  seulement 
une  vive  expression  de  cette  piété  chrétienne  qui 
continuera  toujours  à  survivre  sous  l'armature  rigide 
de  l'École  :  il  olfre  en  lui-même  un  intérêt  théologique. 
Par  là  saint  Pernard  se  rattache,  en  effet,  à  la  tra- 
dition de  saint  Anselme  et,  plus  loin  encore,  de  saint 
Augustin.  Or  il  n'est  pas  peu  curieux  de  constater  que 
cette  préoccupation  mystique  se  trouve  rejoindre, 
par  un  autre  chemin,  les  scrupules  dialectiques 
d'Abélard,  col.  070,  pour  compléter  et,  au  besoin, 
corriger  ce  que  la  considération  exclusive  du  mérite 
humain  aurait  pu  entraîner  d'excessif. 

3°  Premier  essai  de  synthèse  :  Pierre  Lombard.  — 
Il  restait  à  dégager  ces  éléments  épars  et  à  les  insérer 
dans  un  cadre  scolaire  pour  les  soumettre  à  l'inves- 
tigation méthodique  des  théologiens.  Ce  fut  l'œuvre 
de  Pierre  Lombard.  Sans  doute  les  matières  relatives 
à  la  grâce  restent  encore  dispersées  en  divers  endroits 
■du  livre  des  Sentences;  mais,  en  dépit  de  cette  expo- 
sition fragmentaire,  «  la  doctrine  du  mérite  ne  s'y 
présente  pas  moins,  dans  ses  grandes  lignes,  telle 
qu'elle  devait  rester  la  propriété  définitive  du  catho- 
licisme ».  H.  Schultz,  loc.  cit.,  p.  264.  Et  comment 
l'importance  de  cette  constatation  ne  serait-elle  pas 
décuplée  par  le  fait  que  cet  ouvrage  allait  servir  de 
manuel  à  tous  les  maîtres  des  siècles  suivants? 

1.  Nature  du  mérite.  —  Sous  forme  de  verbe  ou  de 
substantif,  le  concept  de  mérite  est  familier  à  Pierre 
Lombard,  sans  que  nulle  part  il  éprouve  le  besoin 
de  le  définir.  On  le  rencontre  abondamment  dès  le 
livre  I,  dist.  XLI,  à  propos  de  la  prédestination; 
plus  tard  encore,  quand  il  s'agit  d'expliquer  la  des- 
tinée des  créatures  :  anges,  1.  II,  dist.,  III,  c.  vi,  et 
dist.  V,  c.  vi,  ou  premier  homme,  1.  II,  dist.  XXIV, 
c.  i,  en  attendant  qu'il  se  multiplie  au  cours  des  ques- 
tions relatives  à  la  grâce,  ibid.,  dist.  XXVI-XXVII. 
Mais  partout  il  est  employé,  utilisé  ou  discuté  comme 
un  terme  usuel  et  qui  s'entend  de  lui-même  sans  autre 
explication. 

Quelques  réflexions  incidentes  permettent  cepen- 
dant de  voir  la  notion  que  le  Lombard  se  fait  du 
mérite.  Ce  terme  a  parfois  son  sens  général  et  étymo- 
logique de  droit  à  une  sanction  quelconque  :  c'est 
ainsi  qu'il  est  parlé  de  meriium  obduralionis  et  mi- 
sericordiœ,  1.  I,  dist.  XLI,  c.  i,  édition  de  Quaracchi, 
p.  253.  Mais  il  s'entend,  d'ordinaire,  au  sens  précis 
de  bonum  remunerabile,  1.  II,  dist.  XXIV,  c.  i, 
p.  420,  c'est-à-dire  de  droit  à  une  récompense,  et 
cela,  bien  entendu,  dans  l'ordre  surnaturel.  Voilà 
pourquoi  le  mérite  sans  autre  qualificatif  est  toujours 
synonyme  de  ce  que  le  maître  des  Sentences  appelle 
ailleurs  meritum  vitve  ou  meriium  salutis,  1.  II,  dist. 
V,  c.  m,  p.  327.  De  même  en  est-il  pour  le  verbe 
mereri,  qui  se  rencontre,  sans  difficulté  ni  équivoque, 
en  des  propositions  absolues  comme  celle-ci  :  Natu- 
ralem  habebant  [angeli]  dilectionem...,  per  quam  tamen 
non  merebanlur.  L.  II,  dist.  III,  c.  vi,  p.  323. 

Dans  la  catégorie  des  actes  méritoires  entrent 
toutes  nos  vertus,  c'est  à-dire  tout  d'abord  la  foi, 
puis  la  charité  et  les  œuvres  qui  en  découlent.  Voir 
1.  I,  dist.  XLI,  c.  xxn,  p.  255,  et  1.  II,  dist.  XXVII, 
c.  vin,  p.  448-449.  Les  épreuves  providentielles  de  la 
vie  sont  une  occasion  de  mériter.  L.  IV,  dist.  XV,  c.  n, 


p.  829.  Il  va  de  soi  que  ces  divers  mérites  varient 
suivant  la  qualité  des  œuvres,  mais  aussi  des  inten- 
tions. L.  IV,  dist.  XXXIII,  c.  ii,  p.  950.  A  la  base  de 
tous,  P.  Lombard  demande  une  action  positive  et'de 
caractère  pénible  :  Declinure  enirn  a  malo  semper  vital 
pœnam,  sed  non  szmper  merelur  palmam.  La  simple 
résistance  à  la  tentation  n'aurait  pas  été  méritoire 
pour  le  premier  homme,  pas  plus  qu'elle  ne  le  fut 
pour  les  bons  anges,  parce  qu'ils  n'avaient  à  lutter 
contre  aucune  inclination  au  mal.  Mais  il  en  va  autre- 
ment pour  nous,  quia  ex  peccali  corruplela  proni 
sunl  ad  lapsum  gressus  noslri.  L.  II,  dist.  XXIV,  ci, 
p.  420-421.  De  sorte  que,  pratiquement,  il  y  a  pour 
nous  mérite  dans  l'abstention  du  mal  tout  autant 
que  dans  l'accomplissement  du  bien  :  Vniuersœ  viw 
Domini...  sunl  juslitia  qua  a  malo  declinamus  et  mise- 
ricordia  qua  bonum  facimus;  in  his  enim  duabus 
omne  bonum  meritum  includilur.  L.  IV,  dist.  XL VI, 
c.  v,  p.  1017. 

2.  Conditions  du  mérite.  —-Dans  le  mérite  doivent 
simultanément  intervenir  l'action  de  Dieu  et  celle 
de  l'homme.  —  Voilà  pourquoi,  qu'il  s'agisse  des 
anges,  1.  II,  dist.  V,  c.  n,  p.  327,  ou  des  premiers 
parents,  ibid.,  dist.  XXIV,  c.  ii-m,  p.  421,  le  Maître 
des  Sentences  note  expressément  qu'ils  avaient,  les 
uns  et  les  autres,  le  privilège  du  libre  arbitre.  Par  où 
il  faut  entendre  une  habilitas  volunlatis  et  rationis... 
ad  utrumlibet,  ibid.,  dist.  XXV,  c.  i,  p.  428.  Sans  cela 
on  doit  dire  avec  saint  Bernard,  voir  plus  haut, 
col.  671,  qu'il  n'y  aurait  pas  de  mérite  :  Ubi  néces- 
sitas, ibi  non  est  liberlas;  ubi  non  est  liberlas,  nec 
volunlas  et  ideo  nec  meritum.  Ibid.,  c.  vm,  p.  433.  — 
Mais  la  grâce  n'est  pas  moins  nécessaire.  Une  des 
caractéristiques  de  Pierre  Lombard  est  *  le  maintien 
délibéré  de  la  doctrine  augustinienne  de  la  grâce  ». 
H.  Schultz,  p.  265.  Non  content  de  reprendre,  en 
général,  l'enseignement  de  saint  Augustin,  De  hœresi 
pelagiana,  1.  II,  dist.  XXVIII,  c.  i-m,  p.  452-456, 
il  requiert  spécialement  pour  les  anges  la  gratiu 
coopérons  sine  qua  non  potest  proficere  rationalis 
creatura  ad  meritum  vîtse,  1.  II,  dist.  V,  c.  m,  p.  327, 
et  tout  de  même  pour  le  premier  homme,  en  mar- 
quant bien  qu'il  s'agit  d'un  secours  surajouté  aux 
dons  natifs  que  lui  assure  la  création  :  Poterat  qui- 
dem  per  illud  auxilium  gratise  creationis  resistere 
malo...;  sed  non  poterat  sine  alio  gratise  adjulorio 
spiritualiler  vivere  quo  vilam  mereretur  wternam. 
L.  II,  dist.  XXIV,  ci,  p.  419. 

A  fortiori  l'humanité  déchue  a-t-elle  besoin  d'une 
grâce  qui  répare  en  elle  les  blessures  du  péché  : 
Cum  per  gratiam  fuerit  reparata,  dicitur  liberlas  ad 
bonum  faciendum,  quia  anlc  gratiam  libéra  est  voluntas 
ad  malum,  per  gratiam  vero  libéra  fil  ad  bonum.  L.  II, 
dist.  XXV,  c.  vm,  p.  434,  435.  Par  où  il  faut  entendre 
un  secours  divin  qui  précède  {gratia  operans)  et  accom- 
pagne (gratia  coopérons)  tous  les  actes  de  notre 
volonté.  Ibid.,  dist.  XXVI,  c.  i-n,  p.  436-437.  Dans 
tous  les  cas,  cette  grâce  est  absolument  gratuite  :... 
Alioquin  jam  non  esset  gratia,  si  ex  merito.quod  essct 
ante  gratiam  daretur.  L.  II,  dist.  V,  c.  v,  p.  328.  Cf. 
ibid.,  dist.  XXVI,  c.  m  et  vu,  p.  438  et  443  :  Gratia 
prœvenit  bonum  volunlatis  meriium...  Dalur  autem 
gratuita,  quia  nil  boni  ante  feceramus  unde  hoc  mere- 
remur.  Le  don  initial  de  la  foi  lui-même  ne  fait 
pas  exception.  L.  II,  dist.  XXVI,  c  iv,  p.  441.  C'est 
pourquoi  la  prédestination  n'a  rien  à  voir  avec  nos 
mérites.  L.  I,  dist.  XLI,  p.  253-259. 

Il  faut  donc  concevoir  qu'il  y  a  collaboration  entre 
Dieu  et  l'homme.  Car  l'action  de  la  grâce  ne  se  produit 
pas  sans  le  concours  de  notre  libre  volonté  :  Si  vero 
ex  libero  arbilrio  vel  ex  parle  est  [virtus],  jam  Deus  non 
solus  sine  homine  eam  farit.  Elle  est  comme  la  pluie 
qui  féconde  la  terre,  mais  sous  l'influence  de  laquelle 


MÉRITE    CHEZ    LES    SCOLASTIQUES  :  TRAITS    GÉNÉRAUX 


678 


la  terre  à  son  tour  réagit  pour  faire  fructifier  les 
germes  déposés  dans  son  sein.  L.  II,  dist.  XXVII, 
c.  vi,  p.  -117.  De  ce  chîf,  assurément,  le  rôle  principal 
revient  à  la  grâce,  mais  sans  préjudice  du  rôle  secon- 
daire qui  dépend  de  nous,  Gratia  gratis  data  inlelli- 
gUur  ex  qua  incipiuni  bona  mérita.  Quœ  cum  ex  sola 
gratin  esse  dicantur  non  excluditur  liberum  arbitrium, 
quia  nullum  est  meritum  in  homine  quod  non  sit 
per  liberum  arbitrium.  Sed  in  bonis  merendis  prin- 
cipalitas  gratin;  aitribuilur,  quia  principalis  causa 
bonorum  meritorum  est  ipsa  gratia  qua  excilatur  libe- 
rum arbitrium  et  sanatur  alque  ad/uvatur  voluntas 
hominis  ut  sit  bona.  Ibid.,  c.  vu,  p.  448. 

3.  Réalité  du  mérite.  — ■  Aussitôt  que  ces  conditions 
sont  réalisées,  le  mérite  devient  effectif. 

Or  elles  le  sont  tout  d'abord,  et  d'une  manière 
éminente,  dans  la  sainte  humanité  du  Christ.  Voilà 
pourquoi,  alors  que  le  Lombard  n'a  pas  retenu  le 
concept  anselmien  de  satisfaction,  il  applique  au 
Sauveur  celui  de  mérite,  autour  duquel  s'organise 
toute  sa  théologie  de  la  rédemption.  L.  III,  dist. 
XVIII,  p.  628-634.  Cf.  J.  Rivière,  Le  dogme  de  la 
Rédemption.  Essai  d'étude  historique,  p.  346-351.  — 
Mais  ce  mérite  du  Christ  laisse  place  au  nôtre.  Sans 
proprement  éprouver  le  besoin  d'en  établir  la  réalité, 
le  maître  des  Sentences  se  contente  de  le  déduire  de 
la  collaboration  que  la  grâce  a  pour  effet  d'instituer 
entre  Dieu  et  l'homme  :  Gratia  preeveniens...  non  usus 
liberi  arbilrii  est...,  qui'  nobis  est  a  Deo,  non  a  nobis. 
Usus  vero  bonus  arbitra  et  ex  Deo  est  et  ex  nobis,  et 
ideo  bonum  meritum  est  :  ibi  enim  solus  Deus  operalur, 
hic  Deus  et  homo.  L.  II,  dist.  XXVII,  c.  xi,  p.  450. 

Notre  mérite  a  tout  d'abord  pour  objet  l'accroisse- 
ment même  de  la  grâce  :  Ipsa  enim  gratia  non  est 
otiosa;  sed  meretur  augeri,  ut  aucta  mereatw  et  per- 
fici.  Ibid.,  c.  i,  p.  444.  Cet  achèvement  réside  dans 
les  récompenses  de  la  vie  présente  et  de  la  vie  future  : 
Isti  boni  motus  vel  affectus  mérita  sunt  et  dona  Dei, 
quibus  meremur  et  ipsorum  augmentationem  et  alia 
quae  consequenter  hic  et  in  futuro  nobis  apponuntur. 
Ibid.,  c.  vin,  p.  449.  En  particulier,  les  mérites  acquis 
ici-bas  marquent  la  mesure  dans  lequelle  les  défunts 
peuvent  profiter  des  suffrages  des  vivants.  L.  IV, 
dist.  XLV,  c.  h,  p.  1006. 

Tout  ceci  ne  peut  être  vrai  que  des  fidèles.  Les 
infidèles  cependant  ne  sont  pas  incapables  de  tout 
bien.  L.  II,  dist.  XXVI,  c.  iv,  vu,  et  dist.  XLI,  c.  i-n, 
p.  441,  443,  523-525.  Pierre  Lombard,  qui  leur  recon- 
naît expressément  cette  faculté,  ne  doit-il  pas  logi- 
quement admettre  que  ce  bien  ne  reste  pas  sans  récom- 
pense? D'aucuns  attribuaient  à  ces  œuvres  une  cer- 
taine valeur  en  vue  de  la  justification  :...  Aliqui  non 
adeo  mali  sunt  ut  mereantur  sibi  graliam  non  impertiri. 
Nullus  enim  gratiam  mereri  potest  perquam  justificalur; 
polest  tamen  mereri  ut  non  upponalur,  ut  penilus  abji- 
ciatur...  Alii  vero  ita  vivunt  ut,  elsi  non  mereantur 
graliam  juslificalionis,  non  tamen  merentur  omnino 
repelli  et  gratiam  sibi  subtrahi.  L.  I,  dist.  XLI,  c.  h, 
p.  256.  On  a  parfois  attribué  au  maître  lui-même,  par 
exemple  H.  Schultz,  p.  266,  cette  opinion  dont  il 
se  fait  le  rapporteur,  alors  qu'il  l'écarté  pour  son 
compte  en  ces  termes  péremptoires  :  Sed  hoc  frivolum 
est.  Sans  qu'il  ait  précisé  nulle  part  son  point  de  vue, 
on  peut  croire  qu'il  n'admettait,  lui  non  plus,  pour  les 
infidèles  que  cette  récompense  terrestre  que  ne  leur 
refuse  pas  saint  Augustin.  Il  n'y  a  donc  pas  lieu  de 
ranger  Pierre  Lombard  parmi  les  ancêtres  du  mérite 
de  congruo.  Mais  on  retiendra  qu'il  témoigne  de  la 
tendance  naissante  qui  allait  bientôt  accréditer  ce 
concept. 

4.  Valeur  du  mérite.  —  Chaque  fois  que  le  Maître  des 
Sentences  parle  du  mérite,  c'est,  tout  naturellement, 
comme  d'un  titre  aux  faveurs  divines.  Il  tient  ce  titre 


pour  nécessaire  autant  que  pour  efficace.  Sans  lui, 
en  effet,  l'espérance  serait  une  vaine  présomption  : 
Est  enim  [spes]  certa  exspectatio  futures  beatitudinis 
veniens  ex  Dei  gratia  et  ex  meritis  prœcedentibus... 
Sine  meritis  enim  aliquid  sperare  non  spes  sed  prœ- 
sumptio  dici polest.  L.  III,  dist.  XXVI,  ci,  p.  670-671. 
Mais  avec  lui  l'âme  peut  se  tenir  en  paix,  puisque,  au 
dernier  jour,  le  juste  juge  doit  rendre  à  chacun  secun- 
dum  mérita.  L.  IV,  dist.  XXVI,  c.  i,  p.  1013. 

Aussi  Dieu  est-il  appelé  distri  butor  et  judex  meri- 
torum. Ibid.,  c.  ni,  p.  1015,  1016.  Cf.  c.  v,  p.  1017  : 
Requirendo  mérita  justiliam  exhibebit.  Le  mérite  a 
tellement  d'importance  dans  l'économie  providentielle 
que  les  anges  eux-mêmes,  chez  qui  la  récompense  a 
précédé  le  mérite,  n'en  sont  pas  moins  appelés,  sui- 
vant une  opinion  qui  a  les  préférences  du  Lombard, 
à  la  mériter  ensuite  rétrospectivement  per  obsequia 
nobis  exhibila  ex  Dei  obedientia  et  reverentia.  D'autres 
allaient  plus  loin  et  voulaient  qu'ils  l'eussent  méritée 
en  vertu  de  la  grâce  même  de  leur  confirmation  .  L.  II, 
dist.,  V,  c.  vi,  p.  329. 

Bien  que  Pierre  Lombard  n'exprime  nulle  part  de 
réservé  sur  la  valeur  de  nos  œuvres,  il  n'en  recueille 
pas  moins  la  doctrine  augustinienne,  déjà  bien 
connue,  selon  laquelle  nos  mérites  sont  des  dons  de 
Dieu  et  la  vie  éternelle  elle-même,  en  définitive,  une 
grâce  :...  Ex  gratia,  quee  non  est  meritum  sed  facit,... 
proveniunt  mérita  nostra...  alque  bona  opéra  quœ 
Deus  rémunérai  in  nobis,  et  hmc  ipsa  sunt  Dei  dona. 
L.  II,  dist.  XXVII,  c.  x,  p.  449-450.  Les  principaux 
textes  de  l'évêque  d'Hippone  sont  également  par  lui 
rapportés  m  extenso  dans  son  commentaire  de  l'É- 
pître  aux  Romains,  vi,  21-23,  P.  L.,  t.  cxci,  col.  1412- 
1413.  Cf.  ibid.,  x,  16-17,  col.  1479;  In  I  Cor.,  xv, 
10-19,  col.  1676. 

Sur  la  doctrine  du  mérite  comme  sur  les  autres, 
le  Maître  des  Sentences  a  bien  réuni  tous  les  éléments 
essentiels  de  l'ancienne  tradition,  avec  çà  et  là  une 
première  amorce  des  questions  qu'ils  commençaient 
à  poser  devant  la  réflexion  des  spéculatifs.  Les  maté- 
riaux étaient  prêts  et  les  plans  dressés  pour  l'édifice 
doctrinal  que  la  grande  scolastique  allait  entreprendre 
de  bâtir. 

IL  Période  d'apogée.  —  Comme  tant  de  doctrines 
restées  jusqu'alors  à  l'arrière-plan  des  préoccupations 
théologiques,  celle  du  mérite  allait,  à  partir  du  xm* 
siècle,  faire  l'objet  d'une  étude  méthodique,  d'où  elle 
sortirait  avec  sa  physionomie  à  peu  près  définitive. 
Ici  peut-être  encore  plus  qu'ailleurs,  les  résultats 
obtenus  par  l'École  se  sont  tellement  bien  incorporés 
à  notre  enseignement  actuel,  qu'à  les  retrouver  dans 
l'histoire  chacun  éprouve  l'impression  de  parcourir 
un  terrain  déjà  familier.  Quelques  indications  géné- 
rales suffiront,  en  conséquence,  à  marquer  ce  qu'ils 
peuvent  offrir  de  neuf. 

1°  Traits  généraux  de  la  théologie  scolastique  du 
mérite.  —  Dans  le  développement  historique  de  cette 
doctrine,  la  période  scolastique  se  caractérise  par 
quelques  traits  distinctifs  qu'il  faut  tout  d'abord 
relever.  Ils  expriment  sur  ce  point  particulier  le  pro- 
grès général  que  représente  la  théologie  médiévale 
par  rapport  à  celle  des  siècles  antérieurs. 

1.  Élaboration  didactique  de.  la  doctrine  du  mérite.  — 
Tant  chez  les  Pères  que  chez  les  premiers  scolastiqucs, 
la  doctrine  du  mérite  ne  se  rencontre  jamais  qu'à 
l'état  épars,  au  cours  d'expositions  théologiques  ou 
exégétiques  d'un  autre  ordre,  et  comme  une  notion 
plutôt  supposée  connue  que  proprement  étudiée. 
D'où  il  suit  nécessairement  que  l'analyse  en  reste 
incomplète  et  sommaire.  La  scolastique  allait  mettre 
fin  à  cette  double  infériorité. 

Et  d'abord  elle  assure  au  mérite  la  place  cj ni  lui  re- 
vient dans  l'inventaire'  méthodique  des  vérités  de  la  foi. 


679      MÉRITE    CHEZ    LES    SCOL ASTIQUES   :    ECOLES    ET    TENDANCES      680 


Sans  présenter  à  cet.  égard  une  synthèse  de  tous 
points  achevée,  Pierre  Lombard  n'en  offrait  pas  moins 
une  première  ébauche  de  groupement  matériel  dont 
les  suggestions  ne  pouvaient  manquer  de  porter  leurs 
fruits  chez  ses  commentateurs.  La  question  générale 
du  mérite  revient  à  deux  endroits  principaux  des 
Sentences  :  à  propos  déjà  de  la  prédestination,  1.  II, 
dist.  XLI,  mais  surtout  dans  ces  distinctions  XXIV- 
XXVIII  du  livre  II  qui  constituent  comme  un  premier 
traité  de  la  grâce.  Des  applications  en  sont  faites  tour 
à  tour  aux  anges,  1.  II,  dist.  V,  au  premier  homme, 
1.  II,  dist.  XXIX,  et  plus  encore  au  Christ,  1.  III, 
dist.   XVIII. 

Ces  indications  du  Lombard  sont  maintenues  et 
accentuées  dans  le  résumé  classique  de  maître  Ban- 
dinus.  Voir  en  particulier,  P.  L.,  t.  cxcii,  col.  1019, 
1056,  1079-1080.  Elles  donnent  naissance  à  des  disser- 
tations en  règle  dans  les  grands  commentaires  posté- 
rieurs. C'est  ainsi  que,  sur  la  distinction  XXVII  du 
livre  II,  saint  Bonaventure  greffe  tout  un  long  article  : 
De  gratia  in  comparationc  ad  meriti  exercilium,  édit.  de 
Quaracchi,  t.  ri,  p.  661-672.  La  distinction  suivante  : 
De  potestate  liberi  arbitrii  sine  gratia,  lui  fournit 
l'occasion  de  préciser  la  valeur  des  œuvres  prépara- 
toires à  la  grâce.  Ibid.,  p.  681-692.  Sans  compter  que 
beaucoup  de  questions  générales  relatives  au  mérite 
interviennent  à  propos  de  l'état  du  premier  homme, 
dist.  XXIX,  a.  1,  q.  n,  p.  687-699;  a.  2,  q.  n,  p.  703; 
a.  3,  q.  ii,  p.  706-708,  puis  encore,  plus  tard,  au  sujet  de 
l'œuvre  méritoire  du  Christ.  L.  III,  dist.  XVIII,  t.  m, 
p.  380-396.  Moins  étendu,  le  commentaire  de  saint 
Thomas  introduit  cependant  aux  mêmes  endroits  les 
éléments  essentiels  de  la  théologie  du  mérite.  Voir 
In  Ilam  Sent.,  dist.  XXVII,  a.  3-6  et  dist.  XXIX,  a.  4, 
Opéra  omnia,  édit.  Vives,  t.  vni,  p.  366-372  et  391-392; 
In  IIIam  Sent.,   dist.  XVIII,  ibid.,  t.  ix,  p.  272  284. 

Parallèlement  à  l'œuvre  des  sententiaires  propre- 
ments  dits,  d'autres,  dans  ce  cadre  alors  reçu,  fai- 
saient œuvre  déjà  plus  personnelle.  La  doctrine  du 
mérite  trouvait  naturellement  sa  place  plus  ou  moins 
déterminée  dans  ces  premiers  essais  de  synthèse  théo- 
logique,  comme  on  peut  s'en  rendre  compie  chez  Ro- 
bert Pullus,  Sent.,  I,  13-11,  P.  L.,  t.  clxxxvi,  col.  700- 
708  ;  cf.  V,  36,  col.  859  ;  chez  Alain  de  Lille,  De  artic. 
cath.  firlei,  u,  16-20,  P.  L.,  t.  ccx,  col.  608-609; 
Theolog.  reg.,  71-74,  82-94,  ibid.,  col  657-659,  663- 
671;  chez  Pierre  de  Poitiers,  Sent.,  III,  1-4,  P.  L., 
t.  ccxi,  col.  1039-1051;  cf.  IV,  14,  col.  1192-1196. 
Guillaume  d'Auvergne  lui  consacre  même  un  véritable 
petit  traité  vers  la  fin  de  sa  Summa  de  vitiis  et  vir- 
tutibus,  édit.  de  Nuremberg,  1496,  fol.  ccxxvm  v°- 
ccxxxi  v°. 

Au  terme  de  ces  communs  efforts  apparaissent  les 
Sommes  théologiques,  où  le  mérite  vient  s'insérer  en 
son  lieu.  Voir  déjà,  par  exemple,  Alexandre  de  Halès, 
qui  pourtant  reste  plutôt  fidèle  à  la  méthode  encore 
un  peu  dispersée  du  Maître  des  Sentences.  Sum. 
theol.,  p.  IIa,  q.  lxxv,  m.  5;  p.  HIa,  q.  xvi  et  q.  lxix, 
m.  5.  Il  y  a  plus  d'ordre  dans  saint  Thomas,  qui  s'en 
occupe  à  deux  reprises  ex  professo  :  une  première 
fois,  d'un  point  de  vue  philosophique,  comme  suite 
normale  de  l'acte  humain,  Ia-IIœ,  q.  xxi,  a.  3-4; 
une  deuxième,  du  point  de  vue  théologique,  comme 
«  effet  de  la  grâce  ».  Ibid.,  q.  exiv. 

En  même  temps  qu'elle  entrait  en  son  rang  dans  la 
construction  doctrinale  élevée  par  l'École,  la  doc- 
trine du  mérite  était  soumise  à  un  travail  technique 
de  définitions,  de  distinctions  et  d'analyses,  qui  per- 
mettait d'en  préciser  les  différents  aspects  et  fournis- 
sait à  chaque  docteur  l'occasion  de  prendre  parti 
autour  de  problèmes  bien  déterminés.  Dans  la  théo- 
logie du  surnaturel,  la  question  du  mérite  formait  dès 
lors  un  chapitre  distinct. 


2.  Systématisation  de  la  joi  traditionnelle.  —  De  cette 
élaboration  scolastique  le  premier  et  le  plus  notabD 
résultat,  sinon  toujours  le  plus  remarqué,  fut  de 
réduire  en  un  système  cohérent  les  éléments  de  la  foi 
catholique  en  matière  de  mérite. 

Il  y  eut  sans  doute,  comme  en  toute  œuvre  humaine, 
des  tâtonnements  et  des  divergences.  Mais,  dans  l'en- 
semble, il  n'est  pas  douteux  que  la  théologie  du 
xme  siècle  n'ait  fourni  â  la  doctrine  de  l'Église  en 
matière  de  mérite  son  cadre  définitif.  C'est  elle, 
comme  nous  le  verrons  et  comme  d'ailleurs  tout  le 
monde  le  reconnaît,  qui  a  présidé  aux  définitions  dog- 
matiques du  concile  de  Trente,  et  c'est  encore  à  elle 
que  les  théologiens  modernes  ont  recours  pour  résou- 
dre les  problèmes  que  soulèvent  celles-ci  ou  les  diffi- 
cultés qu'on  leur  oppose. 

A  cet  égard,  un  certain  nombre  de  points  planent 
au-dessus  de  toutes  les  controverses,  auxquelles  on 
s'attache  parfois  plus  que  de  raison,  et  peuvent  être 
considérés  comme  le  patrimoine  commun  des  écoles 
catholiques  sans  distinction.  Nous  ne  pouvons  mieux 
faire  que  d'en  emprunter  l'énumération  à  un  auteur 
protestant,  peu  suspect,  dès  lors,  de  complaisances 
apologétiques  :  «  La  doctrine  de  saint  Thomas  sur  le 
mérite,  écrit  H.  Schultz,  loc.  cit.,  p.  294-295,  est,  dans 
ses  traits  essentiels,  restée  la  doctrine  ferme  et  intan- 
gible de  l'Église  catholique  jusqu'à  nos  jours.  Mais  il 
faut  aussi  se  rendre  compte  que  l'aspect  particulier 
que  cette  doctrine  a  pris  chez  Duns  Scot  et  les  théo- 
logiens nominalistes  ne  touche  pas  proprement  les 
conceptions  fondamentales.  Que  tout  le  concept  du 
mérite  repose  toujours,  au  fond,  sur  la  libre  volonté 
de  Dieu  et  n'est  donc  pas  un  concept  juridique  au 
sens  strict;  que  tout  mérite  de  condigno  procède  de  la 
volonté  humaine,  d'une  part,  qui  peut  naturellement 
se  montrer  active,  même  dans  la  souffrance,  et  de  la 
charité,  d'autre  part,  c'est-à-dire  d'une  direction  de 
l'âme  vers  Dieu  considéré  comme  le  souverain  Bien, 
direction  que  la  grâce  de  Dieu  seule  peut  imprimer 
à  l'homme;  que  le  mérite  peut  être  acquis  par  nous 
dans  l'état  de  «voyageurs  »  seulement,  c'est-à-dire  dans 
l'état  "d'une  grâce  non  encore  consommée;  que  la  vie 
éternelle  peut  être  obtenue  comme  récompense  du 
mérite  :  toutes  ces  thèses  et  bien  d'autres  encore  sont 
fermement  acquises  pour  Duns  aussi  bien  que  pour 
Thomas.   » 

Or  thomisme  et  scotisme  sont  les  deux  doctrines 
rivales  entre  lesquelles  se  partagent  les  théologiens  à 
partir  du  xiv«  siècle.  Il  n'est  pas  sans  intérêt  de 
constater  que,  sur  l'essentiel  de  la  tradition  catho- 
lique, leur  accord  était  parfait. 

3.  Écoles  et  tendances.  —  Cette  unité  sur  les  données 
fondamentales  du  dogme  chrétien  et  les  grandes  lignes 
de  son  interprétation  ne  doit  cependant  pas  faire 
méconnaître  à  l'historien  la  diversité  que  provoquait 
la  concurrence  des  écoles  ou  la  tournure  différente 
des  esprits. 

n)  Chez  les  scolastiques.  —  En  présence  des  grands 
mystères  du  surnature],  il  y  eut  toujours  place,  dans 
les  limites  de  l'orthodoxie,  pour  des  conceptions 
diverses,  plus  ou  moins  consciemment  inspirées  par 
les  principes  philosophiques  ou  théologiques  dont 
chaque  docteur  était  tributaire.  Elles  devaient, 
comme  de  juste,  s'accentuer  à  mesure  que  la  doc- 
trine du  mérite  devenait  l'objet  d'une  étude  ex  pro- 
fesso. Le  propre  du  Moyen  Age,  l'organisation  scolaire 
aidant  et  aussi  l'esprit  de  corps  des  familles  reli- 
gieuses qui  en  faisaient  les  principaux  frais,  fut  de  les 
développer  en  systèmes  et  concentrer  en  écoies  qui  en 
perpétuaient   la  tradition. 

Au  plus  bel  âge  de  la  scolastique,  on  sait  qu'il  y 
eut  une  école  franciscaine  et  une  école  dominicaine, 
caractérisées,  celle-là  par  un  attachement  plus  fidèle 


GSi 


MÉRITE   CHEZ  LES  SCOLASTIQUES   :   RÉALITÉ   DU   MÉRITE 


082 


à  l'augustinismc  traditionnel,  celle-ci  par  une  plus 
grande  faveur  à  l'aristotélisme  naissant.  Sur  la  ques- 
tion du  mérite,  elles  diffèrent  par  la  manière  d'en 
comprendre  les  conditions.  Et  il  se  rencontre  que 
l'école  franciscaine  ne  demande,  pour  le  fonder,  que 
l'influence  générale  de  Dieu  et,  par  suite,  reconnaît 
formellement  à  nos  actions  naturelles  le  caractère 
d'une  véritable  préparation  à  la  grâce.  D'un  mot,  elle 
accorde  aux  œuvres  humaines  leur  maximum  de 
valeur  et,  de  ce  chef,  elle  est  taxée  de  «  néo-semipéla- 
gianisme  »  par  les  historiens  protestants.  F.  Loofs, 
Dogmengescliichtc,  p.  547.  En  regard,  l'école  domini- 
caine réclame  plus  nettement  l'action  d'une  grâce  spé- 
ciale à  la  base  du  mérite  et,  par  voie  de  conséquence, 
entend  d'une  manière  moins  généreuse  pour  la  nature 
l'adage  :  Facienti  quod  in  se  est  Deus  non  denegat 
gratiam.  Sans  trop  vouloir  les  opposer,  voir  Justi- 
fication, t.  vm,  col.  2118-2120,  il  faut  bien  cons- 
tater, entre  ces  deux  écoles,  de  sérieuses  nuances  sur 
l'origine  et  le  rôle  du  mérite  de  congruo. 

Les  deux  s'accordaient  tout  au  moins  à  faire  du 
mérite  un  titre  réel  devant  Dieu.  Ce  réalisme  trouva 
un  adversaire  en  la  personne  de  Scot,  dont  les  prin- 
cipes furent  ensuite  systématisés  par  l'école  nomina- 
liste  qui  devait  si  largement  régner  sur  tout  le  xive 
et  le  xv«  siècle.  Elle  conserve  la  confiance  que  les  pre- 
miers franciscains  témoignaient  aux  forces  de ,  la 
nature  et  en  môme  temps  elle  réduit  la  valeur  de  nos 
œuvres  surnaturelles,  qui  reste  subordonnée  à  l'accep- 
tation bienveillante  de  Dieu.  Tout  l'équilibre  de 
l'école  thomiste  se  trouvait  menacé  à  la  fois. 

b)  Chez  les  mystiques.  —  A  côté  des  spéculatifs,  qui 
se  livraient  ainsi  à  l'analyse  de  plus  en  plus  aiguë  de  la 
doctrine  du  mérite,  il  ne  faut  d'ailleurs  pas  oublier 
les  mystiques,  qui  la  vivaient  et  tendaient  à  la  faire 
vivre  autour  d'eux. 

Portés  de  préférence  à  envisager  toutes  choses  en 
Dieu,  ils  devaient  être  tentés  de  réduire  en  conséquence, 
sinon  de  sacrifier  entièrement,  la  valeur  des  œuvres 
humaines.  Aussi  les  protestants  ont-ils  eu  l'illusion 
de  trouver  en  eux  des  ancêtres.  Sans  autoriser  cette 
prétention,  l'bistoire  impose  de  reconnaître  que  la 
tradition  pessimiste  de  saint  Bernard,  qui  rejoint 
dans  le  passé  le  plus  ancien  celle  de  saint  Augustin 
et  de  saint  Paul,  a  eu  de  larges  survivances  à  travers 
le  Moyen  Age.  Bien  qu'il  soit  assez  difficile  d'attein- 
dre aujourd'hui  cette  littérature  et  plus  encore  d'en 
mesurer  exactement  la  portée,  il  n'en  faut  pas  moins 
lui  faire  une  place  pour  mieux  réaliser  la  manière  dont 
la  pensée  médiévale,  en  dehors  des  œuvres  d'école, 
a  estimé  l'homme  et  le  prix  de  ses  actions. 

Sans  donc  s'imposer  la  tâche  monotone  autant 
qu'inutile  d'analyser  en  détail  la  doctrine  de  chaque 
maître,  ce  qui  entraînerait  de  perpétuelles  répéti- 
tions sans  le  moindre  profit,  il  suffira  de  parcourir 
les  principaux  problèmes  sur  lesquels  l'École  a  mis 
sa  marque  et  de  noter,  à  l'occasion,  les  mouvements 
significatifs  qui  ont  pu  se  produire  à  leur  endroit. 

2°  Réalité  du  mérite.  —  On  ne  sera  pas  surpris  que, 
sur  la  question  élémentaire  mais  d'autant  plus  capi- 
tale de  la  valeur  des  œuvres  humaines  devant  Dieu, 
règne  l'unanimité  le  plus  absolue.  Il  ne  pouvait  pas 
exister  de  difficulté  sérieuse  sur  ce  point,  que  ne  trou- 
blait encore  aucune  controverse;  mais  il  restait  à 
rattacher  le  mérite  aux  données  essentielles  de  la 
raison  et  de  la  foi,  ainsi  qu'à  délimiter,  si  l'on  peut 
ainsi  dire,  le  champ  pratique  de  son  application.  C'est 
à  quoi  le  génie  méthodique  de  l'École  s'est  tout 
d'abord  employé. 

1.  Question  de  principe  :  Fondement  du  mérite.  — 
Au  moins  depuis  saint  Anselme,  la  catégorie  du  mérite 
est  une  de  celles  qui  servaient  à  exprimer  l'œuvre  du 
Christ.    Du    moment    que    Pierre    Lombard    l'avait 


expressément  retenue,  col.  077,  elle  devait  tout  natu- 
rellement passer  chez  les  théologiens  postérieurs.  Voir, 
par  exemple,  S.  Bonaventure,  In  III"m  Sent.,  dist. 
XVIII,  a.  1-2,  t.  m,  p.  379-393;  S.  Thomas  d'Aquin, 
Sum.  thcol.,  III l,  q.  xlviii,  a.  1;  Hugues  de  Stras- 
bourg ('?),  Compendium  thcol.  verit.,  iv,  10,  dans 
Albert  le  Grand,  Opéra  omnia,  t.  xxxiv,  Paris,  1895, 
p.  140-141.  Mais  le  mérite  du  Christ  n'empêche  pas 
celui  du  chrétien. 

On  a  parfois  prétendu  que  la  pente  de  son  augus 
tinisme  devait  entraîner  saint  Thomas,  et  sans  nul 
doute  avec  lui  tout  son  temps,  à  «  ne  plus  laisser 
aucune  place  au  mérite  humain  »,  H.  Schultz,  loc.  cit., 
p.  273,  cf.  Loofs,  Dogmengeschichte,  p.  551,  de  sorte 
que,  s'il  l'admet  dans  la  suite,  comme  tout  le  monde- 
en  convient,  ce  serait  par  une  sorte  d'anomalie.  En 
réalité,  la  théologie  du  Moyen  Age  avait  une  concep- 
tion autrement  souple  et  profonde  des  rapports  entre 
l'homme  et  Dieu,  qui  lui  permettait  de  maintenir 
aisément,  dans  l'économie  du  s:  lut,  sans  les  sacri- 
fier l'une  à  l'autre,  les  droits  respectifs  de  la  Cause 
première  et  des  causes  secondes. 

C'est  ainsi  que,  pour  saint  Thomas,  le  mérite  est 
tout  d'abord  une  des  conséquences  naturelles  de  l'acte 
humain,  et  cela  non  pas  seulement  devant  les  hommes, 
mais  aussi  devant  Dieu,  qui  se  doit  de  sanctionner 
nos  œuvres  dans  la  mesure  où  elles  se  rapportent  ou 
non  à  notre  fin  dernière  et  au  bien  de  la  collectivité. 
Sum.  theol.,  Ia-IIiE,  q.  xxi,  a.  3-4.  Dans  l'ordre  de  la 
grâce,  une  difficulté  survient  par  le  fait  de  la  trans- 
cendance et  de  la  gratuité  qui  caractérisent  les  récom- 
penses surnaturelles.  Entre  l'homme  et  Dieu,  il  ne 
saurait  y  avoir  ici,  à  proprement  parler,  simpliciter, 
de  ratio  justitiœ  et,  par  conséquent,  pas  davantage  de 
ratio  meriti,  parce  qu'une  distance  infinie  les  sépare 
et  que  l'homme  tient  de  Dieu  tout  ce  qu'il  a.  Mais  il 
y  a  place  pour  le  mérite  secundum  quid,  c'est-à-dire 
celui  qui  survient  dans  un  ordre  ainsi  réglé  par  Dieu. 
Et  ideo  meritum  hominis  apud  Deum  esse  non  polesl 
nisi  secundum  prœsuppositionem  divinse  ordinalionis, 
ita  scilicet  ut  homo  consequatur  a  Deo  per  suam  opera- 
tionem  quasi  mercedem  ad  quod  Deus  ci  uirtutem  ope- 
randi  deputavit.  Ibid.,  q.  exiv,  a.  1.  —  De  cette  dis- 
tinction A  Harnack  écrit,  Dogmengeschichte,  t.  ni, 
p.  034,  n.  2,  qu'elle  est  un  «  manteau  religieux  que 
saint  Thomas  suspend  autour  de  cette  notion  de 
mérite  qui  heurte  la  religion  ».  Pour  qui  n'est  pas 
aveuglé  par  les  préjugés  de  la  Réforme,  elle  définit  plu- 
tôt, avec  une  parfaite  précision,  la  ligne  suivant  laquelle 
le  sentiment  moral  rejoint  ici  le  sentiment  religieux. 

Le  mérite  ainsi  entendu  devient,  non  seulement 
possible,  mais  réel.  Car  l'homme  contribue  par  ses 
œuvres  à  réaliser  cette  gloire  de  Dieu  qui  est  la  fin  de 
tout  l'ordre  créé  :  Deus  ex  bonis  nostris  non  quseril 
utilitatem,  sed  gloriam...  Et  ideo  meremur  aliquid  a 
Deo,  non  quasi  ex  nostris  operibus  aliquid  ci  accrescat, 
sed  in  quantum  propler  ejus  gloriam  operamur.  Ibid., 
ad  2um. 

D'ailleurs,  ce  fondement  théologique  du  mérite 
n'est  pas  incompatible  avec  sa  raison  d'être  anthropo- 
logique :  Gloriosius  est  homini,  enseigne  saint  Bona- 
venture, oblinere  beatiludinem  per  mérita  quant  sine 
merilis...  Et  quoniam  Dominus  in  conferendo  pnemium 
non  tantum  attendit  suie  liberalitatis  manifestationem, 
immo  etiam  glorise  nostrœ  promotionem,  hin<*.  est  quod 
maluil  nobis  dure  œlernam  bealitudincm  per  impie - 
lionem  mandatorum  et  meritum  obedienlise  quam  nullo 
merilo  prœcedenle.  In  IIIwa  Sent.,  dist.  XXXVII, 
a.  1,  q.  i,  t.  m,  p.  814;  cf.  ibid.,  dist.  XVIII,  a.  2,  q.  i, 
p.  387;  In  //"'"  Sent.,  dist.  V,  a.  2,  q.  i,  p.  151. 

Ces  deux  raisons  connexes  permettent  de  com- 
prendre que  le  mérite  appartienne  à  l'économie  chré- 
tienne de  la  révélation. 


683 


MÉRITE    CHEZ    LES    SCOL ASTIQUES    :   RÉALITÉ    DU    MÉRITE 


684 


2.  Conditions  générales  du  mérite.  —  Pour  devenir 
une  réalité,  le  mérite  suppose  deux  conditions  soli- 
daires, savoir  la  liberté  de  l'homme  et  la  grâce  de 
Dieu. 

Le  rôle  du  libre  arbitre  est,  en  soi,  si  peu  contes- 
table, il  était  alors  si  peu  contesté  qu'on  ne  se  don- 
nait pas  la  peine  de  l'établir.  Mais  il  n'est  pas  inutile 
de  remarquer  avec  quelle  force  les  docteurs  les  moins 
portés  à  réduire  les  droits  divins  affirment  ce  caractère 
de  spontanéité,  ce  pouvoir  créateur  qui  en  fait  tout 
à  la  fois  la  raison  d'être  et  le  prix.  Un  acte  méritoire 
doit  être  in  poleslate  ipsius  [agentis]  ila  quod  habeal 
dominium  sui  aclus,  enseigne  saint  Thomas.  Sum. 
theol.,  Ia-IIœ,  q.  xxr,  a.  2.  Et  ce  «  domaine  »  est  pos- 
sible, môme  sous  la  motion  divine,  quod  homo  sic 
movetur  a  Deo  ut  instrumentum  quod  lamen  non  excla- 
ditur  quin  moveat  seipsum  per  liberum  arbilrium.  Ibid., 
a.  4,  ad  2um.  Ainsi  le  mérite  représente  quelque  chose 
qui  vient  ex  bonis  noslris,  q.  exiv,  a.  1,  ad  2um,  plus 
encore  quelque  chose  de  nous-mêmes  :  In  quantum 
seilieet  homo  habet  prse  cœteris  crealuris  ut  per  se  agat 
voluntarie  agens.  Ibid.,  art.  4.  Cf.  Scot,  Opus  Oxon., 
1.  IV,  dist.  XXII,  q.  unie,  n.  10,  édit.  de  Lyon, 
1639,  t.  ix,  p.  461,  qui,  pour  expliquer  la  reviviscence 
des  mérites,  donne  cette  raison  :  Mérita  erant  aliquo 
modo  opéra  hominis.  Et  ideo  illa  sanl  sibi  semper  salua 
in  acceptatione  Dei. 

Un  des  précurseurs  immédiats  de  la  scolastique, 
Alain  de  Lille,  croyait  pouvoir  faire  du  libre  arbitre 
une  simple  cause  occasionnelle  :  Libertas  enim  occasio 
est  meriti;  pênes  enim  liberum  arbilrium  est  velle  vel 
nolle,  nec  ipsum  est  efficiens  causas  sed  ad  hoc  faciens, 
non  suffîciens.  Theol.  reg.,  90,  P.  L.,  t.  ccx,  col.  669. 
Voir  de  même  Hugues  de  Strasbourg  (?),  Comp.  theol. 
verit.,  v,  13,  p.  163.  Beaucoup  plus  justement  saint 
Bonaventure  le  donne  comme  le  principium,  voire 
même  principium  primum  operis  laudabilis  et  meri- 
torii.  In  III™  Sent.,  dist.  XXIII,  a.  1,  q.  n,  t.  m, 
p.  476;  cf.  ibid.,  dist.  XXXIV,  a.  1,  q.  i,  p.  736. 

Bien  entendu,  la  grâce  n'est  pas  moins  absolument 
requise.  Cette  nécessité  se  fonde  rationnellement  sur 
la  notion  même  du  surnaturel,  dont  la  scolastique  a 
pris  une  nette  conscience  :  Vila  œterna  est  finis  exce- 
dens  proporlionem  natures  humante...;  et  ideo  homo  per 
sua  naturalia  non  polest  producere  opéra  meriioria 
proportionala  vilœ  selernse,  sed  ad  hoc  exigilur  altior 
virlus  quai  est  virtus  gratias.  S.  Thomas,  Sum.  theol., 
l'-II'',  q.  cix,  a.  5.  Dès  lors,  même  dans  l'état  d'in- 
nocence, l'homme  n'était  pas  soustrait  à  cette  loi 
essentielle  de  la  créature  :  Nulla  natura  creata  est 
suffîciens  principium  aclus  meritorii  vitas  œternœ  nisi 
superaddatur  aliquod  supernaturale  do  nu  m  quod  gratia 
dicitur.  A  quoi  s'ajoute,  pour  le  cas  de  l'homme 
pécheur,  la  nécessité  supplémentaire  d'une  grâce  mé- 
dicinale propter  impedimentum  peccati.  Ibid.,  q.  exiv 
a.   3. 

Saint  Bonaventure  ne  se  prononce  pas  d'une  ma- 
nière moins  catégorique  :  Tarn  ex  fuie  quam  ex  auc- 
loritalibus,  écrit-il,  oportel  supponere  quod  impossible 
est  aliquod  merilum  esse  sine  gratia.  In  II"m  Sent., 
dist.  XXVI,  a.  unie,  q.  ri,  t.  n,  p.  634.  Voir,  pour  le 
développement  de  sa  pensée,  ibid.,  dist.  XXIX,  a.  1, 
q.  ii,  p.  697-690,  où  il  distingue  les  mêmes  sources  de 
nécessité  que  saint  Thomas. 

Il  faut  entendre,  au  demeurant,  que  ces  deux  agents 
ne  se  séparent  pas.  Une  très  heureuse  formule  du 
Docteur  séraphique,  ibid.,  dist.  XXVII,  a.  1,  q.  i, 
p;  654  en  marque  bien  l'intime  solidarité  :  Gratia  est 
ad  hoc  quod  faciat  hominem  Deo  acceptum...;  est  eliam 
ad  hoc  ut  opus  a  libero  arbitrio  egrediens  sit  meri- 
torium  apud  Deum.  Cf.  Hugues  de  Strasbourg  Cl), 
Comp.  theol.  verit.,  v,  13,  p.  162  :  Opéra  meriioria  lota- 
liter  sunt  a  gratia  et  totaliter  sunt  a  libère  arbitrio,  licet 


principaliler  a  gratia,  quia  gratia...  dirigit  liberum 
arbitrium  in  exercitio  virlutum.  Voir  de  même  Qwest, 
in  Epistolas  Pauli  :  In  Rom.,q.  au,  P.  L.,t.  clxxv, 
col.  460. 

En  un  mot,  c'est  l'axiome  fondamental  du  concours 
de  Dieu  et  de  l'homme  qui  se  retrouve  ici  comme 
en  un  cas  particulier. 

3.  Question  d'application  :  Nature  de  l'œuvre  méri- 
toire. —  Sur  ces  principes,  qui  dessinent  ce  qu'on 
pourrait  appeler  la  métaphysique  du  mérite,  se  greffe 
une  psychologie  qui  précise  en  quoi  consiste  la  part 
réservée  à  notre  effort. 

Contrairement  à  un  préjugé  dont  les  prolestants 
n'arrivent  pas  à  se  défaire,  le  mérite  n'est  pas  essen- 
tiellement lié  à  la  notion  d'oeuvre  surérogatoire. 
L'indécision  qui  pouvait  subsister  encore  à  cet  égard 
dans  saint  Anselme,  voir  col.  666,  est  désormais  clai- 
rement dissipée.  En  effet,  il  est  entendu  que  le  mérite 
tient  seulement  au  bon  usage  de  notre  liberté  et,  par 
conséquent,  qu'il  est  susceptible  de  s'appliquer  à 
toutes  nos  actions.  Totum  quod  homo  est  et  quod  potest 
et  habet,  explique  saint  Thomas,  ordinandum  est  ad 
Deum,  et  ideo  omnis  aclus  hominis  bonus  vel  malus 
habet  rationem  meriti  vel  demerili  apud  Deum  quantum 
est  ex  ipsa  ratione  actus.  Sum.  theol.,  T^-IV,  q.  xxi,  a.  4, 
ad  3um.  Il  suffît  qu'elles  soient  faites  sous  l'influence 
de  la  charité  qui  les  rend  agréables  à  Dieu.  Ibid.,  q. 
exiv,  a.  4. 

De  ce  chef,  peu  importe  que  l'acte  soit  dû  par  ail- 
leurs, pourvu  que  s'y  ajoute  la  part  de  notre  volonté 
personnelle  :  Homo  in  quantum  propria  voluntate  facit 
illud  quod  débet  meretur.  Ibid..  a.  1,  ad  lum.  Le  carac- 
tère plus  ou  moins  pénible  de  l'œuvre  est  également 
secondaire.  Ibid.,  a.  4,  ad  2um.  Mais  il  n'en  est  pas 
moins  vrai,  contrairement  à  la  doctrine  d'Abélard, 
voir  col.  670,  que  l'acte  extérieur  ajoute  normale- 
ment quelque  chose  au  mérite,  parce  qu'il  est  le  terme 
de  la  volonté  intérieure.  Ibid.,  q.  xx,  a.  4. 

Le  Compendium  thtologicœ  verilalis,  v,  13,  p.  162, 
demande  pareillement  que  les  actes  méritoires  soient 
faits,  non  seulement  in  charitate,  mais  ex  charitale. 
Ce  même  auteur  souligne  en  termes  assez  pittoresques, 
ibia.,  12,  la  nécessité  de  la  bonne  intention  :  Non 
bonum  facere  sed  bene  facere  laudabile  est;  non  enim 
verbis  sej  adverbiis  meremur.   Unde  versus  : 

In   vitae  meritis  prsesunt  adverbia  verbis. 

On  trouve  dans  saint  Bonaventure  la  même  psycho- 
logie de  la  charité.  Celle-ci  est  suffisante  pour  fonder 
le  mérite  qui,  dès  lors,  peut  se  vérifier  dans  une 
action  quelconque  :  Dicitur  merilorium  omne  opus 
quodeumque  sit,  dum  tamen  ex  radice  carilatis  procédât. 
Même  la  simple  abstention  peut  avoir  son  mérite, 
quia  respuil  et  contraria  affectione  afficitur  contra 
malum,  et  l'auteur  invoque  ce  principe  pour  inter- 
préter un  passage  obscur  où  le  Maître  des  Sentences, 
voir  col.  676,  semblait  dire  le  contraire.  In  IIum  Sent., 
dist.  XXIV,  dub.  i  et  n,  t.  n,  col.  572.  Cf.  ibid., 
dist.  XXVII,  a.  2,  q.  m,  p.  668,  et  In  III™  Sent., 
dist.  XXVII,  a.  2,  q.  i,  t. m,  p.  602-601.  Le  Docteur 
séraphique  attache  néanmoins  plus  d'importance  que 
saint  Thomas  à  la  difficulté  de  l'acte  :  Ubi  major  diffi- 
cullas  ibi  major  est  ratio  virlulis  et  meriti.  In  IIIum 
Sent.,  dist.  XXX,  a.  unie,  q.  vi,  t.  m,  p.  668.  Cette 
considération  entre  chez  lui  en  ligne  de  compte  pour 
démontrer  que  la  grâce  est  aujourd'hui  pour  nous  une 
source  plus  efficace  de  mérite  qu'elle  ne  l'eût  été 
dans  l'état  d'innocence.  In  IIam  Sent.,  dist.  XXIX, 
a.  3,  q.  n,  t.  n,  p.  707.  Voir  à  ce  propos  un. groupement 
considérable  de  textes  empruntés  aux  scolastiques 
postérieurs  dans  Altenstaig,  Lexicon  theol.,  art.  Actus 
meritorius,  Anvers,  1576,  fol.  5. 

Au  total,  la  réalité  du  mérite  n'a  rien  que  de  normal 


685 


MÉRITE   CHEZ  LES   SCOLASTIQUES  :  DIVERSES  SORTES    DE   MÉRITE 


686 


quand  on  admet  cette  intime  collaboration  de  Dieu 
et  de  l'homme  qui  est,  dans  l'économie  de  la  foi  chré- 
tienne telle  que  l'a  toujours  conçue  l'Église,  le  terme 
suprême  de  l'ordre  surnaturel.  Dès  lors,  on  peut  dire 
de  l'École  en  général  ce  qu'un  écrivain  protestant  a  dit 
de  saint  Thomas  :  «  Toute  la  religion  y  est  dirigée  vers 
le  mérite  comme  but  final,  et  cependant  il  semble  que 
la  doctrine  augustinienne  de  la  grâce  y  soit  pleine- 
ment maintenue.  »  J.  Kunze,  art.  Yerdienst,  p.  503. 
Bien  entendu,  comme  l'observe  H.  Schult7,  p.  282, 
un  chrétien  évangélique  trouvera  que  celte  doctrine 
est  une  altération  de  l'Évangile  ».  «  Mais,  continue 
l'auteur,  il  persuadera  difficilement  à  un  catholique 
sincère  qu'elle  n'est  pas  augustinienne,  qu'elle  enlève 
au  Christ  son  honneur,  qu'à  rencontre  de  la  grâce  elle 
attribue  à  notre  propre  effort  humain  une  partie  tout 
au  moins  de  nos  mérites  au  bonheur.  »  En  dépit  du 
scepticisme  dont  procède  ce  jugement,  c'est  au  catho- 
lique, à  n'en  pas  douter,  que  l'examen  impartial  des 
faits  donne  raison. 

3°  Diverses  sortes  de  mérite.  —  A  cette  doctrine 
commune,  dont  elle  assurait  ainsi  la  mise  en  œuvre 
méthodique,  la  scolastique  allait  ajouter  une  impor- 
tante précision,  en  distinguant  diverses  variétés  de 
mérite.  Toute  notre  théologie  actuelle  sur  ce  point  est 
dominée  par  la  distinction  entre  le  mérite  de  condigno 
et  de  congruo.  Or  c'est  au  xm'  siècle  que  l'on  voit  pour 
la  première  fois  apparaître  ces  notions.  Il  faut  d'au- 
tant plus  en  remarquer  l'a  ,'ènement  que  cette  nomen- 
clature nouvelle  est  tout  à  la  fois  l'indice  et  la  cause 
du  progrès  accompli  sur  le  fond  par  l'analyse  plus 
exacte  de  ce  rapport  fondamental  entre  l'homme  et 
Dieu  qu'il  s'agit  avant  tout   d'exprimer. 

1.  Aperçu  historique.  —  Rien  ne  serait  plus  instruc- 
tif que  de  reconstituer  l'histoire  de  ces  termes,  dont 
l'importance  est  à  peine  moindre  pour  la  question 
présente  que  ceux  qui,  dans  d'autres  cas,  se  sont  incor- 
porés à  la  définition  même  du  dogme.  Faute  de  don- 
nées suffisantes,  on  devra  malheureusement  s'en  tenir 
à  quelques  indications. 

a)  Époque  patristique.  —  Pour  la  formule  de  condi- 
gno, il  semble  que  la  lettre  a  pu  en  être  suggérée, 
sinon  fournie,  par  l'Écriture. 

Sans  parler,  en  effet,  de  textes  comme  Tob.,  ix,  2, 
et  Esth.,  vi,  11,  où  l'adjectif  condignus  est  employé 
dans  son  sens  commun  sans  relief  spécial,  il  apparaît 
ailleurs  dans  un  contexte  qui  peut  davantage  faire 
penser  au  mérite.  On  lit  dans  II  Mach.,  iv,  38,  à 
propos  du  sacrilège  Andronicus  :  Domino  illi  condi- 
gnam  retribuente  poenam.  et  surtout  dans  Rom.,  vm, 
18  :  Non  sunl  condignœ  passiones  hujus  temporis  ad 
juturam  gloriam.  Dans  les  deux  cas,  le  mot  évoque 
bien  l'idée  de  proportion  stricte,  de  mérite  rigoureux, 
mais  en  soi,  si  l'on  peut  ainsi  dire,  et  sans  aucune  idée 
de  précision  comparative  par  rapport  à  une  autre 
espèce  qui  le  serait   moins. 

Ce  terme  est  passé  avec  le  même  sens  dans  la  langue 
patristique.  On  ne  s'étonnera  pas  que  l'influence  litté- 
raire de  l'Apôtre  se  fasse  sentir  à  cet  égard  dans  le 
commentaire  de  Pelage,  où  l'on  lit,  en  effet,  sur  Rom., 
vm,  18  :  Nihil  posset  homo  condignum  pâli  gloria 
cxlesli,  P.  L.,  t.  xxx  (édit.  de  1865),  col.  708.  Cf.  In 
II  Thess.,  i,  col.  012  :  Scientes  nutlam  passionem  esse 
condignam.  Mais  d'autres  s'en  servent  également. 
Ainsi  Filaslrius  parle  de  condigna  sententia  à  propos 
de  la  condamnation  portée  sur  Adam  par  Dieu, 
liserés.,  114,  P.  L.,  t.  xii,  col.  1238,  et,  au  sujet  du 
jugement  divin  sur  l'humanité,  de  secundum  peccatum 
< 'indigna  repensio.  Ibid.,  125,  col.  1252.  Un  peu  plus 
loin,  le  mot  voisine  avec  celui  de  mérite  :  Debemus... 
currere...  non  cum  prœsumptione  et  jactantia,  quasi 
noslra  virtute  et  justifia  condigna,  ut  non  Christi 
mereamur    salvari    clemenlia.    Ibid.,    128,    col.    1256. 


Novatien  connaît  formellement,  au  terme  de  la  des- 
tinée humaine,  et  prœmia  condigna  et  mérita  pcenarum. 
De  Trin.,  1,  P.  L.,  t.  m,  col.  911.  Et  de  même  saint 
Fulgcnce  :  Futurum  [tempus]  justœ  retributioni  serval 
[Deus]  quo  unusquisque  pro  qualitate  credulitatis  et 
operis  condigna...  recipiat,De  remiss,  pecc,  n,  21,  P.L., 
t.  lxv,  col.  572,  sans  prétendre  évidemment  par  là 
contredire  saint  Augustin,  qui  écrivait  des  damnés  : 
Non  tanta  quanta  digni  sunl  pcenarum  atrocitate  cru- 
ciari.  De  civ.  Dei,  XXI,  xxiv,  3,  P.  L.,  t.  xli,  col.  739. 

Il  ressort  de  ces  exemples  que  le  terme  condignus 
désigne  le  mérite  tout  court,  en  tant  qu'il  répond  à 
une  loi  de  justice,  et  non  pas  encore  une  branche  spé- 
ciale dans  ce  genre  commun.  En  tout  cas,  celui  de 
congruus,  qui  devait  devenir  plus  tard  son  corrélatif, 
est  encore  son  équivalent.  Témoin  le  même  Filas- 
trius,  qui  présente  les  élus  comme  mercedem  congruam 
adepturi.  Hœres.,  150,  col.  1290.  Cf.  Prudence,  Cathe- 
merinon,  xi,  110,  P.  L.,  t.  lix,  col.  900  :  Meritis  repen- 
del  congrua. 

Aussi  les  deux  sont-ils  assez  souvent  unis  en  couple 
comme  manifestement  synonymes,  et  cela  non  pas 
seulement  dans  des  formules  de  pure  amplification 
sans  intérêt  doctrinal,  comme  celle,  par  exemple,  de 
saint  Léon,  Serm.,  xlvii,  1,  P.  L.,  t.  liv,  col.  295, 
mais  à  propos  des  sanctions  divines.  C'est  ainsi  qu'on 
peut  lire  dans  saint  Augustin,  De  lib.  arb.,  III,  xn,  35, 
P.  L.,  t.  xxxn,  col.  1288  :  Dei  potestas...  omnibus 
congrua  et  condigna  retribuens.  Cf.  S.  Fulgence,  Ad 
Monim.,  i,  14,  P.  L.,  t.  lxv,  col.  163  :  Considerata 
operum  qualitate,  illa  credamus  a  Dco  prœdestinata 
quœ  misericordise  vel  sequitati  divinœ  condigna  repe- 
riuntur  et  congrua.  Et  encore  De  remiss,  pecc,  n,  19, 
col.  570  :  Quisquis  ostenderit  cuilibet...  denarium  jussw 
Domini  datum  digne  congrueque  speret  cuilibet... 
regnum  cselorum  largitate  Domini  con/ercndum. 

Il  n'y  a  pas  davantage  à  faire  état,  avec  R.  Seeberg, 
Dogmengeschichte,  t.  m,  p.  415,  d'expressions  telles 
que  condigna  satisfactio  ou  condigna  pœnitentia,  qui 
reviennent  assez  souvent  dans  les  livres  pénitentiels 
du  haut  Moyen  Age.  Voir,  par  exemple,  Réginon  de 
Prùm,  De  synod.  caus,is  et  discipl.  eccl.,  r,.  303,  et  n, 
429,  édit.  Wasserschleben,  Leipzig,  1840,  p.  140  et 
381  ;  Burchard  de  Worms,  Décret.,  n,  229,  et  xix, 
3,  P.  L.,  t.  cxl,  col.  664  et  950.  Il  ne  s'agit  en  tout 
ceci  que  de  la  proportion  entre  l'œuvre  satisfactoire 
et  les  exigences  du  code  ecclésiastique.  Isidore  de 
Séville,  Difjer.,  i,  361,  P.  L.,  t.  lxxxiii,  col.  47,  se 
préoccupe  bien  de  préciser  la  nuance  des  deux  verbes 
meruit  et  promeruil;  mais,  sur  la  notion  même  de 
mérite,  il  ne  semble  pas  avoir  la  moindre  curiosité. 
C'est  d'une  autre  source  que  devait  plus  tard  sortir 
le  progrès. 

b)  Moyen  Age.  —  En  se  livrant  à  l'analyse  du 
mérite,  la  dialectique  médiévale  n'allait  pas  tarder, 
en  effet,  à  y  découvrir  d'importantes  nuances.  Car, 
s'il  est  essentiellement  un  titre  devant  Dieu,  il  s'en 
faut  qu'on  puisse  toujours  lui  reconnaître  la  même 
rigueur.  La  réflexion  théologique  devait  faire  surgir 
des  distinctions  dans  un  concept  général  qu'on  s'était 
contenté  jusque-là  d'envisager  en  gros. 

On  trouve  un  premier  exemple  de  cette  direction 
sous  la  plume  d'un  disciple  d'Abélard,  Roland  Ban- 
dinelli,  le  futur  Alexandre  III.  A  propos  du  Christ, 
l'auteur  fait  incidemment  cette  remarque  :  Dicimus 
itaque  quod  Christus  meruit  et  ipse  solus  vero  nominh 
merendi  meruit.  A.  Gietl,  Die  Sentenzen  Rolands, 
Fribourg-en-B.,  1891,  p.  181.  Ce  qui  compte  le  plus  ici, 
ce  n'est  pas  tant  la  différence  établie  entre  le  Christ  et 
le  concept  même  de  mérite  qui  lui  sert  de 
base.  Par  le  fait  qu'il  distingue  le  mérite  proprement 
dit,  vero  nomine  merendi  meruit,  l'auteur  suppose 
nécessairement   l'existence   d'un   autre,   auquel   con- 


(387      MÉRITE  CHEZ  LES  SCOLASTIQUES    :   DIVERSES    SORTES  DE  MÉRITE      088 


vient  le  môme  «  nom  »  encore  qu'il  soit  plus  impar- 
fait. Car  on  entend  bien  que  Roland  ne  veut  pas  nier 
le  mérite  de  la  créature,  auquel  il  faisait  allusion  à 
propos  des  ailles,  ibid.,  p.  91.  De  ce  mot  fugitif  il  faut 
seulement  retenir  la  tendance  dont  il  procède  :  un 
besoin  d'analyse  commençait  à  se  faire  sentir  qui 
conduisait  à  soupçonner  dans  le  mérite  diverses  caté- 
gories. 

Il  est  peu  probable  que  cette  préoccupation  ait  été 
propre  à  notre  auteur.  Pour  justifier  son  observation, 
il  se  réfère  à  l'autorité  de  saint  Hilaire,  qu'il  cite  en 
ces  termes  :  Ad  hoc  ut  quis  ve.ro  nomine  merendi 
mereatur  necesse  est  ut  in  se  habeat  secundum  quod 
possit  mereri,  et  ut  se  auctore  mereatur,  et  ut  habeat  pre 
se  a  quo  possit  premiari.  En  réalité,  le  texte  d'Hilaire 
auquel  il  fait  allusion  est  beaucoup  moins  explicite. 
Mereri  enim,  écrit  celui-ci,  De  Trin.,  xi,  19,  P.  L.,  t.  x, 
col.  413,  ejus  est  qui  sibi  ipsi  meriti  acquirendi  auctor 
existât.  II  s'agit  donc  d'une  parole  qui  s'était  déjà 
transformée  chez  les  glossatcurs  qui  la  convoyèrent 
jusqu'au  xne  siècle.  Cette  élaboration  traduit,  par 
conséquent,  un  obscur  travail  théologique  dont  notre 
auteur  est  à  la  fois  le  témoin  et  l'héritier. 

En  vertu  de  la  même  loi,  tout  porte  à  croire  qu'il 
eut  également  des  successeurs.  Mais  l'état  actuel  de 
nos  informations  sur  les  sources  de  la  théologie  mé- 
diévale ne  nous  permet  pas  d'autres  précisions.  On  lit 
bien  chez  Robert  Pullus,  Sent.,  I,  14,  P.  L.,  t.  clxxxvi, 
col.  702-704  :  In  corpore  agimus,  ut  post  corpus  et 
item  receplo  corpore  condiyna  recipiamus.  Le  pseudo- 
Hugues de  Saint-Victor  semble  déjà  plus  précis,  quand 
il  écrit  sous  l'influence  de  saint  Paul  :  Mérita  sanc- 
torum...  ad  tam  excellentem  gloriam  promerendam  non 
sunt  condigna.  Quiest.  in  Rom.,  202,  P.  L.,  t.  clxxv, 
col.  481.  Il  ne  paraît  pas  cependant  que  rien  ici  dépasse 
encore  le  sens  objectif  que  1  on  a  vu  déjà  courant 
chez  les  Pères. 

L'analyse  théologique,  au  contraire,  reprend  visi- 
blement ses  droits  chez  Alain  de  Lille,  qui  frôle  déjà 
les  formules  aujourd'hui  reçues.  Après  avoir  défini 
le  mérite  au  sens  «  propre  »  :  Mereri  proprie  notât 
exigere,  il  en  distingue  aussitôt  une  variété  de  second 
ordre  :  Notât  congruum  esse  ;  unde  de  beata  Maria 
Virgine  dicitur  quod  meruit  portare  Salvatorem,  non 
quod  hoc  exigèrent  ejus  mérita,  sed  quia  ad  hoc  ralione 
innocentiez  fuit  congrua.  Dist.  dict.  theol.,  au  mot 
mereri,  P.  L.,  t.  ccx,  col.  857.  Deux  points  sont  ici 
nouveaux,  d'abord  la  distribution  du  mérite  sur  deux 
plans  distincts  :  celui  de  la  stricte  exigence  et  celui  de 
la  simple  convenance,  puis,  pour  désigner  le  plan  infé- 
rieur, l'adoption  du  terme  congru  us,  qui  s'oppose  ainsi 
au  terme  condignus  déjà  communément  reçu  pour  le 
premier.  Il  ne  manquait  à  notre  théologie  i  que  d'ins- 
tituer entre  ces  deux  expressions  la  symétrie  qui  était 
au  fond  de  sa  pensée  et  de  les  projeter  dans  l'abstrait 
pour  toucher  le  but  qu'allaient  atteindre  les  docteurs 
de  l'âge  suivant.  Il  doit  du  moins  être  retenu  pour  s'en 
être  approché  plus  que  personne  avant  lui. 

Vers  le  commencement  du  xme  siècle,  la  terminologie 
que  les  efforts  du  xue  laissaient  entrevoir  et  tendaient 
à  préparer  apparaît  d'un  usage  courant  dans  l'École, 
sans  qu'on  puisse  dire,  même  approximativement,  qui 
s'en  est  servi  le  premier.  Après  avoir  défini  et  ana- 
lysé le  mérite  en  général  comme  retributionis  obliga- 
torium,  Guillaume  d'Auvergne  ajoute  aussitôt  ce  ren- 
seignement :  Dixerunl  autem  magistri  et  dicunt  adhuc 
quia  meritum  quod  diffinivimus  est  propric  et  recte 
atque  stricto  ratione  meritum,  et  vocatur  hujusmodi 
meritum  condigni.  AUa  vero  intenlione  dicitur  meri- 
tum congrui,  et  hoc  non  est  nisi  dignitas  vel  ydoneitas 
qua  aliquis  dignus  vel  ydoneus  est  ut  aliquid  ei  fiât.  De 
meritis,  dans  Opéra,  édition  de  Nuremberg,  1496, 
.  fol.  ccxxix,  n.  80  C.  L'attestation  est  ici  formelle  de  la 


division  binaire  qui  devait  prévaloir  et  l'on  remar- 
quera que  l'évêque  de  Paris  la  donne  tout  à  la  fois 
comme  ancienne,  dixerunt  magistri,  et  commune, 
dicunt  adhuc.  On  n'a  pas  jusqu'à  présent  de  raison 
pour  contester  ce  témoignage,  pas  plus  que  de  moyen 
pour  le  vérifier. 

Cependant  on  trouve,  à  côté,  la  trace  persistante 
de  nomenclatures  plus  complexes.  Saint  Bonaven- 
ture  adopte  assez  régulièrement  la  triple  division  en 
meritum  congrui,  digni  et  condigni.  Le  meritum  digni 
est  celui  du  juste  qui  mérite  pour  un  autre  et,  de  ce 
chef,  répond  à  une  catégorie  intermédiaire  :  Ad  gra- 
tiam  alleri  promerendam  non  omnino  ex  condigno 
\juslus  operatur]  quia  peccator  omni  bono  est  indignas, 
nec  solum  ex  congruo  quia  justus  dignus  est  exaudiri. 
In  Z™  Seat.,  dist.  XLI,  a.  1,  q.  i,  t.  i,  p.  729.  Cf.  In 
7//um  Sent.,  dist.   IV,  a.  2,  q.  n,  t.  m,  p.  107. 

La  même  triple  division  est  retenue  par  le  Compen- 
dium  théologien?  veritalis,  v,  11,  p.  161,  qui  la  donne 
comme  «  générale  »  :  Prsefati  1res  modi  merendi  gene- 
raliter  habentur.  Il  en  connaît  cependant  d'autres,  ma!s 
qui  peuvent  se  ramener  à  ce  cadre  :  Unde  si  alii  inve- 
niuntur,  ad  eosdem  très  reduci  poterunt.  En  effet, 
Alexandre  de  Halès,  Sum.  theol.,  p.  IID,  q.  xvi,  m.  1 , 
parlait  aussi  de  meritum  interpretativum  pour  le  cas 
de  celui  qui  fait  une  œuvre  bonne  avec  une  intention 
mauvaise,  tandis  qu'ailleurs  cette  expression  semble, 
d'une  manière  plus  générale,  synonyme  de  meritum 
congrui.  Ainsi,  par  exemple,  p.  IIIa,  q.  lxix,  m.  5,  a.  2  : 
Meritum  interpretativum  appellalur  quando  non  est 
aliqua  condignitas  in  recipienle  et  tamen  ci  exhibe! 
Deusdonumsuum  ex  sua  liberalilate  ac  si  ille  per  opéra 
meruissel.  Saint  Bonaventure  conserve  encore  la 
première  acception.  Elle  s'entend  assez  d'elle-même  : 
si  Dieu  récompense  une  action  de  ce  genre,  c'est  qu'il 
1'  «  interprète  »  comme  si  elle  était  réellement  méri- 
toire alors  qu'elle  ne  l'est  pas.  In  IIIam  Sent.,  dist. 
XVIII,  a.  1,  q.  n,  t.  m,  p.  383.  Mais  ce  n'est  évidem- 
ment là  qu'une  variété  du  mérite  de  congruo  et  l'on 
peut  en  dire  autant  du  meritum  digni. 

Aussi  ces  subdivisions  n'ont-elles  pas  survécu. 
Saint  .Thomas,  qui  connaît  encore  le  meritum  interpre- 
tatum  dans  son  Commentaire  sur  les  Sentences,  In 
IIIam  Sent.,  dist.  XVIII,  q.  i,  a.  2,  Opéra,  édit. 
Vives,  t.  ix,  p.  275,  ne  semble  plus  en  tenir  compte 
dans  la  suite.  Partout  ailleurs  il  s'en  tient  aux  deux 
espèces  actuellement  reçues,  et  sa  grande  autorité  n'a 
sans  doute  pas  peu  servi  à  accréditer  la  classification 
définitive  en  mérite  de  condigno  et  de  congruo. 

2.  Définition  théologique.  —  Sur  le  concept  exprimé 
par  ces  termes  l'École  ne  montre  pas  le  moindre 
désaccord. 

Il  faut  partir  de  ce  principe  que  le  mérite  en  général 
est  un  droit  qui  relève  de  la  justice,  et  que  la  justice 
suppose  une  certaine  proportion  entre  un  acte  humain 
et  ses  suites.  Quand  cette  proportion  est  une  égalité, 
c'est  le  mérite  strict  ou  de  condigno;  sinon,  c'est  le 
mérite  de  congruo.  Telle  est  la  notion  qu'en  donne 
très  nettement  saint  Thomas.  Dicitur  aliquis  mereri 
ex  condigno  quando  invenilur  sequalitas  inler  preemium 
et  meritum  secundum  rectum  œstimationem;  ex  congruo 
autem  tantum,  quando  talis  sequalitas  non  invenilur, 
sed  solum  secundum  libcralitatem  dantis  munus  tri- 
buitur  quod  dantem  decet.  In  Ilam  Sent.,  dist.  XXVII. 
q.  i,  a.  3,  Opéra,  t .  vin,  p.  366-367.  La  différence  essen- 
tielle est  ici  que  le  mérite  de  condigno  repose  sur  une 
valeur  objective,  tandis  que  le  mérite  de  congruo,  à 
côté  de  l'œuvre  qui  serait  insuffisante,  fait  intervenir 
les  dispositions  subjectives  de  celui  qui- la  rémunère 
et  par  là  dépend,  en  somme,  de  sa  générosité.  Du  pre- 
mier on  pouvait  dire  qu'il  constitue  un  titre  physique, 
alors  que  le  second  n'est  plus  qu'un  titre  moral. 

On  retrouve   une   définition   de  tous  points  sem- 


689      MÉRITE  CHEZ  LES  SCOLASTIQUES  :  ROLE  DU  MÉRITE  DE  CONDIGNO      690 


bjable  chez  saint  Bonaventure.  Tune  est  meritum  ex 

comiigno  quando  ratio  merili  reperilur  ibi  perfecte  et 
plaie,  et  tune  est  quœdam  •ommensuratio  et  adœquatio 
merili  ad  prœmium...  Meritum  aillent  congrui  dicilur 
in  quo  est  aliqua  dispositio  congruilalis  respectu  ejus 
ad  quod  ilta  dispositio  ordinatur,  quœ  lamen  déficit  a 
rationc  condignilalis.  In  IIum  Sent.,  dist.  XXVII,  a.  2, 
q.  il,  t.  n,  p.  661-665.  Pour  qualifier  le  mérite  de  con- 
gruo,  le  Docteur  séraphique  insiste  ici  davantage  sur 
la  moindre  valeur  de  l'œuvre  qui  le  constitue  par  rap- 
port au  mérite  de  condigno,  celui-ci  étant  un  titre  de 
plein  droit  et  celui-là  un  titre  inférieur.  Mais  un  peu 
plus  loin,  ibid.,  q.  m,  p.  667,  il  fait  appel,  lui  aussi,  ad 
largitatcm  dispensantis. 

En  réunissant  la  note  objective  soulignée  par  saint 
Bonaventure  et  la  note  subjective  marquée  par  saint 
Thomas,  on  a  la  notion  complète  du  mérite  de  congruo. 
Il  se  caractérise  par  l'idée  d'un  rapport  de  convenance 
et  par  là  s'oppose  au  mérite  de  condigno  qui  implique 
un  rapport  de  justice.  Tels  sont  les  concepts  qui  se 
sont  transmis  à  travers  la  scolastique  tout  entière, 
comme  on  peut  s'en  rendre  compte  par  le  dossier 
de  textes  réuni  dans  Altenstaig,  Lexicon  theol.,  aux 
mots  Meritum  ex  condigno  et  Meritum  de  congruo, 
édit.  d'Anvers,  1576,  fol.  193  r°  et  v.  Qu'il  suffise 
de  citer  comme  spécimen  la  définition  du  premier,  que 
l'auteur  emprunte  à  Gerson  :  Meritum  pro  quo  exigitur 
prœmium  ex  debito,  et  celle  du  second  prise  dans  Biel  : 
Actus  libère  elicitus,  acceptalus  ad  aliquid  retribuendum 
non  ex  debito  justitiœ  sed  ex  sola  acceptantis  liberalitate. 

Ce  double  aspect  du  mérite  ainsi  dégagé  par  l'École 
n'était  d'ailleurs  pas  une  simple  distinction  verbale. 
Il  répondait,  au  contraire,  à  un  besoin  réel  d'ana- 
lyser la  dignité  très  inégale  des  œuvres  humaines  et, 
de  ce  chef,  allait  servir  à  en  préciser  plus  exactement 
la  valeur,  suivant  les  cas,  dans  l'économie  totale  du 
surnaturel  chrétien. 

4°  Rôle  du  mérite.  —  Étant  admis  en  principe  que 
l'homme  peut  mériter  quelque  chose  devant  Dieu,  il 
est  clair  que  la  situation  est  très  différente  suivant 
qu'il  s'agit  d'œuvres  faites  avec  ou  sans  le  secours  de 
la  grâce.  Depuis  saint  Augustin  surtout,  l'attention  se 
portait  de  préférence  sur  la  première  catégorie  et  l'on 
ne  pensait  guère  qu'à  l'état  du  chrétien  justifié,  Mais 
ne  fallait-il  pas  envisager  aussi  le  cas  de  l'infidèle  ou 
du  pécheur  en  marche  vers  la  justification?  La  théo- 
logie de  l'École  s'est  ouverte  à  ce  problème  et  c'est  la 
distinction  entre  les  deux  sortes  de  mérites  qui  fut  le 
fil  conducteur  de  la  pensée  médiévale  à  travers  ce 
monde  nouveau. 

1.  Mérite  «  de  condigno  ».  —  Parce  qu'il  signifie 
une  valeur  stricte  et  se  fonde  sur  une  proportion 
intrinsèque  de  l'œuvre  à  la  récompense,  le  mérite 
ne  saurait  exister  de  condigno,  quand  il  s'agit  de 
l'ordre  surnaturel,  qu'au  moyen  de  la  grâce  sancti- 
fiante. Actus  perducentes  ad  finem  oporlet  esse  fini 
proporlionalos,  suivant  le  principe  posé  par  saint 
Thomas,  Sum.  theol.,  I»-IIffi,  q.  cix,  a.  5.  Cf.  S.  Bona- 
venture, In  IPl'n  Sent.,  dist.  XXVII,  a.  2,  q.  m,  t.  n, 
p.  667  :  In  quantum  ortum  habet  a  gratia,  sic,  cum  gra- 
tin reddat  hominem  acceplum  Deo  et  sit  quid  diuinum 
et  ad  hoc  sit  ordinala  ut  ducat  ad  Deum,  opus  illud  est 
merilorium  merito  condigni. 

Voilà  pourquoi  il  ne  peut  absolument  pas  être 
question  pour  l'homme  de  mériter  la  vie  éternelle  sans 
la  grâce,  S.  Thomas,  ibid.,  q.  cix,  a.  5,  et  q.  exiv,  a.  2, 
pas  davantage  de  se  mériter  à  lui-même  la  première 
grâce.  Ibid.,  a.  5.  Sur  ces  deux  points  fondamentaux, 
il  ne  pouvait  y  avoir  et  il  n'y  eut  de  fait  aucune 
hésitation. 

Mais,  étant  donné  que  la  grâce  est  nécessaire  pour  le 
mérite  de  condigno,  ne  peut-on  corrélativement  se 
demander  si  elle  est  suffisante?  C'est  la  question  capi- 


tale du  rapport  de  nos  œuvres  à  la  récompense  céleste. 
Depuis  longtemps  posée,  elle  ne  fut  pas  toujours  réso- 
lue de  la  même  façon. 

a)  Le  problème  au  début  du  XIII'  siècle.  — Plusieurs 
Pères  depuis  Origène,  voir  col.  627,  ont  contesté  que 
la  gloire  céleste  pût  jamais  nous  être  due  en  justice  et 
le  dernier  mot  de  saint  Augustin  à  cet  égard  est  pour 
dire  qu'elle  se  ramène,  en  somme,  à  la  grâce.  Voir 
col.  650.  Abélard  avaitde  nouveau  soulevé  le  problème, 
voir  col.  670;  il  était  normal  qu'il  s'affirmât  de  plus  en 
plus  nettement  à  mesure  que  la  théorie  du  mérite  se 
faisait   plus   précise. 

Or  la  réponse  à  cette  question  fut  souvent  négative. 
Telle  est  clairement,  au  début  du  xme  siècle,  laposi- 
tion  prise  par  Alain  de  Lille.  Après  avoir  établi  en 
principe  que  toutes  nos  actions  sont  dues  à  Dieu,  De 
art.  cath.  fidei,u.  5,  P.L.,  t.  ccx,  col.  606,  il  en  conclut 
logiquement  qu'il  n'y  a  pas  de  place  pour  le  mérite 
proprement  dit  et  que  les  rémunérations  de  Dieu 
sont  pour  nous  une  grâce  et  non  un  salaire  :  Bene 
enim  mereri  proprie  dicitur  qui  sponte  alicui  benefacil 
quod  facere  non  tenelur...  Ergo  meritum  nostrum  apud 
Deum  non  est  proprie  meritum,  sed  solutio  debiti.  Sed 
non  est  merces  nisi  meriti  vel  debiti  prœcedenlis.  Sed 
non  meremur  proprie  :  ergo  quod  dabilur  a  Deo  non 
erit  proprie  merces  sed  gratia.  Ibid.,  18,  col.  608.  — 
Ailleurs  l'auteur  invoque,  pour  aboutir  à  la  même 
conclusion,  la  nécessité  de  la  grâce,  qui  fait  que  toutes 
nos  œuvres  sont,  en  définitive,  des  dons  divins  :  Boni 
operis  homo  auctor  non  est  auctoritate,  sed  solo  minis- 
terio.  Unde  non  proprie  dicitur  mereri  vitam  œternam. 
Seul  donc  le  Christ  a  «  proprement  mérité  la  vie  éter- 
nelle »,  tandis  que  nous  n'avons  de  vrai  droit  qu'au 
châtiment.  Cependant,  en  dernière  analyse,  il  ne  s'agit 
là  que  de  nuances  et  l'auteur  n'entend  pas  nier  que 
nous  ayons  un  mérite  à  l'égard  de  la  vie  éternelle, 
mais  seulement  dire  que  ce  mérite  est  moins  strict  qu'à 
l'égard  de  la  peine.  Bona  opéra  proprie,  nostra  non 
sunt...  Opéra  vero  mala  nostra  sunt  proprie...  Sic  ergo, 
inspecta  rationc  merendi,  magis  proprie  dicitur  homj 
mereri  pœnam  quam  prœmium.  Theol.  reg.,  82,  ibid., 
col.  663. 

C'est  sans  doute  vers  le  même  temps  qu'il  faut 
placer  l'auteur  inconnu  de  ces  Quœstiones  in  epistolas 
Pauli  qu'on  ne  peut  plus  attribuer  à  Hugues  de 
Saint-Victor.  Voir  ici  t.  vu,  col.  248.  Quœritur,  écrit- 
il  à  propos  de  Rom.,  vm,  18,  an  mérita  sanctorum  suffi- 
ciant  ad  futuram  vitam  consequendam  ?  La  lettre  de 
l'Apôtre  lui  suggère  une  réponse  où  l'on  sent  l'inten- 
tion de  préciser  et  de  sauver  le  mérite  des  saints  sans 
le  transformer  en  droit  strict  :  Non  negat  Apostolus 
quin  mérita  sanctorum  ad  consequendam  gloriam  suffi'- 
ciant,  sed  ad  tam  excellentem  gloriam  non  sunt  condigna. 
In  Epist.  ad  Rom.,  q.  202,  P.  L.,  t.  clxxv,  col.  481. 
Cf.  ibid.,  q.  62,  col.  449. 

En  regard  du  même  problème  toujours  pendant, 
Guillaume  d'Auvergne  prend  une  semblable  attitude. 
Contre  ceux  qui  n'accordent  à  nos  œuvres  aucune 
valeur  proprement  dite  en  regard  de  la  gloire,  il  éta- 
blit quod  gratis  debetur  gloria.  Mais  il  n'admet  pas 
pour  autant  le  mérite  de  condigno  entendu  comme  strie- 
tum  meritum  vel  debitum,  et  la  raison  en  est  quoniam 
operi  nihil  debetur  ad  prœmium  nisi  ralione  gracie 
ex  qua  est  aut  rationc  divine  promissionis  sive  conven- 
tionis.  Opéra,  fol.  ccxxxi,  r°  et  v°. 

Il  semble  que  jusqu'ici  le  mérite  de  condigno  ait 
rencontré  plus  d'adversaires  que  de  partisans. 

b)  Positions  affirmatives  de  la  grande  scolastique.  — 
En  plein  xiii"  siècle,  les  Commentaires  de  saint  Bona- 
venture et  de  saint  Thomas  sur  le  livre  des  Sentences 
témoignent  également  que  la  génération  suivante  se 
posait  toujours  la  même  question  et  que  les  esprits 
se  divisaient  à  son  endroit.  Tous  deux  se  sont  employés, 


691      MÉRITE  CHEZ  LES  SCOLASTIQUES  :    MOLE  IH    M  KRITl  \  DE  CONDIGNO     C92 


non  d'ailleurs  sans  présenter  entre  eux  quelques  diver- 
gences, à  concilier  les  opinions  contradictoires  au  prix 
de  quelques  distinctions. 

Après  avoir  exposé  que  les  uns  ont  ramené  la  gloire 
au  mérite  de  congruo,  les  autres  au  mérite  de  condigno, 
saint  Bonaventure  explique  pour  son  compte  qu'il  y 
a  du  vrai  dans  les  deux  réponses,  suivant  le  point  de 
vue  auquel  on  se  place.  Si  l'on  regarde  au  seul  effet 
de  notre  propre  volonté,  à  la  libéralité  divine  qui  nous 
comble  de  ses  dons,  au  temps  dans  lequel  se  produisent 
nos  oeuvres,  il  faut  parler  de  meritum  congrui.  Mais  si 
l'on  envisage  la  grâce  qui  est  le  principe  de  nos  bonnes 
actions,  la  promesse  que  Dieu  a  faite  de  les  couronner 
et  la  difficulté  qu'elles  présentent,  alors  il  est  vrai  de 
dire  que  la  gloire  est  l'objet  d'un  meritum  condigni.  lu 
7/um  Sent.,  dist.  XXVII,  a.  2,  q.  m,  t.  n,  p.  666-C68. 
Cf.  In  IIlum  Sent.,  dist.  IV,  a.  2,  q.  n,  t.  m,  p.  107, 
où  il  dit  simplement  :  Meritum  eondigni  quo  quis  ex 
ttmta    caritate   meretur   tanlum    gloriam. 

Ingénieuse  solution  et  tout  à  fait  caractéristique  du 
génie  subtil  de  l'École,  qui  a  l'air  de  mettre  tout  le 
monde  d'accord.  Mais,  en  réalité,  elle  revient  évidem- 
ment à  lâcher  ici  le  mérite  de  congruo,  qui  reste  une 
vue  théorique  de  l'esprit,  au  profit  du  mérite  de 
condigno  pratiquement  toujours  assuré.  On  ne  voit 
surtout  pas  ce  qui  donne  à  H.  Schultz,  p.  276,  le  droit 
de  dire  que  saint  Bonaventure  sacrifierait  le  meritum 
eondigni  au  meritum  digni,  qui  se  réalise  seulement, 
comme  on  l'a  vu,  dans  le  cas  d'un  juste  qui  intercède 
pour  autrui. 

En  présence  du  mime  débat,  saint  Thomas  fait 
preuve  d'un  semblable  éclectisme  :  Videntur  utrique, 
dit-il,  quantum  ad  aliquid  verum  dicere.  Car  il  y  a  lieu 
de  distinguer,  à  son  sens,  l'égalité  de  quantité  et  l'éga- 
lité de  proportion.  Secundum  quantitatis  eequalitatem 
ex  actibus  virlutum  vitam  seternam  non  meremur...; 
secundum  autem  aqualitatem  proportionis  ex  condigno 
meremur  vitam  seternam.  Mais,  non  content  de  cette 
balance  des  opinions  qui  suffisait  à  saint  Bonaven- 
ture, le  Docteur  angélique  indique  aussitôt  de  quel 
côté  penche  son  jugement  :  llli  tamen  qui  dicunt  nos 
ex  condigno  vitam  seternam  posse  mereri  verius  dicere 
videntur.  La  raison  en  est  que,  s'il  ne  saurait  y  avoir 
de  justice  commutative  entre  Dieu  et  l'homme,  il  y  a 
du  moins  justice  distrfbutive  :  In  redditione  prœmii 
ad  mérita  magis  servatur  forma  distributionis,  cum  ipse 
[Deus]  unicuique  secundum  opéra  reddat.  Et  ceci  est 
suffisant  pour  rétablir  une  véritable  condignitas.  In 
7ium  Sent.,  dist.  XVII,  q.  i,  a.  3,  Opéra,  t.  vm,  p.  367. 

Cette  mime  position  se  retrouve  dans  la  Somme, 
I8-IIœ,  q.  exiv,  a.  3,  où,  après  avoir  dit  que  l'œuvre 
humaine,  considérée  seulement  comme  fruit  du  libre 
arbitre,  ne  fonde  qu'une  congruilas  propter  quamdam 
sequalitatem  proportionis,  il  ajoute  :  Si  autem  loquamur 
de  opère  meritorio  secundum  quod  procedit  ex  gratia 
Spiritus  sancti,  sic  est  merilorium  vitœ  œternœ  ex  condi- 
gno. Et  il  explique  aussitôt,  ibid.,  ad  2um,  comment  il 
faut  entendre  le  texte  célèbre  où  saint  Augustin 
ramène  la  vie  éternelle  à  une  grâce  :  Verbum  illius 
intelligendum  est  quantum  ad  primam  causam  perve- 
niendi  ad  vitam  seternam,  quse  est  miseratio  Dei  ; 
meritum  autem  nostrum.est  causa  subsequens. 

D'après  A.  Harnack,  Dogmengescliichte,  t.  nr, 
p.  635-636,  la  position  de  saint  Thomas  manquerait 
ici  de  netteté,  et  il  y  aurait  quelque  anomalie  à  ce 
qu'  «  une  même  chose  soit  ex  condigno  sous  un  rap- 
port, ex  congruo  sous  un  autre  ».  Au  lieu  de  procéder 
;'i  des  affu  mat  ions  massives,  l'École,  en  effet,  aime 
déployer  son  esprit  de  finesse  en  démêlant  jusqu'en 
des  précisions  qui  nous  semblent  parfois  subtiles  ou 
superflues  les  divers  éléments  d'une  même  réalité. 
Mais  ce  besoin  de  distinctions  formelles  auquel  cède 
,  ici  le  Docteur   angélique  ne   doit  pas  faire  mécon- 


naître qu'au  fond,  comme  tout  à  l'heure  saint  Bona- 
venture, c'est  bien  au  mérite  de  condigno  que  s'arrête 
sa  pensée. 

Plus  subtilement  on  a  cru  voir  une  opposition  entre 
cette  doctrine  et  la  thèse  générale  rapportée  plus  haut, 
voir  col.  682,  où  saint  Thomas  pose  en  principe,  ibid., 
a.  1,  qu'il  ne  saurait  y  avoir  de  l'homme  à  Dieu  justitia 
secundum  absolutam  sequalitatem  et  que,  par  consé- 
quent, nous  ne  pouvons  mériter  que  secundum  quid. 
D'où  H.  Schultz,  toc.  cit.,  p.  275-276,  ne  craint  pas  de 
dire  qu'avec  de  telles  prémisses  le  meritum  condigni 
ne  peut  être  qu'une  expression  impropre.  N'est-ce 
pas  un  singulier  pédantisme  que  de  taxer  d'inconsé- 
quence le  docteur  qui  croit  pouvoir,  sans  le  moindre 
embarras,  associer  ces  deux  termes  à  quelques  pages 
d'intervalle?  Pour  tout  lecteur  impartial,  il  est  visible 
que  le  mérite  secundum  quid  de  l'art.  1  donne,  si  l'on 
peut  dire,  le  ton  général  de  nos  relations  avec  Dieu, 
dont  l'art.  3  vient  spécifier  aussitôt  un  cas  particulier. 

D'après  saint  Thcmas,  en  somme,  n'étant  pas  les 
égaux  de  Dieu,  nous  ne  pouvons  mériter  dans  l'ordre 
surnaturel  que  s'il  nous  en  donne  lui-même  le  droit 
et  les  moyens;  mais,  sur  cette  base,  aussitôt  que  nous 
agissons  sous  l'influence  de  la  grâce,  rien  n'empêche 
que  nous  puissions  mériter  de  condigno  la  récompense 
qu'il  nous  assigne  comme  fin. 

c)  Divergences  postérieures.  En  vertu  du  même 
principe,  saint  Thomas  établit  ensuite  que  nous  ne 
sauiions  mériter  de  condigno  la  première  grâce,  ni 
pour  nous-mêmes  ni  pour  les  autres,  ibid.,  a.  5-6,  mais 
seulement  l'augmentation  de  la  grâce  déjà  possédée. 
Ibid.,  a.  8. 

Sur  ce  dernier  point,  il  est  en  désaccord  avec  saint 
Bonaventure,  qui  n'admet  à  cet  égard  qu'un  meritum 
digni.  Car,  à  son  sens,  il  y  a  ici  dignitas  cum  gradus 
inferioritate,  c'est-à-dire  disproportion  entre  le  but  et 
les  moyens.  Et  sic,  conclut-il,  habens  gratiam  minorem 
meretur  per  bonum  usum  pervenire  ad  gratiee  cumulum 
et  hic  modus  merendi,  etsi  deficial  a  merito  condigno  et 
conlinealur  sub  merito  congrui.  maxime  tamen...  acce- 
dit  ad  perjectionem  meriti,  et  ideo  quasi  médium  tenet 
inler  meritum  congrui  et  meritum  condigni.  In  IIam 
Sent.,  dist.  XXVII,  a.  2,  q.  n,  t.  n,  p.  665.  Sur  quoi  les 
éditeurs  s'efforcent  de  montrer  qu'il  n'y  a  là  qu'une 
différence  de  mots  avec  la  doctrine  de  saint  Thomas. 
Mais  ce  sont  des  mots  qui  expriment  des  concepts 
divergents.  Avec  beaucoup  plus  de  raison  les  théolo- 
giens impartiaux  reconnaissant  le  désaccord,  voir 
J.  van  der  Meersch,  Tract,  de  divina  gratia,  p.  374,  et 
ajoutent  que  ce  point  est  un  de  ceux  où  s'accuse  la 
tendance  du  Docteur  séraphique  à  réduire  le  mérite 
de  condigno  au  profit  du  mérite  de  congruo. 

Des  deux  conceptions  en  présence,  c'est,  à  n'en  pas 
douter,  celle  de  saint  Thomas  qui  représente  le  mieux 
la  pensée  générale  de  l'École.  Voir  le  Compendium 
thcol.  verit.,  v,  15,  p.  164  :  Sicut  liberum  arbitrium  per 
gratiam  meretur  merito  condigni  augmentum  gratia;  in 
statu  viœ,  sic  etiam  meretur  merito  condigni  ipsius 
complemenlum  in  statu  patrise.  Cependant  la  doctrine 
opposée  de  saint  Bonaventure  empêche  qu'on  puisse 
parler  ici  d'unanimité. 

Même  entre  les  maîtres  de  l'École,  il  existait, 
comme  on  le  voit,  de  notables  nuances.  Il  n'est  pas 
surprenant  que  des  esprits  à  tendance  plus  critique 
aient  repris,  à  l'égard  du  mérite,  la  thèse  négative 
que  saint  Thomas  et  saint  Bonaventure  étaient  d'ac- 
cord pour  écarter.  C'est  ainsi  que  les  éditeurs  fran- 
ciscains de  ce  dernier  signalent,  t.  n,  p.  668,  que 
Durand  de  Saint-Pourçain  refusait  de  reconnaître  un 
meritum  de  condigno  stricte  et  proprie  sumptum,  videlicet 
pro  actione  voluntaria  propter  quam  debetur  merces  ex 
justitia  sic  quod,  si  non  reddatur,  ille  ad  quem  perlinet 
reddere  injuste  faciat.  Plus  tard  encore,  Wyclif  con- 


693      MÉRITE  CHEZ  LES  SCOLASTIQUES  :  ROLE   DU  MÉRITE   DE  CONGRUO     694 


testait  avec  force  à  la  créature  la  possibilité  d'acquérir 
aucun  mérite  de  condigno  devant  Dieu  :  Nulla  creatura 
potest  a  Deo  mereri  aliquid  nisi  de  congruo,  sic  quod 
nihil  penitus  de  condigno.  De  dominio  divino,  m,  4, 
édition  R.  L.  Poole,  Londres,  1890.  p.  228.  Cf.  ibid., 
6,  p.  2I!»-256. 

Il  est  bon  de  se  rappeler  ces  discussions  d'école  pour 
comprendre  les  débats  qui  devaient  se  produire  chez 
les  Pères  de  Trente,  et  apprécier  la  prudence  voulue 
des  termes  dans  lesquels  le  concile  formule  sa  défini- 
tion. Mais,  au  total,  il  ne  s'agit  là  que  de  divergences 
superficielles.  Dans  l'ensemble,  l'École  s'accorde  à  pro- 
fesser que,  si  la  grâce  est  indispensable  pour  le  mérite 
de  condigno.  elle  est  suffisante  pour  l'obtenir. 

2.  Mérite  «  de  congruo  ».  ■ —  Si  les  bonnes  actions  faites 
en  état  de  grâce  peuvent  seules  prétendre  au  mérite 
de  condigno,  s'ensuit-il  que  les  autres  soient  sans 
valeur?  La  question  se  posait  surtout  pour  les  œuvres 
préparatoires  à  la  justification,  dont  la  nécessité  était 
unanimement  reconnue.  Voir  Justification,  t.  vin, 
col.  2118-2120.  Ce  qui  obligeait  à  en  admettre  jusqu'à 
un  certain  point  l'efficacité,  sans  néanmoins  compro- 
mettre le  dogme  capital  de  l'absolue  gratuité  de  la 
grâce.  A  ce  problème  délicat,  puis  à  quelques  autres 
du  même  ordre,  la  doctrine  du  mérite  de  congruo 
fournit  la  solution. 

a)  Problème  de  la  préparation  à  la  grâce  :  École 
franciscaine.  ■ —  II  est  classique  à  cet  égard,  chez  les 
historiens  protestants,  de  signaler,  dans  l'ancienne 
école  franciscaine,  une  tendance  particulièrement 
favorable  aux  œuvres  de  l'homme  en  vue  de  la  justi- 
fication. C'est  là  surtout  que  s'affirmerait  le  mérite  de 
congruo,  au  point  de  représenter  ce  qu'on  appelle  un 
véritable  «  néo-semipélagianisme  ».  F.  Loofs,  Dogmen- 
geschichle,  p.  544-547.  Cf.  Harnack,  Dogmengeschichte. 
t.  m,   p.   644. 

De  fait,  Alexandre  de  Halès  attribue  au  mérite  de 
congruo  chez  le  pécheur  le  même  rôle  qu'au  mérite  de 
condigno  chez  le  juste  :  Sicut  noluit  [Deus]  dare  glo- 
riam  homini  quin  prœcederet  in  homine  quodanvnodo 
meritum  condigni  per  usum  gratiœ...,  sic  noluit  dare 
gratiam  nisi  prœmbulo  merito  congrui  per  bonum 
usum  nalurœ,  ut  sic  homo  efjiceretur  gloriosior  et  lau- 
dabilior.  Sum.  theol.,  p.  IIa,  q.  xevi,  m.  1.  Cette 
réflexion  est  faite  au  sujet  du  premier  homme,  qui, 
d'après  l'école  franciscaine,  fut  admis  à  se  préparer 
a  la  grâce  par  l'usage  préalable  de  ses  dons  naturels. 
-Mais,  outre  qu'à  propos  de  ce  cas  particulier  Alexan- 
dre entend  bien  formuler  une  loi  générale  de  la  Pro- 
vidence, ce  meritum  congrui  revient  ailleurs  sous 
forme  de  meritum  interpretativum,  p.  IIIa,  q.  lxix, 
m.  5,  a.  2,  n.  1,  qui  présente  exactement  le  même  sens, 
quand  il  s'agit  d'expliquer  le  texte  de  Zacharie,  i,  3  : 
Convertimini  ad  me  et  ego  convertar  ad  vos. 

Or  les  mêmes  positions  au  sujet  du  premier  homme 
sont  adoptées  par  saint  Bonaventure.  In  IInm  Sent., 
dist.  XXIX.  a.  2,  q.  n,  t.n,  p.  703.  Un  peu  plus  haut, 
Ibid.,  dist.  XXVII,  a.  2,  q.  n,  p.  665,  le  Docteur  séra- 
phique  appliquait  le  même  principe  aux  bonnes 
œuvres  du  pécheur  :  ...Est  congruitas  sine  dignitate  et 
sic  peccalor  per  bona  opéra  in  génère,  facta  extra  cari- 
talem,  merelur  de  congruo  primam  gratiam. 

La  valeur  du  mérita  de  congruo  est  fort  bien 
exprimée  par  l'adage  célèbre  :  Facienti  quod  in  se  est 
Deus  non  denegat  gratiam.  Cette  formule  n'était  pas 
sans  attaches  avec  la  théologie  patristique.  F.  Loofs, 
Dogmengeschichte,  p.  545,  en  relève  une  certaine 
approximation  chez  saint  Jérôme,  Dial.  ado.  Pelag., 
m,  6,  P.  L.,  t.  xxiii  (édit.  de  1865),  col.  601-602  : 
[Deus]  coronat  in  nobis...  quod  ipse  operutus  est  : 
volunlutem  nostram  quœ  obtulit  omne  quod  potuit  et 
laborem  qui  contendit  ut  jaceret.  Mais  on  peut  remonter 
plus  haut,  puisqu'on    la   trouve   déjà  chez  Origène, 


C.ont.  Gels.,  xii,  42,  P.  G.,  t.  xi,  col.  1481.  Cf.  In  Matth., 
corn,  séries,  69,  t.  xm,  col.  1710.  Du  beau  livre  de 
L.  Capéran,  Le  problème  du  salut  des  infidèles.  Essai 
historique,  Paris,  1912,  p.  91-93,  158,  il  ressort  que 
cette  idée  fut  admise,  en  termes  plus  ou  moins  ana- 
logues, par  plusieurs  Pères  grecs.  Voir,  par  exemple, 
S.  Grégoire  de  Nazianze,  Oral.,  xvm,  6,  P.  G.,  t.  xxxv, 
col.  992;  S.  Grégoire  de  Nysse,  Orat.  cat.  magna,  30, 
t.  xlv,  col.  77;  S.  Jean  Chrysostome,  In  Rom.,  hom. 
xxvi,  4,  t.  lx,  col.  642;  S.  Nil,  Epist.,  i,  151,  t.  lxxix, 
col.  145.  Il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  c'est  au  Moyen 
Age  seulement  que  l'adage  commence  à  devenir  clas- 
sique, et  il  y  a  là  un  nouvel  indice  des  préoccupations 
nouvelles  qui  commençaient  à  se  faire  jour. 

Alexandre  de  Halès  l'accepte  dans  toute  sa  pléni- 
tude sans  la  moindre  restriction.  S;'  obtulerimus  quœ  ex 
nobis  sunt,  consequemur  ca  quœ  Dei  sunt.  De  ce  texte 
d'origine  inconnue,  qu'il  recueille  sous  le  nom  d'Ori- 
gène,  l'auteur  déduit  :  Ergo  si  Deo  ofjerimus  nostram 
voluntatem  et  ea  quœ  in  nobis  sunt,  ex  natura  conse- 
quimur  quœ  Dei  sunt,  scilicel  beatitudinem  œternam. 
Sum.  theol.,  p.  IIIa,  q.  lxix,  m.  1,  a.  1.  Et  un  peu  plus 
loin,  ibid.,  m.  5,  a.  3,  il  ne  manque  pas  de  faire  obser- 
ver que  le  facere  quod  in  se  est  comporte  des  applica' 
tions  différentes  :  chez  l'infidèle,  il  ne  peut  être  ques 
tion  que  de  sa  raison  naturelle,  tandis  que  le  fidèle 
pécheur  bénéficie,  en  outre,  des  lumières  de  la  «  foi 
informe  »  qui  agissent  toujours  en  son  âme. 

Saint  Bonaventure  adopte  également  la  formule  : 
Facienti  quod  in  se  est.  Voir    In    IIam   Sent.,  dist. 

XXVIII,  a.  2,  q.  i,  t.  n,  p.  683.  Il  en  donne  même  cette 
variante  expressive  :  Si  facit  homo  quod  in  se  est, 
Deus  facit  quod  in  se  est.  In  IVam  Sent.,  dist.  XVI, 
p.  n,  a.  2,  q.  il,  et  dist.  XVII,  p.  i,  a.  1,  q.  iv,  t.  iv, 
p.  408  et  424.  Et  il  est  acquis  sans  conteste  qu'aux 
œuvres  faites  dans  ces  conditons  il  attribue  un  meri- 
tum congrui.  Voir  In  IIIam  Sent.,  dist.  IV,  a.  2,  q.  n, 
t.  m,  p.  107  :  Est  meritum  congrui  in  quo  peccator 
dicitur  gratiam  sibi  mereri  cum  ad  gratiam  se  disponit. 
Cf.  In  II"m  Sent.,  dist.  XXVII,  a.  2,  q.  n,  t.  n,  p.  665. 

Ni  l'un  ni  l'autre  cependant  ne  méritent  le  reproche 
de  «  néo-pélagianisme  »  qu'on  leur  a  adressé.  Car  le 
Docteur  séraphique,  ainsi  qu'il  ressort  du  dernier 
texte  cité,  pense  uniquement  à  une  «  disposition  >  à  la 
grâce  et  non  pas  à  un  droit.  Cf.  In  IIam  Sent.,  dist. 

XXIX,  a.  1,  q.  n,  ad  6um,  t.  n,  p.  699.  Il  en  est  de 
même  chez  Alexandre  de  Halès,  p.  IID,  q.  lxix,  m.  3, 
a.  3  :  Non  prœvenit  gratiam  ut  meritum  seu  meritorie...; 
prœvenit  tamen  actio  Ma  gratiam  ut  disponens  ad 
illam...,  non  sicut  causa  gratiœ  sed  sicut  dispositio 
habilitons  ad  recipiendam  gratiam.  Voir  sur  ce  point 
K.  Heim,  Das  Wesen  der  Gnade  und  ihr  Verhaltnis  zu 
den  nalùrlichen  Funklionen  des  Menschen  bel  Alexander 
Halesius,  Leipzig,  1907,  p.  71-74. 

Du  reste,  cette  préparation  elle-même  ne  se  fait 
que  sous  l'influence  de  la  grâce,  comme  le  recon- 
naissent des  protestants  impartiaux.  Voir  Heim,  op. 
cit.,  p.  117-122,  dont  les  conclusions  sont  retenues  par 
R.  Seeberg,  Dogmengeschichte,  t.  m,  p.  404-405,  415- 
417.  La  seule  particularité  est  que  les  docteurs  fran- 
ciscains appellent  cette  grâce  gralia  gratis  data  et  la 
ramènent  à  la  Providence  générale  de  Dieu  dont  tout 
homme  est  investi.  Mais,  dans  ce  sens,  ils  la  tiennent,  à 
n'en  pas  douter,  pour  indispensable.  Ainsi  saint  Bona- 
venture, In  IP'm  Sent.,  dist.  XXVIII,  a.  2,  q.  i,  t.  n, 
p.  682  :  Tencndum  est  igitur  quod  liberum  arbitrium, 
si  excitetur  per  aliquod  donum  gralia'  gratis  datse, 
potest  ad  gratiam  gratum  facienlem  se  de.  congruo  dis- 
ponere;  si  aulem  onmi  tait  munere  conlingat  ipsuin 
destitui,  nunquam  posset  ad  illam  disponi.  Autres  réfé- 
rences à  l'art.  Justification,  t.  vin,  col.  21 19.  Voir  sur 
ce  point  l'important  mémoire  de  Fr.  Mitzka,  Die 
Lehre  des  hl.  Bonavenlura  von  der  Vorbereitung  auf  die 


695      MERITE  CHEZ  LES  SCOLASTIQUES  :  ROLE   DU   MERITE  DE  CONGRUO      696 


heiligmachendc  Gnade,  dans  Zeitschrift  fur  kath.  Théo- 
logie, 1926,  t.  i.,  p.  27-72  et  220-252,  qui,  à  propos  de 
saint  Bon  aventure,  expose  et  précise  les  principes 
de  toute  l'école  franciscaine  en  général. 

Ainsi  l'appréciation  des  œuvres  préparatoires  à  la 
justification  se  ramène,  comme  on  l'a  dit,  à  «  un  inter- 
médiaire entre  le  mérite  et  le  non-mérite  ».  K.  Heim, 
op.  eit.,  p.  71;  cf.  p.  1-18.  Tel  est,  en  effet,  le  sens  spé- 
cial du  mérite  de  congruo,  qui  permet  de  rendre  justice 
-  aux  bonnes  actions  de  l'homme,  sans  méconnaître  que 
Dieu  en  reste  la  source  et  qu'elles  n'ont  de  valeur 
qu'au  regard  de  sa  bonté. 

b)  Problème  de  la  préparation  à  la  grâce  :  École 
dominicaine.  ■ —  Cette  conception,  au  demeurant,  est 
si  peu  propre. à  l'école  franciscaine  qu'on  la  retrouve 
dans  toutes  les  autres.  Quoique  très  fidèle  à  l'idée  d'une 
école  franciscaine,  R.  Seeberg,  Dogmengeschichte,  t.  ta, 
p.  115,  n.  2,  convient  que  la  ratio  congruentiœ  à  l'égard 
de  la  première  grâce  se  retrouve  chez  Henri  de  Gand, 
QuodI.  IV,  q.  xix,  et  que  sur  ce  point  Pierre  de  Taren- 
taise  ne  fait  plus  d'une  fois  que  copier  saint  Bona- 
venture.  Voir  également  sur  Pierre  de  Tarentaise  le 
scholion  des  éditeurs  de  Quaracchi,  t.  n,  p.  683.  Ce 
dernier  nom  suffît  à  prouver  que  le  mérite  de  congruo 
n'est  pas  étranger  aux  théologiens  de  l'école  domini- 
caine. De  fait,  on  le  trouve  en  termes  exprès  chez  ses 
plus  illustres  représentants. 

«  Albert  le  Grand,  écrit  F.  Loofs,  Dogmengeschichte, 
p.  548,  était  semipélagien  comme  Alexandre  et  Bona- 
venture.  »  Qualificatif  très  révélateur  des  tendances 
de  l'historien,  mais  d'ailleurs  injustifié;  car  Albert 
enseigne,  bien  entendu,  l'absolue  nécessité  de  la  grâce 
et  son  antériorité  à  tout  mérite  de  notre  part.  Profa- 
num  est  dicere  nisi  quod  gratia  semper  prœvenit 
volunlatcm  et  erigit  voluntatcm  ut  velit  bonum.  Sum. 
theol.,  p.  II»,  tr.  xvi,  q.  c,  m.  1,  Opéra  omnia,  édit. 
Vives,  t.  xxxni,  p.  246.  Et  il  cite  comme  autorité, 
en  les  attribuant  à  Prévôtin,  ces  deux  vers  de  fac- 
ture très  augustinienne,  qui  avaient  déjà  cours  dans 
l'École,  au  dire  de  Guillaume  d'Auvergne,  Opéra, 
fol.  cc.xxxi  r°,  sous  le  nom  de  l'évêque  du  Mans  Hil- 
debert  : 

Quidqnid  liabes  meriti  propventrix  gratia  donat, 
Nil  Deus  innobis  pr.Tler  sua  dona  coronat. 

Il  laisse  néanmoins,  comme  on  l'a  dit,  «  une  porte 
ouverte  »  au  mérite  en  vue  de  la  première  grâce. 
H.  Schultz,  loc.  cit.,  p.  271.  Car  si,  entant  que  «pré- 
paration de  la  grâce  »,  la  prédestination  est  absolu- 
ment gratuite,  la  collation  de  la  grâce,  d'après  lui, 
s'accompagne  d'une  raison.  Appositio  gratiee...  potest... 
habere  rationem  ut  rationabilis  esse  videatur,  et  hsec 
ratio  non  est  antecedens  sed  concomitans.  Unde  hsec  ratio 
potest  esse  scientia  merilorum.  Sum.  theol.,  p.  Ia,  tr.  xv, 
q.  Lxra,  m.  3,  a.  1,  t.  xxxi,  p.  648.  Voilà  pourquoi  il 
y  a  lieu  de  concevoir  une  préparation  à  la  grâce  et  de 
ranger  les  œuvres  faites  en  état  de  péché  dans  une 
catégorie  inférieure  de  mérite  :  Minus  improprie  dici- 
tur  mereri  aliquis  per  bona  fada  in  mortali  peccato. 
lllc  enim  ex  debito  non  potest  mereri;  sed  tamen  a 
magistris  dicilur  quod  de  congruo  merctur  gratiam.  Et 
verius  diceretur  quod  mereretur  eam  de  minus  incon- 
gruo,  quia  sciliect  magis  se  disponit  ad  gratiam  per 
opéra  quse  facit  quam  ille  qui  non  jacit.  In  Illnm  Sent., 
dist.  XVIII,  A,  a.  1,  t.  xxvm,  p.  313. 

On  accorde  du  moins  à  saint  Thomas,  Loofs,  ibid., 
p.  548-550,  l'honneur  de  faire  exception  en  se  ratta- 
chant au  pur  augustinisme.  Et  ceci  correspondrait 
sans  nul  doute  à  ce  mouvement  de  «  réaction  reli- 
gieuse »  que  veut  à  son  tour  lui  imputer  A.  Har- 
nack,  Dogmengeschichte,  t.  m,  p.  643,  à  l'égard  de 
l'école  franciscaine. 

Pour  réduire  cette  antithèse  à  ses  justes  proportions 


il  faut  tout  d'abord  tenir  compte  que,  dans  ses  œuvres 
de  jeunesse,  éminemment  représentées  par  son  Com- 
mentaire sur  les  Sentences  (1253-1255),  il  se  tient  exac- 
tement sur  la  même  ligne  que  les  docteurs  déjà  cités. 
Dicimus  quod  ad  gratiam  gratum  facientem  habendam 
ex  solo  libero  arbilrio  se  homo  potest  prœparare;  (aciendo 
enim  quod  in  se  est  gratiam  a  Deo  consequitur.  Sans 
doute  le  libre  arbitre  lui-même  est  une  grâce,  gratia 
gratis  data,  mais  seulement  en  tant  que  ce  mot  désigne 
la  Providence  générale  de  Dieu  sur  nous,  ipsa  divina 
providentiel  qua  omnibus  rébus  gratis  impendit  ex  sua 
bonitate  ea  quee  ipsis  conveniunt.  In  I Iam  Sent.,  dist. 
XXVIII,  q.  i,  a.  4,  t.  vni,  p.  380-381.  Le  bon  usage 
de  cette  liberté  est  une  disposition  à  la  grâce  et  devient , 
jusqu'à  certain  point,  un  mérite  de  congruo  :  Deus  dat 
gratiam  indignis,  quia  his  dat  qui  non  sunt  sufjicienter 
ad  hoc  digni  sed  tamen  habent  aliquam  dispositionem 
ad  recipiendum,  ex  quo  dicuntur  quodammodo  ex  con- 
gruo gratiam  mereri.  Ibid.,  dist.  XXVII,  q.  i,  a.  4, 
ad  4um,  p.  368.  Cf.  ibid.,  a.  6,  p.  371.  Des  textes  simi- 
laires, pris  dans  les  œuvres  du  même  temps,  ont  été 
réunis  par  J.  Stufler,  Die  entfernle  Vorbereitung  auj  die 
Rechljertigung  nach  dem  hl.  Thomas,  dans  Zeitschrift 
fur  kath.  Théologie,  1923,  t.  xlvii,  p.  161-173. 

Il  est  vrai  que  la  Somme  théologique  représente  sur 
ce  point  une  notable  réaction,  qui  frappait  déjà 
Cajétan.  Le  saint  docteur  y  conserve  toujours  la 
nécessité  de  se  préparer  à  la  grâce  et,  par  conséquent, 
l'adage  Facienti  quod  in  se  est,  P'-II*,  q.  cxn,  a.  2-3; 
mais  c'est  après  avoir  expliqué  qu'en  plus  du  don  de 
la  liberté  cette  préparation  demande  aliquod  auxilium 
gratuitum  Dei  interius  animam  moventis  sive  inspi- 
rantis  bonum  propositum.  Ibid.,  q.  cix,  a.  6.  Ainsi  donc 
l'accès  à  la  grâce  ne  peut  lui-même  se  faire  que  par 
la  grâce. 

Dans  cette  voie,  on  a  prétendu,  Loofs,  Dogmen- 
geschichte, p.  551-552,  cf.  R.  Seeberg,  Dogmenge- 
schichte, t.  m,  p.  430,  que  saint  Thomas  aurait  fait 
subir  au  concept  classique  du  mérite  de  congruo  une 
transformation  qui  équivaudrait  à  le  nier.  Au  lieu  de 
signifier  une  valeur  autonome,  il  ne  serait  plus  qu'un 
aspect  des  œuvres  faites  en  état  de  grâce.  On  invoque 
pour  cela  l'art.  3  de  la  q.  exiv,  où  le  saint  docteur 
explique,  en  effet,  qu'il  y  a  mérite  de  condigno  par 
rapport  à  la  vie  éternelle,  mais  à  condition  de  ne  pas 
considérer  dans  l'œuvre  méritoire  le  seul  fruit  de  la 
liberté  :  Si  consideretur  [opus  meritorium]  secundum 
substantiam  operis  et  secundum  quod  procedit  ex  libero 
arbilrio,  sic  non  potest  ibi  esse  condignitas...,  sed  est 
ibi  congruitas  propler  quamdam  œqualitatem  propor- 
tionis.  Mais  on  ne  prend  pas  garde  que  saint  Bonaven- 
ture  se  livre,  lui  aussi,  voir  col.  C91,  à  une  semblable 
dissociation  formelle  des  éléments  de  notre  mérite, 
sans  pour  cela  nier  le  mérite  de  congruo.  Car,  si  la 
congruitas  est  ici  un  simple  aspect  d'une  œuvre  qui  a 
par  ailleurs  des  titres  à  la  condignitas,  rien  n'empêche 
que,  dans  d'autres  circonstances,  elle  soit  réalisée 
pour  elle-même,  lorsque  précisément  il  s'agit  d'oeu- 
vres où  le  libre  arbitre  n'est  pas  intrinsèquement  sur- 
naturalisé par  la  grâce  sanctifiante.  Saint  Thomas 
suppose  à  coup  sûr  cette  hypothèse,  quand  il  écrit 
un  peu  plus  loin,  après  avoir  défini  le  mérite  de  condi- 
gno, ibid.,  a.  6  :  Alio  modo  habel  [opus  noslrum]  ratio- 
nem meriti,  secundum  quod  procedit  ex  libero  arbilrio 
in  quantum  voluntarie  aliquid  facimus.  Et  ex  hac  parle 
est  meriium  congrui,  quia  congruum  est  ut,  dum  homo 
bene  utitur  sua  virtule,  Deus  secundum  supercxcellen- 
tem  virtutem  excellentius  operetur.  Le  cas  d'un  homme 
qui  «  use  bien  de  ses  forces  »  n'a  évidemment  rien 
d'irréalisable;  pour  la  même  raison  et  dans  le  même 
sens,  on  voit  que  tous  les  principes  de  saint  Thomas 
le  poussaient  logiquement  à  reconnaître  que  le  mérite 
de  congruo  peut  devenir  une  réalité  . 


697      MÉRITE  CHEZ  LES  SCOLASTIQUES  :  ROLE  DU  MÉRITE  DE  CONGRUO      698 


Il  n'y  a  donc  pas  lieu  d'opposer  le  Docteur  angé- 
lique aux  représentants  de  l'école  franciscaine.  Tout 
ce  qu'on  peut  faire  observer,  c'est  qu'il  ne  met  pas 
la  moindre  réserve  à  dire  que  l'homme  ne  peut  se 
mériter  à  lui-même  la  première  grâce,  ibid.,  a.  5  : 
[Gratia]  non  potest  cadere  sub  merito  non  habcntis  gra- 
tiam  et  que,  plus  haut,  en  parlant  de  la  préparation 
nécessaire  à  la  grâce,  q.  cxii,  a.  2-3,  il  s'abstient  de 
jamais  faire  intervenir  le  mérite  de  congruo.  Il  y  avait 
là  une  nuance,  et  qui  ne  devait  pas  échapper  aux 
disciples  fidèles  du  Docteur  angélique;  mais  elle  ne 
suffit  pas  à  créer  une  divergence  de  fond. 

c)  Problème  de  la  préparation  à  la  grâce  :  Témoignages 
isolés.  ■ —  En  dehors  des  deux  grandes  familles,  fran- 
ciscaine et  dominicaine,  bien  d'autres  maîtres  ont 
enseigné,  qu'on  ne  saurait  grouper  en  écoles  précises. 
Quelques  témoignages  suffiront  à  montrer  que  leurs 
doctrines  ou  du  moins  leurs  tendances  n'étaient  pas 
différentes. 

L'auteur  non  encore  identifié  des  Quœstiones  in 
Epislolas  Pauli  écrit  des  philosophes  païens  :  Ideo 
inexcusabiles  juerunt,  quia  non  fecerunt  quantum 
potuerunt.  Ce  qui  laisse  entendre  qu'ils  seraient  arri- 
vés à  la  foi  s'ils  avaient  fait  tout  ce  qui  dépendait 
d'eux.  Et  l'auteur,  en  effet,  de  rapporter  aussitôt 
diverses  opinions  plus  ou  moins  accentuées  dans  ce 
sens,  dont  notamment  celle-ci  :  Tametsi  fldem  non 
possent  mereri,  tamen  ex  eo  quod  habebant  idonei  et  apti 
ad  fldem  suscipiendam  potuerunt  fleri.  Sans  adopter 
cette  solution,  il  admet  pour  son  propre  compte 
quod  Deum  gloriflcare  potuerunt  ex  parte  elsi  nondum 
per/ecte.  Car  les  pécheurs  eux-mêmes  peuvent  faire 
bien  des  œuvres  bonnes  :  Mulla  faciunt  bona  licet  ad 
salutem  insuffleientia.  In  Epist.  ad  Rom.,  q.  38-39, 
P.  L.,  t.  cxxxv,  col.  440-441.  Un  peu  plus  loin, 
q.  99,  col.  459,  l'auteur  en  précise  ainsi  la  portée  : 
Bona  opera  quœ  flunt  ante  fldem,  elsi  non  prosint  ad 
l'ilam  promerendam,  valent  tamen  ad  suscipiendam. 

C'était  la  doctrine  du  mérite  de  congruo  sans  le 
terme,  peu  usité  sans  doute,  sinon  absolument 
inconnu,  à  ce  moment-là.  Guillaume  d'Auvergne  le 
prononce  expressément  :  Qui  orat  Deum  ut  remittat 
sibi  peccata  sua  et  qui  jacit  quod  suum  est  vel  potest 
lugendo,  dolendo,  penitendo,  lachrimando,  congruil 
divinse  bonitati  ut  misereatur  ipsius.  Congruil  etiam 
cordi  sic  parato  ut  respicialur  a  Deo  eique  gratiam  suam 
infundat.  Merilo  ergo  congrui  dicitur  mereri  remis- 
sionem  peccalorum  vel  gratiam  qua  Deo  gratus  et  accep- 
labilis  fiât.  De  meritis,  dans  Opéra,  fol.  ccxxix  r°. 

Pour  voir  combien  la  question  des  œuvres  prépara- 
toires à  la  justification  divisait  peu  la  théologie  médié- 
vale, il  suffit  de  lire  ces  lignes  sereines  du  Compen- 
dium  theol.  veritatis,  v,  11,  p.  161,  qui  donnent  très 
exactement,  si  l'on  peut  dire,  la  note  moyenne  de 
l'enseignement  reçu  :  Nullus  meretur  sibi  gratiam 
merito  digni  vel  merilo  condigni,  sed  tantummodo  merito 
congrui. 

La  tendance  ne  fera  que  se  développer,  au  xiv»  siècle, 
comme  on  le  verra  bientôt,  voir  plus  bas,  col.  704,  sous 
l'influence  du  nominalisme.  C'est  au  point  que  Tho- 
mas Bradwardin  (f  1349)  croyait  voir  «  le  monde 
presque  tout  entier  revenir  à  l'erreur  de  Pelage  ».  Une 
des  formes  les  plus  graves  de  cette  invasion  lui  parais- 
sait précisément  être  la  doctrine  du  mérite  de  congruo. 
Voici,  en  effet,  les  principales  thèses  où  il  condense  les 
erreurs  de  ses  contemporains  :  Quod  mérita  non  sunt 
caussa  principalis  graliœ  nobis  datée,  sed  caussa  sine 
qua  non  datur  (i,  36).  Quod  homo  non  potest  ex  se  mereri 
proprie  gratiam,  potest  tamen  se  débite  prieparare  et 
tune  Deus  sibi  dubit  gratiam  suum  gratis  (i,  37).  Deum 
semper  prwvenire  pulsando  et  excitando  ad  gratiam... 
et  hominem  subsequi  aperiendo  et  consenliendo,  et  hoc 
ex  propriis  viribus  per  seipsum  (i,  38).  Domines  ex  solis 


propriis  viribus  gratiam  Dei  mereri  de  congruo,  non 
autem  de  condigno  <r,  39).  De  ces  erreurs,  la  dernière, 
qui  les  résume  toutes,  lui  parait  laplus  grave  tout  à  la 
fois  et  la  plus  répandue  :  Et  quia  iste  error  est  famosior 
cœteris  lus  diebus  et  nimis  multi  per  ipsum  in  pela- 
gianum  prœcipitium  dilabuntur,  necessarium  videlur 
ipsum  diligentiori  examine  perscrutari.  Suit,  en  effet, 
une  critique  qui  ne  couvre  pas  moins  de  quarante 
pages  in-folio.  De  caussa  Dei  contra  Pelagium,  cité 
dans  W.  Mùnscher,  Lehrbuch  der  christlichen  Dogmen- 
geschichte,  3"  édit.,  Cassel,  1831,  t.  n,p.  156,  et  de  là 
reproduit  dans  A.  Harnack,  Dogmengeschichlc,  t.  ni, 
p.  652. 

Il  n'y  a  pas  à  tenir  compte  des  alarmes  doctrinales 
de  Bradwardin,  qui  était,  comme  il  en  convient,  à  peu 
près  seul  à  les  formuler  et  qui  versait  lui-même,  par 
réaction,  dans  le  prédestinatianisme  le  plus  complet. 
Voir  Augustinisme,  t.  i,  col.  2536-2537.  Mais  rien 
n'empêche  de  retenir  son  témoignage  historique  sur 
la  popularité  du  mérite  de  congruo  dans  les  écoles  de 
son  temps. 

d)  Quelques  problèmes  secondaires.  ■ —  Cette  même 
notion  servait  aussi  à  résoudre  quelques  problèmes  de 
moindre  importance.  Elle  s'appliquait  à  point  nommé, 
chaque  fois  qu'il  y  avait  une  valeur  morale  à  sauve- 
garder sans  qu'il  pût  être  question  de  mérite  propre- 
ment dit. 

Ainsi  en  était-il  du  mérite  pour  les  autres.  L'Écri- 
ture signale  à  maintes  reprises  l'efficacité  de  la  prière 
des  justes,  mais  en  notant  aussi  des  cas  où  elle  est 
impuissante  :  le  mérite  de  congruo  fournit  à  saint 
Thomas  la  solution  de  cette  apparente  antinomie. 
Merito  condigni  nullus  potest  mereri  alteri  primam 
gratiam  nisi  solus  Christus...  Sed  merito  congrui  potest 
aliquis  alteri  mereri  primam  gratiam.  Quia  enim  homo 
in  gratia  constitutus  implet  Dei  volunlalem,  congruum 
est  secundum  amicilise  proporlionem  ut  Deus  impleat 
hominis  voluntatem  in  salvatione  cdterius.  Sum.  theol., 
Ia-IIœ,  q.  exiv,  a.  6.  Bien  entendu,  il  est  dans  la 
nature  d'un  tel  mérite  de  n'être  pas  nécessairement 
efficace.  Cependant  le  Docteur  angélique  lui  recon- 
naît, dans  son  commentaire  des  Sentences,  une  valeur 
plus  grande  qu'à  celui  du  pécheur  qui  prie  pour  lui- 
même  :  Est  hic  plus  de  ratione  meriti  quam  quando 
aliquis  dicitur  sibi  mereri  gratiam  ex  congruo.  In 
IIam  Sent.,  dist.  XXVII,  q.  i,  a.  6,  t.  vm,  p.  371.  On 
a  vu  que  saint  Bonaventure  et  d'autres  avaient 
adopté  pour  ce  cas  spécial  le  terme  moyen  de  meritum 
digni;  mais,  au  fond,  leur  pensée  ne  diffère  pas  de 
celle  de  saint  Thomas. 

En  dehors  de  l'accès  à  la  première  grâce,  l'expé- 
rience des  âmes  aussi  bien  que  les  principes  de  la 
théologie  amenaient  à  se  poser  le  cas,  non  moins 
pratique,  du  retour  en  grâce  en  cas  de  péché.  Un 
homme  peut-il  se  mériter  à  lui-même  sa  conversion 
éventuelle?  Sur  ce  point,  la  réponse  de  saint  Thomas, 
dans  la  Somme,  Ia-irD,  q.  exiv,  a.  7,  est  résolument 
négative  :  Respondeo  dicendum  quod  nullus  potest  sibi 
mereri  reparationem  post  lapsum  fulurum,  neque  merilo 
condigni,  neque  merito  congrui.  fl  va  de  soi,  en  effet, 
que  le  mérite  de  condigno  est  ici  impossible;  mais  le 
inéiite  de  congruo  lui  paraît  également  exclu.  Si,  en 
effet,  le  succès  de  la  prière  faite  pour  un  pécheur  se 
heurte  à  l'obstacle  de  son  péché,  multo  magis  impedilur 
ialis  meriti  eflicaciu  per  impedimentum  quod  est  et  in 
eo  qui  meretur  et  in  eo  cui  meretur;  hic  enim  utrumque 
in  unam  personam  concurrit.  Cependant  le  texte 
Non  injustus  est  Deus  ut  obliviscatur  operis  vestri, 
Hebr.,  vi,  10,  lui  suggère  ailleurs  une  solution  plus 
consolante.  Après  avoir  écarté  le  meritum  condigni,  il 
continue  :  Aliud  \est\  quod  soli  misericordiœ  innititur, 
quod  dicitur  meritum  congrui.  Et  de  isto  dicit  quod 
juslum  est,  id  est  congruum  quod  homo  qui  mulla  bona 


699       MÉRITE,  SA  VALEUR  CHEZ  LES  SCOLASTIQUES  :  SYSTÈME  REALISTE       700 


fecit  mcreatur.  Isla  cnim  miseriordia  est  adjiincta 
quodammodo  juslitiie  plus  quam  in  Mo  qui  nunquam 
aliquid  fecit.  Et  isto  modo  non  obliviscitur  Deus  operis 
nostri.  In  Epist.  ad  Ilebr.,  vi,  lect.  .'î,  Opéra,  t.  xxi, 
p.  633.  D'où  il  suit  que  suint  Thomas,  comme  le 
concède  Chr.  Pesch,  Pncl.  dogm.,  Fribourg-en-B., 
4e  édit.,  1916,  t.  v,  p.  2(5(i,  in  hac  doctrina  sibi  cons- 
lans  non  est. 

On  ne  s'étonnera  pas  que  l'opinion  la  plus  favo- 
rable à  la  nature  humaine  ait  les  préférences  de  saint 
Bonaventurc.  Voir  In  Il"m  Sent.,  dist.  XXVIII, 
bid.  ii,  t.  il,  p.  091  :  Si  quwralur  ulrum  uliquis  in 
statu  gratiœ  existais  possit  sibi  mereri  primant  gratiàm 
post  recidivum,  et  hoc  orando  et  petendo  ut,  si  caderel, 
Deus  illum  felevarei,  dieendum  quod  non  potest  ex 
merito  condigni,  sed  sotum  ex  merito  congrui.  A  plus 
forte  raison  cette  doctrine  se  retrouve-l-elle  chez  Scot. 
Voir  Opus  Oxon.,  1.  I,  dist.  XIV,  q.  n,  n.  15,  édit. 
de  Lyon,  1039.  t.  ix,  p.  45  :  Potest  dici  quod  Deus  dis- 
ponil  per  atlritionem  in  aliquo  tempore,  tan.qu.am  per 
aliquod  meritum  de  eongruo,  in  aliquo  instanti  dure 
gratiam. 

11  semble  que  la  même  solution  doive  s'appliquer 
au  problème  tout  voisin  de  la  persévérance  finale. 
Saint  Thomas  n'admet  pas  de  mérite  à  cet  égard.  Car, 
dit-il,  Ia-IIœ,  q.  exiv,  1.  9,  illud  cadit  sub  humano 
merito  quod  comparaiur  ad  molum  liberi  arbitra  direcli 
a  Deo  movente  sicut  terminus,  non  autem  id  quod  com- 
paraiur ad  prssdiclum  molum  sicut  principium.  Or  le 
don  de  la  persévérance  n'a  et  ne  peut  avoir  son  «  prin- 
cipe »  que  dans  la  grâce  :  Persevcrantia  vise  non  cadit 
sub  merito,  quia  dependet  solum  ex  motione  divina  quse 
est  principium  ornais  meriti.  La  généralité  absolue  de 
cette  réponse  semblerait  exclure  même  le  simple 
mérite  de  eongruo.  Cependant  le  Docteur  angélique 
reconnaît  ici  l'efficacité  de  la  prière  et  équipare  le  cas 
à  celui  du  pécheur  qui  sollicite  le  pardon  d'un  autre 
pécheur  :  Eliam  ea  quœ  non  meremur  orando  impelra- 
mus.  Nam  et  Deus  peeccatores  audit  peccatorum  veniam 
pelentes  quam  non  merentur...  Et  similiter  perseverantias 
donum  aliquis  petendo  a  Deo  impclral  vel  sibi  vcl  alii, 
quamvis  sub  merito  non  cadat.  Ibid.,  ad  lum.  Ailleurs, 
distinguant  la  via  oralionis  de  la  via  meriti,  il  donne 
comme  exemple  de  la  première  le  cas  du  juste  qui 
obtient  à  un  pécheur  la  grâce  de  la  conversion  :  Sicut 
quod  unus  homo  impetrat  alteri  primam  gratiam.  In 
IVumSenl.,  dist.  XLV,  q.n,  a.  1,  sol.  1,  t.  xi,  p.  366. 
Or,  d'après  la  Somme,  Ia-IIœ,  q.  exiv,  a.  6,  c'est  là, 
comme  on  l'a  vu,  col.  698,  le  type  même  du  mérite 
de  eongruo.  Il  y  a  donc  tout  lieu  de  croire  que  le  mot 
seul  manque  à  propos  de  la  persévérance  finale,  sans 
que  le  Docteur  angélique  prétende  par  là  nier  la  chose, 
que  toute  la  logique  de  son  système  semble  plutôt 
appeler. 

Quoi  qu'il  en  soit,  au  demeurant,  de  flottements 
inévitables,  la  théorie  du  double  mérite  est  parfaite- 
ment ferme  dans  la  théologie  du  xme  siècle,  et  les 
points  secondaires  qui  divisent  les  docteurs  sont  de 
peu  d'importance  auprès  de  ceux  qui  les  unissent.  Si 
la  valeur  des  œuvres  humaines  est  inégale  suivant 
qu'elles  procèdent  ou  non  d'un  principe  surnaturel, 
elles  ont  toutes  leur  prix  à  leurs  yeux.  C'est  pourquoi 
les  historiens  protestants  leur  adressent  à  l'envi  le 
reproche  de  semi-pélagianisme,  comme  d'ailleurs  à 
l'Église  tout  entière  dont  ils  sont  les  témoins,  et  saint 
Thomas  lui-même,  bien  que  censé  le  plus  augustinien 
de  tous,  n'échappe  pas  à  ce  grief.  F.  Loofs,  Dogmen- 
geschichte,  p.  552,  découvre  chez  lui  tout  au  moins  du 
;•  crypto-semipélagianisme  »  et  Ad.  Harnack,  plus 
brutal,  parle  même  à  son  sujet  de  pélagianisme  tout 
court.  Dogmengeschichte,  t.  m,  p.  650;  cf.  p.  642-643. 
Jusqu'à  travers  la  passion  de  dénigrement  qui  les 
inspire  et  les  déformations  flagrantes  qu'ils  trahissent, 


ces  gros  mots  et  ce  vain  schématisme  ne  laissent-ils 
pas  apercevoir  combien  large  et  harmonieuse,  par  rap- 
port aux  horizons  rétrécis  de  la  Réforme,  est  la  vision 
du  plan  divin  que  la  foi  catholique  suggérait  à  l'esprit 
médiéval? 

5°  Valeur  du  mérite.  —  Sur  cet  accord  fondamental, 
on  voit  pourtant  se  dessiner  dès  le  xni'  siècle  et  s'ac- 
centuer dans  la  suite  des  divergences  spéculatives, 
quand  il  s'agit  de  préciser  exactement  le  caractère  du 
mérite  et  le  dernier  mot  de  sa  valeur.  Les  courants 
généraux  qui  traversèrent  la  scolastique  allaient  ici 
faire  sentir  leur  action 

1.  Système  réaliste.  —  Du  moment  que  le  mérite 
signifie  essentiellement  un  droit  à  la  récompense,  la 
conception  la  plus  obvie  est  assurément  celle  qui 
consiste  à  le  tenir  pour  une  valeur,  non  seulement 
objective,  mais  intrinsèquement  proportionnée  à  son 
résultat.  Il  suffit  pour  cela  de  se  représenter  la  grâce 
qui  en  est  le  principe  comme  une  réalité  d'ordre  onto- 
logique et  c'est  ce  que  toutes  les  écoles  du  xme  siècle 
faisaient  couramment 

a)  École  dominicaine.  —  Ce  réalisme,  qui  caractérise 
toute  la  doctrine  du  surnaturel  dans  saint  Thomas, 
voir  Justification-,  t.  vin,  col.  2126,  se  répercute 
logiquement  sur  la  notion  du  mérite. 

L'idée  fondamentale  du  Docteur  angélique  est  que 
le  mérite  de  condigno,  le  seul  auquel  soit  dû  proprement 
ce  nom,  suppose  une  proportion  entre  l'oeuvre  hu- 
maine et  la  récompense  divine.  Or  cette  proportion 
existe  pour  ainsi  dire  de  piano,  moyennant  la  grâce 
qui  est  en  nous  :  Quœdam  proportionis  apqualitas  inve- 
nitur  inler  Dcum  prsemiantem  et  homimm  merenlem, 
dum  tamm...  meritum  etiam  sit  per  talem  actum  in  quo 
refulgcal  bonum  illius  habilus  qui  divinilus  in/unditur, 
Deo  nos  consignons.  In  IIum  Sent.,  dist.  XXVII,  q.  î, 
a.  3,  t.  vm,  p.  367.  Cf.  ibid.,  a.  5,  ad  3um,  p.  370  :  Per 
gratiam  infusam  constituitur  [homo]  in  esse  divino; 
unde  jam  actus  sui  proportionati  efjiciuntur  ad  prome- 
rendum  augmentum  vel  perfectionem  gratiœ. 

La  Somme,  Ia-II*,  q.  exiv,  a.  1,  précise  que  tout 
mérite  de  notre  part  suppose,  au  préalable,  une  orrfi- 
nalio  'divina.  Mais,  sur  la  base  de  ce  décret,  nos  œuvres 
surnaturelles  ont,  sans  autre  considération,  une  valeur 
réelle,  parce  qu'elles  sont  le  fruit  de  la  grâce.  C'est 
pourquoi  saint  Thomas  expose,  ibid.,  a.  3,  que  nous 
pouvons  mériter  proprement  la  vie  éternelle  :  Secun- 
dum  quod  procedit  [opus  merilorium]  ex  gratia  Spi- 
ritus  sancti,  sic  est  merilorium  vitie  œternx  ex  condigno  : 
sic  enim  valor  meriti  allenditur  secundum  virtutem  Spi- 
rilus  Sancti  moventis  nos  in  vitam  œternam.  A  côté  de 
l'Esprit-Saint,  qui  est  la  grâce  incréée,  il  faut  aussi 
faire  entrer  en  ligne  de  compte  le  don  créé  qu'il  dépose 
en  nos  âmes  :  Altenditur  eliam  pretium  operis  secun- 
dum  dignitatem  gratiœ  per  quam  homo  consors  f actus 
divinee  nalurœ  adoptatur  in  fdium  Dei,  cui  debetur 
hereditas  ex  ipso  jure  adoptionis.  On  ne  saurait  mar- 
quer plus  fortement  le  rapport  intrinsèque  de  conti- 
nuité qui  unit  nos  mérites  à  leur  terme  et,  par  consé- 
quent, mieux  exprimer  l'absolu  réalisme'  de  leur 
valeur.  Il  s'ensuit  que  nos  bonnes  œuvres  nous  don- 
nent une  véritable  créance  sur  Dieu.  Non  pas  que 
Dieu  puisse  devenir  notre  débiteur,  mais  parce  qu'il 
se  doit  à  lui-même  d'accomplir  son  décret.  Quia  aclio 
noslra  non  habet  rationem  meriti  nisi  ex  prœsupposi- 
tione  divinse  ordinalionis,  non  sequitur  quod  Deus  sffi- 
ciatur  simpliciter  débiter  nobis,  sed  sibi  ipsi,  in  quan- 
tum debitum  est  ut  sua  ordinatio  impleatur.  Ibid.,  a.  1, 
ad  3um. 

b)  Ecole  franciscaine.  —  Saint  Bonaventure  pro- 
fesse un  réalisme  non  moins  déterminé.  Pour  lui  éga- 
lement, il  existe  qusedam  commensuralio  et  adœquatio 
meriti  ad  prœmium.  In  I Inm  Sent.,  dist.  XXVII, 
a.  2,  q.  n,  t.  n,  p.  664.  Cf.  ibid.,  q.  m,  p.  666.  Ce  qu'il 


701    MÉRITE,  SA  VALEUR  CHEZ  LES  SCOLASTIQUES  :  SYSTÈME  NOMINALISTE    702 


entend,  sinon  d'une  commensuratio  per  omnimodam 
œquolilatem.  du  moins  per  quamdam  convenienlem  pro- 
porlionabiliUitem  sicut  frudus  dicitur  rec'c  commensurari 
semini.  Ibid..  ad  4'"",  p.  668.  La  grâce  rend  possible 
cette  commune  mesure:  car  elle  se  traduit  par  la  pré- 
sence et  l'action  de  Dieu  en  nous  :  Gratta  gratum 
faeiens...  nominat  dioinum  influentiam  per  qaam  anima 
habet  Deum  et  Deus  habitat  in  anima.  Ibid.,  q.  ru,  a.  1, 
p.  660.  Elle  donne,  en  conséquence,  un  caractère  divin 
à  tous  les  actes  faits  sous  son  influence  :  In  quantum 
ortum  habet  a  gratia,  sic,  cum  gratia  reddal  hominem 
acceptum  Deo  et  sit  quid  dioinum  cl  ad  hoc  sit  ordinata 
ut  ducal  ad  Deum,  opus  illud  est  meritorium  merito 
condigni.  Ibid.,  q.  m,  a.  2,  p.  G67.  Cf.  ibid.,  a.  1,  q.  i, 
p.  654.  D'où  cette  formule  toute  réaliste  du  mérite  : 
[Est]  meritum  condigni  quando  jnstus  operatur  pro  se 
ipso,  quia  ad  hoc  ordinatur  gratia  ex  condigno.  In 
I"m  Sent.,  dist.  XLI,  q.  i,  a.  1,  t.  i,  p.  729. 

Nos  docteurs  n'oubliaient  pas,  bien  entendu,  que 
tous  nos  mérites  sont  fondés  sur  les  mérites  du  Christ. 
Mais  ceux-ci  ne  nous  sont  pas  étrangers  :  tout  au 
contraire,  en  vertu  de  la  gredia  capitis,  qui  fait  du 
Christ  la  tête  du  corps  mystique,  ils  deviennent  le 
principe  effectif  des  nôtres.  Voir  S.  Thomas,  Sum. 
theol.,  III1,  q.  vm,  a.  1-3;  S.  Bonaventure,  In  IIIam 
Sent.,  dist.  XIII,  a.  2,  t.  m,  p.  283-293;  cf.  ibid.,  dist. 
XVIII,  q.  ii,  a.  1,  p.  384.  Et  si  l'on  insiste  en  disant 
que,  malgré  tout,  nos  mérites  sont,  en  fin  de  compte, 
une  grâce,  Guillaume  d'Auvergne  avait  déjà  répondu 
que  ce  fait  augmente  leur  valeur,  loin  de  la  diminuer. 
Nec  propler  hoc  quoniam  gratia  est  opus  bonum  vel 
donum  Dei  minus  meritorium  est;  ymmo  amplius,  quo- 
niam propter  hoc  et  melius  est  et  Deo  magis  acceptum. 
De  meritis,  dans  Opéra,  fol.  ccxxxn  r°. 

2.  Système  nominaliste.  —  Déjà  cependant  tout  leur 
réalisme  n'empêchait  pas  nos  théologiens  de  recon- 
naître qu'il  faut  poser  d'abord  comme  base  et  condi- 
tion de  nos  mérites  un  vouloir  spécial  de  Dieu.  Ce  qui 
les  fait  nécessairement  passer  de  la  catégorie  de 
l'absolu,  simpliciler,  dans  celle  du  relatif,  secundum 
quid.  Voir  plus  haut,  col.  682.  Dans  cette  voie,  il 
arrive  même  au  Docteur  angélique  de  parler  d'une 
acceptation  divine  :  Bonis  operibus  regnum  cœlorum 
emitur  in  quantum  Deus  accipit  opéra  nostra  acceptans 
ea.  In  I  P'm  Sent.,  dist.  XXVII,  q.  i,  a.  3,  t.  vm, 
p.  367.  Et  sans  doute  tout  son  système  impose 
d'admettre  que  cette  acceptation  est  objectivement 
fondée  :  il  n'en  est  pas  moins  vrai  qu'une  sorte  de 
fissure  est  ouverte  par  là  dans  les  flancs  du  réalisme, 
que  la  critique  de  ses  adversaires  se  chargerait 
d'élargir. 

a)  Principe  :  Doctrine  de  l'acceptation  divine.  — 
Toutes  les  lignes  directrices  du  nominalisme  sont  déjà 
nettement  dessinées  chez  Scot. 

Dans  le  mérite,  il  y  a,  d'après  lui,  deux  aspects  à 
distinguer  :  la  substance  même  de  l'acte,  qui  relève 
de  nous,  et  son  caractère  méritoire,  qui  lui  vient  du 
bon  plaisir  divin  qui  l'accepte  comme  tel.  In  actu 
meritorio...  duo  considerare  oportel  :  videlicet  illud 
quod  prweedit  rationem  meritorii,  et  in  hoc  gradu  inclu- 
ditur  et  intenlio  actus  et  subslantia  actus  et  recliludo 
morulis.  Vitra  hoc  considero  et  ipsam  rationem  meri- 
torii, quod  est  esse  acceptum  a  divina  volunlate  in  ordine 
ad  preemium,  vel  acceptabile  esse  sine  dignum  acceptari. 
A  ce  dernier  point  de  vue,  l'œuvre  humaine  n'est 
et  ne  peut  être  qu'une  «  disposition  »,  dont  l'ordre  du 
plan  providentiel  nous  garantit  cependant  l'efiicacité  : 
Complelio  in  ratione  merili  non  est  in  potestate  mea  nisi 
dispositive,  tamen  sic  dispositive  quod  ex  dispositione 
divina  semper  sequitur  illud  completivum  ad  ugere  meum, 
sicut  semper  sequitur  animalio  ad  organizationem  fac- 
tam  a  causa  naturali.  Opus  Oxon.,  I.  I,  dist. XVII,  q.  m, 
n.  24-25,  édit.  de  Lyon,  1639,  t.  v   b,  p.  964-965. 


Ainsi  l'acceptation  par  Dieu  est  un  élément  essen- 
tiel de  la  ratio  meritorii.  Ce  point  particulier  entre 
d'ailleurs  dans  une  théorie  générale  des  vouloirs  divins 
ad  extra  et  du  rôle  de  la  charité  à  leur  endroit,  théorie 
que  le  Docteur  subtil  expose  plus  amplement  dans 
Report.  Paris.,  1.  I,  dist.  XVII,  q.  n,  t.  xi,  p.  96-97. 
On  sait  que  la  môme  doctrine  s'applique  également  au 
mérite  du  Christ,  qui  ne  vaut  pour  notre  rédemption 
que  moyennant  l'acceptation  divine.  Voir  sur  ce  der- 
nier point  P.  Minges,  Beilrag  zur  Lehre  des  Duns 
Scotus  ïiber  das  Werk  Christi,  dans  Theol.  Quartal- 
sehri/l,  1907,  t.  lxxxix,  p.  268-279. 

Par  suite  de  cette  conception,  Scot  est  communé- 
ment accusé  de  ramener  le  mérite,  comme  en  général 
toutes  les  relations  morales  entre  Dieu  et  l'homme, 
au  pur  arbitraire  divin.  Voir  A.  Harnack,  Dogmen- 
geschichte,  t.  m,  p.  653>  après  R.  Seeberg, Die  Théologie 
des  Duns  Scolus,  Leipzig,  1900,  p.  312-313,  et  K.  Wer- 
ner,  Die  Seholur>tik  des  spàleren  Mittelalters,  t.  i  : 
Johannes  Duns  Scotus,  Vienne,  1881,  p.  424-425. 
Contre  ces  jugements  excessifs,  P.  Minges  a  justement 
réagi.  Voir  son  article  intitulé  :  Der  Wert  der  gulen 
Werke  nach  Duns  Scotus,  dans  Theol.  Quarlalsehrijt, 
1907,  p.  73-93.  Remise  dans  son  contexte,  cette  doc 
trine  signifie  seulement  que  le  Docteur  subtil  entend 
par  là  sauvegarder  l'absolue  indépendance  des  décrets 
de  Dieu,  qui  ne  saurait  jamais  rien  vouloir  pour  des 
raisons  étrangères  à  lui-même,  et  donc  exclure  l'idée 
d'un  droit  en  stricte  justice  de  notre  part.  Ainsi  l'ac- 
ceptation de  Dieu  ne  serait  qu'une  forme  plus  aiguè 
donnée  à  cette  divina  ordinatio  que  déjà  saint  Thomas 
lui-même,  voir  col.  682,  place  à  la  source  de  tous  nos 
mérites.  Mais  Scot  est  si  loin  de  la  donner  comme 
dénuée  de  fondement  objectif  qu'il  exige  la  grâce 
sanctifiante  à  sa  base  :  Propter  hanc  acceptationem 
naturx  bealifieabilis  habitualem,  etiam  quando  non 
operatur,  et  propter  acceptationem  actualem  actus  eliciti 
a  tali  natura  oportet  ponere  unum  habituai  super- 
naturalem,  quo  habens  formaliter  accepletur  a  Deo  et 
quo  actus  elicitus  ejus  acceptelur  tanquim  m'ritorius. 
Opus  Oxon.,  loc.  cit.,  n.  22,  p.  963.  Cf.  Report.  Paris., 
loc.  cit.,  n.  4,  p.  96  :  Relinquitur  quod  charilas  sit  ratio 
acceptabilitutis  in  objeclo  acceplabili. 

Il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  cette  analyse  tendait 
à  distendre  le  lien  objectif  qui  unit  la  grâce  à  la  gloire 
et,  par  là-même,  le  rapport  intrinsèque  de  nos  actes 
méritoires  à  leur  récompense.  Scot  professe,  en  eflet,  et 
P.  Minges  n'en  disconvient  pas,  loc.  cit.,  p.  84,  que  cet 
ordre  providentiel  relève  de  la  polenlia  ordinata. 
Report.  Paris.,  loc.  cit.,  n.  10,  p.  97,  c'est-à-dire  ne 
signifie  pas  autre  chose  qu'un  pur  état  de  fait.  En 
droit,  il  pourrait  donc  en  être  différemment  :  Dico  quod 
Deus  de  potentia  absoluta  bene  potuisset  acceptare  natu- 
ram  beatifieabilem  acceptation;  spirituali  prœdicla  exis- 
tentem  in  puris  naturalibus  et  similiter  actum  ejus,  ad 
quem  esset  inclinalio  ejus  mère  naturalis,  potuisset 
acceptare  ut  meritorium.  Opus  Oxon.,  loc.  cit.,  n.  29, 
p.  968. 

Ces  positions  sont  restées,  dans  la  suite,  celles  de 
toute  l'école  nominaliste.  Voir  Biel,  t.  n,  col.  820. 
Chez  Ockam,  en  particulier,  l'affirmation  de  la  liberté 
divine  est  poussée  à  son  extrême  limite.  Sans  doute  il 
admet  qu'il  n'y  a  pas  d'acte  méritoire  sine  gratia 
creala;  mais  c'est  uniquement  de  potentia  ordinata, 
c'est-à-dire  propter  legss  voluntarie  et  contingenter  a 
Deo  ordinatas.  Rien  donc  ne  s'oppose  à  ce  que  cet 
ordre  pût  être  changé  :  Sicut  Deus  voluntarie  et  libère 
acceptât  bonum  molam  voluntatis  tanquam  meritorium, 
quando  elicitur  ab  habenle  caritatem,  Ha  Deus  potentia 
sua  absoluta  possel  acceptare  cumdem  motum  voluntatis 
eliamsi  non  infundat  caritatem.  In  Ium  Sent.,  dist. 
XVII,  q.  i  et  h.  Cf.  Quodl.,  vi,  a.  1.  Il  n'y  a  pas  sur  ce 
point  de  voix  discordante  chez  les  divers  représentants 


703     MERITE,  SA  VALEUR  CHEZ  LES  SCOLASTIQUES  :  SYSTÈME  NOM1NALISTE      704 


du  nominalisme.  Voir  C.  Fcckes,  Die  Recht/erligungs- 
lehre  des  Gabriel  Biel  und...der  nominalistichcn  Sehule, 
p.  83,  94,  97, 102-103, 111-119.  —  Le  mérite  secundum 
quid  de  l'école  réaliste  achevait,  avec  le  nominalisme, 
de  glisser  dans  le  relatif. 

b)  Conséquences  :  Mérite  «  de  condigno  ».  —  De 
cette  conception  du  mérite  découlent  des  consé- 
quences sur  son  rôle  et  sa  valeur.  Elles  achèvent  de 
caractériser  les  positions  de  l'école  nominaliste  au 
regard  de  l'histoire  et  de  marquer  le  sens  de  son 
influence. 

Il  semble  tout  d'abord  que  la  théorie  de  l'accep- 
tation doive  annuler  le  mérite  proprement  dit.  En 
effet,  on  a  pu  dire  que  le  nominalisme  tendait  à 
ramener  toutes  nos  œuvres  au  simple  mérite  de  con- 
gruo.  Tel  est  le  jugement  porté  par  A.  Harnack, 
Dogmengeschichte,  t.- ni,  p.  653,  n.  1,  sur  la  doctrine 
d'Ockam.  Or  le  même  reproche  a  été  formulé  à 
l'adresse  de  Scot,  non  seulement  par  des  protestants, 
H.  Schultz,  loc.  cit.,  p.  296,  mais  aussi  par  des  catho- 
liques. J.  Schwane,  Dogmengeschichte,  t.  m,  p.  329. 

La  position  exacte  de  celui-ci  est  sans  doute  plus 
subtile.  Car  c'est  un  fait  incontestable  qu'il  admet, 
lui  aussi,  à  plusieurs  reprises  et  sans  la  moindre  hésita- 
tion, que  l'homme  peut  mériter  au  sens  propre  du 
terme.  Témoin  cette  foi  mule,  où  il  réclame  comme 
suprême  condition  de  l'acte  méritoire  Vordinaiio  hujus 
actus  ad  vitam  setemam  tanquam  merili  condigni  ad 
preemium.  Opus  Oxon.,  loc.  cit.,  n.  22,  p.  963.  Cf.  Report. 
Paris.,  loc.  cit.,  n.  10,  p.  97,  où  il  parle  de  nos  œuvres 
comme  d'une  cause  objective  qui  nous  donne  devant 
Dieu  primo  habilitalem  acceplationi  et  poslea  [accepta- 
lionem]  de  condigno  secundum  potentiam  ordinalam. 
Avec  les  nuances  d'idée  et  de  langage  propres  au 
système,  le  mérite  de  condigno  n'en  est  pas  moins  ici 
conservé. 

Rien  d'étonnant,  dès  lors,  à  ce  que  Scot  puisse 
dire  que  la  rémunération  de  l'acte  méritoire  relève, 
jusqu'à  un  certain  point,  de  la  justice  :  Cui  secundum 
régulas  divinse  justifiée  judicalur  vila  œterna  reddenda. 
Opus  Oxon.,  loc.  cit.,  n.  18,  p.  958.  Cf.  Quodlib.,  q.  xvn, 
n.  3,  t.  xn,  p.  461  :  Actum  merilorium  specialiter  accep- 
tât in  ordine  ad  aliquod  bonum  juste  reddendum  pro  eo. 
En  conséquence,  il  lui  arrive  de  nous  accorder  un  droit 
à  la  gloire  :  droit  suspendu  chez  le  juste  qui  a  péché, 
secundum  jus  sed  suspensum;  droit  de  plein  exercice 
chez  le  juste  qui  meurt  en  état  de  grâce  :  dignus  est 
propinque  quia  habens  jus  non  suspensum.  Opus 
Oxon.,  1.  IV,  dist.  XXII,  n.  12,  t.  ix,  p.  461. 

Cependant  on  ne  perdra  pas  de  vue  que  nos  titres 
restent  subordonnés  à  l'acceptation  divine  et  encou- 
rent, de  ce  chef,  une  indéniable  précarité.  [Deus]  voluil 
ipsum  [actum]  esse  meritum  qui,  secundum  se  conside- 
ralus,  absque  tali  acceptatione  divina  secundum  stric- 
tam  juslitiam  non  fuissel  dignus  tali  prœmio  ex  intrin- 
seca  bonilale  quam  haberet  ex  suis  principiis.  Aussi  la 
récompense  est-elle  nécessairement  supérieure  au 
mérite  de  celui  qui  l'obtient  :  Ideo  bene  dicilur  quod 
semper  Deus  prœmiat  ultra  meritum  condignum,  uni- 
versaliter  quidem  ultra  dignitatem  actus  qui  est  meri- 
tum, quia  quod  illc  actus  sit  condignum  meritum  hoc 
est  ultra  naturam  et  bonitatem  actus  intrinsecam  ex  mera 
gratuita  acceptione  divina.  Opus  Oxon.,  1.  I,  dist.  XVII, 
q.  m,  n.  26,  t.  v  b,  p.  965.  Tous  les  nominalistes  sont 
restés  fidèles,  dans  la  suite,  à  cette  doctrine  du 
Docteur  subtil.  Voir,  pour  Biel,  C.  Feckes,  op.  cit., 
p.  82  sq. 

«Vais  cette  diminution  théorique  de  la  valeur  des 
œuvres  humaines  devant  Dieu,  comme  le  fait  ob- 
server assez  exactement,  dans  l'ensemble,  H.  Schultz 
loc.  cit.,  p.  296-297,  n'a  pas  d'autre  résultat  pratique 
que  d'accentuer  la  confiance  dans  le  mérite.  »  En  effet, 
continue  l'auteur,  «  Scot,  lui  aussi  »  - — et  l'on  peut  en 


dire  autant  de  l'école  nominaliste  tout  entière  —  «  lient 
fermement  d'avance  que  Dieu  a  ordonné  les  choses 
humaines  de  telle  façon  que  partout  c'est  le  mérite 
et  la  récompense,  une  règle  juridique  par  conséquent, 
qui  décident  de  notre  béatitude.  Le  mérite  a  partout 
sa  place  sur  les  chemins  de  la  vie  éternelle...  Si  donc 
tout  mérite  n'est  proprement  qu'un  mérite  de  congruo 
et  n'obtient  sa  récompense  que  par  une  acceptation 
de  Dieu,  toutes  les  différences  disparaissent  qui,  chez 
les  thomistes,  restreignaient  encore  la  confiance  en 
nos  œuvres  propres.  Dieu  peut  considérer  comme 
mérite  un  acte,  tel  que  la  simple  attrition,  qui  n'est 
pas  inspiré  par  le  pur  amour.  Toute  œuvre  morale  qui 
procède  de  la  liberté  humaine  et  de  sa  grâce,  il  peut 
la  tenir  pour  un  mérite  de  condigno,  digne  de  la  récom- 
pense éternelle.  Ainsi  s'élargit,  en  fait,  l'importance 
du  mérite...  et  rien  n'empêche  que  l'homme  puisse  mé- 
riter tout  son  salut  depuis  le  commencement  si  Dieu 
l'a  une  fois  voulu.  » 

c)  Conséquences  :  Mérite  «  de  congruo  ».  —  Si  la 
doctrine  nominaliste  de  l'acceptation  divine  n'est  pas, 
à  tout  prendre,  défavorable  au  mérite  de  condigno, 
qui  garde  dans  le  système  sa  place  et  son  importance 
traditionnelles,  elle  est  certainement  favorable  au 
mérite  de  congruo,  qui  n'a  reçu  nulle  part  un  relief 
aussi  accentué. 

En  effet,  la  part  de  la  préparation  humaine  à  la 
grâce  est  ici  de  plus  en  plus  large.  Voir  Justification, 
t.  vin,  col.  2128-2129,  et  l'école  nominaliste  se  montre 
à  ce  point  généreuse  pour  la  nature  qu'on  a  pu  se 
demander  si  elle  ne  compromettait  pas  la  nécessité 
d'un  secours  divin  surnaturel.  Aussi  le  grief  de  «néo- 
pélagianisme  »  est-il  classique  à  cet  égard  chez  les  histo- 
riens protestants.  Loofs,  Dogmengeschichte,  p.  596,  612, 
615.  Il  s'est  même  trouvé  des  théologiens  catholiques 
pour  le  formuler  à  l'adresse  de  Scot,  Scheeben,  Hand- 
buch  der  kath.  Dogmatik,  t.  n,  p.  414,  ou  du  moins  de 
son  école.  F.  Llùnermann,  Wesen  und  Nolwendigkeil 
der  akluellen  Gnade  nach  dem  Conzil  von  Trient,  p.  5. 

Non  content,  en  effet,  de  reprendre  les  doctrines 
communes  de  l'ancienne  école  franciscaine,  voir  plus 
haut,- col.  694,  sur  le  libre  arbitre  considéré  comme  une 
gratia  gratis  data  et  sur  la  communis  injluentia  de  Dieu 
qui  suffirait  à  fonder  le  caractère  surnaturel  d'un  acte, 
le  Docteur  subtil  manifeste  partout,  à  n'en  pas  douter, 
l'intention  de  porter  à  leur  maximum  les  forces  de 
l'homme  et  la  valeur  de  ses  œuvres  naturelles.  A  cet 
optimisme  la  thèse  de  l'acceptation  venait  fournir  une 
justification  théologique  :  du  moment  que  nos  mé- 
rites surnaturels  eux-mêmes  ne  valent  que  par  le  bon 
plaisir  de  1  ieu,  rien  ne  l'empêche  d'accepter  aussi  bien 
les  actes  de  la  simple  nature  qui  deviendront  méri- 
toires parle  fait.  C'est  à  ce  point  que  P.  Minges,  tout 
en  s'efforçant  de  disculper  Scot  des  tendances  péla- 
gienres  ou  semi-pélagiennes  qui  lui  sont  imputées, 
se  voit  obligé  de  reconnaître  que  sa  doctrine  de  la 
grâce  actuelle  présente  beaucoup  et  de  graves  lacunes. 
Die  Gnadenlehre  des  Duns  Scolus,  Munster-en-\V., 
1906,  p.  88.  Il  espère  cependant  pouvoir  montrer  que 
sa  pensée  sur  la  nécessité  et  la  gratuité  du  secours 
divin  à  la  base  de  nos  premiers  mouvements  vers  le 
bien  est  «suffisamment  correcte  ».  Ibid.,  p.  66;  cf. 
p.  101. 

On  doit  tenir  compte  tout  d'abord  de  la  position 
très  nette  prise  à  maintes  reprises  par  le  Docteur 
subtil  contre  le  pélagianisme  et  le  semi-pélagianisme. 
Voir  Minges,  op.  cit.,  p.  56-66,  et,  ici  même,  Duns 
Scot,  t.  iv,  col.  1899-1901.  Pour  lui,  comme  pour 
saint  Augustin,  la  grâce  est  toujours  un  don  essen- 
tiellement et  nécessairement  gratuit...  Gra'.ianon  esset 
gratia  quia  esset  ex  meriiis.  Opus  Oxon.,  1.  II,  dist.  V, 
q.  i,  n.  2„  t.  vi, p.  505.  Cf. Report.  Paris.,  1.  IV,  dist.  II, 
q.  i,  n.  1,  où  se  lit  cette  objection  :  Gratia  gratis  datur, 


705    MÉRITE,  SA  VALEUR  CHEZ  LES  SCOLASTIQUES  :  SYSTÈME  NOMINAL1STE     706 


non  meritis  reddilur,  dont  l 'auteur,  dans  sa  réponse, 
ibid.,  n.  11,  accepte  entièrement  le  principe  :  Quando 
dicitur  quod  gratia  non  gratis  datur  si  meritis  redditur, 
dico  quod  verum  est  si  meritis  accipientis  reddilur, 
t.  xi,  p.  574  et  577.  Cf.  Report.  Paris.,  1,  I,  dist.  XVII, 
q.  i,  n.  5,  t.  xi,  p.  94  :  Aclio  meritoria  non  est  in  potes- 
tate  noslra  nec  naturalibus  meremur,  quod  erat  error 
Pelagii. 

De  ces  principes  on  peut  voir  que  Scot  fait  occasion- 
nellement l'application  aux  actes  bons  qui  relèvent 
de  notre  nature  :  Existrns  in  pcecato  morlali,  quantum- 
cumque  se  disponat,  cum  ad  hoc  se  disponere  non  possil 
sine  gratia,  ut  dicis,sequitur  quod  erit  obstinatus,  quia 
non  potcrit  ub  illo  resurgere  sine  gratia.  Report.  Paris., 
1.  III,  dist.  XVIII,  q.  n,  n.  2,  t..xi,  p.  491.  Il  est  vrai 
que  cette  assertion  est  émise  à  propos  de  la  grâce 
sanctifiante;  mais  le  contexte  indique  assez  bien  que 
la  grâce  actuelle  est  comprise  dans  son  rayonnement. 
Ailleurs,  du  reste,  se  lit  cette  déclaration  d'une  absolue 
netteté  :  Prima  gratia  datur  homini  si  imlt  se  disponere 
per  liberum  arbitrium,  quod  potest  quilibet  per  adju- 
torium  grati.ï:  datum  quse  omnibus  viatoribus  datur. 
Quiest.  miscell.,  IV,  n.  17,  t.  m,  p.  461.  Ces  7>rémisses 
générales  doivent  être  sous-entendues  à  tout  ce  que 
le  Docteur  subtil  enseigne  par  ailleurs  au  sujet  du 
mérite  de  congruo.  Minges,  op.cit.,  p.  88-97. 

Il  faut,  du  reste,  se  rappeler  aussi  que  toutes  les 
préparations  que  l'homme  peut  et  doit  faire  ne  sont, 
pour  Scot,  que  de  simples  dispositions  à  la  grâce. 
Xon  plus  enim  potest  peccator  viator  malus  nisi  se 
disponere  et  tune  dabilur  sibi  gratia  a  Deo  qua  bene 
poslea  agit.  Opus  Oxon.,  1.  II,  dist.  VII,  q.  un.,  n.  16, 
t.  vi,  p.  570.  Encore  est-il  que,  pour  quelques-uns  du 
moins,  ces  dispositions  elles-mêmes  relèvent  du  mérite 
de  congruo.  Cette  idée  s'exprime  dans  un  passage 
souvent  discuté  sur  l'attrition  naturelle  :  Aut  de 
peccatis  commissis  bene  se  habet  [peccator],  quantum 
potest  ex  naturalibus,  vel  maie.  Si  bene,  hoc  est  displicel 
sibi  quantum  tenetur  ex  naturalibus,  ex  congruo  mere- 
tur  gratiam  gratis  datam.  Et  si  bene  utitur  ipsa, 
cilo  dabitur  sibi  gratia  gratum  faciens.  Report.  Paris., 
1.  II,  dist.  XXVIII,  q.  un.,  n.  9,  t.  xi,  p.  377.  Sur  quoi 
P.  Minges,  op.  cit.,  p.  75  et  99,  fait  observer  avec  rai- 
son que  le  Docteur  subtil  ne  fait  ici  que  rapporter 
une  opinion  émise  par  Henri  de  Gand,  Quodl.,  V,  q.  xx. 
Mais,  dumoment  qu'ils'abstient  de  la  combattre,  n'est- 
ce  pas  dire  qu'elle  répond,  dans  une  certaine  mesure,  à  sa 
propre  pensée?  D'où  il  suit  que  le  mérite  de  congruo 
ne  s'appliquerait  pas  seulement  aux  œuvres  anté- 
rieures à  la  grâce  sanctifiante,  faites  avec  le  secours 
de  la  grâce  actuelle,  mais  encore  aux  actes  morale- 
ment bons  qui  préparent  et  obtiennent  l'octroi  de 
celle-ci. 

S'il  peut  y  avoir  quelques  doutes  sur  la  pensée  de 
Scot  à  cet  égard,  il  n'y  en  a  plus  pour  la  plupart  de 
ses  disciples.  Comme  toujours,  Biel  est  ici  particu- 
lièrement affirmatif  :  Anima  obicis  remotione  ac  bono 
motu  in  Deum  ex  arbitra  libertate  elicito  primam  gra- 
tiam mereri  potest  de  congruo.  In  IIum  Sent.,  dist. 
XXVII,  a.  2,  concl.  4.  Cf.  In  IVam  Sent.,  dist.  XIV, 
q.  n,  a.  1,  n.  2,  où  l'auteur  invoque  à  l'appui  de  sa 
thèse  quelques  textes  classiques  de  l'Écriture  : 
Zach.,  i,  3;  Jac,  iv,  8;  Apoc,  m,  20.  De  fait,  cepen- 
dant, l'homme  reste  en  tout  cela  sous  l'action  de  la 
grâce,  tout  au  moins  médicinale  ;  mais,  en  soi, 
les  œu\res  moralement  bonnes  suffisent  pour  créer  à 
leur  auteur  un  mérite  de  congruo.  Voir  C.  Feckes,  Die 
Rech/tertigungslelse  des  Gabriel  Biel,  p.  37-43,  84- 
85.  L'auteur  affirme  à  tort,  ibid,  p.  39,  que  «  cette 
doctrine,  quoi  qu'il  en  soit  de  la  conviction  subjec- 
tive de  Biel,  est  à  peine,  ou  mieux,  pas  du  tout  com- 
patible avec  la  doctrine  de  l'Église». 

Du  reste,  cette  conception  de  Biel  lui  est  commune 

DICT.    DE    THÉOU    CATH. 


avec  les  représentants  les  plus  qualifiés  de  l'école 
nominaliste.  On  la  retrouve  chez  Durand  de  Saint- 
Pourçain,  In  Ium  Sent.,  dist.  XVII,  q.  n:  au  moins 
une  fois  chez  Ockam,  In  Ium  Sent.,  dist.  I,  q.  n;  puis 
chez  Roberr  Holkot,  Adam  Wodham,  Jacques  Al- 
main.  En  revanche,  d'autres  docteurs  de  ce  groupe 
requièrent  la  grâce  actuelle,  même  pour  le  simple 
mérite  de  congruo.  Ainsi  Henri  de  Hesse,  In  1IU"'  Sent., 
dist.  XXVI,  q.  n,  c.  1;  Marsile  d'Inghem,  qui  admet 
la  possibilité  naturelle  de  mériter  la  grâce  seulement 
pour  l'état  de  nature  intègre  et  non  pour  la  nature 
déchue.  In  I Ium  Sent.,  q.  xvm,  a.  3.  Grégoire  de 
Rimini  combat  formellement  l'opinion  contraire 
comme  entachée  de  pélagianisme,  In  IIum  Sent., 
dist.  XXVI-XXVIII,  q.  i,  a.  1  :  Nemo  potest  mereri 
primam  gratiam  de  condigno  nec  etiam  de  congruo 
contra  aliquam  sentenliam  modernorum.  Voir  sur  ce 
point  C.  Feckes,  op.  cit.,  p.  91-110,  124-138.  On 
devra  donc  réformer  de  ce  chef  les  conclusions  géné- 
ralement acquises  chez  les  historiens  de  la  pensée 
médiévale,  qui  ne  connaissaient  jusqu'ici  qu'un  nomi- 
nalisme  uniforme,  schématisé  d'après  ses  représentants 
les  plus  absolus. 

Il  n'en  reste  pas  moins  qu'en  général  la  théologie 
nominaliste  restait  portée  à  élargir  le  plus  possible  les 
conditions  suffisantes  pour  le  mérite  de  congruo.  Ce 
qu'elle  gagnait  en  étendue,  cette  doctrine  était  d'ail- 
leurs loin,  comme  bien  on  pense,  de  le  perdre  en  fer- 
meté. Tout  au  contraire,  la  formule  Fucienti  quod  in 
se  est  n'y  est  pas  seulement  conservée  et  commentée, 
mais  glosée  d'adverbes  expressifs  qui  en  soulignent 
la  valeur.  «  Généralement  parlant  »,  suivant  la  remar- 
que du  P.  Weiss,  dans  Denifle,  Luther  et  Luthéra- 
nisme, trad.  Paquier,  t.  m,  p.  171,  n.  3,  l'adage  y  est 
ainsi  conçu  :  Fucienti  quod  in  se  est  Deus  infallibililer 
ou  bien  necessario  dat  gratiam.  Voir  les  textes  groupés 
dans  Altenstaig,  Lexicon  theol.,  art.  Facere  quod  in 
se  est,  et  Meritum  de  congruo,  fol.  109  v°-110r°,  193  v°. 
Dans  le  même  sens,  Biel  aime  présenter  l'œuvre 
humaine  comme  disposilio  ultimata  necessitans  ad 
/ormam.  Voir  C.  Feckes,  op.  cit.,  p.  41. 

Non  que  cette  précision  fût  chose  absolument 
nouvelle,  puisqu'on  la  trouve  déjà  chez  Alexandre  de 
Halès,  Sum.  theol.,  p.  IIIa,  q.  lxix,  m.  5,  a.  3,  et  chez 
saint  Thomas,  Sum.  theol.,  Ia-Il08,  q.  cxn,  a.  3,  qui 
l'interprètent,  l'un  et  l'autre,  dans  le  sens  de  l'immu- 
tabilité propre  au  plan  divin.  Ce  qui  suffit  pour 
mettre  la  théologie  nominaliste  à  l'abri  du  reproche 
d'erreur  que  lui  adresse  C.  Feckes,  p.  43.  Mais  le  fait 
de  sa  plus  grande  généralisation  dans  la  théologie  du 
xive  siècle  n'en  est  pas  moins  significatif  d'une  ten- 
dance. Il  doit  être  particulièrement  retenu  quand  on 
se  rappelle  l'influence  considérable  du  nominalisme' 
sur  les  premiers  réformateurs. 

Au  total,  sous  une  forme  ou  sous  une  autre,  le 
mérite  de  l'homme  a  toujours  sa  place  obligatoire 
dans  l'économie  du  surnaturel,  à  côté  de  celui  du 
Christ.  Témoin  cette  affirmation  synthétique  de  Biel  : 
Licet  Chrisli  passio  sit  principale  meritum  propter 
quod  conferlur  gratia,  apertio  regni  et  gloria,  nunquam 
tamen  est  sola  et  totalis  causa  meritoria.  Palet  quia 
semper  cum  merilo  Chrisli  concurrit  aliqua  operatio 
lanquam  meritum  de  congruo  vel  de  condigno  reci- 
pientis  gratiam  vel  gloriam.  Coll.  in  Sent.,  III,  19, 
a.    1,   concl.  5. 

Seuls  les  protestants  peuvent  s'offusquer  de  ce 
«  concours  »  entre  Dieu  et  l'homme,  qui  est  la  base 
même  de  tout  le  dogme  catholique.  11  n'en  est  pas 
moins  vrai  que,  sur  cette  foi  commune  de  L'Église,  le 
nominalisme  met  ici  sa  marque  spéciale,  en  plaçant  sur 
le  même  pied  d'importance,  sinon  de  valeur,  le  mérite 
de  condigno  et  le  mérite  de  congruo  comme  causes 
partielles  du  salut. 

X.  —  23 


707 


MÉRITE,   SA   VALEUR    CHEZ    LES    MYSTIQUES 


708 


3.  Tendances  pessimistes  des  mystiques.  —  Quelle 
que  fût  par  ailleurs  la  difïérence  de  leurs  principes 
spéculatifs,  réalistes  et  nominalistes  étaient  prati- 
quement d'accord  sur  ce  qu'on  pourrait  appeler  un 
certain  optimisme  surnaturel,  qui  les  portait  à  sou- 
ligner l'importance  et  à  consacrer  didactiquement  la 
valeur  du  mérite  humain.  Au  contraire,  les  esprits 
à  tournure  mystique  suivaient  une  voie  inverse  et 
s'attachaient  de  préférence  à  humilier  l'homme 
devant  l'infinie  sainteté  de   Dieu. 

En  raison  de  ce  pessimisme,  les  anciens  protestants 
croyaient  pourvoir  saluer  en  eux  des  «  témoins  de  la 
vérité  »  et  les  historiens  modernes,  sans  se  contenter 
d'appréciations  aussi  simplistes,  leur  accordent  à 
tout  le  moins  une  visible  sympathie.  Voir  A.  Harnack, 
Dogmengeschichle,  t.  m,  p.  421-455,  et  F.  Loofs, 
Dogmengeschichte,  p.  621-623,  après  A.  Ritschl,  Die 
christliche  Lehre  von  der  Reehtfertigung  und  Vcrsohnung, 
2'  édit.,  Bonn,  1882,  t.  i,  p.  117-141.  En  dehors  de  ces 
partis  pris  confessionnels,  il  est  certain  que  la  litté- 
rature des  mystiques  représente  un  courant  spécial, 
qui,  sans  être  le  moins  du  monde  opposé  à  la  doctrine 
catholique  du  mérite,  sert  à  marquer  les  limites  dans 
lesquelles  les  âmes  religieuses  en  ont  toujours  contenu 
l'appréciation.  Aux  textes  généraux  déjà  cités  comme 
expression  de  cette  tendance,  voir  Justification, 
t.  vra,  col.  2123-2126,  il  faut  ajouter  quelques  témoi 
gnages  plus  précis. 

a)  Œuvres  ascétiques.  — •  C'est  évidemment  dans  les 
écrits  destinés  à  nourrir  la  dévotion  que  ce  pessi- 
misme doit  surtout  s'affirmer.  En  pareille  matière, 
il  ne  saurait  être  question  d'écoles,  mais  de  tendances, 
qui  s'accusent  en  traits  plus  ou  moins  vifs  au  hasard 
des  occasions.  On  se  contentera  d'en  relever  ici  quel- 
ques spécimens,  dont  l'exploration  méthodique  de 
cette  vaste  littérature  ne  manquerait  évidemment  pas 
d'enrichir  le  nombre. 

Dans  le  petit  volume  populaire  où  H.  Denifle  a 
groupé  en  une  sorte  d'anthologie,  malheureusement 
sans  indiquer  ses  sources,  la  fleur  de  ses  lectures  à 
travers  les  mystiques  allemands  du  xiv  siècle,  se 
trouve,  dès  les  premières  pages,  un  chapitre  assez 
étendu  sur  «  la  corruption  de  notre  nature  ».  H.  De- 
nifle, Das  christliche  Leben,  4°  édit.,  Graz,  1895, 
p.  13-18.  Plus  loin,  il  con\ie  l'homme  à  «  l'humble 
connaissance  de  soi-même  »,  p.  60  67,  et  l'invite  à 
mettre  en  Dieu  sa  confiance  à  l'heure  de  la  mort, 
p.  333-337.  Il  n'est  pas,  en  effet,  de  thèmes  plus  fré- 
quents sous  la  plume  des  mystiques;  mais  il  n'en 
est  pas  un  non  plus  qui  ne  tende  d'une  façon  ou  de 
l'autre  à  rabaisser  l'estime  que  l'âme  pourrait  avoir 
de  ses  propres  œuvres. 

Tel  est  le  but  que  Ludolphe  le  Chartreux  assigne 
précisément  à  ses  célèbres  méditations  sur  la  vie  du 
Christ.  Cavejt  prudenter  fidelis  peccator,  y  lit-on  dès 
le  prologue,  ut  nunquam,  in  quoeumque  statu  fuerit, 
conftdentiam  in  meritis  suis  habeat,  sed  tanquam  men- 
diais pauperculus  omnino  nudissimus  ad  eleemosijnam 
dominicam  mendicandam  semper  vacuus  accédât.  Et 
qu'on  ne  croie  pas  à  une  pieuse  fiction;  l'auteur  veut 
qu'on  l'entende  à  la  lettre  :  Hœc  antem  facial,  non 
quasi  ex  humilitate  ficta  mérita  sua  abscowlem,  sed 
certissime  sciens  quod  non  justifteabitur  in  conspeclu 
Dei  omnis  vivens.  Vila  Cliristi,  prolog.,édit  de  Lyon, 
1510,  col.  5. 

Chez  sainte  Brigitte,  le  Christ  se  plaint  également 
de  l'orgueil  humain  :  Sic  homines  per  superbiam  suam 
volunt  ascendere  in  cselum,  et  non  confidunt  in  me  sed 
in  se.  Revelationes,  i  ,  53,  édit.  de  Rome,  1606,  p.  87. 
Un  peu  plus  loin,  le  mal  est  indiqué  d'une  manière 
plus  précise  :  Nam  sunl  quidam  qui  meritis  suis  obti- 
nere  credunt  cselum...  Alii  sunl  qui  operibus  suis 
satisfacere  Deo  putant  pro   excessibus   suis.    Quorum 


omnium  error  omnino  damnabilis  est.  Ibid.,  iv,  20, 
p.  261.  Le  remède  est,  en  conséquence,  de  tenir  pour 
rien  nos  mérites,  encore  qu'ils  soient  nécessaires  :  Non 
in  bonis  operibus  nostris  debemus  confidere,  quae, 
quanlumcumque  magna  sinl,  quasi  nulla  reputare 
debemus,  licet  necessaria  sinl  ;  sed  cum  humilitate  spe- 
rare  debemus  in  sola  misericordia  Dei.  Ibid.,  vi,  69, 
p.  582. 

Le  mépris  de  l'œuvre  humaine  s'affirme  sans  la 
moindre  compensation  dans  cette  fameuse  Théologie 
Germanique  dont  Luther  devait  faire  un  de  ses  livres 
de  chevet.  «  C'est  une  grande  folie  pour  l'homme  et  la 
créature  de  penser  qu'ils  savent  ou  peuvent  quelque 
chose  par  eux-mêmes,  et  particulièrement  de  penser 
qu'ils  savent  ou  peuvent  quelque  chose  qui  leur  per- 
mettrait d'î  beaucoup  mériter  ou  obtenir  auprès  de 
Dieu.  De  cette  façon  on  fait  injure  à  Dieu,  pour  qui 
sait  bien  comprendre.  »  Theologia  deutsch,  44,  édit. 
F.   Pfeiffer,  Stuttgart,  1855,  p.   188-189. 

Même  note  chez  Jean  Wessel,  De  magnitudine  pas- 
sionis,  44,  46,  dont  A.  Ritschl,  op.  cit.,  p.  131,  détache 
ces  phrases  significatives  :  Gloria  noslra  est  in  solo 
Deo  suam  in  nobis  caritatem  comme ndante...  Qui  Evan- 
gelium  audiens  crédit...,  quantalibet  pro  consequendo 
facial  et  paliatur,  non  sua  opéra,  non  se  operantem 
extollit;  sed,  propensus  in  eitm  quem  amat,  nihil  sibi 
ipsi  Iribuil  qui  scil  nihil  habere  ex  se...  Vere  omnes 
juslitix  noslrse  velut  pannus  menstruatœ,  ut  vere  non 
tam  jusli  sed  mère  injusti  plectendique  convincamur. 

De  ces  formules  aujourd'hui  oubliées  on  rappro- 
chera celles  que  nous  lisons  encore  dans  l'Imitation 
de  Jésus-Christ,  I,  vu,  3  :  Non  superbias  de  operibus 
bonis,  quia  aliter  sunl  judicia  Dei  quam  hominum,  cui 
ssepe  displicet  quod  hominibus  placet.  Et  de  même, 
III,  ix,  2,  où  Dieu  s'adresse  à  l'âme  en  ces  termes  : 
Nihil  ergo  libi  de  bono  adscribere  debes,  nec  alicui 
homini  virtulem  attribuas;  sed  totum  da  Deo,  sine  quo 
nihil  habet  homo.  Ego  totum  dedi  :  ego  totum  rehabere 
volo. 

C'est  surtout  au  moment  de  paraître  devant  Dieu 
que  ces  humbles  dispositions  sont  de  mise.  Des  for- 
mulaires ad  hoc  s'efforçaient  de  les  inculquer  aux 
mourants.  Un  des  plus  importants  et  des  plus  carac- 
téristiques est  celui  qui  porte,  sans  peut-être  beau- 
coup de  garanties,  le  nom  de  saint  Anselme,  que 
d'innombrables  éditions  ou  traductions  mirent,  au 
cours  du  Moyen  Age,  entre  les  mains  du  clergé  parois- 
sial dans  tous  les  pays.  Le  thème  de  toute  l'exhorta- 
tion est  d'opposer  aux  œuvres  mauvaises  de  l'homme 
la  confiance  exclusive  dans  les  mérites  du  Christ  et 
tout  spécialement  de  sa  mort.  En  voici  la  partie  cen- 
trale :  ...In  hac  sola  morte  lotam  fiduciam  tuam  consti- 
tue ;  in  nulla  alia  re  fiduciam  habeas...  Hac  sola  te 
totum  contege,  hac  morte  te  totum  involve.  Et  si  Dominus 
Deus  voluerit  te  judicare,  die  :  Domine,  morlem  Domini 
nostri  Jesu  Chrisli  objicio  inler  me  et  judicium  tuum; 
aliter  non  conlendo  tecum...  Si  dixerit  tibi  quia  meruisti 
damnalionem,  die  :  Domine,  morlem  Domini  noslri  Jesu 
Chrisli  pono  inter  te  et  mala  mérita  mea,  ipsiusque 
merilum  offero  pro  merito  quod  habere  debuissem  nec 
habeo.  Admon.  morienti,  P.  L.,  t.  clvtii,  col.  686-687. 

L'inspiration  commune  de  ces  divers  témoignages 
est  manifestement  de  réduire  l'appréciation  pratique 
du  mérite  humain  par  le  sentiment  vécu  de  son  déficit. 

b)  Œuvres  exégétiques.  —  On  saisit  en  maints 
endroits  la  même  tendance  dans  les  productions  les 
plus  populaires  de  l'exégèse  médiévale,  qui,  sans  être 
aussi  répandues  que  les  œuvres  proprement  ascé- 
tiques, peuvent  et  doivent  en  être  rapprochées  à  ce 
point  de  vue. 

Les  protestants  se  réfèrent  volontiers  à  quelques 
gloses  de  Nicolas  de  Lyre.  C'est  ainsi  qu'on  y  peut  trou- 
ver sur  Joan.,  x,  12  :  Gloria  cmlestis  non  dicitur  proprie 


709 


MÉRITE,    NÉGATIONS    DE    LA    RÉFORME 


710 


merces,  scd  tantummodo  large,  in  quantum  omne  quod 
redditur  in  prœmium  laboris  dicitur  merces.  Ratio 
aulem  nu  jus  est  quia  hereditas  distinguitur  a  mercede 
proprie  dicta,  sicut  filius  cui  debelur  hereditas  distin- 
guitur ab  operario  conductilio  cui  debetur  merces.  Glo- 
ria autem  cxlestis  redditur  fîdelibus  sicut  hereditas 
liberis;  propter  quod  non  habet  rationem  mercedis. 
Biblia  sacra,  Bàle,  1507,  t.  v,  fol.  216  v°.  Encore 
faut-il  tenir  compte  que,  même  pour  les  fidèles,  la 
gloire  est  entièrement  hors  de  proportion  avec  leur 
nature  :  Salus  œterna  excedit  totaliter  facultalem  hu- 
manse  naturx;  propter  quod  non  potest  eam  atlingere 
nisi  ex  largitate  divinœ  misericordiœ.  In  TU.,  in,  5, 
ibid.,  t.  vi,  fol.  130  r°.  Mais  le  pessimisme  trouvait 
surtout  un  aliment  tout  indiqué  dans  le  texte  d'Isaïe, 
lxtv,  6  :  Facti  sumus  sicut  immundus  omnes  nos  et 
quasi  pannus  menslruatas  universœ  justitim  nostrm. 
Nicolas  de  Lyre  l'entend,  au  sens  historique,  des  Juifs 
seulement;  mais  d'autres  lui  donnent  un  sens  absolu 
et  l'appliquent  aux  œuvres  des  chrétiens. 

A  ce  titre,  cette  formule  réaliste  revient  très  sou- 
vent sous  la  plume  de  saint  Bonaventure.  Voir  In 
IIam  Sent.,  dist.  XVII,  a.  2,  q.  m,  t.  n,  p.  667;  Corn, 
in  Luc,  xi,  34,  t.  vn,  p.  287;  Opusc,  xvn  :  Sermo  sup. 
reg.  Fratrum  minorum,  19,  t.  vin,  p.  443;  De  sabbato 
sancto,  serm.  i,  2,  t.  ix,  p.  268  ;  De  sanctis  Angelis, 
serin,  v,  p.  622  ;  De  Assumptione,  serm.  v,  p.  699. 
Denys  le  Chartreux  l'interprète,  lui  aussi,  de  omnibus 
quasi  generaliler,  et  voici  le  commentaire  qu'il  en 
donne  :  Omnia  opéra  noslra,  interiora  et  exteriora,  bona 
et  meriloria,  lanlis  sunt  imperfectionibus  vitiisque  per- 
mixla  ut  comparari  possint  panno  menslrui  fluxu 
polluto.  Et  hoc  potissimum  verum  est  si  referantur 
justitim  nostrm  ad  sincerissimam  atque  immensam  Dei 
puritatem.  A  l'appui  de  son  interprétation,  l'auteur 
de  rappeler  quelques  textes  du  même  ordre,  tels  que 
Job,  xv,  15;  xxv,  5-6;  Luc,  xvn,  10.  En  regard,  les 
textes  où  nous  sommes  conviés  à  la  perfection  s'en- 
tendent de  perfeclione  et  sanclilate  secundum  modum 
parDilalis  humanm  pensata,  videlicel  humanm  condi- 
tionis  infirmitate,  cui  modica  mquilas  reputatur  pro 
magna.  Enarr.  in  Isaiam,  art.  93,  Opéra  omnia,  t.  vm, 
Montreuil,  1899,  p.  746-747.  Cf.  Enar.  in  Lucam, 
art.  40,  t.  xn,  p.  137  :  Quid  nobis  incumbit,  qui  in 
tam  multis  ofjendimus  ut  ea  ipsa  quœ  forsan  implemus 
prmeepta  tam  imper/ecle  implemus,  ita  ut,  juxta 
Isaiam,  universm  justitim  noslree  sinl  quasi  pannus 
menslrualm? 

Au  demeurant,  pour  ne  pas  majorer  à  l'excès, 
comme  l'ont  fait  trop  souvent  les  théologiens  de  la 
Réforme,  la  portée  de  ces  déclarations  pessimistes 
familières  aux  mystiques,  on  ne  perdra  pas  de  vue  ces 
observations  très  judicieuses  de  Ritschl,  op.  cit., 
p.  120-121.  «  C'est  depuis  saint  Bernard  l'originalité 
du  catholicisme  latin  que  d'unir  l'appréciation  des 
bonnes  œuvres  en  tant  que  mérites  et  la  neutralisation 
des  mêmes  œuvres  par  la  considération  de  la  grâce. 
...Voilà  pourquoi,  chez  les  catholiques,  une  double 
direction  est  possible  :  celle  de  la  justice  des  œuvres, 
qui  se  rattache  à  la  première  exigence,  et  celle,  inver- 
sement, de  l'abandon  à  la  grâce  de  Dieu,  qui  provient 
de  la  seconde.  »  On  n'oubliera  d'ailleurs  pas  que 
«  Tauler,  comme  les  autres  ascètes  et  mystiques  du 
Moyen  Age,  quand  il  suggère  de  renoncer  à  la  valeur 
de  nos  mérites,  s'adresse  à  des  chrétiens  avancés  en 
sainteté  et  par  là-même  précisément  chargés  de  mé- 
rites •. 

Il  n'y  a  donc  pas  lieu  d'opposer  entre  eux  mysti- 
ques et  scolastiques.  D'autant  que  les  mêmes  auteurs 
sont  souvent,  à  l'occasion,  l'un  et  l'autre.  Les  nuances 
incontestables  qui  distinguent  leurs  exposés  ne  tien- 
nent pas  à  une  opposition  de  doctrines,  mais  seulement 
à  une  tournure  différente  des  esprits.  Étant  donné  que 


le  christianisme  complet  intéresse  tout  à  la  fois  le 
sens  moral  et  le  sens  religieux,  n'est-il  pas  naturel 
que  ses  représentants,  suivant  leur  vocation  spéciale 
ou  leur  ministère,  se  montrent  sensibles  de  préfé- 
rence tantôt  à  celui-ci  tantôt  à  celui-là?  Le  Moyen 
Age  a  connu  ces  deux  tendances,  comme  du  reste 
les  connurent  et  les  connaîtront  toutes  les  époques; 
dans  l'École  elle-même  il  y  eut  des  controverses  spé- 
culatives, mais  sans  que  personne  songeât  à  se  mon- 
trer surpris  de  cette  inévitable  et  bienfaisante 
variété. 

C'est  que  plus  fondamentale  encore  était  l'unité 
des  intelligences  et  des  âmes  dans  la  ferme  possession 
de  la  foi  catholique  en  la  dignité  de  la  grâce,  en  la 
valeur  et  en  la  nécessité  des  œuvres  qu'elle  inspire. 
Des  divergences  qui  se  manifestent  à  cet  égard  entre 
les  auteurs  et  les  écoles  on  peut  et  doit  dire,  avec 
J.  Kunze,  art.  Verdienst,  p.  505,  qu'elles  ne  sont  que 
de  simples  opinions  théologiques  sans  importance, 
du  moment  que  l'œuvre  du  Christ  est  ici  conçue, 
contrairement  au  protestantisme,  non  plus  comme 
«  la  base  permanente  »  —  on  entendra  exclusive  de 
toute  coopération  de  notre  part  —  «  mais  comme  la 
condition  éloignée  du  salut  ».  Il  fallut,  en  effet,  la 
Réforme  pour  briser  l'harmonie  de  ces  éléments  soli- 
daires que  l'Église  n'avait  jamais  cessé  de  maintenir 
et  que  le  génie  de  l'École  venait  d'organiser  en  un 
système  cohérent  de  l'ordre  surnaturel. 

IV.  LA  DOCTRINE  DU  MÉRITE  A  L'ÉPOQUE 
DE  LA  RÉFORME.  —  Au  cours  des  discussions  pré- 
paratoires dans  lesquelles  les  Pères  de  Trente  étu- 
diaient le  futur  décret  sur  la  justification,  l'archevê- 
que d'Aix  avait  l'occasion  de  constater  que  le  seul 
mot  de  mérite  était  de  ceux  qui  avaient  tout 
particulièrement  le  don  d'exciter  l'aversion  des  luthé- 
riens': ...Nomen  ipsum  meriti  lutheranis  tam  odiosum 
et  abominabile,  quelques  lignes  plus  loin  :  tam  exe- 
crabile.  Séance  du  1er  octobre  1546,  dans  Conc.  Trid., 
t.  v,  édit.  Ehses,  p.  449.  Cette  impression  d'un  con- 
temporain est  un  témoignage  de  premier  ordre  sur 
l'attitude  des  réformateurs  à  l'égard  du  mérite. 

Il  est  vrai  que,  plus,  tard,  un  de  leurs  plus  impor- 
tants théologiens,  Martin  Chemnitz,  devait  dire,  Exa- 
men conc.  Trid.  :  De  bonis  operibus,  q.  iv,  édit.  de 
Francfort,  1596, 1. 1,  p.  185  :  In  hanc  senlentiam  nostri 
etiam  a  vocabulo  meriti  non  abhorrent,  sicut  etiam  patri- 
bus  usitatum  fuit,  et  que  ce  texte  est  repris  sans  la 
moindre  réserve  par  un  représentant  non  moins 
fidèle  de  la  plus  stricte  orthodoxie  protestante, 
J.  Gerhard,  Loc.  theol.,  1.  XVIII,  c.  vni,  n.  88,  édit. 
Cotta,  t.  vm,  p.  81.  Mais  cette  affirmation  s'entoure 
chez  eux  de  distinctions  telles  qu'en  conservant  le 
mot  ils  suppriment  visiblement  la  chose. 

On  ne  saurait  contester  que  la  Réforme  ne  soit 
historiquement  marquée  par  un  mouvement  de  vive 
opposition  à  l'égard  du  mérite.  Et  c'est  de  quoi,  bien 
entendu,  ses  partisans  veulent  lui  faire  honneur.  «  La 
Réformation,  rétablissant  le  véritable  rapport  entre 
la  justification  et  la  sanctification,  entre  la  foi  et  les 
œuvres,  a  ruiné  l'idée  d'un  mérite  quelconque  attri- 
bué à  l'homme.  Ses  théologiens  enseignent  que  la 
justice  personnelle  de  Jésus-Christ  nous  est  imputée 
par  la  foi,  c'est-à-dire  par  la  ferme  persuasion  dans 
laquelle  nous  sommes  que  nos  péchés  nous  sont  par- 
donnés  par  ses  mérites,  tellement  qu'il  suffit  d'avoir 
cette  ferme  persuasion  pour  être  justifié  en  effet.  Les 
bonnes  œuvres  découlent  de  la  foi,  comme  les  fruits 
de  l'arbre,  sans  qu'elles  puissent  conférer  à  l'homme 
le  moindre  mérite.  Tout  en  lui,  le  commencement,  la 
suite  et  la  fin,  est  l'œuvre  de  la  grâce  divine  que  nous 
assimilons  sola  fide.  »  Art.  Mérite,  dans  F.  Lichten- 
berger,  Encijcl.  des  sciences  religieuses,  t.  ix,  p.  90. 
Cf.  J.  Kunze,  art.  Verdienst,  p.  506  :  «  La  Réforma- 


711 


MÉRITE,   LUTHÉRANISME    PRIMITIF   :   LUTHER 


ri2 


tion  fut  proprement  une  lutte  contre  la  doctrine  du 
mérite.  » 

En  effet,  la  notion  de  mérite  tenait  de  trop  près  à 
celle  de  justification  pour  ne  pas  subir  le  contre-coup 
des  modifications  profondes  que  le  protestantisme 
imprimait  à  celle-ci.  Cette  opposition  devait  avoir 
pour  résultat,  en  même  temps  que  de  faire  surgir 
une  immense  littérature  de  controverse,  d'amener 
l'Église  à  définir  la  foi  traditionnelle  qu'elle  avait 
jusque-là  possédée  en  pleine  paix.  —  I.  Doctrine  de  la 
Réforme.  II.  Opposition  catholique  (col.  728).  III.  Défi- 
nition du  concile  de  Trente  (col.  735). 

I.  Doctrine  de  la  Réforme.  —  Tout  le  système 
protestant  de  la  justification  par  la  foi  seule,  que  nous 
avons  exposé 'en  son  lieu,  voir  Justification,  t.  vin, 
col.  2132-2154,  entraînait  comme  contre-partie,  sinon 
comme  point  de  départ,  une  hostilité  radicale  envers  la 
doctrine  catholique  des  œuvres  et,  par  conséquent, 
du  mérite  qui  en  est  le  fruit.  Cependant  l'inévitable 
réaction  de  l'esprit  chrétien  contre  le  mysticisme  des- 
tructeur du  premier  jour,  pour  ne  rien  dire  des  tem- 
péraments qu'imposaient  les  nécessités  d'ordre  ecclé- 
siastique et  politique,  allait  ramener  peu  à  peu  ce  que 
la  théorie  semblait  exclure  absolument.  Adversarii, 
notait  déjà  Rellarmin,  quamvis  inilio  v'alde  conlemptim 
loquerenlur  de  operibus  bonis,  paulatim  lamen  cœpe- 
runt  nonnihil  eis  attribuere.  De  juslif.,  1.  V,  c.  i,  Opéra, 
t.  vi,  p.  343. 

De  cette  évolution  la  doctrine  protestante  du  mé- 
rite porte  partout  la  trace.  Au  lieu  de  ce  développe- 
ment rectiligne  que  la  logique  faisait  attendre  et  que  la 
ferveur  de  ses  partisans  voudrait  parfois  lui  attribuer, 
elle  présente  des  combinaisons  et  des  retouches,  où 
l'on  devine  le  besoin  obscur  de  satisfaire  aux  exigences 
inverses  de  la  foi  traditionnelle  et  des  principes  nou- 
veaux. Il  importe  donc  ici,  plus  que  jamais,  de  distin- 
guer, en  l'exposant,  les  époques  et  les  familles,  pour 
y  noter  ce  que  chacune,  sur  le  fond  commun  de  la 
Réforme,  peut  offrir  de  plus  ou  moins  grande  origina- 
lité. 

1°  Luthéranisme  primitif.  - —  C'est  dans  les  mani- 
festes personnels  des  réformateurs  allemands,  soit 
principalement  dans  les  premiers  écrits  de  Luther  et 
de  Mélanchthon,  qu'il  faut  chercher  la  physionomie 
originelle  du  protestantisme,  alors  qu'il  jaillissait  en 
pleine  vie  de  ces  âmes  passionnées,  et  ignorait  ou  dédai- 
gnait encore  les  palliatifs  qui  viendront  bientôt  en 
arrondir  les  angles  trop  saillants. 

1.  Doctrine  de  Luther.  —  Élevé  dans  le  triple  culte 
de  la  foi  catholique,  de  l'ascétisme  monacal  et  de  la 
théologie  nominaliste,  Luther  s'en  est  peu  à  peu 
détaché,  sous  la  pression  de  ses  expériences  subjec- 
tives, pour  y  substituer  le  nouvel  Évangile  de  la  jus- 
tification par  la  seule  foi.  Placée  par  sa  nature  même 
au  centre  de  ce  drame,  la  doctrine  du  mérite  ne  pou- 
vait qu'en  suivre  le  mouvement. 

a)  Avant  la  rupture.  —  Dans  les  écrits  qui  remon- 
tent à  la  période  catholique  de  sa  carrière,  Luther 
reflète,  avec  les  principes  de  la  foi  commune,  les  posi- 
tions essentielles  de  la  théologie  médiévale.  C'est 
ainsi,  bien  entendu,  qu'il  affirme  que  notre  salut  est 
dû  à  la  pure  miséricorde  de  Dieu.  Voluntarie,  inquit 
(Jac,  i,  18),  genuit  nos  verbo  veritatis...,  hoc  est  gra- 
tuito  liberoque  beneplacito,  non  nostro  merito  neque 
dignitate.  Sermon  de  1512,  dans  Luthers  Werke,  édit. 
de  Weimar  (désignée  dorénavent  par  le  sigle  \V.), 
t.  i,  p.  10.  Dans  son  commentaire  du  ps.  lxxxiv,  il 
s'élève  avec  énergie  contre  les  «  hypocrites  »  qui  vou- 
draient s'appuyer  sur  leur  propre  justice  :  Veritatem 
Dei  non  ex  pura  gratia  promittentis  estimant  per  quam 
justiftcenlur,  sed  ex  merito  sue  justifie  précédente  eam 
requirunt,  et  il  leur  oppose  le  fait  de  notre  rédemption 
absolument    gratuite    par    l'avènement    du    Christ    : 


Quod  Christus  venit  et  natus  est  promissio  sola  fuit  et 
non  meritum.  Dictata  sup.  Psalt.,  ps.  lxxxiv,  12,  W., 
t.  iv,  p.  17.  Mais  tout  cela  ne  signifie  rien  de  plus  que 
l'affirmation  du  dogme  catholique  de  la  grâce. 

Aussi  bien  Luther  admet-il  qu'à  l'application  per- 
sonnelle de  cette  grâce  initiale  nous  pouvons  et  devons 
nous  préparer.  Pour  caractériser  cette  préparation, 
il  accepte  sans  hésiter  le  mérite  de  congruo.  Cette 
expression,  qui  se  trouve  incidemment  dans  ses  gloses 
sur  les  Sentences,  1.  II,  dist.  XXVI,  c.  vni,  W.,  t.  ix, 
p.  72,  est  adoptée  ex  professo  et  très  exactement  rat- 
tachée à  la  tradition  médiévale  dans  le  commentaire 
sur  le  Psautier  :  Hinc  recle  dicunl  doctores  quod  homini 
facienti  quod  in  se  est  Deus  infallibililer  dut  graliam 
et,  licel  non  de  condigno  sese  possil  ad  graliam  prsepa- 
rare,  quia  est  incomparabilis,  lamen  bene  de  congruo 
propter  promissionem  istam  Dei  et  pactum  misericor- 
diae.  Dict.  sup.  Psalt.,  ps.  cxm,  1,  "W.,  t.  iv,  p.  262. 
Voir  de  même  ps.  cxvni,  17,  ibid.,  p.  312. 

Il  est  vrai  que  cette  préparation  elle-même  relève 
de  la  grâce  pour  chacun  de  nous,  exactement  comme 
l'avènement  du  Christ  pour  l'ensemble  du  genre 
humain  :  Sicut  humanum  genus  recepit  Chrislum  non 
ut  justitiam  suam  sed  ut  misericordiam  Dei,  quantum- 
libet  congrue  sese  disponebal,  ita  quilibel  graliam  ejus 
gratis  accipit  quantumlibet  sese  congrue  disponat.  Dict. 
sup.  Psal.,  ps.  cxvm,  41,  ibid.,  p.  329.  Cf.  ibid., 
149,  p.  376.  Mais,  sous  le  bénéfice  de  cette  action 
divine,  la  valeur  de  nos  œuvres  n'en  est  pas  moins 
réelle.  —  A  plus  forte  raison  pouvons-nous  mériterjla 
gloire.  Sans  nul  doute,  nos  mérites  ne  sont  jamais 
que  des  dons  de  Dieu;  Luther  semble  avoir  une  pré- 
dilection pour  le  distique  médiéval,  voir  col.  695,  qui 
schématisait  cette  doctrine  augustinienne.  Voir  ses 
gloses  marginales  sur  le  livre  des  Sentences,  1.  II, 
dist.,  XXVII,  c.  vn,  W.,  t,  ix,  p.  72,  et  sur  les  ser- 
mons de  Tauler,  ibid., -p.  99.  De  même,  il  n'admet 
à  l'égard  de  la  céleste  récompense  qu'un  mérite  de 
congruo.  Dict.  sup.  Psalt.,  ps.  cxm,  1,  W.,  t.  iv, 
p.  262.  Mais  ce  nominalisme  aigu,  qui  eut  ses  repré- 
sentants aux  meilleures  époques  du  Moyen  Age,  voir 
col.  690,  ne  l'empêchait  pas  de  professer  l'idée  de  la 
plus  stricte  rétribution.  C'est  ainsi  que  la  parole  du 
Psalmiste  :  Rétribue  servo  tuo,  peut  fort  bien,  d'après 
lui,  être  entendue  dans  ce  sens  :  Fac  ut  rétribuas, 
ut  meritum  habeam  cui  premium  fiât  et  retributio  in 
patria.  Dict.  sup.  Psalt.,  ps.  cxvm,  17,  W.,  t.  iv, 
p.  313. 

Cà  et  là  pourtant  se  manifeste  une  tendance  incon- 
testablement pessimiste  :  Justitia  noslra  agnoscalur 
nihil  esse  nisi  peccalum  et  pannus  menslrualœ  ac  sic 
potius  justitia  Christi  regnet  in  nobis,  dum  per  ipsum 
et  in  ipso  confidimus  salvari,  non  ex  nobis.  Ibid.,  163, 
p.  383.  Cf.  ps.  cxLn,  1,  ibid.,  p.  443  :  Peto  de  peccatis 
redimi...  per  fïdelilalem  promissi  lui...,  non  in  merito 
meo.  Dans  deux  sermons  de  la  même  époque  (3  et 
24  août  1516),  Luther  éprouve  le  besoin  de  critiquer 
la  définition  de  l'espérance  donnée  par  Pierre  Lom- 
bard, voir  col.  678,  et  d'opposer  la  confiancç  en  Dieu 
seul  à  la  confiance  aux  œuvres.  Sermons  pour  les 
xie  et  xive  dimanches  après  la  Trinité,  W.,  t.  i,  p.  70- 
71,  84-85. 

Son  commentaire  sur  l'Épître  aux  Romains  (avril 
1515-octobre  1516)  caractérise  fort  bien  cette  période 
de  transition.  Comme  le  reconnaît  F.  Loofs,  Dogmen- 
geschichte,  p.  708,  après  Denifle,  Luther  et  le  luthéra- 
nisme, trad.  Paquier,  t.  n,  p.  410-412,  Luther  y  admet 
encore,  même  pour  les  païens,  une  préparation  à  la 
grâce  :  Quicumquc  legem  implet  est  in  Christo  et  datur 
ei  gratia  per  sui  prœparationem  ad  eamdem  quantum 
in  se  est.  In  Rom.,  n,  12,  édit.  Ficker,  Leipzig,  1908, 
t.  n,  p.  38.  Cf.  ibid.,  14,  p.  42  :  Per  aliquam  bonam 
operationem  erga  Deum,  quantum  ex  natura  potuerunt, 


713 


MÉRITE,    LUTHERANISME    PRIMITIF    :    LUTHER 


714 


meruerunt  gratiam  ullerius  dirigentem  eos.  Non  quod 
gratia  pro  tali  mérita  data  eis  sil...,  sed  quia  ad  eam 
sese  gratis  recipiendam  sis  preparaverunt.  Et  ceci  se 
réfère  à  une  loi  générale  de  la  Providence  :  Non  enim 
dabitur  gratia  sine  ista  agricaltura  sui  ipsius.  lbid., 
m,  21,  p.  93.  Cf.  m,  5,  p.  71  :  Per  ipsa  tanquam  prepa- 
ratoria  tandem  apti  et  capaees  fteri  possimus  justifie 
Dei;  m.  22.  p.  91  :  Nec  opéra  precedentia  nec  sequenlia 
justificant...,  precedentia  quidem  quia  préparant  ad 
justitiam.  sequentia  vero  quia  requirunt  jam  jaclam 
justificationem.  Il  lui  arrive  même  une  fois  d'em- 
ployer, à  tout  le  moins  au  sens  large,  le  mot  de  mérite  : 
...Sic  humiliati  et  impios...  nos  conjessi  mereamur  jus- 
tificari  ex  ipso,  m,  17,  p.  84. 

Mais  déjà  on  voit  percer  un  peu  partout  le  pes- 
simisme le  plus  radical.  Il  n'y  a  que  des  stulti,  des 
Sawtheologen,  pour  imaginer  «  que  l'homme  puisse  par 
ses  seules  forces  aimer  Dieu  par-dessus  toutes  choses 
et  accomplir  les  préceptes,  au  moins  quant  à  la  sub- 
stance de  l'acte,  sinon  quant  à  l'intention  de  celui  qui 
les  a  portés.  »  iv,  7,  p.  110;  cf.  vm,  3  et  ix,  16,  p.  187 
et  225.  En  réalité,  invita  est  [voluntas]  ad  bonum.prona 
ad  malum...  Ideo  recte  dixi  quod  extrinsecum  nobis  est 
omne  bonum  nostrum,  quod  est  Christus.  iv,  7,  p.  114. 
Aussi  nos  bonnes  œuvres  elles-mêmes  sont-elles  cou- 
pables devant  Dieu  :  ...Si  judicio  Dei  ojjerantur,  pec- 
cata  sint  et  invenianlur...  Bene  operando  peccamus,  nisi 
Deus  per  Christum  nobis  hoc  imperfectum  tegeret  et 
non  imputaret.  D'où  il  suit  qu'il  n'y  a  pas  plus  de 
place  pour  le  mérite  que  pour  le  péché  véniel  :  Ex  quo 
palet  quod  nullum  est  peccatum  veniale  ex  substantia  et 
natura  sua,  sed  nec  meritum.  lbid.,  p.  123.  Au  service 
de  sa  thèse,  Luther  ne  manque  pas,  bien  entendu, 
d'utiliser  le  texte  d'Isaïe,  lxiv,  6,  ibid.,  p.  122,  et 
xi,  4,  p.  256. 

Ces  sentiments  éclatent  au  grand  jour  dans  sa 
fameuse  Quœstio  de  viribus  et  voluntate  hominis  sine 
gratia  (1516),  où  l'auteur  énonce  cette  thèse  :  Homo, 
Dei  gratia  exclusa,  prsecepta  ejus  seruare  nequaquam 
polest,  neque  se  vel  de  congruo  vel  de  condigno  ad  gra- 
tiam prœparare.  D'où  il  conclut  :  Homo  quando  facit 
quod  in  se  est  peccat,  cum  nec  velle  aul  cogitare  ex  seipso 
possit.  W,  1. 1,  p.  147-148.  Voir  de  même  la  Disputatio 
de  Heidelberg  (1518),  ibid.,  p.  373-374.  Dans  un  ser- 
mon de  la  même  époque,  on  peut  lire  cette  invective 
contre  le  mérite  de  congruo,  que  naguère  le  réforma- 
teur admettait  sans  difficulté  :  Impiissimi  sunt  qui 
docent  nos  paratos  esse  debere  merilo  congrui  atque  ii 
plus  diabolo  fugiendi  sunt.  W.,  t.  iv,  p.  612. 

Parti  du  catholicisme  traditionnel,  Luther  a  évolué 
vers  une  conception  personnelle  qui  enlève  aux  œuvres 
humaines  toute  sorte  de  valeur.  C'est  dans  cette  voie 
nouvelle   qu'il   va   désormais   avancer   rapidement. 

b)  Depuis  la  rupture. — Tous  les  principes  de  Luther 
devaient,  en  effet,  le  porter  à  la  négation  du  mérite. 
Un  des  théologiens  protestants  qui  l'ont  étudié  de  la 
manière  la  plus  objective  met  bien  en  évidence  cette 
logique  intérieure  de  son  système. 

«  La  grâce  est  pour  lui  la  souveraine  activité  de 
Dieu  en  tant  qu'elle  est  bonté  rédemptrice.  Si  l'on  se 
met  ce  fait  devant  les  yeux,  on  comprend  que  Luther 
devait  être  intimement  opposé  au  concept  de  mérite. 
Si  Dieu  fait  tout...,  le  mérite  de  l'homme  est  exclu 
sous  toutes  ses  formes  et  dans  toutes  les  directions.  Ni 
on  ne  peut  faire  d'actes  méritoires  de  congruo  avant  la 
réception  de  la  grâce,  ni,  après  l'avoir  reçue,  mériter 
de  condigno  la  vie  éternelle...  Dieu  donne  et  fait  tout, 
et  l'homme  reçoit  :  il  n'y  a  aucune  place  pour  le  mé- 
rite entre  l'homme  et  Dieu.  »  R.  Seeberg,  Dogmen- 
geschichle,  t.  iv,  p.  151-152.  Son  anthropologie,  toute 
dominée  par  les  sombres  perspectives  de  la  chute, 
ne  s'y  oppose  pas  moins  que  sa  théodicée.  «  De  même 
que  le  mérite  est  entièrement  exclu  par  la  considé- 


ration de  la  souveraine  activité  divine,  il  l'est  aussi  par 
l'idée  de  la  corruption  complète  de  l'homme.  »  Ibid., 
p.  168.  Il  faut  en  dire  autant  de  sa  christologie,  ibid,, 
p.  194,  où  la  satisfaction  et  les  mérites  du  Christ  sont 
exaltés  au  point  de  supprimer  les  nôtres.  On  peut  y 
ajouter  également  sa  conception  toute  nominaliste  de 
la  grâce,  qui  n'est  plus  une  réalité  intérieure,  mais  la 
simple  bienveillance  de  Dieu,  favor  Dei,  dont  lafoi  nous 
donne  la  conviction.  «  Dès  là  que  le  sentiment  de  cette 
«  grâce  divine  »  forme  et  doit  former  la  base  durable 
de  toute  piété,  il  n'y  a  plus  aucune  place  pour  des 
mérites.  »  J.  Kunze,  art.    Verdienst,  loc.  cit.,  p.  507. 

Cette  logique  intérieure  du  système  luthérien  n'a 
pas  manqué  de  porter  ses  fruits.  Dans  ses  Operationes 
in  Psalmos  (1519-1521),  ps.  v,  12,  le  réformateur 
s'élève  p'us  que  jamais  contre  les  justitiarii,  qui,  à  la 
suite  de  P.  Lombard,  veulent  faire  reposer  notre  espé- 
rance sur  le  sentiment  de  nos  mérites.  Ex  qua  sententia 
quid  aliud  poluit  sequi  quam  ruina  universee  theologiœ, 
ignorantia  Christi  et  crucis  ejus  et  oblivio,  ut  apud 
Hieremiam  queritur,  Dei  diebus  innumeris.  W.,  t.  v, 
p.  163.  A  quoi  il  oppose  son  système  de  la  justi- 
fication, qui  place  en  Dieu  seul  tout  notre  espoir,  spes 
purissima  in  purissimum  Deum.  Ibid.,  p.  166.  Non  pas 
qu'il  veuille  encore  éliminer  entièrement  le  terme  de 
mérite,  mais  la  chose  y- est  manifestement  réduite  à 
rien.  Sunt  itaque  mérita  et  nulla  mérita  in  nobis  :  sunt 
quia  dona  Dei  sunt  et  opéra  ipsius  solius  ;  nulla  sunt, 
quia  non  plus  de  illis  possumus  prœsumere  quam  ullus 
novissimus  peccator  in  quo  nondum  aliquid  operalur 
Deus.  Ibid.,  p.  169. 

Vers  la  même  époque,  son  premier  commentaire 
sur  l'Épître  aux  Galates  (1519)  lui  fournit  l'occasion 
de  dénoncer  l'illusion  et  l'erreur  des  chrétiens  qui 
s'imaginent  pouvoir  compter  sur  leurs  mérites  et 
mettent  tous  leurs  soins  à  s'en  amasser.  Turbinibus 
Iradilionum  legumque  humanarum,  deinde  indocto- 
rum  Scripturee  interpretum  et  concionatorum  in  mérita 
nostra  trudimur,  ex  nobis  satisfacimus  peccatis,  et  non 
ad  purganda  vilia  carnis  deslruendumque  corpus  pec- 
cati  opéra  nostra  dirigimus,  sed  velut  jam  puri  et  sancti 
tantum  cumulamus  ea  velut  frumentum  in  horreum, 
quibus  Deum  debilorem  jaciamus  et  in  cœlo  nescio 
qua  allitudine  sedeamus.  Cœci,  cœci,  cœci  :  his  omnibus 
nihil  prodest,  alio  consilio  justificant  seipsos.  \V.,  t.  h, 
p.  562.  Voir  de  même  son  explication  du  Pater  (1519), 
où  sur  la  demande  Dimitte  nobis  débita  nostra  il 
greffe  cette  glose  :  Nullis  rébus  quas  petimus  digni 
sumus  nec  quidquam  mereri  possumus.  J.  T.  Muller, 
Sumb.  Bûcher,  p.  360. 

En  apparence,  on  pourrait  croire  que  le  réforma- 
teur n'en  veut  ici  qu'au  pharisaïsme  de  ces  âmes  mal 
éclairées  qui  croient  pouvoir  placer  toute  leur  con- 
fiance dans  leurs  œuvres  propres.  Mais  visiblement  ses 
critiques  atteignent  l'usage  non  moins  que  l'abus.  Il 
suffit  de  considérer  qu'à  cette  conception  il  oppose 
celle  de  la  justification  par  la  foi  seule,  pour  se  rendre 
compte  que  la  grâce  du  Christ  lui  paraît  exclure  comme 
un  sacrilège  l'idée  même  d'un  mérite  quelconque  de 
notre  part.  «.  Quant  aux  fruits  obtenus  par  les  justes, 
note  un  théologien  protestant,  il  consent  bien  à  ce 
qu'on  leur  donne  le  nom  de  mérite.  Mais,  en  elles- 
mêmes  et  par  elles-mêmes,  les  œuvres  des  justes 
n'ont  rien  à  mériter.  »  J.  Kôstlin,  Luthers  Théologie, 
2"   édit.,    Stuttgart,    1883,   t.   n,   p.   460. 

Si  Luther  ne  veut  pas  entendre  parler  de  mérites 
après  la  justification,  à  plus  forte  raison  pour  s'y 
préparer.  Dans  son  petit  traité  De  abroganda  missa 
privala  (1521),  où  il  condamne  violemment  les  prin- 
cipia  fldei  Parrhisiensium  et  Papensium,  il  leur 
reproche,  en  particulier,  d'enseigner  :  Hominem  passe 
faciendo  quod  in  se  est  injallibitzr  et  necessario  mereri 
gratiam,  sed  de  congruo.  Ce  qui  lui  paraît  un  blasphème 


715 


MÉRITE,   LUTHÉRANISME    PRIMITIF   :   MÉLANCHTHON 


716 


contre  le  Christ  Rédempteur.  W.,  t.  vm,  p.  467-468. 

Dans  l'intervalle,  Léon  X  avait  fulminé  la  bulle 
Exsurge  Domine  (15  juin  1520),  où  il  condamnait  les 
principales  doctrines  du  novateur.  Si  aucune  de  ces 
propositions  n'est  directement  relative  au  mérite, 
quelques-unes  visent  le  pessimisme  spirituel  qui  lui 
interdisait  de  le  reconnaître.  Ainsi  les  propositions  31- 
32,.  Denzinger-Bannwart,  n.  771-772  :  «  Dans  toute 
œuvre  bonne,  le  juste  pèche  mortellement  »  et  les 
mieux  faites  sont  au  moins  «un  péché  véniel  ».  La  pro- 
position 36,  ibid.,  n.  776,  exprime  le  principe  de  tout 
le  système  :  «  Après  le  péché,  le  libre  arbitre  n'est  plus 
qu'un  vain  mot  et,  en  faisant  ce  qui  dépend  de  lui, 
il  pèche  mortellement.  »  Cette  condamnation  ne  fit 
qu'exaspérer  la  résistance  de  Luther,  qui  prit  désor- 
mais contre  le  mérite  une  position  de  plus  en  plus 
agressive.  Dans  son  traité  De  seruo  arbilrio  (1525),  il 
critique  déjà  le  concept  de  mérite.  W.,  t.  xvm,  p.  693- 
695  et  769.  Mais  le  spécimen  le  plus  complet  de  sa 
pensée  est  sans  doute  fourni  par  un  excursus  inséré 
dans  son  second  commentaire  de  l'Épître  aux  Galates, 
professé  en  1531  mais  imprimé  seulement  en  1535,  qui 
devient  une  véritable  dissertation  sur  le  mérite.  W., 
t.  xl  a,  p.  220-238. 

La  thèse  énoncée  dès  les  premières  lignes  est  une 
réprobation  formelle  de  la  doctrine  catholique  : 
Damnanda  est  perniciosa  et  impia  opinio  papistarum 
qui  tribuunt  operi  operato  meritum  gratiœ  et  remissionis 
peccatorum.  P.  220.  Et  pour  bien  marquer  son  sen- 
timent, Luther  commence  aussitôt  par  exposer  la  doc- 
trine reçue,  qui  se  résume  en  ces  deux  membres  soli- 
daires :  mérite  de  congruo  avant  la  justification,  mé- 
rite de  condigno  après.  Il  écarte  résolument  l'un  et 
l'autre  comme  également  contraires  à  la  grâce  :  Quare 
cum  Paulo  in  totum  negamus  meritum  congrui  et  con- 
digni,  et  certa  fiducia  pronuntiamus  istas  speculationes 
esse  mera  ludibria  Satanœ,  ...  inania  figmenta  et  spe- 
culabilia  hominum  otiosorum  somnia  de  rébus  nihili. 
P.  223.  La  raison  en  est  que  toutes  nos  œuvres  sont 
mauvaises  :  Vera  christianismi  ratio  hœc  est  quod  homo 
primum  per  legem  agnoscat  se  esse  peccatorem,  cui 
impossibile  sit  ullum  bonum  opus  facere.  Ibid.  Seul 
le  Christ  a  fait  opéra  et  mérita  congrui  et  condigni. 
P.  232.  Quant  à  nous,  il  nous  appartient  seulement  de 
nous  les  approprier  par  la  foi.  Itaque  per  fidem  Christi 
donantur  nobis  omnia  :  gratia,  pax,  remissio  peccato- 
rum, salus  et  vita  seterna,  non  per  meritum  congrui 
et  condigni.  P.  236.  Les  prétendues  œuvres  méritoires 
du  catholicisme  sont  abominabiles  blasphemise  Dei, 
sacrilegia  et  abnegationes  Christi.  P.  237;  cf.  ibid., 
p.  291,  302-303.  Voir  de  même  ses  commentaires  sur 
la  Genèse,  vm,  21,  W.,  t.  xlii,  p.  348-349. 

On  retrouve  les  mêmes  conceptions  dans  les  ser- 
mons populaires  sur  saint  Matthieu  imprimés  par 
Luther  en  1532  :  «  Quand  on  parle  de  ce  point  essen- 
tiel dans  le  christianisme...,  c'est-à-dire  de  savoir 
comment  on  devient  pieux  devant  Dieu,  comment  on 
obtient  le  pardon  de  ses  péchés  et  la  vie  éternelle,  il 
faut  écarter  entièrement  tout  mérite  de  notre  part. 
Celui  qui  veut  en  faire  état,  il  faut  le  fouler  aux  pieds 
et  le  condamner  à  l'enfer  avec  le  diable,  comme  adver- 
saire de  la  grâce  et  négateur  du  Christ.  »  W.,  t.  xxxn, 
p.  538-540. 

«  C'est,  écrit  H.  Schultz,  loc.  cit.,  p.  554,  le  besoin 
d'opposition  à  l'ensemble  constitué  par  les  notions 
de  mérite  et  de  satisfaction  qui  représente  proprement 
la  force  religieuse  et  l'élan  d'où  sortit  la  Réforme.  • 
Il  est,  en  tout  cas,  certain  que  cette  réaction  anti- 
catholique fut,  pour  le  premier  des  réformateurs, 
sinon  l'origine  de  son  système,  du  moins  la  plus 
ardente    et    la    plus    constante    de    ses    inspirations. 

2.  Doctrine  de  Mélanchthon.  ■ —  A  cette  matière  en 
.fusion  que  Luther  déversait  au  cours  d'écrits  puis- 


sants et  tumultueux,  non  d'ailleurs  sans  y  mêler  en 
abondance  les  scories  de  la  polémique,  il  manquait 
encore  la  forme  qui  fait  les  systèmes  :  Mélanchthon 
eut  pour  rôle  de  la  lui  donner.  Les  Loci  communes, 
dont  la  première  édition  parut  en  1521,  allaient  être 
pendant  de  longues  années  le  bréviaire  de  la  Réforme. 
Or  on  y  retrouve  l'expression  méthodique  et  modérée 
des  thèses  radicales  déjà  relevées  chez  Luther.  Et  le 
fait  est  d'autant  plus  significatif  que  les  éditions 
postérieures  leur  feront  subir  de  notables  atténua- 
tions. 

a)  Avant  la  justification.  —  Bien  entendu,  c'est 
l'idée  d'une  préparation  à  la  grâce  par  les  œuvres 
naturelles  de  l'homme  qui  est  tout  d'abord  et  le 
plus  vivement  critiquée. 

Mélanchthon,  en  effet,  pose  comme  postulat  l'ab- 
solue perversion  de  la  nature  par  le  péché  origine). 
Il  s'élève  contre  les  novi  pelagiani,  qui,  etsi  non 
negent  esse  peccalum  originale,  negant  lamen  eam  esse 
vim  peccati  originalis  ut  omnia  hominum  opéra,  omnes 
hominum  conatus  sint  peccala.  Corpus  reformatorum, 
t.  xxi,  col.  99.  Pour  lui,  il  condense,  au  contraire,  sa 
pensée  dans  cette  formule  :  Omnes  homines  per  vires 
naturœ  vere  semperque  peccatores  sunt  et  peccant.  Ibid., 
col.  101.  Ce  qu'il  s'efforce  d'établir  par  de  nombreux 
textes  pris  dans  l'Ancien  et  le  Nouveau  Testament. 
Parmi  les  conclusions  finales  qu'il  donne  comme  le 
résumé  de  sa  doctrine,  col.  114,  se  trouve  celle-ci,  qui 
reflète  très  fidèlement  le  pessimisme  de  Luther  :  Ita 
fit  ut  homo  per  vires  naturales  nihi!  possit  nisi  peccare. 

D'où  il  suit  que  tout  mérite  est  impossible  :  Tu  vero 
certo  sic  sentias  nihil  neque  boni  neque  meritorii  fteri 
posse  ab  homine  per  vires  naturœ.  Col.  103.  En  consé- 
quence, le  mérite  de  congruo  est  âprement  combattu 
comme  une  invention  sophistique  :  Jam  quœ  prodi- 
dere  sophistœ  de  merito  congrui,  scilicet  quod  operi  bus 
moralibus,  id  est  quœ  viribus  naturœ  nostrœ  facimus, 
de  congruo,  sic  loquuntur,  mereamur  gratiam  ipse 
leclor  inlelligis  blasphemias  esse  in  injuriam  gratiœ  Dei 
ementitas;  etiam  cum  naturœ  humanœ  vires  citra  Spi- 
rilus  Sancti  adflatum  non  possint  nisi  peccare.  Et 
l'auteur  de  conclure:  Quid  merebimur nostris  conatibus 
nisi  iraml  Ibid.,  col.  110. 

Non  seulement  le  mérite  de  congruo,  mais  l'idée 
même  d'une  préparation  à  la  grâce  lui  paraît  inad- 
missible. Quare  tantum  abest  ut  gratiam  per  eas  [bonas 
inlentiones]  impelremus  ut  nihil  sit  quod  perinde  gra- 
tiœ adversetur  alque  illœ  pharisaïcœ  prœparationes... 
Quis  est  enim  misericordiœ  locus  si  respectus  est  nos- 
trorum  operum?  Quœ  est  gratiœ  gloria,  ut  paulinis 
verbis  utar,  si  debetur  nostris  operibus1  Ibid.  Sous 
peine  de  renier  la  grâce,  il  faut  donc  admettre  la  com- 
plète inutilité  des  œuvres  humaines  en  vue  de  la  jus- 
tification. Et  cette  vanité  elle-même  a  sa  source  dans 
leur  foncière  et  incurable  malice  :  Quid  igitur  opéra? 
Quœ  prœcedunl  justificationem,  liberi  arbilrii  opéra, 
ca  omnia  maledictœ  arboris  maledicti  fructus  sunt. 
Ibid.,  col.  177. 

b)  Après  la  justification.  —  Or  la  grâce  même  de  la 
justification  ne  change  pas  cette  situation  déplorable 
de  notre  nature  déchue. 

Il  faut  se  rappeler,  en  effet,  que,  dans  l'orthodoxie 
selon  la  Réforme,  la  concupiscence  coupable  persiste 
tout  entière  dans  l'âme  justifiée.  Un  principe  mauvais 
ne  cesse  d'agir  en  elle,  qui  en  vicie  radicalement  toutes 
les  oeuvres.  Aussi  n'y  a-t-il  pas  de  différence  à  faire, 
suivant  Mélanchthon,  dans  l'appréciation  de  notre 
état  réel  avant  la  justification  et  après.  Quœ  vero  opéra 
justificationem  consequuntur,  ea,  lamelsi  a-Spiritu  Dei 
qui  occupavil  corda  justificatorum,  tamen,  quia  fiunl 
in  carne  adhuc  impura,  sunt  et  ipsa  immunda.  Ibid., 
col.  178.  Dans  ces  conditions,  il  ne  saurait  plus  être 
question  de  mérite.  C'est  ce  que  l'auteur  conclut  avec 


717      MÉRITE,  ÉGLISE  LUTHERIENNE  :  CONFESSION  D'AUGSBOURG      718 


une  implacable  précision  :  Proinde  quod  in  lus  etiam 
operibus  immundum  quiddam  est,  justitiœ  adpella- 
tionem  non  merentur  et,  qaaqua  te  verteris,  sive  ad 
opéra  prsecedentia  justificationem,  sive  ad  ea  quse  sequun- 
lur  justificationem,  nullus  nostiîo  merito  locus 
est.  lbid. 

Ainsi  notre  rachat  est  l'œuvre  de  la  seule  miséri- 
corde divine  :  Solius  misericordicc  opus  esse  justifi- 
tionem  necesse  est.  La  foi  qui  nous  en  donne  l'assurance 
exclut  par  là-même  tout  égard  au  mérite  humain. 
Ergo,  eum  fldei  justificatio  tribuitur,  misericordiœ  Dei 
tribuilur;  humanis  conatibus,  operibus,  meritis  adimi- 
lur.  Car  la  miséricorde  est  exclusive  du  mérite  :  Mise- 
ricordia  liberalis  favor  est,  qui  meriti  noslri  nullam 
habet  rationem.  Ibid. 

Cependant  n'est-il  pas  question  maintes  fois  dans 
l'Écriture  de  récompenses  promises  à  nos  bonnes 
œuvres?  Mélanchthon  n'en  disconvient  pas;  mais  il 
entend  que  c'est  là  une  promesse  toute  gracieuse  et 
qui  ne  signifie  aucun  mérite  de  notre  part.  Respondeo  : 
merces  est  debeturque  non  merito  ullo  nostro;  sed  quia 
puter  promisit,  jam  vlut  obstrinxit  se  nobis  ar  debi- 
torem  fecit  iis  qui  lile  nihil  meruerant.  Et  il  ne  manque 
pas  d'invoquer  à  l'appui  de  sa  thèse  les  textes  clas- 
siques de  l'Évangile,  Luc,  xvu,  9-10,  et  de  saint  Paul, 
Rom.,  vi,  23.  Quid  enim  clarius,  conclut-il,  adversus 
mérita  noslra  dicit  potuit?  Ibid.,  col.  179. 

Pour  excessives  qu'elles  puissent  être,  ces  déclara- 
tions des  premiers  réformateurs  ont  du  moins  l'avan- 
tage de  la  logique  et  de  la  clarté.  Elles  traduisent  une 
hostilité  sans  réserves  à  tout  mérite  sans  distinction. 
Il  semble  bien,  en  effet,  que  les  principes  du  nouvel 
Évangile  ne  comportaient  pas  d'autre  attitude.  Mais 
l'expérience  allait  bientôt  montrer  que  cette  intransi- 
geance des  débuts  n'était  pas  incapable  de  se  prêter 
à  quelques  accommodements. 

2°  Protestantisme  officiel  :  Église  luthérienne.  —  Tant 
qu'il  ne  s'agissait  que  de  partir  en  guerre  contre  le 
catholicisme,  il  était  relativement  facile  aux  réforma- 
teurs de  railler  et  de  repousser  la  doctrine  du  mérite. 
Mais  comment  ne  pas  voir  que  le  discrédit  dont  on  le 
voulait  frapper  devait  atteindre,  par  répercussion,  les 
œuvres  qui  en  sont  le  principe  et,  avec  elles,  menacer 
par  la  base  le  caractère  moral  du  christianisme?  Cette 
évidence  ne  tarda  pas  à  s'imposer,  lorsque  la  Réforme 
dut  prendre,  à  son  tour,  figure  d'Ég  ise  et,  tandis  que 
ses  organisateurs  conservaient  ou  rétablissaient  un 
minimum  d'observances  en  vue  d'assurer  la  cohésion 
du  nouveau  corps  ecclésiatique,  ses  théologiens  s'ap- 
pliquaient à  la  tâche  ingrate  de  combiner  l'esprit  des 
origines  avec  ces  nécessités  de  la  vie.  De  ces  combi- 
naisons on  retrouve  la  trace  dans  les  symboles  officiels 
et  dans  leurs  commentaires  autorisés. 

1.  La  Confession  d'Augsbourg  (25  juin  1530t.  — 
Destinée  à  fixer  devant  l'empereur  les  positions  dog- 
matiques de  la  nouvelle  foi,  la  Confession  d'Augs- 
bourg s'exprime  sur  le  mérite  avec  une  remarquable 
discrétion. 

Le  terme  y  est  couramment  conservé  pour  qualifier 
l'œuvre  du  Christ  Rédempteur.  Voir  Conf.  Aug.,  i,  2, 
20  et  il,  4-5,  dans  J.  T.  Millier,  Die  symbolischen  Bûcher 
der  evangelisch-lulherischm  Kirche,  11e  édit.,  Giitersloh, 
1912,  p.  39,  44,  54-55.  En  ce  qui  nous  concerne,  la  jus- 
tification par  la  foi  seule  y  est  positivement  opposée 
aux  mérites  humains  :  Docenl  quod  homines  non  possint 
justificari  coram  Deo  propriis  viribus,  meritis  et  ope- 
ribus, sed  gratis  juslificentur  propter  Christum  per 
fidem.  Ibid.,  4.  Cf.  5  :  ...Donatur  Spiritus  Sanclus,  qui 
fidem  efficit...  in  iis  qui  audiunl  Evangelium,  scilicet 
quod  Deus  non  propter  noslra  mérita  sed  propter  Chris- 
tum justificet  hos  qui  credunt. 

Il  ne  s'agit  en  tout  cela  que  d'exclure  un  mérite 
antérieur  à  la  justification.  Une  fois  que  la  grâce  est 


ainsi  reçue  gratuitement,  les  bonnes  œuvres  devien- 
nent nécessaires  pour  la  faire  dûment  fructifier.  Item 
docent  quod  fides  Ma  debeat  bonos  fructus  parère  et 
quod  oportcat  bona  opéra  mandata  a  Deo  facere  propter 
volunlatem  Dei.  Sans  doute  le  texte  continue  en  écar- 
tant toute  idée  de  mérite  :  A'o/i  ut  confîdamus  per  ea 
opéra  justificationem  coram  Deo  mereri.  Mais  c'est  seu- 
lement, comme  on  le  voit,  en  vue  de  la  justification  : 
ce  qui  suppose  qu'elle  n'est  pas  encore  obtenue  et 
n'interdit  pas  absolument,  ou  du  moins  pas  avec  la 
même  rigueur,  la  perspective  d'un  mérite  qui  la  sui- 
vrait. Cette  déclaration  est  assez  subtilement  conçue 
pour  exclure  le  mérite  sans  lui  fermer  entièrement  les 
portes. 

L'article  relatif  aux  bonnes  œuvres  est  formulé  dans 
le  même  sens.  Nostri  de  ftde  sic  admonuerunt  Ecclesias  : 
principio  quod  opéra  nostra  non  possint  reconciliare 
Deum  aul  mereri  remissionem  peccatorum  et  gratiam 
et  justificationem.  Ibid.,  20,  p.  44.  Cf.  p.  46. 

Dans  l'intervalle,  les  réformateurs  se  sont  élevés 
contre  de  notoires  abus,  qu'ils  imputent  gratuitement 
aux  catholiques  :  Rejiciuntur  et  isli  qui  non  docent 
remissionem  peccatorum  per  fidem  contingers,  sed  jubent 
nos  mereri  gratiam  per  satisfactiones  nostras.  Ibid.,  12, 
p.  41.  Parmi  ces  «  satisfactions  »,  ils  ont  réprouvé  avec 
une  particulière  acrimonie  les  observances  d'institu- 
tion ecclésiastique  :  Admonentur  etiam  \homines]  quod 
traditiones  humanœ  instilutae  ad  placandum  Deum,  ad 
promerendam  gratiam  et  salisfaciendum  pro  peccatis 
adversentur  evangelio  et  doclrinae  fidei.  Quare  vota 
et  traditiones  de  cibis  et  diebus  cet.  instilutae  ad  prome- 
rendam gratiam  et  salisfaciendum  pro  peccatis  inutiles 
sint  et  contra  evangelium.  Ibid.,  15,  p.  42.  Tous  ana- 
thèmes  qui  sont  aussi  vigoureux  sur  l'accessoire  que 
réservés  sur  le  principal. 

Chemin  faisant,  on  saisit  çà  et  là  les  principaux 
motifs  de  cette  aversion  pour  la  doctrine  du  mérite. 
Il  en  est  de  dogmatiques:  affirmer  le  mérite  humain, 
c'est  mépriser  le  mérite  du  Christ.  Qui  confidit  operibus 
se  mereri  gratiam,  is  aspernatur  Chrisli  merilum  et 
gratiam  et  quseril  sine  Christo  humanis  viribus  viam 
ad  Deum.  Mais  il  en  est  aussi  de  pratiques  :  Olim 
vexabanlur  conscientise  doclrina  operum...  Quosdam 
conscientia  expulit  in  desertum,  in  monasteria,  spe- 
ranles  ibi  se  gratiam  meriluros...  Alii  alia  excogita- 
verunt  opéra  ad  promerendam  gratiam...  Ideo  magno- 
pere  fuit  opus  hanc  doclrinam  de  ftde  in  Christum  tradere 
et  renovare,  ne  deesset  consolatio  pavidis  conscienliis.  A 
quoi  s'ajoute  la  grande  autorité  de  saint  Augustin  : 
Nam  Augustinus  multis  voluminibus  défendit  gratiam 
et  justiliam  fidei  contra  mérita  operum.  Ibid.,  20, 
p.  44-45. 

D'où  l'on  voit  combien  est  ancienne  chez  les  protes- 
tants la  manie  d'infliger  le  reproche  de  pélagianisme 
à  toute  doctrine  qui  n'est  pas  la  leur.  Autant  est  nette, 
dans  la  Confession  d'Augsbourg,  cette  position  agres- 
sive contre  l'Église,  autant,  en  somme,  sa  doctrine 
positive  l'est  peu.  Si  elle  écarte  le  mérite  des  œuvres 
avant  la  justification,  elle  a  plutôt  tendance  à  biaiser 
sur  leur  valeur  après.  Il  faut  se  rendre  compte  de  cette 
foncière  indécision  sous  l'apparente  rigueur  des  for- 
mules pour  comprendre  les  interprétations,  à  première 
vue  surprenantes,  qu'elle  devait  susciter  chez  ses  plus 
fermes  défenseurs. 

2.  «  Apologie  »  de  la  Confession  d'Augsbourg.  — 
Mélanchthon,  qui  avait  rédigé  ï'Augustana,  prit  aussi- 
tôt la  plume  pour  l'expliquer  et  la  défendre.  Sans 
avoir  la  valeur  du  document  officiel,  son  Apologia  en 
reste  le  commentaire  pour  ainsi  dire  officieux,  et  les 
proteslants  eux-mêmes  lui  accordent  pratiquement  la 
même  autorité.  Il  n'est  donc  pas  de  texte  plus  propre 
à  nous  fixer  sur  les  positions  doctrinales  que  la  Réforme 
a  voulu  tenir. 


"19      MÉRITE,   ÉGLISE   LUTHÉRIENNE  :  AMENDEMENTS   DE   MÉL  \NCIITHON      720 


a)  Mérite  «  de  congruo  ».  ■ —  Sur  les  œuvres  et  mérites 
préparatoires  à  la  justification  l'opposition  semble 
iiréductible. 

Car  il  est  entendu  que  tous  les  actes  naturels  de 
l'homme  sont  corrompus  par  la  concupiscence  et  donc 
essentiellement  mauvais.  Apologia,  n,  5-14,  Mùller, 
op.  cit.,  p.  78-80.  En  conséquence,  nous  ne  pouvons 
être  justifiés  que  par  la  foi  au  Christ.  Concéder  la 
moindre  valeur  à  nos  œuvres  serait  faire  la  plus  grave 
injure  à  son  rôle  de  Sauveur  :  Si  meremur  remissio- 
nem  peccatorum  lus  nostris  actibus  elicitis,  quid  prwstat 
Christus?  Si  iuslificari  possumus  per  rationem  et  opéra 
ralionis,  quorsum  opus  est  Christo  aut  regeneratione?... 
Itaque,  si  recipimus  hic  adversariorum  doctrinam  quod 
mereamur  operibus  rationis...  justificalionem,  nihil  jam 
inlereril  inler  justiliam  philosophicam,  aut  certe  phari- 
saïcam,  et  chrislianam-  rv,  12-16,  p.  88-89. 

L'auteur  n'ignore  pas  cependant  que  ses  «  adver- 
saires »  n'admettent  ici  tout  au  plus  qu'un  mérite 
de  congruo.  Mais  il  l'écarté  avec  dédain  comme  une 
subtilité  sans  fondement.  Et  quod  fingunt  discrimcn 
inler  merilum  congrui  et  meritum  condigni,  ludunt 
tantum  ne  videanlur  aperte  TCôXocYi-avîÇet,v.  Du  côté  de 
Dieu,  en  effet,  si  le  mérite  de  congruo  est  infaillible- 
ment efficace,  comment  ne  constituerait-il  pas  un 
droit  aussi  bien  que  l'autre?  Nam  si  Deus  necessario 
dat  gratiam  pro  merito  congrui,  jam  non  est  meritum 
congrui  sed  meritum  condigni.  Du  côté  de  l'homme,  il 
n'y  a  pas  moyen  de  les  distinguer,  puisque  la  présence 
de  la  grâce  en  nous  est  toujours  incertaine  :  Quomodo 
igitur  sciunt  utrum  de  congruo  aut  de  condigno  me- 
reantur? Ibid.,  19,  p.  90. 

Cependant  Mélanchthon  ne  veut  pas  nier  que  l'ac- 
complissement du  bien  naturel  ne  soit  tout  à  la  fois 
nécessaire  et  jusqu'à  un  certain  point  possible  :  Nos 
autem  de  justitia  rationis  sic  sentimus  quod  Deus 
requirat  eam...  Et  polesl  hanc  justitiam  utcumque  ratio 
suis  viribus  eflicere,  quamquam  ssepe  vincitur  imbe^illi- 
tate  nalurali.  Cette  justitia  rationis  n'est  pas  même 
dénuée  de  toute  valeur  morale:  Huic justitise  rationis 
libenter  tribuimus  suas  laudes...  ac  Deus  eliam  ornai 
eam  corporalibus  prsemiis.  Mais  on  ne  saurait  admettre 
qu'elle  nous  mérite  par  elle-même  la  justification. 
Ibid.,  22-26,  p.  91.  Celle-ci  nous  vient  par  la  promesse 
toute  gratuite  que  Dieu  nous  en  fait  à  cause  des  mé- 
rites de  son  divin  Fils.  Et  hœc  promissio  non  habet 
condilionem  meritorum,  sed  gratis  offert  remissionem 
peccatorum  et  justificalionem.  Ibid.,  41,  p.  94. 

En  somme,  il  reste  que  l'idée  d'un  mérite  quelconque 
préparatoire  à  la  justification  répugne  à  l'auteur  de 
Y  Apologia,  parce  qu'il  la  croit  incompatible  avec  la 
souveraine  grâce  de  Dieu. 

b)  Mérite  «  de  condigno  ».  —  Au  premier  abord,  on 
dirait  que  la  même  intransigeance  continue  à  l'égard 
des  œuvres  du  chrétien  justifié. 

Il  faut,  en  effet,  partir  de  ce  principe  que  nous  ne 
sommes  jamais  sauvés  que  par  la  foi  au  Christ.  Et 
c'est  à  quoi  s'oppose  la  confiance  des  catholiques  en  la 
valeur  de  nos  œuvres  :  Non  docent  de  mediatore  Christo 
quod  propter  Christum  habeamus  Deum  propitium,  sed 
propter  nostram  dileclionem...  Prsedicant  se  legem  im- 
plere,  quum  hœc  gloria  proprie  debeatur  Christo;  et 
fiduciam  propriorum  operum  opponunt  judicio  Dei, 
dicunl  enim  se  de  condigno  mereri  gratiam  et  vitam 
leternam.  m,  24-25,  p.  113.  Et  l'auteur  d'ajouter 
aussitôt  :  Hsec  est  simpliciter  impia  et  Dana  flducia. 
Confiance  «  vaine  »,  à  cause  de  nos  persistantes  mi- 
sères :  Nam  in  hac  vita  non  possumus  legi  salisfacere, 
quia  natura  carnalis  non  dcsinit  malos  afjectus  parère, 
etsi  his  resistit  Spiritus  in  nobis.  Ibid.  Cf.  39,  p.  115  : 
Illa  legis  impletio  seu  obedientia  erga  legem  est  quidem 
justitia  quum  est  intégra;  sed  in  nobis  est  exigua  et 
immunda.  Mais  confiance  non  moins  «  impie  »,  puis- 


qu'elle tend  à  supprimer  notre  perpétuelle  dépendance 
à  l'égard  du  Christ  médiateur  :  Quia  Cliristus  non 
desinit  esse  mediator  postquam  renovali  sumus,  errant 
qui  fingunt  eum  tantum  primant  gratiam  merilum  esse, 
nos  poslea  placere  nostra  legis  implelione  et  mereri 
vitam  œlernam.  Ibid.,  41,  p.  116.  Cf.  xx,  81,  p.  220  : 
Non  ferenda  est  igitur  blasphemia  tribuere  honorem 
Chrisli  nostris   operibus. 

A  côté  de  ces  griefs  dogmatiques,  on  voit  repa- 
raître, à  maintes  reprises,  les  considérations  pratiques 
déjà  touchées  dans  Y Augustana.  La  doctrine  du  mé- 
rite ne  peut  que  développer  la  suffisance  des  médiocres 
et  l'angoisse  désespérée  des  meilleurs.  Securi  hypo- 
critse.  semper  judicant  se  de  condigno  mereri...,  quia 
naluraliler  confidunt  homines  propria  justitia;  sed 
conscientiss  perterre/actee  ambigunt  et  dubilant,  et 
subinde  alia  opéra  queerunt  et  cumulant  ut  acquiesçant. 
Hse  numquam  sentiunt  se  de  condigno  mereri  et  ruunt 
in  desperationem.  iv,  20,  p.  90.  Rien,  au  contraire, 
de  plus  rassurant  pour  les  âmes  que  la  convict  ion  d'être 
justifiées  par  la  foi  seule  :  In  hac  \sentenlia]  habent 
certam  et  firmam  consolalionem  adversus  peccali  terro- 
res  et  adversus  morlem  œternam.  Ibid.,  85,  p.  103.  Voir 
plus  loin,  vi,  10-12,  p.  186,  un  spécimen  de  la  con- 
fession selon  la  Réforme  :  ...Fateor  me  peccatorem  esse 
et  merilum  seternam  iram,  nec  possum  opponere  meas 
justifias,  mea  mérita  fuse  iras. 

Ces  diverses  considérations  sont  répétées  et  réunies, 
m,195-200,  p.  141:  Hinc  eliam  inlelligi  potest  quare 
reprehendamus  adversariorum  doctrinam  de  merito 
condigni.  Facillima  dijudicalio  est  quia  non  faciunt 
menlionem  fidei,  quod  fide  propter  Christum  placeamus. 
Secundo,  doctrina  adversariorum  relinquil  conscientias 
ambiguas,  ut  nunquam  pacatee  esse  queant. 

Qui  ne  croirait  qu'avec  de  telles  prémisses  les  œuvres 
humaines  sont  nécessairement  vouées  à  être  dépour- 
vues de  toute  valeur?  Il  n'en  est  rien  pourtant  et 
Mélanchthon  consent  même  à  leur  reconnaître  un 
certain  mérite  :  Docemus  operibus  fidelium  proposila  et 
promissa  esse  prsemia.  Docemus  bona  opéra  meri- 
toria  esse,  non  remissionis  peccatorum,  gralise  dut 
justificalionis...,  sed  aliorum  priemiorum  corporalium  et 
spiritualium  in  hac  vita  et  post  hanc  vitam.  ni,  73, 
p.  120;  cf.  245,  p.  148.  On  voit  mal  ce  que  peuvent  être 
ces  récompenses  «  spirituelles  »  qu'il  nous  est  loisible 
de  mériter,  «  soit  dans  cette  vie,  soit  dans  la  vie 
future  »,  sinon  cette  augmentation  de  la  grâce  sanc- 
tifiante ou  cette  entrée  dans  la  gloire  qu'admettait  la 
foi  catholique,  et  moins  encore  comment  un  mérite 
ainsi  conçu  peut,  dans  la  conception  luthérienne, 
n'être  pas  attentatoire  à  la  rédemption  du  Christ. 
Plutôt  que  de  conclure  à  une  aussi  grave  inconsé- 
quence, mieux  vaut  sans  doute  croire  qu'il  y  avait,  à 
la  base  de  l'hostilité  protestante  contre  le  mérite,  plus 
de  malentendus  que  de  véritables  raisons.  Toujours 
est-il  qu'il  n'est  pas  banal  de  voir  Mélanchthon  relever 
ainsi  d'une  main  ce  qu'il  avait  détruit  de  l'autre. 

Un  peu  plus  loin,  il  proclame  de  même  le  mérite 
spécial  de  l'aumône  :  Concedimus  et  hoc  quod  eleemo- 
synœ  mereantur  multa  bénéficia  Dei,  mitigent  pœnas, 
quod  mereantur  ut  defendamur  in  periculis  peccatorum 
et  mortis.  Ibid.,  157,  p.  136.  Ailleurs,  tout  en  mainte- 
nant avec  saint  Paul,  Rom.,  vi,  23,  que  la  gloire  est 
toujours  une  «  grâce  »  et,  avec  saint  Augustin,  que 
Dieu  ne  fait  jamais  que  «  couronner  en  nous  ses 
propres  dons  »,  il  admet  que  la  vie  éternelle  soit  une 
récompense  :  Nos  falemur  vitam  seternam  mercedem 
esse,  quia  est  res  débita  propter  promissionem,  non 
propter  nostra  mérita.  Ibid.,  235-241,  -p.  146-147. 
Cette  «  dette  »  propter  promissionem  est-elle  tellement 
loin  du  mérite  secundum  quid  enseigné  par  saint  Tho- 
mas? 

Il  est  vrai  qu'ici  encore  Mélanchthon  a  l'air  d'exclure 


01      MÉRITE,  ÉGLISE   LUTHÉRIENNE  :  AMENDEMENTS   DE  MÉLANCHTIION      722 


nos  mérites.  Mais  il  continue  en  notant  que  l'Écri- 
ture, quand  elle  parle  de  «justice  »,  vult  complecti  jus- 
titiam  cordis  cum  frnrlibus.  Ces  «  fruits  »  eux-mêmes 
supposent  la  justification;  mais  à  cette  condition  ils 
sont  agréables  à  Dieu.  Nec  legem  prius  facimus  aut 
facere  possumus  quam  réconciliait  Deo,  justificati  et 
renati  sumus.  Nec  illa  legis  impletio  placerel  Deo  nisi 
propter  fidcm  essemus  accepti.  El  quia  homines  propter 
{idem  sunt  accepti,  ideo  illa  inchoata  legis  impletio  placet 
et  habet  mercedem  in  hac  vita  et  post  hanc  vitam.  Ibid., 
244-247,  p.  148.  Il  n'y  aurait  presque  rien  à  changer 
dans  ces  lignes  pour  que  la  théologie  catholique  pût 
s'y  reconnaître. 

A  n'en  pas  douter,  elle  accepterait  tout  autant  ce 
qui  suit  pour  rappeler  que  nos  mérites  ne  sont  pas 
indépendants  du  Christ.  Quoties  autem  fil  menlio  legis 
et  operum,  sciendum  est  quod  non  sit  excludendus 
Chrislus  mediator...  Quare,  quum  operibus  redditur  vita 
œterna,  redditur  justificalis,  quia  neque  bcne  operari 
possunt  homines  nisi  justificati  qui  aguntur  Spiritu 
Christi  nec  sine  mediatore  Christo  et  fide  placent  bona 
opéra.  Ibid.,  251,  p.  149.  On  notera  néanmoins  que  le 
nominalisme  aigu  et  le  pessimisme  congénital  que 
suppose  le  dogme  de  la  justification  par  la  seule  foi 
et  celui  de  la  justice  imputée  qui  en  est  la  suite,  amè- 
nent toujours  l'auteur  à  considérer  les  mérites  du 
Christ  comme  étant  et  restant  extérieurs  à  nous,  lia 
Christi  mérita  nobis  donantur  ut  jusli  repulemur  fiducia 
meritorum  Christi,  quum  in  eum  credimus,  tanquam 
propria  mérita  haberemus.  xxi,  19,  p.  226. 

Cet  extrinsécisme  était-il  bien  conciliable  avec  ce 
que  Mélanchthon  affirmait  tout  à  l'heure  de  la  valeur 
de  nos  œuvres  devant  Dieu  :  fide  placent  bona  opéra, 
et  des  récompenses  qu'elles  nous  obtiennent?  Tou- 
jours est-il  qu'il  affirme  les  deux  avec  une  égale  force, 
fidèle  sur  le  premier  point  au  dogme  capital  de  la 
Réforme,  mais,  sur  le  second,  tributaire  bon  gré  mal 
gré  de  la  tradition  catholique.  Et  c'est  ainsi  que 
VApologia  nous  offre  le  paradoxe  d'une  pensée  qui 
repousse  avec  indignation  la  doctrine  du  mérite,  alors 
qu'elle  en  conserve,  au  total,  à  peu  près  toute  la 
réalité. 

3.  Écrits  postérieurs  de  Mélanchthon.  —  Il  ne  paraît 
guère  que  Luther  ait  été  sensible  à  ces  nuances  : 
après  comme  avant  la  Confession  d'Augsbourg,  il 
continue  à  s'élever  sans  réserves  contre  la  notion  de 
mérite.  Voir  col.  71^.  Les  articles  de  Smalcalde  rédi- 
gés par  lui  (1537)  affirment  plus  que  jamais  la  justi- 
fication par  la  foi  seule,  n,  1,  dans  Mùller,  p.  300. 
Cf.  m,  13,  p.  325  :  Quare  gloriari  ob  mérita  et  opéra 
non  possumus  quum  absque  gralia  et  misericordia 
adspiciunlur. 

Mélanchthon,  au  contraire,  toujours  plus  modéré 
dans  ses  doctrines  et  plus  circonspect  dans  ses  expres- 
sions, allait  de  plus  en  plus  accentuer  la  note  spéciale 
de  VApologia.  Dès  1535,  il  publiait  une  nouvelle  édi- 
tion notablement  remaniée  des  I.oci  communes,  où  il 
expose  d'une  manière  précise  son  sentiment  sur  les 
bonnes  œuvres  et  leur  mérite  :  Etsi  remissio  pecca- 
torum  jusli ficatio  personœ  et  promissio  vitœ  œternœ 
donalio  est...,  tamen  opéra  in  reconcilialis  jam  habent 
aliquam  dignitatem  et  sunt  meritoria. 

Cette  «  dignité  »  est  à  base  personnelle  plutôt  que 
réelle  :  Dignilas  est  quod  placent  Deo,  non  quidem 
propter  propriam  perfectionem,  sed  quia  persona  est  in 
Christo.  Oporlet  enim  prmcedere  reconcilialionem  ut 
prius  effiiiamur  filii  et  consequamur  jus  aliquod,  ut 
ila  dicam,  car  postea  placeanl  opéra.  Malgré  la  légère 
nuance  de  réserve  qui  l'accompagne,  ce  jus  aliquod 
n'est-il  pas  de  tout  point  remarquable  sous  la  plume 
d'un  disciple  de  Luther?  Les  «  mérites  »  qui  en  décou- 
lent ne  sont,  ici  encore,  que  des  prœmia  corporalia  et 
spirilualia  hic  et  in  fuluro.  Mais  le  principe  reste  posé 


du  prix  de  nos  œuvres  avec  toutes  ses  conséquences 
normales  :  Poslquam  igitur  reconciliali  pronuntiantur 
jusli...,  placent  eorum  opéra  Deo  et  merenlur  promissa 
prœmia.  Corp.  reform.,  t.  xxi,  col.  313-314.  Voir  de 
même  col.  432  :  Poslquam...  et  agnoscimus  infirmita- 
tem  noslram  et  fide  apprehendimus  reconciliationem, 
postea  dignilas  operum  non  est  exlenuanda.  Et  l'auteur 
d'en  établir  aussitôt  la  «  nécessité  »  :  Etsi  uirlules  et 
borne  acliones  nostrœ  nequaquam  salis  excitatœ  aut 
mundœ,  tamen  ad  gloriam  Christi  pertinent;  ideo  magna 
earum  dignitas  est.  De  cette  dignité  le  mérite  devient 
une  suite  normale  :  Sciendum  est  eliam  prœmia  propo- 
sita  esse  bonis  operibus,  seu  bona  opéra  mereri  prœmia 
corporalia  et  spirilualia,  Etsi  autem  in  hac  vita  eliam 
mulla  prœmia  sanctis  redduntur,  tamen,  quia  Ecclesia 
subjecla  est  cruci,  prœcipua  prœmia  redduntur  post 
hanc  vitam.  Mais  il  s'agit  toujours  de  récompenses 
subordonnées  à  l'état  de  la  personne  et  celle-ci  doit 
être,  au  préalable,  justifiée  par  pure  miséricorde  : 
Persona  justificatur  coram  Deo  gratis  fide,  quœ  nililur 
tantum  misericordia;  postea  placent  Deo  bona  opéra  et 
merentur  mercedem.  Ibid.,  col.  433-434. 

En  dépit  de  ses  précautions  pour  sauvegarder  la 
stricte  orthodoxie  selon  la  Réforme,  on  ne  sera  pas 
étonné  que  Mélanchthon  ait  été  soupçonné  d'avoir, 
en  ce  qui  concerne  les  œuvres,  des  tendances  catho- 
liques :  Quœ  senlentia,  notent  les  éditeurs,  ibid.,  col.  248- 
249,  a  pluribus  tanquam  papistica  illo  tempore  est  impro- 
bata.  Et  il  paraît  qu'on  parlait  déjà,  dans  les  milieux 
orthodoxes,  de  sa  prochaine  sécession.  A  propos  de  ces 
bruits  malveillants,  il  écrivait  lui-même  à  son  ami 
Camérarius  :  Nihil  mihi  objicitur  nisi  quod  dicor  pluscu- 
lum  laudare  bona  opéra.  Et  il  convenait  implicitement 
que  le  reproche  n'était  pas  de  tous  points  injustifié  : 
Qusedam  minus  horride  dico  quam  ipsi  quœ  certe  et 
vera  et  ulilia  sunt.  Lettre  du  30  novembre  1536,  Epist., 
vu,  n.  1492,  Corp.  reform.,  t.  m,  col.  193;  cf.  ix,  n.  2883, 
t.  v,  col.  332. 

C'était  d'ailleurs  le  moment  où  la  controverse  anti- 
nomiste,  voir  Justification,  t.  vin,  col.  2153,  allait 
amener  Luther  lui-même  à  prendre  la  défense  des 
œuvres.  Et  rien  n'est  moins  indifférent  que  de  voir  les 
protagonistes  de  la  Réforme  réagir  ainsi  contre 
les  outrances  de  leurs  débuts. 

Mélanchthon  persévère  plus  que  jamais  dans  cette 
voie  en  donnant  l'édition  définitive  de  ses  Loci  com- 
munes (1543),  où  il  écrit  de  nouveau  :  In  reconcilialis 
postea  bona  opéra,  cum  placeant  fide  propter  media- 
lorem...,  merentur  prœmia  spirilualia  et  corporalia  in 
hac  vita  et  post  hanc  vitam.  Et  l'auteur  d'assurer  que 
l'Écriture  est  «  remplie  de  promesses  de  cet  ordre  ». 
Corp.  reform.,  t.  xxi,  col.  778.  Il  n'entend  d'ailleurs  pas 
que  nos  œuvres  aillent  jusqu'à  mériter  la  gloire  :  Nos- 
tras  virtutes  non  esse  pretium  vitœ  œternœ  sed  hanc  certo 
dari  propter  medialorem,  ibid..  col.  780,  et  il  s'applique 
longuement  à  réduire,  au  nom  de  ces  principes,  les 
arguments  a  légués  par  les  catholiques  à  cette  fin. 
Ibid.,  col.  789-800.  Sur  cette  question  du  mérite,  qui, 
dit-il,  col.  798,  multas  disputationes  movit,  il  veut 
s'en  tenir  au  mot  de  saint  Bernard,  cité  col.  674  : 
Sufficit  ad  meritum  scire  quod  non  sufficial  meritum. 

On  retrouve  les  mêmes  vues  et  souvent  les  mêmes 
termes  dans  la  Summa  doclrinœ  de  jusli ficatione  qui 
ouvre  son  commentaire  sur  l'Épître  aux  Romains 
(1544),  où,  après  avoir  dit  des  chrétiens  :  Non  meren- 
tur vitam  œlernam  suis  operibus  seu  virlutibus.  sed 
statuere  se  debent  se  fieri  heredes  vitœ  œternœ  propter 
Christum  gratis  fide,  Corp.  reform.,  t.  xv,  col.  526,  il 
ajoute  :  Etsi  vita  œterna  propler  Christum  gratis  dona- 
tur,  tamen  eliam  compensai  noslros  labores,  acliones  et 
œrumnas.  Ibid.,  col.  532.  Ce  qui  suffit  pour  qu'on 
puisse  parler  de  «  récompense  »,  sicut  hereditas  simul 
compensât  officia  hsredis  etiamsi  propter  aliam  causam 


723 


MÉRITE,    ÉGLISES    RÉFORMÉES    :    ZWINGLE 


724 


conlingit,  col.  542.  La  première  édition  du  Commen- 
taire, Wittemberg,  1532,  qui  n'est  pas  passée  dans  le 
Corpus  reformalorum,  donne  à  la  même  idée  cette 
très  heureuse  formule,  fol.  2,  vm  v  :  Ut  si  quis  dicat 
filium  familias  non  mereri  o/Jiciis  suis  ut  sit  filius,  sed, 
cum  natus  sit  filius,  postea  merenlur  officia  ipsius  alia 
prœmiu. 

Aq  total,  il  est  certain  que  Mélanchthon  n'a  jamais 
entièrement  rompu  avec  le  préjugé  fondamental  de  la 
Réforme.  Ce  qui  le  choque  chez  les  papistes,  c'est 
la  part  qu'ils  font  aux  œuvres  humaines  dans  l'éco- 
nomie du  salut  au  détriment  de  la  foi  :  Fidem  exténuant 
et  vitupérant,  et  tantum  docent  homines  per  opéra  et 
mérita  cum  Deo  agere.  Apologia,  iv,  60,  Millier,  p.  97. 
A  l'encontre  de  ce  mythe  que  la  passion  de  la  contro- 
verse impose  obstinément  à  son  esprit  prévenu,  il  se 
croit  obligé  de  défendre  les  droits  de  Dieu  et  de  sa 
grâce;  mais,  sur  cette  base,  il  n'en  arrive  pas  moins  à 
reconnaître  que  les  œuvres  du  chrétien  justifié  ont 
leur  prix  devant  Dieu.  N'est-ce  pas,  en  somme, 
l'essentiel  de  la  foi  catholique?  En  regard  de  cet 
accord  fondamental,  les  différences  accusées  par  les 
préventions  de  la  polémique  pèsent  d'un  mince  poids. 

Sans  méconnaître  la  distance  qui  la  sépare  de 
l'Église,  il  est  visible  que  la  pensée  réfléchie  de  Mé- 
lanchthon est  encore  plus  éloignée  du  luthéranisme 
primitif.  Elle  témoigne  d'une  notable  évolution  dans 
les  conceptions  religieuses  de  la  Réforme,  et  l'histoire 
doit  bien  constater  que  c'est  dans  le  sens  des  positions 
du  catholicisme  tant  décrié  qu'elle  se  produisait. 

3°  Églises  réformées.  ■ —  A  côté  des  grands  initiateurs 
de  la  Réforme  allemande,  les  réformateurs  suisses  et 
français  ne  sont  guère  que  des  satellites,  et  les  sym- 
boles officiels  de  leurs  Églises  ont,  pour  la  plupart, 
une  origine  plus  tardive.  Il  n'en  faut  pas  moins  recueil- 
lir leur  témoignage,  qui,  dans  le  concert  commun,  ne 
laisse  pas  de  faire  entendre  çà  et  là  sa  note  spéciale. 
On  admet  assez  communément  parmi  les  protestants, 
voir  Justification,  t.  vin,  col.  2153  2154,  que  la  doc- 
trine des  œuvres  tient  plus  de  place  dans  les  Églises 
réformées  que  dans  l'Église  luthérienne  :  celle  du 
mérite  ne  pouvait  qu'en  ressentir  le  contre-coup. 

1.  Doctrine  de  Zwingle.  ■ —  Au  colloque  de  Mar- 
bourg  (septembre  1529),  Mélanchthon  eut  l'impres- 
sion que  Zwingle  et  les  siens  «  n'affirmaient  pas  suffi- 
samment la  doctrine  de  la  foi  et  parlaient  comme  si 
c'étaient  les  œuvres  qui  fussent  la  justice  ».  Epist.,iv, 
n  637,  Corp.  reform.,  t.  i,  col.  1909.  Impression  exces- 
sive sans  doute,  mais  qui  nous  assure  que  nous 
sommes,  ici  encore,  en  présence  d'un  protestantisme 
où   la  morale  garde  ses  droits. 

De  fait,  Zwingle  professe  que  l'avènement  du  Christ 
a  pour  but  de  nous  inciter  à  la  pratique  du  bien  : 
Hœc  enim  duo  Chrislus  ubique  inculcat,  videlicel 
redemplionem  per  se  et  quod  qui  per  eum  redempti 
sunt  jam  ad  ejus  exemplum  vivere  debeant.  De  vera 
et  (alsa  religione  (1525),  dans  Opéra,  édit.  Schuler 
et  Schulthess,  Zurich,  1832,  t.  m,  p.  324.  Cf.  ibid., 
p.  209  :  Ejus  justitia  nostra  justifia  est,  si  modo  non 
secundum  carnem  ambulaverimus  sed  secundum  spiri- 
tum.  Cependant  il  refuse  d'admettre  que  ces  œuvres 
aient  aucun  mérite.  Son  Antibolon  contre  Emser 
(1524)  contient  précisément  un  petit  dossier  de  textes 
scripturaires  à  l'appui  de  la  thèse  négative,  terminé 
par  cette  conclusion  péremptoire  :  Luce  clarius  vide- 
mus  nos  sola  gratia  Dei,  non  nostris  merilis  felicitale 
donari.  Il  ne  peut  nier  pourtant  qu'il  ne  se  trouve 
dans  l'Écriture  mulli  loci  quibus  merilum  adseri  videa- 
tur.  Mais  il  faut,  assure-t-il,  entendre  ces  passages 
comme  des  manières  de  parler,  en  ce  sens  que  la 
bonté  divine  attribue  à  nos  œuvres  ce  qui  n'appartient 
qu'à  sa  giâce,  à  moins  qu'il  ne  s'agisse  d'une  accom- 
modation   à    la   faiblesse    des    simples.    Ibid.,   t.  m, 


p,  139-141.  Ce  qui  est  une  façon  de  tourner  des  textes 
clairs  au  nom  d'un  système  préconçu. 

En  réalité,  l'opposition  de  Zwingle  à  la  doctrine  du 
mérite  tient  à  une  cause  plus  profonde,  savoir  sa 
théodicée,  qui  supprime  la  cause  seconde  au  profit  de 
la  Cause  première.  Voir  Seeberg,  Dogmcngeschichte, 
t.  iv,  p.  368.  L'auteur  laisse  entrevoir  sa  pensée  dans 
son  commentaire  critique  sur  le  canon  de  la  messe, 
paru  1  année  précédente  (1523),  où  il  insère,  à  propos 
du  texte  :  quorum  meritis  precibusque  concédas,  une 
petite  dissertation  contre  le  mérite  des  saints  et  fina- 
lement contre  le  mérite  tout  court.  On  y  retrouve  le 
pessimisme  foncier  de  la  Réforme  :  Qua  igitur  via 
beatitudinem  merebimur,  cum  merilum  nosirum  nihil 
sit?  Qui  enim  fiet  ut  qui  mortuus  est  aliquid  vita  dignum 
agat?  Nous  ne  sommes  sauvés  que  par  le  Christ,  dont 
le  mérite  est  una  solaque  nostrse  salutis  causa,  à  tel 
point  qu'il  serait  sacrilège  de  vouloir  y  ajouter  les 
nôtres  :  Quid  attinel  de  merilo  nostro  commentari,  cum 
solus  Christus  sit  qui  nobis  felicilalem  mereatur?...  Sine 
ergo  Christi  contumelia  fieri  nequit  ut  cujusquam  meri- 
tis fidamus;  nam  quantumeumque  creaturœ  tribuerimus 
lantum  Chrislo  auferemus.  Mais  à  cette  dogmatique, 
qui  fait  apparaître  le  mérite  humain  comme  une- 
impiété,  s'ajoute  une  philosophie  qui  le  rend  impos- 
sible :  Nobis  ipsis  nihil  tribuamus;  Deus  enim  est  qui 
operatur  in  nobis  et  relie  et  perficere  :  ipsius  enim  sumus 
opus,  ipsius  organa...  Quid  igitur  ad  nos  transcribimus, 
cum  neque  consilium  neque  opus  ipsum  a  nobis  profi- 
ciscatur?  De  canone  missœ  epichresis,  ibid.,  t.  m, 
p.  96-99. 

Le  déterminisme  sous-jacent  à  ces  formules  éclate 
dans  le  De  vera  et  falsa  religione  déjà  cité.  Providentia 
ergo  Dei  simul  lolluntur  et  liberum  arbitrium  et  meri- 
lum. Nam,  illo  omnia  disponente,  quœ  sunt  partes  nos- 
trœ  ut  quicquam  ex  nobis  ipsis  fieri  possimus  arbilrari? 
Cum  aulem  omnia  ipsius  opéra  fiant,  quomodo  nos  quic- 
quam merebimui?  Ibid.,  t.  ni,  p.  283.  Pour  expliquer 
les  textes  contraires  ■ —  et  il  reconnaît  que  ce  sont  les 
plus  nombreux  :  Nemo  inficiatur  in  sacris  litleris  ferme 
plura  esse  quœ  operibus  nostris  tribuant  merilum  quam 
quœ  negent  - —  Zwingle  reprend  et  pousse  à  bout  sa 
théorie  de  l'accommodation.  Les  «  prophètes  »  ont 
ainsi  parlé  in  usum  eorum  qui  providentiam  non  clare 
agnoscebant.  Du  moment  qu'il  y  a  des  hommes  assez 
épais  pour  ne  compter  que  sur  leurs  œuvres,  Dieu  leur 
tient  un  langage  approprié  à  leur  faiblesse,  pour 
obtenir  d'eux  par  ce  moyen  les  vertus  que  les  autres 
pratiquent  spontanément  :  Quorum  imbecillitate  aut 
polius  per fldia  Deus  abutitur  et  prœmii  spe  ad  bona  opéra 
invitât.  Les  prédicateurs  chrétiens  peuvent  et  doivent 
imiter  sa  conduite  sur  ce  point,  en  s'efforçant  d'in- 
culquer à  leurs  auditeurs  la  foi  qui  sauve  et  stimulant 
par  l'attrait  de  la  récompense  ceux  qui  resteraient 
sourds  à  cet  appel.  Ibid.,  p.  284-285. 

Mais  que  penser  des  œuvres  saintes  dont  la  foi  est 
le  principe?  Ardua  quœstio  est,  dit  ailleurs  Zwingle,  an 
illa  mereantur.  Il  se  rallie,  pour  son  compte,  à  la 
réponse  négative,  au  nom  du  dogme  de  la  rédemption  : 
Nam  si  merentur  opéra  nostra  beatitudinem,  jam  non 
fuisset  Christi  morte  opus.  Les  textes  où  la  vie  éter- 
nelle est  donnée  comme  une  récompense  sont  dits 
humano  more  pour  couvrir  d'un  voile  délicat  la  réalité 
du  don  divin.  Quœ  ipse  [Deus]  per  nos  facit  nobis  tri- 
buit  ac  velut  nostra  remuneratur,  quum  illius  sit  non 
tanlum  qtiicquid  operemur  sed  etiam  quicquid  sumus  ac 
vivimus...  Constat  ergo  aut  prœmii  nomen  quidem 
haberi  in  divinis  litteris,  sed  loco  liberalis  doni.  Loin 
d'ailleurs  de  s'opposer  aux  bonnes  œuvres,  la  foi  en 
la  gratuité  du  salut  doit,  au  contraire,  les  exciter. 
Nous  sommes  comme  le  fils  de  famille,  qui  sait  avoir 
droit  à  l'héritage  paternel  par  le  fait,  non  de  ses 
mérites,  mais  de  sa  naissance,  et  n'en  sert  son  père 


725 


MÉRITE,    ÉGLISES    RÉFORMÉES   :   CALVIN 


726 


qu'avec  plus  de  fidélité  :  Fontem  ergo  efjodimus  ex 
quo  bona  opéra  profluant  quuni  fidem  docemus.  Avec 
saint  .Jacques,  il  repousse  donc  comme  une  foi  morte 
celle  qui  ne  s'exprime  pas  en  œuvres  et,  avec  saint 
Paul,  il  réclame  «  la  foi  qui  opère  par  la  charité  ». 
Fidei  christianœ  expositio,  t.  iv,  p.  62-64. 

Étrange  construction,  dans  l'ensemble,  où  l'obli- 
gation pratique  des  œuvres  coïncide  avec  la  négation 
théorique  de  leur  valeur,  où  l'on  voit  des  prémisses 
déterministes  s'épanouir  en  conclusions  morales,  et 
qui  montre  combien  fortes  devaient  être  chez  l'au- 
teur les  exigences  de  l'esprit  clirétien  pour  s'intro- 
duire, en  dépit  de  la  logique,  dans  le  système  le  moins 
fait,  en  apparence,  pour  les  autoriser  et  certainement  le 
moins  capablt  de  les  maintenir. 

2.  Doctrine  de  Caluin.  —  Plus  importante  à  tous 
égards  par  son  ampleur  et  son  rayonnement  est 
l'œuvre  doctrinale  de  Calvin,  dont  VInslitutio  reli- 
gionis  christianœ,  publiée  en  1536,  recevait  dès  1539 
des  remaniements  qui  la  rapprochent  de  l'état  défi- 
nitif sous  lequel  elle  n'a  plus  cessé  d'alimenter  la 
théologie  du  protestantisme  français.  On  y  trouve  un 
long  chapitre  De  juslificatione  fidei  et  meritis  operum, 
c.  x  dans  l'édition  de  1539  et  les  suivantes  (=  c.  vi 
dans  l'édition  de  153C),  Opéra  omnia,  édit.  Baum, 
Cunitz  et  Reuss,  t.  i,  col.  737-802,  qui  définit  bien  les 
positions  assez  complexes  de  l'auteur. 

a)  Pre'misses  dogmatiques.  —  On  trouve  naturelle- 
ment chez  Calvin,  dans  toute  sa  rigueur,  la  dogmatique 
protestante  de  la  justification.  Justificari  operibus 
ea  ratione  dicetur  in  eufus  vita  reperietur  ea  puritas 
ac  sanctitas  quœ  testimonium  justilise  apud  Dei  thro- 
num  mereatur.  2,  col.  737-738.  A  cette  conception 
l'auteur  oppose  celle  de  la  justification  par  la  foi  seule, 
qui  est  essentiellement  exclusive  de  nos  mérites  :  Citra 
operum  meritum,  imo  extra  operum  meritum  justificari 
qui  fide  justificantur.  9,  col.  741. 

La  confiance  dans  les  œuvres,  en  effet,  est  égale- 
ment contraire  à  la  gloire  de  Dieu  et  à  la  paix  des 
âmes.  23-25,  col.  751-754.  Elle  est  surtout  une  pro- 
fonde illusion;  car  toutes  les  œuvres  qui  précèdent  la 
justification  sont  mortes  comme  l'âme  qui  les  pro- 
duit :  Hinc  facile  cernimus  esse  maledictum,  nec  modo 
nullius  ad  justitiam  pretii  sed  certi  in  damnationem  me- 
rili,  quidquid  cogitât,  meditatur,  perficit  homo  ante- 
quam  Deo  per  fidem  justificetur.  30,  col.  757.  Il  n'y  a 
donc  pour  nous  de  «  mérite  »  • —  et  c'est  évidemment 
à  dessein  que  ce  mot  est  choisi  —  qu'en  vue  de  la 
damnation. 

Celles  qui  suivent  la  justification  sont  aussi  tou- 
jours impures  à  quelque  égard  :  Primum  dico  quod 
optimum  ab  illis  [justis]  proferri  potest  aliqua  tamen 
semper  carnis  impurilale  respersum  et  corruptum  esse... 
Xullum  unquam  exstitisse  pii  hominis  opus,  quod,  si 
severo  Dei  judicio  examinaretur ,  non  esset  damnabile. 
37-38,  col.  761-762.  Cf.  43,  col.  765:  Fiducia  qualibet 
nos  passim  depellunl  scripturœ  quum  docent  juslitias 
omnes  nostras  fœtere  in  Dei  conspectu  nisi  a  Chrisli 
innocentia  bonum  odorem  ducant,  nihil  quam  irritare 
Dei  ullionem  posse  nisi  misericordise  ejus  indulgentia 
suslineantur. 

A  l'appui  de  ce  pessimisme,  Calvin  est  heureux  de 
citer  l'autorité  de  saint  Augustin,  Enarr.  in  ps. 
cxxxvu,  18,  P.  L.,  t.  xxxvii,  col.  1783-1784,  où  il 
trouve  résumées  les  deux  causes  essentielles  qui  nous 
forcent  à  nous  défier  de  nos  œuvres,  savoir  la  pensée 
de  la  grâce  qui  en  est  le  principe  et  des  péchés  que 
nous  y  ajoutons.  Duas  causas  ponit  cur  non  ausit  sua 
opéra  Deo  venditaie  :  quia,  si  quid  bonorum  operum 
habet,  illic  nihil  videt  suum;  deinde  quia  id  quoque 
peccatorum  multitudine  obruilur.  47,  col.  768. 

Il  est  notoire  cependant  que,  d'après  l'Écriture, 
Dieu  tient  compte  aux  fidèles  de  leurs  œuvres  pour  leur 


faire  du  bien.  Sur  quoi  Calvin  d'expliquer  aussitôt 
qu'il  s'agit  là  seulement  de  «  causes  inférieures  » 
subordonnées  à  la  miséricorde  de  Dieu.  Nihil  obstai 
quominus  opéra  Dominus  tanquam  causas  in/eriores 
compleclatur . . .  :  nempe  quos  sua  misericordia  œlernœ 
vitœ  hereditati  destinavit  eos  ordinaria  sua  dispensa- 
tione  per  bona  opéra  inducit  in  ejus  possessionem.  De 
ce  chef,  l'antécédent  reçoit  le  nom  de  cause  :  Quod  in 
ordine  dispensationis  prsecedit  posterioris  causam  nomi- 
nat.  Et  c'est  ainsi  qu'une  grâce  est  gradus  ad  sequen- 
tem,  jusqu'à  la  vie  éternelle  qui  est  le  terme  de  la  série  : 
Mac  ratione  ab  operibus  inlerdum  vitam  ictcrnam  dedu- 
cit.  Rien  donc  ne  s'oppose  à  reconnaître  que  les 
œuvres  soient  alicujus  apud  Deum  pretii,  pourvu  que 
Dieu  soit,  en  définitive,  l'auteur  initial  de  notre  justi- 
fication. Ibid.,  48-49,  col.  768-769. 

N'est -il  pas  difficile  d'accorder  ce  «  prix  »  des 
œuvres,  si  minime  puisse-t-il  être,  avec  ce  que  l'on  a  vu 
plus  haut  de  leur  radicale  vanité?  Calvin  n'en  a  pas 
moins  associé  les  deux;  chez  lui  également,  les  prin- 
cipes luthériens,  si  âprement  posés  dans  la  polémique, 
ne  vont  pas,  en  réalité,  sans  de  sérieux  adoucissements 
à  la  manière  de  Mélanchthon. 

b)  Application  au  mérite.  ■ —  Ces  principes  comman- 
dent la  doctrine  spéciale  du  mérite  que  l'auteur  en 
déduit  aussitôt. 

Bien  qu'il  soit  courant  chez  les  Pères  :  Usi  sunt, 
faleor,  passim  vetusti  Ecclesise  scriptores,  ce  mot  lui 
paraît  aussi  malheureux  que  possible.  Quicumque 
primus  illud  operibus  humanis  ad  Dei  judicium  compa- 
ratis  aptavit,  eum  fidei  sinceritati  pessime  consuluisse. 
Il  appartient  à  cette  catégorie  d'expressions  non 
scripturaires  qui  font  toujours  plus  de  mal  que  de 
bien.  Quorsum  enim,  obsecro,  opus  fuit  invehi  nomen 
meriti,  cum  pretium  bonorum  operum  alio  nomine  citra 
offendiculum  explicari  posset?  Ibid.,  50,  col.  769.  Cal- 
vin ne  fait  malheureusement  pas  connaître  cet  «  autre 
terme  »,  à  son  sens  plus  approprié;  mais  on  voit  qu'il 
tient,  ici  encore,  à  sauvegarder  «  le  prix  des  bonnes 
œuvres  ».  Les  éléments  d'appréciation  qu'il  propose 
de  retenir  à  cette  fin  se  meuvent,  bien  entendu,  dans 
les  cadres  de  la  Réforme  et  semblent  tout  d'abord 
mieux  faits  pour  exclure  ce  «  prix  »  que  pour  l'affirmer. 
Lhi  fil  léger  le  rattache  néanmoins,  en  fin  de  compte, 
à  la  double  considération  de  Dieu  et  de  l'homme. 

Devant  Dieu,  nous  n'avons  proprement  aucun  mé- 
rite. L'Évangile,  en  effet,  nous  ordonne  de  nous 
regarder  comme  «  des  serviteurs  inutiles  s,  et  la  raison 
en  est  double.  C'est  d'abord  que  tout  ce  que  nous 
pouvons  faire  de  bien  est  déjà  dû  :  Quia  nihil  gralui- 
tum  impenderimus  Domino,  sed  debitis  obscquiis  tan- 
tum  defuncti  simus  quibus  non  est  habenda  gratia.  En 
second  lieu,  ce  bien  lui-même  est  un  produit  de  la 
grâce  :  Graliam  Dei  esse  non  dubium  est  quidquid  in 
operibus  est  quod  laudem  meretur,  nullam  esse  guttam 
quam  proprie  nobis  adscribere  debeamus.  Il  n'y  pas 
à  nous  en  attribuer  la  moindre  part;  c'est  tout  entier 
qu'il  faut  le  rapporter  à  Dieu  :  Bonorum,  inquam,  ope- 
rum laudem  non,  ut  sophislœ  faciunt,  inter  Deum  et 
hominem  partimur,  sed  totam  integram  ac  illibalam 
Domino  seruamus.  Mais  il  plaît  à  Dieu  d'appeler  nôtre 
ce  qui  est  à  lui,  et  c'est  ainsi  qu'il  récompense  nos 
bonnes  œuvres  :  Dominus  tamen  quœ  in  nos  contai it 
bona  opéra  et  nostra  appellat,  et  non  tantum  accepta 
sibi  esse  testatur  sed  remunerationem  etiam  habitura... 
Placent  ilaque  Deo  bona  opéra...;  quin  magis  amplissi- 
ma  Dei  bénéficia  remunerationis  loco  referunt,  non  quia 
ita  merentur,  sed  quia  dii'ina  bonilas  hoc  illis  ex  se 
ipsa  pretium  statu.it...,  quee  nihil  talc  merentia  opéra 
indebitis  prsemiis  munrratur.   Ibid.,  51,  col.  770-771. 

Et  l'on  voit  assurément,  dans  ces  formules  énergi- 
ques, la  plus  ferme  intention  d'exterminer  le  mérite 
en  tant  qu'il  serait   un  titre  personnel  au   chrétien. 


727 


MÉRITE,   OPPOSITION   A   LA   RÉFORME   :    RÉAGTION   ÇATHOLIQ1  E 


728 


Mais  n'est-ce  pas  le  ramener  indirectement  que  d'af- 
firmer que  ces  bonnes  œuvres,  qui,  par  hypothèse,  ne 
«  méritent  »  rien,  nous  obtiennent  néanmoins  une 
récompense,  et  cela  parce  qu'elles  sont  agréables  à 
Dieu?  On  pourrait,  à  la  rigueur,  imaginer  la  récom- 
pense comme  un  acte  divin  purement  arbitraire;  mais 
comment  en  dire  autant  de  la  complaisance  qui  la 
précède  et  la  justifie?  On  ne  peut  pas  reculer  devant  la 
conclusion  qu'il  y  a,  dans  nos  œuvres,  quelque  chose 
qui  vient  de  nous  et  qui  constitue  pour  une  part  leur 
valeur.  Le  nominalisme  théologique  de  Calvin,  pour 
aiguë  que  soit  son  opposition  au  mérite,  n'arrive,  en 
réalité,  qu'à  supprimer  un  mot  dont,  bon  gré,  mal 
gré,  il  conserve  implicitement  la  substance. 

II  en  va  de  -même  de  son  pessimisme  anthropolo- 
gique. A  l'homme  il  ne  veut  attribuer  qu'une  part, 
celle  de  gâter  l'œuvre. divine  :  Tantum  hoc  homini  assi- 
f/namus  quod  ea  ipsa  quœ  bona  erant  sua  impuritale 
polluit  et  contaminai.  Nihil  enim  ab  homine  exit, 
quanlunwis  per/eclo,  quod  non  sit  aliqua  macula  in- 
quinalum.  En  soi,  nos  bonnes  œuvres  ne  peuvent 
donc  qu'irriter  la  colère  de  Dieu,  au  lieu  d'attirer  sa 
bienveillance;  mais,  à  côté  de  la  justice,  il  faut,  ici 
encore,  faire  place  à  la  miséricorde  :  Porro  Scripturœ 
doctrina  est  aspersa  esse  perpeluo  sordib'us  multis  bona 
noslra  opéra,  quibus  merilo  Deus  ofjendatur  ac  nobis 
succenseat...;  quia  tamen  illa  pro  sua  indulgenlia  non 
jure  summo  examinât,  perinde  accipere  ac  si  bona  essent 
ideoque,  licet  immerita,  inflnilis  beneflciis  remunerari, 
tum  prœsenlis  vilse,  tum  etiam  futurœ.  Ibid.,  51-52, 
col.  771-772.  Cf.  70,  col.  786. 

Encore  est- il  que  Dieu  ne  pourrait  user  de  cette 
«  indulgence  »  si  nos  œuvres  étaient  entièrement  mau- 
vaises. Le  fait  qu'en  laissant  de  côté  son  «  droit 
strict  »  il  peut  les  voir  d'un  œil  favorable  prouve 
qu'elles  ont  quelque  chose  de  bon  et  qui  en  fait  un 
titre,  précaire  sans  doute  mais  non  pas  absolument 
nul,  à  ses  récompenses  dans  cette  vie  et  dans  l'autre. 

Si  elles  dépassent,  en  apparence,  la  pensée  de  Calvin, 
ces  déductions  ne  font  pas  autre  chose  que  dégager 
la  portée  dernière  de  ses  principes.  La  preuve  en  est 
qu'il  écrit  lui-même  par  manière  de  conclusion  : 
Quidquid  ergo  nunc  in  salutis  adminiculum  piis  confer- 
tur,  tum  ipsa  beatitudo,  mera  est  Dei  beneficentia. 
Tamen  et  in  hac  et  illis  testatur  se  operum  habere 
rationem.  Ibid.,  52,  col.  772.  Ainsi  donc  la  grâce  et  la 
gloire  sont  des  actes  de  «  pure  libéralité  »;  mais,  pour 
l'une  aussi  bien  que  pour  l'autre,  Dieu  y  veut  «  tenir 
compte  de  nos  œuvres  ».  C'est  donc  que  la  ratio  ope- 
rum ne  s'oppose  pas  essentiellement  à  la  mera  bene- 
ficentia, et  n'est-ce  pas  ainsi  que  la  théologie  catho- 
lique entend  le  concept  de  mérite? 

Au  nom  de  ces  prémisses,  Calvin  entreprend  ensuite 
une  longue  réfutation  des  arguments  que  les  catho- 
liques opposent  à  la  thèse  protestante.  On  y  retrouve, 
à  maintes  reprises,  la  trace  de  la  même  incurable 
ambiguité.  Il  réclame  avec  énergie  les  bonnes  œuvres  : 
Non  enim  aut  fldem  somniamus  bonis  operibus  vacuam 
aul  justificationem  quœ  sine  iis  constat.  57,  col.  776. 
Il  est  vrai  que  l'Écriture  les  recommande  citra  meriti 
mentionem,  59,  col.  777;  mais  n'est-ce  pas  que,  dans 
ces  conditions,  le  mérite  va  de  soi,  sans  avoir  besoin 
d'être  spécialement  mentionné?  En  effet,  il  faut 
reconnaître  que  l'Évangile  change  les  conditions  spi- 
rituelles de  l'humanité  :  Non  efficiunt  modo  [promis- 
siones  evangelicœ]  ut  ipsi  Deo  accepti  simus,  sed  ut 
operibus  quoque  nostris  sit  sua  gratia...  Opéra  [Deus], 
non  œstimata  eorum  dignitate,  paterna  benignilate 
atque  indulgenlia  hune  honoris  attollit  ut  alicujus  prê- 
ta habeat.  63,  col.  781.  Ce  «  piix  »  est  tel  qu'elles  ont  la 
vie  éternelle  pour  récompense.  Ordinem  consequenliœ, 
note  subtilement  Calvin,  magis  quam  causam  indicat 
.  ista  loquulio.  Mais  la  «  conséquence  »  est  nécessaire 


et  réglée  par  Dieu  :  In  ejus  [oitœ]  possessionem  ipsos 
deducil  per  bonorum  operum  stadium  ut  quo  destinavit 
ordine  suum  in  illis  opus  impleat.  11,  col.  792-793. 
Comment  comprendre  un  «  ordre  »  providentiel  dont 
la  vie  éternelle  est  le  terme  et  l'œuvre  humaine  le 
moyen  si  celle-ci  ne  comporte  un  mérite  à  l'égard  de 
celle-là? 

Ainsi  les  positions  de  Calvin,  comme  aussi  celles  de 
Zwingle,  se  trouvent  rejoindre  celles  de  Mélanchthon, 
et  toutes  ensemble  ont  pour  commun  caractère  de 
réagir  sur  l'intransigenance  systématique  du  protes- 
tantisme initial.  Il  s'agit  pour  tous  de  rétablir  la  doc- 
trine des  œuvres  et  le  fait  d'en  requérir  la  nécessité 
les  amène  forcément  à  leur  concéder  quelque  valeur. 

En  somme,  les  réformateurs  ne  sont  restés  irréduc- 
tibles que  sur  la  préparation  à  la  grâce,  d'où  toute  part 
de  l'homme,  à  plus  forte  raison  tout  mérite  de  congruo, 
est  exclu  au  profit  de  la  justification  par  la  seule  fois 
Quand  ils  en  viennent  au  chrétien  déjà  justifié,  ils 
continuent,  d'ordinaire,  à  repousser  le  terme  de  mé- 
rite • —  et  encore  Mélanchthon  ne  craint-il  pas  de 
l'accepter  ■ —  mais,  sous  cette  forme  ou  sous  une 
autre,  ils  aboutissent  à  conserver  la  chose.  Leurs 
critiques  s'adressent  au  mythe,  dont  leur  imagination 
polémique  est  obsédée,  d'un  mérite  qui  créerait  à 
l'homme  un  droit  indépendant  de  Dieu,  alors  que, 
malgré  le  pessimisme  profond  de  leur  théologie,  ils 
ne  peuvent  échapper  à  l'évidence  d'une  valeur  morale 
dont  la  grâce  devient  le  principe.  Pour  fuir  l'anti- 
nomisme,  c'est  vers  le  catho  icisme  que,  sans  le  vou- 
loir ni  peut-être  le  croire,  ils  se  trouvent  finalement 
ramenés. 

Néanmoins  cette  convergence  de  fond,  outre  qu'elle 
restait  tout  à  la  fois  très  incomplète  et  très  peu 
logique,  n'allait  pas  sans  de  très  graves  divergences  de 
surface,  qui  s'exaspéraient  sous  la  violence  des  polé- 
miques et  pouvaient  légitimement  faire  croire  à  une 
opposition  de  principe  au  mérite  tout  court.  Les 
extrémistes  ne  manquaient  d'ailleurs  pas  qui  enten- 
daient maintenir  le  luthéranisme  primitif  dans  toute 
sa  pureté.  C'est  pourquoi,  dans  la  solennelle  exposition 
de  sa  Joi  que  l'Église  allait  dresser  à  rencontre  des 
erreurs  ou  des  équivoques  protestantes,  le  mérite 
devait  obtenir  et  obtint  en  réalité  sa  part. 

IL  Opposition  catholique  a  la  Réforme.  — ■ 
Cependant  la  théologie  catholique  n'avait  pas  attendu 
le  concile  pour  prendre  position  à  l'égard  du  pro- 
testantisme. Entre  l'explosion  de  la  Réforme  et  l'ou- 
verture de  l'assemblée,  toute  une  génération  de  contro- 
versistes  s'était  élevée  contre  les  novateurs.  Leur 
doctrine  a  le  double  intérêt  de  marquer  une  fois  de 
plus  l'attitude  des  diverses  écoles  sur  la  question  du 
mérite,  qui  passait  alors  au  grand  jour  de  la  contro- 
verse, et  d'éclairer  le  milieu  immédiat  dans  lequel  le 
concile  allait  se  tenir. 

1°  Réaction  doctrinale.  ■ —  Il  était  normal  que  le 
premier  mouvement  des  défenseurs  de  l'Église  fût 
de  mettre  en  lumière  la  doctrine  catholique  tradition- 
nelle, rejetée  si  violemment  et,  à  cette  fin,  si  grave- 
ment calomniée  par  les  prétendus  réformateurs.  Von 
là-dessus  le  dossier  réuni  par  H.  Làmmer,  Die  vor- 
tridentinisch-katholische  Théologie,  Berlin,  1858,  p.  161- 
169. 

1.  Affirmation  de  la  grâce.  —  Du  moment  que  l'Église 
était  accusée  de  pélagianisme,  il  fallait  tout  d'abord 
mettre  in  tuto  la  nécessité  de  la  grâce  à  la  base  du 
mérite  humain. 

C'est  ce  qu'affirme  nettement  la  Con/utatio  ponli- 
ficia  (1530),  officiellement  opposée  par  les  théologiens 
catholiques  à  la  Confession  d'Augsbourg.  Quod...  pela- 
giani  damnanlur,  qui  arbitrati  sunt  hominem  propriis 
viribus,  seclusa  gratia  Dei,  posse  mereri  vitam  œlernam 
tanquam  catholicum  et  antiquis  conciliis  consentaneum 


m 


MÉRITE,   OPPOSITION   A   LA   RÉFORME   :   RÉACTION  CATHOLIQUE 


73i  » 


acceptalur.  Conj.  pont.,  i,  4,  dans  C.  A.  Hase,  Libri 
sijmbolici.  Leipzig,  18-16,  p.  i.vii. 

Un  des  auteurs  de  la  Ccnfutatio,  Jean  Cochlée,  nous 
a  laissé,  Philipp.,  m.  10.  Leipzig,  1534,  le  texte  de  la 
déclaration  formelle  qu'il  lit  dans  le  même  sens  devant 
l'empereur.  Sine  gratia  Dei,  ex  viribus,  meritis  aut 
operibus  propriis  justificari  non  possumus...  Etenim 
a  meritoriis  operibus  nostris  nusquam  secludimus  fulcm, 
nusqaam  graliam  Dei.  Assertion  qu'il  appuie  sur  quel- 
ques citations  topiques  prises  dans  l'Écriture,  dans 
saint  Augustin  et  dans  la  liturgie.  Sur  quoi  il  continue 
avec  fermeté  :  Injuste  igitur  calumnianlur  catholicos... 
lutherani  quasi  ex  propriis  viribus  aut  meritis  absque 
gratia  Dei  aliquid  facere  velint  aut  prœsumant  qucd 
vitam  promereatur  aiernam.  Son  ista  dicunt  catholici, 
sed  pelagiani.  Voici,  au  contraire,  quel  est  l'enseigne- 
ment catholique  :  Gratia  Dei  prœvenit  voluntatem, 
movet  voluntatem,  perficit  voluntatem,  ita  ut  opéra  quse 
alioqui  nulla  essent,  assistente  Dei  gratia,  aliquid  sint 
et  meritoria  fiant. 

Qu'il  suffise  de  citer  encore,  à  l'appui  de  cette  évi- 
dence, Jean  Eck,  Loci  communes,  Cologne,  1532,  v,  2  : 
Opéra  aliquid  esse,  id  est  meritoria  vitse  œlernœ  ex 
divina  pr&ordinatione  et  gratia  Dei  acceptante... 
Adverte  hic  opéra  ex  suo  génère  bona  esse  Deo  grala 
œlernseque  vitse  meritoria  id  accipiendum  esse  de  ope- 
ribus vivis,  hoc  est  quse  procedunt  ex  vitse  spirilualis 
principio  quod  est  gratia  et  charitas.  Voir  de  même 
Conrad  Wimpina,  Anacephala'osis,  n,  9,  fol.  87  a  : 
Ipsa  mérita  nequaquam  ex  nobis  sed  ex  Deo  existunt, 
Esaïa  perhibente  (xxvi,  12)  :  Omnia  opéra  bona  in 
nobis  tu  operatus  es,  Domine.  C'est  avec  la  plus  entière 
raison  qu'un  controversiste  contemporain,  Jacob 
Hochstrate,  Aliquot  disput.  cont.  Luther.,  i,  5,  1, 
Cologne,  1526,  fol.  62,  pouvait  rendre  témoignage  que 
«  tous  les  théologiens  sont  unanimes,  tous  proclament 
d'une  seule  voix  que  la  vertu  méritoire  des  œuvres  a 
sa  source   dans  la  passion   du  Christ  ». 

2.  Affirmation  du  mérite  :  Témoignages  privés.  ■ — 
Mais  avec  la  même  énergie  nos  théologiens  affirment 
la  réalité  du  mérite  dont  précisément  la  grâce  est  le 
fondement. 

Omnino  sacris  lilteris  adversatur  negare  meritoria 
opéra  nostra,  déclare  la  Confutatio  pontificia,  i,  4,  dans 
Hase,  op.  cit.,  p.  lvii.  Et  les  auteurs  de  le  prouver  en 
citant  quelques  textes  bien  choisis,  qu'accompagne  ce 
principe  d'interprétation  :  Ubi  enim  est  merces,  ibi 
meritum.  Le  contraire  leur  paraît  du  manichéisme. 
Mais  il  faut  bien  entendre  que  le  mérite  de  nos  œuvres 
leur  vient  de  la  grâce  de  Dieu  et  non  pas  d'elles- 
mêmes  :  Atlamen  omnes  catholici  falentur  opéra  nostra 
ex  se  nullius  esse  meriti  ;  sed  gratia  Dei  facit  illa  digna 
esse  vila  œlerna.  Ibid.,  p.  lviii. 

La  même  nuance  se  retrouve  dans  la  réponse  de 
Jean  Cochlée,  Phil.,  m,  10  :  Non  sane  ex  virlute  pro- 
pria [meritoria  fiant  opéra],  sed  per  gratiam  et  mise- 
ricordiam  Dei  promiitentis  et  per  meritum  passionis 
Christi,  mediatoris  et  advocali  nostri.  Voir  de  même  les 
exposés  populaires  de  Jean  Dietemberger,  Der  Bauer. 
Obe  die  Christen  mùgen  durch  iere  gùten  werck  das 
hymelrecich  verdienen,  1523,  et  surtout  de  Berthold 
Firstinger,  évêque  de  Chiemsee,  Tewlsche  Theologeij, 
lxxjx,  édition  Heilhmeier,  Munich,  1852,  p.  549-554, 
qui,  après  avoir  exposé  le  fait  du  mérite  et  ses  condi- 
tions, ne  manque  pas  d'ajouter,  ibid.,  7,  p.  553  : 
«  Par-dessus  tout  il  faut  bien  penser  et  retenir  qu'au- 
cun homme  ne  peut  mériter,  pour  lui-même  ou  pour 
les  autres,  si  ce  n'est  par  le  moyen  des  mérites  du 
Christ.  >)  Cf.  J.  Hochstraten,  Epitome  de  fide  et 
operibus,  c.  10,  Cologne,  1525,  fol.  d.  1,  qui  s'approprie 
largement  les  textes  classiques  de  saint  Augustin  où 
le  don  de  la  vie  éternelle  est  ramené  à  la  grâce. 

Quoiqu'il  ne  faille  pas  exagérer  la  valeur  propre  à 


l'œuvre  humaine  jusqu'à  la  rendre  indépendante  de 
Dieu,  il  reste  néanmoins  qu'elle  est  une  réalité,  et  qui 
devient,  l'action  divine  étant  toujours  supposée,  une 
véritable  source  de  mérite.  Cum  optirnus  creator  nos- 
ter,  explique  Wimpina,  op.  cit.,  fol.  87  a,  ita  nos  prœ- 
destinaverit  qui  debeamus  ex  fide  per  dilectionem 
operari  ac  per  hoc  vitam  œternam  assequi,  permittit  pien- 
tissimus  ille  ut  ipsius  dona  sint  nostra  mérita,  ejus 
quod  ctiam  bona  opéra...  nostra  supputenlur.  Et  si  la 
part  de  l'homme  peut  sembler  ici  un  peu  mince,  elle 
s'affirme  plus  nettement  un  peu  plus  loin,  ibid., 
fol.  91  a,  quand  l'auteur  précise  la  voie  moyenne  du 
catholique  entre  les  deux  hérésies  pélagienne  et  pré- 
destinatienne  :  Tu  média  via  tutissimus  ibis,  nil  tibi 
absque  Deo  arrogando...  sed  neque  lamen  opéra  bona 
inlermitlendo...,  cerlo  certius  habens  quia  facienti  quod 
ex  Deo  gratuito  movente  in  se  est  merendi  vis  suppedile- 
tur,  qua  vitam  œternam  ex  miserentis  Dei  gratia  tandem 
assequatur.  Rien  donc  ne  permet  d'oublier  la  grâce; 
mais, dans  l'économie  du  surnaturel  selon  l'Église, 
c'est  la  grâce  elle-même  qui  nous  fournit  le  moyen  de 
mériter. 

3.  Affirmation  du  mérite  :  Témoignages  officiels.  ■ — 
Aussi  les  gardiens  de  la  pensée  catholique  s'atta- 
chaient-ils, avec  une  rigueur  qui  est  un  signe  des 
temps,  à  ne  pas  laisser  s'introduire  la  moindre  équi- 
voque à  ce  sujet. 

En  commentant  le  cas  du  jeune  homme  riche,  qui 
vient  consulter  le  Seigneur  sur  le  moyen  d'aboutir 
à  la  vie  éternelle,  Matth.,  xix,  16-17,  Érasme  avait 
incidemment  glissé  cette  remarque  :  Atqui  nullus 
mortalium  absolute  bonus  est,  nec  ullum  est  opus  homi- 
nis  quod  ita  bonum  sit  ut  mereatur  prsemium  œternœ 
vitœ.  In  Evang.  Matthœi  paraphrasis,  c.  xix,  Bâle, 
1522,  p.  129.  L'Université  de  Paris  trouva  dangereuse 
cette  assertion  (juillet  1526),  au  point  de  lui  infliger 
la  censure  suivante  :  Quamvis  vita  œterna  suapte  natura 
tanlum  sit  bonum  ut  absque  divina  gratia  non  possit 
quis  illam  mereri,  asserere  tamen  hominem  cum  divina 
gratia  illam  non  posse  promereri  est  hœreticum  et  sanctis 
scripturis  contrarium.  Duplessis  d'Argentré,  Collectio 
judiciorum,  t.  n,  col.,  64. 

Cette  collaboration  de  Dieu  et  de  l'homme  est  expri- 
mée en  termes  très  heureux  dans  ï'Inslructio  publiée 
contre  Mélanchthon  par  la  même  Université  de  Paris 
(1535).  Après  avoir  rappelé  que  la  grâce  et  la  liberté 
sont  les  deux  principes  conjoints  de  toute  notre  acti- 
vité surnaturelle,  les  auteurs  en  tirent  la  conclusion 
suivante  au  sujet  du  mérite  :  Sic  quoque  nostra  mérita 
Dei  dicuntur  ut  primarii  aucloris,  cui  debetur  prima- 
tus  meritorum  et  principalis  actio.  Nostra  itidcm  dicun- 
tur mérita;  cooperalores  enim  Dei  sumus  qui  adjuvat 
imbecillitatem  noslram  et  mercedem  quisque  accipiet 
secundum  suum  laborem.  Il  faut  assurément  tenir 
compte  que  cette  valeur  de  nos  œuvres  par  rapport 
à  la  céleste  récompense  suppose  une  libre  et  toute 
gracieuse  promesse  de  Dieu,  mais  toujours  à  condi- 
tion que  notre  liberté  lui  apporte  son  concours  :  Fir- 
miter  tenendum  est  dignitatem  operum  meriloriorum  non 
ex  fide  solum  quam  in  Christum  habemus  procedere,  sed 
etiam  ex  gratuita  Christi  promissione  et  convenlione 
ejusdem,  modo  non  sit  otiosum  liberum  arbilrium, 
verum  etiam  ejusmodi  bona  opéra  efficiat  ex  charitale. 
Instr.  in  artic.  Melanchthonianos,  10-11,  dans  Duplessis 
d'Argentré,  t.  i  a,  col.  399-400. 

Ainsi  la  pensée  catholique  est  assez  souple  pour 
embrasser  tout  à  la  fois  la  grâce  et  le  mérite,  sans  com- 
promettre ni  l'une  ni  l'autre.  Ces  principes  étaient 
acquis  depuis  longtemps  :  les  premiers  adversaires  de 
la  Réforme  n'eurent  qu'à  reprendre  le  bien  commun  de 
la  foi  et  de  la  piété  traditionnelles.  En  effet,  comme 
veut  bien  le  concéder  A.  Hitschl,  Die  christliche  Lehre 
von  der  Rechtfertigung    und    Versohnung,   Tubingue, 


731 


MÉRITE,   OPPOSITION  A   LA   RÉFORME   :  ESSAIS  DE   COMPROMIS 


732 


2"  édit.,  1882,  1. i,  p.  135,  «  il  n'est  pas  vraisemblable 
que  ces  pensées  [sur  le  rôle  qui  revient  à  Dieu  dans 
l'affaire  du  salut]  leur  aient  été  remises  en  mémoire 
par  le  seul  fait  que  les  réformateurs  leur  accordaient 
un  relief  aussi  prépondérant  ».  Seulement  il  ne  faut 
pas  davantage  sacrifier  l'œuvre  de  l'homme  à  celle  de 
Dieu.  L'intérêt  de  ces  premiers  actes  de  ce  qu'on  pour- 
rait presque  appeler  le  magistère  ecclésiastique,  joints 
à  l'éfTort  des  controversistes  qui  les  avaient  inspirés 
et  préparés,  est  de  faire  voir  avec  quelle  sûreté  de  main 
les  défenseurs  de  la  foi  catholique  maintenaient  cet 
équilibre  sur  lequel  l'Église  avait  jusque-là  vécu,  et 
dont  la  Réforme  venait  troubler  si  gravement  l'éco- 
nomie. 

Il  n'est  peut-être  pas  de  document  où  se  reflète 
mieux  la  complexité  de  cette  position  que  les  instruc- 
tions pratiques  contenues  dans  la  lettre  du  pape 
Paul  III  «  sur  la  manière  de  prêcher  »  (1542),  éditée 
dans  Quirini,  Epist.  Reg.  Poli,  Brescia,  1748,  t.  m, 
préface,  p.  80-81. 

Avant  tout,  le  pape  recommande  d'insister  sur  les 
bonnes  œuvres,  mais  non  sans  les  subordonner  aux 
mérites  du  Christ.  Locus  hic  de  bonis  operibus  maxime 
est  amplificandus  coram  populo...,  dummodo  semper 
primum  fiduciam  habeat  in  meritis  Christi  quibus 
omnia  nostra  opéra  nitunlur.  C'est  dans  ces  conditions 
que  Dieu  propose  à  nos  efforts  prsemia  omnium  amplis- 
sima,  savoir  la  vie  éternelle.  D'où  ces  règles  positives 
à  l'adresse  du  prédicateur  :  Ita...  agendum  ut  nun- 
quam  fidem  in  Christum  prœdicet  quin  etiam  in  eodem 
sermone  et  de  peenitentia  et  de  bonis  operibus  disserat, 
itemque  contra  nunquam  de  operibus  et  de  pœnilenlia 
sermonem  habeat  quin  etiam  de  fide  et  meritis  Christi. 
Ceci  dit  pour  la  moyenne  du  «  peuple  »,  il  faut  aussi 
penser  aux  âmes  superieures.cn  qui  l'amour  du  Christ 
fait  naître  le  plus  complet  mépris  de  leurs  œuvres  : 
Quod  si  quis  poluerit  ad  hanc  in  Christo  perfectionem 
peruenire  ut  sui  ipsius  oblilus...  omnia  etiam  bona  opéra 
sua...  contemnat  et  nihilifaciat,  sed  vivat  tantum  in 
Christo,  hic  prœ  omnibus  admiratione  dignus  est  haben- 
dus.  Mais  on  se  gardera  d'exposer  ces  sommets  du 
mysticisme  à  tout  le  monde  indistinctement;  nam  non 
omnes  huic  verbo  capiendo  idonei  sunt.  Les  mystiques 
eux-mêmes  sont  avertis  qu'ils  doivent  tout  d'abord, 
sous  peine  des  pires  illusions,  accomplir  avec  le  plus 
grand  soin  toutes  les  bonnes  œuvres  que  réclame  leur 
état,  pour  avoir  ensuite  le  droit  de  les  mépriser. 

Ainsi  le  pape  voulait  unir  à  une  légitime  apprécia- 
tion du  mérite,  non  seulement  la  considération  de  la 
grâce  qui  en  est  le  fondement,  mais  le  sens  de  la  per- 
fection qui  arrive  à  le  compter  pour  rien.  On  tenait 
généralement,  comme  l'estime  le  savant  éditeur,  ibid., 
p.  74,  que  cette  lettre  pontificale  a  pour  «  auteur  prin- 
cipal »  le  célèbre  cardinal  Pôle,  voir  Epist.,  xxv,  ibid., 
p.  45.  Aujourd'hui  elle  est  restituée  à  G.  Contarini. 
Voir  Fr.  Dittrich,  Regeslen  und  Brieje  des  Cardinals 
G.  Contarini,  Braunsberg,  1881,  n.  859,  p.  225-226. 
De  toutes  façons,  elle  n'est  que  plus  représentative  de 
la  théologie  du  temps. 

2°  Essais  de  compromis.  —  Tandis  que  s'affirmait 
ainsi  la  doctrine  catholique  intégrale,  d'autres,  plus 
sensibles  aux  préjugés  tenaces  des  réformateurs, 
essayaient  de  les  désarmer  par  quelques  concessions. 

1.  Tentatives  isolées.  —  De  cette  méthode  l'histoire 
des  premières  controverses  fournit  d'assez  curieux 
spécimens. 

C'est  ainsi  que  le  théologien  belge  George  Cassander, 
voir  t.  ii,  col.  1823,  qui  prit  part  à  maints  colloques 
avec  les  protestants,  tout  en  conservant  le  mot  mérite 
dont  ses  adversaires  eux-mêmes  consentaient  à  se 
servir,  s'applique  à  en  réduire  la  réalité.  Il  insiste 
sur  le  déficit  de  notre  propre  justice,  même  après  la 
justification    :    Illud  ab   universa   Ecclesia  diligcnler 


asserilur  eam  [justitiam]  potissimum  in  fide  remissionis 
peccatorum  et  Dei  misericordia  per  intercessionem  san- 
guinis  Christi  consistere,  cum  per  se  ipsa  impura  et 
imperfecta  sit.  A  l'appui  de  son  affirmation,  il  se  sent 
capable  de  citer  mulla  et  prœclara  antiquitatis  testi- 
monia,  parmi  lesquels,  bien  entendu,  les  déclarations 
pessimistes  de  saint  Bernard,  voir  plus  haut,  col.  073, 
figurent  en  bon  rang.  De  articulis  religionis  inler  calh. 
et  prot.  conlroversis,  vi,  édit.  de  Lyon,  1612,  p.  52. 
A  ces  «  témoignages  de  l'antiquité  »  il  veut  joindre  le 
suffrage  des  scriptores  scholastici  et  recentiores  eccle- 
siastici,  qui  omnem  vim  meriti  hujus  justitise  in  sola 
gratuita  Dei  acceptatione  et  liberali  promissione  consli- 
tuunt,  cum  et  ipsa  qualiscumque  justitia  donum  sit 
Dei  et  jure  servilutis  Deo  debealur.  Ibid.,  p.  53. 

Ce  qui  est  plus  précieux  pour  nous,  ce  sont  les  pas- 
sages qu'il  rapporte,  ibid.,  p.  53-54,  d'auteurs  contem- 
porains. Sunt  mérita  nostra,  enseignait  Adrien 
d'Utrecht ,  devenu  pape  sous  le  nom  d'Adrien  VI,  veluti 
baculus  arundineus,  cui  dum  quis  innixus  fuerit  con- 
fringit...,  et  quasi  pannus  menstruatœ  sunt  omnes  justi- 
tise noslrœ.  Jugiler  igitur  super  pannum  bonœ  vitœ 
quem  justiliie  operibus  leximus  slillamus  saniem  diver- 
sorum  criminum.  Quse  igitur  ex  eis  poterit  esse  fiducia 
ad  Deum?  Et  semblablement  le  maître  parisien  Josse 
Clichtoue  sur  les  trois  mots  A'on  sestimator  meriti 
du  canon  de  la  messe  :  Quid  meriti  nostri  apud  Deum 
poterimus  obtendere  cui  debemus  omnia?...  Quid  nobis 
de  bonis  operibus  applaudere  poterimus,  cum  universse 
justitise  nostrse  sint  quasi  pannus  menstruatœ  apud 
Dominum?...  Nulla  igitur  in  Deum  nostra  sunt  mérita, 
cui  débita  sunt  omnia  quse  prœstamus,  cui  non  ex  nobis 
sed  sola  sua  bonitate,  si  qua  sunt  bona  opéra  nostra, 
accepta  sunt  et  grala,  et  a  quo  ut  prœcipuo  auclore  pro- 
jecta  sunt.  Ces  affirmations  se  lisent  dans  son  Eluci- 
darium  ecclesiasticum,  1.  III,  Bâle,  1519,  fol.  140  v°. 

De  ces  citations  George  Cassander,  op.  cit.,  p.  54, 
entendait  bien  dégager  une  apologétique  de  circons- 
tance :  Hœc  ideo  adscribere  visum  fuit  ut  prœsens 
Ecclesia  a  calumnia  vindicetur,  qua  nimium  huic  justi- 
tiœ  et  merito  bonorum  operum  tribuere,  et  in  Christi 
meritum  ingrata  et  contumeliosa  esse  traducitur.  Sous 
prétexte  de  ne  pas  trop  accorder  au  mérite  humain, 
notre  théologien  n'aboutissait-il  pas  à  lui  accorder 
trop  peu?  Ces  concessions,  en  tout  cas,  valurent  à  son 
petit  traité  d'être  partiellement  réédité  plus  tard, 
avec  une  traduction  allemande,  par  le  luthérien  Jean 
Saubert,  sous  le  titre,  d'ailleurs  excessif,  de  Cassander 
evangelicus  sive  in  plœrisque  assertor  Aug.  Confessio- 
nis  gravissimus,  Nuremberg,  1631,  où  les  passages  rela- 
tifs au  mérite  ne  manquent  pas  de  figurer,  p.  54-64. 
Son  nom  et  son  dossier  sont  pareillement  exploités  par 
J.  Gerhard,  Loci  theol.,  loc.  XVIII,  c.  vm,  n.  107,  édit. 
Cotta,  t.  vm,  p.  117-119,  et,  plus  récemment  encore, 
par  A.  Ritschl,  op.  cit.,  1. 1,  p.  137. 

En  somme,  il  n'y  avait  là  que  la  reprise  d'un  thème 
pessimiste  déjà  familier  aux  mystiques  du  Moyen 
Age,  voir  plus  haut,  col.  707,  et  qui  ne  représentait 
évidemment  qu'un  côté  de  la  question.  Il  n'en  est  pas 
moins  significatif  que  ces  textes  aient  semblé  utili- 
sables en  vue  de  certaines  avances  à  faire  aux  protes- 
tants. 

2.  École  de  Cologne.  ■ —  Ces  manifestations  isolées 
d'opportunisme  allaient  prendre  corps  dans  la  théorie 
de  la  double  justice,  dont  les  théologiens  de  Cologne  se 
constituèrent  les  défenseurs.  Voir  Justification, 
t.  vin,  col.  2159-2164.  Elle  consiste  à  diminuer  le  plus 
possible  l'œuvre  de  l'homme  au  profit  de  la  justice  du 
Christ,  qui  peut  seule  donner  à  la  nôtre  quelque  valeur. 
Il  devait  en  résulter  une  appréciation  absolument 
minimiste  du  mérite  humain. 

On  voit  s'affirmer  cette  tendance  chez  Albert  Pi- 
ghius,  qui  avait  suivi  à  Louvain  les  leçons   du  futur 


733  MÉRITE,   OPPOSITION   A   LA    RÉFORME    :    ESSAIS   DE    COMPROMIS 


734 


Adrien  VI.  Il  pose  donc  en  thèse  quod  non  juslifica- 
bilur  in  conspectu  Dei  omnis  vivens,  et  cela  au  regard 
non  seulement  de  la  justice  absolue,  mais  tout  autant 
de  cette  «  justice  imparfaite  »  qui  seule  est  accessible 
à  notre  faiblesse.  Les  preuves  en  sont  demandées  aux 
textes  pessimistes,  si  nombreux  dans  l'Écriture,  qui 
affirment  notre  misère  devant  Dieu:  par  exemple,  dans 
l'Ancien  Testament,  Ps.,  xxxi,  2;  cxlii,  2;  Job,  ix,  2, 
et  surtout  Is.,  lxiv,  6;  dans  leNouveau,  Matth.,  vi,  12 
et  I  Joan.,1,  8.  Controvcrsiarum...  explicatio,  Cologne, 
1541,  fol.  37  r°.  Non  pas  que  nous  soyons  dénués  de 
tous  mérites,  mais  ils  viennent  à  nos  œuvres  de  la 
grâce  du  Christ  et  non  pas  d'elles-mêmes  :  ...Non  ex 
ipsis  aut  ex  nobis,  sed  ex  divina  gratia  ex  qua  procé- 
dant...; ex  Christo  cujus  asperguntur  sanguine;  ex 
ejusdem  Dei  hominis  meritis  quse  nobis  ut  membris 
ejusdem  communicantur,  quibus  nostra  involvuntur 
atque  induuntur  opéra.  Ibid.,  fol.  65  r°. 

Dans  son  édition  des  lettres  du  cardinal  Pôle,  le 
cardinal  Quirini  assure  que  les  protestants  disaient  de 
Pighius  :  Totus  noster  est  in  causa  justifîcalionis.  Episl. 
Reg.  Poli,  t.  n,  Diatriba  ad  Epistolas,  p.  cxxx,  et  il 
s'applique  à  le  disculper  de  tout  reproche.  Pour  ne 
parler  que  de  la  présente  question,  si  Pighius  rattache 
avec  raison  le  mérite  à  la  grâce,  il  n'en  est  pas  moins 
certain  que  celle-ci  ne  fait  en  quelque  sorte  qu'enve- 
lopper et  revêtir  du  dehors  des  œuvres  qui  restent 
insuffisantes  et,  à  bien  des  égards,  mauvaises.  Le 
mérite  de  l'homme,  s'il  n'est  pas  supprimé  dans  ce 
système,  y  est  du  moins  réduit  au  minimum. 

Son  élève  Jean  Gropper  semble,  au  premier  abord, 
le  mieux  affirmer.  Pour  marquer  la  part  qui  revient  à 
Dieu,  il  s'en  tient  aux  formules  traditionnelles  de  saint 
Augustin.  Quamquam  opéra  nostra  quadamtenus  sint 
causse  crescentis  istius  justificationis,  meriti  eliam  apud 
Deum,  non  temporalium  modo  verum  etiam  spiritualium 
bonorum,  imo  et  vitse  seternse,  hoc  tamen  non  provenire 
ex  propria  eorum  sufflcientia,  quin  potius  clementia  et 
dignatione  Dei,  qui  ex  mera  illa  quam  non  promeremur 
bonilale  dona  sua  coronat  in  nobis.  Antididagma, 
Cologne,  1544,  fol.  xu  v°.  Cf.  ibid.,  fol.  xvi  v°  :  Intel- 
ligi  debent  Scripturse  testimonia  ita  nimirum  quod 
Deus  bona  opéra  remuneret  vita  seterna  ex  gratuita 
dignatione  suse  clementise. 

Mais  il  reste  que  ces  déclarations  sont  encadrées 
dans  un  ensemble  aux  termes  duquel  il  n'y  a  de  vraie 
justice  que  la  justice  du  Christ  qui  nous  est  appliquée 
par  imputation,  et  d'où  le  mérite  de  l'homme  sort, 
par  conséquent,  fort  diminué. 

3.  Contarini  et  l'Intérim  de  Ratisbonne.  —  Étant 
donnée  cette  tendance  réservée  qui  caractérise  l'école 
de  Cologne,  il  n'est  pas  surprenant  que,  dans  les  col- 
loques qui  se  multipliaient  alors  en  vue  de  l'union, 
ses  adeptes,  un  peu  de  diplomatie  aidant,  aient  cru 
pouvoir  chercher  un  terrain  d'accord  avec  les  Églises 
fidèles  à  la  Réforme  dans  l'abandon  d'un  terme  tou- 
jours odieux  à  celles-ci  et  qui  ne  représentait  plus  pour 
eux-mêmes  qu'une  réalité  très  amoindrie.  C'est  ce  qui 
eut  lieu  à  la  célèbre  conférence  de  Ratisbonne  (jan- 
vier-juillet 1541),  à  laquelle  assistait  le  légat  Conta- 
rini et  dont  Gropper  fut  le  principal  conseiller  théolo- 
gique. 

L'article  v  de  l'Intérim  qui  en  fut  le  résultat  porte 
précisément  sur  la  justification,  et  se  termine  par  un 
paragraphe  où  il  est  question  de  faire  croître  en  nous 
la  grâce  par  les  bonnes  œuvres  :  Del  operam  [pjpulus] 
huic  augmenlo  per  bona  opéra.  A  quoi  est  ajoutée,  en 
termes  d'ailleurs  entourés  de  subtiles  restrictions,  la 
mention  de  la  récompense  qui  nous  est  promise  de 
ce  chef  :  Reddil  Deus  etiam  bonis  o péri  bus  mercedem, 
non  secundum  substantiam  operum  neque  secundum 
quod  sunt  a  nobis,  sed  quatenus  in  ftde  fiunt  et  sunt  a 
Spirilu  Sancto...,  concurrente  libero  arbitrio  tanquam 


partiali  agenle.  Mais  le  mot  de  mérite  reste  exclu  de 
cette  formule  alambiquée.  Texte  dans  Th.  Hergang, 
Das  Religions- Gesprâch  zu  Regcnsburg,  Cassel,  1858, 
p.  104-106. 

Comme  on  peut  bien  le  supposer,  cette  réticence 
était  trop  manifeste  pour  passer  inaperçue.  Afin  de 
prévenir  les  malentendus  possibles,  Contarini  s'en 
expliquait  déjà  brièvement,  le  3  mai,  dans  une  petite 
note  qui  accompagnait  l'envoi  du  document  officiel. 
Texte  édité  par  Th.  Brieger,  dans  Zeitschrift  fur  Kir- 
chengeschichte,  1882,  t.  v,  p.  594-595.  Néanmoins,  dès 
avant  la  fin  du  colloque,  des  bruits  tendancieux  étaient 
mis  en  circulation  et  ses  auteurs  passaient,  dans  les 
milieux  romains,  pour  avoir  carrément  nié  le  mérite 
des  bonnes  œuvres  :  Romœ  murmur  auditur  et  opinio 
mullum  prœvalet  contra  illos  doclores,  asserentes  eos 
decrevisse  opéra  post  gratiam  non  esse  meriloria.  Lettre 
d'Alexandre  Farnèse  à  Contarini,  en  date  du 
15  juin  1541,  dans  J.  Le  Plat,  Monument,  ad  hist.  conc. 
Tridentini  ampl.  collectio,  Louvain,  1783,  t.  m,  p.  122. 
Voir  une  semblable  allusion  dans  la  lettre  de  Bembo 
à  Contarini,  en  date  du  27  mai,  éditée  par  L.  Becca- 
delli,  Monumenti  di  varia  letteralura,  t.  i  b,  Bologne, 
1799,  p.  169,  et  dans  la  réponse  de  Contarini  à  Bembo, 
en  date  du  28  juin.  Fr.  Dittrich,  Regesten  und  Briefe 
des  Cardinals  G.  Gontarini,  Inedita,  n.  78,  p.  341. 

A  cette  rumeur  accusatrice  Contarini  répondit  de 
Ratisbonne,  le  22  juin,  par  une  longue  et  curieuse 
lettre  au  cardinal  Farnèse,  qui  rétablit  les  faits  et  nous 
renseigne  exactement  sur  les  intentions  de  l'assem- 
blée. Il  commence  par  démentir  la  formule  négative 
qu'on  leur  impute  et  qui,  de  fait,  ne  figure  pas  dans 
l'Intérim.  Mais  il  ajoute  aussitôt  qu'on  y  a  soigneuse- 
ment évité  les  termes  trop  précis  qui  pouvaient  faire 
question  :  Verum  quidem  illud  est...  vitari  istas  voces 
meritum  et  meritorium.  Caute  etiam  devilatum  est  ne 
diceretur  opéra  nostra  esse  meritoria  oitee  alternée. 

Il  s'agit  donc  d'une  tactique  voulue,  dont  l'auteur 
s'empresse  de  donner  la  raison  à  son  correspondant. 
On  s'est  abstenu  du  terme  «  mérite  »  parce  qu'il  n'est 
pas  employé  dans  l'École  sans  d'importantes  nuances. 
Et  l'auteur  d'en  appeler,  après  Aristote,  à  saint  Tho- 
mas, qui  n'admet  qu'un  mérite  secundum  quid,  et  à 
Scot,  qui  le  subordonne  à  l'acceptation  divine.  Voir 
ci-dessus  col.  682  et  701.  Voilà  pourquoi  on  n'a  pas, 
dit-il,  estimé  prudent  d'jmposer  ce  terme  d'une  manière 
absolue  :  Quapropler  nos  considérantes  quod,  quando 
aliqua  uox  dicitur  sine  omni  additione  et  limilatione, 
possit  accipi  in  sensu  simplici  et  absoluto,  non  est  nobis 
visum  esse  necessarium  ut  cogeremus  protestantes  ut 
explicarenl  hsec  verba  de  merito.  Les  ménagements 
dont  on  use  envers  les  Grecs  au  sujet  de  formules  qui 
leur  déplaisent  ne  seraient-ils  pas,  ajoutait-il,  de  mise 
à  l'égard  de  chrétientés  autrement  importantes? 

On  n'a  pas  davantage 'voulu  dire  que  nos  œuvres 
méritent  la  vie  éternelle.  Car  celle-ci  nous  est  attribuée 
par  un  vouloir  tout  libéral  de  Dieu.  Dès  lors,  parler 
de  mérite  à  cet  égard  fait  croire  aux  protestants  quod 
velimus  asserere  deberi  nobis  oitam  propter  opéra, 
quasi  prius  nobis  non  fuisset  débita  propter  gratuitam 
donationem,  quodque  doceamus  opéra  posse  mereri  oitam 
eliamsi  prius  nobis  ratione  doni  débita  non  fuisset. 
C'est  pourquoi  ils  n'acceptent  pas  de  mérite  au  sujet 
de  la  gloire  elle-même,  mais  bien  seulement  de  son 
augmentation  :  Quare  illi  bonis  operibus  potius  aug- 
mentum  felicitalis  vilx  aeternee  tribuunl  quam  ipsammet 
vitam  œlernam.  En  vertu  des  mêmes  scrupules,  nos 
théologiens  s'abstiennent  de  cette  expression  :  l'as- 
semblée les  a  imités  sur  ce  point,  ne  uideamur  ingrate 
dicere  quod  vita  selerna  nobis  non  fueril  prius  débita 
ratione  doni  sed  tantum  debeatur  nostris  bonis  operibus. 
D'où  l'auteur  conclut  :  Hisce,  inquam,  causis,  ratio- 
nibus  ac  exemplis  moti,  judicavimus  non  esse  necesse 


735 


MÉRITE   AU   CONCILE   DE   TRENTE   :    PRÉPARATION   DU   DÉCRET 


736 


cogère  protestantes  ad  istam  vocem  meriti,  sed  dissimu- 
landam  esse  putavimus. 

Si  la  première  raison  invoquée  par  Contarini  était 
plutôt  d'ordre  politique,  on  voit  que  la  seconde 
appartient  proprement  à  la  théologie.  Ce  qui  nous 
prouve  à  quel  point  les  chicanes  de  la  controverse 
avaient  fini  par  imposer  à  certains  catholiques  les 
préventions  les  plus  caractéristiques  de  la  Réforme. 
Texte  dans  Theol.  Studien  und  Kritiken,  1872,  t.  xlv, 
p.  144-150. Voir  de  même  la  lettre  de  Contarini  (à 
Jérôme  Aléandre?),  en  date  du  22  juillet,  éditée  par 
L.  Beccadelli,  Monumenti  di  varia  letteralura,  t.  i  b, 
p.  186-189,  et  Th.  Brieger,  dans  Zeitschri/t  jùr  Kirchen- 
geschichte,  1880,  t.  ni,  p.  516-519.  Après  y  avoir  rap- 
pelé qu'il  fut  d'accord  sur  ce  point  avec  tous  les 
théologiens  impériaux,  le  légat  s'élève  assez  vivement 
contre  l'idée  qu'on  veuille  faire  de  Dieu  notre  débiteur. 
Quant  à  lui,  il  déclare  vouloir  tout  attendre  dalla 
sua  benignilù,  misericordia  et  liberalità  et  non  da  debito 
suo  et  obbligo  suo  alcuno.  Contarini  avait  pareillement 
évité  le  terme  «  mérite  »  dans  sa  célèbre  lettre  doc- 
trinale du  25  mai  sur  la  justification. 

L'Intérim  de  Ratisbonne  n'eut  aucun  succès.  Mais 
les  controversistes  protestants  ne  manquèrent  pas  et 
ne  se  privent  point  encore  aujourd'hui  de  compter 
comme  une  victoire  les  concessions  imprudentes  qu'il 
avait  arrachées  aux  «  pontificaux  ».  En  particulier, 
la  lettre  de  Contarini  leur  mettait  en  mains  un  magni- 
fique atout.  Publiée  pour  la  première  fois  par  Flacius 
Illyricus,  De  voce  et  re  fidei  quodque  sola  fïde  justifi- 
camur,  Bâle,  1563,  p.  268-272,  elle  fut  reprise,  au 
xviii»  siècle,  par  G.  Riesling  et  opposée  à  l'apologie 
de  Contarini  que  venait  de  tenter  le  docte  cardinal 
Quirini,  évêque  de  Brescia.  Epistolse  Anti-Quiri- 
nianse,  Leipzig,  1751,  p.  289-293.  De  ces  sources  trop 
peu  accessibles,  elle  a  été  jetée  de  nouveau  au  grand 
jour  de  la  publicité  par  Th.  Brieger,  en  appendice  à  son 
mémoire  Die  Rechljertigungslehre  des  Cardinal  Conta- 
rini, dans  Theol.  Studien  und  Kritiken,  1872,  t.  xlv, 
p.  144-150,  à  l'appui  de  la  thèse  qui  qualifie  de  concep- 
tion «  authentiquement  protestante  »,  ibid.,  p.  142,  la 
théorie  de  la  justification  défendue  par  le  cardinal 
légat.  Voir  du  même  auteur  un  jugement  à  peine 
adouci  dans  Zeitschrift  fur  Kirchengeschichte,  1882, 
t.  v,  p.  577-581. 

Il  serait  injuste  d'enregistrer  purement  et  simple- 
ment comme  le  verdict  de  l'histoire  ces  appréciations 
de  polémistes  tendancieux.  Plus  modéré,  H.  Ruckert, 
Die  theologische  Entwicklung  G.  Contarini,  Bonn,  1926, 
p.  93-95,  se  contente  de  dire  que  sa  position  au  sujet 
du  mérite  fut  seulement  équivoque.  Voir  de  même 
Fr.  Dittrich,  G.  Contarini,  Braunsberg,  1885,  p.  685- 
692,  et  Fr.  Hiinermann,  Die  Rech/ertigungslehre  des 
Kardinals  G.  Contarini,  dans  Theol.  Quartalschrift, 
1921,  t.  en,  p.  19-22.  Mais  les  faits  subsistent,  qui 
témoignent  combien  fut  réelle  et  profonde,  dans  les 
milieux  inféodés  à  l'école  de  Cologne,  la  tendance  à 
certains  compromis  théologico-politiques  dont  la  doc- 
trine du  mérite  était  appelée  à  faire  plus  ou  moins 
directement  les  frais.  En  même  temps  qu'ils  font  con- 
naître l'atmosphère  dans  laquelle  le  concile  de  Trente 
était  à  la  veille  de  s'ouvrir,  ces  indices  convergents 
permettent  de  mesurer  tout  à  la  fois  l'importance 
et  la  difficulté  de  la  mise  au  point  qu'il  s'agissait  de 
réaliser. 

III.  DÉFINITION  DU  CONCILE  DE  TRENTE.  Un  des 

principaux  objectifs  que  le  concile  de  Trente  s'est 
proposés  et  un  de  ses  plus  importants  résultats  fut  la 
promulgation  du  décret  relatif  à  la  justification 
(vie  session  :  13  janvier  1547).  La  doctrine  du  mérite 
en  est  un  élément,  que  la  logique  du  sujet  et  la  pres- 
sion de  la  polémique  protestante  imposaient  égale- 
ment d'y  faire  entrer. 


1°  Histoire  du  décret  conciliaire.  - —  Dans  les  longues 
délibérations  qui  précédèrent  l'avènement  du  Decre- 
tum  de  justificationc  (juin  1546-janvier  1547),  la  ques- 
tion du  mérite  devait  tout  naturellement  trouver  sa 
place,  en  attendant  de  se  fixer  dans  le  chapitre  final 
où  l'Église  a  consigné  les  traits  essentiels  de  son 
enseignement. 

Parce  que  de  moindre  relief  à  côté  d'autres  plus 
graves,  ce  problème  est  très  rapidement  touché  par 
les  historiens  de  la  vie  session,  soit  dans  l'ouvrage 
ancien  mais  toujours  utile  de  J.  Hefner,  Die  Ent- 
stchungsgeschichte  des  Trienter  Recht/ertigungsdekretes, 
Paderborn,  1909,  soit  dans  la  récente  monographie  de 
H.  Ruckert,  Die  Rechljertigungslehre  auf  dem  triden- 
linischen  Konzil,  Bonn,  1925.  Les  actes  officiels, 
Concil.  Trid.,  t.  v  :  Act.  pars  altéra,  édit.  Elises,  Fri- 
bourg-en-B.,  1911,  contiennent  cependant  des  docu- 
ments nombreux  et  précis  qui  montrent  comment, 
dans  le  cadre  général  du  décret  et  de  son  histoire 
assez  complexe,  voir  Justification,  t.  vm,  col.  2165- 
2172,  des  échanges  de  vues  se  produisirent  au  sujet 
du  mérite,  dont  la  théologie  peut  et  doit  faire  son 
profit. 

1.  Préparation  du  décret.  ■ —  Sans  avoir  encore  rien 
de  commun  avec  le  texte  du  décret  futur,  une  série 
de  travaux  préliminaires  servit  à  en  préparer  de  loin 
les  matériaux. 

a)  Consultations  des  théologiens.  - —  Parmi  les  six 
articles  soumis,  en  date  du  22  juin  1546,  à  l'examen 
des  theologi  minores,  deux  intéressaient  ou  devaient 
forcément  intéresser,  bien  qu'il  n'en  fût  pas  expressé- 
ment question,  la  doctrine  du  mérite,  savoir  l'art.  4  : 
An  et  quomodo  opéra  faciant  ad  juslificalionem  ante 
et  post  et  l'art.  5  :  Declaretur  quid  prœcedat,  quid  conco- 
miletur,  quid  sequalur  ipsam  justiflcalionem,  t.  v, 
p.  261.  Aussi  la  plupart  des  consulteurs  s'expliquent- 
ils  à  ce  sujet. 

Des  œuvres  préparatoires  à  la  justification  ils  sont 
d'accord,  à  très  peu  d'exceptions  près,  voir  Justifi- 
cation, col.  2177,  pour  dire  qu'elles  sont  nécessaires, 
au  moins  à  titre  de  «  causes  dispositives  ».  Salmeron 
tient  seulement  à  exclure,  avec  saint  Paul,  mérita  quœ 
ex  se  '  et  sua  dignitate  emunt  justitiam,  séance  du 
23  juin,  p.  271,  cf.  p.  264.  Le  mérite  de  congruo  était 
évidemment  dans  la  logique  de  ces  affirmations  :  le 
franciscain  Antoine  de  Pignerol  en  traite  ex  professo, 
et  avec  un  extrême  effort  de  précision,  à  la  séance  du 
26,  p.  274.  Après  avoir  écarté  comme  sans  valeur  les 
actions  faites  sine  aliqua  gratta  naturalem  volunlatem 
prœveniente,  il  ajoute  :  Opéra  juslificalionem  antece- 
denlia,  instinctu,  horlatu  molioneque  divina  a  no  bis 
facta,  licet  graliœ  sanctificantis  et  justificationis  non 
sint  condigna,  disponunt  tamen...  ad  gratiam  suscipien- 
dam...  Hanc  operum  dispositionem  et  prscparalionem... 
theologi  vocant  meritum  de  congruo,  quod  non  est  vere 
et  simplex  meritum,  sed  meritum  secundum  quid. 

On  a  fait  observer  que,  dès  ces  premières  délibéra- 
tions et  dans  la  suite,  les  franciscains  eux-mêmes 
demandent  l'intervention  de  la  grâce  actuelle  pour  le 
mérite  de  congruo.  Fr.  Hiinermann,  Wesen  und 
Notwendigkeit  der  aktuellen  Gnade  nach  dem  Konzil 
von  Trient,  p.  25;  cf.  p.  34,  54,  83.  Ce  qui  tendrait  à 
prouver  la  baisse  du  nominalisme  extrême  au  temps 
du  concile.  En  disant  :  sine  aliqua  gratia...  prœve- 
niente, Antoine  de  Pignerol  use  d'une  expression  cir- 
conspecte, qui  a  bien  l'air  de  réserver  les  positions  de 
son  école  et  n'indique  certainement  pas  qu'il  les 
veuille  abandonner. 

Quant  aux  œuvres  qui  suivent  la  justification,  tous 
reconnaissent  qu'elles  sont  méritoires,  et"  parfois  avec 
des  formules  d'une  très  haute  densité  théologique. 
Ainsi  le  franciscain  Richard  du  Mans  :  Opéra  dicuntur 
meritoria,  non  quasi  ex  nobis  provenienlia,  sed  a  Deo, 


737 


MÉRITE   Al"   CONCILE    DE    TRENTE   :   PRÉPARATION    DU    DÉCRET 


738 


quia  per  meritum  Christi  fit  ut  nostra  bona  opéra  sint 
meritoria,  p.  2G2.  Licet  non  trahant  Deum,  quasi  illa 
opéra  nos  juslificent,  précise  son  confrère  Jean  du 
Conseil,  p.  263,  sed  mouent  suam  misericordiam  adeo 
quod  fiant  in  nobis  meritoria.  Comme  tout  à  l'heure, 
Antoine  de  Pignerol  a  recours  aux  termes  d'école  : 
Opéra  ex  libéra  volunlale  et  ex  radiée  gratiœ  prodeuntia 
merentur  de  condigno  augmentum  gratiœ  et  justifica- 
tionis  et  ipsam  denique  gloriam.  Et  l'auteur  d'expli- 
quer ensuite,  d'une  façon  très  heureuse,  que  ce  n'est 
pas  là  diminuer  la  gloire  du  Christ,  mais,  tout  au 
contraire,  la  faire  resplendir  :  Quia  non  tribuit  [assertio 
hœc]  viribus  noslris  vim  hanc  merendi...,  sed  gratiœ 
Christi  in  nobis  et  per  nos  operanti,  p.  276-277. 

Aussi  ces  formules  techniques  viennent-elles  tout 
naturellement  dans  le  résumé  de  Massarelli,  p.  280  : 
Major  pars  theologorum  dixit  quod  opéra  disponentia 
ad  justificationem  sunt  meritoria  jusiificationis  de 
congruo,  opéra  vero  post  justificationem  sunt  meritoria 
vitœ  œlernœ  de  condigno.  La  minorité  était  faite  de 
quatre  augustiniens  rigides  qui  n'admettaient  qu'un 
rôle  •  purement  passif  »  de  la  liberté,  voir  Justifica- 
tion, t.  vin,  col.  2166,  et,  de  ce  chef,  note  Massarelli, 
wisi  sunt  exténuasse  meritum  operum.  A  propos  de  ces 
théologiens,  on  a  pu  parler  de  tendance  aux  «  com- 
promis »  et  de  i  penchant  vers  la  Réforme  ».  Hûner- 
mann,  op.  cit.,  p.  39-41.  Cf.  p.  47,  49,  57,  63.  En  tout 
cas,  cette  dissonance  tranche  sur  le  plein  accord  des 
autres  et  ne  sert  qu'à  mieux  le  faire  ressortir. 

b)  Délibérations  des  Pères.  ■ —  Quand  les  Pères  furent 
suffisamment  éclairés  par  ces  consultations  préa- 
lables, les  légats,  à  la  date  du  30  juin,  concentrèrent  les 
réflexions  du  concile  sur  une  liste  des  principales 
«  erreurs  »  qu'il  paraissait  opportun  d'envisager  en 
matière  de  justification,  p.  281-282. 

La  première  était  celle  du  pélagianisme  :  Nalura 
nostra...  propriis  viribus...  polest  se  disponere,  acquirere 
et  mereri  justitiam  apud  Deum.  Mais  la  plupart  des 
autres  visaient  le  protestantisme  et  quelques-unes  ont 
trait  à  notre  question,  en  dénonçant,  soit  le  pessi- 
misme total  de  la  Réforme  :  Quod  omnia  opéra  justi- 
ficati  sint  peccata  et  infernum  mereantur,  soit  les 
conséquences  qu'il  comporte  en  matière  de  mérite  : 
Quod  opéra  bona  sequentia  justitiam  eam  tanlum  signi- 
ficanl  nec  juslificani,  id  est  justitiœ  augmentum  meren- 
tur. Quod  opéra  justi  non  merentur  vilam  œternam. 
Ainsi  la  question  du  mérite  était  mise  pratiquement 
à  l'ordre  du  jour,  soit  à  propos  des  œuvres  qui  pré- 
cèdent la  justification,  soit  à  propos  de  celles  qui  la 
suivent. 

Du  5  au  13  juillet,  on  délibéra  sur  la  «  première 
justification  ».  Les  sentiments  émis  par  les  Pères  un 
peu  à  bâtons  rompus  furent  ainsi  résumés  à  la  séance 
du  14  juillet,  p.  338-339  :  Gratia  Dei  adjuti  disponunt 
se  [adulti]  ad  graliam  subsequentem.  Il  ne  peut  être 
question  d'autre  chose  :  Opéra  prœcedentia  nihil 
jaciunt  nisi  prœparationem  quamdam  et  dispositionem. 
Mais  cette  «  disposition  »  doit  être  maintenue,  quand 
il  s'agit  des  œuvres  inspirées  par  la  foi  :  Opéra  prœce- 
dentia fidem  nihil  conjerunt,  subsequenlia  prœparant. 
Et,  d'un  mot,  par  rapport  à  la  «  seconde  justifica- 
tion »  :  Opéra  disponunt  lantum  hune  primam  justifi- 
cationem, secundam  merentur. 

Il  y  eut  une  seule  voix  discordante  :  Quidam  dixit, 
note  le  même  résumé,  p.  339,  opéra  ante  justificatio- 
nem facta  nihil  omnino  facere  neque  etiam  disponere, 
sed  tolum  tribuendum  bonitati  et  pietati  divinœ.  Telle 
avait  été,  en  effet,  la  position  prise,  le  10  juillet, 
p.  325,  par  l'évèque  de  Bellune,  Jules  Contarini,  tri- 
butaire en  cela  des  idées  de  son  oncle  le  cardinal. 
Au  dire  de  SeveroJ,  Diaria,  t.  i,  p.  88,  ceci  parut  peu 
orthodoxe  à  lensemble  du  concile.  .1.  Contarini  avait 
été  précédé  dans  cette  voie,  le  6  juillet,  par  l'évèque 

DICT.    DE    TIIÉOL.     CATHOL. 


de  La  Cava,  Jean  Thomas  Sanfelice,  qui  insistait  pour 
ramener  ces  dispositiones  ad  justificationem  à  des 
fructus  Spiritus  Sancti,  p.  296,  et  écarter  toute  espèce 
de  mérite  à  cet  égard.  En  dehors  de  ces  pessimistes 
attardés,  les  Pères  furent  d'accord  pour  dire  que  nos 
bonnes  œuvres,  celles  du  moins  qui  sont  faites  sous 
l'influence  de  la  grâce  actuelle,  préparent  efficace- 
ment l'âme  à  la  justification  et  sont  nécessaires  à  ce 
titre. 

Un  certain  nombre  se  refusent  à  aller  plus  loin, 
témoin  l'évèque  de  Feltre,  p.  297,  dont  la  formule 
intentionnellement  restrictive  est  relevée  dans  le  ré- 
sumé de  Massarelli,  ou  encore  celui  de  Castellamare  : 
Opéra  ante  justificationem  sunt  necessaria,  non  meri- 
toria, p.  299,  et  celui  de  Vaison,  p.  301  :  Opéra  prœce- 
dentia justificationem  aliquo  modo  ad  eam  faciunt, 
non  quia  justificationem  impelrare  mereantur. 

D'autres  cependant,  comme  l'archevêque  d'Ace- 
renza,  p.  289,  croient  pouvoir  parler,  en  général, 
d'œuvres  méritoires  et  plusieurs  adoptent  sans  hésiter 
la  formule  classique  :  mérite  de  congruo,  tels  les  évê- 
ques  de  Majorque,  p.  291,  de  Sinigaglia,  p.  292-293, 
de  Badajoz,  p.  324.  De  même  plus  tard  le  général  des 
conventuels,  séance  du  22  juillet,  p.  369.  C'est  aussi 
sans  nul  doute  la  pensée  de  l'évèque  des  Canaries,  qui 
écarte  le  mérite  de  congruo  pour  les  œuvres  faites  in 
puris  naturalibus,  c'est-à-dire  sola  generali  gratia  Dei, 
mais  enseigne  qu'avec  la  foi  et  la  charité  qui  en  est  la 
suite  opéra  merentur  justificationem,  p.  329-330.  Il 
allait  même  si  loin  dans  cette  voie,  au  dire  de  Seve- 
roli,  Diaria,  t.  i,  p.  89,  qu'il  parut  «  presque  tomber 
dans  l'erreur  des  pélagiens  ».  Suivant  une  autre  dis- 
tinction, qui  ne  semble  pas  avoir  eu  beaucoup  de 
partisans,  l'évèque  de  Castellamare  réserve  le  mérite 
de  congruo  aux  opéra  concomitantia  ipsam  justifica- 
tionem, p.  299.  A  la  séance  du  20  juillet,  p.  363,  le 
même  Père  devait  reprendre  le  même  terme  dans  son 
sens  usuel. 

En  traitant  de  la  première  justification,  plusieurs 
Pères  avaient  déjà,  cédant  à  la  logique  du  sujet,  anti- 
cipé sur  la  seconde.  Seul  l'évèque  de  La  Cava,  confor- 
mément à  son  système,  se  prévaut  de  saint  Bernard, 
voir  plus  haut,  col.  672,  pour  réduire  notre  mérite 
au  seul  fait  de  notre  libre  consentement,  p.  295.  Tous 
les  autres  insistent  sur  le  caractère  pleinement  méri- 
toire des  œuvres  faites  en  état  de  grâce  :  par  exemple, 
l'archevêque  d'Acerenza,  p.  289-290,  l'évèque  de 
Vaison,  p.  302.  Quelques-uns  tiennent  d'ailleurs  à 
marquer,  avec  saint  Augustin,  que  nos  mérites  se 
ramènent  à  un  don  de  Dieu  :  par  exemple,  les  évoques 
de  Sinigag.ia,  p.  293,  et  de  Motula,  p.  306. 

Mais  cette  idée  trouvait  surtout  sa  place  dans 
les  débats  sur  la  seconde  justification,  qui  eurent 
lieu  du  15  au  23  juillet.  L'évèque  de  La  Cava  y  fit 
encore  profession  de  minimisme  :  Ea  tamen  [opéra] 
merentur  quatenus  mérita  Christi  nobis  condonantur, 
p.  347.  C'est  sans  doute  en  développant  le  même 
thème,  à  la  séance  du  9  juillet,  que  l'évèque  de  Wor- 
cester,  au  dire  du  secrétaire  Marcus  Laureus,  p.  383, 
avait  paru  nier  le  mérite  des  œuvres  post  justitiam. 
A  la  même  séance  du  17  juillet,  l'évèque  de  Feltre, 
p.  347,  essaya,  en  une  formule  subtile,  de  s'accom- 
moder à  cette  vue  :  Nostra  opéra,  quatenus  condonatur 
nobis  ut  sint  meritoria  per  mérita  Christi,  sunt  meri- 
toria. Pour  l'ensemble  des  Pères,  cette  application  des 
mérites  du  Christ  s'entend  d'une  app.ication  active, 
qui  devient  génératrice  de  nos  propres  mérites. 

A  peine  quelques-uns  s'en  tiennent-ils  à  des  for- 
mules vagues  et  se  contentent  de  dire  que,  par  nos 
œuvres,  nous  obtenons  ou  recevons  la  vie  éternelle 
Voir,  par  exemple,  l'évèque  d'Ascoli,  p.  350;  l'arche- 
vêque de  Cambrai,  p.  351;  les  évoques  de  Majorque, 
d'Albe,  de  Vaison,  de  Némosie,  p.  360-361,  de   Ber- 

X.  —  24 


739 


MERITE   Al;    CONCILE    DE   TRENTE  :    ÉLABORATION    DU    DÉCRET 


740 


tinora,  p.  365.  La  plupart  parlent  franchement  de 
mérite  et  de  mériter;  niais  l'évêque  des  Canaries  rap- 
pelle que  nos  mérites  reposent  sur  la  miséricorde 
divine  :  Misericordia  Dei  fil  ut  opéra  nostra  uliquid 
mereantur,  p.  366.  A  quoi  celui  de  Huesca  ajoute  men- 
tion du  pacte  qu'ils  supposent  :  Mercedem  operibus 
bonis  ex  Dei  paclo  a  liberalitute  debitam  eonsequetur, 
p.  3C7. 

Le  général  des  servîtes  fait  entendre  la  note  sco- 
tiste  :  Opéra  bona  sunt  meritoria  vide  œternœ  quatenus 
Deus  illa  acceptât,  non  quatenus  nostra,  p.  371.  Il  est  à 
remarquer  que  la  même  théologie  n'avait  pas  em- 
pêché précédemment,  p.  346,  l'archevêque  d'Armagh 
d'admettre  un  mérite  de  condigno.  D'autres  le  fai- 
saient intervenir  d'emblée  :  tels  les  évêques  de  Bos'a 
et  de  Lanciano,  p.  361.  On  en  rencontre  chez  l'évêque 
de  Sinigaglia,  p.  349,  "cette  variante  atténuée  :  Gloria 
et  honore  [justificatiis]  benignitate  Dei  digne  corona- 
bitur.  Ici  encore,  l'évêque  de  Castellamare  se  plaît 
aux  distinctions  subtiles  :  Quatenus  ex  libero  arbitrio  et 
gratia  Dei  justificante  [proveniunt  opéra],  et  hsec 
sunt  de  congruo  meritoria  et  de  condigno  large  ad 
beatiludinem  ipsam...;  quatenus  procédant  de  Spiritu 
Sancto,  sunt  de  condigno,  p.  363. 

De  toutes  les  réponses  la  plus  profonde  tout  à  la 
fois  et  la  plus  traditionnelle  fut  celle  de  Jérôme 
Séripando.  Il  commence  par  faire  observer  que  cette 
question  soulève  une  magna  dubitatio,  quand  il  s'agit 
d'accorder  ici  la  part  de  l'homme  et  de  Dieu.  Sa  solu- 
tion s'inspire  des  principes  de  saint  Augustin  et  de 
saint  Bernard,  dont  il  rapporte  les  textes  les  plus 
caractéristiques  :  Dico  quod,  sicut  vila  seterna  merces 
dicitur  in  sacris  literis  et  gratia,  sic  opéra  dici  possunl 
mérita,  sed  debent  etiam  dici  dona.  Séance  du  23  juil- 
let, p.  373-374.  Doctrine  résumée  par  Massarelli, 
p.  370  et  381,  en  cette  formule  nerveuse,  qui  fut  tou- 
jours un  des  principes  régulateurs  de  la  théologie 
catholique  en  la  matière  :  Merces  id  est  meritum.  Les 
mêmes  vues  président  à  la  réponse  du  général  des 
carmes,  p.  376-377,  qui  ajoute  un  petit  exposé  très 
substantiel  pour  montrer,  à  l'adresse  des  protestants, 
que  nos  mérites  ne  nuisent  pas  au  mérite  du  Christ, 
puisqu'ils  en  procèdent. 

Cette  première  consultation  des  Pères  du  Concile  a 
l'incontestable  intérêt  de  faire  entendre,  avec  les  prin- 
cipes essentiels  de  la  foi  catholique,  toute  la  gamine  des 
opinions  théologiques  reçues  en  matière  de  mérite. 
Mais,  par  là-même,  la  plupart  des  réponses  associaient 
la  vérité  chrétienne  à  des  sytèmes  ou  formules  d'école, 
dont  le  concile,  en  travaillant  à  fixer  son  enseignement, 
allait  tendre  à  se  détacher  de  plus  en  plus. 

2.  Élaboration  du  décret  :  Projet  du  24  juillet.  ■ — 
Après  ces  premières  séances,  consacrées  pour  ainsi 
dire  à  l'inventaire  de  la  question,  et  où  les  réponses  se 
produisaient  encore  un  peu  au  hasard,  il  s'agissait 
d'arrêter  la  discussion  sur  un  texte  précis.  Tel  fut  le 
but  d'un  premier  projet,  œuvre,  semble-t-il,  de  l'ar- 
chevêque d'Armagh  et  du  franciscain  Véga,  qui  fut 
remis  aux  Pères  le  24  juillet  et  ne  tarda  pas  d'ailleurs 
à  être  entièrement  écarté. 

a)  Texte. —  Bien  qu'il  n'en  soit  à  peu  près  rien  resté 
dans  le  décret  définitif,  il  n'est  pas  inutile  de  voir 
comment  s'y  présentait  la  doctrine  du  mérite. 

On  y  rappelait  tout  d'abord  qu'il  ne  peut  être  ques- 
tion de  justice  en  nous  que  sous  le  bénéfice  préalable 
de  l'œuvre  rédemptrice  :  In  merilo  ipsius  Chrisli  Jesu... 
radicatur  et  fundalur  omnis  justitia  juslorum,  c.  1, 
p.  385.  En  conséquence,  à  rencontre  des  pélagiens, 
on  affirmait  la  stricte  nécessité  de  la  grâce  pour  méri- 
ter la  vie  éternelle  et,  d'un  mot,  la  vanité  du  mérite 
humain  quand  il  s'agit  d'être  justifié  :  In  hac  enim 
justificatione,  mérita  hominis  lacère  debent  ut  sola 
Christi  gratia  regnet,  c.  8-9.  p.  386-387.  Cf.  ibid.,  c.  11  : 


l'ropriis  liberi  arbitrii  uiribus...  nemo  potest...  credere, 
sed  neque  mereri  ut  sibi  detur  quod  credat. 

Cependant  il  faut,  pour  être  justifiés,  des  disposi- 
tions de  notre  part.  La  foi  est  la  première  et  la  prin- 
cipale :  Sine  ea  nullus  ad  justifteationem  sufficienter 
disponi  potest.  Elle  n'est  pas  la  seule  d'ailleurs;  mais, 
chez  qui  ne  met  pas  obstacle  à  son  développement 
normal  en  œuvres  de  charité,  adducit  ad  impetrundam 
justifteationem,  c.  12,  p.  388.  C'était  indiquer  en  termes 
discrets  la  nécessité  de  la  préparation  humaine  à  la 
grâce,  mais  sans  en  préciser  exactement  le  rôle  ou  la 
valeur. 

Une  fois  obtenue  la  justice,  les  œuvres  ont  pour 
effet  de  l'accroître  :  Per  bona  opéra  augeri  coram  Deo 
justitiam  semel  habitam,  c.  14,  p.  389.  Ce  qui  amenait 
logiquement  un  canon  spécial  sur  le  mérite.  D'après 
la  manière  générale  adoptée  dans  le  projet,  la  doctrine 
catholique  y  est  énoncée  tout  d'abord  sous  une  forme 
négative  :  Si  quis  dixerit,  de  bonis  operibus  justificati 
hominis  loquens  :  Superba  vox  est  meritum,  A.  S.  Cet 
anathème  était  ensuite  justifié  par  un  exposé  positif, 
où  se  lit  tout  d'abord  la  réalité  du  mérite  :  Verum 
enim  est  meritum  operum  illorum,  quia,  duce  gratia, 
comité  voluntate...,  non  modo  augmentum  gratiœ  sed 
et  gloriam  œternse  vitee  per  ea  ipsa  qui  vere  justificati 
sunt  promerentur  quatenus  in  Deo  sunt  fada.  En  effet, 
la  vie  éternelle  offre  ce  double  caractère  d'être  tout 
d'abord  une  grâce,  mais  ensuite  une  rétribution  : 
Gratia  dicitur  quia,  nisi  gratia  mérita  prœcessisset,  non 
esset  meritum  cui  gloria  tribuerelur;  sed  post  gratiam 
jam  corona...,  et  Mis  [operibus]  non  modo  dari  sed 
reddi...  prœdicatur.  Dès  lors,  rien  n'empêche  de  tra- 
vailler ici-bas  dans  la  vue  et  l'espoir  de  cette  rémuné- 
ration éternelle,  modo  primum  locum  sibi  vindicel 
caritas  atque  ideo  Deus,  c.  15,  p.  389. 

II  était  assez  étrange  comme  méthode  d'accrocher 
toute  la  doctrine  du  mérite  à  la  censure  d'un  dicton 
protestant,  de  provenance  inconnue,  et  qui  ne  tou- 
chait, au  demeurant,  que  l'aspect  le  plus  superficiel 
de  la  question.  Mais  le  commentaire  justificatif  se 
déroulait  ensuite  suivant  une  marche  parfaitement 
synthétique  :  réalité  du  mérite,  fondée  sur  les  deux 
facteurs,  divin  et  humain,  qui  le  produisent;  caractère 
de  la  vie  éternelle  qui  en  est  la  conséquence;  usage  de 
cette  espérance  dans  la  vie  morale. 

Sauf  cette  dernière  idée,  toutes  les  autres  entreront 
dans  les  formes  postérieures  du  décret,  mais  expri- 
mées en  d'autres  termes  et  dans  un  ordre  différent. 

b)  Discussion.  —  Ce  projet  n'avait  suscité  de  la  paît 
des  théologiens  consulteurs  que  des  observations 
insignifiantes.  Dès  ce  moment-là  pourtant,  p.  393,  le 
vœu  fut  émis,  que  nous  retrouverons  plus  tard,  de  voir 
ajouter  au  chapitre  du  mérite  le  texte  de  saint  Paul, 
II  Cor.,  iv,  17.  Mais  le  fond  et  la  forme  du  décret 
proposé  avaient  recueilli  pleine  approbation.  —  Il 
en  fut  autrement  chez  les  Pères,  pour  des  raisons 
d'ailleurs  qui  intéressaient  plutôt  l'allure  générale  du 
décret  que  le  détail  de  son  contenu.  Aussi  la  discus- 
sion a-t-elle,  en  général,  peu  de  portée  théologique  et 
particulièrement  sur  le  point  qui  nous  concerne. 
L'évêque  de  Lanciano,  p.  404,  trouvait  superflue  la 
condamnation  du  pélagianisme  au  c.  8;  mais  le  cha- 
pitre du  mérite  recueillit  le  placet  de  l'évêque  d'Ascoli, 
p.  412.  Fidèles  aux  doctrines  de  leur  ordre,  les  deux 
généraux  des  observantins  et  des  conventuels  s'ac- 
cordèrent à  réclamer  en  faveur  du  mérite  de  congruo. 
Séance  du  17  août,  p.  409-410.  Au  total,  ce  premier 
projet  s'effondra  sans  rémission  sous  les  coups  des 
critiques  qui  lui  vinrent  de  partout  et  les  travaux  de 
l'assemblée  ne  reprirent  qu'un  mois  plus  tard  sur  un 
texte  absolument  neuf. 

3.  Élaboration  du  décret  :  Projet  du  23  septembre.  ■ — 
Œuvre  personnelle  du  cardinal  Cervino,  qui  le  rédigea 


,1 


MÉRITE    AL    CONCILE    DE  TRENTE   :    ELABORATION    DU   DÉCRET 


742 


d'après  deux  brouillons  successifs  fournis  par  Jérôme 
Séripando,  en  date  du  11  et  du  19  août,  puis  lui  fit 
subir  diverses  modifications  suivant  les  consultations 
privées  des  Pères  et  des  théologiens,  ce  nouveau  pro- 
jet fut  soigneusement  préparé  au  cours  de  trois  ou 
quatre  longues  semaines  d'études  pour  être  enfin  sou- 
mis à  l'assemblée  le  23  septembre.  A  la  différence  du 
précédent,  il  marque  une  étape  importante  sur  la 
voie  du  décret  définitif. 

a)  Texte.  —  Avant  la  justification,  il  faut  avant  tout 
sauvegarder  les  droits  supérieurs  de  la  grâce.  C'est 
pourquoi  on  rappelle  tout  d'abord  qu'il  n'y  a  de  salut 
pour  l'humanité  que  dans  et  par  Jésus-Christ  :  elle 
ne  peut  sortir  de  l'injustice  que  par  l'application  du 
mérite  de  sa  justice  »,  c.  m,  p.  421  ;  cf.  c.  vu,  p.  423, 
formule  où  l'on  sent  la  terminologie  spéciale  de  Séri- 
pando, liée  à  sa  conception  de  la  double  justice,  et 
qui  ne  fut  pas  conservée. 

De  même,  les  grâces  individuelles  de  conversion 
dont  bénéficient  les  adultes  sont  accordées  nullis  nos- 
tris  existentibus  merilis.  II  y  a  lieu  cependant  à  une 
prœparatio  seu  dispositio  de  notre  part.  C.  vi,  p.  422. 
La  valeur  de  cette  «  préparation  »  était  indirectement 
suggérée  un  peu  plus  loin,  quand,  pour  expliquer  que 
notre  justification  reste  gratuite,  le  texte  ajoutait  : 
Quod  quidem  in  eo  sensu  interpretandum  est  quem  per- 
pétuas Ecclesiœ  catholicœ  consensus  lenuit  et  expressit, 
ut  scilicet  a  justificatione  ipsa  opéra  omnia  (idem  prœ- 
cedentia   et   ca   quoque   quse...    cum    fide    aliqua    fiunt 

TANQUAM  PROPRIE  MERITA  EXCLUDANTUR.  C.VlI,p.423. 

Même  nuance  dans  le  canon  correspondant  :  Si  quis 
impium  quibuscumque  suis  operibus  prsecedentibus  dixe- 
rit  posse  proprie  et  vere  justificationem  mereri  coram 
Deo,  ita  ut  illis  debeatur  gratin  ipsa  justificationis,  A.  S. 
Can.  5,  p.  426. 

Le  texte  ainsi  conçu  comportait  deux  affirmations  : 
l'une  théologique,  savoir  que  les  œuvres  prépara- 
toires à  la  justification  ne  sont  pas  «  proprement  » 
des  mérites;  l'autre  historique,  savoir  que  telle  fut  la 
pensée  constante  de  l'Église.  Il  est  à  remarquer  que 
l'adverbe  proprie  ne  figurait  pas  dans  la  rédaction  de 
Séripando,  qui  disait  absolument  :  lanquam  mérita 
excludantur,  p.  824  et  829. 

Exclu  avant  la  justification,  le  mérite  proprement 
dit  s'impose  après.  Voilà  pourquoi  le  chapitre  final  du 
projet  lui  était  expressément  consacré.  ...  In  Christo 
Jesu  justificatis  et  in  accepta  gratia  usque  in  finem  per- 
severanlibus  proponenda  est  vila  œlerna  lanquam  gratia 
flliis  Dei  et  heredibus  regni  promissa  et  tanquam  mer- 
ces...  bonis  ipsorum  operibus  et  meritis  débita.  Pro- 
ponenda videlicet  est  perfecta  illa  et  consummata  justi- 
tiœ  corona  quam...  exspectabat  Aposlolus  a  justo  judice 
qui  reddel  unicuique  secundum  opéra  cjus.  Qua  expec- 
tatione  neque  propria  justitia  slatuitur,  neque  ignoratur 
aiit  repudiatur  justitia  Dei,  tum  quia  opéra  bona  justo- 
rum  quibus  vita  œterna  redditur  a  justitia  Dei,  hoc  est 
gratia  seu  caritate  qua  Deus  eos  justos  fecit,  proveniunt, 
quœ  est  sicut  semen  Dei  cujus  vis  fructum  seterna  vita 
dignum  producere  polest,  tum  vero  quia  non  alia  quam 
ipsius  justitiœ...  ratione  fiunt  in  homine  fons  aquœ 
salientis  in  vitam  œternam.  C.  xi,  p.  426. 

Ce  texte  provenait  à  peu  près  littéralement  de  Séri- 
pando, p.  831-832.  Les  seules  modifications  notables 
portent  sur  la  dernière  phrase.  A  propos  de  la  grâce, 
celui-ci  marquait,  en  termes  d'école,  que  nos  œuvres 
en  procèdent  tanquam  principali  causa  :  le  rédacteur 
officiel  a  laissé  tomber  cette  expression  scolastique. 
La  dernière  proposition  y  était  conçue  en  ces  termes 
passablement  obscurs  :  ...tum  vero  quia  hœc  ipsa  Dei 
justitia...  non  alia  quam  bonorum  operum  ratione  fit  in 
homine  fons  aquœ  salientis,  etc.  A  cette  construction 
laborieuse,  qui  faisait  porter  tantôt  sur  les  œuvres 
tantôt  sur  la  justitia  Dei  l'accent  de  ces  deux  phrases, 


destinées  à  être  corrélatives,  succédait,  pour  le  plus 
grand  profit  de  la  clarté,  une  rédaction  plus  simple 
dont  les  opéra  bona  justorum  restaient  tout  â  la  fois  le 
seul  sujet  logique  et  grammatical. 

Quand  au  fond,  la  particularité  la  plus  saillante  de 
ce  texte  consiste  en  ce  que  le  mérite  y  est  seulement 
touché  in  obliquo.  A  peine  le  mot  y  figure-t-il  dans 
un  complément  indirect  pour  qualifier  la  nature  de  la 
récompense  :  merces...  operibus  et  meritis  débita.  Le 
fait  n'est  pas  moins  à  noter,  puisque  H.  Ruckert, 
op.  cit.,  p.  237,  déclare  ne  pas  l'y  trouver  du  tout. 
Contrairement  au  projet  du  24  juillet,  c'est  la  promesse 
de  la  couronne  éternelle  réservée  à  nos  œuvres  qui  est 
ici  au  premier  plan  :  d'où  l'on  remonte  au  mérite  par 
induction.  Moins  conforme  aux  lois  de  la  logique 
abstraite,  cette  méthode  correspond  plus  exactement 
aux  modalités  de  la  révélation  chrétienne  sur  ce  point  ; 
c'est  sans  doute  pourquoi  elle  devait  prévaloir  Puis 
cette  vérité  générale  y  est  appuyée  sur  l'exemple  et  la 
doctrine  de  saint  Paul  :  on  sait  que  toujours  le  concile 
aima  rattacher  ses  définitions  à  l'enseignement  de 
l'Écriture.  Enfin,  le  chapitre  se  termine  par  une  sorte 
d'apologétique  du  mérite,  destinée  à  montrer  que  cette 
notion  ne  crée  pas  à  l'homme  une  propria  justitia  au 
détriment  de  la  justitia  Dei.  Car  de  nos  mérites  celle- 
ci  reste  la  cause  efficiente  :  A  justitia  Dei...  prove 
niunt  et  la  cause  formelle  :  Non  alia  quam  ipsius  justi- 
tiœ ratione  fiunt  fons  aquœ  salientis. 

Ce  sont  donc  à  peu  près  les  mêmes  thèmes  que  dans 
le  premier  projet,  mais  présentés  sous  une  forme  plus 
doctrinale.  L'usage  pratique  du  mérite  dans  les  fins  de 
notre  vie  morale  et  la  question  du  désir  de  la  récom- 
pense qui  manquent  ici  se  retrouvent  plus  haut,  à  la 
fin  du  chapitre  sur  l'observation  des  commandements. 
C.  ix,  p.  425. 

Un  canon  contre  les  erreurs  protestantes  couron- 
nait cette  exposition  :  Si  quis  hominem  justificatum  et 
vivum  Chrisli  Jesu  membrum  effectum  dixerit  non  mereri 
bonis  operibus  vitam  œternam,  aut  bona  opéra  justo- 
rum ita  esse  dona  Dei  ut  per  ejus  gratiam  non  sint 
etiam  bona  mérita,  A.  S.. Can.  21,  p.  427. -La  première 
proposition  en  est  prise  littéralement  dans  le  texte 
de  Séripando.  Quant  à  la  deuxième,  elle  ramène  une 
formule  augustinienne  toujours  de  mise  en  la  matière 
et  qui,  de  ce  chef,  est  restée  dans  la  dernière  rédaction 
du  décret.  Mais  elle  chasse  une  phrase  complémen- 
taire, qui  faisait  l'apologétique  du  mérite.  Nam, 
déclarait  Séripando  à  l'adresse  de  qui  nierait  le 
mérite  du  chrétien  justifié,  gratiam  Chrisli  exténuai, 
quam  ad  hoc  non  extendit  ut  membris  suis...  vim  tri- 
buat  operandi  opéra  digna  vitœ  œternœ  remuneratione. 
Can.  8,  p.  833.  Vue  dogmatique  non  moins  simple 
que  profonde,  exprimée  d'ailleurs  ici  en  termes  très 
heureux,  et  à  laquelle  il  est  regrettable  que  le 
rédacteur  officiel  n'ait  pas  trouvé  le  moyen  de  faire 
un  sort.  —  Tel  est  le  texte  sur  lequel,  suivant  la 
méthode  reçue,  les  théologiens  d'abord,  puis  les  Pères, 
allaient  avoir  à  délibérer. 

b)  Discussion  du  projet  :  Le  mérite  avant  la  justifica- 
tion. —  Sans  parler  de  quelques  détails  de  minime 
importance,  les  débats  se  concentrèrent  vite  autour 
de   deux  points   principaux. 

Ce  fut  d'abord  la  phrase  initiale  du  c.  vu,  col.  741, 
qui,  tout  en  ayant  l'air  d'exclure  seulement  le  péla- 
gianisme,  posait,  en  réalité,  sous  cette  apparence 
inoiTensive,  tout  le  problème  du  mérite  de  congruo. 
Elle  se  heurta,  de  ce  chef,  à  de  vives  et  persistantes 
critiques. 

Des  deux  assertions  qu'elle  contenait,  d'aucuns 
attaquèrent  simplement  la  première,  qui  engageait 
ici  le  perpétuas  Ecclesiœ  catholicœ  consensus.  Véga 
faisait  déjà  des  réserves  à  ce  sujet  dès  la  séance  du 
27  septembre,  p.  131  ;  elles  furent  reprises  extra  congre- 


743 


MÉRITE   AU  CONCILE   DE   TRENTE   :    ELABORATION    OU   DECRET 


744 


galionem  par  le  docteur  Navarra,  p.  439,  et,  en  assem- 
blée, par  l'évêque  de  Vérone,  p.  459.  Mais  la  discussion 
porta  beaucoup  plus  encore  sur  la  seconde,  qui,  en 
écartant  le  mérite  «  proprement  dit  »  avant  la  justi- 
fication, semblait  indirectement  consacrer  l'existence 
d'un  mérite  inférieur. 

Les  dominicains  principalement  firent  opposition  à 
cet  adverbe  proprie  qu'ils  estimaient  tendancieux. 
Ainsi,  dès  le  28  septembre,  le  portugais  Gaspard  Rey 
(a  Regibus),  p.  434,  cf.  p.  43C,  tandis  que  son  confrère 
Jérôme  d'Azambuja  (ab  Oleastro)  demandait  que  ce 
mot  fut  introduit  au  c.  vr,  dans  la  formule  nullis  nos- 
Iris  meritis,  par  symétrie  avec  le  canon  5.  Mais  l'as- 
saut fut  surtout. longuement  mené,  à  la  séance  du  30, 
par  le  prieur  Jean  d'Udine,  au  nom  de  saint  Paul  et 
aussi  des  déclarations  antérieures  du  décret  sur  notre 
salut  dans  le  Christ  qui  signifient,  à  son  dire,  Vexclusio 
cujuscumquc  mcriti,  p.  441-442. 

Plusieurs  Pères  abondèrent  dans  le  sens  de  ces 
théologiens.  Non  opus  est  quidquam  innuere  de  merito 
congrui,  faisait  observer  prudemment  l'évêque  de 
Naxos,  p.  452.  Celui  d'Accia,  Robert  de'  Nobili,  est 
encore  plus  résolument  hostile,  cum  meritum  et  debi- 
tum  ex  diametro  contradicant  gratuit o  sive  gratis  dato, 
p.  455.  D'autres  exprimèrent  simplement  leur  non 
placet  sans  le  motiver  :  ainsi  l'évêque  de  Lanciano, 
p.  461,  et  l'abbé  Lucien,  p.  473.  Le  7  octobre,  les  abbés 
voulaient  seulement  adoucir  la  formule  en  celle-ci  : 
Quamvis  bona  faleamur  [opéra],  tamen  mérita  esse  nega- 
mus,  p.  475.  Mais,  le  lendemain,  Jérôme  Séripando 
exprimait  sa  défaveur  en  ces  termes  lapidaires  :  Si 
opéra  illa  aliquo  modo  sunt  mérita,  gralia  aliquando 
non  est  gratia,  p.  489. 

Cependant  la  formule  contestée  trouva  des  défen- 
seurs. Pour  la  sauver,  Véga  proposait  cette  précision  : 
proprie  mérita,  quibus  gratia  debeatur,  excludantur, 
p.  438,  tandis  que  le  mineur  Jean  du  Conseil  suggérait 
plutôt  une  addition  positive  :  cum  etiam  sint  utilia 
[opéra]  et  disponant  ad  justificationem,  p.  432  ;  cf.  p. 439. 
Cette  dernière  suggestion  devait  être  présentée  à 
l'assemblée,  le  7  octobre,  par  le  général  des  observan- 
tins,  p.  474.  L'évêque  de  Castellamare  eût  même 
souhaité  le  terme  necessaria,  p.  461,  tandis  que  celui 
de  Céos  se  fût  contenté  de  dire  :  licet  faciant  ad  dispo- 
sitionem,  et  l'archevêque  d'Aix  :  quamvis  plerumque 
ad  justificationem  consequendam  disponant  et  prépa- 
rent, p.  447. 

Au  lieu  de  ces  palliatifs,  le  général  des  conventuels 
porta  nettement  la  question  sur  le  terrain  théologique 
et  se  fit,  non  sans  quelque  vivacité,  l'interprète  de 
la  doctrine  reçue  dans  l'École  :  Mulli  censurarunt 
particulam  illam  :  lanquam  proprie,  etc.  Quos  ego 
satis  admiror,  cum  omnes  theologi,  excepta  Gregorio 
Ariminensi  ex  ordine  eremitarum,  ponant  ista  mérita 
impropria,  secundum  quid,  interprelaliva,  sive,  ut  uno 
verbo  dicam,  mérita  de  congruo,  distincta  a  meri- 
tis propriis,  veris,  graluitis  et  de  condigno.  Anle  ergo 
justificationem  nemo  negat  ex  theologis,  ut  dixi,  bona 
ista  et  mérita  impropria,  licet  quicumque  excludat 
ea  tanquam  mérita  propria.  Séance  du  7  octobre, 
p.  480. 

C'est  ainsi  que  cette  petite  incise  du  projet  deve- 
nait le  champ  clos  sur  lequel  s'affrontaient,  suivant 
leurs  préférences  théologiques,  partisans  et  adver- 
saires du  mérite  de  congruo.  Le  canon  5  devait  natu- 
rellement être  traité  en  conséquence,  p.  508;  mais  il 
ne  semble  pas  avoir  été  l'objet  d'observations  bien 
spéciales,  sauf  de  la  part  du  mineur  Jean-Baptiste 
Moncalvius,  p.  432,  et  du  docteur  séculier  Navarra, 
p.  440,  qui  en  voulaient  faire  préciser  quelques 
expressions. 

c)  Discussion  du  projet  :  Le  mérite  après  ta  justifi- 
cation. • —  A  côté  de  la  discussion  sur  les  œuvres  pré- 


paratoires à  la  grâce,  où  s'opposaient  nettement  deux 
écoles  rivales,  celle  que  provoqua  le  dernier  chapitre 
du  projet,  relatif  aux  œuvres  consécutives  à  la  justi- 
fication, se  déroule  dans  un  ordre  un  peu  dispersé 
et  sans  tendances  bien  définies. 

Un  petit  mouvement  d'opinion  se  produit  sur  le 
dossier  qu'il  convient  d'annexer  à  la  question.  Jean 
du  Conseil  réclame  de  nouveau,  p.  432  et  439,  le  texte 
paulinien  II  Cor.,  iv,  17,  qui  paraît  également  s'im- 
poser à  l'archevêque  d'Aix,  p.  448.  Au  contraire,  le 
texte  sur  lequel  se  terminait  le  projet,  de  Joan.,  iv,  14, 
ne  semble  pas  ad  rem  au  dominicain  Barthélémy 
Miranda,  p.  432,  ainsi  que  plus  tard  à  l'archevêque 
de  Torrès,  p.  451,  et  à  l'évêque  de  Badajoz,  p.  467. 
Mais  il  est  défendu  par  l'évêque  de  Bosa,  d'après 
l'usage  qu'en  ont  fait  les  maîtres,  p.  461.  A  sa  place, 
le  mineur  Vincent  Lunel  propose  une  addition  de 
caractère  théologique  :  ...Justitiœ  ratione  provenientis 
ex  merito  Christi,  p.  431.  L'évêque  de  Sinigag.ia  vou- 
drait qu'on  accroche  à  vitam  œternam  la  formule 
augustinienne  :  in  qua  coronat  in  eis  Dominus  dona 
sua,  p.  463. 

Plus  importantes  sont  les  réserves  formulées  çà  et 
là  au  sujet  de  la  dernière  phrase,  qui,  sous  prétexte 
de  mettre  in  tuto  la  justifia  Dei,  en  faisait  la  seule 
raison  formelle  de  nos  mérites  :  Non  alia  quam  ipsius 
justitiœ...  ratione  fiunt  [opéra  bona]  in  homine  fons 
aquœ  salienlis.  Elle  devait  déplaire  à  Lainez,  qui  vou- 
drait y  voir  mention  de  paclo  divino  ou  la  supprimer, 
p.  433.  Au  lieu  de  la  forme  exclusive  :  non  alia... 
ratione,  le  mineur  Richard  du  Mans  propose  la  forme 
positive  :  tum  vero  quia  ipsius  justitiœ  ratione,  p.  437. 
Salmeron  voulait  seulement  enlever  la  seconde  con- 
jonction tum  vero,  p.  438  :  ce  qui  eût  fait  de  cette 
proposition  une  simple  annexe  de  la  précédente,  et 
prouve  que  l'auteur  ne  saisissait  pas,  ou  ne  goût  ait  pas, 
la  nuance  qu'elle  exprime  à  côté  d'elle. 

Bien  que  ces  observations  soient  pour  la  plupart 
de  pure  forme,  elles  dénotent  le  sentiment  obscur  que 
ce  texte  ne  donnait  pas  satisfaction.  Le  général  des 
servîtes  en  marque  déjà  mieux  le  point  vulnérable, 
quand,"  au  lieu  de  dire  :  a  justitia  Dei...  proveniunt 
[opéra],  il  propose  tout  simplement  :  a  gralia  Dei, 
p.  491.  Dans  le  même  sens,  l'évêque  de  Castellamare 
trouve  que  l'expression  non  alia  ratione  quam  ipsius 
justitiœ,  a  l'air  d'exclure  le  Christ  et  le  don  de  sa  grâce 
inhérente  à  notre  âme  :  ce  qui  revenait  à  dénoncer  ici, 
non  sans  raison,  une  répercussion  indéniable  du  sys- 
tème de  la  double  justice.  En  conséquence,  il  suggérait 
de  dire  :  non  alia  ratione  quam  ipsius  justitiœ  seu  gra- 
liœ  dependenlis  a  gralia  Christi,  p.  495. 

Le  canon  correspondant  suscita  également  quel- 
ques légères  remarques.  Jean  du  Conseil  demande 
qu'on  ajoute  un  complément  à  bona  mérita,  pour  pré- 
ciser qu'il  s'agit  de  l'homme,  p.  439.  Le  même  théo- 
logien tenait  pour  superflus  les  termes  per  ejus  gra- 
tiam,  tandis  que  d'autres  souhaitaient  que  fût  ren- 
forcée la  mention  de  la  grâce  et  des  mérites  du  Christ, 
ne  videamur  nude  asserere  mérita  nostrorum*  operum 
qucmidmidum  pelagiani,  p.  509.  D'après  l'évêque  de 
Syracuse,  il  eût  fallu  y  introduire  le  rappel  de  la  pro- 
messe divine,  comme  au  c.  xi,  et,  au  besoin,  l'expri- 
mer dans  un  canon  spécial,  p.  466.  L'archevêque  d'Aix 
le  trouvait  surchargé  de  gloses  inutiles,  voire  même 
nuisibles,  p.  449.  Au  lieu  de  ces  périphrases  méticu- 
leuses, qui,  à  force  d'être  circonspectes,  finissaient  par 
laisser  une  impression  d'incertitude,  il  eût  aimé  cette 
formule  tranchante  :  Qui  dixerit  opéra  bona  justorum 
non  esse  bona  mérita  ipsorum,  anathema  eslo.  D'accord 
avec  quelques-uns  des  consulteurs,  tel  Lainez,  p.  438, 
il  demandait  qu'on  y  ajoutât  un  mot  de  merito  aug- 
menti  gratiœ.  Il  fut  suivi  sur  ce  point  par  Jérôme 
Séripando,  p.  490. 


745 


MERITE  AU   CONCILE   DE   TRENTE    :   ELARORATION    DU    DÉCRET 


7-'if> 


On  verra  dans  la  suite  que  le  nouveau  projet  fut 
conçu  de  manière  à  faire  droit  à  la  plupart  de  ces 
menues  observât  ions. 

d)  Consultation  des  théologiens  sur  la  justice  imputée 
et  la  certitude  la  grâce.  —  En  attendant,  un  débat 
complémentaire  allait  s'ouvrir  dont  les  résultats  impor- 
taient davantage  encore  à  la  question  du  mérite. 
Les  précédentes  discussions  avaient  révélé  des  divi- 
sions profondes,  chez  les  Pères  du  concile,  sur  la  jus- 
tice imputée  et  la  certitude  de  la  grâce.  Pour  tirer 
au  clair  ces  deux  points,  les  légats  décidèrent  de  les 
soumettre  à  une  consultation  spéciale  des  théologiens, 
qui  en  délibérèrent  du  15  au  26  octobre. 

Deux  questions  précises  leur  furent  posées,  p.  523. 
La  première  était  relative  au  problème  de  la  double 
justice  soulevé  par  Séripando,  voir  Justification, 
t.  vin,  col.  2182-2184.  Utrum  justificalus  qui  operatus 
est  opéra  bona  ex  gratia  et  auxilio  divino...,  ita  ut  reli- 
nuerit  inhserenlem  justitiam...,  censendus  est  satisfe- 
cisse  divinœ  justitiœ  ad  meritum  et  acquisilionem  vitœ 
œternœ?  Il  s'agissait  de  savoir  quelle  est  la  valeur  delà 
justice  que  l'homme  peut  acquérir  ici-bas  au  moyen  de 
la  grâce  et  si  elle  est  par  elle-même  un  titre  à  la  gloire, 
ou  s'il  faut  encore  qu'elle  soit  suppltmentée,  au  der- 
nier moment,  par  une  nouvelle  imputation  de  la  jus- 
tice du  Christ.  Où  l'on  voit  que  le  mérite  était  appelé 
à  servir  de  pierre  de  touche  pour  apprécier  le  système 
dit  de  la  double  justice.  Il  devait  aussi  venir  assez 
naturellement  à  propos  de  la  seconde  question  : 
Utrum  aliquis  possit  esse  cerlus  de  sua  adepla  gratia 
secundum  prœsentem  justitiam  ?  La  première  touchait 
au  problème  théorique  du  mérite  humain,  la  seconde 
à  celui  de  son  appréciation  pratique. 

Sur  ces  deux  points,  les  théologiens  abondèrent  en 
longues  dissertations,  dont  il  suffit  de  dégager  ici  les 
principaux  traits  qui  concernent  la  question  présente. 
La  très  grosse  majorité  se  prononça  contre  la  double 
justice  et  la  plupart  trouvèrent  un  argument  direct 
à  cette  fin  dans  le  fait  du  mérite,  en  montrant  que  la 
réalité  de  celui-ci  serait  compromise  par  la  théorie 
nouvelle.  Ce  raisonnement  est  très  nettement  pré- 
senté par  le  premier  d'entre  eux,  le  mineur  "Vincent 
Lunel  :  Dicere  justificatum  hujusmodi  anle  tribunal 
Christi  ad  Dei  misericordiam  et  Christi  justitiam  rursus 
confugere  oporlere  est  :  opéra  ex  gratia  hujusmodi  facta, 
asl  vere  non  esse  meritoria  vitœ  œternœ,  quod  catholico- 
rum  nemo  usque  hodie  asseruil,  p.  524.  "Voir  de  même 
Lainez,  p.  615  :  Tollilur  rêvera  meritum  ab  operibus 
bonis  in  caritate  factis. 

A  cette  argumentation  on  pouvait  objecter  que  les 
mérites  humains  procèdent  de  la  grâce,  et  que  la  tra- 
dition angustinienne  appliquait  ce  titre  à  la  gloire 
elle-même.  De  fait,  cette  doctrine  fut  souvent  rappelée 
par  l'un  ou  l'autre  des  consultants;  mais  l'intérêt 
réside  moins  dans  cette  réminiscence  que  dans  l'usage 
qu'ils  en  firent.  Le  plus  simple  était  évidemment  de 
dire  que  la  grâce  n'empêche  pas  ici  le  mérite.  C'est 
ce  que  rappelle  le  mineur  Clément  Thomasinus,  p.  565, 
et  l'exemple  personnel  de  saint  Paul  pouvait  être 
ici  invoqué,  comme  le  fait  le  séculier  français  Gentian 
Hervet,  p.  586.  Le  servite  Laurent  Mazochi  a  même 
une  très  heureuse  foi  mule  pour  rattacher  nos  mérites 
à  ceux  du  Christ  :  Cujus  meritis  noslra  omnia  infirma 
opéra  sublevanlur  ad  meritum,  p.  582,  tandis  que  le 
dominicain  Gaspard  Rey  (a  Ftegibus)  rappelle  avec 
raison  que  par  la  grâce  nous  sommes  greffes  sur  le 
Christ  et  qu'en  nos  œuvres  coule  désormais  sa  sève 
divine,  p.  596.  Ainsi  également  Lainez,  p.  619. 

Mais  il  était  plus  subtil  de  demander  à  cette  doc- 
trine même  un  argument  contre  la  double  justice  : 
ce  fut  la  tactique  adoptée  par  le  mineur  l-'rançois 
Visdomini.  Si  la  vie  éternelle  est  une  grâce,  c'est,  dit- 
il,  p.  533-534,  qu'elle  est  bien  la  couronne  de  nos  seuls 


mérites,  toujours  dépendants  et  imparfaits;  avec  une 
application  supplémentaire  de  la  justice  du  Christ, 
elle  serait  une  véritable  dette.  .Uterna  vila  nullis  ope- 
ribus promereri  potest  nisi  gratis  detur  et  illa;  si  aulem 
supplenti  justitiœ  darelur,  darelur  ex  debilo  :  sed  gra- 
tis datur,  quia...  ipse  peccala  condonal,...  ipse  donat 
mérita,  ..   ipse  donat  prœmia. 

De  toutes  façons,  il  apparaissait  que  le  mérite  com- 
porte un  titre  réel  à  la  gloire  :  Grégoire  Perfectus  pou- 
vait dire  avec  raison  que  tout  le  monde  était  d'ac- 
cord là-dessus,  p.  580,  et  Laurent  Mazochi  que  le  fait 
était  pour  tous  une  prémisse  certaine  :  supponitur 
tamquam  certum,  p.  584.  Cependant  les  tendances 
étaient  différentes  quand  il  s'agissait  d'en  préciser 
la  valeur.  Tandis  que  quelques-uns,  tel  le  dominicain 
Barthélémy  Miranda,  p.  551,  se  contentaient  de  dire  : 
vere  meremur,  d'autres  avaient  des  formules  plus 
accentuées,  comme  celle-ci  du  carme  Vincent  de 
Léon  :  Jusliflcatis  magno  jure  debetur  vita  selerna, 
p.  528,  cf.  p.  554.  Quelques  augustins  eux-mêmes 
adoptaient  ce  langage,  tel  Grégoire  Perfectus,  p.  577, 
et  cela  même  en  tenant  compte  du  pacte  divin  précé- 
demment rappelé  par  le  mineur  Jérôme  Lombar- 
delli,  p.  555.  Non  solum  ratione  pacti,  affirmait  Gré- 
goire, sed  ratione  eequivalentis  quod  Deo  damus  deben- 
tur  nobis  cœlum,  vita  beata,  Deus^  p.  578. 

Aussi  la  formule  de  condigno  devait-elle  naturelle- 
ment venir  au  terme  de  ces  prémisses.  On  la  trouve 
chez  le  dominicain  Jérôme  d'Azambuja  (ab  Oleaslro), 
p.  546.  Il  est  vrai  qu'elle  est  expressément  combattue 
par  le  séculier  espagnol  André  Navarra,  qui  aboutit 
pour  son  compte  à  cet  ingénieux  concordkme  :  Et 
ideo,  si  placet,  loquendum  ut  plures,  sentiendum  ut 
pauci,  et  dicamus  opéra  facta  ex  caritate  esse  de  condi- 
gno meritoria  gratiœ  et  glorise  ad  sensum  prsedictum 
ex  divino  pacto  et  ordinatione,  p.  557.  D'autres,  s'ins- 
pirant  du  langage  de  saint  Thomas,  ne  voulaient 
admettre  qu'un  mérite  secundum  quid  :  ainsi  le  ser- 
vite Laurent  Mazochi,  p.  583,  après  le  séculier  espa- 
gnol Antoine  Solisio,  p.  576,  et  cette  position  leur 
paraissait  favoriser  la  théorie  de  la  double  justice  à 
laquelle  ils  étaient  gagnés  par  ailleurs.  Telle  est  aussi 
l'argumentation  longuement  développée  par  l'augus- 
tin  Etienne  de  Sestino,  dont  la  formule  suivante  ré- 
sume assez  bien  la  pensée  :  Principalis  causa  meri- 
lorum  justorum  est  favor,  acceptatio  et  divina  compla- 
centia,  quoniam  nullum  meritum  hominis  justi  est 
tantum  vel  tam  grande  bonum  quantum  est  vita  œlerna, 
p.  610.  A  quoi  Lainez  répondait  d'une  manière  assez 
topique,  p.  624,  qu'il  ne  s'agit  pas  de  disserter  sur  la 
chimère  d'un  mérite  absolu  que  nous  imaginerions, 
mais  sur  la  réalité  du  mérite  que  la  révélation  divine 
nous  promet. 

Ces  discussions  spéculatives  sur  la  valeur  du  mérite 
en  soi  s'accompagnaient  çà  et  là  de  considérations  sur 
l'état  que  chacun  peut  en  faire  pour  ce  qui  le  concerne 
personnellement.  Les  pessimistes  ne  manquaient  pas, 
même  chez  les  adversaires  de  la  double  justice  :  ils 
insistaient  plutôt  sur  la  défiance  et  l'humilité  qui 
nous  conviennent.  Ainsi  Jean  du  Conseil,  p.  545- 
546,  qui  se  réclame  surtout  de  saint  Augustin.  Mais 
les  partisans  de  la  justice  imputée  se  complaisaient 
naturellement  plus  encore. à  développer  ce  thème. 
Grégoire  Perfectus  évoque  le  minus  habens  du  festin 
de  Balthazar,  p.  580;  Etienne  de  Sestino  pose  cet 
axiome,  au  nom  de  l'expérience  :  Nullus  viator,  quan- 
tumeumque  juslus,  pcrlcctionem  juslilise  in  se  habuit 
prout  viatoris  status  exigit,  p.  607;  Aurélius  Philippu- 
tius  renvoie  ses  contradicteurs  à  Plicure  de  la  mort  : 
/('  taies  expectandi  sunt  in  hora  mords,  in  qua  pro  cerlo 
habeo  quod  non  dicent  :  Quia  jejunavi,  elcemosynas 
dedi,  satisfeci,  etc.,  ideo  du  mihi  mercedem;  sed  spero 
quod  potius   clamabunt  eum    Davide   :    Miserere  me' 


747 


MÉRITE   AU   CONCILE    DE   TRENTE   :    RÉDACTION   DU   DÉCRET 


748 


Deus,  p.  564.  Mais  la  confiance  eut  aussi  ses  repré- 
sentants. Personne  ne  fait  entendre  la  note  optimiste 
avec  plus  de  naïve  énergie  que  le  mineur  Louis  Vitria- 
rius  de  Vérone,  p.  5C9,  qui  imagine  au  dernier  jour  ce 
dialogue  entre  Dieu  et  le  chrétien  fidèle  :  Inlcrrogel 
Muni  Deus  et  dical  :  Quid  petis?  At  Me  :  Peto  vitam 
eeternam.  Quare?  Quia  teneris  Mam  mihi  dore.  Quu 
lege?  Tua...  Et  ego  perseveravi  usqiie  in  finem...,  ideo 
teneris  mihi  dure  vitam  œlernam...  Non  possum  timere, 
cum  sim  securus  de  tua  promissione. 

Entre  les  deux  thèses  adverses,  la  conciliation 
était  facile.  Tout  dépend,  en  effet,  de  la  manière  dont 
on  envisage  nos  œuvres  :  en  soi,  elles  sont  insuffi- 
santes et  médiocres;  mais  elles  prennent  une  suffi- 
sante valeur  quand  on  regarde  à  la  grâce  qui  les  a  ' 
produites.  Cette  distinction  fut  souvent  présentée,  en 
particulier  par  le  mineur  Richard  du  Mans,  p.  536,  et 
le  carme  Nicolas  Taborel,  p.  629.  Lainez  surtout  y 
Insista  longuement,  p.  619-620,  pour  expliquer  par  là 
les  formules  d'humilité  familières  aux  saints.  Au  total, 
dans  tout  son  fond  essentiel,  la  doctrine  catholique 
du  mérite  planait  au-dessus  de  ces  opinions  d'école, 
qui  cherchaient  toutes  à  s'en  réclamer.  Il  est  certain 
cependant  que  l'opposition  déterminée  de  la  grosse 
majorité  des  consulteurs  au  système  de  la  double  jus- 
tice devait  avoir  pour  résultat  d'accentuer  le  réalisme 
surnaturd  qui  est  le  fruit  de  la  justification. 

Pour  mémoire,  quelques  conceptions  extrêmes 
furent  rappelées  au  cours  des  débats  :  celle  de  Durand 
de  Saint-Pourçain,  qui  tenait  posse  de  Dei  polentia 
absolula  mereri  sine  gratia  inhœrente,  p.  600,  et  cette 
autre,  tout  inverse,  que  présentait  Lainez,  p.  624  : 
Non  puto  verum  quod  loquendo  de  Dei  polentia  abso- 
iuta  non  possit  non  prœmiare  justum.  Mais,  la  part  ainsi 
faite  à  la  probabilité  spéculative  du  nominalisme,  il 
apparaissait  normal  à  tous  que  le  mérite  suppose  la 
grâce  inhérente  à  l'âme  et,  réciproquement,  que  la 
présence  de  celle-ci  fonde  la  pleine  vérité  de  celui-là. 
Encore  est-il  qu'on  pouvait  appuyer  plus  ou  moins 
fort,  sur  cette  réalité  du  mérite,  et  les  défenseurs  de  la 
double  justice  avaient  beau  jeu  de  rappeler,  au  nom 
de  la  meilleure  tradition,  soit  les  conditions  théori- 
ques auxquelles  il  reste  soumis,  soit  les  imperfections 
et  limites  pratiques  dont  il  s'accompagne. 

Ces  poussées  diverses,  où  l'on  retrouve  toutes  les 
vieilles  tendances  de  l'École,  se  compensaient,  en 
réalité,  l'une  l'autre.  Elles  devaient  faire  sentir  aux 
dirigeants  du  concile  la  nécessité  de  suivre  une  via 
média,  où  serait  combiné  ce  que  chacune  contenait 
de  vrai.  C'est  dans  ce  sens  que  fut  élaboré  le  nouveau 
projet,  qui  porte  visiblement  la  trace  de  ces  délibé- 
rations, mais  manifeste  plus  encore  l'intention  de  n'en 
retenir  que  les  résultats  bien  acquis. 

4.  Élaboration  du  décret  :  Projet  du  5  novembre.  — 
Dû  comme  le  précédent  à  la  collaboration  du  cardinal 
Cervino  et  de  Jérôme  Séripando,  ce  troisième  projet 
marque  un  pas  en  avant  à  peu  près  définitif  vers  la 
forme  du  décret  actuel.  Si  le  projet  du  23  septembre 
présente  le  croquis,  celui  du  5  novembre,  surtout  pour 
ce  qui  regarde  la  question  du  mérite  proprement  dit, 
en  est  déjàl  épure,  à  laquelle  ne  viendront  plus  s'ajou- 
ter que  de  légères  retouches. 

a)  Texte.  ■ —  C'est  sur  le  point  secondaire  des  œuvres 
préparatoires  à  la  justification  que  les  changements 
sont  le  moins  sensibles  entre  les  deux  projets. 

Le  c.  vu  du  précédent  est  maintenu  à  peu  près  tel 
quel  dans  celui-ci,  p.  636,  sauf  que  le  perpetuus  Eccle- 
siœ  consensus  y  est  affirmé  en  principe  sans  aucune 
application  particulière:  que  la  gratuité  de  la  foi  et 
sa  place  à  la  source  de  nos  mérites  y  sont  directement 
énoncées  tout  aussitôt,  au  lieu  de  venir  ensuite  sous 
la  forme  d'une  incise  purement  accidentelle;  que, 
pour  qualifier  la  valeur  des   œuvres   qu'elle  inspire 


ou  qui  la  précèdent,  l'adverbe  proprie  a  disparu 
cependant  que  leur  rôle  préparatoire  est  affirmé 
comme  nécessaire.  De  telle  sorte  qu'on  aboutit  en 
gros  à  la  formule  suivante  :  Omnia  (idem  prsece- 
denlia...,  quamquam  ad  justi/icationem  necessaria  et 
disponentia....  tanquam  mérita  quibus  gratia  debeatur 
ab  ipsa  justijicatione  excluduntur,  où  l'on  devine  la 
volonté  de  satisfaire  à  toutes  les  suggestions  propo- 
sées au  cours  des  débats  antérieurs.  Cependant  la 
suppression  du  proprie  était  jusqu'à  un  certain  point 
compensée  par  la  phrase  relative  :  quibus  gratia 
debeatur,  reste  elle-même  de  l'ancien  canon  5,  qui,  de 
ce  chef,  se  trouvait  sans  emploi  et  donc  entièrement 
écarté. 

Sur  la  question  du  mérite  consécutif  à  la  grâce, 
p.  639-640,  la  transformation  était  beaucoup  plus 
complète.  En  tête  du  nouveau  chapitre  —  qui,  par 
suite  de  certains  dédoublements,  portait  le  na  xvi  au 
lieu  de  xi  —  figurent  trois  citations  de  saint  Paul  : 
I  Cor.,  xv,  58;  Hebr.,  vi,  10;  x,  35,  destinées  à  pro- 
mouvoir l'estime  des  bonnes  œuvres  et  la  confiance 
en  leur  valeur.  Suit,  à  peu  près  intacte,  la  première 
moitié  du  texte  du  23  septembre  sur  le  double 
aspect  de  la  vie  éternelle  et  l'exemple  personnel  de 
l'Apôtre  qui  sert  à  en  accréditer  le  caractère  de  juste 
rétribution.  Une  petite  formule  nouvelle  faisait  le  rac- 
cord logique  entre  ces  deux  morceaux,  en  rappro- 
chant côte  à  côte  le  rôle  également  nécessaire  de 
l'œuvre  humaine  et  de  la  confiance  en  Dieu  :  Atque 
ideo  bene  operantibus  et  in  Deo  speranlibus  propo- 
nenda  est  vita  seterna,  etc. 

A  ce  fragment  retenu  du  texte  antérieur  s'ajoute 
un  paragraphe  entièrement  neuf  sur  le  fondement 
dogmatique  du  mérite.  Il  débute  par  l'affirmation  de 
la  présence  active  du  Cluist  dans  l'âme  régénérée: 
Cum  enim  Me  ipse  Christus  Jésus  tanquam  caput  in 
membra  et  tanquam  vitis  in  palmites  in  ipsos  justifi- 
catos  jugiter  virtutem  influât.  Puis  il  rappelle  incidem- 
ment que  cette  influence  enveloppe  tous  nos  actes 
et  qu'elle  est  indispensable  pour  qu'ils  soient  méri- 
toires :  Quse  virtus  bona  eorum  opéra  semper  antecedit, 
comitatur  et  subsequitur,  et  sine  qua  nullo  paclo  Dco 
grata  et  meriloria  esse  possent.  D'où  il  suit  que  sont 
réunies  toutes  les  conditions  voulues  pour  le  mérite  : 
Nihil  ipsis  justificalis  amplius  déesse  dicendum  est 
quominus  plene  (dummodo  eo  caritatis  affectu  qui  in 
hujus  vilse  morlalis  cursu  requiritur  operali  fuerint) 
divinx  legi  satisfecisse  ac,  veluti  undique  divina  gratia 
irrorati,  œternam  vitam  promeruisse  censeantur.  A 
quoi  se  rattachait  ausitôt  comme  preuve,  accru  de  sa 
première  partie,  le  texte  de  Joan.,  iv,  13-14,  qui  ter- 
minait le  projet  du  23  septembre.  La  phrase  déjà 
connue  :  Ita  neque  propria  nostra  juslitia  tanquam  ex 
nobis  propria  statuitur  neque  ignoratur  aut  repudiatur 
justitia  Dei,  mais  amputée  des  longues  surcharges  qui 
l'obscurcissaient  sous  prétexte  de  l'expliquer,  termi- 
nait ce  nouveau  développement. 

Dans  ce  texte,  le  rappel  de  la  sainteté  intérieure  du 
chrétien,  avec  cette  double  conséquence  qu'elle  nous 
permet  de  «  satisfaire  pleinement  à  la  loi  divine  »  et  de 
«  mériter  la  vie  éternelle  »,  était  un  fruit  évident  des  dé- 
libérations où  s'était  débattue  la  question  de  la  double 
justice  et  de  l'opposition  générale  qui  s'y  était  mani- 
festée contre  celle-ci.  Les  rédacteurs  du  décret 
s'étaient  appliqués  à  recueillir  les  conclusions  de  la 
majorité,  sans  pourtant  choquer  les  opposants  par  des 
formules  aux  arêtes  trop  vives.  Il  suffit  d'ailleurs  de 
se  reporter  au  texte  actuel  pour  s'apercevoir  que,  non 
seulement  l'architecture  générale  en  est  la  même, 
mais  que  la  rédaction  coïncide  à  quelques  petits  détails 
près. 

Si  les  formules  définitives  ne  sont  encore  ici  qu'ap- 
prochées, elles  sont  obtenues  du  premier  coup  pour  le 


749 


MÉR1TK    Al"    CONCILE    DE   TRENTE    :    REDACTION    1)1'    DÉCRET 


750 


paragraphe  suivant  :  Quanwis  enim  bonis  operibus 
in  sacris  litteris  usque  adeo  tribuatiir,  etc.  Il  a  pour 
but  de  préciser  l'attitude  pratique  du  chrétien  en 
matière  de  mérite,  attitude  qui  unit  au  sentiment 
d'une  légitime  confiance  en  nos  œuvres  une  dispo- 
sition d'humilité  motivée  par  leur  origine  surnatu- 
relle et  leurs  trop  réelles  Imperfections.  Les  tenants 
de  la  double  justice  pouvaient  trouver  ici  satisfaction 
à  leurs  scrupules  religieux,  sans  que  fussent  autori- 
sées les  conclusions  théoriques  qu'ils  prétendaient  en 
déduire.  Quant  au  canon  correspondant,  devenu  le 
30*  dans  la  nouvelle  numération,  il  restait  exacte- 
ment rédigé  dans  les  mêmes  termes,  sauf  que  le 
caractère  surnaturel  des  œuvres  méritoires  y  était 
explicitement  rappelé  par  cette  phrase  :  ...bonis  ope- 
ribus qux  ab  eo  [homine]  per  Dei  graiiam  et  Christi 
meritum  projiscuntur,  p.  641. 

b)  Discussion.  —  Soumis  à  l'assemblée  le  5  no- 
vembre, le  nouveau  projet  était  mis  en  discussion 
dès  le  9. 

Le  point  le  plus  saillant  du  débat  sur  les  œuvres 
préparatoires  à  la  justification  fut  un  retour  offensif 
en  faveur  de  l'adverbe  proprie,  que  le  projet  avait 
écarté  comme  litigieux.  Non  seulement  ce  terme 
répondait  aux  convictions  personnelles  de  plusieurs 
Pères,  mais  il  semblait  appelé  par  la  logique  du 
contexte,  où  l'on  avait  inséré  ces  mots  tirés  de  l'an- 
cien canon  5  :  tanquam  mérita  qui  bus  gratia  debea- 
tur  excluduntur.  Aussi  l'évêque  de  Hadajoz  insinuait- 
il  qu'on  pourrait  avantageusement  supprimer  ceux-ci, 
p.  649.  La  plupart  demandaient,  au  contraire,  le  réta- 
blissement de  celui-là  :  ainsi  les  évêques  de  Bosa, 
p.  646,  et  de  Saluées,  p.  679.  Un  bon  nombre  se  pro- 
noncèrent expressément  en  faveur  du  mérite  de  con- 
gruo  :  ainsi  les  évêques  de  Castellamare,  p.  646,  des 
Canaries,  p.  655,  de  Clermont  et  de  Bertinoro,  p.  657, 
de  Porto,  p.  677,  et  Claude  Le  Jay,  procureur  de 
l'évêque  d'Augsbourg,  p.  658.  Tant  et  si  bien  que 
l'adverbe  fut  rétabli  dans  le  texte  remanié  du  10  dé- 
cembre, p.  696,  où  le  complément  :  quibus  gratia 
debeatur  était  d'ailleurs  conservé.  Seul  l'évêque  de 
Saluées  émit  quelques  réserves  sur  le  perpetuus  Eccle- 
sise  consensus,  qu'il  proposait  de  remplacer  par 
communis  ou  d'omettre  tout  à  fait. 

Quant  au  chapitre  des  œuvres  postérieures  à  la 
justification,  le  fond  et  la  forme  en  furent  tout  spé- 
cialement loués  par  l'évêque  d'Aquin,  p.  649.  Beau- 
coup durent  penser  de  même,  puisqu'il  n'y  fût  guère 
proposé  que  des  amendements  destinés  à  en  marquer 
mieux  encore  la  tendance.  Le  général  des  conven- 
tuels parlait  incidemment  d'un  mérite  de  condigno, 
p.  662,  et  l'évêque  de  Porto  souhaitait  l'introduction 
de  cette  formule  dans  le  texte,  p.  677.  A  la  phrase  : 
vitam  xternam  promeruisse  censeantur,  qui  n'indiquait 
tout  au  plus  qu'une  possibilité,  le  cardinal  de  Jaën, 
p.  642,  et  l'évêque  de  Calahorra,  p.  653,  demandaient 
que  fût  ajouté  le  verbe  consequi,  qui  poserait  plus 
nettement  le  fait.  Dans  le  texte  de  l'Épître  aux  Ro- 
mains qui  terminait  le  chapitre,  deux  Pères,  savoir 
l'évêque  de  Bitonto  et  Claude  Le  Jay,  eussent  voulu 
remplacer  secundum  opéra  eorum  par  la  formule  plus 
accusée  secundum  meritum,  p.  648  et  658.  Pour 
accentuer  davantage  encore,  dans  la  deuxième  partie, 
le  devoir  de  l'humilité,  l'évêque  de  Vérone  indiquait 
de  rappeler  la  parole  du  Christ,  Luc.,  vu,  10  :  Serui 
inutiles  sumus,  p.  645.  Celui  de  Sinigaglia  devait 
nourrir  des  précocupations  analogues  quand  il  faisait 
observer,  p.  650  :  In  ultimo  capite  débet  misericordia 
Dei  magis  extolli. 

Comme  suite  aux  consultations  des  théologiens,  il 
fut  naturellement  beaucoup  question  de  la  double 
justice  au  cours  de  ces  débats.  Elle  semble  avoir  eu 
ses  sympathies  de  l'évêque  de  Salpe,  qui  s'efforça  de 


montrer  comment  elle  ne  compromet  pas  le  mérilc, 
p.  651.  Mais  la  plupart  des  Pères  se  déclarèrent  hos- 
tiles et  beaucoup  demandèrent  que  le  concile  en  expri- 
mât plus  formellement  le  désaveu.  Ainsi  les  évêques  de 
Naxos,  p.  643;  de  Torrès,  p.  614;  de  Castellamare. 
p.  617;  de  Pano,  p.  651.  D'aucuns  proposaient  un 
canon  spécial  à  cette  fin,  ainsi  l'évêque  de  Badajoz, 
p.  649,  ou  du  moins  une  addition  dans  ce  sens  au 
canon  30;  ainsi  l'évêque  de  Vérone,  p.  645.  Fidèle 
à  ses  convictions,  Jérôme  Séripando  intervint  par 
un  long  plaidoyer  en  faveur  de  son  système,  p.  666- 
675.  Il  en  tirait  comme  conclusion  pratique,  au  sujet 
du  mérite,  l'idée  de  compléter  la  formule  affirmative  : 
Satis/ccisse...  ac  promeruisse...  censeantur  par  cette 
autre,  destinée  à  rassurer  les  âmes  moins  confiantes  : 
Qui  tanto  caritatis  afjectu  sciunl  se  non  es  seoperatos 
vel  de  eo  dubitant  peenilentiam  agant  et  De  imiscricor- 
diam  invocent  per  mérita  passionis  Christi.  Inverse- 
ment, il  lui  paraissait  bon  de  contrebalancer  la  der- 
nière phrase  de  la  deuxième  partie,  qui  évoque  devant 
les  consciences  la  perspective  toujours  redoutable  du 
jugement  divin,  en  y  ajoutant  :  Ut  in  ea  cogitatione 
ad  Dei  misericordiam  per  mérita  Christi  cum  dolore 
pœnitentiœ  confugiat,  p.  672.  Ces  deux  amendements 
furent  retenus  en  vue  d'un  examen  ultérieur. 

Le  canon  30  ne  fut  l'objet  que  de  remarques  peu 
nombreuses  et  peu  importantes,  p.  684,  destinées,  dans 
l'esprit  de  leurs  auteurs,  à  le  mettre  d'accord  avec  les 
modifications  qu'ils  proposaient  au  contenu  du  cha- 
pitre. C'est  ainsi  que  beaucoup  auraient  aimé  qu'on  y 
écartât  expressément  la  justice  imputée,  quelques 
autres  que  le  verbe  mereri  y  fût  également  accom- 
pagné de  consequi. 

5.  Dernières  précisions.  —  Avec  le  texte  du  5  no- 
vembre, le  décret  conciliaire,  en  ce  qui  concerne  le 
mérite,  touchait  presque  à  sa  fin.  L'assemblée  allait, 
au  cours  de  ces  dernières  semaines,  le  reprendre  mor- 
ceau par  morceau  et  l'amener  rapidement  à  son  état 
actuel. 

a)  Amendements  de  Séripando.  ■ —  Une  consultation 
spéciale  fut  tout  d'abord  consacrée  aux  deux  amen- 
dements où  Séripando  essayait  de  sauver  l'âme  reli- 
gieuse, sinon  les  principes  théoriques,  du  système  qui 
lui  était  cher.  Un  troisième  du  même  ordre,  et  sans 
doute  de  la  même  source,  y  était  adjoint,  qui  propo- 
sait d'ajouter,  après  les  mots  :  tanquam  vitis  in  pal- 
mitem  [Chrislus]  virtutem  influât,  ces  autres,  destinés 
à  en  amortir  le  réalisme  :  priusque  mérita  sua  ron- 
donet,  p.  687. 

La  discussion  eut  lieu  à  l'assemblée  du  6  décembre  : 
elle  fut  défavorable  à  Séripando.  Son  premier  amen- 
dement recueillit  sept  suffrages,  le  second  un  seul,  le 
troisième  quatre;  trois  Pères  s'en  remirent  aux  pré- 
sidents; tous  les  autres  furent  contraires,  p.  691.  Che- 
min faisant,  l'évêque  de  Castellamare,  p.  689,  et  celui 
des  Canaries,  p.  690,  avaient  de  nouveau  réclamé  en 
faveur  du  mérite  de  congruo;  celui  de  Badajoz  propo- 
sait de  supprimer,  au  cours  du  c.  xvi,  la  parenthèse  : 
dummodo  eo  caritatis  afjectu  operatus  fuerit,  p.  689. 
Le  résumé  de  cette  séance  est  d'ailleurs  extrêmement 
laconique  et  ne  donne  guère  que  les  votes,  sans  rien 
dire  des  motifs  qui  purent  être  invoqués  à  l'appui. 

b)  Chapitre  des  œuvres  préparatoires  à  la  justifica- 
tion. —  A  partir  de  ce  moment,  pour  maintenir  la 
discussion  sur  un  terrain  de  plus  en  plus  précis,  le 
concile  examinait  les  chapitres  l'un  après  l'autre  ou 
par  groupes  homogènes.  Celui  des  œuvres  prépara- 
toires à  la  justification  eut  son  tour  à  l'assemblée  du 
10  décembre. 

Le  texte  en  était  un  peu  modifié  en  ce  qui  concerne 
la  manière  d'exprimer  le  rôle  de  la  foi  et  des  œuvres  : 
Gratis  justificari  ideo  dicamur  quia  fides  ipsa  et  opéra 
omnia   fidem  prœcedentia,   immo  ea  quoque  quw.  post 


751 


MÉRITE  AU   CONCILE   DE  TRENTE   :   RÉDACTION   DU   DÉCHET 


752 


illuminalionem  Spiritus  Sancti,  quamquam  ad  juslifi- 
cationrm  disponenlia,  cum  fidc  aligna  fiant,  lamquum 
proprie  mérita  quibus  gralia  debealur  ab  ipsa  justi- 
fîcatione  excludaniur,  p.  696.  Où  l'on  remarquera  que 
la  foi  et  les  œuvres  y  sont  mises  sur  le  même  pied. 
De  celles-ci  on  ne  dit  plus  qu'elles  sont  necessaria, 
comme  dans  le  texte  du  5  novembre,  mais  seulement 
ad  justificationem  disponenlia.  Pour  qualifier  cette 
»  disposition  »,  on  reprend  d'ailleurs  dans  le  projet 
du  23  septembre  l'adverbe  proprie  que  celui  du 
5  novembre  supprimait. 

Ces  deux  modifications  firent  précisément  l'objet 
d'assez  nombreuses  critiques.  Le  cardinal  de  Jaën 
réclamait  le  rétablissement  de  necessaria,  p.  696, 
suivi  par  les  évcques  de  Castellamare  et  de  Lanciano; 
p.  699,  tandis  que  d'autres  s'opposaient  à  celui  de 
proprie  :  ainsi  les  évêques  de  Lanciano,  de  Badajoz, 
de  Minori  et  le  général  des  servites,  p.  699.  Il  est  vrai 
que  l'ensemble  des  Pères  se  déclarait  satisfait;  mais  on 
voit  que  l'accord  n'était  pas  encore  absolu  sur  les 
détails  depuis  longtemps  en  litige.  Deux  Pères,  les 
évoques  de  Saluées  et  de  Minori,  avaient  cru  devoir 
attirer  à  nouveau  l'attention  de  l'assemblée  sur  l'ex- 
pression :  perpetuus  Ecclesise  consensus,  et  suggéré  que 
communis  serait  sans  doute  meilleur,  p.  699.  Ce  point, 
comme  étant  sans  doute  le  plus  facile,  fut  remis  le 
premier  en  discussion,  et,  le  17  décembre,  p.  724, 
le  concile  décidait,  non  sans  avoir  encore  essuyé  un 
amendement  de  l'évêque  de  Porto,  de  maintenir  le 
texte  tel  quel. 

Le  reste  du  c.  vii  suscita  de  longues  controverses 
sur  la  nature  et  le  rôle  de  la  foi  justifiante,  qui  n'inté- 
ressent pas  le  présent  sujet.  Sur  le  point  précis  de  la 
valeur  de  cette  préparation  humaine,  les  mêmes  divi- 
sions que  précédemment  se  firent  jour  à  la  séance  du 
22  décembre.  Au  lieu  de  excluduntur,  l'archevêque 
dArmagh  eût  voulu  qu'on  dît  :  non  proprie  merentur. 
Mais  c'est  l'évêque  de  Bitonto,  Cornelio  Musso,  qui 
trouva  le  joint,  en  proposant  la  formule  :  Gratis  ideo 
justificari  dicamur  quia  nihil  eorum  quœ  justificatio- 
nem prœcedunt,  vel  fides,  vel opéra,  ipsam  justificationis 
gratiam  merentur.  Elle  recueillit  aussitôt  l'approba- 
tion générale.  Les  deux  généraux  des  conventuels  et 
des  augu;lins  lui  donnèrent  également  leur  placet,  en 
ajoutant  ces  mots  qui  énoncent  plutôt  une  explica- 
tion qu'une  réserve  :  Placet  si  non  deslruitur  meri- 
tum  de  ccngruo,  p.  737.  Ainsi  pouvait-on  se  croire 
arrivé  au  bout  et  le  secrétaire  Massarelli  notait  avec 
soulagement  :  Sic  conclusum  est  ut  verba  illa  in  decreto 
ponantur  et,  ex  consequenli,  7um  caput  pro  expedito 
habetur. 

Cependant,  le  8  janvier,  un  petit  essai  de  modifi- 
cation était  encore  envisagé,  p.  763-764.  Les  tenants 
du  mérite  de  congruo  avaient  dû  manifester  des  inquié- 
tudes, et  c'est  pour  leur  donner  tous  apaisements  que 
le  concile  fut  invité  à  se  prononcer  sur  une  formule 
ainsi  conçue  :  Nihil  eorum  quœ  justificationem  prœ- 
cedunt... ipsam  justificationis  gratiam  secundum  debi- 
lum  reddcndam  meretur.  En  ajoutant  les  trois  mots 
secundum  debilum  reddendam,  le  concile  était  invité  à 
marquer  ex  projesso  qu'il  n'entendait  écarter  que  le 
mérite  strict.  Cette  précaution  sembla  superflue.  Et 
conclusum  est  quod  nihil  addatur,  note  le  secrétaire 
sans  autres  explications  sur  les  débats,,  cum  salis 
intelligatur  meritum  de  congruo.  Mais,  pour  mieux 
accentuer  cette  nuance,  il  fut  décidé  qu'au  lieu  de 
meretur  on  écrirait  le  verbe  promerelur,  qui  répond 
plus  exactement  au  mérite  de  condigno. 

Ainsi  le  chapitre  - —  qui,  par  suite  d'un  renverse- 
ment, était  devenu,  dans  l'intervalle,  le  c.  vm  —  était 
définitivement  établi. 

c)  Chapitre  du  mérite  consécutif  à  la  justification.  - — 
Il  restait  à  faire  le  même  travail  pour  la  question  du 


mérite  proprement  dit.  Le  nouveau  texte  fut  soumis 
à  l'assemblée  le  14  décembre,  p.  709-710.  Seule  la 
partie  centrale  portait  quelques  modifications  à  la 
suite  des  vœux  précédemment  émis. 

Pour  plus  de  concision,  et  peut-être  aussi  pour 
ménager  le  pessimisme  de  Séripando,  on  ne  dirait 
plus,  par  allusion  à  II  Tim.,  iv,  7-8  :  illa  per/eclœ 
et  consummatx  juslitiœ  corona,  mais  simplement  :  illa 
corona  juslitiœ.  Un  peu  plus  loin,  la  phrase  sur  les 
conditions  de  l'œuvre  méritoire  était  plus  sérieuse- 
ment remaniée. 

Texte  du  5  novembre.  Texte  du  14  décembre. 

...  Nihil  ipsis  justificatis  ...Nihil  in  ipsis  justificatis 
amplius  déesse  dicendum  amplius  déesse  dicendum 
est  quominus  plene  (dum-  est  quominus  plene,  quoad 
modo  eo  caritatis  afTectu  qui  illa  opéra,  qu;c  co  caritalis 
in  hujus  vitre  mortalis  cursu  afjeclu  operali  fucrint  quem 
requiritur  operati  fuerint)  divina  benignilas  requirit, 
divinsE  legi  satisfecisse  ac,  divina:  legi  satisfecisse  ac, 
velut  undique  divina  gratia  velut  undique  divina  gratia 
irrorati,  Eeternam  vitam  pro-  irrorati,  apternam  vitam  suo 
meruisse  eenseantur.  lemriore,   nisi  a   gratia  ceci- 

derint,  consequendam  prome- 
nasse eenseantur. 

Des  deux  remaniements  que  révèle  la  comparaison 
de  ces  textes,  le  premier  était  fait,  semb!e-t-il,  unique- 
ment de  meliori  bono,  pour  préciser  qu'il  s'agissait 
des  œuvres  faites  en  esprit  de  charité,  et  non  pas 
nécessairement  d'une  charité  s'étendant  à  la  vie  tout 
entière,  l'exigence  de  cette  condition  étant,  d'une 
part,  adoucie  par  la  mention  de  la  divina  benignilas. 
mais  élevée,  de  l'autre,  au  rang  de  loi  générale,  par  la 
suppression  de  la  clause  :  in  hujus  vitœ  cursu.  Le 
deuxième  était  destiné  à  satisfaire  aux  desiderata 
foi  mules  par  certains  Pères,  qui  voulaient  souligner 
que  le  mérite  ne  vaut  pas  seulement  pour  la  vie  éter- 
nelle dans  l'abstrait,  mais  comporte,  le  moment  venu, 
un  droit  concret  à  la  jouissance  effective  de  celle-ci. 

Plus  importante  et  plus  significative  était  l'addi- 
tion faite  à  la  phrase  finale  de  cette  deuxième  partie. 
Au  lieu  de  dire  sèchement  :  lia  neque  propria  noslra 
justifia  statuitur...  neque  ignoratur  aut  repudiatur  jus- 
tifia Dei,  suivait  une  proposition  justificative  de  cet 
énoncé  :  Una  enim  est  justitia  Dei  et  nostra  per  Chris- 
lum  Jesum  qua  justifleamur,  Dei  quia  a  Deo,  nostra 
quia  in  nobis,  Christi  quia  per  Christum.  Formule 
encore  gauche  et  compliquée,  mais  où  l'on  devine  la 
volonté  d'atteindre  le  système  de  la  double  justice. 
Le  suprême  effort  tenté  en  sa  faveur  par  Séripando, 
voir  col.  7E0,  n'aboutissait  qu'à  faire  consacrer  plus 
nettement  sa  ruine. 

Ici  encore,  la  plupart  des  Pères  exprimèrent  leur 
pleine  satisfaction  à  l'endroit  dut  exte  ainsi  remanié; 
mais  il  y  eut  aussi  quelques  critiques,  p.  711-712.  Le 
passage  sur  la  charité  requise  pour  les  bonnes  œuvres 
parut  excessif  au  cardinal  de  Jaën,  quia  tantillum 
gratiœ  sufficit  ad  vitam  œiernam,  et  ses  réserves  ral- 
lièrent beaucoup  de  suffrages.  Dans  la  même  phrase, 
l'évêque  de  Castellamare  trouvait  trop  vague  le  com- 
plément quem  divina  benignilas  requirit,  qui  pouvait 
avoir  l'air  de  demander  l'impossible.  L'évêque  de 
Lanciano  ne  voulait  pas  qu'on  parlât  de  «  pleine  » 
satisfaction. 

Un  plus  grand  nombre  d'observations  portèrent  sur 
la  phrase  ajoutée  :  Una  est  justitia.  L'évêque  de  Feltre 
en  demandait  la  suppression.  Beaucoup  la  trouvaient 
obscure  et  c'est  sans  doute  pourquoi  le  général  des 
prêcheurs  proposait  des  rallonges  théologiques  en  vue 
de  l'expliquer.  A  son  sens,  on  devait  écrire  :  Una  est 
justitia  qua  justifleamur,  puis  :  Dei  quia. a  Deo  justi- 
fiante, Christi  quia  a  Chrislo  merenle.  D'autres  la 
jugeaient  trop  peu  explicite  contre  la  justice  imputée. 
Explicetur  justitia  inhœrens,  demandait  l'évêque  de 
Saint-Marc,  et  c'est  sans  doute  dans  le  même  sens  que 


753 


MÉRITE   AU   CONCILE    DE   TRENTE   :    AVANT   LA   JUSTIFICATION 


754 


l'évêque  de  Yaison  eût  voulu  dire  :  In  nobis  per  Chris- 
tum  donatur. 

Bonne  note  fut  prise  de  ces  diverses  remarques, 
p.  722:  mais  l'examen  n'en  eut  lieu  qu'à  la  séance  du 
2  janvier,  p.  753.  De  la  première  phrase  contestée 
l'évêque  de  Bitonto  proposa  la  rédaction  qui  suit  : 
...Quomimus  plene  ipsis  bonis  operibus  quse  in  Deo 
simt  jacta  divinam  legem  pro  humana  fragilitate  obser- 
vasse atque  ideo  vitam  a'ternam  suo  etiam  lempore, 
si  tamen  in  Dei  gralia  decesserinl,  consequendam 
vere  promeruisse  eenseantur.  La  modification  la  plus 
saillante  était  peut-être  l'introduction  de  l'adverbe 
uere  à  côté  du  verbe  promeruisse,  qui  tendait  à  sou- 
ligner davantage  la  réalité  du  mérite;  elle  ne  semble 
pas  avoir  attiré  la  moindre  observation.  Mais  le  com- 
plément pro  humana  fragilitate  déplut  à  plusieurs. 
L'évêque  de  Minori  proposa  :  pro  hujus  ville  statu,  en 
même  temps  qu'il  demandait  le  retour  au  verbe 
satis/ecisse  au  lieu  de  observasse.  Cette  double  sugges- 
tion fut  agréée  à  la  séance  du  5,  p.  758;  mais  le  concile 
n'accéda  pas  au  désir  de  l'archevêque  d'Armagh, 
suivi  par  l'évêque  de  Bosa,  qui  souhaitait  qu'on  revînt 
à  la  foi  mule  du  14  décembre  :  eo  cordis  afjectu  quem 
Deus  requirit. 

A  la  même  séance,  le  cardinal  de  Sainte-Croix 
donna  lecture  de  la  seconde  phrase  du  projet,  dûment 
remaniée  en  ces  termes  :  Quse  enim  justitia  nostra 
dicitur,  quia  per  cam  nobis  inhœrenlem  justificamur, 
illa  eadem  Dei  est  quia  a  Deo  nobis  in/undilur  per 
Christi  meritum.  L'archevêque  d'Armagh  proposa  un 
texte  plus  apparenté  au  projet  du  14  décembre  :  Una 
est  enim  justitia,  qua  per  Jesum  Christum  jormaliter 
justi  efficimur,  quse  Dei  et  nostra  dicitur  :  Dei  quidem, 
quia  eam  impartiendo  juslos  nos  facil;  nostra  vero, 
quia  in  nobis  est  Christi  merito  nobis  donata.  Mais  cette 
proposition  ne  fut  pas  admise,  non  plus  que  celles 
qui  tendaient  à  introduire  après  justitia  les  termes 
divina  misericordia  communicata  et  à  doubler  le  verbe 
in/unditur  du  verbe  donatur.  Il  convenait  que  sur  ce 
point  le  dernier  mot  restât  au  cardinal  Cervino, 
qui  avait  tant  fait  pour  mettre  sur  pied  ces  projets 
successifs. 

Dans  1  intervalle,  s'était  achevée  l'élaboration  du 
canon  correspondant,  qui  passait  du  n.  30  au  n.  32. 
Le  texte  qui  en  fut  présenté  à  la  séance  du  15  décem- 
bre, p.  716,  était  littéralement  celui  que  nous  avons 
aujourd'hui.  Il  se  distinguait  du  précédent  par  le 
fait  que  l'ordre  des  deux  propositions  dont  il  se  com- 
pose était  renversé,  de  manière  à  obtenir  une  ordon- 
nance plus  logique,  et  que  les  divers  objets  du  mérite  y 
étaient  exprimés  en  détail.  Quelques  Pères  émirent 
l'avis  que  ces  additions  étaient  superflues,  p.  723; 
après  vitam  œternam,  les  mots  ipsius  vitse  œlernse 
consecutionem  et  glorise  augmenlum  leur  semblaient 
faire  double  emploi.  Ils  ne  furent  pas  suivis  et  le 
canon  fut  repris  sans  le  moindre  changement  à  la 
séance  du  9  janvier,  p.  778. 

Tout  était  prêt  pour  la  séance  de  promulgation. 
Elle  eut  lieu,  avec  la  pompe  liturgique  d'usage,  le 
13  janvier  et  c'est  là  que  la  doctrine  catholique  du 
mérite,  après  ces  longs  travaux  d'approche,  allait 
enfin  recevoir,  au  terme  du  décret  sur  la  justification, 
la  forme  définitive  et  l'expression  solennelle  que 
l'Égiise  avait  voulu  lui  donner. 

2°  Doctrine  du  décret  conciliaire.  ■ —  Ce  qui  est  sans 
doute  le  plus  frappant,  pour  qui  a  parcouru  la  suite 
de  ces  débats,  c'est  la  simplicité  des  résultats  auxquels 
ils  ont  abouti.  On  s'étonnerait  presque  qu'il  ait  fallu 
tant  d'efTorts  et  de  tâtonnements  pour  trouver  ces 
formules  dépouillées  et  limpides  que  nous  lisons  main- 
tenant. En  tout  cas,  cette  clarté  rend  facile  la  tâche 
du  commentateur  qui  doit  dégager  la  portée  doctri- 
nale du  décret. 


1.  Avant  la  justification.  ■ —  Bien  que  le  mérite  se 
place  proprement  après  la  justification,  la  logique 
de  la  foi  catholique  devait  amener  !e  concile  à  s'ex- 
pliquer sur  les  œuvres  qui  la  précèdent.  D'une  part, 
en  effet,  l'Égiise  a  toujours  demandé  une  préparation 
humaine  à  la  grâce,  tandis  qu'elle  professe,  de  l'autre, 
que  celle-ci  est  le  principe  nécessaire  du  mérite.  C'est 
entre  ces  deux  pôles  qu'oscille  la  doctrine  conciliaire. 

La  «  nécessité  d'une  préparation  »  est  affirmée  et 
précisée  aux  c.  v  et  vi.  Denzinger-Bannwart,  n.  797- 
798;  Cavallera,  Thésaurus,  n.  877-878.  Voir  Justifi- 
cation, t.  vin,  col.  2176-2180.  Si  l'initiative  appar- 
tient ici  nécessairement  à  l'appel  divin,  la  volonté 
humaine  a  le  moyen  ainsi  que  le  devoir  d'y  concourir, 
et  les  œuvres  spirituelles  qui  en  résultent  ont  le 
caractère  d'une  «  disposition  »  au  don  ultérieur  de  la 
grâce  :  Ut...  ad  convertendum  se  ad  suam  ipsorum  justi- 
ficationem,  eidem  gratiœ  libère  assentiendo  et  coope- 
rando,  disponantur,  c.  v.  Un  peu  plus  loin,  au  cours 
du  même  chapitre,  il  est  supposé  que,  dans  ces  condi- 
tions, l'homme  peut  movere  se  ad  justitiam.  Telle  est 
l'importance  de  cette  «  disposition  »  qu'elle  mesure 
la  «  justice  »  qui  nous  est  intérieurement  départie, 
c.  vu.  Dans  les  canons  correspondants,  il  est  question, 
en  termes  encore  plus  nets,  de  «  se  préparer  et  disposer  » 
ad  obtinendam  justi ficalionis  graliam,  can.  4,  ou  encore, 
can.  9,  ad  justi  ficalionis  graliam  consequendam.  Den- 
zinger-Bannwart, n.  814,  819;  Cavallera,  n.  892. 

En  établissant  une  aussi  stricte  corrélation  entre 
la  grâce  de  la  justification  et  les  œuvres  qui  la  pré- 
cèdent, le  concile  affirme  implicitement  la  valeur  de 
celles-ci.  Cependant  Je  terme  de  mérite  est  ici  soi- 
gneusement évité.  Il  n'intervient  qu'en  passant,  d'un 
point  de  vue  négatif  et  apologétique,  pour  dire, 
contre  les  protestants,  que  les  œuvres  faites  ante 
justi ficationem  ne  sont  pas  nécessairement  des  péchés 
et  pourraient  seulement  odium  Dei  mereri,  can.  7. 
Denzinger-Bannwart,  n.  817;  Cavallera,  n.  892. 

Cette  valeur  de  nos  actes  préparatoires  est  un  fait 
tellement  certain  que  le  concile  éprouve  le  besoin 
d'en  marquer  les  limites.  Déjà  le  c.v  précise,  contre  les 
pélagiens,  que  l'appel  divin  des  adultes  se  produit 
nullis  eorum  existentibus  meritis.  La  question  revient 
un  peu  plus  loin,  c.  vin,  et  dans  le  même  sens,  quand 
il  s'agit  de  rappeler,  avec  saint  Paul,  la  gratuité 
absolue  de  notre  justification  : 

...    Gratis   justificari   ideo         Nous  sommes  dits  justifiés 

dicamur    quia    nihil    eorum  gratuitement,  parce  que  rien 

quse  justi  ficationem   prœce-  deeequi  précède  la  justifica- 

dunt,  sive  fides,  sive  opéra,  tion,  ni  la  foi,  ni  les  œuvres, 

ipsam     justi ficationis     gra-  ne  mérite  la  grâce  même  de 

tiam  promerelur.  la  justification. 

Denzinger-Bannwart,  n. 
801;  Cavallera,  n.  881. 

Il  n'y  a  donc  pas  de  mérite  proprement  dit  avant 
la  justification,  et  le  texte  applique  nommément  cette 
exclusive  à  toutes  les  formes  de  semi-pélagianisme, 
en  l'étendant  à  la  foi  non  moins  qu'aux  œuvres  : 
Nihil...  sive  fides,  sive  opéra.  Mais  le  verbe  promere- 
lur, qui,  dans  le  langage  de  l'École  rappelé  encore  au 
cours  des  débats,  voir  plus  haut,  col.  751,  répond  au 
mérite  strict  ou  de  condigno,  est  intentionnellement 
choisi  pour  marquer  discrètement  qu'on  n'entend  pas 
exclure  un  mérite  de  degré  inférieur.  Par  où  cet  ensei- 
gnement rejoint  celui  du  c.  v,  où  la  valeur  dispositive 
des  œuvres  est  si  nettement  affirmée. 

Ainsi,  tout  en  évitant  le  terme  technique  «  mérite 
de  congruo  »,  qui  soulevait  des  contestations,  le  concile 
en  consacre  manifestement  l'idée.  En  vain  H.  Hù- 
ckert,  op.  cit.,  p.  261,  y  vcut-il  voir  l'exclusion  absolue 
de  cette  doctrine  au  profit  du  thomisme  pur  et  simple. 
Ce  ne  sont  pas  seulement  les  théologiens  intéressés  à 
cette  thèse  d'école,  mais  les  historiens  les  plus  déta- 


755 


MÉRITE  AU   CONCIIJ-;    DE  TRENTE    :    APRÈS   LA    JUSTIFICATION 


756 


chés  qui  reconnaissent  le  fait.  «  Implicitement,  écrit 
Ad.  Harnack,  Dogmcngeschiclite,  t.  m,  p.  717,  ce  n'est 
pas  seulement  la  doctrine  du  mérite  de  congruo,  mais 
la  conception  anti-thomiste  de  celle  doctrine,  qui  est 
ici  tout  au  moins  laissée  ouverte.  »  Cf.  Hùnermann, 
op.  cit.,  p.  83.  On  peut  même  aller  plus  loin  et  dire  que, 
pris  dans  son  ensemble,  le  décret  conciliaire  lui  témoi- 
gne une  réelle  faveur. 

2.  Après  la  justification.  —  S'il  ne  peut  être  ques- 
tion de  mérite  proprement  dit  avant  la  justification, 
c'est  que  l'âme  n'a  pas  encore  en  elle  le  principe  sur- 
naturel qui  lui  permettrait  de  le  produire.  Il  en  va 
autrement  quand  elle  est  régénérée  par  la  grâce  justi- 
fiante. Du  moment  que  celle-ci  n'est  pas  une  simple 
imputation  extrinsèque,  mais  une  participation  intimé 
et  réelle  à  la  vie  du  Christ  en  qui  nous  sommes  greffés, 
c.  vu,  elle  doit  se  traduire  par  des  effets  en  consé- 
quence. Aussi  le  mérite  apparaît-il  logiquement  au 
terme  de  la  régénération  surnaturelle  comme  «  fruit 
de  la  justification  ».  Le  c.  xvi,  le  plus  long  de  tout  le 
décret,  a  pour  but  d'en  préciser  les  divers  aspects. 

a)  Principes  catholiques  :  Aspect  objectif  du  mérite.  ■ — 
D'abord  et  avant  tout,  le  mérite  apparaît  en  soi 
comme  le  suprême  épanouissement  de  l'ordre  surna- 
turel selon  la  foi  de  l'Église.  Voilà  pourquoi  le  concile 
prend  soin,  en  premier  lieu,  d'en  affirmer  et  justifier 
dogmatiquement  la  réalité.  Denzinger-Bannwart, 
n.  809;  Cavallera,  n.  889.  Elle  résulte  de  données  scrip- 
turaires  tout  à  la  fois  évidentes  et  élémentaires  que 
l'Église  commence  par  mettre  à  la  base  de  son  exposé  : 

f    Hac   igitur   ratione  justi-  Ainsi    donc   aux    hommes 

ficatis hominibus, siveaccep-  qui   sont   justifiés   de   cette 

tani   gratinm  perpetuo  con-  façon,  soit  qu'ils  aient  tou- 

servaverint,     sive    amissam  jours  conservé  la  grâce  reçue, 

recuperaverint,   proponenda  soit  qu'ils  l'aient  retrouvée 

sunt  Apostoli  verba  :  Abun-  après  l'avoir  perdue,  il  faut 

date    in    omni    opère    bono,  proposer     les     paroles     de 

scientes  quad  labor  vester  non  l'Apôtre  :  «  Abondez  en  toute 

est  inunis  in  Domino  (I  Cor.,  œuvre    bonne,  sachant    que 

xv,  58).  Non  enim   in  jus  tus  votre  elîort  n'est    pas   vain 

est  Dcus  ut  obliviseulur  operis    dans  le  Seigneur Car  Dieu 

veslri  cl  dilectionis  quam  os-  n'est   pas   injuste    au   point 

tendistis    in   nomine     ipsius  d'oublier  vos  œuvres    et  la 

<Hebr.,   vi,   10)   et   :   Nolile  charité  dent  vous  avez  fait 

amittert      confidenliam     ves-  preuve    en    son    nom.  »    Et 

tram,     quœ     magnum     habet  encore  :  «  Ne  perdez  pas  votre 

remunerationem    (Hebr.,    x,  confiance,  à  laquelle  est  ré- 

35).  servée  une  grande  rémuné- 
ration. » 

Atque  ideo  bene   operan-  Et  c'est  pourquoi  à  ceux 

tibus  nsque  in  fincm  (Matth.,  qui  travaillent  bien  jusqu'à 

x,  22)  et  in  Deo  sperantibus  la  fin  et  qui  espèrent  dans  le 

proponenda  est  vita  Ecterna  Seigneur  il  faut  proposer  la 

et  tanquam  gratia  filiis  Dei  vie  éternelle  tout  à  la  fois 

per  Christum  Jesum  miseri-  comme    une    grâce    promise 

corditer    promissa    et    tam-  miséricordieusement  aux  fils 

quam  merces  ex  ipsius  Dei  de  Dieu  par  le  Christ  Jésus 

promissione    bonis    ipsorum  et   comme  une  récompense, 

operious  et  meritis  fideliter  qui,  en  vertu  de  la  promesse 

reddenda.  Hsec  est  enim  i)la  de  Dieu  lui-même,  doit  être 

corona    justilix    quam    post  fidèlement  accordée   à  leurs 

suum    certamen    et    cursum  bonnes    œuvres  et    mérites, 

repositam    sibi    esse    aiebat  telle  est,  en  effet,  cette    cou- 

Apostolus  ,    a    justo    judice  ronne     de     justice     »     que 

sibi   reddendam,   non   solum  l'Apôtre  savait  lui  être  réser- 

aulem    sibi    sed    et    omnibus  vée  après  son    combat  »  et  sa 

qui    diligunl    udmnlum    eius  «  course  »,  pour  lui  être  dé- 

(II  'f  im.,  îv,  7-8).  cernée  par  le  «  juste  juge  %  et 
non  pas  à  lui  seul  »,  mais  à 
tous  ceux  qui  aiment  son 
avènement  ». 

Ce  texte  se  comprend  assez  par  lui-même.  Nous 
sommes  invités  par  l'Écriture  à  l'effort  spirituel  dans 
la  perspective  que  Dieu  ne  perd  pas  de  vue  nos  œuvres. 
Et  comme  toute  la  félicité  du  chrétien  est  dans  l'au- 
delà,  il  ne  peut  évidemment  être  question  que  de  rému- 
nération céleste.  C'est  pourquoi  la  vie  éternelle  a  le 


double  caractère  d'être  tout  à  la  fois  une  grâce,  parce 
qu'elle  résulte  d'une  promesse  toute  miséricordieuse, 
et  la  récompense  de  nos  bonnes  actions.  L'exemple  de 
l'Apôtre,  qui  l'attend  comme  •  une  couronne  »,  nous 
autorise  à  entretenir  la  même  espérance. 

On  remarquera  l'insistance  avec  laquelle  le  concile 
veut  se  tenir  près  de  la  parole  de  Dieu,  puisque,  après 
les  citations  formelles  qui  lui  servent  de  point  de 
départ,  c'est  la  trame  même  de  son  exposé  qui  est  tout 
entière  tissée  de  textes  scripluraires.  Dans  cette  mé- 
thode, on  peut  deviner  une  riposte  indirecte  à  l'adresse 
des  protestants,  qui  se  réclamaient  si  volontiers  de 
l'Écriture  contre  l'Église,  mais  aussi,  et  peut-être  plus 
encore,  la  volonté  de  rattacher  aux  données  les  plus 
simples  et  les  plus  primitives  de  la  révélation  aposto- 
lique la  vérité  nouvelle  qu'il  s'agissait  maintenant  de 
définir. 

Sans  doute  le  terme  de  «  mérite  »  y  vient  tout  juste 
dans  un  complément  indirect,  et  de  la  manière  la  plus 
fugitive,  comme  synonyme  de  «  bonnes  œuvres  ». 
Cependant  tout  ce  qui  précède  en  énonce  la  substance, 
en  détermine  la  signification.  En  parlant  de  mérite, 
la  foi  chrétienne  n'entend  pas  désigner  autre  chose 
que  le  rapport  de  nos  bonnes  œuvres  à  la  vie  éter- 
nelle, rapport  tel  que  celle-ci  est,  non  pas  seulement 
la  suite,  mais  la  récompense  de  celles-là.  Le  terme  de 
«  salaire  »,  merces,  l'allusion  au  «  juste  juge  »  et  l'idée 
de  rétribution  qui  en  est  la  conséquence  :  merces... 
fideliter  reddenda,  corona  quam...  aiebat  Apostolus  a 
justo  judice  sibi  reddendam,  indiquent  suffisamment 
qu'il  s'agit  d'un  rapport  de  justice.  Encore  est-il  qu'à 
la  base  il  y  a  une  promesse  toute  gratuite  de  la  part 
de  Dieu  :  Misericorditer  promissa.  C'est  pourquoi  la 
récompense  éternelle  reste  une  «  grâce  »  et  il  faut,  pour 
l'obtenir,  unir  à  ses  efforts  personnels  la  confiance  en 
Dieu  :  Bene  operantibus...  et  in  Deo  sperantibus.  Ainsi, 
dans  leur  simplicité,  ces  lignes  contiennent,  avec 
l'affirmation  du  mérite,  l'analyse  des  conditions  qu'il 
suppose  et  des  dispositions  religieuses  qu'il  réclame. 

D'où  le  texte  conciliaire  passe  ensuite  à  la  justifi- 
cation dogmatique  du  mérite  ainsi  posé  d'après  les 
sources-  de  la  foi  : 


Cum  enim  ille  ipse  Chris- 
tus  Jésus  tamquam  caput  in 
membra  (Eph.,  iv,  15)  et 
tamquam  vitis  in  palmites 
(Joa.,  xv,  5)  in  ipsos  justi- 
ficatos  jugiter  virtutem  in- 
lluat,  quœ  virtus  bona  eorum 
opéra  semper  antecedit  et 
comitatur  et  subsequitur,  et 
sine  qua  nullo  pacto  Deo 
grata  et  meritoria  esse  pos- 
sent,  nihil  in  ipsis  justificatis 
amplius  déesse  credendum 
est  quominus  plene,  illis  qui- 
dem  operibus  quœ  in  Deo 
sunt  facta,  divinœ  legi  pro 
hujus  vitœ  statu  satisfecisse 
et  vitam  spternam,  suo  etiam 
tempore,  si  tamen  in  gratia 
decesserint,  consequendam, 
vere  promeruisse  censean- 
tur,  cum  Christus  Salvator 
noster  dicat  :  Si  quis  biberit 
ex  aqua  quam  e  go  dabo  ei,  non 
sHiet  in  sternum,  sed  fitl  in 
eo  fons  aquœ  salientis  in 
vitam  wternam  (Joa.,  IV,  13- 
14). 


En  effet,  vu  que  le  Christ 
lui-même,  comme  la  tète  par 
rapport  aux  membres  et  la 
vigne  par  rapport  aux  sar- 
ments, communique  sans 
cesse  aux  justifiés  sa  vertu 
—  influence  bonne  qui  tou- 
jours précède,  accompagne 
et  suit  leurs  œuvres,  et  sans 
laquelle  elles  ne  pourraient 
d'aucune  façon  plaire  à  Dieu 
ni  être  méritoires  —  on  doit 
croire  qu'il  ne  manque  plus 
rien  aux  justifiés  pour  que, 
par  les  œuvres  du  moins  qui 
sont  faites  en  Dieu,  ils  soient 
censés  avoir  pleinement  sa- 
tisfait à  la  loi  divine,  autant 
que  le  comporte  la  vie  pré- 
sente, et  méritent  véritable- 
ment d'obtenir  en  son  temps 
la  vie  éternelle,  pourvu  qu'ils 
meurent  en  état  de  grâce. 
Car  le  Christ  notre  Sauveur 
a  dit  :  «  Si  quelqu'un  boit  de 
l'eau  que  je  lui  donnerai,  il 
n'aura  plus  soif  éternelle- 
ment, mais  elle  deviendra  en 
lui  une  source  d'eau  vive  qui 
jaillit  pour  la  vie  éternelle.  ■ 

Le  mérite  est  donc  rendu  possible  par  le  fait  de  la 
vie  surnaturelle  que  le  Christ  communique  à  ceux  qui 
sont  devenus  ses  membres  par  la  justification.  Et  le 
concile  prend  soin  d'ajouter  que  cet  influx  divin,  sans 


757 


MÉRITE   AU   CONCILIA    DE   TRENTE    :   APRÈS   LA    JUSTIFICATION 


758 


lequel  rien  ne  saurait  plaire  à  Dieu,  enveloppe  de 
toutes  parts  l'activité  de  notre  libre  arbitre.  Sous  cette 
influence,  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  nous-  pou- 
vons faire  des  actions  bonnes,  et,  en  disant  :  quee  in 
Deo  sunt  facta,  le  concile  marque,  en  passant,  qu'elles 
réclament,  non  seulement  l'acte  matériel,  mais  l'in- 
tention pure. 

Ces  œuvres  ne  peuvent  sans  doute  prétendre  à  une 
perfection  absolue  :  il  suffit  qu'elles  présentent  la 
bonté  relative  qui  est  le  lot  de  la  vie  présente,  pro 
hujus  i>itœ  statu.  Dans  ces  conditions,  elles  ont  tout 
ce  qu'il  faut  pour  «  satisfaire  pleinement  »  à  la  volonté 
divine  et  donc,  le  moment  venu,  «  mériter  véritable- 
ment •  la  vie  éternelle.  Le  mérite  se  caractérise  donc 
essentiellement  par  un  droit  à  la  vie  éternelle,  et  le 
concile  adopte  l'expression  insistante  vere  mercri  pour 
en  souligner  plus  fortement  la  réalité,  sans  pourtant 
recourir  au  terme  technique  de  condigno.  Pour  expli- 
quer cette  réticence,  il  n'y  a  d'ailleurs  pas  lieu  de 
faire  intervenir,  avec  H.  Rùckert,  op.  cit.,  p.  257, 
la  secrète  influence  de  la  Réforme  :  elle  est  uniquement 
due  à  la  volonté  de  laisser  ouverte  la  vieille  contro- 
verse d'école  qui  existait  encore  au  xin°  siècle  sur  ce 
point,  voir  plus  haut,  coi.  690,  tout  en  sauvegardant 
contre  l'erreur  protestante  l'essentiel  de  la  foi  catho- 
lique en  la  vérité  du  mérite  humain.  Mais  ce  droit  à  la 
gloire  suppose  lui-même  une  valeur  présentement 
réaîisée  :  c'est  parce  que  nos  œuvres  peuvent  être 
pleinement  »  conformes  au  vouloir  divin  et  dans  la 
mesure  où  elles  le  sont  qu'elles  fondent  un  «  véritable 
mérite  »,  c'est-à-dire  un  titre  objectif  à  la  récom- 
pense du  ciel. 

On  conçoit  qu'après  avoir  affirmé  d'une  manière 
aussi  résolue  la  valeur  des  actes  humains,  le  concile, 
éprouve  le  besoin  d'une  sorte  d'explication  apologé- 
tique, pour  parer  au  reproche  d'empiéter  sur  les 
droits  de  Dieu,  que  les  protestants  ne  cessent  de  diriger 
contre  l'Église  : 


Ita  neque  propria  nostra 
justitia  tanquamj  ex  nobis 
propria  statuitur,  neque  igno- 
ratur  aut  repudiatur  justi- 
tia Dei  (Cf.  Rom.,  x,  3). 
Quœ  enim  justitia  nostra 
dicitur,  quia  per  eam  nobis 
inhserentem  justificamur,  illa 
eadem  Dei  est,  quia  a  Deo 
nobis  infunditur  per  Christi 
meritum. 


Par  où  ni  on  n'établit 
notre  propre  justice  comme 
nous  étant  propre  et  venue 
de  nous-mêmes,  ni  on 
n'ignore  ou  ne  rejette  la  jus- 
tice de  Dieu.  Car  la  même 
justice  qui  est  dite  nôtre, 
parce  qu'elle  est  inhérente  [a 
notre  âme]  et  nous  justifie, 
est  aussi  celle  de  Dieu,  parce 
qu'elle  nous  est  infusée  par 
Dieu  en  vertu  des  mérites  du 
Christ. 

Toute  l'essence  du  surnaturel  chrétien  est  ici  ren- 
fermée dans  cette  formule  d'une  remarquable  pléni- 
tude. Il  est  également  juste  de  dire  que  la  grâce  est 
notre  bien  et  qu'elle  ne  l'est  pas  :  elle  l'est  dans  sa 
réalité  immédiate,  mais  non  dans  sa  source  dernière; 
elle  l'est  parce  qu'elle  constitue  un  don  divin  véri- 
tablement «  inhérent  »  à  notre  âme,  sans  pourtant 
nous  être  strictement  propre  puisqu'elle  nous  est 
communiquée  par  Dieu.  Et  ce  qui  est  vrai  de  la  grâce 
l'est  au  même  titre  de  ses  fruits.  De  telle  sorte  qu'en 
vertu  de  cette  régénération  spirituelle  qu'est  la  justi- 
fication, tout  ce  qui  est  à  nous  est  à  Dieu  et  tout  ce 
qui  est  à  Dieu  est  à  nous. 

On  a  vu  par  l'histoire  des  débats  conciliaires, 
col.  7ï2,  que  cette  déclaration  avait  pour  but,  non 
seulement  de  condamner  les  protestants  qui  reje- 
taient toute  sanctification  intérieure  du  chrétien, 
mais  de  réagir  contre  les  théologiens  catholiques  qui  la 
diminuaient  à  l'excès  par  le  système  de  la  double 
justice.  Ce  qui  devait  avoir  pour  résultat,  comme  le 
note  bien  H.  Ruckcrt,  op.  cit.,  p.  255,  de  fortifier  la 
doctrine  du  mérite.  Aux  uns  et  aux  autres  l'Église 
oppose  la  conception  traditionnelle  d'une  intime  coo- 


pération entre  Dieu  et  l'homme,  d'une  parfaite  conti- 
nuité entre  la  justice  immanente  en  Dieu  et  celle  qu'il 
communique  à  l'âme  justifiée,  conception  qui  permet 
d'affirmer  la  valeur  de  celle-ci  sans  faire  le  moindre 
tort  à  Dieu  et  au  Christ  de  qui  elle  la  tient. 

b)  Principes  catholiques  :  Aspect  subjectif  du  mérite. 
—  Déjà  le  seul  énoncé  de  ces  principes  spéculatifs 
dessine  une  voie  moyenne  qui  permet  à  l'âme  de 
compter  sur  ses  mérites,  puisqu'ils  sont  réels,  sans  en 
tirer  orgueil,  puisque,  en  dernière  analyse,  ils  ne  lui 
appartiennent  pas.  Pour  prévenir  toute  équivoque  et 
embrasser  autant  que  possible  les  différents  aspects 
de  cette  question  complexe,  le  concile  a  pris  soin 
d'ajouter  un  paragraphe  spécial,  qui  complète  la 
dogmatique  du  mérite  par  une  pédagogie  appropriée. 
Denzinger-Bannwart,  n.   810;  Cavallera,  n.   890. 


On  n'oubliera  pas  non  plus 
que,  si  l'Écriture  attribue 
aux  bonnes  œuvres  une  telle 
valeur  que  même  «  à  celui  qui 
donnera  à  l'un  des  siens  un 
verre  d'eau  froide  »  le  Christ 
promet  qu'il  ne  restera  pas 
sans  récompense,  et  que 
l'Apôtre  atteste  :  «  Les  tribu- 
lations légères  et  momenta- 
nées du  présent  produisent 
pour  nous,  au  delà  de  toute 
mesure,  un  poids  éternel  de 
gloire  dans  les  cieux  •,  tant 
s'en  faut  pourtant  que  le 
chrétien  doive  se  confier  ou 
«  se  glorifier  »  en  lui-même  et 
non  pas  «  dans  le  Seigneur  », 
dont  si  grande  est  la  bonté 
envers  tous  les  hommes  qu'il 
veut  faire  de  ses  propres  dons 
leurs  mérites. 


Neque  vere  illud  omitten- 
dum  est  quod,  licet  bonis 
operibus  in  sacris  litteris 
usque  adeo  tribuatur  ut 
etiam  qui  uni  ex  minimis 
suis  polum  aqux  frigides 
dederit  promittat  Christus 
eum  non  esse  sua  mercede 
cariturum  (Matth.,  x,  42) 
et  Apostolus  testetur  id  quod 
in  privsenli  est  momenta- 
neum  et  h  ve  tribulationis 
nostrœ  supra  modum  in  su- 
blimitate  œttrnum  yloriœ 
pondus  operari  in  nobis  (II 
Cor.,  îv,  17),  absit  tamen  ut 
christianus  liomo  in  seipso 
vel  confidat  vel  glorietur  et 
non  in  Domino  (  I  Cor.,  i ,  31  ), 
cujus  tanta  est  erga  omnes 
homines  bonitas  ut  eorum 
velit  esse  mérita  quoe  sunt 
ipsius  dona. 

Une  première  raison  d'humilité,  et  la  plus  profonde, 
est  ici  empruntée  à  la  théologie  même  du  mérite.  La 
valeur  de  nos  bonnes  œuvres  et  la  certitude  de  la 
récompense  qui  leur  est  promise  sont  encore  une  fois 
rappelées;  mais  l'homme  n'a  pas  lieu  d'en  tirer  une 
gloire  personnelle,  parce  que  c'est  Dieu  qui  en  reste 
le  premier  auteur.  Pour  exprimer  cette  idée,  le  concile 
reprend  une  formule  classique  de  saint  Augustin, 
dont  tout  à  la  fois  l'admirable  précision  et  la  grande 
place  qu'elle  avait  prise  dans  la  tradition  postérieure 
rendaient  ici  l'usage  tout  indiqué.  Mais  on  remarquera 
que  la  direction  logique  en  est  subtilement  infléchie, 
de  manière  à  marquer,  tout  en  laissant  l'initiative 
à  la  grâce  divine,  qu'elle  fructifie  en  vrai  mérite  de 
notre  part.  Ce  ne  sont  pas  nos  mérites  qui  sont  pro- 
prement présentés  comme  des  dons  de  Dieu,  mais  les 
dons  de  Dieu  qui  deviennent  nos  mérites.  On  ne  pou 
vait  mieux  souligner  la  valeur  de  l'œuvre  humaine 
tout  en  rappelant  la  source  divine  d'où  elle  procède. 

A  cette  raison  fondamentale,  qui  tient  à  l'essence 
même  des  choses,  une  autre  s'ajoute,  que  fournit  l'ex- 
périence évidente  de  notre  déficit  inoral  : 


Et  quia  in  multis  o/fen- 
dimus  omnes  (Jac,  ni,  2), 
unusquisque  sicut  miseri- 
cordiam  et  bonitatem  ita 
severitatem  et  judicium  ante 
oculos  habere  débet,  neque 
seipsum,  etiamsi  nihil  sibi 
conscius  fuerit,  judicarc  (cf. 
I  Cor.,  iv,  3-4),  quoniam 
omnis  hominum  vita  non 
humano  judicio  examinanda 
est,  sed  Dei  qui  illumtnabit 
abscondita  tentbrurum  et  ma- 
ni/estabii  consilia  cordium, 
el      tune    tous    erit    uniruiqus 


Et  parce  que  »  nous  pé- 
chons tous  en  beaucoup  de 
choses  »,  chacun,  avec  la 
miséricorde  et  la  bonté,  doit 
aussi  avoir  devant  les  yeux 
la  sévérité  et  le  jugement,  et 
ne  pas  se  juger  lui-même, 
quoiqu'il  n'ait  conscience 
d'aucune  faute  Car  toute  la 
vie  des  hommes  ne  doit  pas 
s'apprécier  au  jugement  des 
hommes,  mais  de  Dieu,  qui 
■  éclairera  les  ténèbres  ca- 
chées et  révélera  les  desseins 
des  cœurs,  et  chacun  recevra 


759      MÉRITE   AU   CONCILE   DE   TRENTE   :   CONDAMNATION   DES   ERREURS      760 


fi  Deo(lCor. ,  I  v,  5),  qui,    ut  sa   louange  de  Dieu   »,   qui, 

scriptum   est   (Rom.,  n,   6),  comme    il    est    écrit,    »    doit 

rtddet    unicuique    secundum  rendre   a   chacun    selon    ses 

opéra  sua.  œuvres  ». 

C'est  dire  que  la  doctrine  catholique  du  mérite  ne 
se  produit,  pas  en  dehors  et  beaucoup  moins  encore 
à  l'encontre  de  la  vie  religieuse  :  elle  laisse  subsister 
toutes  les  raisons  que  l'âme  consciente  de  ses  fai- 
blesses a  de  trembler  devant  Dieu.  Il  est  remarquable 
que  l'aphorisme  biblique  repris  par  saint  Paul  :  «  Dieu 
doit  rendre  à  chacun  selon  ses  œuvres  »  serve  en  même 
temps  à  la  double  fin  de  justifier  en  droit  le  mérite, 
et  de  rappeler  en  fait  la  conscience  humaine  au  senti- 
ment de  ses  responsabilités. 

On  a  pu  écrire  avec  raison,  Hefner,  op.  cit.,  p.  271, 
que  Séripando,  en  faisant  introduire  ce  paragraphe 
dans  le  dc'ciet  conciliaire,  donnait  satisfaction  aux 
scrupules  où  s'attardait,  voir  plus  haut,  col.  734,  la 
pensée  de  Contarini.  Il  répondait  non  moins  bien  aux 
réserves  que  nous  avons  rencontrées,  col.  631,  6E9, 
707,  chez  les  mystiques  de  tous  les  temps.  Comme  dans 
tout  le  problème  de  la  justification,  la  doctrine  catho- 
lique a  ici  pour  caractère  d'unir  dans  un  haimonieux 
équilibre  la  double  part  également  nécessaire  de  Dieu 
et  de  l'homme  dans  la  conquête  du  salut,  de  fonder  les 
devoirs  du  chrétien  sur  l'affirmation  même  des  droits 
que  lui  confère  la  grâce  de  la  régénération. 

c)  Condamnation  des  erreurs  protestantes.  ■ —  Sous 
sa  forme  de  paisible  exposé,  il  n'est  pas  douteux  que 
ce  chapitre  sur  le  mérite  ne  soit  tout  entier  dirigé 
contre  les  positions  adverses  de  la  Réforme.  Un  canon 
y  est  ajouté  qui  les  condamne  directement  : 

Si  quis  dixerit  hominis 
justificati  bona  opéra  ita 
esse  dona  Dei  ut  non  sint 
etiam  bona  ipsius  justificati 
mérita,  aut  ipsum  justifiea- 
tum  bonis  operibus  qure  ab 
eo  per  Dei  gratiam  et  Jesu 
Christi  meritum,  cujus  vi- 
vum  membrum  est,  fmnt 
non  vere  mereri  augmentum 
gratiae,  vitam  aeternam  et 
ipsius  vita;  alterna?,  si  tamen 
in  ipsa  gralia  decesserit,  con- 
secutionem,  atque  etiam 
gloriae  augmentum,  A.   S. 

Can.  32,  Denzinger-Bann- 
wart,  n.  842;  Cavallera, 
n.  892. 


Si  quelqu'un  dit  que  les 
bonnes  œuvres  de  l'homme 
justifié  sent  tellement  des 
dons  de  Dieu  qu'elles  ne 
soient  aussi  les  mérites  du 
justifié  lui-même,  ou  que, 
par  les  bonnes  œuvres  qu'il 
accomplit  par  la  grâce  de 
Dieu  et  le  mérite  du  Christ 
dont  il  est  le  membre  vi- 
vant, le  [chrétien]  justifié 
ne  mérite  pas  véritablement 
l'augmentation  de  la  grâce, 
la  vie  éternelle  et,  pourvu 
qu'il  meure  en  état  de  grâce, 
le  don  effectif  de  cette  vie 
ainsi  que  l'augmentation  de 
la  gloire,  qu'il  soit  anathème. 

La  première  partie  de  ce  canon  ne  fait  que  repren- 
dre l'aphorisme  augustinien  pour  marquer  qu'on  ne 
peut  sans  abus  en  faire  une  aime  contre  la  iéalité 
du  mérite.  Tout  comme  dans  le  chapitre,  la  construc- 
tion en  reste  anthropocentrique  :  les  dons  de  Dieu,  que 
personne  ne  songe  à  nier,  sont  si  peu  exclusifs  du 
mérite  humain  qu'ils  servent  à  le  fonder.  Cette  répé- 
tition intentionnelle  d'une  des  foi  mules  les  plus  carac- 
téristiques de  saint  Augustin  montre,  par  surcroît, 
combien  l'Église  attache  de  prix  à  rester  en  contact 
visible  avec  l'évêque  d'Hippone  et  dénonce  comme 
inopérante  l'exploitation  tendancieuse  que  les  protes- 
tants  se   plurent   toujours   à  faire   de   son   autorité. 

Après  cette  déclaration  d'ordre  spéculatif,  suit  une 
seconde  qui  précise  l'objet  du  mérite.  On  se  souvient 
que  les  prot estants  modérés  admettaient  avec  Mélan- 
chthon,  voir  col.  720,  que  le  chrétien  peut  mériter 
quelques  biens  spirituels  mal  définis,  soit  ici-bas,  soit 
dans  la  vie  future,  et  Contarini  croyait  constater, 
voir  col.  734,  qu'ils  accepteraient  de  faire  tomber 
sous  le  mérite  de  l'homme  l'augmentation  de  la  gloire, 
mais  non  pas  la  gloire  elle-même.  A  rencontre  de  ces 
négations  ou  restrictions,  le  c.  xvi  parlait  seulement 
de  mérite,  en  gros,  à  l'égard  de  la  «  vie  éternelle  »  : 


le  canon  32  fournit  plus  de  détails.  Il  en  ressort  que 
le  mérite  poilc  d'abord  sur  la  vie  présente,  où  il  peut 
s'appliquer  à  «  l'augmentation  de  la  grâce  ».  Ce  qui 
se  réfèic  aux  principes  antérieurement  posés  que  la 
grâce  de  la  justification  est  susceptible  de  progrès, 
et  que  de  ce  progrès  les  bonnes  œuvres  ne  sont  pas 
seulement  le  signe  mais  la  cause.  Voir  Justification, 
t.  vin,  col.  2188-2189,  d'après  le  c.  x  et  le  canon  24, 
Denzinger-Bannwart,  n.  803,  834;  Cavallera,  n.  883, 
892. 

Quant  à  la  vie  future,  trois  points  sont  déterminés 
comme  accessibles  au  mérite  du  chrétien  :  savoir  la 
vie  éternelle,  la  prise  de  possession,  puis  l'accroisse- 
ment, de  la  gloire  qu'elle  comporte.  Ce  dernier  vise 
les  divers  degrés  de  la  béatitude  promise  aux  âmes 
fidèles,  que  la  foi  de  l'Égiise  a  toujours  mis  en  corré- 
lation avec  ies  mérites  amassés  ici-bas.  Les  deux  autres 
parurent  faire  double  emploi  à  quelques  Pères  du 
concile,  voir  col.  753.  En  réalité,  ils  désignent  deux 
objets  réellement  distincts  :  savoir  la  jouissance  éven- 
tuelle de  la  vie  éternelle,  sur  laquelle  nous  ne  saurions 
avoir  qu'un  titre  lointain  et  toujours  problématique; 
l'entrée  en  possession  de  cette  vie,  sur  laquelle  les 
mérites  du  présent  donnent  un  droit  à  qui  meurt  dans 
la  grâce  de  Dieu.  Sur  tous  ces  points,  comme  dans  le 
chapitre,  il  est  question  d'un  mérite  véritable,  vere 
mereri.  Ce  qui  exclut,  avec  les  négations  protestantes, 
les  subtiles  combinaisons  imaginées  par  les  tenants 
de  la  double  justice. 

A  ce  bloc  homogène  sur  le  mérite  il  faut  ajouter, 
pour  être  complet,  quelques  lignes  du  c.  xi,  com- 
plétées par  les  canons  26  et  31,  qui  le  concernent 
indirectement,  en  autorisant  dans  les  justes  limites 
la  considération  pratique  de  la  récompense  dans  la 
vie  morale  et  condamnant  l'intransigeance  dont  les 
réformateurs  faisaient  preuve  à  cet  égard  : 

Constat  eos  orthodoxe 
religionis  doctrina»  adver- 
sari...  qui  statuunt  in  omni- 
bus operibus  justos  peccare, 
si,  in  illis  suam  ipsorum  so- 
cordiam  excitando  et  sese 
ad     cùrrendum     in     stadio 


Il  est  clair  que  ceux-là 
s'opposent  à  la  doctrine  de 
la  religion  orthodoxe...  qui 
déclarent  que  les  justes 
pèchent  en  toutes  leurs 
œuvres,  si,  en  secouant  leur 
paresse  et  s'excitant  à  courir 
cohortando,  cum  hoc  ut  in    dans  le  stade,  avec  le  souci 


prédominant  de  la  gloire  de 
Dieu  ils  ont  aussi  en  vue  la 
récompense  éternelle. 


primis  glori  ficetur  Dcus  mer- 
cedem  quoque  intuentur 
a>tcrnam. 

Denzinger-Bann.,   n.  801; 
Cavallera,  n.  884. 

Par  où  le  concile  entend  s'opposer  à  une  des  préven- 
tions de  la  Réforme,  qui  consiste  à  flétrir  comme  un 
marchandage  la  recherche  d'une  légitime  récompense. 
De  même  qu'il  avait  affirmé  plus  haut  la  légitimité  de 
l'attrition,  c.  vi,  Denzinger-Bannwart,  n.  798,  et 
Cavallera,  n.  878,  il  autorise  ici  l'amour  intéressé.  Mais 
il  marque  en  même  temps  la  condition  indispensable 
que  doit  présenter  cet  amour  pour  n'être  pas  servile. 
Le  chrétien  a  l'obligation  de  faire  passer  «  avant  tout  » 
le  souci  de  la  gloire  de  Dieu  :  sous  le  bénéfice  de  cette 
religion  désintéressée,  il  peut  ensuite  faire  entrer  en 
ligne  de  compte  les  profits  qu'elle  lui  réserve.  Cette 
doctrine  est  appuyée  sur  une  référence  expresse  à 
Ps.,  cxvm,  112,  et  Hebr.,  xi,  26. 

En  conséquence,  l'anàthème  est  porté  contre  ceux 
qui  diraient  que  «  les  justes  ne  doivent  pas  attendre 
et  espérer  de  Dieu  une  rétribution  éternelle  pour  leurs 
bonnes  œuvres  »,  can.  26,  ou  encore,  can.  31,  que  «  le 
chrétien  justifié  pèche  quand  il  fait  le  bien  en  vue 
de  la  récompense  éternelle  ».  Denzinger-Bannwart, 
n.  836,  841  ;  Cavallera,  n.  892. 

Il  reste  toujours  entendu,  et  le  concile  ne  se  lasse 
pas  de  le  répéter  expressément  en  ces  divers  endroits, 
can.  26  et  32,  que  toutes  nos  espérances  doivent 
reposer,  en  dernière  analyse,  sur  la  miséricorde  de 


761         MÉRITE   DANS  LES   ÉGLISES   PROTESTANTES    :   SYMBOLES    DE    EOI 


7G2 


Dieu  et  les  mérites  du  Christ.  Mais  l'Eglise  tient  aussi 
que  cette  grâce  fructifie  en  œuvres  saintes,  que  ces 
mérites  du  Sauveur  nous  donnent  le  moyen  de  mériter 
à  notre  tour.  A  rencontre  de  ceux  qui  suppriment  la 
créature  devant  le  Créateur,  la  foi  catholique  affirme 
avec  une  égale  énergie  la  souveraine  primauté  de 
Dieu  et  en  même  temps  la  dignité,  la  vitalité,  la 
fécondité  spirituelles  de  l'âme  régénérée  par  le  bienfait 
de  la  rédemption. 

V.  LA  DOCTRINE  DU  MÉRITE  APRÈS  LE  CON- 
CILE DE  TRENTE.  ■ —  Fixées  officiellement  sur  leurs 
positions  respectives,  l'une  par  la  Confession  d'Augs- 
bourg,  l'antre  par  le  concile  de  Trente,  les  deux 
Églises  rivales  ne  font  plus  guère,  dans  la  suite,  que 
s'y  tenir  sans  notables  modifications,  tandis  que  leurs 
théologiens  en  entreprennent,  chacun  de  leur  côté,  la 
défense  méthodique.  Il  nous  suffira  d'un  aperçu 
rapide  sur  la  formation  progressive  de  ces  deux 
camps  adverses,  dont  la  physionomie  n'a  plus  guère 
varié  jusqu'à  nos  jours.  — ■  I.  Dans  les  Églises  pro- 
testantes. II.  Dans  l'Église  catholique  (col.  769). 

I.  Dans  les  Églises  protestantes.  —  Bien  loin 
d'être  ébranlés  par  le  concile  de  Trente  ou  seulement 
ramenés  à  une  vue  plus  équitable  de  la  doctrine 
catholique,  les  protestants  semblent  n'en  avoir  tenu 
compte  que  pour  renforcer,  tout  au  moins  dans  les 
débuts,  l'àpreté  de  leur  opposition. 

1°  Symboles  ecclésiastiques.  —  Ce  dogmatisme  anti- 
catholique se  traduit  tout  d'abord  dans  les  confes- 
sions de  foi  que  la  fin  du  xvi«  siècle  vit  se  multiplier. 
1.  Églises  luthériennes.  ■ —  Pour  remédier  aux  divi- 
sions tenaces  qui  avaient  éclaté  entre  les  premiers 
disciples  de  Luther,  un  suprême  effort  d'union  fut 
tenté  par  les  politiques  et  les  théologiens.  La  Formule 
de  concorde  en  fut  le  résultat  (1577-1580),  qui  a  l'avan- 
tage d'être  le  dernier  en  date  et  le  mieux  accrédité  des 
documents  où  s'exprime  la  doctrine  du  protestantisme 
officiel. 

Une  première  partie  porte  ce  titre  pacificateur  : 
Epitome  arliculorum  de  quibus  conlroversiœ  ortie  sunt 
inter  theologos  augustanœ  confessionis,  qui  in  repeti- 
tione  sequenti  secundum  Dei  prœscriplum  pie  deelarati 
sunt  et  conciliati.  Tout  en  se  référant  à  la  Confession 
d'Augsbourg  et  à  V Apologia  comme  normes  fonda- 
mentales, .1.  T.  Millier,  Die  sijmbolischen  Bûcher,  p.  518, 
on  y  ajoute  quelques  explications  complémentaires, 
où  le  mérite  est  l'objet  d'une  exclusive  encore  plus 
déterminée. 

Avec  une  insistance  tendancieuse,  on  y  fonce  éner- 
giquement  contre  le  pélagianisme  :  Repudiamus  cras- 
sum  illum  pelagianorum  errorem  qui  asserere  non  dubi- 
larunt,  quod  homo  propriis  viribus  sine  gratia  Spirilus 
Sancti  sese  ad  Deum  convertere,  evangelio  credere,  legi 
divinœ  ex  animo  parère,  et  hac  ratione  peccalorum 
remissionem  ac  vilam  œternam  ipse  promereri  valeat. 
Ce  qui  écarte  tous  mérites  antérieurs  à  la  justifica- 
tion. Mais  ils  ne  trouvent  pas  davantage  de  place 
après,  puisque  la  proposition  suivante  est  également 
rejetée  comme  empreinte  de  semi-pélagianisme  :  Item 
homincm  post  regeneralionem  legem  Dei  perfecte  obscr- 
vare  algue  implere  posse  eamque  implelionem  esse  nos- 
tram  coram  Deo  justitiam  qua  vitam  œternam  pro- 
mereamur.  A.  n  :  De  libero  arbilrio.  9  et  12,  Mùller, 
p.  525. 

C'est  évidemment  dans  ce  double  sens  que  s'enten- 
dent les  formules  où  on  lit,  dans  la  suite,  quod  Domi- 
nus  nobis  peccala  remiltit  ex  mera  gratia  absque  ullo 
respectu  prœccdentium,  prœsentium  aut  consequenlium 
nostrorum  operum  dignitatis  aut  meriti.  A.  m  :  De 
justitia  fidei,  4,  p.  528.  Ou  encore  :  Jesum  Christum 
omnia  peccala  expiasse...  et  vitam  œternam,  nullo 
inlervenienle  peccatoris  illius  mérita,  impetrasse.  A.  v  : 
De  lege  et  Evangelio,  5,  p.  531. 


De  ces  articles  succincts  la  deuxième  partie  four- 
nit le  commentaire  sous  le  titre  de  Solida,  plana  ac 
perspicua  repetitio  et  declaratio.  On  y  répète  comme  un 
point  de  foi  quod  homo  peccator  coram  Deo  juslificetur... 
sine  ullis  nostris  merilis  aut  dignitate...,  ex  mera  gratia, 
tantummodo  propter  unicum  meritum...  Domini  nostri 
Jesu  Christi.  A.  m  :  De  justitia  fidei,  9,  p.  612.  Et  plus 
loin,  55,  p.  622  :  Justitiam  nostram  extra  nos  et  extra 
omnium  hominum  mérita,  opéra,  virtutes  alque  digni- 
tatem  quœrendam. 

C'était  le  corollaire  évident  du  dogme  luthérien 
de  la  justification  par  la  seule  foi.  Le  document  marque 
en  termes  exprès  cette  corrélation,  en  expliquant 
pourquoi  il  faut  s'en  tenir  aux  «particules  exclusives  » 
sola  fuie  et  autres  de  même  esprit  :  Ut  per  illas  particu- 
las  omnia  opéra  propria,  mérita,  dignitas,  gloria  et 
fiducia  omnium  operum  nostrorum  in  articulo  justifi- 
cationis  penitus  excludanlur,  ila  quidem  ut  opéra  nostra 
neque  causœ  neque  meriti  ullius  in  justificatione,  ad 
quœ  Dcus  in  hoc  negotio  respiciat  aut  quibus  nos  fidere 
possimus  aut  debeamus,  vel  ex  toto  vel  dimidia  aut 
minima  ex  parte  rationem  habcant.  Ibid.,  37,  p.  618. 
Or  on  ne  perdra  pas  de  vue  que,  dans  le  style  pro- 
testant, la  justification  ne  s'applique  pas  seulement 
à  la  première  acquisition  de  la  grâce,  mais  tout  autant 
à  son  terme  dernier.  C'est  donc  tout  mérite  de  l'homme 
sans  exception  qui  se  trouve  exclu.  Un  peu  plus  loin, 
celte  déduction  est  mise  spécialement  sous  le  patro- 
nage de  saint  Paul  :  Hoc  est  fundamentum  paulinœ 
disputationis...  quod  eo  ipso  cum  fuie  justificamur  simul 
etiam  adoptionem  in  filios  Dei  et  hereditatem  vitœ 
œlernœ  atquc  salutem  adipiscamur.  Eamque  ob  causam 
Paulus  parliculas  illas  e.vclusivas,  id  est  ejusmodi 
voces  quibus  opéra  et  propria  mérita  prorsus  excludun- 
tur...,  non  minus  constanter  et  graviter  in  articulo 
salutis  quam  in  articulo  justificalionis  nostrœ  urget. 
Ibid.,  53,  p.  621-622.  Cf.  a.  iv  :  De  bonis  operibus,  22, 
p.  629. 

A  plus  forte  raison  en  est-il  ainsi  de  notre  prédes- 
tination, qui  se  produit  mera  misericordia  sine  ullo 
nostro  merito.  Epitome,  a.  xi  :  De  seterna  prœdest., 
p.  556.  Cf.  Solida  declaratio,  a.  xi,  60-61,  et  87-88, 
p.  717,  723. 

Toutes  les  atténuations  apologétiques  multipliées 
par  Mélanchthon  ont  ici  disparu  :  il  ne  reste  plus  de 
place  que  pour  l'opposition  radicale  au  mérite  qui 
était  dans  la  logique  du  système  protestant.  On  voit 
qu'à  cette  poussée  interne  de  son  dogmatisme  la 
Réforme  officielle  ne  s'est  pas  plus  dérobée  à  la  fin 
qu'au  commencement. 

2.  Églises  réformées.  —  Dans  le  même  temps,  s'éla- 
boraient les  symboles  des  diverses  Églises  réformées, 
qui  offrent  avec  les  précédents  de  très  utiles  points 
de  comparaison. 

En  apparence,  l'aversion  n'y  est  pas  moindre  pour  le 
mérite.  Abhorremus  a  meriti  nomine,  proclame  la 
Confession  hongroise  (1562),  et  serio  cordis  affecta 
agnoscimus  ac  profitemur  nos,  quanlun'jis  justifiée  stu- 
deamus,  servos  inutiles  vitamque  œternam  penitus  et 
ex  omni  parle  graluitum  esse  Dei  donum.  Ilung.  conj., 
18,  dans  E.  F.  K.  Mùller,  Die.  Bekenntnisschri/len  der 
reformierten  Kirche,  Leipzig,  1903,  p.  398.  Cette  décla- 
ration au  ton  si  vif  donne  à  peu  près  la  note  et  le  sens 
de  toutes  les  autres. 

Dans  les  premières  années  surtout,  cette  «  horreur  » 
du  mirite  s'exprime  en  termes  qui  égalent  de  tous 
points  ceux  des  luthériens.  «  A  nous  pauvres  humains 
tout  mérite  est  impossible  »,  déclare  la  Confession  de 
Zurich  (1523),  ibid.,  p.  13.  «Le  Chris!,  en  effet,  appuient 
les  Bernois  (1526),  est  noire  unique  sagesse,  justice, 
rédemption  et  rançon  pour  le  péché  du  monde.  Ainsi 
reconnaître  un  autre  mérite  de  la  béatitude  cl  satis- 
faire pour  le  péché,  c'est  nier  le  Christ.  »  Ibid.,  p.  30. 


F63 


MÉRITE    DANS    L'ORTHODOXIE    LUTHÉRIENNE 


764 


Plus  encore,  le  mérite  est  absolument  impossible. 
«  Car  tout  ce  que  nous  sommes,  nous  le  sommes  entière- 
ment par  Dieu;  dès  lors,  nous  lui  sommes  redevables 
et  comptables  de  tout.  »  Conf.  tetrapolitana,  10  (1530), 
ibid.,  p.  64. 

La  position  du  Catéchisme  de  Genève  (1545)  est 
déjà  moins  abrupte  et  dessine  une  évolution  dont  nous 
aurons  à  relever  ailleurs  d'autres  traces.  Si  le  mérite 
y  est  délibérément  exclu,  c'est  avant  la  justification  : 
Non  posse  nos  ullis  meritis  Deum  prœvenire.  Après,  nos 
œuvres  deviennent  agréables  à  Dieu,  sinon  par  elles- 
mêmes,  du  moins  par  suite  de  son  amour.  Placent  Mi 
[opéra]  non  proprise  tamen  dignitatis  merito,  sed  qua- 
lenus  suo  favore  liberaliter  ea  dignatur.  De  cette 
«  faveur  »  divine  la  gloire  céleste  est  le  terme  :  Neque 
enim  frustra  mercedem  Mis  Deus  tum  in  hoc  mundo 
tum  in  (utura  vila  pollicetur.  Verum  ex  gratuito  Dei 
amore  tamquam  ex  fonte  emergit  heec  merces.  Ibid., 
p.  127-128.  On  reconnaît  ici  la  doctrine  de  Cahin, 
déjà  signalée,  qui  croyait  pouvoir  associer  la  négation 
du  mérite  à  l'utilité  des  bonnes  œuvres  en  vue  de  la 
récompense,  sans  prendre  garde  que  celle-ci  devait 
logiquement  annuler  celle-là. 

Ce  même  rapprochement  paradoxal  se  retrouve 
dans  l'a.  xvi  de  la  seconde  Confession  helvétique 
(1562)  :  Docemus  Deum  bona  operantibus  amplam  dare 
mercedem...  Referimus  tamen  mercedem  hanc...,  non 
ad  meritum  hominis  accipientis,  sed  ad  bonitatem  vel 
liberalitatem  et  veritatem  Dei  promitlentis  alque  dantis. 
Car  le  pessimisme  calviniste  oblige  à  se  souvenir  qu'il 
y  a  toujours,  dans  nos  œuvres,  multa  indigna  Deo, 
et  que  nous  devons,  au  total,  nous  tenir  pour  des  «  ser- 
viteurs inutiles  »  :  Tametsi  ergo  doceamus  mercedem 
dari  a  Deo  nostris  bcnefaclis,  simul  tamen  docemus  cum 
Auguslino  coronare  Deum  in  nobis  non  mérita  nostra 
sed  dona  sua.  Et  proinde  quidquid  accipimus  mercedis, 
dicimus  gratiam  quoquc  esse  et  magis  quidem  gratiam 
quam  mercedem...  Damnamus  ergo  Mos  qui  mérita  sic 
hominum  defendunt  ut  évacuent  gratiam  Dei.  Ibid., 
p.  194-195.  On  ne  peut  pas  ne  pas  voir  que  ces  der- 
niers mots  prétendent  viser  les  catholiques.  Mais,  si 
on  se  rappelle  que  le  concile  de  Trente  se  met  déjà 
formellement  en  garde  contre  une  semblable  préven- 
tion et  qu'à  cette  fin  il  place,  lui  aussi,  sa  doctrine 
du  mérite  sous  le  patronage  de  la  théologie  augusti- 
nienne,  serait-il  excessif  de  dire  que  la  différence  entre 
les  Églises  tient  surtout  à  des  questions  de  mots? 

On  rencontre  à  peu  près  les  mêmes  termes  à  l'a.  xxiv 
de  la  Confessio  belgica  (1561)  :  Facimus  igitur  bona 
quidem  opéra,  sed  neutiquam  ut  iis  promereamur.  Quid 
enim  mereamur  ?  Intérim  tamen  non  negamus  Deum 
bona  opéra  remunerari,  verum  gratiœ  esse  dicimus  quod 
coronet  suu  dona.  Ibid.,  p.  242.  Voir  de  même  le  Caté- 
chisme d'Heidelberg  (1563),  q.  63,  ibid.,  p.  699. 

«  Nous  croyons,  déclare  de  son  côté  la  Confession 
gallicane  (1559),  que  toute  notre  justice  est  fondée  en 
la  remission  de  nos  péchez...  Parquoy  nous  rejettons 
tous  autres  moyens  de  nous  pouvoir  justifier  devant 
Dieu,  et  sans  présumer  de  nulles  vertus  ne  mérites 
nous  nous  tenons  simplement  à  l'obéissance  de  Jésus 
Christ.  »  Condamner  la  présomption  en  matière  de 
mérite  n'est  évidemment  pas  la  même  chose  que 
condamner  le  mérite  tout  court,  et  pourrait  presque 
passer  pour  le  consacrer  indirectement.  «  Au  reste, 
lit-on  un  peu  plus  loin,  combien  que  Dieu  pour  accom- 
plir notre  salut  nous  régénère,  nous  reformant  à  bien 
faire,  toutesfois  nous  confessons  que  les  bonnes 
œuvres  que  nous  faisons  par  la  conduite  de  son  Esprit 
ne  viennent  point  en  conte  pour  nous  justifier  ou 
mériter  que  Dieu  nous  tienne  pour  ses  enfants.  » 
A.  xviii  et  xxn,  ibid.,  p.  226-227.  Ici  encore,  la  formule 
n'atteint,  en  réalité,  que  le  mérite  au  sens  pélagien. 
Car,  si  nous  sommes  «  reformés  à  bien  faire  »  par  la 


grâce,  c'est  sans  nul  doute  que  les  œuvres  faites  dans 
ces  conditions  ne  sont  pas  sans  valeur.  Et  s'il  est 
vrai  qu'elles  «  ne  viennent  pas  en  conte  pour  nous  jus- 
tifier »,  il  n'est  pas  dit  qu'elles  ne  nous  sont  pas  comp- 
tées autrement  après  la  justification. 

Même  des  formules  qui  semblent  au  premier  abord 
tout  à  fait  absolues  présentent  des  finesses  de  rédac- 
tion qui  permettent  des  échappatoires.  C'est  ainsi 
qu'on  peut  lire  dans  la  Confession  hongroise  d'Erlan- 
thal  (1562)  :  In  electis  Chrisli  mérita  sunt  imputative 
ex  donatione  et  gratia,  non  causaliler  aut  meritorie 
quasi  electi  propriis  viribus  meriti  sint,  ibid.,  p.  288. 
Du  pur  calvinisme  qui  s'étale  à  la  surface  de  ce 
texte  le  propriis  viribus  de  la  fin  nous  ramène  dans 
les  sentiers  catholiques.  La  preuve  en  est  qu'on 
lit  un  peu  plus  haut  dans  le  même  document  :  Opéra 
sanctorum...  habent  prsemium  causaliter  et  meritorie... 
Habenl  mercedem,  prsemium,  respectu  Christi,  se,  suam 
justitiam,  sua  mérita  electis  gratis  promittentis  et  in- 
debitam  gratiam  donanlis.  Merces  et  prsemium  igitur 
debetur  electorum  operibus  ex  promissione  Dei...,  non 
ex  merito  hominum,  qui  per  se  nihil  merenlur  cum 
nihil  habeant  proprium  bonum  suis  viribus  acquisi- 
tum,  sed  omnia  ex  gratia  Dei  ante  et  post  juslificationem. 
Ibid.,  p.  286.  De  cette  phraséologie  compliquée  il  res- 
sort que  la  grâce  est  la  source  principale  et  la  condition 
sine  qua  non  de  notre  mérite  ;  mais,  ceci  posé,  il  reste 
qu'il  y  a  lieu  de  reconnaître  une  valeur  méritoire  aux 
œuvres  des  saints. 

Tout  de  même  les  Bohémiens  (1609)  reconnaissent 
que  nos  sacrifices  seront  récompensés  :  lis  constitula 
esse  cerlissima,  priecipue  in  vita  œterna,  prœmia. 
Ibid.,  p.  461.  Les  Irlandais  (1615)  nous  invitent  à 
«  renoncer  au  mérite  de  toutes  nos  vertus  »  comme 
insuffisant,  pour  «  nous  fier  uniquement  en  la  miséri- 
corde de  Dieu  et  aux  mérites  de  son  Fils  bien-aimé  ». 
Ibid.,  p.  531.  Pour  y  «  renoncer  »  encore  faut-il  tout 
d'abord  en  avoir. 

La  confession  de  Westminster  (1647)  semble  plus 
déterminée  :  Peccatorum  veniam  aut  vitam  œlernam 
de  Deo  mereri  non  valemus,  ne  optimis  quidem  operibus 
nostris.  En  effet,  la  vie  éternelle  dépasse  le  prix  de 
toutes  nos  œuvres.  Celles-ci  d'ailleurs  sont  déjà  dues 
à  Dieu  et  nous  y  mêlons  des  imperfections  qui  les 
souillent.  Mais  on  voit  déjà  que  ce  texte,  en  rappro- 
chant la  rémission  des  péchés  et  la  vie  éternelle,  vise 
plutôt  les  œuvres  qui  précèdent  la  justification. 
Quant  à  celles  qui  suivent,  on  ajoute  que,  malgré 
leur  insuffisance,  elles  seront  récompensées,  quod  Ma 
respiciens  in  F  Mo  suo  Deus...  acceptare  dignelur  et 
remunerari.  C.  xvi,  5-6,  ibid.,  p.  575-576. 

Il  n'est  pas  une  seule  de  ces  formules,  si  fermes  en 
apparence  dans  la  réprobation  du  mérite,  qui  ne 
recèle  des  possiblités,  sinon  des  intentions,  d'accom- 
modement avec  une  doctrine  assez  largement  com- 
prise pour  que  le  mérite  ne  soit  plus  un  obstacle  à  la 
grâce.  Et  ceci  correspond  bien  à  la  position  générale 
prise  par  les  réformés  sur  le  problème  des  œuvres,  qui 
tranche  avec  l'intransigeance  des  luthériens.  Voir  Jus- 
tification, t.  vin,  col.  2196-2198.  Ce  qui  domine 
d'ailleurs  chez  les  uns  comme  chez  les  autres,  c'est 
un  sentiment  d'irréductible  animosité  contre  la  doc- 
trine catholique,  qui  les  empêche  de  la  voir  sous  son 
vrai  jour,  et  leur  impose  d'autant  plus  l'obligation  de 
la  combattre  que  la  force  des  choses  les  amène  à  s'en 
rapprocher. 

2°  Systématisation  •  théologique  de  l'orthodoxie.  — 
Tant  que  la  Réfoime  eut  souci  d'opposer  sa  propre 
tradition  doctrinale  à  celle  de  l'Église, -ses  meilleurs 
théologiens  dépensèrent  leur  érudition  et  leur  dia- 
lectique à  défendre  et  à  justifier  les  principes  dogma- 
tiques émis  dès  la  première  heure  dans  ses  confessions, 
officielles  de  foi. 


765 


MÉRITE    DANS    L'ORTHODOXIE    LUTHÉRIENNE 


766 


1.  Chez  les  luthériens.  —  Dans  les  dix-neuf  éditi  ons 
successives  des  Loci  communes  qui  s'échelonnent  de 
1547  jusqu'à  la  mort  de  l'auteur  (1559),  Corp.  reform., 
t.  xxi.  co).  567-582,  Mélanchthon  garde  les  positions 
modérées  qu'il  avait  prises  dès  1543,  voir  col.  722, 
sans  autrement  se  préoccuper  du  concile  de  Trente. 
Au  contraire,  d'autres  s'attaquent  au  décret  conci- 
liaire pour  le  réfuter,  sans  préjudice  pour  les  exposés 
plus  personnels  où  s'affirment  leurs  opinions. 

«)  Variations  de  Chemnitz.  —  De  cette  tradition 
théologique  et  polémique  Martin  Chemnitz  est  le  plus 
insigne  représentant.  Ses  œuvres  manifestent  d'ail- 
leurs sur  ce  point  un  singulier  phénomène  d'évolu- 
tion régressive  qu'il  vaut  la  peine  de  relever. 

Une  modération  relative  préside  à  son  Examen 
concilii  Tridentini  (1565-1573).  Outre  maintes  allu- 
sions passagères  à  propos  delà  justification  en  général, 
l'ouvrage  contient  un  développement  spécial  sur  la 
question  des  œuvres  et  du  mérite,  où  l'auteur  rap- 
proche dans  une  commune  critique  les  c.  xi  et 
xvi  de  la  vi°  session.  Édition  de  Francfort,  1596, 
t.  i,  p.  174-188.  Naturellement,  il  y  réclame  la  pra- 
tique des  bonnes  œuvres  comme  nécessaire,  tout  en 
prolestant  qu'elles  ne  méritent  pas  la  justification 
ni  la  vie  éternelle,  p.  176.  Mais  il  ne  saurait  admettre 
qu'elles  soient  capables  de  donner  satisfaction  à  la 
loi  divine,  moins  encore  qu'il  puisse  être  question 
d'oeuvres  surérogatoires.  Là  serait,  à  son  sens,  una 
ex  prœcipuis  controversiis  quse  magna  contentione  a 
pontificiis  disputatur,  p.  180.  C'est  pourquoi  il  en 
traite  à  son  tour  avec  une  particulière  étendue  pour 
insister  sur  la  vitiositas  dont  nos  actes  restent  enta- 
chés, p.  184. 

Sur  le  mérite  proprement  dit,  Chemnitz  adopte 
comme  faisant  foi  le  langage  de  Mélanchthon  :  In 
reconciliatis  postea  bona  opéra,  cum  placeant  fide  prop- 
ter  mediatorem,  habent  prœmia  spirilualia  et  corporalia 
in  hac  vita  et  post  hanc  vitam.  Aussi,  à  la  différence 
des  réformés  de  Hongrie,  voir  col.  702,  est-il  heureux 
de  dire  :  Nostri  etiam  a  vocabulo  meriti  non  abhorrent, 
et  de  signaler  ce  terme  dans  la  Confession  d'Augs- 
bourg  et  autres  documents  de  la  première  heure, 
p.  185.  Il  ne  pouvait  évidemment  soupçonner  que  la 
Formule  de  Concorde,  dont  il  fut  l'un  des  auteurs, 
allait,  quelques  années  après,  marquer  un  retour  en 
arrière  des  plus  caractérisés. 

Fort  de  cet  usage,  qui  représentait  un  large  contact 
avec  la  tradition  catholique  dont  il  est  assez  étonnant 
que  son  orthodoxie  luthérienne  ne  se  soit  pas  offusquée, 
Chemnitz  réduit  à  deux  les  points  de  controverse. 
Aux  «  pontificaux  »  il  reproche  d'admettre  un  vrai 
mérite  par  rapport  à  la  vie  éternelle,  puis  de  faire,  en 
conséquence,  de  celle-ci  une  dette  et  non  une  grâce, 
car  il  flaire,  non  sans  raison,  sous  les  termes  de  la 
définition  conciliaire,  scholasticorum  commenta  de  mé- 
rita condigni.  La  modération  du  concile  ne  lui  échappe 
pourtant  pas  entièrement  :  Observel  lector  quod  Tri- 
denlinis  patribus  nimis  impudens  uisum  fuit  vitam 
lelernum  tribuere  solis  nostris  meritis.  Ideo,  dum  ali- 
quam  modesiiœ  significationem  dure  studenl,  honoris 
gralia  vitam  œternam  partiuntur  inter  merilum  Christi 
et  nostrorum  operum  mérita,  p.  186.  A  ce  «  partage  » 
il  oppose  le  fait  de  la  rédemption,  qui  fait,  à  son  sens, 
de  la  vie  éternelle  une  pure  grâce  de  Dieu  :  Scriptura 
enim...  adimit  glorialionem  de  vita  seterna  etiam  rena- 
torum  operibus,  et  tribuit  gratise  seu  misericordiœ  Dei 
propter  filium  mediatorem,  p.  187. 

A  plus  forte  raison  ne  saurait-il  être  question  de 
mériter  en  justice.  Scriptura  enim  aliquot  récitai 
rationes  bona  opéra  habere  prœmia,  non  ex  debilo 
justifiée  divinœ  propter  rationem  meriti,  sed  ex  gratuita 
(lignatione.  Et  c'est  pourquoi  il  relève  avec  satisfac- 
tion le  fait  que  le  mot  mérite  est  absent  de  l'Écriture. 


Son  dernier  mot  est  pour  opposer  la  grâce  aux  pré- 
tentions illusoires  et  funestes  du  pharisaïsme  :  Ne 
pharisaïca  superbia  persuasione  propriœ  dignitatis  in 
exercilio  bonorum  operum  renatorum  animos  occupet, 
sed  ut  semper  et  ubique  exuberet  et  regnet  gralia  Dei, 
p.  188. 

Malgré  les  préventions  dont  il  témoigne,  il  reste 
que  l'Examen  se  tient,  somme  toute,  dans  la  ligne 
moyenne  de  VApologia.  Au  contraire,  les  Loci  theo- 
logici  de  l'auteur,  écrits  en  1591,  trahissent  par  de 
sensibles  nuances,  où  résonne  une  note  plus  agressive, 
l'influence  de  la  Formule  de  concorde.  Bien  que  le 
texte  de  Mélanchthon  en  constitue  partout  la  base, 
Chemnitz  s'y  montre  peu  accueillant  au  terme  de 
mérite  et,  par  conséquent,  à  l'idée  qu'il  représente  : 
Appellatio  meriti  est  usitata  Patribus,  ce  qui  s'entend 
sans  doute  des  «  Pères  »  de  la  Réforme,  et  nominal 
merilum  opus  mandatum  a  Deo,  faclum  a  renatis  in 
fuie,  quod  habeat  promissiones  sive  in  hac  sive  in  altéra 
vita.  Sed  obabusumet  propter  insidias,  et  denique  quia 
est  vox  àypatpoç,  non  usurpalur  a  syncerioris  doctrinœ 
studiosis.  Édit.  de  Francfort,  1653,  t.  m,  p.  10.  Plus 
loin,  l'auteur  d'expliquer,  suivant  une  distinction 
déjà  connue,  que  la  récompense  n'entraîne  pas  le 
mérite  :  Nemo  ergo  lurbetur  vocula  mercedis,  si  quando 
ea  in  sacris  lilleris  tribuitur  vitse  œternœ.  Neque 
enim  ita  vocatur  quasi  ex  merilo  debeatur,  sed  quia 
ex  promissione  datur.  Ibid.,  p.  76. 

Ce  qui  ne  l'empêche  pas  de  tenir  à  la  nécessité  des 
œuvres.  Mais  il  est  significatif  de  le  voir  devenir 
réticent  au  sujet  de  leur  valeur,  et  l'on  peut  noter 
comme  un  fait  assez  curieux  qu'il  se  sépare  surtout 
de  Mélanchthon  dans  celui  de  ses  ouvrages  qui  a 
précisément    pour  but  de  le  commenter. 

b)  Autres  témoins.  ■ —  Cette  même  hostilité  domine 
également  dans  la  suite  les  défenseurs  les  plus  consi- 
dérables de  l'orthodoxie  luthérienne. 

On  ne  le  voit  nulle  part  mieux  que  dans  les 
célèbres  Loci  theologici  de  Jean  Gerhard  (1610-1622), 
loc.  xvni  :  De  bonis  operibus,  c.  vin  :  De  meritis 
bonorum  operum,  édition  Cotta,  Tubingue,  1768, 
t.  vin,  p.  80-168.  En  abordant  cette  gravissima 
disputatio,  l'auteur  s'abrite  bien  derrière  le  témoi- 
gnage de  Chemnitz  première  manière,  n.  88,  p.  81, 
pour  dire  que  la  Réforme  ne  repousse  pas  absolument 
le  terme  de  mérite.  Mais  il  ne  l'emploie  jamais  pour 
son  propre  compte  quand  il  s'agit  des  récompenses 
réservées  aux  justes,  et  cela  non  seulement  à  propos 
de  la  vie  éternelle,  mais  des  autres  récompenses  dont 
il  admet  la  réalité.  Là  où  Mélanchthon,  comme  on 
l'a  vu,  parlait  de  mérite,  Gerhard  écrit  en  termes, 
plus  réservés  :  Verissima  igilur  est  nostrorum  res- 
ponsio  quod  dictis  illis  [justis]  prxmia  temporalia  et 
teterna,  bonis  operibus  ex  gratia  danda,  adstruantur, 
n.  116,  p.  134. 

Toute  sa  démonstration,  au  contraire,  est  opposée 
aux  «  mérites  des  œuvres  »,  n.  89,  p.  82,  qu'il  expulse 
longuement,  au  nom  de  l'Écriture  tout  d'abord, 
p.  82-106,  puis  de  la  tradition,  p.  107-120.  Après  la 
thèse  vient  la  discussion  de  i'antithesis  adversariorum, 
qu'il  emprunte  à  Bellarmin  et  dont  il  discute  pied  à 
pied  les  arguments  sur  l'existence  même  du  mérite, 
p.  121-154,  et  la  place  qu'il  convient  de  lui  faire 
dans  les  fins  de  la  vie  morale,  p.  151-160.  Une  sorte 
d'appendice,  p.  161-168,  est  consacrée  à  réduire  les 
textes  script uraires  allégués  par  d'autres  écrivains 
pontificaux. 

On  retrouve  les  mêmes  positions  chez  Jean  André 
Quenstedt,  qui  exclut  les  bonnes  œuvres,  non  seu- 
lement de  la  justification,  Theologiu  didaclico-pole- 
mica,  Wittenberg,  1685,  pars  III",  c.  vin  :  De  justifi- 
catione,  q.  vm,  p.  559-566,  mais  aussi  du  salut.  Bien 
entendu,  les  œuvres  accomplies  par  ceux  qu'il  appelle- 


7G7 


MERITE    DANS    L'ORTHODOXIE    RÉFORMÉE 


768 


les  irregenili  sont  sans  vaieur  devant  Dieu.  Pars  IVa, 
c.  ix  :  De.  bonis  opcribus,  sect.  n,  q.  i,  p.  312-317. 
Quant  à  celles  des  chrétiens,  il  commence  par  en 
établir  la  nécessaire  imperfection,  ibid.,  q.  m,  p.  322- 
326;  puis,  suivant  une  distinction  assez  subtile,  il 
montre,  en  deux  thèses  successives,  qu'elles  sont 
«  nécessaires  pour  les  régénérés  »,  q.  iv,  p.  326,  mais 
non, pas  «nécessaires  pour  le  salut  »  :  Bona  opéra  non 
sunt  nec  dici  possunt  aut  debcnt  necessaria  ad  salulem, 
vel  promerendam  per  modum  meriti,  vel  acquirendam 
per  modum  medii,  vel  eonsequendam  per  modum  con- 
ditionis  vel  causœ  sine  qua  non,  vel  oblinendam  per 
modum  pervenlionis  ad  ullimam  melam.  Q.  v,  p.  328- 
340. 

Dès  lors,  il  ne  veut  admettre,  au  regard  de  la  vie 
étemelle,  qu'un  mérite  au  sens  large,  adeo  ut  mereri 
idem  sit  quod  consequi,  impelrare,  eliam  gratis.  Le 
mérite  proprement  dit  est  exclu  par  la  thèse  sui- 
vante :  Bona  opéra  justificatorum  nec  merentur  nec 
mereri  possunt,  vere  et  proprie  loquendo,  vel  auxilium 
gratiœ  actualis,  vel  augmentum  gratiœ  habitualis, 
mullo  minus  ipsam  vilam  œlernam  neque  de  condigno 
neque  de  congruo,  que  l'auteur  s'efforce  d'établir  sur 
les  bases  d'une  copieuse  démonstration,  dirigée  tout 
à  la  fois  contre  les  «  pontificaux  »  et  contre  les  armi- 
niens.  Ibid.,  q.  vi,  p.  340-348. 

On  voit  que  les  besoins  de  l'opposition  anti-catho- 
lique ont  amené  les  représentants  les  plus  caractéris- 
tiques du  luthéranisme  orthodoxe,  à  refuser  au  terme 
et  à  l'idée  de  mérite  le  peu  de  place  que  leur  Église 
leur  conservait  encore  au  début. 

2.  Chez  les  Réformes.  ■ —  Au  premier  abord,  il  ne 
paraît  pas  y  avoir  la  moindre  différence  dans  l'atti- 
tude des  théologiens  reformés. 

a)  Positions  de  Calvin.  ■ —  Dès  la  première  heure, 
Calvin  a  donné  ici  le  ton,  dans  son  Antidote  contre 
le  concile  de  Trente  (1547),  par  la  manière  dont  il 
s'efforce  de  jeter  le  ridicule  sur  la  doctrine  catholique 
du  mérite.  Suivant  le  rite  de  la  controverse,  les  Pères 
du  concile  y  sont  traités  tour  à  tour  de  moines  igno- 
rants, d'ânes  et  de  pourceaux.  Au  fond,  Calvin  leur 
reproche  tria...  quœ  ferri  non  debent  errata  :  savoir 
d'oublier  la  défectuosité  de  nos  actes,  quœ  nobis 
inhœret  vitiositas,  qui  nous  oblige  d'avoir  recours  à 
la  miséricorde  divine;  de  méconnaître  qu'une  seule 
faute  contre  la  loi  compromet  tous  les  mérites  que 
nous  aurions  pu  recueillir  par  ailleurs;  d'appuyer 
sur  nos  œuvres  le  principal  de  notre  confiance. 

Sans  doute  le  réformateur  ne  peut  ignorer  que  le 
concile  met  précisément  le  chrétien  en  garde  contre 
-ce  dernier  défaut  :  Verbo  uno  prohibent  ne  nobis 
fidamus.  Mais  de  ce  fait  il  ne  tient  plus  ensuite  aucun 
compte  :  Terlius  error  longe  deterrimus,  quod  salutis 
fiduciam  ab  operum  intuilu  suspendant,  ou,  comme 
s'exprime,  avec  un  certain  pittoresque,  la  traduction 
française  :  «  Ils  pendent  la  fiance  de  nostre  salut  au 
croc  de  nos  mérites.  »  Cependant  Calvin  ne  veut  pas 
.qu'on  mette  en  cou'e  la  nécessité  des  œuvres,  ni  la 
réalité  de  la  récompense  qui  leur  est  promise  :  Nihil 
porro  controversiœ  est  quin  exhorlandi  sint  ad  bona 
opéra  fidèles,  et  proposita  etiam  mercede  slimulandi. 
Acta  synodi  Tridentinse  cum  antidoto,  dans  Opéra 
omnia,  édit.  Baum,  Cunitz  et  Reuss,  t.  vu,  col.  471- 
473. 

Le  canon  32  y  est  pareillement  rétorqué  au  nom  de 
saint  Augustin,  quia  nihil  aliud  est  quod  dicitur  meri- 
tum  quam  gratuitum  Dei  donum.  Et  le  concile  est 
naturellement  accusé  de  sacrifier  la  part  nécessaire 
■de  la  grâce  :  Non  ergo  crepare  sinamus  patres  istos 
meritum  a  graiia  separando  perperam  lacérantes  quod 
vere  unum  est.  Ibid.,  col.  485-486.  Toutes  invectives 
qui  n'ont  guère  qu'un  intérêt  psychologique  pour 
.montrer    comment    les    passions    de    la    controverse 


ont  pour  résultat  de  fermer  les  yeux  à  l'évidence  des 
faits. 

Ce  que  Calvin  jetait  ainsi  dans  le  feu  de  la  pre- 
mière polémique,  il  l'expose  plus  didactiquement  dans 
V Institution  chrétienne.  L'édition  définitive  de  1559 
ne  fait  ici  que  reprendre,  à  peu  près  textuellement, 
celle  de  1539,  sauf  à  mieux  détacher  la  suite  des  thèses 
par  une  subdivision  en  chapitres  qui  portent  les  titres 
suivants,  c.  xv  :  Quœ  de  operum  meritis  jaclantur  tam 
Dei  laudem  in  conferenda  justitia  quam  salutis  certilu- 
dinem  everlere;  c.  xvi  :  Rejutatio  calumniarum  quibus 
hanc  doctrinam  odio  gravure  conantur  papistœ;  c.  xvn  : 
Promissionum  legis  et  Evangelii  conciliatio;  c.  xvni  : 
Ex  mercede  maie  colligi  operum  justitiam.  Inst.  relig. 
christ.,  III,  c.  xv-xvm,  dans  Opéra,  t.  n,  col.  579- 
613.  Un  chapitre  est  ajouté  au  1.  II  pour  appliquer 
et  réserver  la  notion  de  mérite  à  l'œuvre  du  Christ. 
Ibid.,  II,  c.  xvn,  col.  386-392.  La  traduction  française, 
publiée  par  l'auteur  en  1541,  a  été  remaniée  défini- 
tivement en  1560  sur  les  cadres  de  cette  dernière  édi- 
tion. Ibid.,  t.  iv,  col.  294-343. 

On  a  noté  plus  haut,  voir  col.  ";2  >,  le  caractère 
paradoxal  de  cette  doctrine,  qui  s'oppose  violemment 
au  mérite  sans  parvenir  à  s'en  détacher. 

b)  Autres  témoins.  ■ —  Il  ne  semble  d'ailleurs  pas  que 
cette  anomalie  ait  été  aperçue  par  aucun  des  succes- 
seurs de  Calvin,  qui  continuent  à  s'en  réclamer  fidèle- 
ment, tout  en  faisant  valoir  de  préférence,  suivant 
leur  tournure  d'esprit,  l'un  ou  l'autre  de  ses  aspects. 

Le  côté  négatif  domine  évidemment  la  longue 
exposition  du  dauphinois  Daniel  Charnier,  dans  Pan- 
stratiœ  catholicœ,  1.  XIV  :  De  operibus,  Francfort,  1627, 
t.  m,  p.  226-252,  où  l'auteur  discute  méthodiquement 
la  doctrine  générale  du  mérite  et  de  ses  diverses 
formes  selon  les  «  papistes  »,  pour  lui  opposer  ce  qu'il 
appelle  assez  curieusement  la  catholicorum  sentenlia, 
p.  227,  ainsi  conçue  :  Negamus  aut  extra  gratiam  esse 
mérita  de  congruo,  aut  in  gratia  de  condigno,  imo  ullo 
modo  esse  mérita  nisi  abusive  atque  adeo  traducto 
vocabulo  a  propria  et  nativa  significatione  in  aliam; 
uno  verbo,  nullo  jure  meriti  operum  teneri  Deum  aut 
pcccatorcm  vocare  ad  gratiam,  aut  vocato,  imo  accepte 
in  gratiam,  sive  augmentum  gratiœ  reddere,  sive  vitam 
œternam,  sive  in  vila  œlerna  augmentum  gloriœ. 

Cette  thèse  est  d'une  limpidité  qui  n'a  d'égale  que 
son  intransigeance.  Elle  représente  le  calvinisme  strict 
avec  une  perfection  qu'on  trouverait  difficilement 
ailleurs. 

D'autres,  au  contraire,  reprenaient  à  la  lettre  les 
formules  atténuées  de  Mélanchthon  Ainsi  Jean 
Henri  Heiddegger,  qui  commence  à  porter  contre  le 
mérite  l'exclusive  en  apparence  la  plus  absolue  :  Nos 
nullum  omnino  meritum  agnoscimus,  sive  de  congruo 
in  justificando,  sive  de  condigno  in  justificato.  Mais,  le 
dogme  protestant  étant  sauf,  la  réserve  suit  immé- 
diatement :  In  reconciliatis  equidem  bona  opéra  quœ 
fiunl  ex  fide,  habent  prœmia  tum  spiritualia  tum  tempo- 
ralia  ex  misericordia  Dei  et  palerna  acceptatione  prop- 
ter  Chrislum.  Et  l'auteur  doit  bien  avouer  que  ces 
récompenses  ont  reçu  dans  le  passé  le  nom  dé  mérite  : 
Hoc  appcllarunt  pii  Patres  meritum,  meram  nimirum 
conseculionem  prœmii.  Quant  au  mérite  proprement 
dit,  il  ne  saurait  en  être  question  :  De  vero  autem, 
proprio  et  legali  mérite,  cui  merces  addicatur  ex  condi- 
gnitatc  interna,  sive  dependenler  sive  independenler  a 
pacte,  nos  quœstioncm  negamus.  Conc.  Tridentini 
anatome  historico-lheologica,  Zurich,  1672,  t.  i,  p.  259. 
Dans  la  seconde  édition  de  cet  ouvrage,  publiée  en 
1690  sous  le  titre  de  Tumulus  Trid.  concilii,  la  doc- 
trine conciliaire  est  longuement  discutée  dans  le 
même  sens.  Ad  sess.  vi,  q.  xxi-xxm,  p.  516-548. 

Le  genevois  Fr.  Turretin  veut  également  distin- 
guer deux  sens  du  mérite  et  il  reconnaît  que  les  anciens 


769   MÉRITE    DANS    L'ÉGLISE    CATHOLIQUE  :    ACTES    DU    MAGISTÈRE    770 


formulaires  protestants  en  ont  usé  au  sens  impropre. 
Institution?*  theol.  elencticœ,  loc.  xvn,  q.  v  :  De  merito 
operum.  2.  Genève,  1G89,  t.  n,  p.  777.  Quant  au  mé- 
rite proprement  dit,  il  l'éearte  absolument  pour  les 
raisons  suivantes,  ibid.,  7,  p.  779  :  Nullum  posse  dari 
meritum  in  hominc  apud  Deum  qualibuscumque  ope- 
ribus,  nec  de  congruo  nec  de  condigno.  1.  Quia  non 
sunt  indebitet.  sed  débita...  2.  Nullum  est  nostrum.  sed 
omnia  suntdonagrati;v...  3.  Xon  sunt  per/ecta,  sedvariis 
adhuc  niviùs  inquinala...  4.  Xon  sunt  sequalia  gloriœ 
futurx...  5.  Menés  qux  illis  promittitur  est  gratuita 
et  indebila.  Car.  dit-il  plus  loin,  ibid.,  24,  p.  786  :  A 
mercede  ad  meritum  non  valet  consequenlia.  Et  l'on 
remarquera  que  ce  principe  de  méthode  est  exacte- 
ment l'opposé  de  celui  qu'adopte,  après  saint  Tho- 
mas, voir  col.  682,  le  concile  de  Trente,  voir  col.  739. 
Les  oeuvres  restent  néanmoins  nécessaires  tanquam 
médium  et  via  ad  salutem  possidendam.  Ibid.,  q.  in, 
3,  p.  768. 

Ce  rôle  attribué  aux  œuvres,  encore  qu'on  leur  refuse 
toute  valeur  méritoire,  est  un  des  points  qui  ont  permis 
à  Mathias  Schneckenburger,  Vergleichende  Darstel- 
lung  des  lulherischen  und  reformierîen  Lehrbegrifjs, 
édition  posthume  par  E.  Gùder,  Stuttgart,  1855,  t.  i, 
p.  74-94,  de  mettre  les  théologiens  réformés  en  oppo- 
sition de  tendances  avec  les  luthériens.  Mais  on  ne 
saurait  se  dissimuler  qu'il  ne  s'agit  là  que  de  nuances 
dans  une  commune  hostilité  à  l'égard  de  la  doctrine 
catholique. 

De  tous  on  a  pu  dire,  sans  doute  à  cause  des  demi- 
aveux  qui  leur  échappent,  que,  «  au  lieu  de  mener 
à  une  connaissance  approfondie  de  l'essentielle  anti- 
thèse évangélique,  ils  se  meuvent  exclusivement  dans 
les  limites  de  la  position  une  fois  prise  ».  H.  Schultz, 
loc.  cit.,  p.  568.  Ils  n'ont,  en  tout  cas,  rien  fait  pour  la 
rendre  hospitalière  ou  seulement  équitable  envers  la 
doctrine  de  l'Église,  alors  même  qu'ils  y  reviennent 
par  bien  des  côtés.  Cet  état  d'esprit  agressif  et  dédai- 
gneux est  resté  jusqu'à  nos  jours  celui  de  leurs  suc- 
cesseurs. Il  a  même  débordé  au  delà  des  cercles  pro- 
prement théologiques  et  c'est  dans  ces  vieilles  tradi- 
tions de  controverse  qu'il  faut  sans  nul  doute,  par  le 
canal  de  Kant,  chercher  la  source  de  cette  animosité 
persistante,  doublée  d'une  foncière  incompréhension, 
que  tant  d'esprits  qui  se  croient  modernes  ne  cessent 
d'entretenir  à  l'égard  des  principes  et  des  pratiques 
dont  s'inspire  l'Église  en  matière  de  moralité. 

II.  Dans  l'Église  catholique.  ■ —  En  regard  de 
ces  négations  protestantes,  la  doctrine  catholique 
en  arrivait  rapidement,  de  son  côté,  à  l'état  que 
nous  lui  connaissons  et  qui  inspire  l'enseignement 
classique  par  la  voie  d'innombrables  manuels. 

1°  Actes  du  magistère.  ■ —  Tous  les  principes  essentiels 
ayant  été  posés  par  le  décret  du  concile  de  Trente, 
l'Église  n'a  plus  eu  dans  la  suite  qu'à  les  défendre 
contre  les  erreurs  secondaires  survenues  au  cours  des 
temps. 

1.  Contre  Baïus.  ■ —  Parce  qu'il  méconnaissait  la 
distinction  entre  l'ordre  naturel  et  l'ordre  surnaturel, 
Baïus  en  venait  à  professer  que  les  œuvres  de  l'homme 
donnent  droit  à  la  récompense  céleste  «  en  vertu  d'une 
loi  naturelle  ». 

D'où  il  suit  qu'après  la  rédemption  il  ne  serait  pas 
besoin  de  la  grâce  sanctifiante  pour  qu'elles  devien- 
nent méritoires  :  il  suffit  de  leur  conformité  à  la  loi 
morale.  En  conséquence,  les  sanctions  futures  ont  le 
caractère  d'une  stricte  rétribution,  pour  nos  actions 
bonnes  aussi  bien  que  pour  les  mauvaises,  et  les  justes 
ne  reçoivent  pas  une  récompense  plus  grande  que 
leurs  mérites.  Ce  système,  destiné  à  mettre  en  lumière 
les  droits  du  surnaturel,  le  faisait  pratiquement  dispa- 
raître et,  par  un  étrange  renversement  des  positions 
historiques,  l'hérésie  de  Pelage  eût  consisté  à  réclamer 

DICT.   DE   THÉOL.    CATH. 


pour  le  mérite  la  nécessité  préalable  d'une  grâce 
d'adoption  à  un  état  divin.  Voir  F.-X,  Jansen,  Baïus 
et  le  baïanisme.  Essai  théologique,  Paris-Louvain, 
1927,  p.  85-89. 

Les  principales  propositions  de  Baïus  furent  sévère- 
ment censurées  par  Pie  V  (Bulle  Ex  omnibus 
a/Jlictionibus,  1er  octobre  1567).  Elles  sont  réunies  et 
expliquées  à  l'art.  Baïus,  t.  h,  col.  71-81. 

2.  Contre  les  Jansénistes.  ■ —  Tandis  que  Baïus  assi- 
milait étroitement  l'état  du  chrétien  régénéré  à  celui  du 
premier  homme,  Jansénius  s'appliquait  à  les  distinguer. 

D'après  lui,  Adam,  ayant  une  volonté  encore  saine, 
n'avait  besoin  que  d'une  grâce  extérieure.  Les  bonnes 
actions  procédaient  de  son  libre  arbitre  comme  cause 
principale;  mais,  par  une  suite  logique,  elles  n'avaient 
qu'un  «  mérite  humain  »,  tandis  que  les  nôtres  sont 
maintenant  des  «  mérites  de  grâce  »  qui  ont  une  valeur 
divine.  Voir  Jansénius,  t.  vin,  col.  383-384. 

On  retrouve  cette  distinction  erronée  à  la  base  de 
la  34e  proposition  de  Qucsnel,  condamnée  par  la 
bulle    Unigenitus.   Denzinger-Bannwart,   n.   1384. 

Gratia  Adami  non  produ-         La  grâce  d'Adam  ne  pro- 
cebat  nisi  mérita  humana.         duisait  que  des  mérites  hu- 
mains. 

Cette  condamnation,  qui  tend  directement  à  main- 
tenir l'identité  de  l'économie  surnaturelle  à  travers 
les  temps,  a  indirectement  pour  résultat  d'affirmer, 
comme  l'Église  l'avait  déjà  fait  contre  Baïus,  la 
stricte  nécessité  de  la  grâce  pour  mériter  la  vie  éter- 
nelle. 

Mais,  sous  l'action  de  cette  grâce,  l'homme  a  sa 
part  de  coopération.  Jansénius  la  compromettait  gra- 
vement par  sa  doctrine  de  la  délectation  victorieuse. 
Voir  t.  vin,  col.  400-401.  Comme  cependant  il  tenait, 
suivant  la  foi  commune  de  l'Église,  à  sauver  la  respon- 
sabilité humaine,  il  aboutissait  à  dire  que  la  liberté 
intérieure  ou  psychologique  n'est  plus  nécessaire, 
depuis  la  chute,  pour  mériter  ou  démériter;  l'absence 
de  contrainte  extérieure  suffit.  Grave  erreur'qui  sapait 
les  fondements  même  de  la  vie  morale  :  aussi  fut-elle 
notée  comme  «  hérétique  »  par  Innocent  .X.  C'est  la 
troisième  des  cinq  propositions.  Texte  dans  Denzin- 
ger-Bannwart, n.  1094;  pour  le  commentaire,  voir 
Jansénius,  t.   vm,  col.   485-491. 

3.  Projets  du  concile  du  Vatican.  —  Dans  l'exposi- 
tion de  la  foi  catholique  que  le  concile  du  Vatican 
se  proposait  de  promulguer,  à  rencontre  des  erreurs 
modernes,  un  petit  chapitre  sur  la  grâce  était  prévu. 

La  doctrine  du  mérite  y  eût  été  touchée  en  ces 
termes  :  Sicut  autem  formalis  causa  justifia;  chrislianœ 
est  hsec  justifia  Dei  qua  nos  justos  facit,  ila  per  eamdem 
gratiam  adoptionis  fit  ut  virtutum  supernalurales  aclus 
sint  actus  filiorum,  meritorii  tum  gratiœ  augmenti 
tum  vitœ  œlernœ.  Un  canon  était  proposé  contre  le 
pélagianisme  radical  de  la  philosophie  rationaliste  : 
Damnamus  eorum  doctrinas...  qui  dixerint  vigore  naturœ 
rationalis  absque  viribus  gratiœ  posse  nos  velle  aut 
perficere  bonum  aliquod  sicut  oporlet  ut  disponat  ad 
juslitiam  christianam  vel  perducat  ad  regniim.  Schéma... 
de  doclrina  catholica,  c.  xvm,  dans  Collectio  Lacensis, 
t.  vu,  col.  518. 

Une  note  justificative  des  théologiens  exposait  (pic 
ce  texte  était  à  l'adresse  de  <  ceux  qui  ne  distinguent 
pas  la  justice  chrétienne  de  la  rectitude  morale  natu- 
relle ».  D'où  il  suit  que  la  nature  aurait  par  elle- 
même  la  force  d'accomplir  des  actes  salutaires.  Il 
s'agissait  donc  de  mettre  in  tulo  les  droits  de  l'ordre 
surnaturel.  Le  mérite  de  la  vie  éternelle  n'appelait 
aucune  explication  spéciale.  Au  contraire,  à  propos 
de  la  préparation  à  la  justice  que  le  canon  mettait 
sur  le  même  pied,  il  était  précisé  que  la  grâce  est 
nécessaire  pour  obtenir  une  disposition  positive,  ou 

X.  —  25 


771  MÉRITE  DANS  L'ÉGLISE  C  AT  HOLIQUIvMO  U  VEM  K  NT  T  HÉOLOGIQUL  772 


mérite  de  congruo,  mais  non   pas   pour   une  simple 
disposition  négative.  Ibid.,  adn.  43,  col.  552-553. 

Cette  transcendance  de  tout  l'ordre  surnaturel  par 
rapport  à  celui  de  la  nature  était  reprise  d'une  ma- 
nière encore  plus  explicite  dans  le  nouveau  texte  sur 
lequel  devait  délibérer  la  Députai  ion  de  la  foi  : 
Quemadmodum  enim  hœc  ipsa  vila  [œterna],  lia  omnis 
dispositif)  cul  eam,  uipote  super  naturam  posila,  ex 
gratuite  miserentis  Dei  bénéficia  est.  En  conséquence, 
il  ne  saurait  y  avoir  de  mérite  que  par  la  grâce  : 
Hœc  ipsa  opéra  bona,  quœ  gratin  antécédente,  comilanle 
et  subséquente  fuint,  vitse  seternee  meritum  non  habent 
nisi  ex  Mo  sanctilatis  dono  quo  justi  cum  Cliristo 
consociali  sunt.  lbid.,  col.  1630. 

Le  Schéma  reformalum,  c.  v,  ibid.,  col.  564,  se  con- 
tentait de  recueillir  ces  formules  générales,  sans  qu'il 
y  fût  fait  état  de  la  suggestion  d'un  Père  qui  deman- 
dait, ibid.,  col.  1669,  le  canon  suivant  :  Si  quis  dixerit 
ad  opus  quodeumque  meritorium  vitse  seternae  non 
requiri  gratiam  sanclificantem,  A.  S. 

Ce  projet  de  définition  fut  arrêté  par  la  proroga- 
tion du  concile  et  subsiste  seulement  à  titre  de  docu- 
ment officieux.  En  admettant  qu'il  fût  arrivé  à  terme, 
on  voit  qu'il  n'eût  ajouté  à  la  doctrine  catholique 
définie  au  concile  de  Trente  qu'une  plus  claire  affir- 
mation de  l'ordre  surnaturel  dans  lequel  le  mérite 
vient  s'insérer. 

2°  Mouvement  théologique.  —  Si  aucun  problème 
vraiment  nouveau  n'est  venu,  depuis  le  xvic  siècle, 
solliciter  l'attention  des  théologiens  catholiques,  ceux- 
ci  trouvaient  toujours  devant  eux  les  problèmes  sou- 
levés par  la  Réforme,  que  l'activité  doctrinale  de  ses 
défenseurs  ne  cessait  d'aviver.  Ces  attaques  réitérées 
ont  provoqué  un  mouvement  non  moins  actif  de 
défense,  dont  il  reste  à  retracer  la  direction  et  à 
recueillir  les  résultats. 

1.  Conlrouersistes.  —  Dans  la  grande  bataille 
déchaînée  par  les  réformateurs  autour  de  la  justifi- 
cation et  de  ses  suites,  l'Église  eut  aussi  ses  cham- 
pions. L'effort  de  ces  controversistes  relève  surtout  de 
la  théologie  positive.  Sans  s'interdire  les  considéra- 
tions rationnelles  et  les  précisions  théologiques,  dont 
la  dialectique  insidieuse  des  adversaires  faisait  sentir 
le  besoin,  il  s'agissait  surtout  de  défendre  contre  eux  les 
bases  de  la  foi,  en  la  montrant  appuyée  sur  l'Écriture  et 
la  tradition  dont  on  invoquait  volontiers  le  témoignage. 

De  cette  controverse  anti-protestante  l'œuvre  de 
Bellarmin  reste  le  principal  monument.  En  tout  cas, 
elle  suffit  à  montrer  quel  genre  d'enrichissements  la 
théologie  catholique  doit  à  cette  vaste  littérature  dont 
elle  est  le  plus  remarquable  spécimen.  La  question 
du  mérite  y  vient  au  terme  de  la  controverse  relative 
à  la  justification.  Conlrov.  de  justi/.,  1.  V  :  De  meritis 
operum,  dans  Opéra  omnia,  édit.  Vives,  t.  vi,  p.  343- 
386.  Résumé  dans  J.  de  la  Servière,  La  théologie  de 
Bellarmin,  Paris,  19C8,  p.  705-723.  Ces  pages  sont  tout 
entières  dirigées  contre  les  protestants.  L'auteur  n'est 
d'ailleurs  pas  sans  remarquer  la  nuance  d'ambiguïté 
que  présente  ici  leur  opposition.  Adversarii,  dit-il  des 
luthériens,  quamvis  initia  valde  contemptim  loquerenlui 
de  operibus  bonis,  paulatim  tamen  cœpcrunl  nonnihil 
iis  tribuere.  Et  il  note  que  Calvin  les  suit  sur  ce  point  : 
In  re  cum  lutheranis  consentit,  in  verbis  discrepat. 
Mais,  ne  videantur  omnino  consenlire  papistis,  ils  cor- 
rigent leur  volte-face  par  duo  lemperumenta  :  c'est  que 
nous  ne  saurions  mériter  la  vie  éternelle  proprement 
dite  et  que  la  valeur  de  nos  mérites  leur  vient,  non 
ex...  propria  dignitate  quasi  re  vera  sint  justa...,  sed 
ex  flde  et  indulgentia  Dei.  En  regard  de  cette  double 
erreur,  son  but  est  de  prouver  opéra  bona  justorum 
vere  ac  proprie  esse  mérita,  et  mérita  non  cujuscumque 
prœmii  sed  ipsius  vitse  œternœ  contra  sectarios  omnes. 
C.  i.  p.  343-344. 


Ainsi  le  principal  de  la  démonstration  porte  sur 
la  réalité  du  mérite,  dont  les  deux  aspects  distingués 
ci-dessus  sont  traités  simultanément.  Bellarmin  l'éta- 
blit de  façon  méthodique  sur  l'Écriture,  c.  ii-m,  puis 
sur  la  tradition  des  Pères,  c.  iv.  A  ce  problème  dog- 
matique l'auteur  rattache  duœ  quœstiunculœ  breviores 
d'ordre  plutôt  psychologique  :  una  de  fiducia  meri- 
lorurn,  altéra  de  intuitu  mercedis,  c.  vn-ix.  La  préoccu- 
pation dominante  de  la  controverse  n'empêche  pas 
Bellarmin  d'entrer  ensuite  pour  son  compte  dans 
l'examen  des  questions  théologiques  soulevées  par  le 
mérite.  Il  en  étudie  d'abord  les  conditions  objectives, 
en  insistant  sur  le  libre  arbitre,  la  grâce  de  Dieu,  la 
promesse  divine,  x-xiv,  pour  terminer  sur  la  charité 
qui  en  est  la  condition  subjective,  c.  xv.  Quatre  cha- 
pitres sont  ensuite  consacrés  à  la  nature  du  mérite, 
en  vue  d'établir  que  nos  bonnes  œuvres  méritent  la  vie 
éternelle  de  condigno,  c.  xvi,  et  cela  non  solum  ratione 
parti  sed  etiam  ratione  operum,  c.  xvn-xvni.  bien  que 
d'ailleurs  la  récompense  reste  toujours  supra  condi- 
gnum.  Enfin  l'auteur  aborde  brièvement  la  question 
des  objets  accessibles  à  notre  activité  méritoire, 
c.  xx-xxn. 

Dans  cette  analyse  théologique,  Bellarmin  s'ins- 
pire de  préférence  des  principes  posés  par  saint  Tho- 
mas, qu'il  ne  sépare  d'ailleurs  pas  de  saint  Bonaven- 
ture,  les  deux  étant  par  lui  qualifiés  de  principes 
theologorum.  A  leur  suite,  il  professe  une  conception 
absolument  réaliste  du  mérite  et  tient  à  écarter  la 
théorie  de  Y acceptatio  soutenue  par  Scot,  encore  qu'il 
reconnaisse  très  loyalement  :  Distat  hœc  opinio  lon- 
gissime  ab  hœresi  lutheranorum,  c.  xvn,  p.  379.  Cette 
adhésion  de  l'illustre  cardinal  à  la  thèse  réaliste  n'a 
sans  doute  pas  peu  contribué  au  déclin  de  la  concep- 
tion adverse  dans  la  théologie  moderne. 

Quel  que  soit  l'intérêt  de  ces  pages  consacrées  au 
problème  spéculatif  du  mérite,  la  véritable  originalité 
de  Bellarmin  est  dans  le  dossier  positif  de  preuves 
qu'il  réunit,  au  préalable,  à  l'appui  de  cette  doctrine. 
Comme  il  convenait  en  face  des  protestants,  la 
démonstration  scripturaire  y  est  particulièrement  soi- 
gnée. Pas  plus  que  personne  en  son  temps,  l'auteur 
n'a  cure  de  l'ordre  chronologique.  Néanmoins,  par 
un  sens  très  exact  du  problème,  il  se  concentre  sur  le 
Nouveau  Testament  et  il  en  exploite  avec  vigueur  tous 
les  textes  et  toutes  les  idées  qui  peuvent  être  favo- 
rables à  la  valeur  des  œuvres  humaines. 

La  preuve  de  tradition  se  réduit  à  une  énumération 
de  témoignages;  mais  ce  c.  iv,  joint  au  c.  vi,  qui  réfute 
les  objectiones  ex  Palribus,  fournit  des  données  suffi- 
samment étendues  pour  prendre  contact  avec  l'essen- 
tiel de  la  pensée  patristique. Comme  du  reste  cette  ques- 
tion est  de  celles  qui  n'ont  guère  connu  de  dévelop- 
pement, la  dialectique  de  Bellarmin  a  ici  facilement 
gain  de  cause  et  met  généralement  sur  la  voie  de  la 
bonne  interprétation. 

En  somme,  la  doctrine  catholique  du  mérite  sor- 
tait de  cette  étude  clairement  expliquée  et  solidement 
appuyée.  Les  assauts  que  n'ont  plus  cessé  de  diriger 
contre  elle  les  théologiens  postérieurs  de  la  Réforme, 
qui  prennent  tous  régulièrement  pour  objectif  cette 
partie  des  Controverses,  ne  sont-ils  pas  un  hommage 
rendu  à  sa  valeur? 

2.  Théologiens  scolastiques.  ■ —  Ces  problèmes  spé- 
culatifs, que  les  controversistes  abordaient  en  pas- 
sant, forment,  au  contraire,  l'objet  principal  sur 
lequel  continuait  à  s'exercer  l'activité  de  l'École. 

Ainsi,  dans  Suarez,  le  mérite  occupe  en  entier  le 
1.  XII,  le  dernier  de  son  vaste  traité  de  la  grâce. 
Opéra  omnia,  édit.  Vives,  t.  x,  Paris,  1858,  p.  1-265. 
Toutes  les  questions  rationnelles  sur  les  conditions 
et  l'objet  du  mérite,  la  nature  et  les  qualités  des 
actes  méritoires,  y  sont  débattues  in  extenso.  Après 


3    MÉRITE.   SYNTHÈSE    DOCTRINALE    :    FONDEMENTS    DU    MÉRITE    774 


avoir  réservé  le  meritum  excellentise  vel,  ut  a  bonis 
theologis  appellatur,   meritum  de  rigore  fustitiœ,   qui 

est  propre  au  Christ,  l'auteur  restreint  son  étude  au 
meritum  commune  seu  injerioris  ordinis,  le  seul  qui 
nous  soit  accessible.  Il  est  d'ailleurs  remarquable 
comme  méthode  qu'il  n'éprouve  aucun  besoin  de 
s'arrêter  au  mérite  en  soi  :  dès  son  premier  chapitre, 
l'auteur  va  directement  au  mérite  de  condigno,  qui  le 
retient  pendant  la  plus  grande  partie  de  son  traité, 
c.  i-xxxi,  p.  5-222.  Une  deuxième  partie,  plus 
courte,  c.  xxxii-xxxvm,  p.  222-2G5.  porte  sur  le 
mérite  de  congrue,  et  se  développe  dans  un  cadre  de 
tous  points  symétrique  à  la  première. 

Certains  protestants  ont  relevé  que  Bellarmin  parle 
à  peine  du  mérite  de  congruo  et  ont  cru  y  voir  un 
signe  d'embarras.  Voir  D.  Charnier,  op.  cit.,  t.  m, 
p.  229.  La  raison  en  est  plutôt  que  la  controverse, 
qui  reste  son  point  de  vue  dominant,  l'amenait  à  se 
concentrer  sur  le  problème  proprement  dogmatique. 
Suarez  fournit  la  preuve  que  l'École  ne  renonçait 
pas  au  mérite  de  congruo  et  le  fait  qu'il  se  présente 
chez  lui,  dans  une  synthèse  théologique  bien  équili- 
brée, comme  une  réalité  parallèle  au  mérite  de  con- 
digno, celui-ci  étant  le  type  idéal  dont  l'autre  est 
velttti  quœdam  participatio,  Prœl.,  p.  5,  est,  à  n'en 
pas  douter,  particulièrement  propre  à  en  accentuer 
le  relief. 

Dang  un  cadre  plus  personnel,  Ripalda  rencontre 
à  maintes  reprises  le  mérite  sur  son  chemin  au  cours 
de  sa  copieuse  monographie  De  ente  supernaturali.  Il 
faut  signaler  d'abord  son  analyse  de  la  psychologie 
des  actes  méritoires,  1.  III,  disp.  LXVIII-LXX,  édit. 
Palmé.  Paris.  1870,  t.  i.  p.  580-608,  qui  précède  le 
traité  du  mérite  proprement  dit,  1.  IV,  disp.  LXXI- 
XCVI,  t.  ii,  p.  1-296,  où  tous  les  problèmes  afférents 
à  cette  matière  sont  abordés  en  long  et  en  large.  A 
quoi  il  faut  joindre  ce  qu'il  dit  ailleurs  sur  la  relation 
de  nos  œuvres  naturelles  avec  le  mérite,  soit  de  condi- 
gno, soit  rfe  congruo,  1.  I,  disp.  XV-XVII,  t.  i,  p.  82- 
137.  Le  mérite  de  congruo  lui  paraît  admissible  poul- 
ies actes  préparatoires  à  la  justification,  mais  seule- 
ment dans  la  mesure  où  ils  sont  accomplis  sous  une 
inlluence  surnaturelle,l.  IV,  disp.  LXXXVII,  sect.  n, 
t.  ii,  p.  187-192,  et  c'est  dans  ce  sens  qu'il  interprète 
!e  fameux  adage  :  Facienti  quod  in  se  est,  1.  I,  disp.  XX, 
t.  i,  p.  150-192. 

Ces  expositions  puissantes  de  deux  maîtres  égale- 
ment illustres  ont  l'avantage  de  faire  connaître  les 
positions  prises  par  l'École,  dont  chacun  se  préoccupe 
de  dresser  aussi  exactement  que  possible  le  tableau. 
On  n'y  a  guère  ajouté  depuis  et  c'est  à  l'une  ou  l'autre 
de  ces  sources  que  nos  manuels  puisent,  d'une  manière 
plus  ou  moins  prochaine,  la  plupart  de  leurs  rensei- 
gnements. 

3.  Apologistes  modernes.  —  Sans  les  mettre  sur  le 
même  plan  d'importance  que  ces  maîtres  de  l'École,  il 
faut  accorder  une  mention  spéciale  aux  vues  de 
quelques  modernes  dont  les  protestants  ont  voulu 
faire  état. 

Mœhler  est  le  type  de  ces  apologistes  qui,  tout  en 
marquant  avec  énergie  les  différences  qui  séparent  le 
catholicisme  de  la  Réforme,  s'appliquent  à  présenter 
Je  dogme  de  l'Église  d'une  manière  propre  à  frapper 
et  à  retenir  l'attention  de  nos  contemporains.  C'est 
ainsi  qu'au  lieu  de  parler  du  mérite  comme  d'un  droit 
à  une  récompense  extérieure,  en  vertu  de  cet  orga- 
nicisme  qui  caractérise  l'école  de  Tubingue,  il  se  plaît 
à  montrer,  dans  les  œuvres  du  juste,  la  vie  même  du 
Christ  qui  est  en  lui  et,  par  conséquent,  l'anticipa- 
tion réelle  de  la  béatitude  céleste.  Voir  A.  Vermeil, 
Jean-Adam  Mœhler  et  l'école  catholique  de  Tubingue, 
Paris,  1913,  p.  203-209.  D'où  ces  formules  de  sa 
Célèbre  Symbolique  :     L'Église  ne  donne  aux  œuvres... 


le  qualificatif  de  bonnes  œuvres  que  si  elles  sont 
accomplies  dans  une  union  réelle  de  vie  avec  le  Christ, 
et  elle  ne  parle  de  l'accomplissement  de  la  loi  qu'au- 
tant qu'on  en  trouve  la  force  dans  l'union  avec  le 
Christ...  Cette  proposition  :  le  chrétien  doit  mériter 
la  vie  éternelle  veut  dire  qu'il  doit  en  devenir  digne 
par  le  Seigneur;  qu'entre  le  ciel  et  l'homme  il  doit 
s'établir  une  liaison  intime,  un  rapport  aussi  étroit 
qu'entre  le  principe  et  la  conséquence,  c'est-à-dire 
entre  la  sanctification  et  la  glorification.  Puisque  la 
justice  est  inhérente  au  fidèle,  profondément  enra- 
cinée dans  son  âme,  il  s'ensuit  que  le  salut  de  l'homme, 
enté  sur  cette  justice,  se  développe  et  croît  par  les 
bonnes  œuvres.  »  De  même  l'augmentation  de  la 
grâce  signifierait  que  «  plus  le  chrétien  pratique  le 
bien,  plus  il  collabore  avec  la  grâce,  plus  il  donne  à  la 
grâce  prise  sur  lui...  L'exercice  d'une  faculté  en 
déploie  les  forces;  et  qui  n'a  pas  enfoui  son  talent, 
mais  l'a  fait  fructifier,  en  recevra  plusieurs  autres.  » 
Die  Symbolik,  6e  édit.,  Mayence,  1872,  p.  197-203; 
résumé  dans  G.  Goyau.  Mœhler,  Paris,  1905,  p.  229- 
231. 

Dans  cette  manière  de  ramener  le  mérite  à  un  rap- 
port organique  entre  l'acte  humain  et  sa  récompense, 
de  subordonner  la  valeur  de  l'œuvre  à  celle  de  l'ou- 
vrier, H.  Schultz,  loc.  cit.,  p.  566,  a  voulu  voir  «  une 
transformation  du  dogme  de  l'Église  sous  l'influence 
de  la  théologie  évangélique.  »  Et  il  ajoute  que,  sur  ce 
terrain  moral,  tous  les  chrétiens  pourraient  se  trouver 
d'accord,  bien  que,  pour  un  catholique,  «  cette  vie  dans 
le  ciel  doive  être  considérée  comme  une  condition 
préalable  pour  jouir  du  ciel  même  »,  tandis  que,  pour 
le  chrétien  évangélique,  elle  en  est  seulement  la  garan- 
tie. C'est  dire  que  l'apologétique  de  Mœhler  respecte 
le  caractère  essentiel  du  dogme  catholique  et  n'est,  en 
somme,  qu'une  manière  de  l'exposer  avec  plus  de 
profondeur,  en  montrant  à  quelles  réalités  répond  le 
vocabulaire  extrinséciste  dont  le  langage  populaire 
se  contente  trop  souvent.  Voir  dans  le  même  sens  les 
vues  intéressantes  suggérées,  à  propos  du  mérite  du 
Christ,  par  L.  Richard,  Recherches  de  science  reli- 
gieuse, 1923,  p.  205-206,  et  retenues  par  E.  Masure, 
Revue  apologétique,  t.  xliv,  1927,  p.  25-26. 

Il  n'y  a  donc  pas  ici  de  conception  proprement 
nouvelle,  moins  encore  de  tendance  hétérodoxe.  Rien 
n'est  plus  classique  en  théologie  que  de  voir  dans  la 
grâce  le  germe  de  la  gloire.  Ce  mysticisme  ne  saurait 
être  surprenant  que  pour  des  imaginations  protes- 
tantes, où  domine  le  préjugé  de  la  corruption  humaine. 
Pour  tout  catholique  conscient  de  sa  foi,  c'est  une 
donnée  qui  s'ajoute  aux  autres  sans  les  supprimer 
et  dont  la  théologie  du  mérite  peut  à  bon  droit  tirer 
parti. 

3°  Synthèse  doctrinale.  —  Au  terme  de  cette  his- 
toire, il  y  aurait  lieu  de  placer  une  systématisation 
théologique  dont  ce  passé  même  fournit  çà  et  là  tous 
les  éléments.  Ce  travail  a  été  fait  dans  une  large 
mesure  à  l'article  Congruo  (de),  Condigno  (de), 
t.  m,  col.  1133-1152.  Il  nous  suffira  de  rappeler  ici, 
en  quelques  traits  succincts,  les  principes  communs 
à  tous  les  catholiques  sur  le  mérite  en  général. 

1.  Fondements  du  mérite.  —  Une  notion  centrale 
comme  celle  du  mérite  tient  forcément  à  toute  la 
doctrine  de  l'ordre  naturel  et  surnaturel.  Si  les  pro- 
testants lui  témoignent  une  telle  hostilité,  c'est  par 
suite  de  leur  système  dogmatique  des  rapports  entre 
Dieu  et  l'homme.  Un  dogme  anthropologique  inverse 
donne,  au  contraire,  à  l'Église  le  droit  et  le  devoir  de 
l'aflirmer. 

Tout  le  protestantisme  est  dominé  par  une  concep- 
tion absolument  pessimiste  de  la  déchéance  originelle. 
En  perdant  l'amitié  divine,  l'homme  est  tombé  dans 
un  abîme  de  désordre  et  de  corruption.   Non  seule- 


775        MÉRITE,   SYNTHESE    DOCTRINALE    :    RÉALITÉ    DU    MÉRITE 


776 


ment  son  intelligence  et  sa  volonté  sont  incapables 
du  moindre  bien,  mais  son  être  moral  tout  entier  est 
vicié  par  la  concupiscence,  dont  il  ne  peut  pas  plus 
éviter  les  atteintes  que  corriger  les  effets.  C'est  pour- 
quoi Luther  proclamait  tout  d'abord  avec  une  âpre 
logique  que  toutes  les  œuvres  de  l'homme  ne  sont  et 
ne  peuvent  être  que  des  péchés.  Les  disciples  ont 
discrètement  réagi  sur  ce  point  contre  la  verdeur  du 
luthéranisme  primitif,  en  donnant  les  œuvres  comme 
utiles,  voire  même  nécessaires  au  salut,  mais  sans 
cesser  d'apppuyer  avec  insistance  sur  les  imperfec- 
tions et  souillures  qu'elles  présentent. 

A  cet  état  de  misère  constitutive  la  grâce  elle-même 
ne  porte  que  très  imparfaitement  remède.  Car  elle 
n'a  pas  pour  résultat  de  régénérer  nos  énergies  spiri- 
tuelles, mais  seulement  de  nous  imputer  les  mérites 
du  Rédempteur,  qui  metttent  à  l'abri  de  la  colère 
divine  ceux  qui  se  les  approprient  par  la  foi.  Ainsi 
nos  œuvres  restent  toujours  sans  valeur,  encore  que 
Dieu,  dans  sa  pure  miséricorde,  veuille  bien  les  rému- 
nérer. Et  il  faut  qu'il  en  soit  ainsi,  sous  peine  de 
retomber  dans  le  pélagianisme,  qui  soustrait  l'homme 
à  la  grâce  pour  ne  plus  faire  dépendre  le  salut  que  de 
ses  libres  efforts. 

L'Égiise  professe  des  principes  absolument  con- 
traires. Sans  oublier  le  péché  originel  et  les  blessures 
graves  qui  en  sont  la  suite,  elle  enseigne  que,  dans 
son  fond,  l'homme  reste  néanmoins  sain.  Pour  affai- 
blies qu'elles  soient,  son  intelligence  reste  capable 
de  connaître  le  vrai  et  sa  volonté  de  réaliser  le  bien 
moral.  Voir  Péché  originel.  Les  poussées  instinc- 
tives de  la  concupiscence  ne  sont  pas  en  elles-mêmes 
des  péchés,  et  il  dépend  de  nous  d'en  arrêter  l'in- 
fluence pernicieuse  au  seuil  de  l'acte  conscient.  II  y  a 
place,  de  ce  chef,  pour  des  actes  qui,  sans  atteindre 
une  perfection  qui  n'est  pas  de  ce  monde,  soient  suffi- 
samment conformes  à  la  volonté  de  Dieu  pour  n'être 
pas  sans  quelque  valeur  devant  lui. 

Sur  cette  rectitude  foncière  de  notre  nature  vien- 
nent ensuite  se  greffer  les  dons  les  plus  larges  du  sur- 
naturel. La  grâce  que  Dieu  nous  accorde  signifie, 
non  seulement  la  pleine  rémission  de  nos  péchés,  mais 
la  restauration  intégrale  de  notre  être  spirituel.  Elle 
assure  à  notre  âme  une  participation  réelle  à  la  vie 
même  de  Dieu  et  de  son  Christ.  Voir  Justification, 
t.  vm,  col.  2217-2222.  Dès  lors  s'applique  l'adage  : 
Operatio  sequitur  esse.  La  sève  divine  qui  anime  le 
chrétien  donne  à  ses  actes  une  dignité  supérieure  et  lui 
permet   de  fructifier  dans   l'ordre  surnaturel. 

Il  ne  s'agit  pas  ici  de  justifier  ces  divers  enseigne- 
ments. Leur  simple  exposition  suffit  à  montrer  com- 
ment ils  rendent  possible,  voire  même  normale,  la 
doctrine  catholique  du  mérite,  dont  ils  constituent  les 
indispensables  postulats. 

2.  Réalité  du  mérite.  —  Sur  la  base  de  ces  pré- 
misses dogmatiques,  l'Ég.ise  affirme  le  mérite  comme 
une  réalité.  En  vertu  du  subjectivisme  qui  préside  à 
tout  leur  système  de  la  justification,  les  protestants 
se  placent  ici  d'emblée  sur  le  terrain  psychologique  et, 
d'ordinaire,  ne  parviennent  pas  à  en  sortir.  Fidèle  à 
son  point  de  vue  dogmatique,  la  théologie  catholique, 
au  contraire,  se  préoccupe  avant  tout  de  déterminer 
la  valeur  de  l'homme  et  de  ses  actes  dans  l'ordre 
chrétien. 

a)  Notion  du  mérite.  —  Quelques  explications  sont 
tout  d'abord  nécessaires  sur  le  concept  même  du 
mérite,  qui  ne  laisse  pas  d'être  assez  complexe  et 
demande,  en  conséquence,  à  être  soigneusement  pré- 
cisé. 

Dans  le  langage  usuel,  le  mérite  évoque  souvent 
l'idée  d'un  droit  strict  à  une  juste  rétribution,  et  c'est 
toujours  dans  ce  sens  absolu  que  les  protestants  le 
prennent  pour  le  déclarer  inacceptable.  Ce  caractère 


d'exigence  juridique  suppose  un  contrat  et  ne  sau- 
rait, de  toute  évidence,  exister  qu'entre  personnes 
enlièrement  libres  et  égales  l'une  par  rapport  à 
l'autre.  Les  services  échangés  dans  ces  conditions, 
parce  qu'ils  ne  sont  dus  à  aucun  titre,  peuvent  créer 
à  celui  qui  les  rend  un  droit  en  justice  sur  celui  qui  les 
reçoit. 

Mais  le  cas  ne  se  vérifie  plus,  même  entre  les 
hommes,  chaque  fois  qu'il  existe  de  l'un  à  l'autre 
quelque  lien  de  dépendance,  comme,  dans  la  concep- 
tion antique,  entre  le  maître  et  le  serviteur,  ou,  pour 
toute  conscience  humaine,  entre  le  père  et  son  enfant. 
Ainsi  en  est-il,  à  plus  forte  raison,  de  l'homme  par 
rapport  à  Dieu. 

Cependant,  là  où  il  ne  saurait  y  avoir  de  droit  au 
sens  proprement  juridique,  on  peut  concevoir  un  titre 
établi  sur  l'équité.  Encore  qu'ils  soient  dus,  les  bons 
offices  d'un  enfant  lui  donnent  un  certain  droit  à  une 
récompense  de  la  part  de  son  père.  Voilà  pourquoi, 
s'il  ne  peut  être  question  pour  nous  d'acquérir  sur  Dieu 
un  droit  strict  qui  le  constituerait  notre  débiteur, 
il  y  a  néanmoins  place,  positis  ponendis,  pour  un  titre 
moral  à  une  rétribution.  Suivant  la  doctrine  classique 
de  saint  Thomas,  Sum.  theol.,  IMF6,  q.  exiv,  a.  1, 
l'homme  n'est  jamais  en  situation  d'avoir  par  rap- 
port aux  récompenses  divines  un  mérite  absolu,  sim- 
pliciter,  mais  seulement  un  mérite  relatif  ou  secundum 
quid.  Il  suffit  d'avoir  devant  les  yeux  cette  précision 
fondamentale  pour  faire  tomber,  par  suite  d'une  igno- 
ratio  elenchi,  une  bonne  partie  des  critiques  formu- 
lées contre  la  doctrine  du  mérite.  Ne  faut-il  pas  tout 
d'abord  avoir  soin  de  prendre  ce  concept  au  sens  mêni3 
de  l'Église  qui  le  fait  sien? 

Une  seconde  confusion  non  moins  grave  découle, 
chez  nos  adversaires,  de  ces  prémisses  tendancieuses. 
C'est  qu'ils  ne  veulent  connaître,  pour  obtenir  ce 
mérite  tel  quel,  d'autre  moyen  que  les  œuvres  suréro- 
gatoires.  Dès  lors,  la  doctrine  catholique  est  solida- 
risée avec  la  conception  sommaire  d'une  morale  à 
compartiments,  qui  nous  permettrait  de  faire  à  Dieu 
sa  part  et  d'exiger  un  salaire  pour  tout  surplus  que 
nous  aurions  fourni  au  delà  du  quod  justum.  Suivant 
une  expression  de  H.  Schultz,  toc.  cit.,  p.  5C7,  méri- 
toire serait  synonyme  de  «  supra-moral  ».  Contre  quoi 
l'auteur  a  beau  jeu  de  protester  ensuite,  ibid.,  p.  588- 
590,  au  nom  de  la  vraie  religion  qui  comporte  le  don 
total  à  Dieu  de  l'être  créé. 

Or  cet  échafaudage  polémique  croule  par  la  base. 
Car  l'idée  de  réserver  un  caractère  méritoire  aux 
œuvres  de  pur  conseil  est  si  peu  celle  de  la  théologie 
catholique  que  Suarez  la  signale  comme  une  quœdam 
singularis  opinio.  Il  ne  cite  en  sa  faveur  que  l'autorité 
de  Denys  le  Chartreux  et  il  l'écarté,  pour  son  compte, 
avec  ce  verdict  péremptoire  :  Hœc  senlenlia  non  solum 
temeraria  est,  sed  etiam,  ut  ego  existimo,  erronea.  Nam 
imprimis  conlrarius  est  commuais  consensus  theolo- 
gorum,  quos  propterea  re/erre  non  est  necesse.  Bien 
loin  d'être  un  obstacle  au  mérite,  le  précepte  lui 
paraît,  au  contraire,  toutes  choses  égales  d'ailleurs, 
une  circonstance  propre  à  l'augmenter.  De  merilo, 
c.  v,  1-1,  Opéra,  t.  x,  p.  25-27. 

Et  si  l'on  objecte  qu'un  acte  ainsi  commandé  est 
déjà  dû  à  Dieu,  il  reste  à  répondre  avec  saint  Thomas, 
Sum.  theol.,  Ia-IIœ,  q.  exiv,  a.  1,  ad  lum,  que  l'homme 
y  a  son  mérite  quia  propria  voluntate  id  jacit  quod 
débet.  Parole  profonde  en  sa  simplicité  d'où  il  résulte 
que  l'homme  dispose,  par  sa  propria  uoluntas,  d'un 
pouvoir  en  quelque  sorte  créateur  et  que  c'est  là 
ce  qui  fait  le  prix  de  nos  œuvres  devant  Dieu.  Ce  qui 
nous  est  demandé,  ce  que  nous  pouvons  toujours 
offrir  et  ce  qui  compte  par-dessus  tout,  ce  n'est  pas 
précisément  l'action  elle-même,  mais  l'intention  de 
l'agent,  où  s'affirme  la  part  de  notre  personnalité. 


MÉRITE,   SYNTHÈSE    DOCTRINALE    :    RÉALITÉ    DU    MÉRITE         778 


Ainsi,  au  iicu  d'être  étranger  à  l'ordre  moral,  le 
mérite  en  est,  tout  au  contraire,  la  suprême  expres- 
sion. Eo  ipso,  écrit  expressément  Suarez.  quod  [opus] 
bonum  est  et  liberum,  habet  aliquam  dignitatem  mora- 
lem  ratione  cujus  et  est  digruim  lande  et,  qualenus 
'  bene  fit,  eedit  aliquo  modo  in  gloriam  Dei...  Apud 
Deum  autem  moralis  bonitas  prœcipue  spectatur  ex 
parte  operis,  quia  Deus...  ex  bonis  noslris  operibus 
non  qua-rit  utilitatem  sed  gloriam,  quœ  ex  bonitate 
operum  résultat  et  a  nobis  dari  Deo  censetur  qualenus 
propria  voluntaie  ea  libère  facimus.  Loc.  cit.,  5  et  7, 
p.  27-28.  En  vertu  de  ce  principe,  le  minimum  de  mo- 
ralité est  suffisant  pour  assurer  un  minimum  de  mé- 
rite. C'est  ainsi  que  Ripalda,  avec  beaucoup  d'autres, 
admet,  contre  Suarez,  op.  cit.,  c.  n,  7-11,  p.  14-15, 
un  meritum  purœ  omissionis  chez  celui  qui  s'abstient 
seulement  de  faire  le  mal.  De  ente  supern.,  1.  III,  disp. 
LXX,  t.  i,  p.  591-608.  A  fortiori  le  mérite  accompa- 
gne-t-il  tous  nos  actes  positivement  ions  :  sa  perfec- 
tion en  qualité  et  en  quantité,  si  l'on  peut  ainsi  dire, 
est  fonction  de  notre  attachement  à  la  loi  du  bien. 

Il  va  sans  dire  que  les  œuvres  de  conseil  peuvent 
aussi  donner  lieu  au  mérite;  mais  c'est  parce  qu'elles 
rentrent,  elles  aussi,  dans  la  pleine  extension  de 
l'ordre  moral  et  religieux.  Car  ce  qui  n'est  pas  pro- 
prement imposé  sous  peine  de  faute  peut  cependant 
être  suggéré  à  la  générosité  de  chacun  par  cette  loi 
générale,  illimitée  dans  ses  applications,  qui  porte 
l'âme  à  se  dévouer  tout  entière  au  service  du  Dieu  qui 
lui  a  tout  donné.  Ici  encore,  le  mérite  de  ces  œuvres 
tient,  non  pas  précisément  à  leur  qualité  propre, 
mais  à  la  volonté  qui  en  inspire  l'accomplissement. 
Et  si  elles  nous  paraissent  avoir  plus  de  mérite  ■ — 
ce  qui  n'est  pas  toujours  vrai  en  réalité  —  c'est  uni- 
quement parce  que  cette  propria  voluntas  qui  est  le 
principe  de  toute  vie  morale  trouve  l'occasion  de 
s'y  affirmer  avec  plus  d'éclat. 

b)  Fait  du  mérite.  —  C'est  dans  ce  sens  que  l'Église 
enseigne  la  possibilité  et  la  réalité  du  mérite  comme 
fruit  de  la  justification. 

Nous  avons  fait  remarquer  en  son  temps,  voir  plus 
haut,  col.  757,  que  !e  concile  de  Trente  s'est  contenté 
de  définir  que  nous  pouvons  «  mériter  véritablement  » 
et,  de  propos  délibéré,  s'est  abstenu  de  faire  entrer  dans 
sa  définition  les  termes  d'école  qui  qualifient  cette 
vérité.  La  nuance  de  cet  enseignement  et  l'échelle  de 
valeur  qui  en  découle  n'ont  pas  échappé  aux  théolo- 
giens postérieurs.  Homines  posse,  écrit  Suarez,  vere 
et  proprie  ac  simpliciter  apud  Deum  mereri  ex  gratia 
seu  per  gratiam  operundo  :  hœc  conclusio  sub  his  ter- 
minis  est  de  fuie.  De  merito,  c.  i,  5,  p.  6.  Posse  homines 
mereri  apud  Deum,  absolutc  loquendo,  de  condigno 
et  secundum  aliquam  justiliœ  eequitatem  :  hœc  assertio 
non  est  de  fide,  quia  sub  his  lerminis  non  est  definita; 
est  lamen  omnino  vera  et  valde  consentanea  principiis 
fidei.  Ibid.,  10,  p.  8.  Sans  donc  interdire  à  l'École 
de  poursuivre  ses  déductions  sous  sa  propre  respon- 
sabilité, l'Église  impose  seulement  à  notre  foi  de 
reconnaître  à  nos  œuvres  une  valeur  telle  que  l'on 
puisse  parler  d'un  véritable  mérite  devant   Dieu. 

Avant  toute  preuve  positive,  cette  doctrine  repose 
sur  une  évidente  analogie  de  la  foi  qui  suffirait  par 
elle-même  à  l'établir.  La  valeur  objective  des  actes 
humains  est,  en  effet,  une  des  bases  les  moins  contes- 
tables de  l'ordre  moral,  et  c'est  pourquoi  la  raison  est 
d'accord  avec  la  conscience  pour  attendre  que  Dieu 
leur  attache  de  justes  sanctions.  Voir  S.  Thomas, 
Sum.  theol.,  L-IIœ,  q.  xxi,  a.  3-4.  Mais,  si  le  mérite 
appartient  ainsi  au  fond  le  plus  essentiel  de  la  Pro- 
vidence naturelle,  ne  serait-il  point  paradoxal  au  pre- 
mier chef  d'imaginer  que  l'ordre  surnaturel  obéisse  à 
d'autres  lois?  Le  mysticisme  de  la  Réforme  se  com- 
plaît dans  cette  dissociation  :  l'Église,  au  contraire, 


admet  dans  les  deux  cas  la  continuité  d'un  même 
plan  rationnel,  et  l'on  voit  tout  l'avantage  que  lui 
confère  cette  position  devant  l'intelligence  qui  cherche, 
à  construire  un  système  ordonné  de  l'univers. 

De  fait,  la  révélation  divine  confirme  ici  de  tous 
points  ces  postulats  de  la  raison.  Sans  doute  l'Écri- 
ture entière  tend  à  exciter  le  sentiment  religieux  en 
inculquant  avec  force  que  tout  ce  que  nous  pouvons 
avoir  ou  recevoir  de  biens  est  un  bienfait  de  la  bonté 
divine,  et  cette  conviction,  que  l'Évangile  devait  sur- 
tout développer,  n'est  pas  étrangère  à  l'Ancien  Tes- 
tament. Mais,  en  même  temps,  l'homme  est  partout 
invité  à  l'effort  personnel  en  vue  de  conformer  sa 
conduite  à  la  volonté  de  Dieu  et,  dans  le  Nouveau 
Testament  où  Dieu  est  donné  comme  un  père,  ce 
service  obligatoire  se  nuance  d'amour  sans  rien  per- 
dre de  sa  rigueur.  Cet  appel  à  la  vie  morale  ne  sup- 
pose-t-il  pas  la  valeur  de  ses  résultats? 

Voilà  pourquoi  la  notion  du  mérite  humain  est 
expressément  comprise  dans  l'affirmation  perma- 
nente de  la  justice  de  Dieu,  qui  doit  «  rendre  à  chacun 
selon  ses  œuvres  ».  Formule  régulatrice  de  l'ancienne 
Loi,  voir  Jugement,  t.  vin,  col.  1735,  qui  se  retrouve 
à  la  lettre  dans  l'Évangile,  Matth.,  xvi,  27,  et  dans 
saint  Paul,  Rom.,  u,  6.  Aucun  fait  ne  saurait  mieux 
illustrer  l'identité  de  la  foi  religieuse  dans  les  deux 
Testaments. 

Il  n'est  pas  d'artifice  auquel  l'exégèse  protestante 
n'ait  recouru  pour  se  dérober  à  cette  évidence.  Contre 
l'implacable  clarté  des  textes,  on  a  prétendu  qu'il  ne 
saurait  y  avoir  de  parité  entre  la  sanction  divine  du 
bien  et  du  mal.  Véritable  paradoxe  si  la  justice  est 
un  attribut  de  Dieu.  Plus  subtilement  on  a  voulu  dis- 
tinguer entre  l'idée  de  mérite  et  celle  de  récompense: 
comme  si  l'affirmation  de  celle-ci  n'impliquait  pas 
nécessairement  celle-là!  Toutes  échappatoires  qui  sen- 
tent le  système  préconçu  et  se  trouvent  condamnées 
par  là-même.  Rien  ne  peut  faire  qu'en  professant  la 
parfaite  justice  du  jugement  divin  l'Écriture  ne  donne 
à  la  valeur  des  œuvres  humaines  sa  suprême  consé- 
cration. 

Aussi  bien  cette  vérité  est  de  celles  qui  se  sont  main- 
tenues sans  progrès  réel  à  travers  toute  la  tradition 
chrétienne.  Sans  doute  la  théologie  grecque,  moins 
bien  servie  sur  ce  point  par  les  ressources  de  sa  langue, 
s'en  est-elle  ordinairement  tenue  aux  simples  énoncés 
de  la  révélation  script  uraire.  Mais  la  théologie  latine 
a  reçu  dès  la  première  heure  le  terme  de  mérite,  qui  a 
l'avantage  de  les  traduire  d'une  manière  plus  nerveuse 
et,  pour  ce  motif,  n'a  plus  cessé  d'avoir  cours.  Chemin 
faisant,  commençait  l'analyse  des  conditions  du  mé- 
rite, et  les  spéculatifs,  depuis  Origène  jusqu'à  saint 
Augustin,  relevaient  la  mystérieuse  collaboration  qu'il 
demande  entre  la  volonté  de  l'homme  et  la  grâce  de 
Dieu.  La  théologie  médiévale  a  recueilli  paisiblement 
ces  données  traditionnelles  pour  en  faire  une  plus 
rigoureuse  systématisation.  En  s'inscrivant  avec 
fougue  contre  cette  doctrine  de  l'École,  la  Réforme 
avouait  indirectement  sa  rupture  avec  le  passé  le 
plus  authentique  de  l'Église  elle-même. 

Du  point  de  vue  théologique,  la  dignité  que  pro- 
cure à  l'âme  la  grâce  de  la  régénération  non  seulement 
permet  mais  impose  de  reconnaître  la  réalité  du 
mérite.  Car  un  principe  surnaturel  agit  désormais  en 
elle  :  Si  autem.  comme  l'enseigne  saint  Thomas,  loqua- 
mur  de  opère  meritorio  secundum  quod  procedit'ex  gratia 
Spirilus  Sancti,  sic  est  meritorium  vitse  ;elerme  ex 
condigno;  sic  enim  valor  meriti  attend ilur  secundum 
virtutem  Spirilus  Sancti  moventis  nos  in  vilain  œlernam. 
Sum.  theol.,  P-II112,  q.  exiv,  a.  3.  Ce  qui  est  dit  ici 
pour  justifier  le  mérite  de  condigno  vaut,  à  bien  plus 
forte  raison,  pour  expliquer  le  mérite  tout  court.  Voir 
de  même   Suarez,  c.  i,  p.  10  :  Sicut  gratia  habet  pro- 


779     MÉRITE,   SYNTHÈSE    DOCTRINALE:    CONDITIONS    DU    MÉRITE     780 


porlionem  cum  vita  seterna  lanquam  cum  ultimo  fine,  Ha 
opéra  gratis  hubenl  proportionem  et  condignitatem  cum 
eodem  fuie  lanquam  média,  et  Mi  maxime  propor- 
tionata. 

A  cette  doctrine  les  protestants  ne  cessent  d'oppo- 
ser les  droits  de  Dieu,  auxquels  elle  ferait  concurrence. 
Mais,  s'il  en  était  ainsi,  comment  pourrait-on  admet- 
tre,le  mérite  du  Christ?  Calvin  a  connu  de  ces  extré- 
mistes :  Etsi  fatentur  salulem  nos  per  C.hristum  consequi, 
nomen  tamen  meriti  audire  non  sustinent  quo  putant 
obscurari  Dei  gratiam.  Inst.  rel.  christ.,  1.  II,  c.  xvn, 
1,  Opéra,  t.  n,  col.  386,  et  n'en  a  pas  moins  affirmé, 
sous  réserve  de  l'initiative  qui  revient  à  la  Cause  pre- 
mière, la  valeur  méritoire  de  l'œuvre  du  Sauveur. 
Régula  enim  vulgaris  est,  ajoute-t-il  avec  raison,  qu-ts 
subalterna  sunt  non  pugnare,  ideoque  nihil  obslat 
quominus  gratuita  sit  hominum  juslificalio  ex  mera 
Dei  misericordia  et  simul  interveniat  Chrisli  merilum. 
On  ne  saurait  mieux  dire;  mais  la  logique  n'impose- 
t-elle  pas  d'appliquer  à  l'homme  le  même  principe  ? 

La  grâce  ne  s'oppose  pas  davantage  au  mérite  du 
simple  chrétien,  quand  on  la  conçoit  avec  l'Église 
comme  une  étroite  collaboration  entre  Dieu  et 
l'homme,  où  d'ailleurs  celui-ci  est  l'agent  secondaire 
et  celui-là  le  principal.  Quamvis,  comme  l'expose  en 
excellents  termes  Bellarmin,  in  opère  bono  quod  nos, 
Deo  juvante,  facimus  nihil  sit  noslrum  quod  non  sit 
Dei,  neque  aliquid  sit  Dei  quod  non  sit  noslrum,  sed 
tolum  facial  Deus  et  totum  facied  homo,  tamen  ratio 
cur  id  opus  sit  dignum  vita  seterna  tota  pendel  a  gratia. 
De  meritis  operum,  c.  v,  Opéra  t.  vr,  p.  354. 

Rapprocher,  ainsi  que  le  fait  A.  Grétillat,  Exposé  de 
théologie  systématique,  t.  iv,  p.  370,  du  pharisaïsme 
grossier  ou  du  pur  pélagianisme,  qui  ne  s'attachent 
qu'à  «  l'œuvre  extérieure  »,  comme  une  «  seconde  alté- 
ration »  du  principe  chrétien,  «  plus  subtile,  plus 
savante  et  plus  spécieuse  »,  la  doctrine  «  qui  place  la 
condition  de  la  justification,  non  pas  dans  l'œuvre 
propre.;,  mais  dans  l'œuvre  produite  par  la  grâce  »  est 
une  de  ces  déformations  que  les  passions  de  la  contro- 
verse expliquent  sans  les  excuser.  Car,  entre  l'œuvre 
naturelle  de  l'homme  laissé  à  ses  propres  forces  et 
celle  qui  est  le  fruit  de  la  grâce,  ce  n'est  pas  une  simple 
nuance  qu'il  faut  reconnaître,  mais  une  différence  du 
tout  au  tout.  L'activité  surnaturelle  de  l'homme  peut 
et  doit  être  méritoire,  parce  qu'elle  est  intrinsèque- 
lent  divinisée. 

Il  n'y  a  pas  lieu,  non  plus,  de  voir  dans  le  mérite 
humain  une  atteinte  portée  à  l'œuvre  rédemptrice; 
car  celle-ci  en  est  la  source  et  ne  montre  que  mieux 
son  efficacité  en  devenant  féconde.  Nam  mérita  homi- 
num, pour  citer  encore  le  même  Bellarmin,  non  requi- 
runtur  propter  insufjlcienliam  meritorum  Chrisli,  sed 
propter  maximum  eorum  efficaciam.  Meruerunt  enim 
Chrisli  opéra  apud  Deum,  non  solum  ut  salutem  conse- 
queremur,  sed  uteam  per  mérita  propria  consequeremur. 
Ibid.  On  retrouve  ici  une  fois  de  plus  cette  philoso- 
phie générale  de  la  Cause  première  qui,  loin  de  s'ap- 
pauvrir, nous  révèle  davantage  sa  richesse  infinie  en 
associant  la  cause  seconde  à  sa  toute-puissante  acti- 
vité. 

En  regard  de  ce  plan  surnaturel  selon  la  foi  de 
l'Église,  où  «  toutes  choses  sont  restaurées  dans  le 
Christ  »,  Eph.,  i,  10,  H.  Schultz  est  bien  obligé  de 
concéder  à  ses  adversaires,  loc.  cit.,  p.  567,  que  la 
conception  protestante  «  manque  de  grandeur  ». 
Tandis  que  la  rédemption  stérile  de  la  Réforme 
diminue  tout  à  la  fois  l'homme  et  Dieu,  la  doctrine 
du  mérite  grandit  en  même  temps  l'un  et  l'autre. 
Cette  perfection  intrinsèque  n'est  pas  négligeable  et 
s'ajoute  comme  un  harmonieux  complément  à  l'appui 
décisif  que  la  foi  catholique  trouve  dans  les  sources 
de  la  révélation. 


3.  Conditions  du  mérite.  —  Encore  est-il  que  n'im- 
porte quel  acte  ne  saurait  être  méritoire.  Les  condi- 
tions requises  pour  le  mérite  en  achèvent  le  concept. 

A  la  base,  il  faut  tout  d'abord  supposer  un  engage- 
ment divin.  Dans  l'ordre  humain  déjà,  on  ne  saurait 
concevoir  de  mérite  qui  s'impose  auprès  de  quelqu'un 
qui  n'aurait  pas,  au  préalable,  consenti  à  l'accepter. 
A  plus  forte  raison  en  est-il  ainsi  devant  Dieu,  et  tout 
particulièrement  en  matière  de  biens  surnaturels  qui 
dépassent  nos  capacités  natives.  Mcritum  hominis 
apud  Deum,  enseigne  saint  Thomas,  esse  non  potest 
nisi  secundum  prœsupposilionem  divinse  ordinationis, 
ita  scilicet  ut  id  homo  consequatur  a  Deo  per  suam  ope- 
ralionem  quasi  mercedem  ad  quod  Deus  ei  virtulem 
operandi  deputavit.  Sum.  theol.,  I»-IIœ,  q.  exiv,  a.  1. 
En  termes  d'école,  l'acte  humain  ne  saurait  avoir 
qu'une  valeur  in  aclu  primo  :  il  faut  un  vouloir  de 
Dieu  pour  lui  donner  le  caractère  formel  de  mérite 
in  actu  secundo.  Voir  Chr.  Pesch,  Preel.  dogm..  t.  v, 
Fribourg-en-B.,  4e  édit.,  1916,  p.  242-243. 

Cette  divina  ordinatio,  qui,  dans  l'ordre  naturel,  se 
confondrait  avec  la  constitution  même  de  la  destinée 
humaine,  suppose,  dans  l'ordre  surnaturel,  un  décret 
spécial  de  Dieu,  que  seule  la  révélation  peut  nous 
faire  connaître.  Voilà  pourquoi  les  théologiens  parlent 
volontiers  de  «  pacte  »  et  le  concile  de  Trente  men- 
tionne expressément  la  «  promesse  divine  »  comme 
fondement  de' nos  espérances  :  ...Proponenda  est  vita 
seterna...  tanquam  merces  ex  ipsius  Dei  promissione 
reddenda.  Sess.  vi,  c.  xvi,  Denzinger-Bannwart,  n.  809. 

Il  n'est  d'ailleurs  pas  indispensable  d'imaginer  que 
cet  engagement  prenne  une  forme  contractuelle.  On 
peut  le  concevoir  comme  suffisamment  inclus  dans 
le  fait  tout  gratuit  de  notre  vocation  surnaturelle, 
dont  Dieu  nous  accorde  normalement  les  moyens  en 
nous  l'assignant  comme  fin.  Ut  videtur,  non  requiritur 
a  parle  Dei  promissio  formalis  retribuendi  quse  esset 
distincta  ab  ipsa  ordinatione  Dei  qua  nos  reddit  con- 
sorles  divinse  naturse  et  ideo  concedit  gratiœ  dona  ut 
opéra  nostra  sint  intrinsece  proportionata  cum  ultimo 
fine  obtinendo.  J.  van  der  Meersch,  Tract,  de  divina 
gratia,  Bruges,  1900,  p.  354. 

Du  côté  de  l'homme,  le  mérite  suppose  l'état  de 
grâce.  En  effet,  seule  la  sève  surnaturelle  peut  fruc- 
tifier pour  la  vie  éternelle  et  y  donner  droit.  Voilà 
pourquoi  le  concile  de  Trente  n'admet  l'homme  à 
mériter  que  sous  la  condition  d'être  «  le  membre 
vivant  du  Christ  »,  c.  xvi,  et  can.  32,  Denzinger- 
Bannwart,  n.  809  et  842.  Contre  Baïus,  l'Église  a 
précisé  que  cette  vie  divine  doit  s'entendre  d'une 
possession  effective  de  la  grâce  sanctifiante.  Prop.  12, 
13,  15  et  17,  Denzinger-Bannwart,  n.  1012-1017.  De 
ce  fait  saint  Thomas  donne  une  double  raison  :  raison 
accidentelle  pour  l'humanité  déchue,  propter  impedi- 
mentum  peccati;  raison  essentielle,  fondée  sur  l'ab- 
solue transcendance  de  la  vie  éternelle  par  rapport 
aux  forces  de  notre  nature.  Sum.  theol.,  Ia-IIœ, 
q.  exiv,  a.  2.  Pour  le  commentaire  de  cette  doctrine, 
voir  Bellarmin,  De  meritis  operum,  c.  xu-xiu,  p.  366- 
370;  Suarez,  De  merilo,  c.  xiv,  p.  81-89;  Ripalda,  1.  IV, 
disp.  LXXVIII,  t.  il,  p.  37-49.  —  Effet  de  la  grâce 
sanctifiante,  le  mérite  doit  logiquement  disparaître 
avec  elle.  Cette  ruine  des  titres  surnaturels  antérieure- 
ment acquis  est  une  conséquence  certaine  du  péché 
grave.  On  s'est  demandé  s'ils  revivent  dans  l'âme  qui 
rentre  en  grâce.  Le  moins  qu'on  puisse  dire,  c'est 
que  rien  dans  la  notion  de  mérite  ne  s'oppose,  en  droit, 
à  cette  reviviscence.  Quant  à  la  question  de  fait,  elle 
dépend  de  la  conception  générale  que  chacun  adopte 
sur  les  lois  de  la  Providence  surnaturelle  et  l'effica- 
cité plus  ou  moins  grande  des  moyens  de  relèvement 
qu'elle  met  à  notre  disposition.  Il  est  clair  que  la 
doctrine  de   la  reviviscence,  en  même  temps  qu'elle 


781 


MÉRITE,    SYNTHÈSE    DOCTRINALE    :   OBJET    DU    MÉRITE 


782 


est  consolante  pour  l'âme,  relève  l*efïicacilé  de  l'abso- 
lution sacramentelle  ou  de  la  contrition  parfaite.  Cette 
double  raison  lui  assure  la  laveur  du  plus  grand 
nombre  des  théologiens. 

Sous  cette  influence  surnaturelle  peuvent  et  doi- 
vent, bien  entendu,  se  développer  toutes  les  dispo- 
sitions subjectives  nécessaires  pour  que  l'œuvre 
humaine  soit  agréable  à  Dieu.  Il  faut  donc  un  acte 
libre  et  moralement  bon.  De  plus,  comme  il  s'agit 
d'un  mérite  surnaturel,  cet  acte  doit  procéder  de  la 
grâce  actuelle,  c'est-à-dire  d'une  impulsion  divine  qui 
le  mette  en  rapport  avec  cette  fin.  Voir  Chr.  Pesch, 
op.  cit..  p.  247-256;  J.  van  der  Meersch,  op.  cit., 
p.  359-364. 

Quelques  théologiens  ont  demandé  comme  condi- 
tion sine  qua  non  que  l'acte  méritoire  soit  produit 
par  la  vertu  de  charité.  Plus  tard  les  jansénistes  ont 
abondé  dans  ce  sens.  Suarez  écarte  cette  opinion 
comme  trop  exigeante.  Opinionem  liane  nullo  modo 
probandam  aut  tolerandam  censeo,  quia  parum  consen- 
tanea  videtur  Scripturis,  et  communi  sensui  Ecclesiie  et 
Patrum,  nimiumque  coarctat  mérita  sanclorum,  prœ- 
ter  Dei  magnificentiam  et  targitatem  ac  convenitntem 
providentiam.  De  merito,  c.  vin,  9,  p.  44.  La  plupart 
des  théologiens  modernes  adoptent  ce  sentiment  et 
demandent  seulement  que  nos  actes  soient  rapportés 
virtuellement  à  Dieu  comme  notre  fin  dernière.  Ce 
qui,  d'après  les  derniers  commentateurs  de  saint 
Thomas,  comporte  seulement  deux  conditions  : 
nempe  habitualem  ordinationem  hominis  ad  Deum  per 
churitalem  ac  operationem  cum  intenlione  finis  operis 
qui  sit  referibilis  in  Deum.  J.  van  der  Meersch,  op. 
cit.,  p.  369. 

Par  application  des  mêmes  principes,  il  n'est  pas 
nécessaire  que  nos  actions  soient  proprement  inspi- 
rées par  un  motif  de  foi  :  il  suffit  que  le  motif  en  soit 
moralement  honnête.  Voir  J.  Miillendorf,  Das  Glau- 
bensmotiv  als  Bedingung  der  Verdienstlichkcit  nach 
dessen  positiven  Beweisen  untersucht,  dans  Zeitschrijt 
jùr  kath.  Théologie,  1893,  t.  xvn,  p.  496-520. 

Le  degré  du  mérite  varie  à  la  mesure  de  ces  dispo- 
sitions de  l'agent  humain.  Dans  cette  appréciation, 
l'œuvre  elle-même  compte  sans  doute  pour  sa  part. 
Cependant  la  plus  ou  moins  grande  difficulté  qu'elle 
présente  n'est  ici  qu'un  élément  accidentel.  Après 
saint  Thomas,  Sum.  theol.,  P-II*,  q.  xx,  a.  4,  Suarez 
défend  comme  étant  «  l'opinion  commune  des  théolo- 
giens »  l'idée  que  la  réalisation  extérieure  de  l'acte 
n'ajoute  rien,  en  soi,  au  mérite  de  la  bonne  volonté, 
sauf  que,  de  fait,  celle-ci  trouve  là,  d'ordinaire,  une1 
occasion  de  mieux  montrer  sa  vigueur  et  sa  persévé- 
rance. De  merito,  c.  vl,  p.  28-37. Ce  qui  donc  est  déci- 
sif dans  la  valeur  du  mérite,  c'est  la  dignité  de  la 
personne  ainsi  que  la  qualité  de  ses  actes  et  de  ses 
sentiments.  Voir  J.  van  der  Meersch,  op.  cit.,  p.  361- 
364,  et  J.  Miillendorf,  Das  Mass  des  Verdienstes  in  den 
einzelnen  Werken,  dans  Theologisch-praktische  Quar- 
talschrift,  1909,  t.  i.xn,  p.  43-55,  301-313.  Par  où  le 
mérite  se  trouve  une  fois  encore  situé  dans  les  plus 
pures  réalités  de  l'ordre  moral. 

De  ces  diverses  conditions,  celles  qui  regardent 
l'agent  doivent  toujours  être  réalisées;  mais  celles  qui 
sont  relatives  à  la  promesse  divine  et  à  l'acte  humain 
peuvent  l'être  d'une  manière  plus  ou  moins  parfaite. 
C'est  ce  qui  autorise  la  distinction,  devenue  classique 
depuis  le  Moyen  Age.  entre  le  mérite  proprement  dit 
ou  de  condigno  et  le  mérite  de  simple  convenance  ou 
de  congruo. 

4.  Objet  du  mérite.  ■ —  Pas  plus  que  n'importe  quel 
acte  n'est  méritoire,  n'importe  quel  bien  ne  peut  être 
mérité.  L'objet  du  mérite  se  détermine  logiquement 
d'après  les  lois  qui  président  à  l'économie  générale 
du  salut. 


a)  Du  mérite  en  soi.  —  bruit  suprême  et  dernier 
épanouissement  de  la  vie  divine  en  nous,  le  mérite 
doit  d'abord  être  considéré  comme  un  élément  objec- 
tif qui  complète  la  doctrine  du  surnaturel. 

Le  mérite  est  essentiellement  coordonné  au  dogme 
de  la  grâce.  Or  l'Église  enseigne,  contre  les  pélagiens, 
que  la  grâce  est  absolument  gratuite  et,  avec  elle,  la 
prédestination  qui  n'en  est  qu'un  aspect.  De  ce  chef, 
il  faut  donc  exclure  du  mérite  la  grâce  de  la  première 
justification  et  toutes  celles  qui  la  préparent.  Cette 
double  vérité  est  formellement  rappelée  par  le  concile 
de  Trente,  sess.  vi,  c.  v  et  vm,  Denzinger-Bannwart, 
n.  797,  801.  La  grâce  est  à  la  base  du  mérite,  qui  sans 
elle  ne  saurait  exister.  Ibid.,  c.  xvi,  n.  809.  En  vertu 
de  ce  principe  fondamental,  aucune  bonne  œuvre, 
même  après  la  justification,  ne  saurait  donner  droit 
à  la  grâce  d'une  conversion  éventuelle  en  cas  de  faute, 
ni  à  des  grâces  toujours  efficaces  et  moins  encore  à  la 
dernière  de  toutes,  la  persévérance  finale.  Ibid.,  c.  xm, 
n.  806.  On  ne  peut  tout  au  plus  concevoir  sur  ces  divers 
points  qu'un  mérite  de  congruo. 

Sous  réserve  de  cette  souveraine  initiative  divine 
qui  commande  le  début  et  le  terme  de  notre  salut, 
l'âme  une  fois  introduite  dans  l'ordre  surnaturel  peut 
mériter  tout  ce  qui  a  le  caractère  d'une  récompense. 

Dans  cette  catégorie  il  faut  tout  d'abord  faire 
entrer  l'accroissement  de  la  grâce  sanctifiante.  Saint 
Bonaventure  n'admettait  pas,  à  cet  égard,  de  mérite 
proprement  dit.  In  II»'»  Sent.,  dist.  XXVII,  a.  2, 
q.  n,  voir  .plus  haut,  col.  692.  La  thèse  contraire  est 
soutenue  par  saint  Thomas,  Sum.  theol. ,  l^-ll^, 
q.  exiv,  a.  8,  et  par  l'ensemble  des  théologiens  mo- 
dernes. Voir  Suarez,  De  merito,  c.  xxv,  p.  154-157. 
Cette  question  est  pratiquement  tranchée  par  le 
concile  de  Trente,  qui  parle  de  «  vrai  mérite  »  à  propos 
de  l'augmentation  de  la  grâce  comme  de  la  vie  éter- 
nelle, can.  32,  n.  842. 

La  grâce,  dans  l'économie  chrétienne,  est  le  germe 
de  la  gloire  :  voilà  pourquoi,  en  méritant  l'accrois- 
sement de  celle-là,  le  chrétien  peut  mériter  également 
celle-ci.  Voir  Ripalda,  1.  III,  disp.  XC,  t.  n,  p.  197- 
238.  Quoi  qu'il  en  soit,  en  effet,  du  judaïsme,  quis'at- 
tarda  trop  souvent  aux  promesses  temporelles,  dans 
la  révélation  chrétienne  c'est  toujours  la  vie  éternelle 
que  Dieu  promet  comme  récompense  à  la  fidélité  de 
ses  bons  serviteurs.  Récompense  d'ordre  absolument 
transcendant  et  qui,  de  ce  chef,  est  une  grâce,  de 
toutes  la  plus  grande  et  la  plus  précieuse.  Les  pro- 
testants n'en  veulent  retenir  que  ce  caractère;  mais 
ils  se  mettent  par  là  en  formel  désaccord  avec  les 
mêmes  sources  de  la  révélation,  qui  la  donnent  comme 
but  et  comme  terme  aux  efforts  de  l'homme  ici-bas. 

Il  faut  donc,  avec  le  concile  de  Trente,  c.  xvr, 
Denzinger-Bannwart,  n.  809,  la  regarder  en  même 
temps  tamquam  gratia...  misericorditer  promissa  et 
tamquam  merces...  fideliter  reddenda,  en  ce  sens  que 
Dieu  a  voulu  nous  donner  le  moyen  d'obtenir  par 
voie  de  mérite  le  bonheur  auquel  il  nous  appelle  par 
pure  grâce.  Quant  à  dire  avec  Mélanchthon  et  son 
école  que  nous  mériterions,  à  défaut  de  la  gloire  elle- 
même,  d'autres  biens  spirituels  dans  la  vie  présente 
et  future,  c'est  une  distinction  sans  consistance,  que 
rien  n'autorise  dans  l'Écriture  ni  dans  la  tradition 
et  qui  n'est  qu'un  médiocre  expédient  pour  sauver 
contre  l'évidence  des  faits  les  postulats  d'un  système. 

Plusieurs  théologiens  du  Moyen  Age  répugnaient 
à  parler  ici  d'un  mérite  de  condigno,  voir  col.  690,  et 
Bellarmin  témoigne  que  ces  scrupules  survivaient 
encore,  au  moins  pour  des  raisons  d'opportunité,  chez 
quelques  auteurs  de  son  temps.  De  meritis  operum, 
c.  xvi,  p.  376.  Mais  contre  eux  il  peut  affirmer  : 
Communis  aulem  sententia  theologorum  admittit  sim- 
pliciter  meritum  de  condigno.  Quse  sententia  verissima 


783 


MERITE.   SYNTHÈSE    DOCTRINALE    :    OBJET    DU    MÉRITE 


784 


est.  Voir  de  même  Suarez,  De  merito,  c.  xxvm,  p.  1 V 1  - 
189.  Bien  que  cette  question  d'école  ne  soit  pas  tran- 
chée par  le  concile  de  Trente,  la  formule  vere  mereri 
qu'il  adopte  est,  à  n'en  pas  douter,  bien  propre  à 
incliner  dans  ce  stms  la  pensée  des  théologiens. 

C'est  d'ailleurs  le  cas  de  se  rappeler,  comme  on  l'a 
fait  observer  plus  haut,  col.  774,  à  propos  de  Mcehler, 
que  la  grâce  et  la  gloire  signifient,  au  fond,  la  conti- 
nuité d'une  même  vie  divine.  Bien  donc  n'oblige  à 
concevoir  la  récompense  comme  un  don  toul  extérieur 
et  arbitraire.  Quoi  qu'il  en  soit  du  langage  populaire, 
où  domine  nécessairement  l'image,  le  mysticisme  et 
la  théologie  catholiques  sont  d'accord  pour  professer 
cette  conception  organique  de  la  béatitude  qu'on 
voudrait  nous  opposer  au  nom  de  la  conscience  mo- 
derne. H.  Schultz,  loc.  cit.,  p.  592-595.  Seulement  il 
reste  à  maintenir  que  l'œuvre  humaine  entre  dans  ce 
processus  à  titre  de  condition  et  de  moyen.  C'est  pour- 
quoi le  mérite,  au  lieu  d'être  «  exclu  de  l'ordre  mo- 
ral »,  ibid.,  p.  594,  en  est,  devant  la  raison  comme 
devant  la  foi,  un  élément  constitutif. 

Il  n'est  question  en  tout  cela  que  de  mérite  indivi- 
duel, c'est-à-dire  du  fruit  que  l'œuvre  sainte  procure 
à  son  agent.  La  réversibilité  des  mérites  sur  des 
tiers  est  un  problème  spécial  dont  la  solution  est 
commandée  par  les  règles  que  suggère  le  dogme  de 
la  communion  des  saints. 

b)  Du  mérite  par  rapport  à  nous.  —  Telle  étant  la 
portée  objective  du  mérite,  il  reste  à  se  demander 
quelle  place  lui  revient  dans  la  conduite  de  notre 
vie.  Les  protestants  ne  savent  guère  en  voir  que  ce 
côté  subjectif.  C'est,  en  réalité,  le  plus  secondaire  et 
la  théologie  catholique  l'explique  sans  peine  par  la 
simple  application  des  principes  dogmatiques  déjà 
posés. 

D'une  part,  puisque  le  mérite  est  une  réalité,  rien 
ne  peut  faire  que  le  chrétien  n'ait  pas  le  droit  d'en 
tenir  compte.  Et  ceci  l'autorise  tout  d'abord,  sous  la 
seule  condition  de  subordonner  son  appétit  de  bonheur 
au  service  désintéressé  de  Dieu,  à  faire  entrer  la 
recherche  de  la  récompense  dans  les  fins  de  son  acti- 
vité morale.  Tel  est  le  principe  posé  par  le  concile 
de  Trente,  c.  xi,  Denzinger-Bannwart,  n.  804;  cf. 
can.  26  et  31,  ibid.,  n.  836,  841.  L'application  est 
affaire  de  psychologie  et  H.  Schultz  lui-même  veut 
bien  reconnaître,  loc.  cit.,  p.  593,  que  la  perspective 
des  compensations  futures  n'est  pas  sans  quelque 
utilité  pour  soutenir  l'homme  dans  les  rudes  sentiers 
du  bien.  Voir  là-dessus  Bellarmin,  De  merilis  operum, 
c.  vm-ix,  p.  361-363. 

A  plus  forte  raison,  une  fois  le  bien  accompli,  l'âme 
peut-elle  s'entretenir  dans  une  ferme  assurance  que 
«  son  effort  n'aura  pas  été  vain  devant  le  Seigneur  ». 
I  Cor.,  xv,  58.  En  douter  serait  faire  injure  à  Dieu 
lui-même.  Hebr.,  vi,  10.  C'est  pourquoi  l'apôtre  par 
excellence  de  la  grâce  ne  craint  pas  d'attendre  la 
«  couronne  de  justice  »  due  à  ses  travaux.  II  Tim., 
iv,  7.  Tous  les  chrétiens  peuvent  et  doivent  partager 
ie  même  sentiment.  Il  ne  s'agit  plus  ici  d'un  calcul 
intéressé,  mais  d'une  foi  profonde  en  la  divine  Pro- 
vidence, où  le  triomphe  objectif  et  nécessaire  du  bien 
ne  se  sépare  pas  des  avantages  qui  doivent  en  découler 
pour  ceux  qui  l'ont  fidèlement  accompli. 

Mais,  en  même  temps,  de  cette  ferme  espérance 
tout  élément  de  complaisance  personnelle  doit  être 
banni.  Car  le  chrétien  conscient  de  sa  foi  ne  saurait 
oublier  que  ses  mérites  sont  l'œuvre  de  la  grâce,  et  de 
ce  dogme  l'expéiience  de  chacun  permet  dans  une 
large  mesure  de  constater  pratiquement  la  profonde 
vérité.  Au  surplus,  comment  pourrait-il  perdre  de  vue 
le  souvenir  de  sa  misère  et  les  exigences  de  la  divine 
justice?  Ce  double  motif  de  défiance  est  rappelé  par  le 
concile    de    Trente,    c.     xvi,    Denzinger-Bannwart, 


n.  810.  Il  explique  l'humilité  dont  les  saints  ont  tou- 
jours fait  preuve  et  qui  se  retrouve,  en  propor- 
tion même  de  leur  sincérité,  chez  les  plus  modestes 
croyants.  Aucune  religion  et  aucune  Eglise  ne  sont 
à  l'abri  de  ce  fléau  spirituel  qu'est  le  pharisaïsme; 
mais  on  ne  saurait,  sans  la  plus  flagrante  injustice, 
rendre  l'Église  catholique  responsable  d'un  mal  que 
tous  ses  principes  tendent  au  contraire  à  prévenir  ou 
a  corriger. 

Dans  l'ordre  de  la  grâce  comme  dans  l'ordre  de  la 
nature,  le  grand  mystère  est  toujours  celui  des  rap- 
ports entre  le  fini  et  l'infini.  L'histoire  de  la  pensée 
religieuse  aussi  bien  que  de  la  pensée  philosophique 
est  faite  des  poussées  alternatives  de  systèmes  qui 
pèchent,  à  cet  égard,  tantôt  par  excès,  tantôt  par 
défaut.  Tandis  que  les  uns  compromettent  la  part  de 
l'homme,  les  autres  méconnaissent  trop  celle  de  Dieu. 
Au  lieu  de  sacrifier  l'un  à  l'autre  ces  deux  agents 
solidaires  du  salut,  l'Égiise  catholique  s'applique  à 
les  unir.  De  cette  union,  qui  inspire  tout  son  système 
de  la  grâce,  la  doctrine  du  mérite  n'est  qu'un  cas 
particulier,  qui  soulève  les  mêmes  problèmes,  repose 
sur  les  mêmes  principes  et  peut,  quand  elle  est  bien 
comprise,  s'autoriser  des  mêmes  bienfaits. 

Historiquement  et  logiquement  la  question  du  mérite 
est  liée  a  celle  de  la  justification.  Dès  lors,  toute  la  biblio- 
graphie de  ce  dernier  article,  voir  t.  vin,  col.  2221-2227, 
convient  également  à  celui-ci.  Il  suffira  de  signaler  ici  les 
rares  études  dont  le  mérite  forme  l'objet  spécial,  ou  du 
moins  principal,  en  notant  une  fois  pour  toutes  que  la 
plupart  viennent  d'auteurs  protestants  et  portent,  en 
conséquence,  la  trace  de  leurs  partis  pris  confessionnels. 

1.  Études  historiques.  —  1° Études  générales. — -1.  Maté- 
riaux chez  les  controversistes  des  xvie  et  xvn'  siècles. 
Parmi  les  protestants,  les  plus  représentatifs  sont  :  Martin 
Chemnitz,  Examen  concilli  Tridenlini,  édit.  de  Francfort, 
1596, 1. 1,  p.  174-188;  J.  Gerhard,  Loci  Iheologici,  loc.  XVIII  : 
De  bonis  operibus,  c.  vm  :  De  meritis  bonorum  operum,  édit. 
Cotta,  Xubingue,  1768,  t.  vm,  p.  80-168;  Daniel  Charnier, 
Panstratiœ  catholiese,  I.  XIV  :  De  operibus,  Francfort, 
1627,  t.  m,  p.  226-252.  —  Chez  les  catholiques,  le  plus 
abordable  et  le  plus  précieux  reste  toujours  Bellarmin, 
De  iustifteatione,  1.  V  :  De  meritis  operum,  dans  Opéra 
omm'a,. édit.  Vives,  Paris,  1873,  t.  VI,  p.  343-3S6;  résumé 
dans  J.  de  la  Servière,  La  théologie  de  Bellarmin,  Paris, 
1908,  p.  705-723. 

2.  Renseignements  épars  dans  les  histoires  modernes 
des  dogmes.  —  a)  Chez  les  protestants,  on  pourra  surtout 
consulter  :  A.  Harnack,  Lehrbuch  der  Dogmengesehichte, 
4'  édit.,  'lubingue,  1909-1910;  F.  Loofs,  Leitfaden  zum 
Sludium  der  Dogmengesehichte,  4°  édit.,  Halle,  1906; 
R.  Seeberg,  Lehrbuch  der  Dogmengesehichte,  Leipzig, 
1908-1917.  Résumé  synthétique  par  J.  Kunze,  art.  Ver- 
dienst,  dans  Protest.  Realencyclopàdie,  Leipzig,  1908, 
t.  xx,  p.  500-508.  — ■  b)  Chez  les  catholiques  :  J.  Schwane, 
Histoire  des  dogmes,  traduction  française  par  A.  Degert, 
Paris,  1909-1915;  J.  'fixeront,  Histoire  des  dogmes,  Paris, 
1909-1915. 

3.  Éludes  d'ensemble.  —  H.  Schultz,  Der  sittliche  BegrifJ 
des  Verdiensles  und  seine  Anwendung  au/  das  Verstàndnis 
des  Werkes  Clirisli,  dans  Theologischc  Studien  und  Kritiken, 
1894,  t.  Lxvn,  p.  7-50,  245-314,  551-614;  résumé  par 
R.  S.  Franks,  dans  J.  Hastings,  Encgclopœdia  of  Religion 
and  Elhics,  art.  Mérite,  Edimbourg,  1915,  t.  vint  P-  561- 
565;  St.  Tyszkiewicz,  Warum  verwerfen  die  Orthodoxen 
unsere  Verdienstlehre,  dans  Zeitschrifl  jùr  katholische 
Théologie,  1917,  t.  xli,  p.  400-406. 

2°  Monographies.  —  1.  Période  scripluraire.  —  F.  Weber, 
Die  jùdische  Théologie,  Leipzig,  1897;  W.  Bousset,  Die 
Religion  des  Judenlums  im  neuteslamentlichen  Zeitalter, 
Rerlin,  1906;  E.  Tobac,  Le  problème  de  la  justification  chez 
saint  Paul,  Louvain,  1908;  B.  Bartmann,  S.  Panlus  und 
S.  Jacobus  ùber  die  Rechtfcrligung,  Fribourg-en-B.,  1897: 
R.  Neumeister,  Die  neuteslamentliche  Lehre  vom  Lohn. 
Halle,  1880;  B.  Weiss,  Die  Lehre  Christi  vom  Lohn,  dans 
Deutsche  Zeitschri/t  fur  christliche  Wissenschapl  und  chrisi- 
liches  Leben,  1853,  t.  iv,  n.  40-42,  p.  319,  327,  335-338; 
P.  Mehlhorn,  Der  Lohnbegriff  Jesu,  dans  Jahrbiicher  fur 
protcstanlische  Théologie,  1876,  p.  721-734;  O.  Umfrid,  Die 


785 


MERITE 


MERLIN 


TSii 


Lehre  Jesu  vom  Lohn  nach  den  Sgnoptikern,  dans  Theolo- 
gische Studien  ans  Wurtemberg,  1S86,  t.  mi,  p.  163-186; 
J.  Neveling,  Oie  neutestamenlliche  Lehre  vom  Lohn,  dans 
Theologische  Arbeiten  des  rheinischen  wissenschafllichen 
Predigeruereins,  18S6,  t.  vit,  p.  57-90. 

2.  Période  pcilristique.  —  K.  11.  Wirth,  Dcr  «  Verdienst  — 
Begrif]  in  der  ehristlirlien  Kirche,  t.  i  :  Der  ■  Verdienst  •<- 
Begri/J  bei  Tertullian,  Leipzig,  1892;  t.  n  :  Der  Verdienst*- 
Begrif)  bei  Cgprian,  Leipzig,  1901;  C.  Yer[aillie,  La 
doetrine  de  la  justification  dans  Origine  d'après  son  commen- 
taire de  l'ÉpUre  aux  Romains,  Strasbourg,  1926. 

3.  Période  médiévale.  —  K.  Heim,  Das  Wesen  der  Gnade 
bei  Alexander  Ilalcsins,  Leipzig,  1907;  (">.  Bozitkovir, 
Saneti  Bonaventurœ  doctrina  de  gratin  et  libero  arbilrio, 
Maricnbad,  1919;  .1.  Stuller,  Die  entfcrnte  Yorbercitung  au/ 
die  Rechtfertigung  nach  dem  hl.  Thomas,  dans  Zeitsehrift 
fur  katholische  Théologie,  1923,  t.  xlvii,  p.  1-24,  171-1S1; 
Fr.  Mitzka,  Die  Lehre  des  hl.  Bonaventura  von  der  Vorbe- 
reitung  au/  die  heiligmachende  Gnade,  ibid.,  1926,  t.  L, 
p.  27-72,  220-252;  J.  Rivière,  Sur  l'origine  des  formules 
DE  COXD1GXO,  DE  COXURUO,  dans  Bulletin  de  littérature 
ecclésiastique,  1927,  p.  75-89;  Quelques  antécédents  patris- 
tiques  de  la  formule  FAC1EXTI  QVOD  i  X  SE  EST,  dans  Revue 
des  sciences  religieuses,  1927,  t.  vu,  p.  93-97;  Saint  Tho- 
mas et  le  mérite  DE  COXGRUO,  ibid.,  p.  641-649;  Parthé- 
nius  Minges,  Der  Wert  der  guten  Werke  nach  Duns  Scotus, 
dans  Theologische  Quarlalschrift,  1907,  t.  Lxxxix,  p.  76- 
93  ;  Beitrag  zur  Lehre  des  Duns  Scotus  ùber  das  Werk  Cliristi, 
ibid.,  p.  268-279;  C.  Feckes,  Die  Rechtfertigungslehre  des 
Gabritl  Biel  und  ihre  Stellung  innerhalb  der  nominalis- 
tischen  Schule,  Munster-en-W.,  1925;  H.  Lâinmer,  Die 
vortridentinisch-katholische  Théologie,  Berlin,  1858;  Th.Brie- 
ger,  Die  Rechtfertigungslehre  des  Cardinal  Conlarini,  dans 
Theologische  Studien  und  Kritiken,  1872,  t.  xlv,  p.  142- 
150;  Fr.  Hiinermann,  Die  Rechtfertigungslehre  des  Kardi- 
nals  G.  Contarini,  dans  Theologische  Quartalschrift,  1921, 
t.  en,  p.  1-22;  H.  Riickert,  Die  theologische  Entwiekelung 
Gasparo  Contarini,  Bonn,  1926;  ,1.  Hefner,  Die  Enste- 
hungsgeschiehte  des  Trienler  Rechlfertigungsdekreles,  Pader- 
born,  1909;  IL  Riickert,  Die  Rechtfertigungslehre  auf  dem 
tridentinischen  Konzil,  Bonn,  1925;  J.  Rivière,  La  do<-lrim 
du  mérite  au  concile  de  Trente,  dans  Revue  des  sciences  reli- 
gieuses, 1927,  t.  vn,  p.  262-298;  Fr.  Hiinermann,  Wesen 
und  Xolwcndigkeit  der  aktuellen  Gnade  nach  dtm  Konzil 
von  Trient,  Paderborn,  1926;  St.  Elises,  Der  Anteil  des 
Augusline-rgenerals  Seripando  an  dem  Décret  ùber  die 
Rechtfertigung,  dans  Rômische  Quartalschrift,  1909,  t.  xxiii, 
section  historique,  p.  3-15;  B.  Bartmann,  Das  Tridenlinum 
lifter  die  Rechtfertigung,  dans  Théologie  und  Glaube,  1913, 
t.  v,  p.  55-60. 

IL  Exposés  systématiques.  —  S.  Thomas  d'Aquin, 
Sum.  theol. ,  I»-IIœ,  q.  xxi,  a.  3-4,  et  q.  exiv;  Suarez,  De 
gratia,  1.  XII  :  De  mirito,  dans  Opéra  omnia,  édit.  Vives, 
Paris,  1858,  t.  x,  p.  1-265;  Bipalda,  De  ente  supernalu- 
rali,  édit.  Palmé,  Paris,  1870;  J.  van  der  Meersch,  Trac- 
talus  de  divina  gratia,  Bruges,  2-  édit.,  1923;  Chr.  Pesch, 
Prœlectiones  dogmatica?,  t.  v,  4P  édit.,  Fribourg-en-B.,  1916, 
p.  240-268;  L.  Labauche,  Leçons  de  théologie  dogma- 
tique, t.  n  :  L'homme,  p.  322-343;  J.  Mullendoif,  Die 
Hinordnung  der  Werke  auf  Gott  nach  dem  hl.  Thomas,  dans 
Zeitsehrift  fur  kalholische  Théologie,  1885.  t.  ix,  p.  1-46, 
209-21i):  Die  Verdienstlichkeit  der  guten  Werke  der  Gerechten 
nach  dem  hl.  Thomas,  ibid.,  p.  423-471  ;  Das  iïbcrnaliirliche 
Moiiv  als  Bedingung  der  Verdienstlichkeit  nach  dem  hl. 
Thomas  von  Aquin,  ibid.,  1893,  t.  xvn,  p.  42-78;  Dos 
Glaubensmoliv  als  Bedingung  der  Verdienstlichkeit  nach 
dessen  positivai  Beweisen  untersuchl,  ibid.,  p.  496-520; 
Lin  Vergleich  zuiischen  dem  eigentlichen  und  dem  uneigent- 
lichcn  Verdienste  (Merilum  de  condigno  et  de  congruo), 
ibid.,  1901,  t.  xxv,  p.  69-84;  Das  Mass  des  Verdienstes 
m  den  cinzelnen  Werken,  dans  Theologtsch-praktische 
Quartalschrift,  1909,  t.  Lxn,  p.  43-55,  391-313;  Fr.  Schmid, 
l'eber  der  Solvnndigkeit  der  guten  Meinung,  ibid.,  1898, 
l.  u,  p.  772-789. 

J.   Rivière. 

MERLER  Jacques,  dont  on  trouve  aussi  le  nom 
sous  la  forme  Merlo,  et  qui  est  aussi  désigné  sous  le 
surnom  de  Jacobus  Horstius,  naquit  à  Horst,  près  de 
Ruremonde  (Limbourg  hollandais),  le  21  juillet  1597, 
fit  ses  humanités  à  Cologne,  où  il  prit  le  grade  de 
maître  es  arts  en  1616  et,  après  avoir  étudié  la  théolo- 
gie dans  la  même  ville,  fut  ordonné  prêtre  en  1621. 


Nommé  par  François  de  Lorraine,  pour  lors  doyen  de 
la  métropole  de  Cologne  cl  évêque  deVerdun,  a  la  cure 
de  Notre-Dame  in  Pasculo,en  1623,  il  administra  cette 

paroisse  avec  beaucoup  de  zèle,  jusqu'à  sa  mort, 
21  avril  1644.  Il  laissa  une  grande  reput  al  ion  de  piété, 
de  charité  et  de  dévouement.  Sun   œuvre  écrite, 

qui  est  considérable,  comporte  un  très  grand  nombre 
d'ouvrages  et  d'opuscules  de  piété,  dont  plusieurs 
sont  restés  inédits.  Le  Manuale pietatis,  paru  à  Cologne 
en  1675  comme  appendice  du  Paradisus  anîmx  chris- 
tianse,  imprimé  en  1630,  du  vivant  de  l'auteur,  a  été 
traduit  en  français  sous  le  titre  :  Heures  chrétiennes 
Urées  de  l'Écriture  sainte  et  des  saints  Pères...  par 
M.  Horstius,  Paris,  1685;  cette  traduction,  œuvre  de 
Nicolas  Fontaine,  de  Port-Royal  (t  1709)  fut  condam- 
née par  plusieurs  évoques  de  France,  comme  suspecte 
de  jansénisme.  —  Merler  a  dirigé  l'édition  du  com- 
mentaire d'Eslius  sur  les  épîtres  de  saint  Paul.  Mais 
la  théologie  lui  est  surtout  redevable  d'une  édition  de 
saint  Rernard,  qui  dépassa,  de  beaucoup,  celles  qui 
avaient  paru  Jusque-là  :  S.  Bernardi...  vita  et  opéra  novis 
curis  ad  mss.  codices  recensita,  2  vol.,  in-fol.,  Cologne, 
1641;  cette  édition  a  servi  de  base  à  celle  de  Mabil- 
lon. —  D'inspiration  analogue  est  l'ouvrage  intitulé: 
Septem  tuba;  orbis  christiani  ad  reformationem  eccle- 
siasticie  disciplina;  instiiuendam  excitantes,  Cologne, 
1635;  c'est  un  recueil  de  sept  opuscules  des  Pères  ; 
De  consideratione  de  saint  Bernard,  De  cura  paslorali 
de  saint  Grégoire,  De  sacerdotio  de  saint  Jean  Chry- 
sostome,  De  vita  contemplativa  de  saint  Prosper,  Canon 
episeopalis  de  Pierre  de  Blois,  Œuvres  de  Salvien.  — . 
Le  Viator  christianus,  2  vol.,  in-12,  Cologne,  1646,  est 
une  édition  de  divers  traités  mystiques  de  Thomas 
a  Kempis,  à  commencer  par  V Imitation  ;  il  a  été  traduit 
en  français  par  l'abbé  de  Bellegarde,  Paris,  2  vol., 
1698-1700. 

II.  Crombach.  S.  J.,  Veri  et  pii  sacerdotis  idea,  seu  vita 

R.  D.  Jac.  Merlo  Horslii,  Cologne,  1661  ;  J.   F.  Foppens, 

Bibliotheca   belgica,   1739,  t.  i,   p.  526-528;  J.  Hartzbeim, 

Bibliolheca  colonensis,  17 17,  p.  148-150;  Paquot,  Mémoires 

pour  servir  à  l'histoire  littéraire  des  Pays-Bas,  t.  i,  1763, 

p.     285-295;    Biograplusch    Woordenboek   der   Nederhuulen 

de  Van  der  Aa,  Haarle'm,  t.  xn  a,  1869,  p.  658-660;  Hurter, 

Xomcnclator,  3"  édit.,  t.  m,  col.  1090.         y.      . 

L.    AMANN. 

1  .  IVI E  R  L I  N  Charles  (1678-1747),  né  à  Amiens  (?), 
entra  dans  la  Compagnie  de  Jésus  en  octobre  1694; 
après  avoir  enseigné  les  humanités,  il  fut  appliqué  à 
l'étude  de  la  théologie  qu'il  enseigna  avec  beaucoup  de 
succès;  il  mourut  à  Paris,  au  Collège  Louis-le-Grand 
(ancien  Collège  de  Clermont)  le  22  novembre  1747.  — 
Théologien  de  valeur,  le  P.  Merlin  avait  entrepris  de 
continuer,  avec  le  P.  Oudin,  les  Dogmalu  theologica  de 
Petau;  ce  travail  n'a  pas  vu  le  jour.  — Comme  plusieurs 
de  ses  contemporains,  catholiques  ou  protestants,  le 
P.  .Merlin  s'émut  du  danger  que  constituait  pour  la  foi 
chrétienne  le  Dictionnaire  de  Bayle,  qui  avait  paru 
pour  le  première  fois  en  1695  et  dont  les  éditions 
se  multipliaient,  en  s'amplifiant.  Il  en  entreprit 
une  réfutation  en  règle,  mais  il  ne  lit  paraître  que  des 
fragments  de  ce  grand  ouvrage  :  1.  Réfutation  des 
critiques  de  M.  Bayle  sur  S.  Augustin.  Paris,  1732, 
réimprimé  dans  P.  L.,  t.  xlvii,  col.  883-1114;  de  cet 
ouvrage  est  paru  en  1737  une  seconde  édition  en 
2  vol.  sous  le  titre  :  Véritable  clef  des  ouvrages  de 
S.  Augustin,  ou  réfutation  des  écrits  de  M.  Bayle  sur 
S.  Augustin  avec  une  dissertation  louchant  la  nature  de  la 
Loy  de  Moyse.  —  2.  Apologie  de  David  contre  la  Satyre 
que  M.  Bayle  a  faite  des  actions  de  ce  s<iiid  rai,  Paris, 
1737.  ■ — 3.  Une  série  d'articles  dans  les  Mémoires  de 
Trévoux,  de  1735,  1736.  1737,  1738,  1739  et  relatifs 
aux  sujets  suivants  :  martyre  de  saint  Abdas,  Arnobe, 
Origène  (à  propos  de  l'art.  Marcionites  de  Bayle), 
Lactance,  la  polygamie  des  patriarches,  saint  Amal- 


787 


MERLIN 


MERSENNE 


788 


chius,  saint  Basile,  saint  Chrysostome,  Abcl,  Gain, 
Abraham,  Élie,  Abélard  et  Bérenger,  saint  Bernard. 
Les  ouvrages  suivants  sont  d'ordre  plus  strictement 
théologiques.  ■ —  4.  Examen  exact  et  détaillé  du  fait 
d'IIonorius,  s.  1.,  1742.  —  5.  Dissertation  sur  les  miracles 
contre  les  impies,  s.  1.,  1742.  —  C.  Traite  historique  et 
dogmatique  sur  les  paroles  ou  les  formes  des  sept 
sacrements,  Paris,  1745,  réimprimé  dans  le  Cursus 
heotogiw  de  Migne,  t.  xxi,  col.  121-286. 

Ilœfer,  Nouvelle  biographie  générale,  t.  xxxv,  col.  84-85; 
Sommervogcl,  Bibliolh.  de  la  Comp.  de  Jésus,  t.  v,  col.  976- 
979;  Hurter,  Nomenclator,  3°  édit.,  t.  iv,  col.  1039,  1404. 

É.  Amann. 
2.  MERLIN  Jacques,  docteur  de  la  Faculté  de 
théologie  de  Paris  (t  1541).  —  Né  à  Saint -Victurnien 
(Haute-Vienne),  il  fit  ses  études  à  Paris,  au  Collège  de 
Navarre,  et  fut  promu  docteur  en  1509.  Il  fut  successi- 
vement curé  de  la  paroisse  de  Montmartre,  puis  cha- 
noine de  Notre-Dame,  dont  il  devint  grand  péniten- 
cier en  1525.  La  vigueur  avec  laquelle  il  dénonça  les 
complaisances  de  la  Cour  pour  les  premiers  luthériens 
lui  attira  l'animosité  de  François  Ier,  qui,  en  avril  1527, 
le  fit  enfermer  à  la  prison  du  Louvre;  Merlin  n'en 
sortit  que  deux  ans  plus  tard,  en  avril  1529,  et  fut 
exilé  à  Nantes,  d'où  il  fut  rappelé  en  juin  1530. 
L'évêque  de  Paris  le  nomma  alors  vicaire  général, 
curé  de  Sainte-Madeleine  et  archiprètre;  il  mourut  le 
2  octobre  1541  et  fut  enterré  à  Notre-Dame.  En  1512 
le  docteur  publia  la  première  édition  (latine),  des 
œuvres  d'Origène,  2  vol.  in-fol.  ;  l'Apologie  qu'il  fit 
paraître  de  la  doctrine  d'Origène  en  1521  lui  attira  les 
foudres  de  Noël  Beda,  qui  pensait  que  les  erreurs 
luthériennes  y  trouveraient  quelque  appui.  Le  bouil 
lant  syndic  s'en  expliqua  dans  un  Dialogus  contra 
Apologiam,  qui  fut  approuvé  par  la  Faculté,  d'où 
procès  devant  le  Parlement  de  Paris  entre  les  deux 
adversaires,  dont  on  trouvera  les  pièces  essentielles 
dans  Duplessis  d'Argentré,  Collectio  judiciorum,  t.  n, 
p.  ix-x.  —  Outre  les  œuvres  d'Origène,  Merlin  publia 
celles  de  Bichard  de  Saint-Victor,  Paris,  1518,  de 
Pierre  de  Blois,  1519,  de  Durand  de  Saint-Pourçain, 
1508,  réédité  en  1515.  — Il  eut  aussi  l'idée  de  réunir  les 
textes  conciliaires  et  publia  :  Generalia  et  jyarticularia 
concilia,  2  vol.  in-fol.,  Paris,  1534,  réédités  à  Cologne, 
1530,  2  vol.  in-8°,  et  à  Paris,  1535,  2  vol.  in-8°.  Sur 
cette  première  collection  conciliaire,  encore  bienimpar- 
faite,  voir  F.  Sahnon,  Traité  de  l'étude  des  conciles 
et  de  leurs  collections,  2*  édit.,  Paris,  1726,  p.  288-290, 
495,  520,  585,  724-729.  ■  Enfin  Merlin  publia  six 
homélies  en  français  sur  le  Missus  est,  Paris,  1538. 

J.  Launoy,  Begii  Navarrœ  gymnasii  parisiensis  historia, 
1.  III,  c.  xxxn,  dans  Opéra  omnia,  Cologne,  1732,  t.  iv  a, 
p.  607-608;  E.  du  Pin,  Nouvelle  bibliothèque  des  auteurs 
ecclésiastiques,  édit.  de  Mons.t.  xiv,  1703,  p.  160;  P.  Féret, 
La  Faculté  de  théologie  de  Paris  et  ses  docteurs  les  plus 
célèbres.  Époque  moderne,  t.  n,  Paris,  1901,  p.  185-187; 
Imbart  de  la  Tour,  Les  origines  de  la  Réforme,  Paris,  1914, 
t.  m,  p.  258  sq.;  Hurter,  Nomenclator,  3e  édit.,  t.  n, 
col.  1532. 

É.  Amann. 
MERMANNUS  Arnold  (t  1578),  dont  le  nom 
est  aussi  écrit  Mersmans  et  Meerman,  est  originaire 
d'Alost  (Flandre);  il  entra  dans  l'ordre  des  frères 
mineurs,  et  fut  successivement  définiteur,  lecteur  et 
provincial;  il  mourut  de  la  peste  à  Louvain,  le 
5  septembre  1578,  au  couvent  de  son  ordre.  Écrivain 
fécond,  il  fut  surtout  un  polémiste,  défendant  la 
doctrine  et  les  pratiques  catholiques  contre  le  protes- 
tantisme. Voici  la  liste  que  donne  de  ses  publications 
la  Biographie  nationale  de  Belgique,  sans  garantir 
qu'elle  soit  complète  :  1.  Dit  is  hel  boeck  vanden  heyli- 
ghen  sacramente,  Anvers,  1543.  —  2.  De  quatuor  plaus- 
tris  hœreticarum  fabularum,  quas  lutherani  evangelistse 
adversus    Ecclesiam    Christi   passim   agunt,     libri    IV, 


Anvers,  1563.  ■ —  3.  De  confessione  sacramentali  et  de 
purgatorio,  Anvers.  1563.  ■ —  4.  De  veneratione  sanc- 
tarum  reliquiarum  et  de  exomologesi  seu  confessione 
sacerdoti  facienda,  Anvers,  1564.  —  5.  De  pœnilenlia 
publica  et  solemni,  Anvers  1564.  —  6.  De  fugienda 
consuetudine  hœretkorum,  Anvers  1564.  —  7.  Dehœre- 
ticis  deferendis  et  accusandis,  Anvers,  1564.  —  8.  Davus 
fierduellis,  sive  rerum  publicarum  perlurbalor,  Louvain, 
1564.  —  9.  Catechismus  pœnilentium,  Louvain.  156  1 
10.  Bemonstrance  oft  bewys  van  hel  purgaloir  (preuves 
de  l'existence  du  purgatoire),  Louvain,  1566.  —  11.  De 
rogationibus,  peregrinalionibus,  hymnis  et  solemnibus 
supplicalionibus,  Louvain,  1566.  —  12.  Vanden  hey- 
lighen...  sacrament  des  aulaers,  Anvers,  1567.  —  13. 
Imagines  mortis  cum  epigrammatis  cuique  figurœ 
subjectis,  ad  hœc  medicina  animœ,  Cologne,  1567, 
les  images  en  question  sont  la  reproduction  de  la 
Danse  de  la  mort  de  Holbein.  —  14.  De  sancta  cruce 
e  jusque  religiosa  adoralione,  Louvain,  1568.  —  15. 
Theatrum  conversionis  genlium  lolius  orbis,  sive  chro- 
nologia  de  vocalione  omnium  populorum,  Anvers,  1572. 

Valère  André,  Bibliotheca  belgica,  Louvain,  1643,  p.  83- 
84,  J.  F.  Foppens,  Bibl.  belg,,  Bruxelles,  1739,  t.  I,  p.  99; 
L.  Wadding,  Scriplores  O.  M.,  Rome,  1650,  p.  40;  S.  Dirks, 
Histoire  littéraire  et  bibliographique  des  frères  mineurs  de 
l'observance  en  Belgique,  Anvers,  1886,  p.  93-95;  Biographie 
nationale  de  Belgique. 

É.  Amann. 

MERSENNE  Marin,  de  l'ordre  des  minimes 
(1588-1648).  —  Il  naquit  au  bourg  d'Oise,  le  8  sep- 
tembre 1588.  Il  fit  ses  études  principalement  au  collège 
des  jésuites  de  la  Flèche,  où  il  eut  pour  condisciple 
Descartes.  Plus  tard,  il  fréquenta  la  Sorbonne,  et  en 
1611  entra  chez  les  minimes  du  couvent  de  Nigeon 
près  de  Paris.  Le  28  octobre  1613,  il  fut  ordonné  prêtre 
alors  qu'il  se  trouvait  au  couvent  de  la  Place-Boyale. 
Au  bout  d'un  an  il  fut  envoyé  à  Nevers  où  il  resta 
cinq  ans,  professant  la  philosophie  et  la  théologie 
avant  de  revenir  définitivement  à  Paris  au  couvent  de 
la  Place-Boyale  dont  il  devait  faire  un  centre  de  vie 
intellectuelle.  Jusqu'à  sa  mort  survenue  en  1648, 
l'influence  de  cet  humble  religieux  devait  être,  en 
effet,  considérable.  Il  exerça  cette  influence  par  ses  rela- 
tions et  par  ses  ouvrages  dont  quelques-uns  seulement 
intéressent  directement  la  théologie.  Il  fut  lié  avec 
tout  ce  qui  comptait  dans  le  monde  scientifique  du 
règne  de  Louis  XIII,  avec  le  père  de  Biaise  Pascal  et 
Pascal  lui-même,  dont  il  présenta  à  Descartes  l'Essai 
sur  les  coniques,  en  lui  faisant  remarquer  que  l'auteur 
«  avait  passé  sur  le  ventre  à  tous  ceux  qui  avaient 
traité  le  sujet  avec  lui  ».  Cf.  Brunschwïcg,  dans  son 
édit.  des  Pensées  et  opuscules  de  Pascal,  Paris,  1914, 
p.  42.  En  retour  Pascal  porta  sur  son  ami  le  jugement 
suivant  dans  son  Histoire  de  la  roulette  :  «  Il  avait  un 
talent  particulier  pour  former  de  belles  questions.  Il 
a  donné  ainsi  l'occasion  de  plusieurs  découvertes  qui 
peut-être  n'auraient  jamais  été  faites  s'il  n'y  eût  excité 
les  savants.  »  Cf.  Tamisey  de  Larroque,  Les  correspon- 
dants de  Peiresc,  Paris  et  Mamers,  1894  (Lettres 
inédites  du  P.  Martin  Mersenne). 

Le  P.  Hilarion  de  Coste  donne  dans  la  Vie  du 
P.  Mersenne,  théologien,  philosophe  et  mathématicien, 
Paris,  1649,  la  liste  complète  des  personnages  avec 
lesquels  le  P.  Mersenne  fut  en  relations.  Il  nous 
suffira  de  citer,  après  Pascal  et  Descartes,  les  noms  de 
Gassendi  et  d'Huyghens.  D'autres,  comme  Boberval 
et  Mydorge,  tinrent  chez  lui  à  la  Place-Boyale  des 
conférences  qui  furent  l'origine  de  l'Académie  des 
Sciences  fondée  en  1660.  J.  Boyer,  Histoire  des  mathé- 
matiques, Paris,  1900,  p.  128.  * 

Le  P.  Mersenne  est  plus  connu  comme  mathéma- 
ticien et  comme  physicien  que  comme  théologien. 
Il  ne  nous  appartient  pas  d'étudier  son  œuvre  pure- 


789 


MERSENNE 


MESROP 


790 


nu-ut  scientifique.  Nous  nous  contenterons  de  men- 
tionner sa  Synopsis  mathematica.  Paris,  1625;  les 
Questions  inouïes,  Paris,  1633;  les  Questions  harmoni- 
ques, Paris,  1651;  les  Harmonicorum  libri  duodecim, 
Paris,  1638,  les  Cogitata  phisieo-mathematica,  Paris, 
1644. 

L'œuvre  exégétique,  philosophique  et  théologique 
du  P.  Mersenne  a  été  jusqu'ici  peu  étudiée.  —  Exé- 
gète,  il  publia  en  1623,  chez  Sébastien  Cramoisy  la 
première  partie  d'un  Commentaire  de  la  Genèse, 
Questiones  celebcrrinve  in  Genesim.  C'est  dans  ce  livre 
que  .Mersenne  écrivit  la  phrase  si  souvent  citée  où  il 
est  question  du  grand  nombre  des  athées  en  France; 
il  y  signalait  également  les  principaux  ouvrages  qui 
avaient  permis  à  l'athéisme  de  se  répandre  :  la  Sagesse 
de  Charron,  les  Principes  de  Machiavel, \e  De  subtililate 
de  Cardan,  les  œuvres  de  Campanella,  les  Dialogues  de 
Vanini  et  les  écrits  de  Fludd.  Cf.  Roberti,  Disegno  sto- 
rico  dell'ordine  de  Minimi,  Rome,  1909,  t.  n,  p.  554.  Un 
des  mérites  de  P.  Mersenne  fut,  en  effet,  de  dénoncer 
à  l'opinion  catholique  le  péril  rationaliste  et  athée 
qui  menaçait  la  société  du  xvii»  siècle,  si  profondément 
religieuse  par  ailleurs.  Il  publia  des  ouvrages  où  les 
théories  antichrétiennes  étaient  exposées  et  réfutées 
avec  beaucoup  de  force.  Le  premier,  en  deux  volumes, 
parut  en  1624;  il  était  intitulé  :  V impiété  des  déistes 
et  des  plus  subtils  libertins  découverte  et  réfutée  par 
raisons  de  théologie  et  de  philosophie.  Il  est  curieux  de 
"voir  un  ami  de  Descartes,  de  l'ancêtre  du  rationalisme 
moderne,  s'en  prendre  si  vivement  aux  libertins,  tels 
que  Charron  et  surtout  Giordano  Bruno,  dont  il  discute 
les  idées  sur  l'infinité  des  mondes  et  l'âme  universelle. 
Contre  les  athées  (Vanini,  Campanella),  il  expose  les 
preuves  de  l'existence  de  Dieu  à  peu  près  comme  saint 
Thomas;  plus  encore  que  Descartes,  Mersenne  est  tri- 
butaire de  la  scolastique.  Il  admet  cependant  l'argu- 
ment dit  de  saint  Anselme.  Dans  l'ouvrage  que  nous 
analysons,  l'auteur  utilise  souvent  les  arguments  tirés 
des  sciences  exactes,  et  il  est  très  préoccupé  de  montrer 
que  science  et  foi  ne  s'opposent  pas,  «que  les  hommes 
savants  soit  en  la  mathématique,  soit  en  la  philosophie, 
soit  en  la  cabale  ne  sont  ni  athées,  ni  déistes,  ni  liber- 
tins. »  Remarquons  que  l'année  précédente  (1623)  le 
P.  Garasse,  célèbre  jésuite,  avait  donné  au  public  un 
livre  semblable  :  La  doctrine  curieuse  des  beaux  esprits 
de  ce  temps  ou  i>rétendus  tsls.  —  En  1625,  Mersenne 
traduisait  de  lord  Herber  de  Cherbury,  d'après  unt 
texte  latin,  un  ouvrage  intitulé  :  La  vérité  des  sciences 
contre  les  sceptiques  et  les  pyrrhoniens.  —  En  1634,  il 
publiait  les  Questions  théologiques,  physiques,  morales  et 
mathématiques.  Tous  ces  ouvrages  dénotent  un  esprit 
puissant,   mais   un  peu   touffu. 

Le  P.  Mersenne  fut  un  religieux  fervent  :  en  1623,  il 
avait  exposé  ses  idées  sur  la  spiritualité  dans  une 
Analyse  de  la  vie  spirituelle.  Quand  il  mourut  en  1648, 
au  couvent  de  la  Place-Royale,  auquel  il  avait  donné 
un  grand  prestige,  il  laissait  des  disciples  tels  que  le 
P.  Nicéron  qui  continuèrent  son  œuvre,  et  d'impor- 
tants manuscrits  conservés  à  la  Bibliothèque  nationale. 

Outre  les  ouvrages  cités  au  texte,  voir  :  Poté,  Éloge  de 
Mersenne,  I.e  Mans,  1816;  Ch.  Adam,  Éducation  de  Pascal, 
1623-1646,  Paris,  1888;  Baillet,  Vie  de  Descentes,  Paris,  1G91  ; 
Adam  et  Tannery,  Correspondance  de  Descartes,  5  vol., 
Paris,  18!)7-1910,  et  dans  ce  dictionnaire  l'art.  Minimes. 

E.   Dumoutet. 

MESROP,  surnommé  MACHTOTZ,  célèbre 
docteur  de  l'Église  arménienne. 

I.  Vif..  —  Il  naquit  vers  le  déclin  du  iv  siècle 
au  village  de  Hatzik  (var.  Hatzegatz-Gegh)  de  la 
province  de  Taron.  Disciple  du  patriarche  Nersès 
Parthev  (Nersès  le  Grand),  doué  d'un  génie  uni- 
versel, profondément  versé  dans  les  littératures 
grecque,    syriaque   et   persane,   il   entra   bientôt,   sur 


la  recommandation  du  chiliarque  Aravan,  au  ser- 
vice du  roi  arménien  Yerham  Chapouh,  en  qualité 
de  chancelier  du  «  divan  ».  En  395,  renonçant  à  la 
cour  royale,  il  embrasse  la  carrière  religieuse,  et 
s'établit  dans  le  district  de  Qoghten,  retombé  dans 
le  mazdéisme,  afin  de  le  ramener  au  christianisme. 
Après  avoir  vaqué  ainsi  à  son  ministère  d'apôtre 
évangélisateur  jusqu'à  la  Ve  année  du  règne  de 
Verham-Chapouh  (an.  CCCXCVII),  frère  de  Chos- 
row  III,  il  se  rend  auprès  du  catholicos  Sahak  ou 
Isaac  III,  avec  lequel,  en  406,  il  effectue  l'invention 
de  l'alphabet  arménien,  en  même  temps  qu'il  jette, 
de  concert  avec  cet  illustre  patriarche,  les  fonde- 
ments d'un  culte  national,  et  d'une  liturgie  hayeano- 
arménienne. 

Depuis  lors  Mesrop-Machtotz  apparaît  comme 
le  fidèle  ministre  et  adjoint  plénipotentiaire  de  son 
grand  patriarche,  Isaac  III,  dont  il  ne  fait  qu'exé- 
cuter les  ordres  ou  combinaisons,  soit  qu'il  effectue, 
à  la  tête  d'une  légation,  un  voyage  diplomatique  à  la 
ccur  de  Byzance  chez  l'empereur  Théodose  II  et  le 
patriarche  Atticus,  en  vue  de  renouer  les  anciens 
liens  avec  l'Église  grecque,  qui  avaient  été  coupés 
brutalement  par  les  suzerains  sassanides;  soit  que, 
chef  d'une  école  de  lettrés,  il  dirige  la  traduction  en 
arménien  des  Écritures  bibliques,  liturgiques  et 
autres  des  Églises  grecque  et  syriaque  <;  École  ou 
Académie  des  saints  traducteurs  »;  soit  enfin  que, 
poursuivant  son  œuvre  d'évangélisation,  il  continue 
à  parcourir,  en  missionnaire  apostolique  les  provinces 
limitrophes  de  l'Arménie,  retombées  en  partie  dans 
le  paganisme,  la  Siounie,  l'Albanie  et  l'Ibérie,  dont 
les  alphabets  originaires  et  rudimentaires  ont  été, 
selon  le  témoignage  de  ses  biographes,  remaniés 
et  adaptés  au  type  mesropo-haycanien,  par  le  même  . 
iMesrop,  ainsi  l'alphabet  des  Albanais  et  le  type  khou- 
tzouri  de  l'écriture  géorgienne,  dans  le  but  manifeste 
de  resserrer  et  réunir  ces  Églises  ibéro-albaniennes  à 
la  communauté  de  juridiction  du  catholicos  arménien. 
Sur  l'alphabet  des  Albanais,  voir  Karamiantz.  dans 
Zeitschr.  der  deutschen  morgenl.  Gesellschaft,  t.  xl, 
p.  313;  Junker,  Caucasica.  t.  m,  p.  120.  —  Après 
la  mort  d'Isaac  le  Grand,  ce  fut  tout  naturellement 
Mesrop  qui  fut  désigné  comme  administrateur  du 
patriarcat  d'Arménie,  charge  qu'il  occupa  encore 
6  mois,  jusqu'à  son  décès,  survenu  en  441. 

II.  Œuvres.  —  Les  mêmes  biographes,  qui  nous 
ont  fourni  ce  canevas  de  la  vie  de  saint  Mesrop- 
Machtotz,  à  savoir  Qoriun,  Vie  de  saint  Mesrop, 
Venise,  1833,  éd.  allem.  par  Welte,  Tubingue,  1841, 
et  Lazare  Pharbetzi,  lui  attribuent  nombre  d'ouvra- 
ges, dont  les  principaux  sont  :  1°  Un  recueil  d'orai- 
sons, sermons  et  discours  théologiques,  conservés 
fragmentairement  dans  la  collection  dite  des  Sermons 
de  saint  Grégoire  l'Illuminateur,  Constantinople,  1737, 
Venise,  1838.  —  2°  Une  version  arménienne  du 
Nouveau  Testament.  —  3°  Un  Euchologe  en  armé- 
nien. --  4°  Une  série  d'hymnes.  Les  hymnaires  et 
principaux  livres  liturgiques  de  l'Église  grégorienne, 
Charagan's  Machlotz,  c'est-à-dire  «  rituel  »,  dénomi- 
nation correspondant  au  surnom  Machtolz  de  Mesrop 
même,  remontent  précisément,  pour  ce  qui  est  de 
leur  fonds  et  noyau  primitif,  au  grand  couple  Mesrop- 
Sahak  comme  auteurs  ou  promoteurs.  C'est  surtout 
à  titre  d'organisateur,  de  directeur  d'école  et  de 
diplomate  administrateur,  que  paraît  grand  et 
extraordinaire  le  rôle  joué  par  Mesrop  sous  l'égide 
du  grand  Isaac  III.  Quoique  très  probablement  il 
ne  soit  pas  en  réalité  le  traducteur  de  la  version 
du  Nouveau  Testament,  que  lui  attribue  la  tradi- 
tion, sa  gloire  incontestable  consistera  à  avoir  mis 
sur  pied,  comme  docteur  et  président,  toute  une 
académie    de""* traducteurs  rde    textes    syro-grecs,    e 


791 


MESROP 


MESSALIENS 


792 


d'avoir,  par  la  création  d'un  alphabet  indigène, 
source  d'une  littérature  nationale,  fondé  les  assises 
d'une    liturgie    et     d'un    culte    arméno-hayeaniens. 

Sur  Y  alphabet  «  mcsropi'ii  »  et  la  liturgie  hayeano- 
arménienne,  fondée  par  Mesrop,  il  y  a  lieu  de  remar- 
quer  encore   ceci  : 

Il  est  d'abord  un  fait  important  à  signaler,  long- 
temps méconnu  et  seulement  mis  en  lumière  par 
l'arniénologie  des  temps  les  plus  récents  (le  savant 
Hubschmann,  Armenischc  Grammutik,  p.  5  et  323, 
notel,  était  encore  de  l'avis  opposé),  celui  de  l'existence 
d'une  littérature  et  d'une  écriture  arménienne  anté- 
rieure à  l'introduction  du  christianisme  en  Arménie. 
Cette  littérature  proto-arménienne,  servant  à  l'usage 
diplomatique,  national,  ainsi  que  religieux  (culte  des 
KhouTmes  ou  prêtres  païens),  n'aurait  été  que  pour 
une  faible  par!  écrite  en  lettres  grecques  ou  syriaques. 
Car,  ainsi  que  le  font  supposer  les  témoignages  d'Aga- 
thange,  vers,  arm.,  c.  cvni,  cxxvn,  de  Fauste  de 
Byzance,  Hist.,  t.  in,  p.  13,  t.  iv,  p.  4,  de  Lazare 
Pharpetzi.  c.  ix-x,  de  Moïse  de  Khorène,  t.  m,  p.  3(i,  et 
de  Qoriun  (dans  Langlois,  Collect.  des  historiens  de  l'Ar- 
ménie, t.  n,  ]).  10,  introd.  p.  5),  il  ne  peut  y  avoir  de 
doute,  qu'il  n'ait  existé,  bien  des  siècles  déjà  avant 
Mesrop,  voire  même  longtemps  avant  l'ère  chrétienne, 
un  alphabet  arménien  primitif,  comme  instrument  et 
réceptacle  d'une  littérature  pagano-arménienne  assez 
considérable.  Cet  alphabet  figurait  comme  intermé- 
diaire et  membre  de  liaison  entre  l'araméo-palmyrien 
et  l'écriture  pehlvie-arsacidienne  [pahlavî-parthique], 
cette  dernière  dérivée  elle-même  du  type  commun 
araméen. 

Or,  lorsque,  à  la  suite  de  la  réception  du  christia- 
nisme par  l'Arménie  grégorienne-prémesropienne 
(fin  du  nie  siècle),  le  grec  et  le  syriaque  se  furent 
exclusivement  imposés  à  titre  de  langues  liturgiques 
et  cultuelles  en  Arménie  Mineure  aussi  bien  qu'en 
Grande-Arménie,  lesquelles  dorénavant  ne  formèrent 
pour  ainsi  dire  plus  que  deux  filiales  dépendant 
l'une  de  Byzance,  l'autre  de  Syrie,  il  est  à  supposer 
que,  sous  l'influence  prédominante  de  ces  langues 
et  de  ces  littératures  sacrées,  la  littérature  indi- 
gène, fondée  sur  l'alphabet  proto-arménien  de  carac- 
tère araméo-pehlvioïde  a  dû  peu  à  peu  tomber 
en  désuétude,  d'autant  plus  que  cette  seriptio  à 
caractère  avocalique  se  trouvait  être  visiblement 
inférieure  à  l'alphabet  grec.  De  la  sorte,  cet  ancien 
alphabet  pagano-arménien  n'était,  vers  le  ive  siècle 
de  notre  ère,  certainement  plus  connu  que  de  quelques 
savants,  tels  que  l'évêque  et  philosophe  syrien 
Daniel,  d'après  lequel  l'alphabet  fût  appelé  dès  lors 
le  daniélien.  —  Entre  temps  la  scène  politique  avait 
changé  de  fond  en  comble  par  rapport  à  la  situation 
de  l'Église  arménienne.  L'antagonisme  séculaire 
entre  l'Empire  romain  et  l'Empire  iranien  avait 
abouti,  après  la  chute  des  Arsacides  arméniens 
(d'abord  sous  Mérujan,  puis  sous  la  domination  des 
Marzbans),  à  la  prohibition  et  à  la  suppression  de  la 
littérature  hellénique  et  de  l'idiome  grec  sur  le  terri- 
toire arméno-sassanide.  Moïse  de  Khorène,  t.  m,  p.  50. 
Le  grec  ayant  été  éliminé  ainsi  comme  langue  du 
culte,  et  le  syriaque,  favorisé  par  les  Sassanides, 
paraissant  trop  allogène  à  la  nation  arménienne, 
le  patriarche  Sahak,  secondé  par  le  prince  Verham- 
Chapouh,  inaugura  résolument  une  réforme  liturgique, 
conditionnée  par  l'introduction  d'un  nouvel  alpha- 
bet composé  par  Mesrop.  Ce  dernier  eut  recours,  à 
cet  effet,  à  l'ancien  alphabet  proto-arménien,  dit 
daniélien,  une  variante  de  l'écriture  araméo-pehl- 
vie,  qui  lui  servit  de  base  pour  son  innovation. 
Celle-ci,  selon  tous  les  indices,  se  borna  à  transfor- 
mer cet  alphabet  avocalique  sur  le  modèle  du  type 
grec  et  de  l'aveslique,  en  le  dotant  de  signes  vocali- 


ques,  en  le  coordonnant,  le  conformant  et  l'adaptant 
à  l'arrangement  des  alphabets  helléniques  et  asiaiio- 
héthitiques,  dans  lesquels  probablement  Mesrop  aura 
puisé  aussi  certains  signes  spéciaux  destinés  à  expri- 
mer certains  sons  spécifiques  à  l'idiome  hayeanien. 
Bien  que  les  sources  citent  un  calligraphe  grec  Rou- 
phanos  (en  arménien  Hrophanos)  de  Samosate 
comme  aide  et  conseiller  technique  de  Mesrop  dans 
son  travail  alphabétique,  bien  (pie  cette  œuvre  mesro- 
pienne  se  révèle  plutôt  comme  une  transformation 
géniale  que  comme  une  création  originale,  l'effet 
produit  par  elle  a  été  radical  :  la  constitution  de  l'al- 
phabet mesropien  a  conditionné  une  liturgie  nationale 
arménienne,  et  en  provoquant  une  florissante  litté- 
rature hayeano-chrétienne  a  été  la  principale  sauve- 
garde du  peuple  arménien,  qui  aurait  été,  sans  cela, 
menacé  d'être  absorbé  dans  les  nations  limitrophes. 
Mentionnons  encore  le  frappant  parallélisme 
entre  l'œuvre  accomplie  par  Mesrop  en  Arménie 
et  celle  qu'il  mçna  à  bien  en  Ibérie.  De  même  que 
l'alphabet  mesropo-arménien  est  issu  et  perfectionné 
de  l'alphabet  daniélien  c'est-à-dire  d'un  type  araméo- 
pehlvien,  ainsi  l'alphabet,  khoulzouri-ibérien  (l'écri- 
ture sacrée  des  Ibéro-Géorgiens,  constituée  par 
Mesrop)  se  révèle  manifestement  comme  un  produit 
de  transformation  d'un  type  alphabétique  plus  ancien, 
lequel,  représenté  encore  aujourd'hui  par  l'écriture 
civile,  dite  mekhédrouli,  de  ce  même  peuple,  se  dévoile 
comme  une  dérivation  du  même  type  araméo- 
pehlvien. 

Qoriun,  Agathange,  Lazare  Pharpetzi,  Mo  se  de  Kho- 
rène, ouvrages  cités;  s  tr/ygowsli,  Bauhunst  <icr  Armenier 
and  Europa,  1918,  t.  i,  p.  29-."2;  Dus  JCtschmiudzin-Evan- 
geliar,p.  8;  Murad,  Ararat  el  Masis,  p.  73;  Karakashian, 
Kritische  Geschichte  Arméniens  (passun)  ;  Haruthji  nean, 
Die  Schrift  der  Armenier,  Tiflis,  1892;  Fr.  Millier,  L'ebcr 
<!en  Ursprung  der  grazinischen  Schrift,  Acad.  de  Vienne 
1S98;  du  même,  Ueber  den  Ursprung  der  Vokalzeichen  der 
armenischen  Schrift,  dans  Wiener  Zeiischrift  fur  die  Kunde 
des  Morgcnlandes  t.  Vin,  2,  p.  155  sq.  et  t.  iv  p.  234  sq. 
Théorie  d'une  source  copte  pour  l'ccri'ure  mcsropienne  : 
Paul  de  La^arde  dans  Gôtiinger  Gelehrle  Anzeigen,  1883, 
p.  281;  1888,  p.  80;  iaghawarian,  Der  Ursprung  der  arme- 
nischen '  Schriftzeichen,  \  ienne,  1S95;  Menewishian  dans 
Handâs  amsor,  1896,  p.  213  sq.  (théorie  d'une  source 
hellénique).  Catergian-Daehian,  Liturgie  chez  les  Arméniens, 
pussim  ;  F.  Né'  6,  L'Arménie  chrétienne  et  sa  li  Itératnre,  dans 
Zeitsch.  der  deulsch.  morgenl.  Gesells.,  t.  xxx,  p.  74-80; 
Fr.  Xournebize,  Histoire  polit,  et  religieuse  tic  l'Arménie, 
Paris,  1900,  p.  (533  sq;  Gardthausen,  Ueber  den  Ursprung 
der  armenischen  Schrift,  1921;  Jos.  Marquait,  U cher  den 
Ursprung  des  armenischen  Alphabets  in  \'erbindung  mit 
der  Biographie  des  heil.  Masl'oc,  ^  ienne,  1917;  Heinr. 
F.  J.  Junker,  Dus  Aweslaalphabet  und  der  Ursprung  der  ar- 
menischen und  georgischen  Schrift,  dans  la  revue  Caucasien, 
de  A.  Dirr,  fasc.  2,  p.  1-92,  fas.  3,  p.  62-1 39. 

J.  Karst. 

MESSALIENS,  c'est  le  nom  araméen  de  ceux 
qu'en  grec  on  appelait  les  Eucuites,  voir  leur  article, 
t.  v,  col.  1454-1465. 

Depuis  que  cet  article  a  été  rédigé,  une  curieuse 
trouvaille  a  jeté  un  jour  nouveau  sur  les  doctrines  de 
la  secte.  En  même  temps  s'est  trouvé  résolu,  d'une 
manière  qui  semble  définitive,  le  problème  de  l'ori- 
gine de  la  littérature  pseudo-macarienne,  que  nous 
avions  seulement  effleuré  à  l'art.  Macaire  d'Égvpte, 
t.  ix,  col.  1452  sq. 

Les  doctrines  de  la  secte  messalienne  n'étaient 
connues,  jusqu'en  ces  derniers  temps,  que  par  les 
témoignages  d'écrivains  catholiques,  Épiphane,  Théo- 
doret,  Timothée  de  Constantinople,  Jean  Damascène. 
Cf.  t.  v,  col.  1455  sq.  Il  semble  bien  que,  désormais 
on  en  pourra  juger  par  une  série  d'ouvrages  en  prove- 
nance plus  ou  moins  directe  des  milieux  messaliens 
eux-mêmes.  Cette  littérature  n'est  autre  que  celle  qui 
a  circulé  sous  le  nom  de  saint  Macaire  d'Egypte,  à 


193 


MESSALIENS 


794 


l'exception,  bien  entendu,  de  la  «lettre»  Ad  filios  l)ci, 
P.  G.,  t.  xxxiv.  col,  405-410,  dont  l'origine  macarienne 
•demeure  incontestée,  et  par  ailleurs  de  la  lettre 
Lignonim  copia,  ibid.,  p.  441-444,  qui  est  une  compi- 
lation tardive  (peut-être  du  vnr  siècle)  de  phrases 
empruntées  à  des  ouvrages  ascétiques  bien  connus. 
Voir  sur  ce  dernier  point  A.  Wilmart,  dans  Revue 
d'ascétique  et  de  mystique,  1922,  t.  ni,  p.  411-413. 
Tout  le  reste  de  la  littérature  pseudo-macarienne  se 
révélerait  au  contraire  comme  ayant  des  accoin- 
tances très  étroites  avec  la  doctrine  messalienne.  Il 
s'agît  en  premier  lieu  des  Homélies  spirituelles,  'Op-'.X'.oct, 
7rveutx.aTi.xxt,  P.  G.,  t.  xxxiv,  col.  449-822,  au  nombre 
de  cinquante,  auxquelles  il  faut  joindre  sept  autres 
homélies  publiées  par  G.-L.  Marriott,  dans  Harvard 
theological  studies,  fasc.  5,  Cambridge  (É-U),  1918; 
ensuite  de  la  «  longue  lettre  grecque  »,  P.  G.,  ibid., 
col.  409-442,  dont  les  rapports  littéraires  avec  les 
Homélies  ont  été  mis  en  évidence  par  dom  Villecourt, 
Revue  de  l'Orient  chrétien,  1920-1921,  t.  xxn,  p.  29-57; 
des  Opuscules  ascétiques  enfin,  dont  le  même  auteur  a 
précisé,  plus  exactement  qu'on  ne  l'avait  fait  jusqu'ici, 
les  relations  avec  les  homélies.  Le  Muséon.  1922,  t.xxxv, 
p.  203-212.  Il  reste  encore  fort  à  faire  pour  que  cet 
ensemble  d'écrits  d'âge  et  d'origine  assez  divers  soit 
complètement  utilisable.  Tel  qu'il  est,  cependant,  il 
se  présente  avec  des  traits  communs,  qui  permettent 
d'y  voir  l'expression  d'une  même  doctrine. 

Or  cette  doctrine  est  étroitement  apparentée  avec 
l'enseignement  mystique  que  les  sources  catholiques 
attribuent  aux  messaliens.  C'est  à  dom  Villecourt  que 
revient  le  mérite  d'avoir  mis  ce  fait  en  bonne  lumière, 
dans  une  communication  à  l'Académie  des  Inscrip- 
tions et  Belles-Lettres,  du  6  août  1920;  les  conclusions 
de  cet  auteur  ont  été  reprises  et  perfectionnées  par 
dom'Wilmart,  dans  la  Revue  d'asc.  et  de  myst.,  1920, 
t.   i,    p.    361-377. 

On  sait  que  Timothée  de  Constantinople  et  Jean 
Damascène  donnent,  l'un  et  l'autre,  une  série  de  capi- 
tula qui  résument  la  doctrine  messalienne  :  De  recept. 
hxrelic,  P.  G.,  t.  lxxxvi,  col.  48-52;  De  hseres.,  80, 
t.  xciv,  col.  729-730.  Or  il  se  trouve  que,  de  ces 
propositions  damnables,  quelques-unes  se  retrouvent 
textuellement  dans  la  littérature  pseudo-macarienne, 
tandis  que  d'évidentes  parentés,  à  défaut  de  coïnci- 
dences textuelles,  se  remarquent  entre  la  doctrine 
générale  de  ces  traités  mystiques  et  les  capitula 
attribués  par  les  deux  auteurs  catholiques  aux  messa- 
liens. 

La  coïncidence  est  absolue,  entre  Homil.,  vm,  3, 
col.  529  AB,  et  Jean  Damascène,  cap.  18,  t.  xciv, 
col.  732  (visions  durant  la  prière);  entre  Homil.,  xxvii, 
19,  col.  708  A,  et  Jean  Damascène,  cap.  2.  col.  729; 
il  y  a  des  points  de  contact  très  étroits  entre  Homil., 
I,  6;  n,  1-2;  vi,  5;  xv,  35;  xvi,  1,  col.  456,  464,  521, 
600,  613,  d'une  part  et  Jean  Damascène,  cap.  1.  3,  16 
(prise  de  possession  de  l'âme  par  le  démon).  On 
comparera  aussi  Homil.,  iv,  11-12,  col.  480-481,  et 
Timothée,  cap.  02,  t.  lxxxvi,  col.  49  (la  nature  divine 
peut  se  changer  en  ce  qu'elle  veut);  Homil.,  vi,  5 
et  Timothée,  cap.  7  (impureté  première  du  corps  du 
Christ).  On  le  voit,  six  ou  sept  propositions  attri- 
buées aux  messaliens  se  retrouvent  à  peu  près  textuel- 
lement dans  les   homélies. 

.Mais  ce  qui  est  peut-être  plus  troublant  encore,  c'est 
que  la  doctrine  ascétique  profonde  de  l'homéliste  est 
bien  la  même  dont  les  deux  séries  de  capitula  et  les 
descriptions  plus  détaillées  des  auteurs  catholiques 
nous  donnent  une  idée.  A  la  vérité  les  capitula  la 
ramènent,  comme  il  est  de  règle,  à  des  formules  plus 
tranchantes,  tandis  que  les  homélies  l'exposent  avec 
une  onction  qui  risque  de  donner  le  change;  mais  au 
fond   c'est  bien   la   même   série  de   développements. 


«  L'homéliste,  dit  excellemment  dom  Wilmart,  ramène 
aux  trois  actes  suivants  le  drame  de  la  vie  spirituelle  : 
d'abord  la  domination  du  diable,  véritable  possession 
consistant  en  une  union  personnelle  cl  sensible  de 
l'esprit  mauvais  avec  l'âme,  et  faisant  proprement  du 
péché  l'âme  de  l'âme;  puis  la  lutte,  en  l'âme,  de  l'esprit 
mauvais  et  de  l'Esprit-Saint,  du  péché  et  de  la  grâce, 
des  ténèbres  et  de  la  lumière,  chacune  des  deux  forces 
en  présence  prétendant  à  la  domination:  enfin,  par 
le  moyen  souverain  de  la  prière  persévérante,  le 
triomphe  de  l'Esprit-Saint  en  toute  plénitude,  Pente- 
côte renouvelée,  baptême  de  feu,  détruisant  enfin, 
consumant  le  péché  et  produisant  la  bienheureuse 
impassibilité  (àica6s;.a),  tandis  que  l'Esprit  divin, 
maître  de  l'âme  céleste,  devient  à  son  tour  l'âme  de 
l'âme  :  alors  l'homme  est  déifié  et  sa  grande  œuvre  est 
de  prier  toujours.  »  Que  l'on  veuille  bien  comparer  ce 
résumé  de  la  doctrine  macarienne  avec  la  doctrine 
messalienne  telle  qu'elle  est  exposée  ici,  t.  v,  col.  1462, 
et  l'on  ne  pourra  qu'être  frappé  de  la  ressemblance. 

Au  reste,  un  auteur  spirituel  plus  ancien  que  Timo- 
thée et  Jean  de  Damas,  et  presque  contemporain  des 
débuts  du  mouvement  euchite,  Diadoque,  évêque  de 
Photiké,  vers  450,  réfute  dans  ses  KepâXocx  yvoxTTixà 
êV.aTov,  une  doctrine  messalienne  des  deux  esprits 
concurrents  de  grâce  et  de  malice,  qui  se  trouve  résu- 
mée dans  le  cap.  3  de  Jean  Damascène.  C.  lxxx,  édit. 
YVeis-Liebersdorf  (collection  Teubner),  p.  102;  cf. 
P.  G.,  t.  lxv,  col.  1196.  Or,  dom  Wilmart  le  fait  bien 
remarquer,  «  l'argument  de  Diadoque  correspond  si 
exactement  à  ceux  de  l'homéliste  qu'on  se  demande  à 
bon  droit  si  ce  n'est  pas  «  Macaire  »  lui-même  qui  est 
visé  ».  Voir  Homil.,  vu,. 2;  xj,  13;  xvi,  3-5;  xvn,  5, 
col.  523,  553,  613  sq.,  625. 

Cet  ensemble  de  coïncidences  ne  saurait  être  l'effet 
du  .hasard,  et  tout  esprit  non  prévenu  doit  reconnaître 
la  parenté  qui  existe  entre  les  enseignements  ascéti- 
ques de  pseudo-Macaire  et  les  doctrines  messaliennes. 
Peut-on  aller  plus  loin  et  identifier  l'ensemble  des 
homélies  spirituelles  à  cet  Ascéticon  qui  fut  dénoncé 
aux  Pères  du  Concile  d'Éphèse,  à  la  session  vne  et 
fut  anathématisé?  Mansi,  ConciL,  t.  iv,  col.  1447. 
Dom  Villecourt  semblait  d'abord  incliné  à  le  penser; 
dom  Wilmart  s'est  montré  beaucoup  plus  réservé. 
Préoccupé  de  ce  fait  que  l'on  ne  retrouve  pas  dans  les 
Homélies  l'équivalent  de  chacun  des  18  capitula  de 
Jean  Damascène  (par  exemple  14  et  15),  il  tendrait 
volontiers  à  admettre  que  le  recueil  des  Homélies 
appartient  à  la  première  époque  du  mouvement  messa- 
lien,  tandis  que,  à  une  époque  un  peu  plus  tardive, 
l'Ascéticon  a  précisé  et  accentué  les  doctrines.  Et  puis 
le  recueil  lui-même  est-il  complet?  Il  y  a,  çà  et  là,  des 
traces  non  contestables  de  mutilation;  plusieurs  ques- 
tions en  particulier  demeurent  sans  réponses;  et  la 
critique  textuelle  réservera  peut-être  bien  des  sur- 
prises; elle  est  à  peine  commencée. 

Ces  considérations  permettent  de  répondre  aux 
objections  que  le  P.  Stiglmayr,  S.  J.,  un  spécialiste  des 
écrits  macariens,  a  cru  devoir  faire  à  la  thèse  des  Pères 
Villecourt  et  Wilmart  :  Pseudo-Makarius  und  die 
Aftermystik  der  Messalianer,  dans  Zeitschri/t  fur 
kalholische  Théologie,  192."),  t.  xi.ix,  p.  244-260.  II  lui  a 
paru  qu'il  était  impossible  de  confondre  la  doctrine 
si  élevée  et  si  pure  qui  transparaît  dans  les  homélies 
avec  les  aberrations  mystiques  des  messaliens;  il  a  mis 
en  vive  opposition  les  enseignements  de  <  Macaire  » 
sur  le  travail,  l'aumône,  la  pratique  des  sacrements 
et  des  vertus,  et  même  la  christologie,  avec  les  diva- 
gations des  pseudo-mystiques.  Tout  cela  est  exact; 
mais  cela  prouve  seulement  que  le  tableau  d'ensemble 
que  présentent  du  mouvement  messalien  les  auteurs 
catholiques  a  pu  être  poussé  au  noir.  Est-ce  la  première 
et  la  dernière  fois  que  des  polémistes,  désireux  d'avoir 


(95 


MESSALIENS  MESSE 


796 


raison,  font  flèche  de  tout  bois  et  tirent  des  principes 
de  leurs  adversaires  des  conséquences  auxquelles 
ceux-ci  n'avaient   pas  songé  tout   d'abord? 

Ainsi  les  arguments  d'ordre  général  développés  par 
le  P.  Stiglmayr  ne  nous  semblent  pas  pouvoir  éliminer 
cette  preuve  de  fait  que  constitue  la  présence  dans  les 
homélies  pseudo-macariennes  de  propositions  attri- 
buées aux  messaliens  par  des  écrivains  bien  informés. 
Tout  au  plus  confirmeraient-ils  les  vues  émises  par 
dom  Wilmart,  à  savoir,  que  l'auteur  vivait  dans  un 
groupe  fraternel  d'ascètes,  sans  démêlés  encore  avec 
l'autorité  ecclésiastique,  alors  que  le  mouvement  se 
dessinait  à  peine  et  que  les  promoteurs  n'avaient  pas 
encore  répudié  expressément  l'orthodoxie  catholique. 
De  ce  premier  état  on  aurait  un  témoin  plus  ancien 
encore  dans  un  traité  ascétique  anonyme  en  syriaque 
c[ue  vient  de  publier  .AI.  Kmosko,  sous  le  litre  de 
Liber  Graduum.  Pair.'  syriaca,  t.  ni,  Paris,  192G.  Les 
relations  entre  ce  traité  et  la  doctrine  messalienne 
mitigée,  telle  qu'elle  paraît  dans  Pseudo-Macaire, 
nous  semblent  évidentes  et  mériteraient  une  étude 
détaillée. 

1°  Contributions  nouvelles  à  l'étude  des  textes  inacariens.  — 
G.  L.  Marriott,  Macarii  anecdota,  seven  unpublished  homilies 
o/  Macarius,  dans  Harvard  theological  studies,  iasc.  5,  Cam- 
bridge (É-U),  1918;  cf.  Journal  of  theological  studies,  t.  xxi, 
p.  177; et  une  rectification,  p.  266;  dom  L.  Villecourt,  Homé- 
lies spirituelles  de  Macaire  en  arabe  sous  le  nom  de  S  méon 
Stylite,  dans  Revue  de  l'Orient  chrétien,  1918-1919,  t.  xxi, 
p.  337-344;  du  même,  La  grande  lettre  de  Macaire,  ses  formes 
textuelles  et  son  milieu  littéraire,  ibid.,  1920-1921,  t.  xxn, 
p.  29-57;  du  même,  Les  o/iuscules  ascétiques  et  leurs  relations 
avec  les  homélies  spirituelles,  dans  Le  Muséon,  1922,  t.  xxv, 
p.  203-212;  dom  A.  Wilmart,  La  lettre  spirituelle  de  l'abbé 
Macaire,  dans  Revue  d'ascétique  et  de  mystique,  1920,  t.  i, 
p.  58-83  (donne  un  texte  critique  de  la  seule  production 
authentique  de  Macaire);  du  même,  La  fausse  lettre  latine 
de  Macaire  (il  s'agit  de  la  lettre  Lignorum  copia),  ibid., 
1922,  t.  m,  p.  411-419;  A.  Baumstark,  Eine  syrische  Ueber- 
setzung  des  Makariosbriefes  Ad  fii.ios  Df.i,  dans  Oriens 
christianus,  Neue  Série,  t.  ix,  1920,  p.  130-132. 

2°  Travaux.  —  Dom  L.  Villecourt,  La  date  et  l'origine 
des  Homélies  spirituelles  attribuées  à  Macaire,  dans 
Comi>tes  rendus  des  séances  de  l'Académie  des  Inscriptions 
et  Belles-Lettres,  1920,  p.  250-258;  dom  A.  Wilmart, 
L'origine  véritable  des  homélies  pneumatiques,  dans  Revue 
d'ascétique  et  de  mystique,  1920,  t.  i,  p.  361-377;  J.  Stigl- 
mayr, Pseudo-Makarius  und  die  Aftermystik  der  Messa- 
lianer,  dans  Zeitschrift  fur  katholisehe  Théologie,  1925, 
t.  xlix,  p.  244-260;  G.  L.  Marriot,  The  Messalians  and  the 
discovery  of  their  Ascelic,  dans  Harvardl  heological  review, 
1926,  t.  xix,  p.  131-138;  O.  Bardenhewer,  Geschichte  der 
altkirchlichen  Literatur,  t.  IV,  1921,  p.  188. 

É.   AsiANN. 

MESSE.  —  Comme  nous  l'avons  annoncé  à 
l'art.  Eucharistie,  nous  revenons  ici  sur  le  sacrement 
d'eucharistie  considéré  comme  le  sacrifice  des  chré- 
tiens. Des  renvois  fréquents  au  premier  article  sont 
inévitables,  comme  aussi  diverses  retouches,  qui  n'ont 
été  faites  qu'à  bon  escient.  —  On  étudiera  successive- 
ment le  sacrifice  de  la  messe  :  I.  Dans  l'Écriture.  II. 
Dans  la  tradition  anténicéenne.  III.  Dans  l'Église 
latine  du  iv«  siècle  jusqu'à  l'époque  de  la  Réforme. 

IV.  A  l'époque  de  la  Réforme  et  du  concile  de  Trente. 

V.  Dans  la  théologie  latine  à  partir  de  la  Réforme. 

VI.  Dans  la  tradition  et  la  théologie  grecque.  VII.  Dans 
les  liturgies. 

I.   LA  MESSE  D'APRÈS  LA  SAINTE  ÉCRITURE. 

—  A  l'article  Malachie,  t.  ix,  col.  1751  sq.,  est  étudiée 
la  promesse  de  Yoblalion  pure  en  laquelle,  dès  la 
plus  haute  antiquité,  nombre  de  penseurs  chrétiens 
ont  reconnu  le  sacrifice  de  l'eucharistie.  Seuls,  ici,  se- 
ront examinés  les  témoignages  du  Nouveau  Testament. 
Sur  l'authenticité  ou  la  critique  des  textes,  sur  l'ac- 
cord et  l'origine  des  récits  de  la  cène,  sur  le  don  fait 
par  le  Christ  aux  Apôtres  de  son  corps  et  de  son  sang, 


on     consultera     l'article     Eucharistie     d'après     la 
SAINTE  Écriture,  t.   v,  col.   989  sq.. 

I.  État  de  la  question.  II.  Le  repas  d'adieu  du  Christ 
apparaît-il  comme  un  sacrifice  (col.  804)?  III.  La  cène 
chrétienne  fut-elle  tenue  pour  un  sacrifice  (col.  825)? 
IV.  Comment  se  célébrait  la  cène  à  l'âge  apostolique 
(col.   848/? 

I.  État  de  la  question.  —  1°  Histoire  du  pro- 
blème. —  Dès  le  xvie  siècle,  les  attaques  très  vives 
des  réformateurs  contre  la  messe  firent  étudier  de  près 
les  témoignages  de  la  Bible  sur  le  sacrifice  eucharis- 
tique. Voir  Messe  d'après  le  Concile  de  Trente. 

Au  nom  de  l'Écriture,  Luther  dénia  le  caractère 
d'oblation  proprement  dite  et  à  la  cène  et  à  l'acte  litur- 
gique par  lequel  l'Église  entend  la  commémorer.  Il 
invoqua  «  les  paroles  et  l'exemple  du  Christ  ».  Qu'a  dit 
Jésus?  Il  a  déclaré  qu'il  laissait  un  testament  et  il  a 
promis  le  pardon  des  péchés  par  sa  mort.  Qu'a-t-il 
fait?  Il  n'était  pas  debout  comme  le  prêtre  à  l'autel, 
mais  assis  à  une  table.  A  la  cène,  il  n'a  donc  pas.  au 
cours  d'un  sacrifice,  offert  à  Dieu  une  oblation;  il  a 
pendant  un  repas  donné  un  aliment  aux  hommes. 
L'Épître  aux  Hébreux  affirme  que  la  seule  immolation 
des  temps  nouveaux  est  celle  de  la  croix,  que  cette 
unique  offrande  a  pour  jamais  conduit  à  la  perfection 
ceux  qu'elle  a  sanctifiés.  En  dehors  de  cette  immola- 
tion, il  ne  peut  y  avoir  pour  les  chrétiens  que  des  obla- 
tions  spirituelles,  par  exemple  celle  de  leur  corps  en 
hostie  vivante,  sainte  et  agréable  à  Dieu.  Tous  ont  le 
droit  de  l'offrir  et  deviennent  ainsi  des  prêtres.  Tel  est 
l'unique  sacrifice  que  l'on  trouve  à  la  messe  :  on  y 
présente  à  Dieu  des  prières,  on  y  fait  mémoire  du 
récit  de  la  passion,  on  y  apporte  des  dons  qui  sont 
sanctifiés  puis  distribués  aux  pauvres.  Luther,  De  cap- 
tivilate  babylonica,  édit.  de  Weimar,  t.  vi,  p.  523;  De 
abroganda  missa  privata,  t.  vm,  p.  439. 

C'est  aussi  au  nom  des  saintes  Écritures  que  Calvin 
condamna  non  moins  énergiquement  la  doctrine  catho- 
lique. D'après  la  Bible,  il  n'y  a  qu'un  sacrifice  des 
temps  nouveaux,  c'est  l'immolation  sanglante  de  la 
croix.  La  cène  le  rappelle  et  le  met  sous  nos  yeux  : 
nous  annonçons  la  mort  du  Seigneur.  Mais,  puisque  le 
sacrifice  expiatoire  s'opéra  au  Calvaire,  la  cérémonie 
chrétienne  ne  nous  convie  pas  à  un  autel  où  s'offre 
une  victime;  elle  nous  invile  à  une  table  où  en  un 
banquet  nous  recevons  le  fruit  de  la  passion.  A  ce  titre 
sans  doute  la  cène  est  une  faveur  de  Dieu  qu'il  faut 
accepter  avec  reconnaissance.  Mais  autant  recevoir  se 
distingue  de  donner,  autant  ce  sacrement  diffère-t-il 
d'un  sacrifice.  On  ne  peut  lui  accorder  ce  dernier  nom 
qu'au  sens  large,  si  on  appelle  ainsi  tout  don  qui  est 
offert  par  nous  à  Dieu.  Puisque  nous  y  commémorons 
la  mort  de  Jésus-Christ,  nous  rendons  grâces  pour  ce 
bienfait.  Ainsi  par  la  cène  nous  offrons  des  prières, 
comme  le  prédisait  Malachie,  et  nous  présentons  le 
sacrifice  de  louange  dont  parle  l'Épître  aux  Hébreux, 
xm,  15.  C'est  ce  que  fait  tout  chrétien,  aussi  est-il 
investi  de  ce  sacerdoce  royal  que  lui  reconnaît  la 
I  Petr.,  il,  9.  Institution  chrétienne,  1.  IV,  c.  xvin. 
Corpus  reformatorum,  t.  xxx,  col.  1055  sq.  Voir 
mêmes  affirmations  dans  Zwingle,  Commentarium  de 
vera  et  falsa  religione,  édit.  Schuler  et  Schultheiss, 
t.  m,  p.  240  sq. 

De  nos  jours  encore,  on  découvre,  soit  en  tout,  soit 
en  partie,  cet  enseignement  et  ces  objections  dans 
beaucoup  d'œuvres  protestantes  :  catéchismes,  for- 
mules de  foi,  serinons,  ouvrages  de  controverse  et 
traités  de  théologie  ou  études  d'histoire. 

Mais,  au  XVIe  siècle  déjà,  l'Épître  aux  Hébreux 
entraîna  les  sociniens  beaucoup  plus  loin  que  Luther. 
Us  crurent  y  découvrir  que  Jésus  ne  fut  pas  prêtre 
sur  la  terre,  vm,  4.  Il  le  serait  devenu  seulement 
lorsque  le  Père  lui  dit  :  «  Tu  es  mon  Fils,  je  t'ai  engen- 


79^ 


MESSE    DANS    L'ÉCRITURE,    ETAT    DE    LA    QUESTION 


798 


dré  aujourd'hui.  «  v.  5.  Or  ces  mots  ont  été  adressés  à 
Jésus  le  jour  de  sa  résurrection,  s'il  faut  en  croire 
Ait.,  xiii,  33.  Ainsi  c'est  au  ciel  seulement  que 
le  Christ  est  prêtre.  Il  ne  s'est  donc  immolé  comme 
victime  ni  à  la  cène,  ni  au  calvaire,  ni  au  cé- 
nacle Cf.  Franzelin,  Tractatus  de  Ycrbo  incarnato. 
Home.  1881. 

Ces  thèses  n'ont  pas  été  totalement  abandonnées. 
.Même  dans  les  cinquante  dernières  années  on  retrouve 
des  conceptions  quelque  peu  semblables  chez  certains 
docteurs  anglais.  La  vertu  expiatoire  de  la  mort  du 
Christ  est  niée  ou  diminuée.  Le  sacrifice  sanglant  du 
Calvaire  n'a  fait  que  préparer  celui  du  ciel,  seul  sacri- 
fice proprement  dit  et  complet.  C'est  par  sa  relation 
avec  ce  dernier  que  la  cène  chrétienne  aurait  le  carac- 
tère d'une  offrande  rituelle  ou  d'un  sacrifice.  Sur  ce 
sentiment  que  chaque  auteur  (Brightman,  Milligan, 
Puller,  peut-être  Mason  et  Gore)  expose  avec  des 
nuances  propres  et  parfois  assez  subtiles,  voir  Mor- 
thner,  The  eucharistie  sacrifice,  p.  82  sq.  ;  515  sq.  ; 
Paterson,  art.  sacrifice,  dans  Dictionary  of  the  Bible 
de  Hastings,  t.  iv,  p.  347  sq. ;  Stone,  A  history  of  the 
doctrine  of  the  holy  Eucharisl,  t.  n,  Londres,  1909, 
p.  581  sq.,  646  sq.  ;  Lamiroy,  De  essentia  ss.  missœ 
sacrificii,  Louvain,  1919,  p.  16  et  17,  n.  2. 

On  le  sait,  au  cours  du  dernier  demi-siècle  la  critique 
indépendante  s'est  écartée  davantage  encore  de  la  doc- 
trine catholique  sur  la  cène  et  sur  la  messe.  Déjà  en 
ce  Dictionnaire,  on  a  présenté  les  principales  hypothèses 
émises  entre  1891  et  1913  sur  les  origines  de  l'eucha- 
ristie. Art.  Eucharistie,  t.  v,  col.  1024-1031.  Il  suffit 
d'exposer  brièvement  ici  les  thèses  proposées  depuis 
cette  date. 

Les  affirmations  d'A.  Loisy  déjà  relatées  ont  été 
complétées  en  deux  ouvrages  nouveaux,  Les  mystères 
païens  et  le  mystère  chrétien,  Paris,  1919,  et  Essai  his- 
torique sur  le  sacrifice,  Paris,  1920.  L'auteur  applique 
à  l'eucharistie  sa  théorie  générale  sur  les  origines  du 
christianisme:  Le  message  de  Jésus  est  devenu  un 
mystère.  Il  n'y  a  pas  eu  transposition  d'une  idée 
païenne  à  coté  du  judaïsme  et  de  l'Évangile,  si  bien 
que  le  christianisme  serait  un  agrégat  de  parties  dis- 
parates ;  il  y  a  eu  pénétration  de  l'élément  primitif  par 
un  esprit  nouveau.  Peu  à  peu,  par  une  action  collec- 
tive et  inconsciente,  mais  sur  laquelle  certains  doc- 
teurs. Paul,  l'auteur  du  quatrième  évangile,  Apollos  et 
des  inconnus  exercèrent  une  influence  profonde,  le 
judaïsme  évangélique  des  origines  fut  conçu,  trans- 
formé, présenté  à  la  manière  d'une  religion  à  mys- 
tères. Par  une  doctrine  et  des  initiations,  par  la  vie 
et  la  mort  d'un  Dieu  sauveur,  par  la  communion  à  lui 
en  des  rites  mystérieux,  l'Évangile  prétendit  offrir 
aux  hommes  une  économie  de  rédemption  universelle, 
et  une  bienheureuse  immortalité. 

Le  cas  de  l'eucharistie  et  du  sacrifice  n'est  qu'un  des 
phénomènes  de  l'opération  générale.  «  Les  premiers 
chrétiens  n'ont  pas  institué  la  cène  pour  imiter  un 
mystère  quelconque,  mais  ils  ont  bientôt  et  de  plus  en 
plus  compris  la  cène  à  la  façon  des  rites  païens  de 
communion  mystique  »  à  un  personnage  divin  et  sau- 
veur. La  première  communauté  se  réunissait  en  un 
'  repas  fraternel,  animé  par  le  souvenir  du  .Maître  et 
par  l'espérance  de  son  prochain  retour  ».  «  Bientôt  l'on 
trouva,  et  Paul  pensa  voir  que  par  le  pain  rompu 
représentant  mystiquement  le  Christ  supplicié  sur  la 
croix  et  par  le  vin  de  la  coupe  représentant  de  même 
le  sang  de  Jésus  »,  le  fidèle  ■  s'unit  mystiquement  au 
Christ  qui  est  mort  pour  son  salut  et  dont  la  résurrec- 
tion est  le  gage  de  l'immortalité  promise  à  ceux  qui 
croient  en  lui.  Ainsi  le  christianisme  eut  aussi  son 
repas  sacré,  son  festin  de  sacrifice,  directement  coor- 
donné à  l'immolation  du  Calvaire  qui  était  comme 
renouvelée  dans  le  symbole  eucharistique...  ».  —  «  Le 


cœur  d'Osiris  était  dans  tous  les  sacrifices.  Le  Christ 
meurt  dans  toutes  les  synaxes  où  l'on  fait  la  commé- 
moration de  sa  mort...  »  Il  n'y  a  pas  qu'  «  un  enseigne- 
ment par  images  et  en  gestes  rituels,  mais  comme  une 
communion  réelle  au  Christ  esprit,  au  Christ  immortel. 
On  n'allait  pas  plus  loin  chez  Dionysos  ni  chez  Mitiira, 
si  toutefois  on  allait  jusque-là...  Toutes  les  spécula- 
tions théologiques  sur  le  mystère  de  l'eucharistie  et  le 
sacrifice  de  la  messe  ont  leur  point  de  départ  dans  les 
théories  de  Paul  et  du  quatrième  évangile.  » 

Peterson  YVelter  rattache  aussi  la  cène  chrétienne 
aux  mystères,  mais  il  croit  pouvoir  le  faire  surtout  en 
s'aidant  du  témoignage  des  liturgies,  et  à  ce  proto- 
type d'origine  païenne  il  associe  un  antécédent  juif, 
l'offrande  des  prémices.  Altchrislliche  Liturgien  :  I.  Das 
christliche  Mysterium;  IL  Das  christliche  Opfer,  Gcet- 
tingue,  1921  et  1922. 

A  l'origine,  comme  le  racontent  les  Actes,  les  pre- 
miers chrétiens  se  réunissaient  pour  prendre  un  repas 
en  commun.  Un  ou  plusieurs  donateurs,  puis  la  collec- 
tivité des  fidèles  apportaient  les  vivres  à  consommer. 
Par  souci  de  bon  ordre,  de  dévotion  et  de  charité,  on 
fit  de  ces  contributions  volontaires  des  cérémonies 
rituelles.  Les  offrandes  furent  apportées  procession- 
nellement,  soumises  à  des  actes  de  bénédiction.  On  les 
accompagna  d'un  mémento  du  donateur  et  d'autres  per- 
sonnes, de  prières  et  d'intercessions  de  toute  espèce. 
Ainsi  se  constitua  le  sacrifice  chrétien  d'origine  ju- 
daïque. 

Parallèlement  s'infiltrèrent  dans  les  assemblées 
chrétiennes  la  notion  et  les  rites  des  mystères  païens. 
Réunis  pour  célébrer  le  souvenir  de  la  mort  et  de  la 
résurrection  de  Jésus  considéré  comme  un  Dieu  sau- 
veur, les  chrétiens  crurent  le  voir  apparaître  au 
milieu  des  siens.  Entouré  des  armées  célestes,  il  visi- 
tait, ses  fidèles.  Saisis  d'un  enthousiame  sacré,  enri- 
chis de  charismes  prophétiques,  les  assistants  saluaient 
cette  épiphanie  de  leurs  louanges  et  de  leurs  actions 
de  grâces.  Anges  et  séraphins  unissaient  leurs  hymnes 
aux  acclamations  de  la  foule.  Le  ciel  et  la  terre  com- 
mémoraient (anamnèse),  ils  célébraient  avec  allé- 
gresse et  gratitude  le  personnage  divin  qui  s'était  fait 
homme,  qui  avait  souffert,  était  descendu' aux  enfers, 
puis  ressuscité  pour  vaincre  la  mort  et  le  démon.  Ainsi 
les  assistants  étaient  sanctifiés.  Dans  la  suite,  ces  deux 
rites,  mystère  et  sacrifice  des  offrandes,  se  compéné- 
trèrent. 

Au  début,  l' épiphanie  et  la  parousie  du  Seigneur 
s'accomplissaient  par  l'opération  du  Saint-Esprit.  Les 
paroles  de  la  consécration  ou  bien  n'étaient  pas  pro- 
noncées ou  ne  l'étaient  que  pour  rappeler  davantage  la 
cène  et  la  passion  du  Seigneur.  Puis  on  fut  tenté  de 
rendre  plus  concret  le  mystère.  On  lia  l'épiphanie  du 
Seigneur  au  pain  et  au  vin,  on  attribua  aux  paroles  de 
la  cène  la  vertu  de  transformer  les  éléments  matériels 
en  corps  et  en  sang  du  Christ.  Le  pain  et  le  vin  atti- 
rèrent alors  toute  l'attention.  L'ancienne  offrande  des 
prémices  tendit  à  disparaître.  Si  elle  ne  fut  pas  sup- 
primée, du  moins  on  se  contenta  d'apporter  le  pain  et 
le  vin  pour  le  mystère.  En  certains  endroits,  l'offrande 
antique  fut  détachée  du  repas  eucharistique,  devint  un 
repas  de  charité  distinct  et  sans  connexion  avec  le  mys- 
tère. Quant  aux  prières  prononcées  à  l'origine  pendant 
l'offrande  des  dons,  un  bon  nombre  d'entre  elles  furent 
conservées,  mais  prirent  un  sens  nouveau  ;  elles  devin- 
rent partie  intégrante  de  la  célébration  du  mystère. 
C'est  ainsi  que  prit  naissance  la  messe.  Non  sans  com- 
plaisance, Will,  Le  culte,  Strasbourg,  1925,  t.  i,  expose 
et  adopte  un  bon  nombre  de  ces  conceptions. 

("est  encore  les  antiques  liturgies  que  consulte  de 
préférence  Lietzmann  pour  retrouver  l'origine  de  l'eu- 
charistie. Messe  und  Ilcrrenmuhl,  Bonn,  1926.  Celles 
qui  sont  en  usage  au  iv«  siècle  et  plus  tard  lui  parais- 


7!)!) 


MESSE    DANS    L'ÉCRITU  RE,  ET  AT    DE    LA    QUESTION 


800 


sent  dériver  de  deux  antiques  traditions,  l'une  repré- 
sentée par  l'anaphorc  d'Hippolyte,  l'autre  par  celle  de 
Sérapion. 

La  première  dérive  d'une  conception  de  l'eucharistie 
qui  apparaît  vers  l'an  50  dans  les  lettres  de  saint  Paul. 
La  cène  est  rattachée  au  dernier  repas  de  Jésus  avec 
ses  disciples,  lequel  n'eut  rien  d'un  festin  pascal.  Elle 
est  un  mémorial  de  la  mort  du  Christ.  Au  cours  de  la 
nuit  qui  précéda  la  passion,  dans  le  pain  que  Jésus 
rompit  au  début  du  repas,  dans  le  vin  qu'il  bénit  à  la 
fin,  il  montra  comme  un  symbole  de  son  corps  qui  de- 
vait être  brisé  par  la  mort  et  de  son  sang  qui  allait  bien- 
tôt être  répandu;  en  même  temps  il  signifia  qu'en  qua- 
lité de  victime  il  allait  mourir  pour  son  peuple,  et 
ainsi  sceller  la  nouvelle  alliance  annoncée  par  les  pro- 
phètes. Par  l'imitation  de  cette  cène,  la  communauté 
chrétienne  commémora  cette  prophétie  et  son  accom- 
plissement, ainsi  que'  la  résurrection  du  Seigneur  et 
son  avènement  futur.  Cette  conception  de  Paul  n'est 
pas  primitive.  Il  avait  reçu  de  l'antique  tradition  le 
récit  primitif  de  la  cène,  tel  qu'on  le  lit  chez  Marc. 
Mais,  il  le  déclare  lui-même  :  c'est  à  cause  d'une  révé- 
lation du  Seigneur,  c'est  en  extase  que  lui  avait  été 
découverte   cette  signification  nouvelle. 

Plus  antique  est  la  notion  de  la  cène  dont  dérive 
l'anaphore  de  Sérapion.  Elle  est  attestée  par  les  Actes 
des  Apôtres  et  par  la  Didachè.  On  la  retrouve  aussi 
dans  certains  écrits  apocryphes  d'après  lesquels  l'eu- 
charistie ou  bien  s'opère  par  la  seule  fraction  du  pain 
ou  bien  se  célèbre,  non  avec  du  vin,  mais  avec  de  l'eau 
(Actes  de  Pierre,  de  Jean,  de   Thomas,  etc.). 

En  cette  cène  primitive,  il  n'était  pas  fait  allusion 
à  la  mort  du  Christ  ni  à  l'institution  par  lui  de  l'eu- 
charistie. Croyant  que  le  Christ  était  vivant,  les  pre- 
mières communautés  chrétiennes  se  réunissaient  pour 
se  mettre  au  cours  d'un  repas  en  communion  avec  lui, 
de  même  que  les  disciples  mangeaient  avec  Jésus  his- 
torique avant  sa  mort.  Un  membre  de  l'assemblée 
bénissait  le.  pain,  le  rompait,  le  distribuait.  Les  mets 
étaient  simples.  On  buvait  d'ordinaire  de  l'eau,  rare- 
ment du  vin.  A  la  fin,  une  coupe  de  bénédiction  pou- 
vait circuler  entre  les  convives.  Tel  était  le  repas  du 
vivant  du  maître.  Et,  maintenant  encore,  on  estimait 
que  Jésus  était  présent  au  milieu  des  siens  en  esprit. 
Il  l'avait  promis  :  si  deux  ou  trois  disciples  étaient 
réunis  en  son  nom,  lui-même  se  trouvait  avec  eux. 
Tout  naturellement,  le  petit  groupe  fidèle  se  prenait  à 
croire  que  bientôt,  comme  le  Fils  de  l'homme  de  Daniel, 
le  Christ  reviendrait  sur  les  nuées  du  ciel  pour  réta- 
blir sur  terre  le  royaume  messianique.  Aussi  prenait- 
on  part  à  ce  repas  avec  allégresse  :  Le  président  de 
table  prononçait  le  Maranatha,  «  Venez  Seigneur  Jésus», 
et  les  assistants  répondaient  par  les  acclamations  de 
Y  Hosanna. 

Puis  se  glissèrent  des  idées  nouvelles.  Jésus  avait  dit 
que,  pour  offrir  un  sacrifice  au  temple,  on  devait  avoir 
un  cœur  libre  de  toute  haine.  On  exigea  cette  condi- 
tion pour  le  repas  de  communauté.  Ainsi,  hors  de  Jéru- 
salem, on  fut  entraîné  à  le  concevoir  comme  un  sacri- 
fice. Cette  idée  admise,  nombre  de  corollaires  suivirent. 
A  la  cène  fut  attribuée  une  efficacité  pareille  à  celle 
des  sacrifices  de  l'ancienne  Loi,  une  vertu  expiatoire. 
Les  mots  furent  tenus  pour  sacrés  :  en  eux  habitait  le 
nom,  la  force  du  Seigneur  et  par  la  communion  elle  pas- 
sait dans  celui  qui  s'en  approchait  saintement  :  il 
recevait  dans  l'eucharistie,  la  vie  éternelle. 

Faut-il  mentionner  une  explication  toute  diffé- 
rente des  paroles  de  la  cène,  récemment  proposée  par 
Eisler  :  Das  letzle  Abcndmahl,  dans  Zeitschrijt  fur  die 
N.  T.  Wissenschaft,  1925,  p.  161,162  et  1926,  p.  5-37? 
Le  rituel  juif  de  la  Pàque  aujourd'hui  en  usage  ordonne 
de  déposer,  le  soir  de  la  fête,  dans  la  célébration  du 
repas  liturgique,  trois  pains  azymes  :  Kohen,  Lévi, 


Israël.  Ils  représentent  le  peuple  de  Dieu.  Or,  celui  du 
milieu,  Lévi,  est  rompu  en  deux  morceaux.  Le  plus 
gros  est  appelé  aphikomenon.  On  le  met  de  côté  et  il 
réapparaît  a  la  fin  du  repas.  Eisler  estime  que  Vaphi- 
komenon,  c'est  le  pain  à  venir,  le  Messie  fils  de  Lévi, 
d'abord  caché,  et  qui  ensuite  se  manifeste.  Voilà  ce  que 
Jésus  aurait  béni  à  la  cône  en  disant  :  «  Ceci,  Vaphiko- 
menon,  est  mon  corps.  Je  suis  le  Messie.  »  Il  n'est  peut- 
être  pas  inutile  de  montrer  à  quelles  extravagantes 
fantaisies  aboutissent  aujourd'hui  même  les  savants 
qui  cherchent  hors  des  chemins  battus  les  origines  de 
la  cène. 

C'est  sur  un  sol  plus  ferme  que  Vôlker  appuie  sa 
construction.  Mysterium  nnd  Ayape,  Gotha,  1927.  Au 
cours  de  la  dernière  cène,  repas  d'adieu  et  festin  pascal 
pris  avec  les  Douze,  Jésus  sachant  que  sa  fin  était 
proche  leur  prédit  par  la  distribution  du  pain  et  du 
vin  qu'il  subirait  une  mort  violente.  Elle  est  pré- 
sentée par  lui  comme  une  condition  requise  pour  que 
puissent  se  réaliser  les  espérances  d'Israël.  Ainsi  s'est- 
il  soumis  à  sa  passion  pour  ceux  qui  voyaient  en  lui 
le  Messie.  Jusqu'à  son  retour  ils  doivent  demeurer 
unis  entre  eux,  et  c'est  pour  que  cette  unité  se  main- 
tienne que  Jésus  leur  enjoint  de  réitérer  la  cène, 
comme  un  repas  de  communion  religieuse  et  frater- 
nelle. Pour  obéir  à  cet  ordre,  les  premiers  chrétiens  célé- 
brèrent la  fraction  du  pain.  Mais,  quand  ils  se  sépa- 
rèrent des  Juifs,  ils  furent  amenés  à  découvrir  dans 
l'eucharistie  le  symbole  d'une  alliance  nouvelle  :  Le 
vin  de  la  coupe  représenta  le  sang  du  Christ  dans  lequel 
aurait  été  scellé  entre  Dieu  et  le  peuple  choisi  qui  rem- 
plaçait Israël  un  pacte  substitué  à  celui  du  Sinaï. 
Ainsi  prit-on  l'habitude  de  faire  de  la  cène  un  équiva- 
lent des  sacrifices  de  l'Ancien  Testament  :  sans  être 
un  banquet  funèbre  ni  une  agape,  elle  unit  alors  les 
premiers  fidèles  entre  eux  et  avec  le  Christ  glorifié  : 
de  même  autrefois  l'antique  repas  sacrificiel  faisait 
entrer  les  Israélites  en  rapport  avec  Jahvé  et  formait 
d'eux  une  famille  religieuse. 

Survint  Paul.  Il  essaya  de  faire  disparaître  tous  les 
obstacles  qui  empêchaient  pagano-  et  judéo-chrétiens 
de  s'asseoir  à  la  même  table.  D'autre  part,  apôtre  des 
Gentils,  il  dut  combattre  les  sacrifices  offerts  aux 
idoles  et  montrer  dans  la  cène  chrétienne  ce  que  les 
païens  cherchaient  en  vain  dans  les  rites  idolàtriques. 
Il  fut  donc  amené  à  concevoir  la  cène  à  la  manière  d'un 
sacrement  :  par  la  communion  au  pain  et  au  vin  les 
fidèles  croient  recevoir  une  nourriture  et  un  breuvage 
spirituels,  c'est-à-dire  des  forces  qui  font  vivre  selon 
l'esprit.  Et  parce  que  tous  les  chrétiens  participent 
à  un  même  pain,  à  une  seule  coupe,  la  cène  les  rappro- 
che tous  sans  distinction  de  race  ni  d'origine  en  un 
seul  corps,  celui  du  Christ  glorifié.  Les  communiants 
entrent  en  communion  avec  lui,  comme  les  juifs  par- 
ticipent à  l'autel  et  les  païens  aux  idoles,  c'est-à-dire 
aux  démons. 

Le  quatrième  évangile  présenta,  lui  aussi,  dans  la 
réception  du  pain  et  du  vin  de  la  cène,  le  rite  religieux 
par  lequel  les  chrétiens  communient  entre  eux  et  avec 
le  Christ.  Les  conceptions  primitives  et  dérivées  du 
judaïsme  passèrent  à  l'arrière  plan.  Ce  que  les  religions 
à  mystères  prétendaient  assurer  à  leurs  fidèles,  l'union 
intime  à  la  divinité  et  la  vie  éternelle,  voilà  ce  qui  fut 
au  premier  plan  :  Celui  qui  mange  la  chair  du  Christ 
vit  en  lui  et  il  ne  mourra  pas.  La  cène  devint  le  mys- 
tère des  communautés  chrétiennes,  elle  fut  donc  tenue 
pour  l'acte  suprême  du  culte  divin. 

A  l'âge  postapostolique,  peu  de  changements  dans 
le  rite.  Certaines  sectes  substituèrent  au  pain  de  l'eau, 
mais  aucune  ne  se  contenta  de  la  fraction,  du  sacre- 
ment du  pain.  Quant  aux  croyances,  elles  continuèrent 
l'évolution  attestée  déjà  par  le  quatrième  évangile. 
L'idée   juive   de   l'alliance   tendit   à   disparaître.   On 


801 


MESSE    DANS    L'ÉCRITURE,   ÉTAT    DE    LA   QUESTION 


802 


demanda  de  plus  en  plus  a  l'eucharistie  ce  que  les  paie  s  ' 
cherchaient  dans  les  religions  à  mystères  :  la  rédemp- 
tion du  péché,  la  délivrance  de  ses  châtiments,  la  vic- 
toire sur  les  puissances  malfaisantes,  l'union  mutuelle 
des  participants,  la  vie  des  convives  avec  le  Dieu  sau- 
veur présent  au  repas.  Au  pain  et  au  vin  furent  attri- 
bués ces  effets,  non  parce  qu'une  transsubstantiation 
aurait  fait  d'eux  le  corps  et  le  sang  du  Christ,  mais 
parce  qu'ils  sont  les  véhicules  des  vertus  divines  et 
des  dons  célestes.  L'agape  n'apparaît  pas  encore.  On  la 
découvre  seulement  à  l'époque  de  Tertullien,  de  Clé- 
ment d'Alexandrie,  de  la  Tradition  apostolique  et  des 
Canons  de  saint  Hippolyte.  Des  abus  survinrent,  aussi 
disparut-elle  bientôt  ou  ne  fut-elle  maintenue  qu'aux 
banquets  funèbres  (Constitutions  Hippolylines)  ou  aux 
repas  offerts  à  des  pauvres  (Didascalie  et  Constitutions 
apostoliques). 

Faire  connaître  ces  hypothèses  les  plus  récentes, 
n'est  pas  seulement  nécessaire  pour  que  le  problème 
du  sacrifice  de  la  messe  d'après  l'Écriture  et  les  pre- 
miers chrétiens  puisse  être  posé  comme  il  doit  l'être 
aujourd'hui.  Il  suffit  à  un  historien  des  origines  auquel 
sont  familiers  les  textes  du  Nouveau  Testament,  des 
Pères  ou  des  liturgies  primitives  de  confronter  leurs 
dépositions  avec  ces  essais,  pour  qu'aussitôt  ;e  décou- 
vre tout  ce  que  ces  constructions  éphémères  ont  de 
discutable  et  de  fragile,  ce  que  certaines  d'entre  elles 
offrent  d'audacieux  et  d'extravagant. 

Le  catholique  relève  non  sans  une  véritable  satis- 
faction dans  les  moins  fantaisistes  de  ces  systèmes, 
ceux  d'un  Lietzmann  ou  d'un  Vœlker  par  exemple, 
et  même  dans  ceux  d'un  Loisy  ou  d'un  Wetter,  de 
nombreuses  affirmations  qui  se  rapprochent  des  doc- 
trines traditionnelles.  Il  le  constate  :  ce  n'est  plus  aux 
doctrines  du  Moyen  Age,  aux  Pères  de  la  grande 
époque  ou  à  saint  Cyprien  qu'on  fait  remonter  la 
transformation  de  la  cène  en  un  sacrifice  :  dans  le  qua- 
trième évangile  et  dans  saint  Paul,  c'est-à-dire  au 
i"  siècle  et  jusque  vers  l'an  50,  on  veut  bien  recon- 
naître une  partie  considérable  des  affirmations  que 
les  catholiques  n'ont  cessé  d'y  découvrir.  On  con- 
damne donc  avec  eux  des  thèses  qu'ils  n'ont  cessé  de 
réfuter. 

Sans  doute,  on  estime  que  ces  antiques  témoins 
ont  ajouté  à  la  pensée  de  Jésus  et  ont  fait  du  repas 
d'adieu  un  sacrifice,  un  sacrement,  un  mystère.  Mais 
l'historien  qui  lit  ces  affirmations  sait  qu'on  ne  peut 
les  appuyer  sur  aucun  document  de  l'époque.  Il  s'en 
aperçoit  :  elles  supposent  la  mutilation  arbitraire  de 
certains  textes  ou  encore  l'oubli  d'une  partie  de  leur 
contenu;  elles  découlent  de  l'importance  excessive 
accordée  sans  raison  suffisante  à  un  document  aux 
dépens  des  autres,  parfois  même  à  des  témoignages 
moins  anciens,  peu  clairs  et  très  suspects,  par  exem- 
ple à  des  apocryphes  du  ne  siècle  préférés  aux  Synop- 
tiques et  à  saint  Paul.  Ou  bien  encore  on  croit  pou- 
voir expliquer  les  institutions  chrétiennes  primitives 
soit  par  des  liturgies  de  beaucoup  postérieures,  soit  par 
des  rites  que  les  premiers  fidèles  avaient  en  abomina- 
tion, les  mystères  païens,  mais  on  est  obligé  d'ajouter 
que  le  rite  chrétien  n'en  est  pas  un  décalque,  qu'il  con- 
serve une  originalité  singulière  et  s'est  assimilé  ce  qu'il 
a  emprunté.  Bref,  non  seulement  le  catholique,  mais 
tout  savant  sérieux,  qui  sait  d'après  quelles  méthodes 
rigoureuses  sont  explorés  les  autres  domaines  de  l'his- 
toire, ne  peut  que  sourire  lorsqu'il  voit  certains  cri- 
tiques contemporains  prétendre  savoir  mieux  que 
Paul  et  les  chrétiens  de  la  première  génération  ce  que 
pensait  Jésus. 

2°  Définition  du  sacrifice  d'après  l'Ancien  Testa- 
ment. —  Comment  les  témoins  de  l'événement  com- 
prirent les  paroles  et  les  gestes  de  Jésus,  voilà  ce  qu'il 
importe  avant  tout  de  savoir.  Aussi  semble-t-il  oppor- 

DICT.    DE   THÉO!..    CATH. 


tun,  sinon  nécessaire,  de  chercher  quelle  conception  ils 
avaient  du  sacrifice.  Nos  définitions  modernes  sont 
pour  eux  sans  intérêt.  Ils  ont  tenu  la  cène  pour  un 
sacrifice,  si  en  elle  leur  ont  apparu  les  signes  auxquels 
ils  reconnaissaient  un  tel  rite. 

Enfants  d'Israël,  ils  avaient  entendu  parler  des  obla- 
tions  présentées  à  Dieu  par  des  personnages  de  l'An- 
cien Testament  :  nul  doute,  toutes  ces  offrandes  leur 
semblaient  être  autant  de  tributs.  En  chacune 
l'homme  se  dépouillait  d'un  de  ses  biens  et  le  présentait 
à  Dieu  comme  à  son  maître,  toujours  afin  de  l'honorer 
ou  de  le  remercier,  parfois  pour  l'apaiser  ou  se  concilier 
ses  bonnes  grâces.  Ce  dernier  souci  apparaissait  sur- 
tout dans  le  sacrifice  des  victimes  animales  :  là  le  sang 
était  offert  parce  qu'en  lui  résidait  la  vie,  Gen  ,  ix,  4, 
c'est-à-dire  le  don  par  excellence,  le  plus  apte  aussi  à 
représenter  notre  personne.  Les  contemporains  du 
Christ  savaient  encore  que  par  le  sang  des  sacrifices 
s'étaient  scellées  des  alliances.  Abraham  et  Jahvé 
avaient  conclu  un  pacte  d'amitié  en  passant  à  travers 
deux  moitiés  de  victime  comme  pour  être  unis  par  la 
même  vie  s'échappant  de  l'un  et  l'autre  morceau.  Gen., 
xv,  7-18.  Cette  manière  de  contracter  alliance  était 
signalée  plus  tard  par  Jérémie.  xxxiv,  18-20.  Au 
Sinaï,  pour  que  s'opérât  l'union  d'Israël  avec  Jahvé, 
le  sang  des  mêmes  victimes  avait  été  versé  en  partie 
sur  l'autel  et  en  partie  sur  le  peuple.   Ex.,   xxiv,  3-8. 

Les  contemporains  de  Jésus  ne  connaissent  pas 
seulement  par  les  traditions  juives  les  sacrifices  d'êtres 
vivants.  Ils  en  offrent  de  diverses  sortes.  Dans 
tous  les  principaux,  ceux  des  quadrupèdes,  on  trouve 
les  cinq  rites  suivants  :  l'animal  est  présenté  devant 
Dieu,  Lev.,  i,  11;  le  donateur  «  met  la  main  sur  la 
tête  »;  immédiatement  la  victime  est  égorgée  à  la  face 
de  Jahvé,  tout  son  sang  est  aussitôt  recueilli  par  les 
prêtres  qui  le  répandent  à  l'autel;  enfin  il  y  a  une  cer- 
taine combustion  :  tantôt  le  tout,  tantôt  une  partie, 
toujours  au  moins  la  graisse  est  réservée  à  Dieu,  donc 
livrée  aux  flammes. 

Si,  dans  l'holocauste,  tout  fume  sur  l'autel  en  com- 
bustion d'agréable  odeur,  dans  les  selâmim  ou  sacri- 
fices pacifiques,  une  partie  des  chairs  est  mangée  par 
le  prêtre,  une  autre'  par  les  donateurs  qui  doi- 
vent être  purs  pour  la  consommer.  Ils  sont  invités 
par  Jahvé  à  s'asseoir  à  sa  table,  dans  sa  maison  et  à 
manger  un  morceau  des  viandes  qu'ils  ont  offertes  à 
leur  Dieu.  Us  partagent  ainsi  le  même  mets,  devien- 
nent ses  amis  et  ses  familiers.  Si  dans  les  sacrifices 
expiatoires  pour  le  péché  (hallat)  ou  pour  le  délit 
Çâsâm)  rien  n'est  consommé  par  les  donateurs,  jugés 
sans  doute  indignes  de  communier  à  des  aliments 
sacrés,  du  moins  une.  partie  des  chairs  est  mangée  par 
les  prêtres  qui  doivent  être  purs  et  qui  coopèrent  à 
l'œuvre  de  la  réconciliation.  Ce  qui  dans  ces  sacrifices 
expiatoires  est  surtout  à  relever,  c'est  l'emploi  du 
sang.  Le  prêtre  ne  se  contente  pas  de  le  verser  au  pied 
de  l'autel  comme  il  fait  dans  l'holocauste  et  les  paci- 
fiques. Cette  fois  il  l'emploie  pour  des  aspersions  plus 
ou  moins  nombreuses,  plus  ou  moins  solennelles,  selon- 
la  gravité  de  la  faute.  Elles  se  font  sur  le 
voile  du  Saint  des  Saints,  aux  quatre  coins  de  l'autel 
des  parfums  et  au  pied  de  celui  des  holocaustes. 

Tels  étaient  les  rites.  Comment  les  comprenait-on? 
A  coup  sûr,  le  sacrifice  apparaissait  d'abord  comme  un 
présent,  un  tribut.  Tout  est  à  Dieu.  Le  fidèle  lui 
réserve,  lui  offre  une  partie  de  ses  dons  et  peut  alors 
jouir  du  reste.  C'est  ainsi  que,  par  le  sacrifice,  il  rend 
hommage  à  la  toute-puissance  divine  et  qu'il  la  remer- 
cie de  ses  bontés.  Par  lui  encore  il  se  concilie  les 
faveurs  de  Jahvé  qui  daigne  même  lui  offrir  un  festin 
à  sa  propre  table.  Enfin,  si  l'Israélite  a  offensé  Dieu,  il 
prouve  par  un  présent  son  regret,  sa  soumission,  et 
Dieu  lui  rend  sa  bienveillance  :  le  sacrifice  adore  et 


X. 


26 


803 


MESSE    DANS    L'ÉCRITURE,    LA    DERNIÈRE    CÈNE 


804 


rend  grâces,  il  est  impétratoire  et  a  une  vertu  de  pro- 
pitiation  :  par  lui  on  entre  en  communion  avec  la  divi- 
nité. 

Mais  pourquoi  l'usage  du  sang,  pourquoi  en  tout 
sacrifice  est-il  entièrement  réservé  pour  l'autel,  pour- 
quoi dans  les  rites  expiatoires  sert-il  à  de  si  nom- 
breuses et  solennelles  aspersions?  La  réponse  est  dans 
l'Écriture  :  «  L'âme  de  la  chair  est  dans  son  sang.  »  Lev., 
xvh,  11,  14.  Voir  aussi  Gen.,  ix,  4  et  Deut.,  xu,  23  : 
«  Le  sang,  c'est  la  vie  »,  don  immédiat  de  Dieu  qui  seul 
a  le  pouvoir  et  le  droit  de  le  donner  et  de  l'ôter.  Elle 
est  d'une  manière  indiscutable  le  plus  précieux  des 
biens.  On  comprend  aussitôt  pourquoi  aucune  autre 
offrande  ne  semblait  plus  apte  à  honorer  Dieu  et  à 
exalter  sa  puissance,  à  le  remercier  et  à  concilier  ses 
faveurs  aux  îhortels. 

Mais  le  sang  apparaît  surtout  doté  d'une  vertu 
expiatoire.  C'est  encore  l'Écriture  qui  l'affirme. 
«  L'âme  de  la  chair  est  dans  le  sang  et  je  vous  l'ai 
donné  pour  l'autel  »,  dit  le  Seigneur,  «  afin  qu'il  servît 
d'expiation  pour  vos  âmes.  »  Lev.:  xvn,  11.  Le  cou- 
pable par  sa  faute  a  mérité  un  châtiment.  Repentant, 
il  le  reconnaît  et,  pour  exprimer  son  regret,  pour  payer 
sa  dette,  pour  satisfaire  à  la  justice  divine,  il  con- 
damne un  animal  à  la  mort  qu'il  devrait  lui-même  su- 
bir; le  sang,  c'est-à-dire  la  vie  de  cette  victime,  remplace 
auprès  de  Dieu  le  sang,  la  vie  du  pécheur.  C'est  ce  que 
montre  bien  le  rite  de  l'imposition  des  mains  :  l'homme 
transfère  sur  la  victime  sa  faute,  sa  culpabilité,  son 
obligation  de  subir  la  peine  capitale.  Ce  geste  montre 
qu'il  y  a  solidarité  entre  l'offrant  et  le  donateur,  que  la 
vie  de  l'animal  est  substituée  à  celle  de  l'homme.  C'est 
ainsi  que  les  contemporains  de  Jésus  comprenaient 
la  vertu  expiatoire  du  sang.  Médebielle,  L'expiation 
dans  l'Ancien  et  le  Nouveau  Testament,  Rome,  1924, 
1. 1,  p.  125-158. 

Pour  eux  donc  aucun  doute  n'était  possible.  Il  y 
avait  sacrifice  quand,  pour  honorer  Jahvé,  un  Israélite 
renonçant  à  ses  droits  sur  un  animal  déterminé  par  le 
rituel  lévitique  et  se  substituant  cette  victime  par 
l'imposition  des  mains,  la  tuait  pour  répandre  son 
sang  à  l'autel  et  offrir  à  son  Dieu  par  la  flamme  la 
totalité  ou  une  partie  de  ses  chairs.  Que  le  donateur 
fût  ensuite  invité  à  manger  une  portion  de  ce  qui  était 
mmolé,  il  entrait  alors  dans  l'intimité  de  Jahvé,  en 
communion  avec  lui.  Le  sang  pouvait  aussi,  moyen- 
nant des  aspersions  déterminées  du  Saint  des  Saints 
et  de  l'autel,  avoir  une  vertu  expiatoire. 

Oui,  mais  pour  les  contemporains  de  Jésus  la  vic- 
time ne  devait-elle  pas  être  un  animal?  Le  sacrifice 
humain  était  sévèrement  condamné  comme  une  abo- 
mination cananéenne.  Deut.,  xn,  29-31. 

Cependant  tout  Israélite  le  savait  :  un  jour  Dieu  lui- 
même  avait  exigé  d'Abraham  qu'il  lui  offrît  en  sacri- 
fice son  fils  unique  Isaac.  Et  parce  qu'il  n'avait  pas 
hésité  à  le  faire,  Abraham  avait  été  béni,  avait  obtenu 
une  nombreuse  postérité  en  laquelle  devaient  être 
bénies  toutes  les  nations  de  la  terre.  Gen.,  xxn,  16-18. 
Sans  doute,  un  bélier  avait  été  substitué  à  Isaac.  Mais, 
comme  le  fait  observer  la  littérature  rabbinique  (voir 
Médebielle,  op.  cit.,  p.  261  sq.),  le  sacrifice  avait  été 
en  fait  admis  par  Dieu  et  Abraham  avait  bien  offert 
le  sang  de  son  fils  unique.  L'exemple  donné  par  le 
père  des  Juifs  ne  pouvait  être  oublié,  il  ne  le  fut 
jamais. 

On  pouvait  même  trouver  dans  les  Écritures  l'an- 
nonce d'un  autre  sacrifice  humain.  On  lisait  dans 
Isaïe  le  récit  des  souffrances  et  de  la  mort  du  servi- 
teur de  Jahvé.  lui,  3-12.  Pourquoi,  victime  «  d'un 
jugement  inique  »,  est-il  «  humilié  »,  «  châtié  »,  «  mal- 
traité »,  «  transpercé  »,  «  broyé  »;  pourquoi  cet  «  homme 
de  douleurs,  familier  de  la  souffrance  »  est-il  «  arra- 
ché de  la  terre  des  vivants  et  mis  à  mort  »;  pourquoi 


est-il  «  compté  parmi  les  pécheurs  »  et  «  frappé  de 
Dieu  »?  Ce  n'est  pas  à  cause  de  ses  fautes  :  «  il  n'y  a 
pas  d'injustice  en  ses  œuvres,  ni  de  mensonge  en  sa 
bouche  »,  il  est  «  innocent  ».  Le  prophète  le  répète 
douze  fois  de  suite  :  le  serviteur  de  Dieu  a  souffert 
pour  autrui.  «  Il  a  offert  sa  vie  en  sacrifice  pour  le 
péché  »,  il  «  s'est  chargé  des  iniquités  des  multitudes  », 
«  et  il  a  intercédé  pour  les  pécheurs  ».  Alors  Jahvé  a 
fait  «  retomber  sur  lui  l'iniquité  de  tous  ».  C'est  ainsi 
que  ce  juste  «  a  pris  sur  lui  nos  souffrances  »,  »  s'est 
chargé  de  nos  douleurs  »  et  «  s'est  livré  à  la  mort  ».  Voilà 
pourquoi  il  a  été  «  transpercé  pour  nos  péchés,  broyé 
pour  nos  iniquités  ».  En  réalité  «  le  châtiment  qui 
nous  sauve,  a  pesé  sur  lui  ». 

On  le  sait,  l'exégèse  et  la  théologie  juives  n'ont  pas 
accordé  à  cette  prophétie  l'attention  que  lui  donnent 
les  chrétiens.  Elles  n'y  ont  pas  vu  l'annonce  de  la 
mort  rédemptrice  du  Messie.  Voir  Médebielle,  op.  cit., 
p.  283  sq.  Cependant  l'oracle  d'Isaïe  n'était  pas 
inconnu  de  la  première  génération  chrétienne.  Les 
allusions  et  les  citations  des  livres  du  Nouveau  Tes- 
tament suffiraient  à  le  démontrer.  Ce  texte  pouvait 
donc  préparer  les  contemporains  de  Jésus  à  ne  pas 
rejeter  la  pensée  d'un  sacrifice  pour  le  péché,  dont  la 
victime  aurait  été  un  juste  se  substituant  aux 
pécheurs. 

Ce  concept  d'ailleurs  était  déjà  certainement 
accueilli  dans  certains  milieux  juifs.  Le  second  livre 
des  Machabées  relate  cette  prière  du  plus  jeune  des 
sept  martyrs  :  «  Quant  à  moi,  ainsi  que  mes  frères,  je 
livre  mon  corps  et  ma  vie  pour  les  lois  de  mes  pères, 
suppliant  Dieu  d'être  bientôt  propice  envers  son 
peuple  :  puisse  en  moi  et  en  mes  frères  s'arrêter  la 
colère  du  Tout-Puissant,  justement  déchaînée  sur 
toute  notre  race.  »  vu,  37.  Dans  un  ouvrage  non  cano- 
nique, mais  qui  nous  relate  les  croyances  des  Juifs 
au  i"  siècle  de  notre  ère,  dans  le  IV»  livre  des  Macha- 
bées, cette  pensée  se  trouve  exprimée  en  termes  plus 
clairs  encore.  Éléazar  adresse  à  Dieu  la  prière  sui- 
vante :  «Tu  le  sais  :  alors  que  j'aurais  pu  me  sauver, 
je  meurs  pour  la  Loi,  dans  les  tourments  du  feu.  Sois 
propice  à  ton  peuple,  en  te  contentant  du  châtiment 
que  nous  souffrons  pour  eux.  Fais  de  mon  sang  l'ins- 
trument de  leur  purification  et  prends  ma  vie  en 
échange  de  la  leur.  »  IV  Mac,  vi,  28-29.  Aussi  l'auteur 
du  livre,  pensant  à  ce  martyr  et  à  ses  émules,  les  sept 
frères  et  leur  mère,  fait  leur  éloge  en  ces  termes  : 
«  Par  eux  le  tyran  a  été  châtié  et  la  patrie  purifiée,  car 
leur  vie  a  été  comme  la  rançon  du  péché  du  peuple, 
et  par  le  sang  de  ces  hommes  précieux,  par  leur  mort 
expiatoire,  la  divine  Providence  a  sauvé  Israël  aupa- 
ravant accablé  de  maux.  »  xvn,  21-22. 

Si  un  contemporain  des  Apôtres  et  des  premiers 
chrétiens  a  exprimé  de  telles  pensées,  il  faut  bien 
admettre  qu'il  n'était  pas  impossible  aux  disciples  de 
Jésus  de  comprendre  ou  de  recevoir  pareille  doctrine, 
d'admettre  l'existence  d'un  sacrifice  où  le  sang  versé 
serait  celui  d'une  victime  humaine,  d'un  juste  s'offrant 
à  la  mort  pour  le  salut  de  ses  frères. 

Deux  problèmes  doivent  être  étudiés  ici,  à  la 
lumière  des  textes  bibliques  pris  en  leur  sens  littéral 
et  expliqués  par  eux-mêmes  :  Au  cénacle  la  veille  de 
sa  mort,  au  cours  d'un  repas  d'adieu  pris  avec  ses 
disciples,  Jésus  institua-t-il  un  sacrifice?  —  Trouve- 
t-on  dans  les  premières  communautés  chrétiennes  un 
rite  qui  était  tenu  pour  un  sacrifice? 

IL  Le  repas  d'adieu  du  Christ  fut-il  un  sacri- 
fice? —  Pour  répondre  à  cette  question,  nous  in- 
terrogerons tant  les  récits  de  la  cène  que  d'autres 
passages  du  Nouveau  Testament. 

1°  Les  récits  de  la  cène.  —  1.  Saint  Paul,  I  Cor.,  xi, 
23  sq.  (années  55-58).  —  23.  Pour  moi,  j'ai  appris  du 
Seigneur  et  je  vous  l'ai   aussi  enseigné.   Le   Seigneur 


805 


MESSE    DANS    L'ÉCRITURE,   LA    DERNIERE    CÈNE 


806 


.Jésus,  la  nuit  où  il  fut  livré,  prit  du  pain.  24,  rt  après 
avoir  rendu  grâces,  il  le  rompit  et  il  dit  :  «  Ceci  est 
mon  corps,  pour  vous.  Faites  ceci  en  mémoire  de 
moi.  »  25.  De  même  (il  prit)  aussi  la  coupe  après  le 
repas,  disant  :  «  Cette  coupe  (est)  la  nouvelle  alliance 
en  mon  sang.  Faites  cela  toutes  les  fois  que  vous 
boirez,  en  mémoire  de  moi.  » 

2.  Saint  Matthieu,  xxvi,  20  sq.  (avant  70).  —  Pen- 
dant qu'ils  mangeaient.  Jésus  ayant  pris  du  pain  et 
ayant  prononcé  une  bénédiction  le  rompit  et,  l'ayant 
donné  aux  disciples,  il  dit  :  «  Prenez,  mangez,  ceci  est 
mon  corps.  »  27.  Puis,  ayant  pris  une  coupe  et  ayant 
rendu  grâces,  il  la  leur  donna,  disant  :  «  Buvez  en 
tous,  car  ceci  est  mon  sang  de  la  nouvelle  alliance, 
répandu  pour  plusieurs  en  vue  de  la  rémission  des 
péchés.  29.  Je  vous  le  dis,  je  ne  boirai  plus  désormais 
de  ce  fruit  de  la  vigne,  jusqu'au  jour  où  j'en  boirai 
avec  vous  du  nouveau  dans  le  royaume  de  mon 
Père.  » 

3.  Saint  Marc,  xiv,  22  sq.  (entre  40  et  70).  --  22.  Et 
pendant  qu'ils  mangeaient,  Jésus  ayant  pris  du  pain 
et  prononcé  une  bénédiction,  le  rompit  et  le  leur 
donna  et  il  dit  :  «  Prenez,  ceci  est  mon  corps.  »  23.  Et 
ayant  pris  une  coupe,  ayant  rendu  grâces,  il  la  leur 
donna  et  ils  en  burent  tous.  24.  Et  il  leur  dit  :  «  Ceci 
est  mon  sang  de  l'alliance,  répandu  pour  plusieurs. 
25.  En  vérité,  je  vous  le  dis,  je  ne  boirai  plus  du  fruit 
de  la  vigne  jusqu'au  jour  où  j'en  boirai  du  nouveau 
dans  le  royaume  de  Dieu.  » 

4.  Saint  Luc,  xxn,  15  sq.  (entre  60  et  70).  —  15.  Et 
il  leur  dit  :  «  J'ai  désiré  d'un  vif  désir  manger  cette 
Pâque  avec  vous  avant  de  souffrir.  1G.  Car  je  vous 
dis  que  je  ne  la  mangerai  plus  jusqu'à  ce  qu'elle  soit 
accomplie  dans  le  royaume  de  Dieu.  »  17.  Et  ayant 
pris  une  coupe,  ayant  rendu  grâces,  il  dit  :  «  Prenez 
ceci  et  partagez-le  entre  vous.  18.  Car  je  vous  dis 
que  désormais  je  ne  boirai  plus  du  fruit  de  la  vigne 
jusqu'à  ce  que  le  règne  de  Dieu  soit  venu.  »  19.  Et 
ayant  pris  du  pain,  ayant  rendu  grâces,  il  le  rompit  et 
le  leur  donna  disant  :  «  Ceci  est  mon  corps  donné  pour 
vous,  faites  ceci  en  mémoire  de  moi.  »  20.  Et  de  même 
la  coupe  après  le  repas,  disant  :  «  Cette  coupe  (est)  la 
nouvelle  alliance  dans  mon  sang  répandu  pour  vous.  » 

Pour  bien  poser  le  problème,  notons  d'abord  ce  qui 
est  hors  de  discussion.  Il  est  clair  que  la  cène  est  le 
dernier  repas  du  Christ  avec  ses  Apôtres.  Elle  a  lieu 
la  nuit  où  Jésus  fut  livré.  II  annonce  qu'il  va  souffrir, 
donner  son  corps  et  verser  son  sang.  Le  contexte  con- 
firme ces  données.  Ainsi  l'affirment  les  quatre  témoins. 
Cette  mort  du  Christ  est  même  préfigurée.  Sur  le 
pain,  Jésus  dit  :  Ceci  est  mon  corps,  il  présente  la  coupe 
comme  le  calice  de  son  sang.  Cette  double  formule, 
cette  distinction  si  expressive  de  deux  éléments  qui  ne 
peuvent  être  séparés  l'un  de  l'autre  sans  que  l'homme 
perde  la  vie,  ces  mots  qui  font  penser  tout  naturelle- 
ment à  une  mort  violente,  à  une  immolation,  donnent 
à  entendre  que  le  Christ  aura  le  sort  d'une  victime. 
De  nouveau,  Paul  et  les  Synoptiques  concordent. 

Ils  ne  se  contentent  pas  de  nous  montrer  dans  la 
cène  un  symbole  de  Jésus  mourant.  Les  quatre  auteurs 
affirment  aussi  que  du  pain  et  du  vin  de  la  cène  le 
Christ  a  fait  son  corps  et  son  sang,  pour  les  ofirir 
en  nourriture  et  en  breuvage  aux  Apôtres.  Voir 
Eucharistie,  col.  1031  sq.  Enfin,  la  cène  complète 
l'immolation  de  Jésus.  Sur  ce  point  encore  les  divers 
récits  se  confirment  mutuellement.  Lorsqu'ils  man- 
geaient le  pain,  buvaient  le  sang  de  l'eucharistie,  les 
Apôtres  recevaient  le  corps  et  le  sang  que  le  Christ 
devait  offrir  pour  eux  sur  la  croix,  de  même  que  les 
Israélites  leurs  contemporains  participaient  aux  vic- 
times  de  certains  sacri lices. 

En  d'autres  termes,  la  cène  fut  un  repas  d'adieu; 
repas  figuratif  d'une  immolation;  repas  de  communion 


à  une  victime;  et  partant  repas  complémentaire  d'un 
sacrifice.  Mais  la  question  ici  posée  est  tout  autre. 
La  cène  elle-même  fut-elle  un  sacrifice? 

a)  Le  Christ  offre  ù  Dieu  ce  qu'il  distribue  aux 
Apôtres.  - —  D'après  les  quatre  récits,  Jésus  affirme 
que  son  corps  est  pour  les  Apôtres  (Paul),  qu'il  est 
donné  pour  eux  (Luc).  De  même  il  déclare  que  son 
sang  est  répandu  pour  les  Douze  (Luc),  pour  plusieurs 
(Mathieu,  Marc). 

Ainsi  le  Christ  fait  savoir  publiquement  qu'il  s'offre 
à  Dieu.  Car  son  langage  ne  signifie  pas  seulement  : 
«  Voici  mon  corps  et  mon  sang  que  je  vous  distribue.  » 
Jésus  dit  à  la  fois  qu'il  les  donne  aux  Apôtres  et  qu'il 
les  donne  pour  eux.  La  différence  des  deux  concepts 
apparaît  à  merveille  dans  la  formule  de  Luc  :  •<  Ayant 
pris  du  pain...  Jésus...  le  donna  aux  Apôtres  en  disant  : 
«  Ceci  est  mon  corps  donné  pour  vous.  »  Ainsi  le  même 
verbe  est  employé  mais  en  deux  sens  différents.  Le 
troisième  Évangile  écrit  :  Jésus  distribua  aux  Douze 
son  corps,  que  pour  eux  il  offrit  ù  Dieu.  La  parole  que 
Paul  et  Luc  font  prononcer  sur  le  pain  :  «  Ceci  est  mon 
corps  pour  vous  »,  et  de  même  les  mots  :  «  répandu 
pour...  »,  employés  pour  le  vin  par  les  trois  Synopti- 
ques, ne  permettent  aucune  hésitation.  Jésus  proclame 
qu'il  se  donne  à  son  Père  au  profit  des  siens.  Si  Yimmo 
lotion  sanglante  ne  doit  avoir  lieu  que  plus  tard,  dès 
maintenant,  à  la  cène,  la  victime  s'offre  à  Dieu,  non 
seulement  par  la  pensée,  le  cœur  ou  un  acte  de  volonté, 
mais  par  un  geste  et  des  paroles  extérieures,  solen- 
nelles et  assez  remarquées  pour  que  le  souvenir  en  ait 
été  consigné  dans  l'Évangile  et  par  saint  Paul. 

b)  Le  Christ  s'offre  à  Dieu  pour  le  salut  des  Apôtres 
et  de  beaucoup.  —  Aucun  doute  n'est  possible  sur  le 
sens  des  mots  :  «  Ceci  est  mon  corps  pour  vous  ».  Jésus 
déclare  que  son  corps  et  son  sang  sont  donnés  à  la 
place  (Ô7rèp)  de  la  vie  des  Apôtres.  Il  va  réaliser  les 
paroles  que  rapportent  Matthieu,  Marc  et  Paul  :  «  Le 
Fils  de  l'homme  est  venu...  donner  sa  vie  pour  la 
rédemption  de  beaucoup  »,  Matth.,  xx,  28,  pour  leur 
«  rançon.  »  Marc,  x,  45.  Et  «  le  Christ  est  mort  pour 
tous  »  (uTrèp),  II  Cor.,  v,  15;  Dieu  l'a  fait  pour  nous 
(ûïuèp)  péché,  c'est-à-dire  sacrifice  pour  le  péché 
(hatta't). 

Si  donc  Jésus  déclare  que  son  corps  est  pour  les 
Douze,  qu'il  est  donné  pour  eux,  pour  beaucoup,  que 
son  sang  est  répandu  pour  plusieurs,  personne  ne  peut 
se  méprendre  sur  le  sens  de  cette  affirmation.  Des 
exégètes  peu  suspects  de  complaisance  pour  la  tradi- 
tion catholique  le  reconnaissent  :  Ces  mots  signifient 
que  «  le  corps  du  Christ  est  livré  à  la  mort  pour  le  salut 
de  ses  disciples  ».  Loisy,  Les  Évangiles  synoptiques, 
Paris,  1908,  p.  532.  «  Jésus  s'assimile  à  une  victime 
immolée.  »  Goguel,  L'eucharistie,  des  origines  jus- 
qu'à Justin  martyr,  Paris,  1916,  p.  192.  «  Les  mots  : 
rompu  pour  vous,  I  Cor.,  xi,  24,  répandu  pour  vous, 
Luc,  xxn,  20,  viennent  s'ajouter  à  la  formule  d'insti- 
tution de  la  cène  et  lui  communiquent  la  note  sacri- 
ficielle. »  Will,  Le  culte,  t.  i,  Strasbourg,  1925,  p.  91. 
«  ...Au  dernier  repas,  lorsque  le  Christ,  par  la  compa- 
raison du  pain  et  du  vin,  prépare  ses  disciples  à  sa 
mort,  il  en  exalte  le  caractère  sacrificiel.  »  Vôlker,  op. 
cit.,  p.  27. 

A  coup  sur,  le  sang  du  Christ  n'est  pas  séparé  du 
corps  au  cénacle,  il  ne  le  sera  que  sur  la  croix.  Mais 
déjà  au  cours  de  son  dernier  repas  en  compagnie  de 
ses  apôtres,  Jésus  par  une  déclaration  publique 
entendue  de  Dieu  et  des  hommes,  livre  son  corps  et  son 
sang  à  la  mort  pour  le  salut  de  ses  disciples,  il  se  met 
en  état  de  victime  et  commence  ainsi  sa  passion. 
J.  Brinktrine,  Der  Messopferbcgriff  in  den  ersten  drei 
Jahrhunderten,  Fribourg-en-B.,  1918,  p.  23  sq. 

c)  Le  Clvist  s'offre  pour  la  rémission  des  péchés.  — 
Le  récit  de  saint  Matthieu  donne  à  cette  affirmation 


807 


MESSE    DANS    L'ÉCRITURE,   LA    DERNIÈRE    GÈNE 


808 


du  Christ  encore  plus  de  précision  et  de  force.  D'après 
lui,  aux  mots  :  «  Ceci  est  mon  sang  répandu  pour  plu- 
sieurs »,  Jésus  ajoute  «  en  vue  de  la  rémission  des 
péchés  ». 

Comme  tous  les  Juifs,  les  Douze  connaissaient  fort 
bien  les  sacrifices  expiatoires.  Ils  savaient  que,  si  le 
sang  remet  les  péchés,  c'est  quand  il  est  offert  en  sacri- 
fice. D'autre  part,  ils  ne  pouvaient  hésiter  à  croire  que, 
si  Jésus  leur  annonçait  pareille  faveur,  il  la  leur  accor- 
dait. Ils  l'avaient  entendu  dire  à  des  malheureux  : 
«  Vos  péchés  vous  sont  remis.  »  Matth.,  ix,  2;  Luc, 
v,  20;  vn,  47.  L'effet  avait  été  produit  à  l'instant 
même.  Donc  les  mots  :  «  Ceci  est  mon  sang  répandu 
pour  plusieurs  en  vue  de  la  rémission  des  péchés  » 
devaient  suggérer  aux  apôtres  la  pensée  que  c'était 
chose  faite.  Sans  doute,  la  victime  n'était  pas  encore 
mise  à  mort;  mais  elle  se  livrait  au  Père  pour  que  son 
sang  fût  répandu  en  vue  de  la  rémission  des  péchés.  Si 
déjà  cette  faveur  était  obtenue,  c'est  qu'alors  même 
déjà  commençait  le  hattâ't,  le  sacrifice  expiatoire  qui 
devait  être  consommé  au  Calvaire. 

d)  Les  participes  «  donné,  immolé  »  prouvent-ils 
que  le  Christ  se  donne  et  s'immole  à  la  cène  elle-même  ? 

Un  grand  nombre  de  théologiens  et  d'exégètes  sou- 
lignent l'emploi  par  Jésus  non  du  futur  mais  du  pré- 
sent :  est  donné,  est  immolé,  dans  toutes  les  formules  que 
nous  ont  transmises  les  divers  récits.  L'original  grec 
porte  en  effet  :  «  Ceci  est  mon  corps  donné,  SiS^aevov, 
pour  vous  »,  et  non  pas  «  qui  sera  donné  pour  vous  » 
(Luc)  ;  '  mon  sang  jwse'pour  vous,  sx/uvô^evov  »,  et  non 
pas  o  qui  sera  versé  pour  vous.  »  Donc,  font-ils  observer, 
c'est  au  moment  même  où  Jésus  parle  que  déjà  il  se 
livre  en  sacrifice.  «  Schanz  remarque  avec  raison,  dit 
Lagrange,  Évangile  selon  saint  Luc,  Paris,  1921,  p.  544, 
la  force  de  ce  participe  présent.  C'est  dès  maintenant 
que  le  corps  est  donné,  évidemment  pour  être  immolé; 
et  si  l'immolation  doit  avoir  le  caractère  d'un  sacri- 
fice, ce  sacrifice  est  d'ores  et  déjà  celui  du  Sauveur.  » 
De  même  «  le  sang  est  répandu,  au  présent,  représen- 
tant le  futur  quant  à  la  réalité  des  faits...  Mais,  dès  ce 
moment,  cette  effusion  est  envisagée  comme  un  sacri- 
fice, et  c'est  en  qualité  de  sang  versé  que  le  sang  de 
Jésus  figure  dans  la  coupe,  le  sang  dont  parle  l'Exode 
à  l'occasion  de  l'ancienne  alliance  étant  le  sang  des 
victimes  ».  Lagrange,  Évangile  selon  saint  Marc,  Paris, 
1911,  p.  355-356. 

Cette  interprétation  est  assez  communément  admise 
et  il  faut  reconnaître  qu'elle  s'appuie  sur  la  gram- 
maire :  le  participe  présent  ne  désigne  pas  le  futur, 
surtout  lorsqu'il  est  l'attribut  d'un  verbe  qui  est  lui- 
même  au  présent.  Tel  est  le  cas  :  «  Ceci  est,  èstw, 
mon  sang  répandu,  Ix/uvôfisvov  »...  «  Ceci  est,  Icttw, 
mon  corps....  donné,  8t,86[jt,evov.  »  Lamiroy,  De  essen- 
tiel..., Louvain,  1919,  le  prouve  longuement,  p.  206- 
208.  Il  fait  appel  aux  grammaires  du  Nouveau  Testa- 
ment (Moulton,  Robertson,  Blass-Debrunner).  Il  mon- 
tre que  les  textes  de  l'Écriture  où  on  a  cru  observer 
que  le  participe  présent  était  employé  pour  le  futur, 
ont  été  allégués  à  tort.  D'autre  part,  le  cardinal 
Billot,  Desacramcntis,  Rome,  1896,  p.  597,  fait  observer 
à  bon  droit  que,  si  la  Vulgate  a  traduit  le  présent 
èxyuvojjievov,  par  le  futur  efjundetur,  on  n'est  pas 
obligé  de  lui  donner  la  préférence  :  Nous  sommes 
tenus  de  croire  que  dans  les  passages  dogmatiques, 
elle  ne  contient  aucune  erreur;  mais  nous  avons  le 
droit  de  penser  qu'elle  ne  rend  pas  toujours  la  force 
du  texte  original. 

A  cette  preuve  tirée  de  l'emploi  de  participes  qui  ne 
sont  pas  au  futur,  on  a  opposé  certaines  objections. 
La  langue  employée  à  la  cène  n'était  pas  le  grec, 
les  participes  présents,  S'.So^evov,  èk/uvo^evov,  tra- 
duisent-ils exactement  les  paroles  de  Jésus?  De  plus, 
ia  mort  du  Christ  était  proche,  elle  aura  lieu  quelques 


heures  plus  tard.  Le  présent  ne  pouvait-il  pas  être 
employé  pour  désigner  un  acte  qui  allait  presqu'aussi- 
tôt  s'accomplir?  D'autre  part,  à  l'époque  où  les  Synop- 
tiques écrivaient,  l'eucharistie  était  célébrée  :  on  y 
représentait  la  passion  du  Christ  comme  un  fait  accom- 
pli :  sous  l'influence  des  formules  employées  alors,  les 
évangélistes  n'ont-ils  pas  été  portés  à  mettre  au  pré- 
sent les  paroles  de  Jésus?  Enfin,  il  est  difficile  d'ex- 
pliquer comment  à  la  cène  le  sang  du  Christ  fut  versé. 
Aussi  le  constat e-t-on  sans  surprise  :  des  hommes  qui 
certes  savaient  le  grec,  saint  Jean  Chrysostome  par 
exemple,  Hom.  in  Matth.,  P.  G.,  t.  lviii,  col.  738,  don- 
nent ici  au  participe  le  sens  d'un  futur  et  font  parler 
Jésus  du  sang  qu'il  devait  verser  sur  la  croix. 

Après  avoir  présenté  cette  remarque,  le  P.  Lebre- 
ton,  art.  Eucharistie,  dans  Dictionnaire  apologétique, 
t.  i,  col.  1564,  conclut  que  «  cette  discussion  a  peu  de 
conséquence;  l'une  et  l'autre  interprétation,  ajoute-t- 
il,  sauvegarde  et  le  caractère  sacrificiel  de  l'eucha- 
ristie et  sa  relation  essentielle  à  la  mort  du  Christ». 

Rien  n'est  plus  vrai.  Ou  bien,  on  laisse  au  parti- 
cipe présent  sa  signification  obvie,  et  alors  force  est 
d'admettre  que  Jésus  présente  son  corps  comme  déjà 
immolé  au  cours  même  de  la  cène,  son  sang  comme 
répandu  en  sacrifice  non  seulement  sur  la  croix,  mais 
au  cours  du  repas  d'adieu.  Ou  bien  on  attribue  aux 
mots  :  «  donné,  répandu  pour  vous  »  le  sens  d'un  futur. 
Le  Christ  annoncerait  donc  la  mort  expiatoire  du 
Calvaire;  mais  déjà,  il  ferait  savoir  à  la  cène  qu'à 
l'instant  même  où  il  parle,  il  se  livre  à  son  Père  afin 
d'être  mis  à  mort  pour  ses  disciples.  Offrir  ainsi  son 
corps  et  son  sang,  c'est  poser  le  premier  acte  de  l'im- 
molation qui  se  continuera  au  Golgotha. 

e)  Le  Christ  dit-il  en  termes  exprès  que  le  (ait  de 
s'offrir  en  nourriture  le  constitue  à  l'état  de  victime  ?  — 
Jadis,  pour  le  démontrer,  Franzelin  a  proposé  un 
argument  ingénieux,  mais  qui  pourtant  n'est  plus 
guère  présenté  aujourd'hui. 

Ce  théologien  fait  observer  que,  d'après  certains 
manuscrits,  la  formule  de  Paul  sur  le  pain  est  la  sui- 
vante :  «  Ceci  est  mon  corps  rompu  pour  vous  »,  ÙTtèp 
ù(jlcôv  xAcà[j.Evov.  Il  croit  donc  pouvoir  construire  le 
raisonnement  qui  suit  :  D'après  l'Apôtre,  Jésus  dit  : 
«  Ceci  est  mon  corps  mis  à  votre  disposition  en  l'état 
de  nourriture  à  la  manière  du  pain  que  partage  le  père 
de  famille  pour  le  distribuer.  »  Or,  la  formule  de  Paul 
ne  peut  contredire  celle  de  Luc,  puisque  toutes  deux 
expriment  une  même  pensée  du  Christ;  et  cet  évan- 
géliste  fait  dire  à  Jésus  «  Ceci  est  mon  corps  donné 
pour  vous,  8t.86ji.svov  »,  c'est-à  dire  «  livré  pour  vous  en 
sacrifice  ».  Ainsi  serait-il  démontré  que  Jésus  s'im- 
mola non  seulement  quand  il  mourut  pour  nous,  mais 
encore  quand  il  se  mit  à  la  disposition  de  ses  disciples 
en  l'état  de  nourriture.  Il  fut  donc  victime  à  la  cène 
aussi  bien  qu'à  la  croix.  Comme  la  passion,  le  repas 
d'adieu  fut  un  sacrifice.  Franzelin,  Tract,  de  ss.  eucha- 
risties sacramento  et  sacrificio,  Rome,  1899,  p.  362. 

A  ce  raisonnement,  on  pourrait  faire  plus  d'une 
objection.  Il  suffit  d'observer  que  sa  base  est  peu 
solide  :  on  s'accorde  aujourd'hui  à  considérer  les 
divers  participes,  xXœfievov,  8i86(j.evov,  ajoutés  à  la 
formule  de  Paul  :  «  Ceci  est  mon  corps  pour  vous  », 
comme  des  gloses  explicatives  mal  attestées  par  les 
manuscrits  et  qui  ont  été  imaginées  pour  compléter 
une  finale  abrupte,  expliquer  un  texte  elliptique.  Voir 
Eucharistie,  t.  v,  col.  1053. 

/)  Le  Christ  offre  à  la  cène  le  sacrifice  qui  scelle  une 
nouvelle  alliance.  —  C'est  au  contraire  en  faveur  du 
caractère  sacrificiel  du  repas  d'adieu  un  argument 
de  la  plus  haute  valeur,  qui  se  dégage  du  lien  mis  par 
le  Christ  entre  l'effusion  du  sang  et  la  conclusion  d'une 
alliance.  Les  quatre  témoins  attestent  cette  pensée. 
Selon  Matthieu  et  Marc,  Jésus  a  dit  :  «  Ceci  est  mon 


809 


MESSE    DANS    LÉCRITURE,    LA    DERNIÈRE    CÈN 


810 


sang  de  l'alliance.  »  Paul  et  Luc  placent  sur  les  lèvres 
du  Christ  cette  phrase  :  «  Cette  coupe  (est)  la  nouvelle 
alliance  en  mon  sang.  » 

Or,  les  apôtres  connaissaient  par  les  Écritures  et 
les  usages  liturgiques  les  sacrifices  de  l'alliance.  Ils 
savaient  que  le  sang  d'animaux  avait  cimenté  l'union 
d'Abraham  et  de  Jahvé.  Gen.,  xv,  18.  Ils  n'ignoraient 
pas  qu'au  Sinaï  des  holocaustes  avaient  scellé  l'alliance 
d'Israël  et  de  son  Dieu.  Ex.,  xxiv,  3  sq.  Ce  symbo- 
lisme apparaissait  dans  tous  les  sacrifices,  surtout 
dans  les  rites  d'expiation.  Parce  que  les  fautes  fai- 
saient perdre  l'amitié  du  Seigneur,  sans  cesse  des 
aspersions  offraient  à  Jahvé,  dans  le  sang  de  victimes 
bien  choisies,  la  vie  même  du  pécheur  en  réparation 
de  ses  offenses.  «  La  liturgie  solennelle  du  Kippour... 
donnait  le  ton  aux  rites  les  plus  humbles  mais  sem- 
blables de  chaque  jour.  En  projetant  sur  les  ex- 
piations particulières,  images  réduites  de  la  grande 
expiation  collective,  l'idée  de  la  substitution...,  elle 
apprenait  au  pécheur,  chaque  fois  qu'il  offrait  une 
hatlà't,  que  Dieu,  à  la  vue  du  sang,  voulait  bien  consi- 
dérer les  péchés  comme  transmis  à  la  victime  et 
punis  par  la  mort;  qu'il  daignait  prêter  l'oreille  aux 
protestations  d'amour  et  de  dévouement  que  les 
aspersions  faisaient  retentir  dans  le  sanctuaire.  »  Ainsi 
renouvelait-il  sans  cesse  son  alliance  avec  les 
membres  de  son  peuple.  Médebielle,  op.  cit.,  p.  288. 

Si  ces  pensées  étaient  familières  aux  Douze,  on 
devine  comment  ils  comprirent  les  paroles  du  Christ  : 
Ceci  est  mon  sang  de  l'alliance.  Cette  coupe  est  la  nou- 
velle alliance  en  mon  sang.  Il  leur  fut  impossible  de  ne 
pas  croire  que  Jésus  s'offrait  à  Dieu  en  victime  pour 
expier  leurs  fautes  par  sa  mort,  et  que  déjà,  pour  accom- 
plir le  rite  traditionnel,  il  faisait  à  la  face  du  Père 
l'aspersion  de  son  sang  contenu  dans  la  coupe.  Le 
Christ  livrait  à  Dieu  et  à  ses  disciples  la  victime  qui 
devait  sceller  la  nouvelle  alliance  entre  l'Israël  évan- 
gélique  et  Jâhvé.  J.  Brinktrine,  op.  cit.,  p.  21-22, 
25-26. 

Afin  même  qu'il  fût  impossible  aux  apôtres  de  ne 
pas  saisir  le  sens  de  l'acte  dont  ils  étaient  les  témoins, 
Jésus  voulut  employer  à  la  cène  les  paroles  même  dont 
Moïse  s'était  servi  pour  le  pacte  du  Sinaï,  et  qui 
devaient  être  du  nombre  de  celles  que  les  pieux  Israé- 
lites ne  pouvaient  oublier.  Le  législateur  de  l'antique 
alliance  avait  envoyé  des  jeunes  gens  offrira  Jahvé  des 
holocaustes  et  des  sacrifices  d'action  de  grâces.  Puis, 
il  avait  répandu  sur  l'autel  la  moitié  du  sang  des 
victimes.  Après  quoi  il  avait  lu  le  livre  de  l'alliance 
en  présence  du  peuple  qui  répondit  :  «  Tout  ce  qu'a 
dit  Jahvé,  nous  le  ferons.  »  Alors  Moïse  avec  l'autre 
moitié  du  sang  avait  aspergé  Israël  en  prononçant 
ces  mots  :  «  C'est  le  sang  de  l'alliance  que  Jahvé  a 
conclue  avec  vous  sur  toutes  ces  paroles.  »  Ex.,  xxiv,  8. 

La  même  déclaration  est  prononcée  à  la  cène  : 
Ceci  est  mon  sang  de  l'alliance.  Tout  concorde  :  Déjà 
Jésus  avait  promulgué  son  Évangile,  la  nouvelle  loi 
de  Dieu,  et  les  Douze  l'avaient  acceptée;  force  était 
bien  de  le  croire  :  si  les  paroles  étaient  les  mêmes, 
c'est  que  les  rites  étaient  semblables.  Comme  autre- 
fois sur  le  Sinaï,  de  même  à  ce  moment  au  cénacle 
une  alliance  était  scellée  en  un  sacrifice. 

Il  est  impossible  de  donner  au  mot  8ia6v)XY]  le  sens 
d'amitié  quelconque,  de  simple  union  fraternelle.  Il 
n'est  pas  un  synonyme  de  xoivcovia.  Comme  le  fait 
observer  Lietzmann,  op.  cit.,  p.  225,  si  des  exégètes 
de  langue  allemande  ont  pu  être  tentés  de  confondre 
les  deux  termes,  c'est  parce  que  le  mot  Bund  signifie 
à  la  fois  alliance  et  union.  Mais  le  terme  employé  par 
Jésus  et  ici  traduit  n'avait  pas  cette  signification. 
L'Écriture  ne  l'emploie  pas  pour  désigner  la  simple 
amitié,  la  fraternité,  mais  une  convention,  un  pacte. 
Ici,  l'allusion  indéniable  à  la  scène  de  l'Exode,  xxiv,  8, 


,  rend  toute  hésitation  impossible  :  «  Dans  le  sang  de 
Jésus-Christ  est  conclue  une  alliance.  »  Cette  pensée 
se  trouve  aussi  clairement  exprimée  par  la  formule 
de  Marc  (et  Matthieu)  que  par  celle  de  Paul  (et  de 
Luc).  Puisque  l'alliance  est  conclue  quand  le  sang 
asperge  l'autel  et  le  peuple,  Jésus  dit  donc  ces  mots  : 
«  Je  suis  la  victime  dont  le  sang  est  versé  pour  vous... 
afin  de  sceller  une  nouvelle  alliance  avec  Dieu.  » 
Lietzmann,  op.  cit.,  p.  221. 

Sans  doute,  cette  victime  n'avait  pas  encore  été 
mise  à  mort,  quand  elle  parlait  ainsi,  mais  parce  qu'elle 
était  le  Christ  lui-même,  il  fallait  bien  que  Jésus  fît 
de  son  vivant  ce  qui  jadis  avait  pu  suivre  l'offrande  des 
holocaustes.  Comme  celui  des  victimes  du  Sinaï,  son 
sang  devait  couler  à  la  lettre  sur  la  croix  pour  être 
répandu  sur  le  peuple  nouveau.  Mais  puisque  Jésus 
est  le  nouveau  Moïse  et  fait  lui-même  l'aspersion,  elle 
précéda  l'effusion  totale  et  mortelle  du  Calvaire.  Aussi 
le  Christ  ne  dit-il  pas  :  Ceci  est  mon  sang,  celui  de 
l'alliance  à  venir,  mais  Ceci  est  mon  sang  de  l'alliance. 
Matthieu  et  Marc.  De  même  on  ne  lit  pas  dans  Paul 
et  Luc  :  «  Cette  coupe  (est)  la  future  alliance  dans  mon 
sang  »,  mais  bien  :  «  Cette  coupe  (est)  la  nouvelle 
alliance  en  mon  sang.  » 

En  écoutant  ces  mots,  les  convives  de  la  cène  durent 
se  rappeler  que  le  pacte  antique  avait  été  conclu  au 
moment  précis  où  Moïse  avait  tenu  le  même  langage  : 
Ceci  est  le  sang  de  l'alliance.  Puisqu'il  était  répandu 
sur  eux  comme  un  moyen  de  les  unir  à  Dieu,  le  sang  du 
Christ,  à  l'instant  même  où  Jésus  le  présentait  comme 
celui  du  nouveau  pacte  d'amitié,  devait  être  déjà 
d'une  certaine  manière  celui  d'une  victime  expiatoire. 
Il  fallait  donc  qu'à  ce  moment  même  Jésus  se  consti- 
tuât en  état  d'immolation.  Il  devait  alors,  non  seu- 
lement par  le  désir,  mais  par  un  acte  extérieur  et 
public,  apparaître  comme  la  victime  des  temps  nou- 
veaux. Il  n'y  a  ni  deux  hosties,  ni  deux  sacrifices  : 
mais  à  la  cène  commence  l'holocauste  qui  au  Calvaire 
doit  être  consommé.  De  la  Taille,  Mysterium  fldei, 
Paris,  1924,  p.  53-54. 

On  a  prétendu,  il  est  vrai,  que  le  mot  8ta0Y)xv)  ne 
signifiait  pas  alliance  mais  testament.  Luther  avait 
déjà  fait  cette  remarque  :  De  caplivitate  babylonica, 
édit.  Weimar,  t.  vi,  p.  523.  Nombre  d'exégètes  pro- 
testants et  de  critiques  non  catholiques  ont  adopté 
cette  opinion.  Récemment,  elle  a  été  de  nouveau 
défendue  par  Dibelins,  Eine  Untersuchung  ùber  die 
An/linge  der  christlichen  Religion,  Leipzig,  1911,  p.  88. 
Pour  démontrer  cette  thèse,  on  allègue  des  passages 
parallèles,  dit-on,  où  le  mot  SiaGrjxï)  a  le  sens  de  testa- 
ment, ainsi  Luc,  xxn,  29,  et  Heb.,  ix,  15.  On  fait 
encore  observer  que  les  versions  latines  ont  traduit 
dans  les  récits  de  la  cène  8ia6y)x?]  par  testamentum, 
et  que  les  inscriptions  et  les  papyrus  donnent  toujours 
ce  sens  à  ce  mot. 

Ces  arguments  démontrent-ils  ce  qu'on  veut  en 
conclure?  Le  premier  texte  allégué,  celui  de  Luc, 
semble  ne  rien  prouver  :  l'évangéliste  rapporte  ces 
mots  de  Jésus  :  «  Je  vous  prépare,  Sta-dOe^oa,  un 
royaume,  comme  mon  Père  me  l'a  préparé,  StiGe-ro.  » 
Ces  paroles  ne  donnent  en  réalité  aucun  renseigne- 
ment sur  le  sens  de  la  formule  de  la  cène.  Personne 
n'a  jamais  nié  d'ailleurs  que  !e  mot  Siaôrjxv)  ne  signi- 
fie parfois  testament.  Tel  est  le  sens,  à  coup  sûr,  qu'il  a, 
dans  Hebr.,  ix,  16  :  «  Là  où  il  y  a  un  testament,  8ta0Y]XY), 
il  est  nécessaire  que  la  mort  du  testateur  intervienne.  » 
Mais  dans  le  même  développement,  quelques  lignes 
plus  haut  et  un  peu  plus  bas,  il  semble  bien  nécessaire  de 
traduire  autrement  ce  même  terme.  L'épître  parle  «  des 
transgressions  commises  sous  la  première  8ta6irjx7)  >. 
ix,  15.  Ce  sont  évidemment  celles  del'ancienne  alliance. 
On  retrouve  la  même  expression  au  t.  18.  Un  peu  plus 
loin    encore    aucun    doute    n'est    possible.    L'auteur 


811 


MESSE    DANS    L'ÉCRITURE.    LA    DERNIÈRE    CÈNE 


812 


reproduit  la  phrase  de  l'Exode  :  «  Voiei  le  sang  de 
l'alliance  (8ta0-/)xir;<;),  que  Dieu  a  conclue  avec  vous  » 
v.  20,  Il  est  diflicilc  de  découvrir  une  preuve  qui 
démontre  mieux  que  le  mot  8ia6ï;X7)  signifie  dans 
l'Écriture  tantôt  alliance  et  tantôt  testament.  On  peut 
même  se  demander  si  parfois  il  n'exprime  pas  en 
même  temps  ces  deux  notions.  Ainsi  le  contexte  seul 
permet  de  fixer  le  sens.  Cf.  Lamiroy,  op.  cit.,  p.  184- 
185. 

Sans  doute,  le  mot  SiaOïjy.v;  flans  les  inscriptions  et 
les  papyrus  ne  signifie  pas  alliance.  Mais  il  suffît  qu'il 
ait  ce  sens  dans  l'Écriture.  L'objection  tirée  du  l'ait 
que  la  Vulgale  a  traduit  ce  mot  par  fœdus  et  non  par 
testamenlum  n'est  pas  plus  recevable.  Jésus  n'em- 
ployait ni  le  latin  ni  le  grec.  Pour  connaître  sa  pensée, 
il  faut  se  rappeler  quel  est  le  sens  du  mot  traduit 
dans  les  Septante  par  8ia8r;x7;.  Ce  terme  berît  est 
bien  connu.  Pris  au  sens  religieux,  tantôt  il  signifie 
ordonnance,  loi,  règlement  divin,  tantôt  il  désigne,  une 
alliance,  l'union  avec  Dieu.  Il  est  facile  de  voir  com- 
ment les  deux  sens  sont  connexes  :  une  alliance  fait  loi 
pour  les  deux  contractants;  un  ordre  met  en  bonnes 
relations  celui  qui  commande  et  celui  qui  obéit.  Les 
Septante  ont  constamment  rendu  berît  par  8ta67)xv), 
ordonnance,  disposition,  et  non  par  auv0T)X7),  acte, 
convention.  On  a  donné  de  ce  fait  une  explication  fort 
plausible  :  l'alliance  de  Jahvé  avec  Israël  n'est  pas 
un  contrat  entre  égaux.  L'un  est  le  maître,  l'autre  le 
serviteur.  Alors  même  que,  par  pure  bonté,  Dieu 
s'engage  à  l'égard  de  son  peuple,  il  fait  l'offre,  il 
impose  des  conditions,  il  commande  l'obéissance,  il 
punit  les  révoltes.  On  comprend  donc  à  merveille  que 
le  mot  Siaô^xT)  ait  été  préféré  pour  la  traduction  de 
berît.  Soucieuses  de  rendre  littéralement  la  pensée 
biblique,  les  versions  latines  devaient  naturellement 
être  portées  à  traduire  ce  terme  par  testamenlum. 
Encore  ne  l'ont-elles  pas  fait  toujours.  Précisément 
dans  la  parole  de  l'Exode  par  laquelle  Moïse  pro- 
mulgue l'antique  alliance,  berît  est  rendu  par  fœdus. 
«  Ecce  sanguis  jœderis  :  Voici  le  sang  de  l'alliance.  » 
Ex.,  xxiv,  8. 

La  conclusion  s'impose.  Il  est  impossible  d'affirmer 
que  le  mot  SiaOïjxY)  dans  l'Écriture  signifie  exclusi- 
vement et  toujours  testament.  Pour  connaître  sa  signi- 
fication exacte,  il  est  nécessaire  d'examiner  le  con- 
texte, de  tenir  compte  de  toutes  les  circonstances  et  de 
suivre  les  bonnes  règles  d'interprétation  du  langage 
humain. 

Or,  dans  les  deux  récits  de  la  cène,  ceux  de  Paul  et 
de  Luc,  à  côté  du  mot  SLaO/jx?),  testamenlum,  se  trouve 
le  mot  xoavv),  novum.  Il  y  a  donc  ici  quelque  chose  qui 
se  substitue,  non  à  un  testament,  mais  à  l'antique 
contrat  conclu  entre  Israël  et  Jahvé.  Il  faut  tra- 
duire :  «  Cette  coupe  est  la  nouvelle  alliance.  »  D'autre 
part,  la  ressemblance  totale,  l'identité  absolue 
qu'on  relève  entre  la  phrase  de  Moïse  et  celle  de 
Matthieu  et  Marc  oblige  à  conclure  que  dans  un  cas 
comme  dans  l'autre,  il  s'agit  d'une  convention  de  Dieu 
avec  son  peuple.  Donc  il  est  impossible  que  dans  la 
formule  de  la  cène  le  mot  8ta6r)Xï)  ne  désigne  rien  qu'un 
testament.  Ou  bien  on  doit  croire  qu'il  signifie  alliance 
et  pas  autre  chose;  ou  mieux,  puisque  berît  peut  vou- 
loir dire  aussi  bien  disposition  que  pacte;  puisque 
l'Epître  aux  Hébreux,  loc  cit.  (voir  encore  Gai.,  m, 
13-17),  semble  présenter  les  paroles  de  Jésus  au  repas 
d'adieu  à  la  fois  comme  ayant  conclu  un  nouvel  accord 
entre  Dieu  et  Israël  et  comme  ayant  trouvé  leur 
accomplissement  par  la  mort  du  Christ  ou  enfin, 
puisqu'on  doit  «  tenir  compte  du  sens  normal  »  du 
terme  SiccOtjxt),  on  est  autorisé  à  voir  dans  le  sang  de 
Jésus  celui  d'une  alliance  nouvelle  qui  est  son  testa- 
ment. Lagrange,  Évangile  selon  saint  Marc,  p.  355.  «  Ce 
n'est  d'ailleurs  qu'une  question  de  nuance.  »  On  a 


déjà  fait  observer  avec  raison  «  qu'il  est  facile  de 
passer  d'un  sens  à  l'autre  et  que  beaucoup  d'écrivains 
catholiques  (Bossuet  par  exemple)  se  sont  plu  à  mon- 
trer dans  l'Eucharistie  le  testament  du  Seigneur. 
Lebreton,  Diction,  apol.,  art.  Eucharistie,  col.  1565. 

Vôlker  reconnaît  que  ces  mots  doivent  s'expliquer 
par  le  récit  de  l'Exode  et  il  conclut,  lui  aussi,  qu'est 
annoncée  ici  une  alliance  dans  le  sang,  dans  le  sacri- 
fice du  Christ.  Mais  il  ajoute  :  "Est-il  vraisemblable 
que  Jésus  lui-même  ait  fait  de  sa  mort  un  équivalent 
des  sacrifices  rituels  juifs  et  de  tous  leurs  elîets'.'  Étant 
donnée  la  position  prise  par  le  Maître  à  l'égard  du 
service  du  Temple,  il  apparaît  comme  souverainement 
invraisemblable  qu'il  ait  attribué  à  son  supplice  cette 
conception  à  la  fois  judaïque  et  cultuelle.  L'agonie 
de  Gethsémani  établit  d'ailleurs  le  contraire.  La 
déclaration  :  «  Ceci  est  le  sang  de  la  nouvelle 
Alliance  »  ne  peut  pas  émaner  de  Jésus,  elle  exprime 
la  foi  de  la  communauté  primitive  vingt  ans  après  la 
cène,  lorsqu'elle  eut  abandonné  le  culte  du  Temple.  » 
Op.  cit.,  p.  42. 

On  le  voit,  cette  affirmation  est  une  hypothèse 
gratuite.  L'auteur  ne  démontre  pas  et  il  ne  pourra 
jamais  prouver  qu'à  sa  mort  Jésus  dut  prendre  par 
rapport  à  l'ancienne  alliance  l'attitude  qu'il  avait 
adoptée  pendant  sa  vie.  Vôlker  est  même  obligé,  pour 
établir  sa  thèse,  de  nier  l'authenticité  des  paroles  du 
Christ  et  il  ne  le  fait  pas  pour  des  motifs  de  critique 
textuelle.  Son  opinion  se  heurte  à  un  fait  historique 
indéniable  :  c'est  à  Jésus  et  non  à  ses  disciples  que 
toute  l'antiquité  chrétienne  attribue  la  fondation  du 
Nouveau  Testament.  Quant  au  récit  de  Gethsémani, 
il  ne  contredit  en  rien  les  mots  :  Ceci  est  mon  sang  de 
l'alliance.  Jésus  a  fort  bien  pu  prononcer  cette  phrase 
et  demander  ensuite  à  son  Père  que  s'éloignât  de  lui  le 
calice,  surtout  s'il  faisait  suivre  cette  prière  de  l'accep- 
tation du  bon  plaisir  divin. 

Mais  si  Vôlker  a  tort  de  faire  remonter  l'origine  de 
ces  mots  aux  premières  communautés  chrétiennes  et 
non  à  Jésus,  il  a  raison  d'écrire  :  «  Dès  que  cette  pensée 
fut  admise,  la  cène,  le  repas  du  Seigneur,  fut  assimilée 
aux  sacrifices  du  temple,  et  on  lui  attribua  toutes  les 
vertus  qu'avaient  les  antiques  offrandes  :  par  elle  on 
glorifiait  Ditu  et  on  lui  rendait  grâces,  on  l'apaisait  et 
on  se  le  rendait  favorable.  Par  elle,  on  entrait  en 
communion  immédiate  avec  Jahvé.  »  Op.  cit.,  p.  45-50. 

Vôlker  a  aussi  raison  de  le  faire  remarquer  :  Les 
mois  :  «  Ceci  est  mon  sang  de  l'alliance  »,  supposent 
nécessairement  qu'à  l'époque  où  ils  étaient  prononcés, 
donc  dès  la  première  génération  chrétienne,  le  sacrifice 
s'opérait  sous  les  deux  espèces  et  non  pas  seulement 
avec  le  pain,  comme  le  croit  Lietzmann.  S'ils  ont  été 
prononcés  par  Jésus,  on  doit  conclure  qu'il  avait  insti- 
tué l'eucharistie  sous  les  deux  espèces.  Le  sang  était 
un  élément  essentiel  pour  la  conclusion  d'une  alliance 
calquée  sur  celle  de  l'Ancienne  Loi.  Op.  cit.,  p.  43,  44. 

g)  Le  Christ  ne  dit-il  pas,  d'après  saint  Luc,  que  la 
coupe  de  l'alliance  est  répandue  pour  les  Douze,  donc 
que  la  cène  est  un  sacrifice!  —  Étudiant  de>plus  près 
la  formule  que  le  troisième  évangile  fait  prononcer 
par  le  Christ  sur  le  vin,  certains  auteurs  ont  cru  y 
découvrir  une  nouvelle  preuve  de  l'immolation  du 
Christ  à  la  cène.  La  phrase  est  la  suivante  :  Toôto  to 
KOTYjpiov  T)  xaivï)  8ioc0y]xt}  èv  tw  a.ï\J.a.zi  |i.ou,  to  ûrcèp 
û(xôiv  èx/uvou,svov. 

Aux  premiers  mots, ceci  est  la  coupe,  touto  tô  ttoty)- 
piov,  faut-il  rattacher  les  derniers  qui  sont  au  même 
cas,  tô  ûrrsp  ùu,ûv  èxxuvô[i.svov,  répandue  pour  vous? 
Le  sens  serait  alors  :  Cette  coupe  versée  pour  vous  est  la 
nouvelle  cdliance  dans  mon  sang.  Un  bon  nombre  d'in- 
terprètes — -  et  ce  ne  sont  pas  seulement  des  théolo- 
giens catholiques,  mais  encore  des  grammairiens  ou  des 
critiques  indépendants  —  adoptent  cette  traduction. 


813 


MESSE    DANS    L'ÉCRITURE,   LA    DERNIÈRE    CÈNE 


814 


Voir  De  la  Taille,  op.  cil.,  p.  37.  note  2  et  Lamiroy, 
op.  cil.,  p.  210-211.  II  est  alors  naturel  de  conclure: 
i  Mon  sang  tel  qu'il  est  dons  la  'coupe,  mon  sang  à 
la  cène  déjà  el  non  pas  seulement  sur  la  croix  est  celui 
d'une  victime,  d'un  sacrifice.  Sans  doute,  il  n'y  a 
pas  de  différence  entre  celui  qui  est  versé  au  Calvaire 
el  celui  qui  l'est  au  repas  d'adieu.  Mais  au  Golgotha, 
ce  n'est  pas  une  coupe  qui  a  été  répandue  pour  les  apô- 
tres. Le  Christ  par  les  mots  cités  plus  haut  ferait  donc 
allusion  au  sacrifice  de  la  cène.  C'est  de  cette  oblation 
qu'il  parlerait  en  disant  :  «  cette  coupe  versée  pour 
nuis  est   la  nouvelle  alliance  dans  mon  sang.  » 

Cette  traduction  est  contestée.  Bien  qu'étant  au 
nominatif,  le  dernier  membre  de  la  phrase,  -b  u-èp 
ÛU.WV  èxXuv6[i.svov,  pourrait  se  rapporter  au  mot 
qui  le  précède  immédiatement.  oâjjiaTt;  car  si  ce  der- 
nier est  au  datif  du  moins  est-il  du  même  genre,  il  est 
neutre.  La  phrase  signifierait  donc  :  «  Cette  coupe 
est  la  nouvelle  alliance  dans  mon  sang  lequel  est  versé 
pour  vous.  »  Telle  est  l'interprétation  que  propose  le 
P.  Lagrange,  Évangile  selon  S.  Luc,  p.  545,  et  elle 
n'est  pas  seulement  la  sienne.  L'argument  ne  peut  plus 
alors  être  présenté. 

Quelle  est  la  bonne  version?  Il  est  difficile  de  le 
savoir,  car  la  phrase  de  Luc,  étrange  à  première  vue, 
s'explique  par  son  origine.  Le  troisième  évangéliste, 
comme  le  fait  observer  P.  BatilTol,/,Vuc/ian'sri'e,  8eéd., 
Paris,  1920,  p.  131,  semble  bien  avoir  ajouté  à  la  for- 
mule de  Paul  :  Cette  coupe  est  la  nouvelle  alliance  dans 
mon  sang,  la  fin  de  la  phrase  de  Marc  :  «  répandu 
pour  beaucoup  ».  ("Il  a  écrit  pour  vous  comme  il  l'avait 
fait  en  parlant  du  pain  et  à  l'imitation  de  l'apôtre.) 
Pourquoi  a-t-il  ainsi  juxtaposé  l'une  et  l'autre  locu- 
tion"? Est-ce  pour  affirmer  que  la  coupe  et  non  pas 
seulement  le  sang  est  répandue,  en  d'autres  termes 
pour  attester  que  la  cène  est  déjà  un  sacrifice?  Est-ce 
pour  un  autre  motif?  Aussi  longtemps  que  cette  ques- 
tion n'aura  pas  été  résolue,  il  sera  impossible  de  tirer 
de  cette  particularité  du  texte  une  preuve  en  faveur 
du  caractère  sacrificiel  de  la  cène. 

h)  Le  Christ  s'offre  pour  être  sur  la  croix  l'agneau 
pascal  de  la  délivrance.  —  La  cène  peut  être  rap- 
prochée d'une  autre  institution,  la  Pàque  juive,  et 
cette  comparaison  permet  de  mieux  comprendre  ce  que 
fut  le  repas  d'adieu. 

Inutile  de  vouloir  résoudre  ici  des  problèmes  fort 
discutés  :  quel  jour  de  nisan  Jésus-Christ  fit-il  avec  les 
Douze  au  cénacle  le  repas  dont  les  Synoptiques  nous 
ont  conservé  le  souvenir?  A-t-il  observé  toutes  les 
prescriptions  du  rituel  juif?  Si  oui,  comment  a-t-il 
soudé  au  festin  pascal  l'institution  de  l'eucharistie?  Il 
suffit  de  relever  les  paroles  indiscutées  que  nous  a 
conservées  l'Écriture  et  les  faits  indéniables  qu'elle 
nous  rapporte.  Si  Matthieu  et  Marc,  dans  leur  récit  du 
dernier  repas  de  Jésus  avec  ses  disciples,  ne  signalent 
pas  en  termes  exprès  l'accomplissement  du  cérémo- 
nial de  la  fête  juive,  du  moins  tout  aussi  fortement  que 
Luc,  xxii,  8  et  13,  ils  nous  font  savoir  que  le  banquet 
du  cénacle  fut  célébré  sur  l'intention  de  Jésus  dési- 
reux de  «  manger  la  Pâque  avec  ses  disciples  ».  Marc, 
xiv,  12-16;  Matth.,  xxvi,  17-19.  Quant  au  troisième 
évangéliste,  il  a,  dans  sa  relation  de  la  cène,  repro- 
duit une  parole  du  Christ  manifestant  de  la  manière  la 
plus  expresse  cette  volonté  :  «  J'avais  un  grand  désir 
de  manger  cette  Pàque  avec  vous.  »  xxn,  15.  Ainsi 
Jésus  meurt  dans  la  semaine  où  les  Juifs  célèbrent 
cette  fête.  Il  est  lui-même,  dit  Paul,  notre  agneau  pas- 
cal immolé  pour  nous.  I  Cor.,  v,  7.  On  ne  peut  donc 
en  douter  :  la  cène  ne  fut  pas  sans  aucun  rapport  avec 
la  fête  juive.  Ou  bien  Jésus,  respectueux  de  la  Loi 
jusqu'au  bout,  a  voulu,  avant  de  célébrer  l'eucha- 
ristie, accomplir  une  fois  encore  entièrement  la  Pâque 
légale  :  telle  est  l'opinion  commune  parmi  les  catho- 


liques: ou  bien  il  l'a  «  remplacée  par  l'institution  d'une 
Pàque  nouvelle  qui  ne  pouvait  se  substituer  à  l'an- 
cienne sans  que  celle-ci  fût  rappelée  et  comme  célébrée 
dans  celle  qui  lui  succédait,  l'agneau  pascal  étant  inu- 
tile quand  le  Christ  se  donnait  lui-même  en  nourri- 
ture. »  Lagrange,  Évangile  selon  S.  Marc,  p.  337.  Pour 
prétendre  qu'il  n'y  a  aucun  rapport  entre  le  repas 
d'adieu  de  Jésus  et  la  Pàque  juive,  Lietzmann,  op.  cil., 
p.  211-213,  il  faut  supprimer  les  affirmations  très 
claires  des  Synoptiques  ou  leur  dénier  sans  aucune 
raison  toute  valeur  :  cette  opinion  n'est  pas  près  de 
s'imposer.  Voir  Volker,  op.  cit.,  p.  17  sq. 

Or,  si  à  l'origine  l'immolation  de  l'agneau  pascal 
fut,  d'après  la  Loi,  le  rite  qui  permit  la  préservation 
des  premiers-nés  d'Israël,  si  elle  devint  dans  la  suite 
un  mémorial  de  délivrance,  elle  fut  en  même  temps  un 
sacrifice.  L'Exode,  xn,  27,  le  déclare  formellement  : 
«  Quand  vos  enfants  vous  diront  :  Que  signifie  pour 
vous  ce  rite  sacré?  vous  répondrez  :  c'est  un  sacrifice 
de  Pàque  en  l'honneur  de  Jahvé  qui  a  épargné  la 
maison  d'Israël  lorsqu'il  frappa  l'Egypte.  »  On  trouve 
une  affirmation  semblable  dans  Ex.,  xxxiv,  25.  Les 
écrivains  du  Nouveau  Testament,  Marc,  xiv,  12,  Luc, 
xxn,  7  et  Paul,  I  Cor.,  v,  7,  parlent  eux  aussi  de 
l'immolation  de  la  Pâque,  ils  emploient  pour  la  dési- 
gner le  verbe  qui  dans  les  Septante  traduit  d'ordi- 
naire le  mot  sacrifier,  Ex.,  xn,  27.  Voir  Berning,  Die 
Einsetzung  der  h.  Eucharistie,  Munster,  1901,  p.  149; 
Touzard,  La  Pàque  juive,  dans  Revue  pratique  d'apo- 
logétique, 1914,  t.  xvn,  p.  32  sq.;  Lamiroy,  op.  cit., 
p.  62;  Pirot,  art.  Agneau  Pascal  dans  Suppl.  au  Dict. 
de  la  Bible,  t.  i,  col.  157-158. 

Donc,  la  mort  de  Jésus  est  un  sacrifice,  l'immola- 
tion d'un  agneau  pascal.  Brinktrine,  op.  cit.,  p.  31-33. 
C'est  bien  ce  qu'affirme  saint  Luc.  Il  nous  rapporte  ce 
que  Jésus  dit  avant  d'instituer  l'eucharistie  :  «  Je  ne 
mangerai  plus  cette  Pâque  jusqu'à  ce  qu'elle  soit 
accomplie  dans  le  royaume  de  Dieu.  Je  ne  boirai  plus 
du  fruit  de  la  vigne  jusqu'au  moment  où  le  règne  de 
Dieu  sera  venu.  »  Y  a-t-il  allusion  aux  joies  des  élus 
dans  l'autre  monde?  On  peut  et  on  doit  même  le 
penser.  Car  Jésus  avait,  comparé  le  bonheur-  ultrater- 
restre aux  jouissances  d'un  banquet,  Matth.,  vin,  11; 
puis,  peu  après  l'institution  de  l'eucharistie,  il  devait 
faire  aux  apôtres  cette  promesse  :  «  Je  vous  prépare 
un  royaume  comme  mon  Père  me  l'a  préparé,  afin 
que  vous  mangiez  et  buviez  à  t  able  dans  mon  royaume, 
et  que  vous  soyez  assis  sur  des  trônes  pour  juger  les 
tribus  d'Israël.  »  Luc,  xxn,  29-30. 

Pourtant  cette  explication  à  elle  seule  ne  permet  pas 
de  comprendre  complètement  la  parole  du  Christ. 
Sans  doute,  «  la  pleine  réalité  se  trouvera  dans  l'éter- 
nité bienheureuse  après  la  résurrection  ».  Mais,  si  le 
royaume  de  Dieu  ne  se  réalise  complètement  qu'au 
ciel,  il  commence  déjà  sur  la  terre.  Jésus  l'a  dit 
maintes  fois.  Donc,  en  ce  monde  déjà,  la  figure  de  la 
Pâque  doit  disparaître  devant  une  réalité  plus  par- 
faite. A  la  présentation  de  deux  éléments  juifs, 
l'agneau  et  la  coupe  de  vin,  le  troisième  évangéliste 
fait  succéder  immédiatement  le  don  du  corps  et  du 
sang  du  Christ.  Le  parallèle  est  indéniable.  «  Luc...  n'a 
parlé  de  la  Pâque  juive  que  pour  lui  donner  son  congé 
et  dans  les  termes  qui  en  faisaient  plus  expressément 
la  figure  de  la  Pâque  nouvelle,  c'est-à-dire  de  l'eu- 
charistie. »  Elle  est  vraiment  «  la  réalité  divine  qui 
dans  le  royaume  de  Dieu  donne  sa  plénitude  à  la  fête 
antique.  Le  règne  du  Très-Haut  commence  ici-bas 
pour  s'achever  au  ciel.  Les  paroles  de  Jésus  dans  saint 
Luc  embrassent  les  deux  perspectives:  mais  la  pre- 
mière, celle  de  la  terre,  a  déjà  une  réalité  qui  accom- 
plit la  Pâque  juive.  »  Lagrange,  Évangile  selon  S.  Luc, 
p.  542-543;  Berning,  op.  cit.,  p.  119-151.  Cette  vérité 
se  manifeste  si  bien  que  les  critiques  les  plus  indépen- 


815 


MESSE    DANS    L'ÉCRITURE,    LA    DERNIÈRE    CÈNE 


816 


dants  s'accordent  avec  la  théologie  la  plus  orthodoxe 
pour  le  reconnaître.  «  L'évangélistc  considère  évidem- 
ment la  dernière  cène  comme  une  fête  pascale;  il  voit 
dans  l'eucharistie  elle-même  une  Pàque  dont  la  réa- 
lité apparaîtra  lorsque  le  royaume  de  Dieu  sera  venu. 
Les  paroles  :  «  Je  vous  dis  que  je  ne  la  mangerai  plus 
jusqu'à  ce  qu'elle  s'accomplisse  dans  le  royaume  de 
Dieu  »  ne  sont  pas  à  prendre  pour  une  simple  allusion 
aux  joies  du  royaume  éternel...  »  ou  au  salut  des 
hommes  dans  le  ciel.  «  Mais  il  s'agit  surtout  de  cette 
Pàque,  de  celle  que  Jésus  va  célébrer  en  ce  moment, 
c'est-à-dire  de  la  Pàque  eucharistique.  C'est  celle-là 
qui  a  son  accomplissement  dans  le  royaume  de  Dieu.  » 
Loisy,  Les  Évangiles  synoptiques,  t.  Il,  Ceffonds,  1908, 
p.  526. 

Ainsi,  à  l'agneau  immolé  sur  la  croix  les  Douze 
participent  au  cours  de  la  cène.  Il  faut  donc  que  le 
corps  et  le  sang  de  l'eucharistie  consommés  par  eux 
soient  ceux  d'une  victime.  On  ne  mangeait  pas  de 
viandes  immolées  à  la  divinité  si  auparavant  l'animal 
auquel  elles  avaient  appartenu  n'avait  pas  en  fait 
été  offert  en  sacrifice.  Or,  à  ce  moment  de  la  cène,  le 
Christ  n'a  pas  encore  été  mis  à  mort.  Jésus  n'a  pas 
rendu  son  dernier  soupir.  C'est  donc  pour  un  autre 
motif  que  déjà  son  corps  et  son  sang  Consommés  par 
les  apôtres  sont  ceux  de  l'agneau  pascal;  c'est  parce 
qu'à  cet  instant  ils  ont  été  offerts  à  Dieu  par  le  Christ 
pour  l'immolation  sanglante  du  Calvaire. 

Ces  pensées  ne  sont  pas  seulement  celles  de  théolo- 
giens croyants.  Personne  ne  les  a  peut-être  exposées 
avec  plus  de  force  et  de  clarté  que  A.  Loisy,  op.  cit., 
p.  523.  «  L'idée  qui  domine  le  récit  de  la  cène  dans  les 
Synoptiques  est  que  l'eucharistie  devient  la  vraie 
Pàque  des  enfants  de  Dieu,  le  vrai  sang  de  l'alliance; 
et  l'eucharistie  est  cela,  parce  qu'elle  figure  et  qu'elle 
est,  en  quelque  façon,  le  Sauveur  immolé  pour  le  salut 
des  hommes,  comme  l'agneau  pascal  a  été  immolé 
jadis  pour  le  salut  d'Israël...  Cette  conception  de  l'eu- 
charistie est  déjà  dans  saint  Paul.  La  notion  de  sacri- 
fice y  est  aussi  apparente  que  celle  de  la  communion 
à  Jésus.   » 

Le  Christ  est  notre  Pàque  à  la  cène  :  donc  là  déjà  il 
est  l'agneau  immolé  pour  notre  délivrance.  Or,  puis- 
qu'il ne  l'est  pas  encore  par  l'effusion  du  sang,  il  l'est 
par  le  don  de  sa  vie  à  son  Père  pour  l'holocauste  sur 
la  croix.  Rien  de  plus  juste  que  le  mot  cité  plus  haut  : 
l'eucharistie  est  la  vraie  Pàque  des  enfants  de  Dieu, 
parce  qu'elle  est  en  quelque  sorte  le  Sauveur  immolé 
pour  le  salut  des  hommes.  Le  sang  ne  coule  pas  encore; 
mais  déjà  il  est  versé  par  le  don  du  Christ  et  l'accep- 
tation de  Dieu. 

i)  L'acte  de  la  cène  est  expressément  présenté 
comme  une  partie  intégrante  du  sacrifice  de  la  passion. 
—  Ne  peut-on  pas  aller  plus  loin  et  montrer  déjà  dans 
le  repas  d'adieu  un  sacrifice,  parce  qu'il  est  donné 
comme  le  premier  acte  de  la  passion  sanglante  du 
Christ? 

A  coup  sûr,  la  mort  de  Jésus  fut  la  partie  essentielle 
de  son  immolation,  l'acte  qui,  selon  le  mot  prononcé 
par  le  Sauveur,  lui-même,  consomma  l'holocauste.  Joa., 
xix,  30.  Est-ce  à  dire  que  le  seul  moment  où  le  Christ 
exhala  son  dernier  soupir  fut  celui  où  s'opéra  son 
oblation  sanglante?  Comme  on  l'a  toujours  cru,  et 
ainsi  que  le  prouve  le  mot  traditionnel  qui  la  désigne, 
comme  le  montrent  à  merveille  tous  les  évangélistes, 
la  passion  se  composa  de  toutes  les  souffrances  phy- 
siques et  morales  qui  amenèrent  la  mort  de  Jésus. 
Saint  Thomas,  par  exemple,  la  fait  commencer  à  la 
trahison  de  Judas.  Sum.  theol.,  IIIa,  q.  lxxxiii,  a.  5, 
ad  3um. 

Or,  dans  chacun  des  récits  de  la  cène,  la  pensée  de 
la  passion  est  mise  en  un  puissant  relief.  Matthieu 
et  Marc  ne  font  connaître  que  deux  épisodes  du  repas 


d'adieu  :  l'annonce  de  la  trahison  de  Judas  et  l'insti- 
tution de  l'eucharistie.  Ils  consacrent  un  aussi  long 
développement  à  la  relation  de  l'un  (Matth.,  xxvi,  20- 
25;  Marc,  xiv,  18-21)  et  de  l'autre  fait  (Matth.,  xxvi, 
20-29  ;  Marc,  xiv,  22-25).  Ils  les  introduisent  tous  deux 
par  la  même  formule  :  Pendant  qu'ils  mangeaient, 
comme  s'ils  voulaient  opposer  la  malice  du  traître  à 
la  bonté  du  Sauveur.  Luc  s'étend  davantage  sur  les 
conversations  tenues  au  cénacle.  Mais  en  premier  lieu 
et  aussitôt  après  la  présentation  du  pain  et  du  vin 
eucharistiques,  il  fait  annoncer  par  le  Christ  la  trahi- 
son de  Judas,  xxn,  21-23.  Paul  ne  parle  de  la  cène  que 
pour  en  rappeler  l'origine  et  la  sainteté  afin  de  com- 
battre les  abus  deCorinthe;  il  n'avait  donc  pas  à  men- 
tionner les  circonstances  étrangères  à  l'institution  de 
l'eucharistie  et  qui  ne  confirment  en  rien  sa  thèse. 
Néanmoins,  il  ne  put  s'empêcher  d'écrire  lorsqu'il 
voulut  indiquer  la  date  de  la  cène  :  «  Ce  fut  dans  la 
nuit  où  Jésus  fut  livré,  »  I  Cor.,  xi,  23,  comme  s'il 
était  impossible  de  séparer  le  repas  d'adieu  de  la 
trahison  de  Judas. 

D'autre  part,  cet  événement  fit  certainement  souf- 
frir Jésus.  Les  disciples  eux-mêmes  en  furent  profon- 
dément attristés.  Le  langage  du  Christ  révèle  ce  qu'il 
endure  :  «  La  main  de  celui  qui  me  livre  est  avec  moi  à 
cette  table...  Le  Fils  de  l'homme  s'en  va,  mais 
malheur  à  celui  par  lequel  il  est  trahi,  il  vaudrait 
mieux  pour  cet  homme  n'être  pas  né.  »  Matth.,  xxvi, 
24;  Marc.xiv,  21  ;  Luc,  xxn,  21.  Impossible  d'ailleurs 
que  Jésus  soit  insensible  à  cet  événement.  Rien  de  ce 
qui  est  humain,  à  l'exception  du  péché,  ne  lui  est 
étranger.  D'ailleurs  aussitôt  après  la  cène,  alors  qu'il 
n'a  encore  été  soumis  à  aucun  mauvais  traitement,  il 
éprouve  de  ï'angoisse  et  il  déclare  que  son  âme  est 
triste  jusqu'à  la  mort.  Matth.,  xxvi,  37-3  ->.  Pourtant  il 
n'était  alors  soumis  qu'à  des  souffrances  morales,  mais 
elles  sont  représentées  comme  très  douloureuses.  Si 
le  mot  passion  a  un  sens,  on  doit  soutenir  qu'il  peut 
leur  être  appliqué.  Elles  débilitèrent  son  corps,  elles 
contribuèrent  avec  tous  les  supplices  postérieurs  à  le 
faire  mourir,  elles  furent  un  des  coups  qui  l'ont  tué. 
A  Gethsémani  déjà,  «  la  sueur  de  Jésus,  dit  l'Évangile, 
devint  comme  des  gouttes  de  sang  qui  coulaient  jus- 
qu'à terre.  »  Luc,  xxn,  -14. 

Ainsi  encadrée  entre  la  trahison  de  Judas  et  l'agonie 
du  Jardin  des  Oliviers,  l'institution  de  l'eucharistie 
donnée  par  Jésus  aux  Douze,  alors  qu'il  sait,  qu'il 
déclare  devoir  être  abandonné  d'eux,  Matth.,  xxvi,31, 
renié  par  Pierre,  Matth.,  xxvi,  34;  Marc,  xiv,  30; 
Luc,  xxn,  34,  et  trahi  par  Judas,  ne  peut  pas  n'avoir 
pas  été  accompagnée  d'une  profonde  tristesse.  Non 
seulement  Jésus  annonça  son  immolation,  s'offrit  en 
holocauste,  institua  un  mémorial  de  sa  mort  et  fit 
participer  ses  disciples  au  nouvel  agneau  pascal;  mais 
déjà  son  cœur  saigna,  déjà  ce  fut  la  passion,  déjà  com- 
mença et  se  continua  le  sacrifice  qui  se  consommera  sur 
la  croix. 

C'est  là,  dit  Bérulle  aux  protestants,  «  ...le  premier 
pas  »  de  Jésus  «  pour  aller  à  la  mort,  soit  intérieure- 
ment en  la  pensée  de  son  cœur,  soit  religieusement  en 
la  cérémonie  qu'il  institue,  soit  extérieurement  en 
partant  du  cénacle  pour  aller  au  jardin  où  il  devait 
verser  son  sang...  et  où  l'ennemi  avait  son  rendez- 
vous  pour  le  prendre  et  le  conduire  au  Calvaire...  Vu 
et  considéré  que  le  Fils  de  Dieu  n'aura  pas  attendu 
de  s'offrir  à  la  mort  le  seul  instant  de  sa  souffrance,  et 
que  sa  charité  aura  prévenu  et  désarmé  la  malice  et  la 
rage  des  Juifs,  et  que  nous  le  voyons  en  ce  dernier 
souper  n'avoir  autre  propos  en  la  bouche  avec  ses 
apôtres  que  de  sa  mort  et  de  sa  passion,  et  qu'il  la 
voyait  présente  au  cœur  et  au  dessein  de  Judas  qui 
était  avec  lui  en  la  même  table  et  qu'il  faisait  même 
lors  un  mémorial  perpétuel  de  cette  souffrance,  et  qu'il 


817 


MESSE    DANS    L'ECRITURE,    LE    SACERDOCE    DU    CHRIST 


818 


donnait  à  cette  Pâque  nouvelle  et  chrétienne  le  même 
agneau  qui  devait  mourir  pour  notre  rédemption  à  la 
croix...  faut-il  donner  la  géhenne  à  vos  esprits  pour 
vous  faire  croire  qu'il  a  plu  à  Notre-Seigneur  en  l'acte 
de  son  testament  de  se  souvenir  de  sa  mort,  et  en 
présenter  à  Dieu  l'offrande  et  l'acceptation  volon- 
taire? »  Discours  il,  Du  sacrifice  de  la  messe  célébré  en 
l'Église  chrétienne,  c.  xu,  Œuvres  complètes,  éd.  Migne, 
Paris,  1856,  p.  700-702. 

/)  Est-il  démontré  encore  par  l'agonie  de  Gethsémani 
que  l'acte  de  la  cène  a  constitué  Jésus  à  l'état  de  vic- 
time pour  le  sacrifice  sanglant?  ■ — ■  Le  P.  de  la  Taille, 
non  content  de  mettre  fort  bien  en  valeur  l'argument 
qui  précède,  op.  cit.,  p.  85-88,  croit  pouvoir  le  complé- 
ter de  la  manière  suivante. 

Après  la  cène,  à  Gethsémani,  Jésus  dit  ces  mots  : 
«  Mon  Père,  s'il  est  possible,  que  ce  calice  s'éloigne  de 
moi;  cependant  qu'il  ne  soit  pas  fait  comme  je  veux, 
mais  comme  vous  voulez.  »  Matth.,  xxvr,  39;  cf.  Marc, 
xiv,  36;  Luc,  xxn,  42.  Donc,  à  ce  moment,  le  Christ 
voit  qu'il  lui  faut  boire  une  coupe  dont  il  désirerait 
qu'elle  s'éloignât.  Or,  au  contraire,  avant  la  cène,  il 
paraissait  pleinement  libre  et  très  désireux  de  se 
donner  pour  nous.  Pourquoi  ce  changement?  Parce 
qu'au  repas  d'adieu,  Jésus  s'est  livré  en  holocauste  à 
son  Père  et  que  cette  oblation  a  été  acceptée.  Il  est 
donc  obligé  d'exécuter,  quoi  qu'il  lui  en  coûte,  ce  qu'il 
a  promis.  Cette  explication  concilierait  des  textes  en 
apparence  contradictoires,  les  uns  où  il  est  affirmé  que 
Jésus  s'est  offert  librement  à  une  mort  que  son  Père 
ne  lui  avait  pas  imposée  par  un  précepte  proprement 
dit;  les  autres  qui  louent  son  obéissance  dans  sa  pas- 
sion et  sur  la  croix.  De  la  Taille,  op.  cit.,  p.  89. 

Ce  raisonnement  est  ingénieux.  Mais  peut-on  le  pré- 
senter sans  dépasser  le  témoignage  des  Synoptiques? 
Ils  nous  affirment  que,  dans  sa  prière,  Jésus  fait  appel  à 
la  toute-puissance  de  son  Père,  qu'il  exprime  le  désir  de 
ne  pas  boire  la  coupe  de  la  passion,  mais  qu'en  même 
temps  il  déclare  soumettre  sa  volonté  humaine  à  la 
volonté  divine.  C'est  beaucoup  assurément,  mais  c'est 
tout.  Aussi  d'innombrables  commentateurs  ont  lu 
cette  prière  sans  jamais  soupçonner  qu'elle  affirme  le 
caractère  sacrificiel  de  la  cène.  Elle  ne  l'attesterait 
d'ailleurs  que  si,  avant  l'institution  de  l'eucharistie, 
Jésus  ne  s'était  pas  encore  offert  à  son  Père;  si,  jus- 
qu'à ce  moment,  il  était  libre  de  s'immoler  sur  la 
croix,  s'il  lui  avait  été  impossible  de  faire  auparavant 
la  prière  de  Gethsémani.  En  était-il  ainsi?  Les  Synop- 
tiques ne  le  disent  pas,  ils  ne  donnent  aucune  réponse 
à  cette  question.  Il  semble  donc  impossible  de  démon- 
trer par  la  seule  teneur  de  la  supplication  de  Jésus  à 
Gethsémani  que  la  cène  fut  un  sacrifice. 

A-)  Conclusion.  ■ —  Force  est  de  le  constater  :  après 
avoir  écouté  le  langage  et  vu  le  geste  de  Jésus,  les 
Douze  durent  croire  qu'il  offrait  un  sacrifice.  Le  Christ 
renonçait,  en  l'honneur  de  Dieu  auquel  il  s'offrait,  à  des 
biens  qui  lui  appartenaient,  à  ceux  qui  étaient  davan- 
tage sa  propriété,  à  son  corps,  à  son  sang  et  à  sa  vie. 
La  victime  n'était  pas  une  de  celles  que  nommait  la  loi 
antique,  mais  elle  avait  plus  de  prix  encore,  elle  était 
pure  entre  toutes,  elle  était  celle  qu'avait  entrevue 
Isaïe.  Comme  jadis  les  animaux  étaient  officiellement 
amenés  dans  le  temple,  Jésus  se  présentait  solennelle- 
ment à  la  face  de  Jahvé.  C'était  bien  comme  toutes  les 
victimes  de  l'ancienne  Loi  pour  être  substitué  à  autrui  : 
Jésus  se  livrait  pour  les  Douze,  à  leur  place  et  à  leur 
profit,  il  substituait  sa  vie  à  la  leur.  Aussitôt  son  sup- 
plice commençait  :  la  souffrance  n'était  encore  que 
morale  mais  déjà,  comme  toute  douleur,  elle  portait 
atteinte  aux  forces  physiques  de  la  victime.  Bien  plus, 
si  Jésus  ne  versait  pas  en  fait  immédiatement  tout  son 
sang,  si  son  corps  n'était  pas  aussitôt  mis  à  mort,  du 
moins  l'immolation   prochaine  était  annoncée,  sym- 


bolisée. Déjà  elle  était  ratifiée  par  Dieu  comme  l'avait 
été  le  sacrifice  d'Isaac  avant  d'être  accompli.  D'ail- 
leurs, puisque  déjà  les  Apôtres  recevaient  un  morceau 
de  la  victime  et  buvaient  son  sang,  c'est  qu'à  cet  ins- 
tant même,  d'une  certaine  manière,  l'immolation  de 
Jésus  était  commencée.  De  même  qu'autrefois  sur  le 
Sinaï  le  sang  sacrifié  avait  aspergé  l'autel  et  le  peuple, 
de  même  une  partie  du  sang  de  Jésus  devait  aller  à 
Dieu  et  une  partie  être  répandue  sur  les  fidèles  qui  le 
buvaient  :  tel  est  bien  le  rite  de  l'alliance  et  de  l'expia- 
tion. Ainsi  encore  comme  en  certains  sacrifices,  tandis 
que  des  membres  de  la  victime  étaient  réservés  au 
feu  pour  rester  la  part  de  Dieu  et  d'autres  consommas 
soit  par  les  prêtres,  soit  par  eux  et  les  donateurs, 
admis  les  uns  et  les  autres  à  l'honneur  d'être  les 
convives  de  Jahvé  et  de  participer  à  son  festin,  de 
même  le  corps  du  Christ  était  appelé  à  devenir  par 
une  mort  volontaire  et  violente  le  bien  propre  du 
Très-Haut,  et  ce  même  corps  était  servi  aux  apôtres 
qui  entraient  ainsi  dans  la  communion  la  plus  intime 
qu'il  est  possible  d'imaginer  et  avec  Jésus  et  avec 
Jahvé.  Les  Douze  qui  furent  témoins  de  la  première 
cène  assistaient  certes  à  un  a^te  inouï,  sans  précédent . 
Pourtant  ils  y  retrouvaient  ce  qu'ils  étaient  habitués 
à  voir  en  tout  sacrifice,  et  ils  pouvaient  comorendre 
qu'à  ce  moment  même  commençait  l'immolation 
rituelle  des  temps  nouveaux. 

2°  Autres  textes  néoteslamzntaires.  —  Trouve-t-on 
dans  d'autres  récits  d  j  Nouveau  Testament  des  textes 
qui  confirment  ou  qui  nient  le  caractère  sacrificiel 
attribué  au  repas  d'adieu  par  Paul  et  les  Synoptiques? 
— ■  1.  Le  quatrième  Évangile.  —  Il  est  certain  que  les 
formules  de  l'institution  ressemblent  fort  à  certaines 
paroles  prononcées  par  Jésus  dans  le  discours  sur  le 
pain  de  vie.  Les  phrases  Mangez,  ceci  est  mon  corps. 
Buvez,  ceci  est  mon  sang,  concordent  avec  les  mots  : 
Celui  qui  mange  ma  chair  et  celui  qui  boit  mon  sang... 
Joa.,  vi,  56.  De  même  la  promesse  :  Le  pain  que  je 
donnerai,  c'est  mi  chair  pour  la  vie  du  monde,  Joa.,  vi, 
51  (52  dans  la  Vulgate),  fait  penser  à  la  déclaration  de 
Jésus  présentant  le  pain  aux  Douze  :  Cîci  est  mon  corps 
donné  pour  vous.  Luc.,  xxn,  19. 

Jésus  déclare-t-il  donc  aussi  dans  le  quatrième 
évangile  que  sa  chair  est  à  la  cène  offerte  en  sacrifice? 
Les  commentateurs  et  les  théologiens  qui  l'affirment 
invoquent  la  promesse  citée  plus  haut  :  «  Le  pain  que 
je  donnerai  est  ma  chair  pour  la  vie  du  monde.  »  vi, 
51  (52).  Cette  leçon  est  celle  qui  est  le  mieux  attestée, 
le  plus  communément  admise  (Von  Soden,  Nestlé, 
Vogels,  Loisy,  Lagrange).  Il  en  est  deux  autres.  L'une 
d'elles  exprime  un  mot  qui  est  sous-entendu  dans  la 
leçon  précédente  :  «  Le  pain  que  je  donnerai  c'est  ma 
chair  que  je  donnerai  pour  la  vie  du  monde.  »  Ce  texte 
qu'on  retrouve  en  certains  manuscrits  a  été  adopté 
par  Maldonat  et  Tischendorf  (7e  édit.).  Une  autre 
leçon  rend  la  pensée  plus  claire,  mais  n'est  attestée 
que  par  le  Sinaïticus  et  Tertullien  :  «  Le  pain  que  je 
donnerai  pour  la  vie  du  monde  est  ma  chair.  »  Elle 
est  proposée  par  Tischendorf  (8e  édit.  de  Gebhardt) 
et  par  Calmes.  On  est  tenté  «  d'y  voir  un  arrangement 
pour  aboutir  à  plus  de  netteté  ».  Lagrange,  Évangile 
selon  S.  Jean,  Paris,  1925,  p.  183. 

Que  l'on  choisisse  l'une  ou  l'autre  lecture,  il  est 
certain  qu'il  est  parlé  en  cette  phrase  de  l'eucha- 
ristie et  de  la  passion,  Lagrange,  loc.  cit.;  les  deux 
idées  sont  «  étroitement  associées  ».  Loisy,  Le  quatrième 
évangile,  Paris,  1921,  p.  212.  Cette  affirmation  est 
démontrée  dans  l'art.  Eucharistie,  t.  v,  col.  997-998. 

Une  relation  est  établie  entre  trois  termes  :  pain, 
chair,  vie  du  monde.  —  Il  en  est  deux,  l'eucharistie  et 
le  corps  du  Christ  qui  sont  donnés  pour  identiques  : 
pain  =  chair.  Los  trois  leçons  s'accordent  à  le  recon- 
naître. Mais  à  quoi  doit  être  rapportée  la  vie  du  monde? 


SIM 


MESSE    DANS    L'ÉCRITURE,   LE   SACERDOCE    DU    CHRIST 


820 


Est-ce  immédiatement  au  pain?  On  s'en  souvient, 
c'est  ce  que  prétend  la  3e  leçon  citée  plus  haut  :  «  Le 
pain  que  je  donnerai  pour  la  vie  du  monde,  c'est  ma 
chair  ».  Si  on  l'accepte,  on  est  tenté  de  soutenir  qu'à 
la  cène  déjà  Jésus  s'est  offert  en  sacrifice  et  qu'en 
présentant  son  corps  sous  les  apparences  du  pain,  il  l'a 
livré  pour  le  salut  des  hommes.  Ainsi  pense  Calmes 
qui  adopte  cette  lecture.  Il  conclut  :  «  Dans  cette 
phrase...  se  trouvent  confondues  les  prédictions  de  la 
passion  et  la  promesse  du  pain  eucharistique,  et  cela 
sans  qu'il  y  ait  équivoque;  car  l'eucharistie  est,  en 
même  temps  qu'un  sacrement,  un  véritable  sacrifice. 
un  mémorial  de  la  mort  de  Notre-Seigneur  .Jésus- 
Christ.  »  Évangile  selon  S.  Jean,  Paris,  1904,  p.  252- 
253.  Pourtant  même  sous  cette  forme:  «Le pain  que  je 
donnerai  pour  la  vie  du  monde,  c'est  ma  chair  »,  la 
phrase  de  Jésus  ne  pourrait-elle  pas  faire  allusion  non 
à  l'oblation  de  la  cène,  mais  à  l'efficacité  salutaire  du 
pain  eucharistique  en  chacun  des  communiants?  Jésus 
annoncerait  alors  le  sacrement  sans  parler  du  sacrifice. 
On  peut  poser  la  question,  et  il  est  difficile,  à  la  seule 
lumière  du  texte  biblique,  de  la  résoudre 

Si  au  contraire  on  préfère  l'une  ou  l'autre  des  deux 
premières  leçons,  c'est  immédiatement  à  la  chair  que 
se  rapporte  la  vie  du  monde.  On  lit  alors  :  Le  pain  que 
je  donnerai,  c'est  ma  chair.  Puis  on  sous-entend  ou  on 
ajoute  les  mots  :  que  je  donnerai,  et  enfin  on  termine 
ainsi  la  phrase  :  pour  la  vie  du  monde.  Cette  fois  ce 
qui  est  offert  pour  le  salut  des  hommes,  c'est  le  corps  : 
le  sacrifice  de  la  passion  est  directement  annoncé. 
Faut-il  conclure  qu'il  n'est  pas  parlé  de  l'eucharistie 
comme  d'une  oblation?  Ce  serait  peut-être  aller  un 
peu  vite.  Des  exégètes  détachés  de  toute  confession 
religieuse  sont  d'accord  avec  les  croyants  pour  recon- 
naître que  dans  le  contexte  domine  la  pensée  du  Christ 
donné  en  nourriture  comme  chair  et  sang  dans  un  état 
de  mort.  Il  faut  en  effet  observer  que  dans  les  versets 
suivants,  53-56,  Jésus  insiste  sur  la  séparation  des  deux 
éléments,  images  de  son  immolation  :  quatre  fois  il 
parle  de  l'eucharistie  comme  de  l'acte  par  lequel  on 
mange  sa  chair  et  on  boit  son  sang.  Pourquoi  d'ailleurs 
associe-t-il  dans  la  même  phrase  le  pain  au  corps 
donné  pour  la  vie  du  monde?  S'il  avait  voulu  seule- 
ment affirmer  l'identité  de  cette  nourriture  avec  sa 
chair  réelle,  il  aurait  pu  dire  :  le  pain  que  je  vous  don- 
nerai, c'est  ma  chair  que  vous  voyez,  ma  chair  née  de 
Marie,  etc..  Puisqu'au  contraire  il  assimile  cet  aliment 
au  corps  immolé  pour  le  salut  des  hommes,  c'est,  sem- 
ble-t-il,  que  l'eucharistie  et  la  passion  sont  une  même 
chose,  donc  un  même  sacrifice;  c'est  qu'à  la  cène 
comme  au  Calvaire  est  offerte  à  Dieu  la  chair  du 
Christ,  ici  sous  l'apparence  de  pain,  là  sans  voile  et 
sous  sa  forme  naturelle.  La  phrase  elle-même  semble 
l'exiger,  ajoute-t-on  :  Qu'il  soit  sous-entendu  (pre- 
mière leçon)  ou  exprimé  (deuxième  leçon),  le  verbe 
donner  s'y  trouve  en  réalité  deux  fois.  Le  pain  que  je 
donnerai,  c'est  ma  chair  que  je  donnerai  (ces  trois 
mots  sont  sinon  expressément  répétés  du  moins  exigés 
par  le  sens)  pour  la  vie  du  monde.  Or  le  même  verbe 
employé  deux  fois  à  si  faible  distance  doit  avoir  le 
même  sens  dans  l'un  et  l'autre  cas.  Conclusion  : 
Puisque  la  chair  donnée  pour  la  vie  du  monde  c'est 
celle  qui  est  offerte  à  Dieu  en  sacrifice,  donc  le  pain  que 
Jésus  donnera,  c'est  l'aliment  eucharistique  offert  à 
Dieu  en  sacrifice.  En  d'autres  termes,  le  corps  du 
Seigneur  distribué  aux  Douze  est  à  la  cène  déjà  pré- 
senté à  Dieu  comme  la  victime  qui  doit  être  immolée 
sur  la  croix.  De  la  Taille,  op.  cit.,  p.  79-81. 

Ces  raisonnements  sont  ingénieux,  mais  un  peu 
subtils.  En  les  admirant,  on  est  tenté  de  se  demander 
si  tout  ce  qui  est  ainsi  découvert  dans  le  texte  de  Jean 
s'y  trouve  réellement.  Jésus  insiste  sur  les  deux  élé- 
ments nourriture  et  breuvage  :  ne  serait-ce  pas  tout 


simplement  parce  qu'en  fait  le  fidèle  doit  accomplir 
les  deux  actes  :  manger  son  corps  et  boire  son  sang? 
De  ce  que  le  Christ,  dans  une  même  phrase,  annonce 
l'eucharistie  et  la  passion,  faut-il  conclure  qu'il 
enseigne  par  ces  mots  l'identité  de  l'immolation  de  la 
croix  et  du  sacrifice  de  la  cène?  Ne  peut-on  pas  expli- 
quer autrement  la  juxtaposition  des  deux  promesses? 
Plus  d'une  hypothèse  peut  être  imaginée.  Le  P.  La- 
grange  propose  la  suivante  :  «  Le  pain  donne  la  vie  à 
chacun...  L'immolation  de  la  chair...  donne  la  vie  au 
monde.  »  Op.  cit.,  p.  183.  Rien  de  plus  naturel  que 
ce  rapprochement  dans  les  discours  du  c.  vi  qui  décrit 
les  divers  moyens  par  lesquels  Jésus  nourrit  les  âmes. 
Quant  à  l'impossibilité  d'attribuer  dans  la  même 
phrase  au  verbe  donner  deux  sens  différents  et  de  com- 
prendre ainsi  le  texte  :  «  le  pain  que  je  distribuerai 
aux  Douze  est  la  chair  que  j'offrirai  à  Dieu  pour  le 
salut  du  monde  »,  elle  existerait,  peut-être,  si  Jean 
était  un  écrivain  classique,  soucieux  d'éviter  toute 
redite  équivoque  et  toute  obscurité.  Veut-on  avoir 
la  preuve  que  les  auteurs  bibliques  emploient  à 
faible  distance  le  même  verbe  donner  pour  lui  faire 
signifier  deux  actes  différents,  une  première  fois  dis- 
tribuer aux  hommes  et  une  seconde  offrir  à  Dieu,  il 
suffit  de  se  rappeler  saint  Luc  :  Jésus  «  ayant  pris  du 
pain,  ayant  rendu  grâces,  le  rompit  et  le  leur  (aux 
disciples)  donna  (distribua)  disant  :  Ceci  est  mon 
corps  donné  (offert  à  Dieu)  pour  vous.  »  Luc.,  xxn,  19. 

En  réalité,  après  avoir  ainsi  pesé  le  pour  et  le  contre, 
force  est  de  conclure  :  D'après  saint  Jean,  pain  =  chair 
du  Christ  =  vie  du  monde.  Mais  comment  le  pain  est-il 
la  vie  du  monde,  c'est  ce  que  l'auteur  ne  nous  a  pas  dit 
en  termes  exprès. 

Il  est  un  grand  nombre  d'autres  termes  du  qua- 
trième évangile  où  des  critiques,  Loisy  par  exemple, 
ont  cru  découvrir  des  allusions  à  la  cène.  Déjà  il  a  été 
dit  quel  cas  il  faut  faire  de  ces  rapprochements  ingé- 
nieux, mais  dont  la  plupart  sont  discutables.  Voir  art. 
Eucharistie,  t.  v,  col.   1068-1069. 

Un  passage  du  quatrième  évangile  doit  pourtant 
êL'e  souligné,  le  c.  xvn,  qui  contient  la  prière  dite  sa- 
cerdotale. Sans  doute,  Lagrange  a  pu  écrire  à  bon 
droit  :  «  Supposer  avec  Loisy  »  que  cette  supplication 
«  peut  être  l'eucharistie  particulière  d'un  prophète, 
c'est  se  moquer.  »  Évangile  selon  saint  Jean,  Paris, 
1925,  p.  384.  Toutefois,  on  l'a  fait  observer  :  entre  ce 
morceau  et  les  pières  eucharistiques  de  la  Didachè 
(ix-xx)  il  reste  «  quelques  analogies  »  et  ce  chapitre  a 
pu  être  présenté  comme  un  modèle  des  anaphores 
chrétiennes  primitives.  «  Jésus  y  parle  ■ —  déjà  des 
Pères  de  l'Église  l'avaient  remarqué  — comme  grand 
prêtre,  comme  médiateur  entre  Dieu  et  les  apôtres.  Il 
expose  à  son  Père  qu'il  a  terminé  son  œuvre  propre 
et  il  lui  recommande  de  la  continuer  par  ceux  qu'il  lui 
a  donnés  et  qu'il  a  formés  pour  cela,  dans  l'unité  de 
la  doctrine  qu'il  leur  a  enseignée  et  dans  l'amour  que 
le  Père  a  pour  Lui.  »  Lagrange,  op.  cit.,  p.  435.  Ce 
langage  et  cette  attitude  sacerdotale,  ces  paroles  qui 
•ont  pu  inspirer  les  improvisateurs  ou  les  rédacteurs 
des  antiques  liturgies  du  sacrifice,  ne  donnent -ils  pas 
à  penser  qu'à  la  cène  Jésus  a  vraiment  fait  acte  de 
prêtre,  offert  à  Dieu  pour  les  siens  le  corps  et  le  sang 
(mil  devait  immoler  sur  la  croix? 

LJne  parole  de  cette  prière  sacerdotale  encourage  à 
le  croire.  Jésus  dit,  xvn,  19  :  «  Je  me  consacre  moi-même 
pour  eux  (les  Apôtres)  afin  qu'ils  soient  eux  aussi 
consacrés  en  vérité.  »  Le  verbe  employé  est  àytâ^w, 
«  rendre  sacré  »,  mot  qui  sert  pour  désigner  la  sancti- 
fication du  pontife  et  celle  des  victimes.  Aussi  des 
anciens  et  des  modernes  s'accordent-ils  à  reconnaître 
que  par  cette  phrase  Jésus  déclare  s'offrir  en  sacri- 
fice. Voir  De  la  Taille,  op.  cit.,  p.  88,  qui  cite  comme 
tenants  de  cette  interprétation    saint  Jean    Chryso- 


821 


MESSE    DANS    L'ECRITURE,    LE    SACERDOCE    DU    CHRIST 


822 


stome,  saint  Cyrille  d'Alexandrie,  Ftupert,  saint  Tho- 
mas. Cajétan,  Ainsi  pensait  Bossuet.  Parmi  les  contem- 
porains  on  peut  encore  nommer  Knabenbauer, 
Calmes,  Durand,  Loisy.  Voir  le  commentaire  de 
Lagrange.  «  Je  me  sanctifie  pour  eux  afin  qu'ils  soient 
sanctifiés.  >■  Le  sens  est  le  suivant  :  Prêtre  et  victime,  je 
m'offre  à  Dieu  comme  une  chose  sainte  pour  les 
apôtres,  afin  qu'ils  trouvent  en  moi  la  sainteté  dont 
ils  ont  besoin  pour  être  à  leur  tour  prêtres  et  victimes. 
le  sacrifice  dont  il  est  parlé  ici  est  à  coup  sûr  celui 
de  la  croix  :  ainsi  le  comprennent  généralement  les 
commentateurs  de  ce  passage.  Il  faut  bien  noter 
toutefois  que  Jésus  ne  dit  pas  :  Je  me.  consacrerai,  mais 
je  me  consacre.  Il  est  donc  tout  naturel  et  légitime  de 
penser  qu'  «  à  ce  moment  même  »,  Lagrange.  op.  cit., 
p.  -148,  le  Christ  se  voue  à  Dieu  pour  être  l'agneau 
pascal  immolé  sur  la  croix. 

Ainsi  d'après  le  quatrième  évangile,  le  pain  de  vie 
est  présenté  comme  donné  pour  le  salut  du  monde;  et 
ce  peut  être,  non  seulement  à  cause  de  son  action  dans 
l'âme  des  communiants,  mais  aussi  parce  qu'à  la  cène 
déjà  Jésus  s'offre  en  sacrifice  :  sa  prière  sacerdotale  et 
notamment  la  phrase  où  il  se  pose  en  prêtre  et  en 
victime  semblent  bien  l'attester. 

2.  L'Épitre  aux  Hébreux.  —  Le  concept  du  Christ 
pontife  se  retrouve  dans  VÉpître  aux  Hébreux. 

Jésus  y  est  déclaré  grand  prêtre  selon  l'ordre  de 
Melchisédech  et  partant  supérieur  à  tous  les  ministres 
de  l'ancienne  loi.  Chaque  année,  le  souverain  pontife 
d'Israël,  en  la  fête  de  l'expiation,  pénétrait  dans  le 
Saint  des  Saints  pour  y  obtenir  par  l'aspersion  d'un 
sang  animal  une  purification  de  ses  fautes  et  de  celles 
du  peuple,  qui  était  toujours  à  recommencer.  Le  Christ, 
grand  praire  selon  l'ordre  de  Melchisédech,  est  entré  par 
sa  mort  dans  le  ciel  et,  en  montrant  son  sang  à  son 
Père,  il  obtint  une  fois  pour  toutes  la  rémission  de 
tous  les  péchés,  scella  une  nouvelle  et  meilleure 
alliance  de  Dieu  avec  les  hommes.  Tel  est  le  thème  que 
développent  six  chapitres  de  cette  lettre,  v-x. 

On  voit  aussitôt  l'importance  du  titre  de  grand 
prêtre  selon  l'ordre  de  Melchisédech.  Aussi  l'auteur  ne  se 
contente-t-il  pas  de  l'attribuer  à  Jésus.  Pour  justi- 
fier le  rapprochement,  il  montre  comment  se  res- 
semblent ces  deux  pontifes.  Ils  ont  mêmes  fonctions, 
celles  de  prêtre  du  Très-Haut,  de  roi  de  justice  (Mel- 
chisédech) et  de  paix  (Salem),  vu,  1-2.  L'un  apparaît, 
l'autre  est  sans  origine  ni  fin.  vu.  3.  Aucun  ne  naît  de 
la  tribu  sacerdotale,  vu,  13-14.  Tous  deux  sont  supé- 
rieurs à  Lévi  et  à  l'ordre  d'Aaron.  vu,  4-10.  Chacun  est 
unique  en  sa  série,  il  est  sans  successeur,  vu,  22-24,  et 
n'a  offert  qu'un  sacrifice,  vu,  27.  Ni  l'un  ni  l'autre  n'est 
investi  du  sacerdoce  par  la  loi  de  descendance  char- 
nelle, vu,  16;  ils  sont  l'objet  d'une  vocation  divine. 
Lu  laveur  du  Christ,  il  y  eut  un  serment  de  Dieu, 
comme  jadis  pour  Abraham  au  temps  de  Melchisé- 
dech. vi,  13-20;  vu,  20-21.  C'est  ce  que  l'épître  expose 
longuement,  v-vii.  Aussi  peut-elle  dire  que  Jésus 
est  grand  prêtre  à  la  ressemblance  de  Melchisédech, 
vu.  15,  et  réciproquement  que  ce  dernier  a  été  pareil 
m  Fils  de  Dieu,  vn,  3. 

Il  est  donc  naturel  que  l'Épître  aux  Hébreux,  à  plu- 
sieurs reprises,  v,  6-10;  vi,  20;  vu,  11,  17, 21,  applique 
au  Christ  le  v.  4  du  psaume  cix(cxde  l'hébreu)  :  «Le 
Seigneur  l'a  juré  :  il  ne  s'en  repentira  pas.  Tu  es  prêtre 
pour  toujours  à  la  manière  de  Melchisédech  ».  Déjà 
nous  le  savons  par  les  Synoptiques,  Matth.,  xxu, 
11-16;  Marc,  xu,  35-37;  Luc,  xx,  41-44,  les  scribes 
contemporains  de  Jésus  tenaient  ce  poème  pour  mes- 
sianique et  les  apôtres  ont  partagé  ce  sentiment.  Act., 
h,  34;  I  Cor.,  xv,  25;  Eph.,  i,  20-22;  Hebr.,  loc.  cit. 
et  i.  3:  v,  6,  vin,  1;  x,  12-13;  I  Petr.,  m,  22. 

D'après  ce  psaume  que  les  Septante  et  le  texte  mas- 
sorétique  attribuent  à  David,  le  Messie  doit  être  non 


seulement  un  roi  conquérant,  mais  encore  un  prêtre. 
La  fin  du  f.  4  résout  une  difficulté.  Puisque  le  Messie 
sera  le  fils  de  David,  comment  peut -il  être  investi  du 
sacerdoce  dont  les  fonctions  sont  réservées  à  la  tribu 
de  Lévi,  à  la  famille  d'Aaron?  La  réponse  est  tirée  de 
L'Écriture  elle-même.  Le  livre  de  la  Genèse  ne  parle-t-il 
pas  d'un  roi  Melchisédech  qui  n'appartenait  ni  à  la 
famille  sacerdotale,  ni  même  à  la  race  d'Abraham 
et  qui  fut  pourtant  le  prêtre  du  Très-Haut?  De  même, 
dit  le  psaume,  le  Messie  descendant  de  David  sera 
souverain  victorieux  et  investi  du  sacerdoce  selon 
l'ordre   de   Melchisédech. 

Nous  sommes  ainsi  ramenés  au  texte  de  Gen.,  xiv, 
17-19.  «  Comme  Abraham  revenait  vainqueur  de  Cho- 
dorlahomor  et  des  rois  qui  étaient  avec  lui,  le  roi  de 
Sodome  alla  à  sa  rencontre  dans  la  vallée  de  Save, 
c'est  la  vallée  du  Roi.  Melchisédech,  roi  de  Salem,  pré- 
senta du  pain  et  du  vin;  il  était  prêtre  du  Dieu  Très 
Haut.  Il  bénit  Abraham  et  dit  :  Béni  soit  Abraham 
par  le  Dieu  Très  Haut  qui  a  créé  le  ciel  et  la  terre; 
béni  soit  le  Dieu  Très  Haut  qui  a  livré  tes  ennemis 
entre  tes  mains.  »  Tel  est  le  texte  hébreu.  Certains 
commentateurs  ont  pensé  que  Melchisédech  se  con- 
tenta de  ravitailler  Abraham  et  ses  hommes.  Toute- 
fois la  réflexion  :  //  était  prêtre  du  Dieu  Très  Haut  ne 
se  comprendrait  guère  et  serait  mal  placée.  Elle  suit 
immédiatement  les  mots  :  //  présenta  du  pain  et  du 
vin.  Or,  si  ce  renseignement  sur  le  sacerdoce  de  Mel- 
chisédech n'était  donné  que  pour  mieux  éclairer  le 
lecteur  sur  cette  étrange  personnalité,  ne  semble-t-il 
pas  qu'il  devrait  se  trouver  à  un  autre  endroit  de 
la  phrase,  à  côté  de  la  mention  «  roi  de  Salem  »?  On  ne 
peut  pas  dire  d'autre  part  que  cette  affirmation  :  «  il 
était  prêtre  »  figure  là  où  elle  est  pour  justifier  la  béné- 
diction donnée  par  Melchisédech,  cette  qualité  n'étant 
pas  requise  pour  l'accomplissement  de  cet  acte  :  un 
roi,  un  père  peuvent  bénir.  Aussi  des  interprètes  de  ce 
passage  ont  conclu  que  la  qualité  de  prêtre  explique 
la  présentation  de  pain  et  de  vin,  et  atteste  son  carac- 
tère d'offrande  religieuse  faite  au  Dieu  Très  Haut.  C'est 
la  pensée  de  la  Vulgate  :  Melchisédech,  rex  Salem  pro- 
ferens  panem  et  vinum,  erat  enim  sacerdos  Dei  altissimi, 
f.  18.  Le  texte  hébreu  insinue  cette  interprétation  ou 
du  moins  ne  la  contredit  pas.  Voir  Lesêtre,  art.  Mel- 
chisédech, Diction,  de  la  Bible,  t.  iv,  col.  939-9  K). 

On  devine  quelle  a  été  la  conséquence.  De  nom- 
breux écrivains  chrétiens  ■ —  le  premier  fut  Clément 
d'Alexandrie  ■ —  proposèrent  cette  conclusion  :  Le 
psaume  cix  (ex)  et  l'Épître  aux  Hébreux  affirment  que 
Jésus  fut  prêtre  selon  l'ordre  de  Melchiédech.  Or,  la 
Genèse  nous  apprend  que  le  roi  de  Salem  offrit  au  Très- 
Haut  un  sacrifice  de  pain  et  de  vin.  Sacrifice  est  donc 
la  cône,  sacrifice  est  aussi  la  messe.  Bellarmin,  Petau, 
Thomassin  ont  relevé  de  très  nombreux  textes  de 
Pères  où  sont  émises  soit  ces  deux  conclusions,  soit 
l'une  d'entre  elles.  Voir  aussi  De  la  Taille,  op.  cit., 
p.  68  sq. 

Aussitôt  surgit  une  objection  faite  déjà  par  les 
Béformateurs  du  xvi«  siècle  et  maintes  fois  présentée. 
L'Épître  aux  Hébreux  n'a  nulle  part  proposé  ce  rap- 
prochement. Or,  l'auteur  s'ingénie  à  relever  les  plus 
minuscules  ressemblances  qui  peuvent  exister  entre 
Mclcliisédech  et  le  Christ.  Il  les  cherche  à  la  loupe,  il 
en  découvre  qui  sont  purement  verbales,  qui  sur- 
prennent le  lecteur  moderne,  à  quoi  celui-ci  n'aurait 
jamais  pensé.  Si  donc  l'auteur  de  l'épître  avait  cru 
que  le  Sauveur  offre  en  sacrifice  le  pain  et  le  vin  de 
la  cène,  comme  Melchisédech  a  jadis  fait  une  oblalion 
rituelle  des  mêmes  mets,  avec  quel  empressement  il 
aurait  souligné  cette  similitude  qui  aurait  été,  en 
faveur  de  sa  thèse,  le  meilleur  argument  1 

Depuis  longtemps  (cf.  S.  Jérôme,  Epist.,  i.xxm,  ad 
Evangelum,  n.  2,  P.  L.,  t.  xxu,  677)  on  a  essayé  d'ex- 


823 


MESSE    DANS    L'ÉCRITURE,   LE    SACERDOCE    DU    CHRIST 


824 


pliqucr  ce  silence  étrange  et  qui,  comme  l'avoue, 
Franzelin,  De  ss.  eucharisties  sacramento  et  sacrificio, 
Rome,  18G8,  p.  338,  constitue  vraiment  une  difficulté. 
D'abord  on  a  fait  observer  que  l'auteur  de  l'épître 
lui-même  semble  ne  pas  vouloir  dire  tout  ce  qui  sera 
possible  sur  cette  ressemblance.  En  effet,  aussitôt 
après  une  phrase  où  il  affirme  que  Jésus  «  est  déclare' 
par  Dieu  grand  prêtre  selon  l'ordre  de  Melchisédech  », 
v,  10,  il  ajoute  immédiatement  :  «  Sur  ce  sujet  nous 
aurions  beaucoup  à  dire  et  des  choses  difficiles  à 
exposer,  étant  donné  que  vos  oreilles  sont  devenues 
dures.  »  v,  11.  Un  peu  après,  vi,  1,  il  dit  qu'il  laisse 
«  l'enseignement  élémentaire  sur  le  Christ  »  pour  abor- 
der «  ce  qui  est  parfait  »,  donc  des  doctrines  plus 
hautes.  La  comparaison  du  pain  et  du  vin  de  la  cène 
avec  le  sacrifice  de  Melchisédech  aurait-elle  été  omise, 
parce  que  trop  difficile  ù  exposer,  v,  11,  aux  destina- 
taires de  l'épître,  ou  au  contraire  parce  que  le  récit  du 
repas  d'adieu  décrit  par  les  Synoptiques  fait  partie  de 
l'enseignement  «  élémentaire  »  connu  de  tous  les  chré- 
tiens? Ce  serait  une  des  «  bases  »  de  la  foi  que  l'auteur 
ne  croirait  pas  devoir  «poser  à  nouveau  ».  vi,  1. 
Il  n'est  pas  interdit  de  faire  ainsi  appel  à  l'épître  pour 
expliquer  son  silence,  puisqu'elle  suggère  elle-même 
cette  explication. 

Il  semble  bien  d'ailleurs  que  l'auteur  ne  pouvait 
«  guère  s'arrêter  à  cette  signification  typique  sans 
compromettre  sa  thèse  et  énerver  son  raisonnement  ». 
F.  Prat,  La  théologie  de  saint  Paul,  Paris,  1908,  t.  i, 
p.  531.  Que  veut  manifestement  l'épître  adressée  aux 
Hebrtei,  c'est-à-dire  à  des  disciples  venus  du  judaïsme 
et  qui  peut-être  n'étaient  pas  sans  regretter  le  culte 
mosaïque?  Elle  se  propose  de  leur  montrer  qu'ils  pos- 
sédaient un  sacerdoce  supérieur  à  celui  d'Aaron,  un 
sacrifice  plus  saint  que  celui  de  la  Loi  :  Jésus,  prêtre 
selon  l'ordre  de  Melchisédech,  a  offert  son  sang  et  il  est 
entié  avec  lui  dans  le  ciel  pour  y  obtenir  la  rémission 
de  tous  les  péchés.  Les  lecteurs  étaient  obligés  de 
convenir  que  l'immolation  d'un  juste  sur  la  croix 
l'emportait  en  valeur  sur  celle  de  vils  animaux.  Mais  si 
la  lettre  avait  parlé  du  pain  et  du  vin  de  Melchisé- 
dech et  du  Christ,  peut-être  les  destinataires  auraient- 
ils  été  tentés  de  croire  au  contraire  que  le  rite  mosaïque 
avait  plus  d'importance  que  celui  des  chrétiens,  et  que 
le  prêtre  juif  possédait  une  dignité  supérieure  à  celle 
de  Jésus.  En  effet,  la  Loi  faisait  offrir  à  Dieu  des 
gâteaux  de  fleur  de  farine  et  des  libations  de  vin,  sang 
de  la  grappe.  Mais  ces  oblations  étaient  considérées 
comme  beaucoup  moins  importantes  que  les  sacrificee 
d'animaux,  et  elles  les  accompagnaient  comme  un 
complément.  Si  donc  l'épître  avait  rappelé  que  Mel- 
chisédech et  le  Christ  présentaient  tous  deux  au  Très- 
Haut  du  pain  et  du  vin,  quelques-uns  des  Hebrœi, 
des  juifs  de  la  veille,  auxquels  était  destinée  la  lettre 
auraient  pu  conclure  à  la  supériorité  d'Aaron  et  de 
son  rituel. 

De  même,  puisque,  d'après  cette  épître,  le  Sauveur 
par  une  oblation  unique  obtient  pour  toujours  la  per- 
fection aux  élus,  x,  14;  puisque,  les  fautes  une  fois 
expiées,  il  n'y  a  plus  lieu  de  faire  de  nouveau  des 
offrandes  pour  le  péché,  x,  18;  puisque,  la  répétition 
des  anciens  rites  s'expliquait  uniquement  par  leur 
inefficacité,  x,  1-4,  il  était  difficile  d'opposer  aux  céré- 
monies légales  le  geste  de  la  cène  qui  se  réitère  dans  les 
assemblées  chrétiennes.  L'auteur  n'aurait  pu  le  faire 
sans  «  s'obliger  à  expliquer  comment  le  sacrifice  eucha- 
ristique reproduit,  commémore  et  ne  multiplie  pas  le 
sacrifice  sanglant  du  Calvaire  ».  Prat,  op.  cit.,  p.  531. 
On  comprend  qu'il  ait  hésité  à  engager  dans  cette  voie 
des  lecteurs  «  lents  à  comprendre  »,  v,  11,  des  «  en- 
fants »,  v,  13,  qui  ont  encore  besoin  «  qu'on  leur 
enseigne  les  premiers  éléments  des  oracles  de  Dieu  ». 
Il  est  une  autre  explication  qui  semble  naturelle. 


L'Épître  aux  Hébreux  est  un  écrit  bien  composé  et  où 
se  trouvent  des  divisions  très  apparentes.  Or,  dans  les 
c.  vin,  ix,  et  x,  1-18,  il  est  parlé  du  sacrifice  de  Jésus  : 
aux  victimes  juives,  aux  rites  de  la  fête  de  l'expiation, 
au  cérémonial  de  la  fondation  de  l'antique  alliance  est 
opposée  la  mort  du  Christ  sur  la  croix,  son  entrée 
dans  le  Saint  des  Saints  du  ciel  avec  son  sang,  grâce 
auquel  est  conclu  un  nouveau  pacte  d'amitié  entre 
Dieu  et  le  véritable  Israël.  Tel  est  le  sujet  de  toute 
cette  partie  de  la  lettre.  Dans  la  précédente,  au  con- 
traire, la  question  étudiée  est  celle  du  sacerdoce.  L'au- 
teur ne  considère  pas  encore  le  sacrifice.  Déjà  il  sait 
qu'il  comparera  bientôt  et  avec  complaisance,  l'im- 
molation du  Christ  aux  holocaustes  du  Sinaï  et  du 
Kippour.  Il  se  garde  donc  bien  de  troubler  à  l'avance 
l'esprit  du  lecteur  en  lui  présentant  alors  le  rite  de  la 
cène  et  celui  de  Melchisédech.  Plus  loin,  il  comparera 
sacrifice  à  sacrifice.  Ici,  au  contraire,  il  oppose  sacer- 
doce d'Aaron  à  sacerdoce  selon  l'ordre  de  Melchisé- 
dech. La  mention  des  offrandes  du  pain  et  du  vin 
n'eût  pas  été  à  sa  place  et,  d'autre  part,  nous  avons 
dit  pourquoi  elle  ne  pouvait  pas  figurer  dans  le  long 
développement  où  les  victimes  juives  sont  comparées 
au  sang  du  Christ. 

Enfin,  il  n'est  peut-être  pas  nécessaire  de  chercher 
tant  d'explications.  Les  destinataires  de  l'épître  pou- 
vaient fort  bien,  comme  Josèphe,  Antiq.  jud.,  I,  x,  2, 
croire  que  Melchisédech  n'avait  pas  offert  un  sacrifice 
de  pain  et  de  vin,  mais  qu'il  avait  seulement  donné  à 
Abraham  et  à  ses  soldats  la  nourriture  dont  ils  avaient 
besoin.  L'auteur  de  l'épître  aurait  alors  évité  d'em- 
ployer un  argument  qui  aurait  été  sans  valeur  à  leurs 
yeux. 

On  le  voit  :  du  silence  de  l'épître  aux  Hébreux  sur 
une  similitude  possible  entre  la  présentation  du  pain 
et  du  vin  par  Melchisédech  et  la  bénédiction  par  Jésus 
de  ces  deux  mêmes  éléments  à  la  cène,  on  ne  saurait 
conclure  que,  d'après  cette  lettre,  l'acte  du  Christ 
n'était  pas  un  sacrifice. 

Cet  écrit  d'ailleurs  ne  laisse-t-il  pas  entendre  qu'un 
rapport  existe  entre  le  repas  d'adieu  et  la  mort  du 
Sauveur?  A  qui  en  douterait,  il  serait  facile  d'opposer 
les  trois  faits  suivants  : 

Premièrement,  il  est  affirmé  quatre  fois  dans  cette 
épître,  et  en  termes  exprès,  que  l'immolation  du  Cal- 
vaire fut  un  sacrifice,  vu,  27;  ix,  14;  ix,  28;  x,  14.  Or, 
à  deux  de  ces  endroits,  vu,  27;  ix,  14,  l'auteur 
note  que  le  Christ  s'est  offert  lui-même,  éaurôv 
àvevévxaç;  èauxôv  Trpoar)veyy.ev.  Deuxième  fait  : 
pour  désigner  l'immolation  du  Christ,  l'épître  dit 
tantôt  qu'il  a  offert  son  propre  corps,  x,  5-10,  tantôt 
qu'il  a  présenté  son  sang,  ix,  12,  14,  etc..  Ce  sang 
est  appelé  celui  de  l'alliance,  x,  29;  xm,  20;  alliance 
nouvelle,  vm,  13  ;  ix,  15  ;  xn,  24  ;  alliance  pour  la  rémis- 
sion des  péchés,  x,  16-17.  Enfin,  la  scène  du  Sinaï  où 
fut  scellé  dans  le  sang  l'antique  pacte  de  Jahvé  avec 
Israël  est  rappelée  en  termes  exprès  :  l'auteur  cite 
les  paroles  même  de  Moïse  :  Voici  le  sang  de  l'alliance. 
ix,  18-20. 

Puisqu'il  en  est  ainsi,  n'est-on  pas  amené  à  tirer  la 
conclusion  suivante  :  S'il  est  un  endroit  où,  d'après 
les  évangélistes  et  saint  Paul,  le  Christ  s'est  offert 
lui-même,  c'est  le  cénacle.  Sans  doute,  au  Cal- 
vaire, il  mourut  parce  qu'il  le  voulut;  pourtant  on  ne 
saurait,  nier  qu'il  fut  crucifié  par  autrui,  tandis  qu'au 
repas  d'adieu  aucun  tiers  n'intervint.  C'est  lui  seul 
qui  se  donna.  Quant  à  la  distinction  du  corps  et  du 
sang,  elle  ne  s'opéra  pas  seulement  au  Golgotha,  mais 
encore  à  la  cène.  Les  mots  de  l'épître  :  oblation  du 
corps,  sang,  sang  de  l'alliance,  sang  de  la  nouvelle 
alliance,  sang  de  la  nouvelle  alliance  pour  la  rémission 
des  péchés,  rappellent  de  la  manière  la  plus  indiscu- 
table le  vocabulaire   du  repas  d'adieu.  La  phrase  de 


825  MESSE   DANS  L'ÉCRITURE,   LA  CÈNE  CHRÉTIENNE   :   SA   NATURE 


826 


Moïse  citée  par  l'épître  est  celle-là  même  que  Luc  fait 
prononcer  par  Jésus  :  Ceci  est  le  sang  de  l'alliance.  Ces 
constatations  n'obligent-clles  pas  à  reconnaître  que 
l'auteur  ne  peut  parler  de  ia  croix  sans  penser  en  même 
temps  à  la  cène  et  qu'en  son  esprit  un  concept  appelle 
l'autre.  Rien  de  plus  légitime  à  ses  yeux,  puisqu'il 
affirme  que  le  Christ  s'est  offert  en  victime  dès  son 
entrée  dans  le  monde,  x,  5-9,  et  que,  dès  cet  instant  il 
a  été  déclaré  prêtre  par  Celui  qui  l'a  engendré,  v,  5-6. 
Il  ne  semble  donc  pas  que  nous  dépassions  les  affir- 
mations du  texte  si  nous  disons  que,  d'après  l'Épître 
aux  Hébreux,  à  la  cène  déjà,  le  Christ  commençait 
l'offrande  de  son  corps  et.  de  son  sang  pour  la  consom- 
mer sur  la  croix  et  au  ciel. 

Un  critique  peu  suspect  de  complaisance  excessive 
à  l'égard  de  l'exégèse  catholique  n'a  pas  été  sans 
remarquer  dans  cet  écrit  la  connexion  qui  relie  les 
deux  mystères.  Après  avoir  relevé,  comme  nous 
l'avons  fait  plus  haut,  les  phrases  où  il  est  parlé  de 
Voblation  du  corps  du  Christ  et  du  sang  de  l'alliance, 
Loisy  ajoute  :  «  Ces  deux  idées  pauliniennes  »  «  essen- 
tiellement liées  à  la  cène  eucharistique  sont  à  la  base 
de  toutes  les  spéculations  de  l'Épître  aux  Hébreux  sur 
le  sacerdoce  du  Christ  et  sur  son  sacrifice  unique.  »  La 
lettre  «  part  en  quelque  sorte  de  l'eucharistie  pour 
interpréter  en  sacrifice  le  crucifiement  de  Jésus,  la 
distinction  du  corps  et  du  sang  étant  en  rapport  avec 
le  rituel  de  la  cène.  »  Les  mystères  païens  et  le  mystère 
chrétien,  Paris,  1919,  p.  351.  Nous  sommes  loin  de 
l'opinion  des  théologiens  anticatholiques  d'après  les- 
quels l'épître  ignore  l'eucharistie.  Si  au  contraire  on 
soutient  que,  pour  l'auteur,  le  Christ  voulut  au  repas 
d'adieu  offrir  à  son  Père  le  corps  et  le  sang  qu'une  fois 
pour  toutes  il  immola  sur  la  croix,  toute  difficulté  dis- 
paraît, l'auteur  pouvant  le  déclarer  prêtre  selon  l'ordre 
de  Melchisédech,  sans  avoir  à  parler  du  pain  et  du  vin 
qui  en  eux-mêmes  ne  sont  pas  matière  d'un  sacrifice. 
Il  n'avait  pas  à  mentionner  une  oblation  de  la  cène 
distincte  de  Voblation  unique  de  la  croix,  puisque  pour 
lui  il  n'existait  qu'une  seule  offrande,  commencée  au 
cénacle  et  continuée  au  Golgatha. 

III.  La  cène  chrétienne  était-elle  tenue  pour 
un  sacrifice?  —  Pour  répondre  à  cette  question, 
interrogeons  successivement  Jésus  et  les  apôtres. 

1°  Le  renouvellement  du  repas  sacrificiel  d'adieu  est 
ordonné  par  Jésus.  ■ —  Saint  Paul  rappelle  aux  Corin- 
thiens qu'après  avoir  dit  sur  le  pain  :  «  Ceci  est  mon 
corps  pour  vous  »,  Jésus  ajouta  :  «  Faites  ceci  en  mé- 
moire de  moi.  »  De  même  après  avoir  prononcé  sur 
la  coupe  les  mots  :  «  Ce  calice  est  la  nouvelle  alliance 
dans  mon  sang  »,  le  Christ  conclut  :  «  Faites  ceci, 
toutes  les  fois  que  vous  boirez,  en  mémoire  de  moi.  » 
I  Cor.,  xi,  24-25. 

Déjà  il  a  été  prouvé  que  le  texte  ne  veut  pas  dire  : 
«  Faites  ce  pain  en  mémoire  de  moi  »,  comme  si  l'eu- 
charistie était  un  simple  symbole  commémoratif. 
Eucharistie,  col.  1054.  Il  a  été  aussi  démontré  que 
l'Apôtre  n'invite  pas  ici  les  Corinthiens  à  se  souvenir 
du  Seigneur  toutes  les  fois  qu'ils  boivent,  c'est-à-dire  à 
chacun  de  leurs  repas  profanes.  Il  est  visible  qu'il  leur 
demande,  comme  il  le  dit  lui-même  aussitôt  après, 
I  Cor.,  xi,  26,  de  rappeler  la  mort  du  Seigneur,  quand 
ils,  mangent  de  ce  pain  et  boivent  de  ce  vin.  Ibid., 
col.  1055.  Le  sens  des  deux  formules  paraît  bien  clair  : 
«  Faites  ce  que  je  viens  de  faire  et  faites-le  en  mémoire 
de  moi.  »  Berning,  op.  cit.,  p.  109-110.  Jésus  a  pris 
du  pain,  puis  ayant  rendu  grâces,  il  l'a  rompu  et  a  dit  : 
a  Ceci  est  mon  corps  pour  vous.  »  Il  a  fait  de  même 
avec  la  coupe  et  il  a  prononcé  sur  elle  une  formule 
semblable.  Ainsi  le  Chiist  a  offert  son  corps  et  son  sang 
à  Dieu  et  à  ses  disciples.  Donc,  à  son  exemple,  les  Douze 
doivent  présenter  la  même  coupe  et  le  même  sang  à  Dieu 
et  aux  disciples  de  Jésus. 


Quelques  historiens  ont  même  cru  découvrir  dans  le 
verbe  tcoisïv  un  ordre  exprès  de  sacrifier.  Ils  rap- 
pellent le  texte  d'Ex.,  xxix,  3.S.  On  lit  dans  les  Sep- 
tante :  «  Voici  ce  que  tu  sacrifieras,  noïqas'.ç,  sur  l'au- 
tel :  deux  agneaux  d'un  an...  •  A. coup  sûr  en  cet  endroit 
le  mot  faire  veut  dire  présenter  à  Dieu  en  oblation.  De 
même  saint  Justin,  Dialogue  avec  Tryphon,  41,  P.  G., 
t.  vi,  col.  563,  semble  avoir  donné  ce  sens  à  ce  verbe; 
«  l'offrande  du  pain...  était  une  figure  du  pain  de  l'eu- 
charistie que...  Jésus-Christ...  nous  a  prescrit  de  faire, 
7roisïv.  »  Ces  deux  exemples  autorisent,  dit-on,  à  tra- 
duire ainsi  le  texte  de  saint  Paul  :  Offrez  ce  pain,  cette 
coupe  en  sacrifice.  Cf.  Lamiroy,  op.  cit.,  p.  219,  n.  1 ,  qui 
nomme  un  certain  nombre  de  partisans  de  cette 
interprétation. 

Que  7ço!,eïv  signifie  sacrifier  dans  le  passage  de 
l'Exode,  tout  lecteur  le  constate.  Quant  au  mot  de 
saint  Justin  on  peut  se  demander  s'il  n'est  pas  sim- 
plement une  réminiscence  des  paroles  de  la  cène  : 
«  Faites  ceci  en  mémoire  de  moi.  »  Mais  parce  que  le 
verbe  faire,  uoielv,  ne  reçoit  le  sens  de  sacrifier  dans 
aucun  passage  du  Nouveau  Testament,  parce  que  les 
Pères  grecs  ne  paraissent  pas  le  lui  avoir  donné,  parce 
qu'enfin,  si  ce  mot  doit  être  ainsi  compris  dans 
l'Exode,  ce  peut  être  uniquemsnt  à  cause  du  contexte, 
cette  interprétation,  ne  semble  pas  s'imposer  rigou- 
reusement. Lebreton,  art.  Eucharistie  du  Diction, 
apol..  t.  i,  col.  1565. 

L'ordre  de  réitérer  la  cène  n'est  pas  attesté  seule- 
ment par  la  première  Épître  aux  Corinthiens.  D'après 
saint  Luc,  Jésus  après  avoir  distribué  le  pain  et  dit  : 
«  Ceci  est  mon  corps  »  ...ajouta  :  Faites  ceci  en  mémoire 
de  moi.  Seul  le  contexte  court  (D)  ne  rapporte  pas 
cette  recommandation.  Mais  contre  cette  omission 
militent  tous  les  manuscrits  majuscules  en  dehors  du 
Codex  Bezœ  (D),  la  plupart  des  autres  et  toutes  les  ver- 
sions. Sur  l'authenticité  du  texte  long,  voir  art. 
Eucharistie,  col.  1073-1074.  Luc  ne  fait  pas  pro- 
noncer de  nouveau  la  formule  après  la  distribution  de 
la  coupe  du  vin.  Matthieu  et  Marc  ne  la  mentionnent 
pas,  du  moins  en  termes  exprès.  Mais,  comme  on  croit 
l'avoir  montré,  de  ces  faits,  il  est  absolument  impos- 
sible de  conclure  que  Jésus-Christ  n'a- pas  donné 
l'ordre  de  réitérer  la  cène.  Ibid.,  col.  1091-1094.  Le 
silence  de  Matthieu  et  de  Marc  n'est  pas  une  néga- 
tion :  il  se  justifie  fort  bien.  Les  deux  premiers  évan- 
gélistes  laissent  même  entendre  qu'ils  considèrent 
l'ordre  de  réitérer  la  cène  comme  ayant  été  donné  par 
Jésus.  Sur  le  repas  d'adieu,  ils  n'ont  pas  voulu  tout 
dire,  leur  récit  est  très  court.  Puisqu'à  l'époque  où 
ils  écrivaient,  on  réitérait  la  cène,  puisque,  ce  faisant, 
on  croyait  obéir  à  un  précepte  du  Christ,  Matthieu  et 
Marc  ont  à  bon  droit  pu  juger  qu'il  était  inutile  de 
reproduire  la  recommandation  du  Sauveur.  De  même 
Luc  ne  s'est  pas  cru  obligé  de  relater  tout  ce  qui 
s'était  passé  au  repas  d'adieu.  Cette  remarque  suffi- 
rait à  expliquer  pourquoi  il  ne  cite  qu'une  fois  l'ordre 
de  réitérer  la  cène.  Des  hypothèses  vraisemblables  et 
qu'il  est  superflu  de  discuter  ici  ont  d'ailleurs  pu  être 
proposées  pour  rendre  compte  de  la  place  où  il  met 
la  recommandation  :  «  Faites  ceci  en  mémoire  de 
moi.  »  Ibid.,  col.  1094. 

Ainsi  Jésus  a  prescrit  aux  Douze  de  renouveler  le 
repas  d'adieu  dans  lequel  ils  voyaient,  nous  l'avons 
constaté,  un  sacrifice  de  communion,  d'alliance  et 
d'expiation. 

2°  La  réitération  du  repas  d'adieu  d'après  le  livre 
des  Actes.  ■ —  A  dessein,  ne  sont  pas  mentionnés  ici  les 
textes  où  il  n'est  certainement  pas  ou  peut-être  pas 
parlé  de  la  fraction  eucharistique.  Luc,  xxiv,  13-35 
(la  scène  d'Emmaus),  art.  Eucharistie,  col.  1065- 
1066;  Gai.,  n,  12  (les  repas  d'Antioche),  col.  1059; 
Act.,  xxvn,  35  (sur  le  bateau),  col.  1060. 


827  MESSE   DANS   L'ÉCRITURE,   LA   CÈNE   CHRÉTIENNE   :   SA  NATURE 


828 


1.  A  Jérusalem  (Act.,  n,  42-46).  —  Après  avoir 
raconté  le  premier  discours  de  Pierre  à  Jérusalem,  le 
livre  des  Actes  ajoute  :  n,  41  :  «  Ceux  qui  reçurent  la 
parole...  furent  baptisés;  et  ce  jour-là  le  nombre  des 
disciples  s'augmenta  de  trois  mille  personnes  envi- 
ron. 42.  Ils  étaient  assidus  à  entendre  la  prédi- 
cation des  Apôtres,  à  vivre  en  communauté,  «  par- 
ticiper ù  la  fraction  du  pain,  t'Î)  xXàaei  toû  &pTou, 
et  aux  prières. 

Il  a  été  démontré,  Eucharistie, col.  1000-1068.  que 
les  mots  fraction  du  pain  désignent  ici  l'accomplisse- 
ment du  rite  de  la  cène,  l'eucharistie.  «  Cette  opinion 
est  celle  de  presque  tous  les  exégètes  catholiques  et  de 
quelques  protestants.  »  Jacquier,  Les  Actes  des  Apôtres, 
Paris,  1920,  p.  87.  Voir  aussi  Thomas,  art.  Agape,  dans 
Suppl.  du  Diction,  de  la  Bible,  t.  i,  col.  142-143. 

Au  même  chapitre,  quelques  phrases  plus  loin,  le 
livre  des  Actes,  dans  Une  description  de  la  vie  des  pre- 
miers chrétiens,  insère  ce  trait,  n,  40  :  «  Chaque  jour 
ils  étaient  assidus  d'un  même  cœur  au  Temple  et  rom- 
pant le  pain  à  la  maison,  xXwvxsç  te  xoct'oïxov  ôcp-rov, 
ils  prenaient  leur  nourriture  avec  joie  et  simplicité  de 
cœur,  glorifiant  Dieu  et  trouvant  grâce  devant  le 
peuple.  »  De  nouveau  donc  apparaît  la  locution  em- 
ployée quatre  versets  plus  haut  pour  désigner  l'eucha- 
ristie. Aussi  un  certain  nombre  de  commentateurs 
croient  que  cette  fois  encore  les  mêmes  mots  ont  le 
même  sens.  L'auteur  déclarerait  que  d'une  part  les 
premiers  fidèles  allaient  encore  prier  dans  le  Temple, 
et  que  d'autre  part  dans  leurs  maisons  privées  ils  célé- 
braient la  cène  chrétienne,  la  fraction  eucharistique. 
Ou  bien,  on  unit  les  mots  rompant  le  pain  à  «  ils  pre- 
naient leur  nourriture  avec  joie  et  simplicité  de  cœur  ». 
On  conclut  que  la  cène  se  célébrait  au  cours  d'un 
repas  collectif,  marqué  au  coin  d'une  sainte  joie  et 
dépourvu  de  tout  faste.  Ou  bien,  on  distingue  les  deux 
locutions  :  rompre  le  pain  et  prendre  la  nourriture. 
Le  livre  des  Actes  raconte  alors  que  les  premiers 
chrétiens  prient  au  Temple,  et  que  dans  leurs  maisons 
ils  rompent  le  pain,  c'est-à-dire  célèbrent  la  cène.  Puis 
l'auteur  ajouterait  que  «  ces  deux  devoirs  accomplis, 
les  fidèles  recueillent  le  fruit  de  leur  double  fidélité. 
Le  nouvel  Israël  mange  son  pain  en  liesse,  glorifiant 
Dieu  et  uni  à  son  peuple.  »  Rongy,  La  célébration  de 
l'eucharistie  au  temps  des  apôtres,  dans  Cours  et 
conférences  des  semaines  liturgiques,  1920,  p.  183,  Lou- 
vain,  1927.  D'après  l'une  et  l'autre  explication,  la 
fraction  du  pain  désignerait  ici  la  cène.  C'est  l'inter- 
prétation proposée  déjà  dans  ce  Dictionnaire,  Eucha- 
ristie, col.  1067,  et  à  laquelle  l'auteur  reste  fidèle. 
L'opinion  contraire  était  signalée,  op.  cit.,  col.  1068,  et 
il  faut  reconnaître  qu'elle  est  celle  d'un  grand  nombre 
d'exégètes.  Le  livre  des  Actes  ferait  seulement  savoir 
ici  que  les  premiers  fidèles  prenaient  leur  repas  en 
commun  dans  plusieurs  maisons  avec  joie  et  simplicité 
de  cœur.  Pourtant  si  Luc  ne  voulait  ici  parler  que  de 
la  nourriture  ordinaire,  il  eût  été  assez  inutile  de  dire 
que  les  chrétiens  ne  mangeaient  pas  au  Temple  mais 
dans  leur  maison.  Rongy,  toc.  cit.;  VOlker,  op.  cit., 
p.  31. 

2.  A  Troas  (Act.,  xx,  7-11).  —  Vers  l'an  58,  l'Apôtre 
est  à  Troas  avec  des  compagnons  de  voyage.  «  7.  Or, 
le  premier  jour  de  la  semaine,  comme  nous  étions 
réunis,  cuvT.yiiivcov,  pour  rompre  le  pain,  xXâaou  apxov, 
Paul,  devant  partir  le  lendemain,  s'entretint  avec 
ceux  ci  (les  disciples)  et  il  prolongea  son  discours  jus- 
qu'à minuit...  11.  Paul  rompit  le  pain  et  mangea,  puis 
il  parla  longtemps  encore  jusqu'au  jour;  après  quoi 
il  partit.  »  Sur  ce  texte,  voir  Eucharistie,  col.  1059- 
1000.  L'auteur  le  marque  en  termes  exprès  :  on  est 
réuni  (c'est  la  synaxe)  pour  la  fraction  du  pain,  xx,  7. 
Sans  doute,  Paul  parle  pendant  toute  là  nuit.  Rien 
n'est  plus  naturel  :  les  chrétiens  de  Troas  sont  heureux 


de  l'entendre  le  plus  longuement  possible,  car  il  part 
le  lendemain.  Il  s'entretient  donc  familièrement  avec 
eux,  SteXéysTO,  d'abord  jusqu'à  minuit.  Puis,  après 
la  chute  et  la  résurrection  d'Eutychus,  de  nouveau,  la 
fraction  du  pain  une  fois  faite,  Paul  converse,  ô(juXJj<mç, 
jusqu'à  l'aurore  avec  les  fidèles  qu'il  allait  quitter. 
Mais  quel  qu'ait  été  Je  prix  et  l'intérêt  de  cet  entrelien 
pour  les  disciples  de  Troas,  le  livre  des  Actes  dit  for- 
mellement que  la  réunion  eut  lieu  à  cause  de  la  frac- 
tion du  pain.  Cet  acte  mentionné  deux  fois  est  pré- 
senté comme  l'essentiel.  Des  discours  de  Paul  il  est  dit 
seulement  qu'ils  eurent  lieu  à  cette  occasion.  Ce  qui 
est  au  centre,  c'est  le  rite  eucharistique,  la  réitération 
de  la  cène. 

Il  faut  observer  que  cette  fraction  n'est  pas  un  acte 
extraordinaire,  exceptionnel  et  qui  s'accomplit  uni- 
quement à  cause  du  passage  de  l'Apôtre.  Le  contraire 
est  affirmé  en  termes  exprès  :  «  Le  premier  jour  de  la 
semaine,  est-il  écrit,  comme  nous  étions  réunis  pour 
rompre  le  pain,  »  Ces  mots  ne  permettent  aucun  doute  : 
l'acte  s'accomplit  régulièrement  une  fois  par  semaine. 
C'est  Paul  qui  le  préside,  il  rompt  le  pain.  Puisqu'il 
accomplit  lui-même  ce  geste,  à  Troas,  on  voit  que 
l'acte  lui  était  familier,  ne  lui  paraissait  nullement 
étrange,  mais  tout  naturel.  Déjà  par  la  lecture  de  ce 
seul  texte  on  est  amené  à  conclure  que  la  fraction 
du  pain  s'opérait  dans  toutes  les  Églises  où  passait 
l'Apôtre. 

Conclusion.  —  Assurément,  le  livre  des  Actes  ne 
nous  renseigne  pas  au  gré  de  nos  désirs  sur  ce  qu'était 
la  fraction  du  pain.  Son  témoignage  est  pourtant  des 
plus  précieux. 

D'abord  nous  constatons  que  l'action  est  en  usage 
aux  tout  premiers  jours  de  l'existence  de  l'Église, 
alors  qu'elle  fréquente  encore  le  Temple.  Déjà  les 
chrétiens  ont  un  rite  particulier.  Ils  l'accomplissent 
à  Jérusalem  dans  les  milieux  judéo-chrétiens,  et  aussi 
dans  les  Églises  fondées  par  Paul  et  où  sont  admis  les 
païens.  L'usage  est  donc  universel.  Or,  l'auteur  même 
des  Actes  nous  apprend  dans  son  Évangile  ce  que  rap- 
porte aussi  la  première  épître  aux  Corinthiens,  c'est 
que  Jésus,  après  avoir  rompu  le  pain  à  la  dernière  cène, 
avait  ordonné  à  ses  disciples  de  faire  cet  acte  en  mé- 
moire de  lui.  Nul  doute,  la  fraction  des  premiers 
chrétiens  est  la  reproduction  de  celle  du  repas  d'adieu. 
Si  la  première  fut  un  acte  sacrificiel  lié  à  l'immolation 
du  Calvaire,  la  seconde  l'est  donc  aussi.  Cette  conclu- 
sion admise,  on  s'explique  à  merveille  l'importance  de 
ce  rite,  on  comprend  pourquoi  avec  «  la  prédication 
des  apôtres  et  la  vie  en  communauté  »,  il  donne  son 
originalité  au  nouveau  peuple  de  Dieu.  Act.,  n,  42 
De  même,  l'antithèse  entre  les  prières  du  Temple  et  la. 
fraction  du  pain  se  justifie  à  merveille  :  ici  les  sacri- 
fices lévitiques,  là  ce  qui  les  remplace,  l'oblation  nou- 
velle. «  Chaque  jour  les  chrétiens  étaient  assidus  d'un 
même  cœur  au  Temple  et  rompaient  le  pain  dans  leurs 
maisons...  »  Si  vraiment  ce  geste  est  l'équivalent  du 
sacrifice  juif,  on  explique  mieux  que  par  toute  autre 
hypothèse  les  heureux  efïets  que  le  livre  des  Actes 
attribue  à  ce  rite  :  il  glorifie  Dieu,  il  ménage  aux  fidèles 
joie  et  simplicité  de  cœur.  Act.,  n,  40.  Enfin,  on  com- 
prend pourquoi  cet  acte  se  répète  si  souvent,  «  chaque 
jour  »,  Act.,  n,  40,  ou  du  moins  une  fois  par  semaine, 
Act.,  xx,  7  :  il  tient  la  place  des  sacrifices  qu'Israël 
répétait  perpétuellement.  Aussi,  même  si  la  commu- 
nauté a  la  bonne  fortune  de  recevoir  un  grand  apôtre, 
elle  ne  supprime  pas  la  fraction  pour  pouvoir  consa- 
crer tout  le  temps  où  elle  demeure  avec  lui  à  recevoir 
ses  enseignements.  Ce  rite  s'accomplit  comme  d'ordi- 
naire et  c'est  lui-même  qui  le  préside. 

Reprenant  une  opinion  déjà  soutenue  (Brandt  et 
Goguel),  Lietzmann,  op.  cit.,  p.  239,  conclut  de  l'em- 
ploi des  seuls  mots  fraction  du  pain  dans  le  Livre  des 


829 


MESSE   DANS  L'ÉCRITURE,   LA  CÈNE  CHRÉTIENNE  :   SA   NATURE 


830 


Actes  que,  d'après  l'auteur  et  les  fidèles  dont  il 
rapporte  les  usages,  la  cène  se  célébrait  alors  sans 
bénédiction  de  la  coupe.  On  l'a  fait  observer,  ce  silence 
n'est  pas  négation.  De  tout  temps  on  a,  pour  abréger, 
désigné  un  ensemble  de  rites  par  l'un  d'entre  eux,  le 
premier,  le  principal  ou  même  un  autre.  C'est  ainsi 
que  le  mot  messe  des  catholiques  désigne  en  vertu 
de  l'usage  toutes  les  paroles  et  tous  les  rites  du  sacri- 
fice eucharistique  alors  que,  par  son  origine  et  au  sens 
étymologique,  il  ne  fait  allusion  qu'à,  un  seul  acte.  De 
même  si  on  parle  simplement  de  la  manducation  de 
l'agneau  pascal,  on  ne  nie  pas  que  tous  les  autres  rites 
prescrits  aient  été  accomplis.  Puisque  le  livre  des 
Actes  ne  donne  pas  une  description  complète  de  toutes 
les  opérations  de  la  cène,  il  n'a  pas  à  mentionner  la 
coupe.  L'explication  de  son  silence  n'est-elle  pas  des 
plus  simples?  Les  mots  fraction  du  pain  et  cène  avaient 
même  signification.  Vôlker,  op.  cit.,  p.  38. 

3°  Saint  Paul  et  la  cène  chrétienne.  —  Saint  Paul 
nous  apprend  que  les  Corinthiens  se  réunissaient  en 
assemblée,  I  Cor.,  xi,  18,  20,  33,  34;  ils  prenaient  les 
uns  à  côté  des  autres  de  la  nourriture,  xi,  20-22,  33-34, 
et  ils  croyaient  ainsi  manger  le  repas  du  Seigneur,  xi, 
20.  Si  l'Apôtre  leur  reproche  les  fautes  qu'ils  com- 
mettent à  cette  occasion,  il  se  garde  bien  de  leur  inter- 
dire cette  assemblée.  Il  veut  seulement  qu'elle  soit  ce 
qu'elle  doit  être.  Aussi  leur  rappelle-t-il  le  véritable 
sens  de  l'acte  qu'ils  accomplissent.  Pour  leur  en 
montrer  la  sainteté,  il  leur  enseigne  qu'il  a  son  origine 
dans  le  geste  et  les  paroles  de  la  cène.  Après  avoir 
distribué  le  pain,  le  Christ  a  dit  :  «  Faites  ceci  en 
mémoire  de  moi.  »  La  même  recommandation  a  été 
donnée  par  lui  après  qu'il  eut  fait  circuler  la  coupe 
de  vin.  C'est  donc  pour  répéter  les  paroles,  pour 
réitérer  l'acte  du  Christ  sur  les  deux  éléments  que 
l'assemblée  a  lieu,  xi,  23-25,  que  les  fidèles  mangent 
ce  pain  et  boivent  ce  vin.  xi,  26-29. 

S'il  en  est  ainsi,  le  langage  de  Paul  montre  que, 
non  seulement  la  communauté  de  Corinthe,  mais  toutes 
les  Églises  doivent  réitérer  le  repas  du  Seigneur. 
L'Apôtre  pour  inviter  ses  correspondants  à  le  faire, 
n'invoque  pas  des  considérants  qui  vaudraient  pour 
leur  communauté  seulement.  On  doit  manger  le  pain 
et  boire  le  vin  sur  lesquels  sont  prononcées  les  paroles 
du  Sauveur,  parce  qu'il  a  lui-même  ordonné  de  le 
faire.  C'est  donc  une  loi  générale  qui  s'impose  à 
tous  les  disciples,  à  toutes  les  Églises.  Ainsi  le 
texte  de  l'Épître  aux  Corinthiens  nous  oblige  à 
conclure  que  saint  Paul  donnait  à  toutes  les  chré- 
tientés fondées  par  lui  l'ordre  de  réitérer  le  repas 
■d'adieu. 

Il  nous  enseigne  aussi  ce  qu'on  doit  voir  en  cet  acte. 
Amené  à  défendre  aux  chrétiens  de  prendre  part  aux 
banquets  sacrés  qui  accompagnaient  les  sacrifices 
païens  et  où  l'on  mangeait  des  viandes  consacrées  aux 
idoles,  Paul  écrit,  x,  14  :  «  C'est  pourquoi,  mes  bien- 
.aimés  frères,  fuyez  l'idolâtrie.  15.  Je  vous  parle  comme 
à  des  hommes  intelligents.  Jugez  vous-mêmes  ce  que  je 
vous  dis.  1G.  Le  calice  de  bénédiction  que  nous  bénis- 
sons n'est-il  pas  communion  au  sang  du  Christ?  Le 
pain  que  nous  rompons  n'est-il  pas  communion  au 
<jorps  du  Christ?  17.  Puisqu'il  y  a  un  seul  pain,  nous 
sommes  un  seul  corps,  tout  en  étant  plusieurs,  car  tous 
nous  participons  à  ce  pain  unique.  18.  Regardez 
l'Israël  selon  la  chair  :  Ceux  qui  mangent  les  victimes 
ne  sont-ils  pas  participants  de  l'autel?  19.  Que  dis-je 
<lonc?  Que  l'idole  est  quelque  chose  ou  que  la  viande 
immolée  aux  idoles  est  quelque  chose?  20.  (Non),  mais 
que  la  victime  immolée  par  les  païens,  ils  l'immolent 
au  démon  et  non  à  Dieu.  Or,  je  ne  veux  pas  que  vous 
entriez  en  communion  avec  le  démon.  21.  Vous  ne 
pouvez  pas  participer  à  la  table  du  Seigneur  et  à  la 
taLle  du  démon.  22.   Ou    bien,  provoquerez-vous  la 


jalousie   du   Seigneur?   Sommes-nous  plus   forts   que 
lui?  » 

Déjà,  une  étude  approfondie  de  ce  morceau  l'a 
prouvé,  saint  Paul  affirme  que  les  fidèles,  en  partici- 
pant au  pain  et  à  la  coupe  de  la  cène,  communient 
véritablement  au  corps  et  au  sang  du  Seigneur. 
Eucharistie,  col.  1044-1052.  Reste  à  examiner  si  ce 
développement  atteste  le  caractère  sacrificiel  de  la 
cène  chrétienne. 

Un  premier  fait  ne  semble  pas  discutable  :  saint 
Paul  oppose  aux  viandes  mangées  après  certains 
sacrifices  païens  ou  juifs  le  pain  que  les  fidèles  rompent 
à  la  table  du  Seigneur,  x,  16,  22,  et  ce  qu'ils  boivent  <luns 
la  coupe  du  Seigneur,  x,  16,  21.  «  Au  repas  sacriliciel 
des  païens  et  des  juifs  correspond  chez  les  chrétiens  la 
cène.  »  Lietzmann,  op.  cit.,  p.  180,  227. 

En  conséquence,  et  ce  fait  admis,  la  conclusion 
ne  paraît  pouvoir  être  mise  en  doute  par  personne  :  les 
mets  dont  il  s'agit,  ceux  de  la  réitération  de  la  cène 
primitive,  les  aliments  eucharistiques  sont  «  quelque 
chose  qu'on  peut  assimiler  à  une  ôuaîoc  ».  Allô,  La 
synthèse  du  dogme  eucharistique  chez  saint  Paul,  Revue 
biblique,  1921,  p.  323.  «  Dès  là  qu'il  met  la  cène  en 
parallèle  avec  le  sacrifice  de  l'Ancien  Testament,  saint 
Paul  donne  en  même  temps  à  entendre  que,  d'une 
certaine  manière,  elle  a  pour  les  chrétiens  pris  sa 
place.  »  Vôlker,  op.  cit.,  p.  78. 

Autre  argument  qui  prouve  la  même  vérité  :  le 
païen  qui,  dans  les  banquets  des  sacrifices,  mange  des 
viandes  consacrées  aux  idoles,  eîSmXoOutov,  x,  19, 
entre  en  communion  avec  les  démons,  x,  20.  L'Israélite 
qui  consomme  une  partie  d'un  animal  offert  en  sacri- 
fice, Ouata,  est  en  communion  avec  l'autel.  Saint  Paul 
emploie  ce  dernier  mot  soit  à  la  place  du  nom  de  Jahvé 
que,  par  respect,  les  juifs  d'alors  évitaient  le  plus 
possible  de  prononcer,  soit  parce  que  la  transcendance 
du  Dieu  d'Israël  ne  permet  pas  de  penser  qu'on  com- 
munie avec  lui  directement,  mais  autorise  seulement  à 
penser  qu'on  reçoit  un  mets  de  sa  table,  soit  enfin  à 
cause  de  l'éminente  sainteté  de  l'autel  juif.  Matth., 
xxni,  18,  20.  Qu'importe  d'ailleurs  le  motif  pour  lequel 
ce  mot  a  été  employé;  ce  qui  est  sûr,  c'est  que  la  man- 
ducation de  la  victime  juive  fait  entrer  en  rapport  non 
seulement  avec  une  pierre  sacrée,  mais  avec  Jahvé  lui- 
même  :  le  contexte  le  démontre  et  d'ailleurs  cette 
conception  était  communément  admise  en  Israël. 
Pourquoi  les  idolothytes  mettent-elles  en  relation  avec 
les  démons,  et  les  victimes  juives  avec  Jahvé?  L'Apôtre 
le  dit  :  Parce  que  les  premières  ont  été  offertes  en 
sacrifice  aux  démons,  les  secondes  à  Jahvé.  Donc  puis- 
qu'il y  a  un  troisième  repas  sacré,  celui  des  chrétiens, 
et  qu'il  fait  lui  aussi,  d'après  saint  Paul,  entrer  en  rap- 
port avec  Dieu,  c'est  que  les  mets  consommés  ont  été 
offerts  en  sacrifice  à  Dieu.  Le  pain  que  nous  rompons 
est  communion  au  corps  du  Christ,  x,  16,  la  coupe  de 
bénédiction  est  communion  au  sang  du  Christ,  x,  16, 
parce  que  ces  mets  sont  des  Ouata,  des  aliments  immo- 
lés à  Dieu.  La  «  double  comparaison  avec  les  sacrifices 
païens  et  judaïques  montre  bien  que  la  participation 
du  chrétien  au  corps  et  au  sang  de  Jésus-Christ  était 
une  participation  à  un  sacrifice  réel,  et  que  le  pain  rom- 
pu et  mangé,  le  calice  béni  et  bu  avaient  été  offerts  en 
sacrifice,  aussi  bien  que  les  animaux  immolés  à  Jéhovah 
par  les  juifs  et  aux  idoles  par  les  païens.  »  Mangenot, 
art.  Autel,  1. 1,  col.  2576. 

Quelle  est  cette  oblation  à  laquelle  l'eucharistie  fait 
ainsi  participer  les  fidèles?  A  coup  sûr,  d'abord  celle 
de  la  croix.  D'après  saint  Paul,  le  Christ  fut  «  la  vic- 
time propitiatoire  par  son  sang  »,  Rom.,  m,  25,  et 
«  l'agneau  pascal  immolé  pour  nous  ».  ICor.,v,  7.  Il  s'est 
«  livré  à  Dieu  pour  nous  comme  une  oblation  et  un 
sacrifice  d'agréable  odeur».  Eph.,v,  2.  Aussi  l'Apôtre 
le  dit-il  formellement  aux  fidèles  :  «  Toutes  les  fois  que 


831 


MISSE   DANS  L'ÉCRITURE,   LA  CÈNE  CHRÉTIENNE  :   SA   NATURE 


832 


vous  mangez  ce  pain  et  que  vous  buvez  ce  vin  (de  la 
cène  chrétienne),  vous  annoncerez  la  mort  du  Sei- 
gneur. »  I  Cor.,  xi,  26. 

Et  comme  d'autre  pari  il  est  bien  établi  que  l'auteur 
aflirnie  la  participation  réelle  du  chrétien  au  «  pain 
unique  »  de  tous  les  fidèles,  au  vrai  corps  et  au  vrai 
sang  du  Sauveur,  déjà  il  faut  admettre  qu'à  la  cène 
les  disciples  de  Jésus  reçoivent  la  chair  qui  jadis 
s'offrit  d'une  manière  sanglante  sur  le  Calvaire. 

Mais  l'eucharistie  n'est-elle  un  repas  sacrificiel  que 
par  une  commémoraison,  un  rappel,  une  représenta- 
tion symbolique  de  la  mort  du  Christ  sur  la  croix? 
Saint  Paul  ici  veut-il  dire  seulement  que  le  fidèle  en 
réitérant  la  cène  primitive  mange  le  corps  et  boit 
le  sang  qui  ont  autrefois  constitué  l'oblation  du  Gol- 
gotha?  Non,  à  n'en  pas  douter.  La  comparaison  de 
l'apôtre  va  plus  loin.  Ce  que  consomment  les  païens, 
c'est  une  viande  qui,  non  seulement  a  été  immolée, 
mais  qui  garde  ce  caractère  au  moment  où  on  la  mange, 
c'est  l'idolothyte.  De  même,  après  les  sacrifices  dits 
pcciftques,  les  juifs  participent  aux  chairs  de  la  vic- 
time et  ces  chairs  restent  au  moment  même  où  on 
s'en  nourrit,  des  viandes  sacrées.  Elles  sont  des  hosties, 
0uaia,  elles  r.e  sont  même  mangées  que  pour  ce  motif, 
parce  qu'elles  ont  ce  caractère. 

Si  donc  la  comparaison  de  Paul  a  quelque  valeur, 
voici  ce  qu'elle  atteste  :  Le  corps  et  le  sang  du  Christ 
en  communion  desquels  entre  le  fidèle  à  la  cène,  n'ont 
pas  été  seulement  immolés  jadis  sur  la  croix.  Mais,  à  la 
table  et  dans  la  coupe  du  Seigneur,  ils  sont  encore  à 
l'état  de  victime,  Guaia.  La  présentation  des  deux 
éléments,  l'un  solide,  l'autre  liquide,  l'emploi  des  deux 
formules,  l'une  où  est  mentionné  le  corps,  l'autre  qui 
parle  du  sang,  aident  les  fidèles  à  mieux  comprendre  et 
avoir  du  moins  en  figure  ce  caractère  de  chair  immolée, 
Ouata,  que  revêt  le  Christ  à  la  cène.  Et  parce  qu'il 
n'est  pas  comme  le  pauvre  animal  des  rites  païens  et 
juifs  un  être  sans  âme,  parce  que  dans  le  sacrifice 
comme  dans  tout  acte  de  religion  l'élément  moral  est  le 
plus  important,  parce  que  le  serviteur  de  Jahvé  «  offre 
sa  vie  pour  le  péché  »  et  «  intercède  pour  les  coupables  », 
Is.,  un,  12;  parce  que  l'Évangile  est  le  culte  nou- 
veau, celui  par  lequel  le  Très-Haut  est  adoré  en  esprit 
et  en  vérité,  on  est  autorisé  à  tirer  cette  conclusion  : 
en  tout  lieu  où  Jésus  est  à  l'état  d'hostie,  que  ce  soit 
à  la  cène  ou  sur  la  croix,  et  que  l'Écriture  le  dise  en 
termes  formels  ou  non,  il  fait  à  Dieu  l'offrande  de  sa 
vie  et  de  sa  mort,  de  sa  chair  et  de  son  sang. 

Ainsi,  d'après  la  première  Épître  aux  Corinthiens, 
l'eucharistie,  la  réitération  par  les  chrétiens  de  ce 
qu'a  fait  le  Christ  au  repas  d'adieu  est  un  banquet 
sacrificiel,  un  festin  où  la  victime  de  la  croix,  le  corps 
et  le  sang  du  Sauveur  apparaissent  en  l'état  d'immola- 
tion, état  que  souligne  la  dualité  des  éléments  repré- 
sentatifs et  des  formules  prononcées,  état  dans  lequel 
Jésus  ne  peut  être  sans  s'offrir  intérieurement  à  son 
Père.  Brir.ktrir.e,  cp.  cit.,  p.  34-38. 

A  l'appui  de  cet  argument  on  trouve  un  confirmatur 
dans  la  locution  table  du  Seigneur,  Tpân:s£a  xupîou,  qui 
est  employée  ici,  x,  21.  En  effet,  d'après  l'Ancien  Tes- 
tament, le  mot  table,  s'il  n'est  pas  pris  dans  un  sens  pro- 
fane mais  religieux,  signifie  autel.  Les  cas  sont  fort 
nombreux,  par  exemple  :  Ez.,  xli,  22;  xliv,  16;  Mal.,i, 
7,  12.  A  noter  surtout  l'Exode,  où  ce  terme  est  em- 
ployé seize  fois  pour  désigner  la  table  des  pains  de  pro- 
position, c'est-à-dire  l'autel  sur  lequel  on  les  déposait 
Aussi  est-il  tout  naturel  de  penser  que  la  table  du  Sei- 
gneur, c'est  son  autel  et  de  conclure  qu'il  y  a  un  sacrifice 
chrétien.  De  nombreux  commentateurs  ont  fait  cette 
remarque.  Voir  Lamiroy,  op.  cit.,  p.  194-195;  Allô, 
op.  cit.,  p.  324. 

Il  semble  bien  d'ailleurs  que  cette  tablé  du  Seigneur 
s'oppose  à  l'autel  juif,  au  OuoiaaTYjpiov.    x,  18.  Sur 


la  pierre  sacrée  du  temple  de  Jérusalem  étaient  immo- 
lés à  Jahvé  des  sacrifices  :  donc  sur  cette  table  du 
Seigneur  que  possèdent  les  chrétiens  sont  placées  des 
victimes. 

L'autre  antithèse  n'est  pas  moins  suggestive.  La 
table  du  Seigneur  est  aussi  opposée  à  la  table  des 
démons,  x,  21.  Cette  dernière  est,  d'après  l'Écriture, 
l'autel  païen  où  l'on  opère  des  sacrifices.  Isaïe  menace 
les  hommes  qui  «  ont  oublié  la  montagne  sainte  et 
dressé  une  table  à  la  Fortune  (d'après  la  Vulgate),  ~C> 
Sat(jLovîcp  TpàneÇav  (d'après  les  Septante)  pour  offrir  des 
libations  ».  lxv,  11.  Le  mot  désigne  donc  bien  ici  l'objet 
sur  lequel  on  sacrifie.  Les  auteurs  profanes  parlent  eux 
aussi  de  tables  qui  sont  employées  comme  autels  dans 
le  culte  privé.  Lamiroy,  op.  cit.,  p.  202,  n.  2.  Pour 
montrer  que  ce  mot  désigne  un  objet  sur  lequel  sont 
placées  simplement  non  des  viandes  à  manger,  mais 
des  victimes  à  immoler,  on  peut  encore  faire  l'observa- 
tion suivante.  Dans  les  papyrus  qui  invitent  à  des 
festins  où  sont  servies  des  viandes  consacrées  aux 
idoles,  les  convives  sont  priés  de  se  rendre  non  à  la 
table,  TpârcsÇa,  mais  sur  le  lit,  xXeîvrj  :  «  Charémon  te 
prie,  te  convie  pour  dîner  sur  le  lit,  elç  xXefcvnv,  du 
seigneur  Sérapis,  dans  le  Sérapéion,  etc.  »  Ou  encore  : 
«  Antonios,  fils  de  Ptolémaios,  te  prie  de  dîner  sur  le  lit, 
eîç  x>£tvY]v,  du  Seigneur  sérapis,  chez  Clodios,  fils  de 
Sérapion,  etc..  »  Grenfell  et  Hunt,  The  Oxyrrinchus 
Papyri,  Londres,  1898-1904, 1. 1,  n.  110;  t.  m,  n.  523. 

On  est  donc  amené  à  conclure  que  les  mots  table 
des  démons  désignent  l'autel  des  païens  où  est  immolée 
la  victime,  et  non  ce  sur  quoi  elle  est  placée  pour  être 
mangée.  S'il  en  est  ainsi,  ce  qui  dans  la  même  phrase 
lui  est  expressément  opposé,  la  table  du  Seigneur,  doit 
être  non  pas  l'objet  sur  lequel  se  trouvent  le  corps 
et. le  sang  du  Christ,  mais  celui  sur  lequel  ce  corps 
et  ce  sang  sont  constitués  à  l'état  de  victime. 

Il  est  impossible  de  ne  voir  dans  cet  autel  que  la 
croix  sous  prétexte  que  là  seulement  Jésus  fut  mis  à 
mort.  Car  Paul,  dans  la  même  phrase  où  il  parle  de  la 
table  du  Seigneur,  a  d'abord  mentionné  comme  étant 
sur  le  même  plan  la  coupe  du  Seigneur.  Or,  cette  der- 
nière se  rapporte  à  la  cène  seule  et  non  au  Calvaire. 
Donc,"  il  faut  aussi  admettre  que  la  table  du  Seigneur 
est  ici  l'objet  sur  lequel  le  corps  et  le  sang  du  Sau- 
veur sont  constitués  en  l'état  de  victime  pour  être 
ensuite  consommés  par  les  fidèles. 

Mais  ce  rapprochement  ne  crée-t-il  pas  à  son  tour 
une  nouvelle  difficulté?  La  table  et  la  coupe  du  Seigneur 
sont  juxtaposées  dans  une  même  phrase,  x,  21.  Le  pre- 
mier mot  ne  fait-il  pas  penser  seulement  au  repas,  puis- 
que le  second  ne  désigne  qu'un  breuvage?  Les  idées 
d'autel,  de  victime  et  de  sacrifice  seraient  ainsi  exclues. 
Comme  on  l'a  fort  judicieusement  observé,  même  «  si  le 
mot  TpàrceÇa  désigne  directement  le  saint  repas  com- 
posé de  la  chair  et  du  sang  du  Sauveur  »,  ce  terme  fait 
image  et  il  présente  à  l'esprit  l'idée  d'un  objet,  pareil  à 
celui  sur  lequel  est  immolée  la  victime  offerte  aux 
idoles.  Le  calice  d'ailleurs  peut  fort  bien  suggérer  la 
pensée  d'une  coupe  de  libation  comme  la  table  appelle 
ici  la  notion  du  sacrifice. 

Rien  ne  s'oppose  donc  à  ce  que  ce  terme  Tp<x7re£a 
désigne,  au  moins  d'une  manière  indirecte,  «  mais  réel- 
lement et  certainement  l'autel  chrétien  »,  «  une  table 
sur  laquelle  le  corps  et  le  sang  de  Jésus-Christ  ont  été 
offerts  en  sacrifice  et  sur  laquelle  les  chrétiens  viennent 
recevoir  cette  divine  nourriture.  »  Mangenot,  loc.  cit. 

Que  si  enfin  bn  se  refuse  à  tirer  des  seuls  mots  «  table 
du  Seigneur  »  cette  conclusion,  ou  si,  ma  gré  tous  les 
arguments  présentés,  on  ne  veut  voir  en  cet  objet  que 
ce  sur  quoi  sont  déposés  le  pain  corps  et  la  coupe  sang 
de  Jésus,  on  ne  peut  pas  refuser  d'admettre  ce  qui  est 
affirmé  non  par  deux  mots,  mais  par  tout  le  morceau 
ici  étudié.  Ce  qui  est  déposé  sur  cette  table  est  l'équi- 


833 


MESSE    DANS    L'ÉCRITURE,    L'ÉPITRE    AUX    HÉBREUX 


834 


valent  des  viandes  immolées  aux  idoles  par  les  païens 
ou  à  Jahvé  par  Israël,  c'est  donc  le  corps  et  le  sang  à 
l'état  de  victime,  le  corps  et  le  sang  offerts  à  la  divinité. 

Les  commentaires  dont  saint  Paul  un  peu  plus  loin 
dans  la  même  épître  encadré  le  récit  du  repas  d'adieu, 
les  recommandations  qu'il  adresse  aux  Corinthiens 
pour  assurer  sa  digne  et  sainte  réitération  confirment 
cette  conclusion.  A  trois  reprises  il  rappelle  que  les 
disciples  sont  tenus  de  faire  de  nouveau  ce  qui  a  été 
accompli  à  la  cène,  xi,  24,  25,  20.  Là,  le  Christ  présent 
avait  donné  son  corps  pour  les  Douze  et  présenté  à  son 
Père  te  sanq  qui  sur  la  Croix  devait  sceller  la  nouvelle 
alliance.  Donc  Jésus,  dans  la  cène  chrétienne,  se  mani- 
feste comme  ayant  été  jadis  mis  à  mort;  et  pendant 
que  paroles  et  rites  rappellent  et  figurent  exté- 
rieurement la  séparation  de  son  corps  et  de  son  sang, 
il  offre  encore  une  fois  à  son  Père  son  immolation 
de  la  croix.  On  comprend  alors  le  sens  profond  du 
mot  de  l'Apôtre  :  «  Chaque  fois  que  vous  mangez  ce  pain 
et  que  vous  buvez  ce  vin,  vous  annoncez  la  mort  du 
Seigneur  ».  xi,  26.  La  recommandation  de  s'approcher 
■>  dignement  »  de  la  cène,  xi,  27,  l'ordre  de  s'éprouver 
avant  de  recevoir  les  aliments  sacrés,  xi,  28,  les 
menaces  et  les  châtiments  dirigés  contre  les  indignes 
qui  communient  au  corps  du  Christ  sans  le  discerner, 
xi,  29,  30,  tout'  peut  s'expliquer,  se  justifier  par  ce 
seul  fait  que  l'eucharistie  donne  vraiment  aux  fidèles 
la  chair  et  le  sang  de  Jésus  et  que  le  profaner  c'est 
«  se  rendre  coupable  contre  le  corps  du  Seigneur  ».  xi, 
27.  .Mais  il  faut  convenir  que  préceptes  et  sanctions  se 
comprennent  mieux  encore  si  la  cène  est  un  repas 
sacrificiel,  si  la  victime  du  Calvaire  s'y  retrouve  pour 
de  nouveau  se  donner  aux  hommes  et  s'oflrir  à  Dieu. 
Qu'on  se  rappelle  les  croyances  juives  et  l'enseigne- 
ment de  l'Ancien  Testament  :  «  Quant  à  la  chair  du 
sacrifice  pacifique,  tout  homme  pur  pourra  en  manger. 
Celui  qui  mangera  la  chair  du  sacrifice  des  pacifiques 
(selâmim)  appartenant  à  Jahvé,  en  ayant  une  impu- 
reté, celui-là  sera  retranché  de  son  peuple.  Et  celui 
qui  touchera  quelque  chose  d'impur,  souillure 
d'homme  ou  animal  impur,  ou  toute  autre  abomination 
impure  et  qui  mangera  de  la  chair  de  la  victime  paci- 
fique appartenant  à  Jahvé  sera  retranché  de  son 
peuple.  »  Lev.,  vn,  19-21. 

Des  critiques  croient  devoir  expliquer  par  des  infil- 
trations du  paganisme  ce  que  dit  saint  Paul  des  châ- 
timents inlligés  par  Dieu  aux  Corinthiens  coupables 
d'avoir  profané  le  repas  du  Seigneur  :  «  C'est  pour- 
quoi il  y  a  parmi  vous  tant  de  gens  malades  et  qu'un 
bon  nombre  sont  morts.  »  xi,  30.  Il  est  bien  plus  natu- 
rel de  se  rappelir  ce  que  raconte  si  souvent  l'Ancien 
Testament  des  punitions  qui  frappaient  les  profana- 
teurs des  choses  saintes.  L'antique  menace,  bien  connue 
de  Paul  et  de  tous  les  juifs,  se  réalise  non  plus  en  raison 
d'impuretés  charnelles  mais  de  fautes  morales  :  Ils  sont 
retranchés  du  peuple  ceux  qui  mangent,  sans  avoir  la 
sainteté  requise,  la  chair  immolée  à  Jahvé! 

Conclusion.  —  D'après  saint  Paul,  comme  les  juifs 
et  les  païens,  les  chrétiens  ont  leur  banquet  sacré,  leur 
autel,  un  mets  qui  a  été  ofiert  en  sacrifice  et  par  lequel 
ils  entrent  en  communion  avec  Dieu.  C'est  le  pain 
qu'ils  rompent,  la  coupe  qu'ils  bénissent  en  mémoire 
de  Jésus  pour  annoncer  sa  mort  et  pour  faire  ce  qu'il  a 
fait  lui-même  dans  la  nuit  où  il  fut  livré,  i  n  acte  sacri- 
ficiel. Le  même  que  les  païens  par  l'idolothyte  entrent 
en  rapport  avec  les  idoles,  c'est-à-dire  avec  le  démon, 
de  môme  que  les  Israélites  par  la  manducation  des  vic- 
times sacrées  participent  à  l'autel,  deviennent  les 
hôtes,  les  c  onvives  de  Jahvé,  se  nourrissent  des  mets  de 
sa  table,  de  même  les  fidèles  s'unissent  au  Christ  à 
leur  repas  sacré  :  le  calice  est  communion  à  son  sang, 
le  pain  communion  à  son  corps.  Ainsi,  par  leur  cène, 
les   chrétiens   entrent    dans   la  plus   étroite   intimité 

DJCT.    DE    THÉOL.    CATH. 


avec  Jésus  et  en  lui  se  rapprochent  étroitement  les  uns 
des  autres;  l'eucharistie  leur  donne  à  tous  même  vie, 
celle  du  Seigneur,  et  fait  d'eux  un  seul  corps,  celui  du 
Christ.  Que  s'ils  reçoivent  cette  chair  sacrée  sans  avoir 
les  dispositions  requises,  ils  pèchent  contre  elle  et 
s'exposent  au  châtiment  qui  atteignait  en  Israël  les 
profanateurs  des  sacrifices  lévitiques.  Mais,  si  le  pain 
est  un  corps  immolé,  si  la  coupe  contient  le  sang  d'une 
victime,  les  actes  qui  donnent  à  ce  pain,  à  cette  coupe 
un  tel  caractère,  les  rites  qui  font  de  ces  éléments  une 
hostie,  la  fraction  et  la  bénédiction,  constituent  un 
un  sacrifice. 

Que  tel  soit  l'enseignement  de  saint  Paul  et  partant 
la  croyance  vers  l'an  50  de  toutes  les  Églises  fondées  par 
lui,  on  ne  le  nie  plus  guère,  on  le  conteste  de  moins  en 
moins.  C'est  ainsi  que  les  deux  dernières  études  pu- 
bliées sur  l'eucharistie,  celles  de  Lietzmann,  op.  cit., 
p.  178  sq.,  251  sq„  et  de  Volker,  op.  cit.,  p.  79,  admet- 
tent bon  nombre  de  ces  conclusions.  Mais,  avec  presque 
tous  les  critiques  indépendants,  ils  prétendent  que 
l'Apôtre  a  transformé  le  concept  primitif  de  la  cène. 
Comme  ils  n'apportent,  pour  le  démontrer,  aucun 
argument  nouveau,  il  suffit  de  renvoyer  le  lecteur  à 
l'examen  qui  a  été  fait  de  cette  hypothèse.  Eucha- 
ristie, t.  v,  col.  1083  sq. 

4°  L' Épître  aux  Hébreux.  —  Cette  lettre  contient-elle 
des  affirmations  qui  empêchent  ou  qui  permettent  de 
voir  dans  la  réitération  de  la  cène  un  sacrifice? 

Nul  doute;  des  textes  formels  de  cette  lettre  ensei- 
gnent que  le  Christ,  prêtre  unique  de  la  loi  nouvelle, 
s'ofïre  comme  victime  unique,  par  une  oblation  unique 
pour  nous  obtenir  le  pardon  de  nos  péchés.  Jésus  est 
«  le  grand  pontife  parfait  »,iv,  14;  il  l'est  «  pour  l'éter- 
nité selon  l'ordre  de  Melchisédech  ».  vi,  20,  vn,  21. 
Tandis  que  «  les  prêtres  juifs  étaient  nombreux,  parce 
que  la  mort  ravissait  à  chacun  d'eux  sa  dignité,  le 
Christ  demeurant  à  jamais,  possède  un  sacerdoce  qui 
ne  passe  pas  ».  vn,  23-24.  Il  «  n'a  donc  pas  besoin  d'offrir 
chaque  jour  des  sacrifices  d'abord  pour  ses  propres 
péchés,  ensuite  pour  ceux  du  peuple;  car  il  l'a  fait 
une  fois  pour  toutes  en  s'ofïrant  lui-même  ».  vu,  27. 
»  Lorsqu'il  se  présenta  en  qualité  de  grand  prêtre  des 
temps  à  venir...,  il  entra  une  jois  pour  toutes  avec  son 
propre  sang  dans  le  sanctuaire,  (nous)  ayant  acquis 
une  rédemption  éternelle...  »  Ce.  «  sang  du  Christ  qui, 
par  le  moyen  d'un  esprit  éternel,  s'est  offert  lui-même 
sans  tache  à  Dieu,  purifiera  nos  consciences  des 
œuvres  mortes...  »  ix,  11-14.  Jésus  n'a  pas  du  s'offrir 
lui-même  à  plusieurs  reprises,  de  même  que  le  grand 
prêtre  entre  chaque  année  dans  le  sanctuaire  avec  du 
sang  qui  n'est  pas  le  sien,  autrement  il  aurait  été  obligé 
de  souffrir  plusieurs  fois  depuis  la  création  du  monde. 
«  Mais  il  s'est  montré  une  (ois,  dans  les  derniers  âges 
pour  abolir  le  péché  par  son  sacrifice...  Il  s'est  offert 
ainsi  une  seule  fois  pour  faire  disparaître  les  fautes 
de  la  multitude.  »ix,  25-28.  «  Les  sacrifices  juifs  étaient 
incapables  de  purifier  parfaitement  et  d'ôter  les 
péchés  »,  x,  1,  2,  4,  11,  «  le  Christ  nous  a  sanctifiés 
une  fois  pour  toutes  par  l'oblation  de  son  corps  ».  x,  10. 
«  Par  une  oblation  unique,  il  a  rendu  parfaits  pour  tou- 
jours ceux  qui  sont  sanctifiés.  »  x,  14. 

Ce  langage  est  des  plus  clairs.  Il  atteste  d'abord  que 
Jésus  est  le  seul  souverain  pontife  de  la  nouvelle  loi. 
Les  grands  prêtres  juifs  se  succédaient  pour  deux 
motifs  :  parce  qu'ils  étaient  soumis  à  la  mort,  et  parce 
qu'aucun  des  sacrifices  offerts  par  eux  pendant  leur 
vie  ne  suffisait  pour  sanctifier  à  jamais  Israël.  Or 
Jésus,  au  contraire,  a  immolé  une  victime  qui  a  obtenu 
«  la  rédemption  éternelle  »,  ix,  12,  et  il  est  «  toujours 
vivant  »,  vu,  25,  il  est  le  i  célébrant  du  sanctuaire 
céleste  »,  vm,  2;  il  y  est  «  entré  avec  son  sang  »,  ix,  12, 
pour  y  demeurer  <•  le  médiateur  d'une  alliance  nou- 
velle et  meilleure  ».  vm,  G  ;  ix,  15.  «  Présent  à  la  face  de 

X.  —  27 


83; 


MESSE    DANS    L'ÉCRITURE,    L'ÉPITRE    AUX    HEUREUX 


83G 


Dieu  pour  nous  »,  ix,  21,  «  assis  à  sa  droite  »,  x,  12,  «  il 
intercède  sans  cesse  en  notre  faveur  ».  vu,  25. 

Deuxième  affirmation  :  Le  Christ  a  offert  une  vic- 
time unique,  son  corps  et  son  sang.  11  n'y  a  pas  et  il  ne 
saurait  y  avoir  pour  le  chrétien  d'autres  hosties.  Nom- 
breux étaient  les  animaux  qui,  sous  la  loi  juive,  pou- 
vaient être  immolés  au  Seigneur  et  il  y  avait  aussi  des 
oblations  non  sanglantes.  Mais  «  le  sang  des  taureaux 
et  des  boucs  était  incapable  de  faire  disparaître  les 
péchés  »,  x,  -1;  les  sacrifices  de  la  loi  «  ne  pouvaient 
donner  la  perfection  pour  toujours  »,  x,  1;  Dieu 
«  n'agréait  pas  ces  holocaustes,  ces  offrandes  pour  le 
péché,  ces  oblations  et  ces  victimes  diverses  ».  vm, 
5-7.  «  Le  corps  que  le  Créateur  a  formé  au  Christ  », 
vni,'5-10,  «  le  sang  »  qu'il  lui  a  donné,  ix,  12,  14,  Jés.us 
«  lui-même  »,  telle  est  la  seule  victime  de  h'  loi  nouvelle. 

Et  enfin,  à  plusieurs  reprises  et  dans  les  termes  les 
plus  formels,  il  est  dit  qu'une  fois  pour  toutes  cette  seule 
hostie  des  temps  nouveaux  a  été  offerte  par  l'unique 
souverain  pontife  des  chrétiens.  En  Israël,  les  mêmes 
sacrifices  étaient  toujours  à  répéter  parce  qu'ils 
étaient  imparfaits.  Ainsi  le  grand  prêtre  recommen- 
çait chaque  année  le  rite  de  l'expiation  dans  le  Saint 
des  Saints.  Mais  puisque  Jésus  s'est  offert  lui-même 
sur  la"croix,  pour  entrer  ensuite  avec  son  sang  dans  le 
ciel,  il  a  donc  présenté  à  Dieu  une  victime  «  sans 
tache  »,  ix,  14;  apte  «  à  purifier  les  consciences  »  du 
premier  coup,  une  bonne  fois  et  pour  toujours,  ix,  14. 
Puisque  «  son  sang  »  versé  sur  le  Calvaire  et  introduit 
ainsi*.dans  le  tabernacle  céleste  a  détruit  le  péché,  ix, 
25-28,  on  peut  dire  qu'il  «  a  obtenu  une  rédemption 
éternelle  ».  ix,  12.  Aussi  l'Épître  aux  Hébreux  déclare- 
t-elle^en  termes  exprès  et  à  neuf  reprises  différentes 
que  le  Christ  n'a  pas  à  «  s'offrir  plusieurs  fois  »,  que 
son  oblation  sur  la  croix  est  «  unique  ».  iv,  14;  vu,  27; 
ix,  12;  ix,  25,  26,  28;  x,  10,  12,  14. 

Cet  écrit  enseigne-t-il  que  la  réitération  de  la  cène  a 
le  caractère  d'un  sacrifice?  C'est  ce  que  nous  recher- 
cherons dans  un  instant.  Mais  s'il  le  dit  ou  le  laisse 
entendre,  déjà  un  point  doit  demeurer  hors  de  toute 
contestation  :  cette  oblation  ne  fait  qu'un  avec  celle 
de  la  croix;  elle  ne  tend  ni  à  la  remplacer,  ni  à  la 
compléter;  la  victime  doit  être  la  même,  la  seule  hostie 
qui  ait  de  la  valeur  aux  yeux  des  fidèles,  le  corps  et  le 
sang  du  Christ;  et  enfin,  les  officiants  de  cet  acte  ne 
sauraient  intervenir  que  pour  être  les  porte-paroles,  les 
représentants  de  l'unique  pontife  des  chrétiens,  Jésus, 
seul  grand  prêtre  de  la  nouvelle  Loi. 

Ceci  posé,  reste  à  voir  si  l'Épître  aux  Hébreux  attri- 
bue le  caractère  d'un  sacrifice  à  la  réitération  de  la 
cène,  telle  que  la  célébraient  certainement  les  chrétiens 
à  l'époque  où  cet  écrit  fut  composé.  La  réponse  à  cette 
question  dépend  du  sens  qu'on  attribue  à  la  phrase  : 
Nous  avons  un  autel  dont  ceux-là  n'ont  pas  le  droit  de 
manger  qui  font  le  service  du  tabernacle,  xm,  10.  Or, 
il  est  impossible  de  discuter  cette  proposition  en  l'iso- 
lant de  son  contexte.  Le  voici  : 

«  xm,  7.  Souvenez-vous  de  vos  guides  qui  vous  ont 
annoncé  la  parole  de  Dieu  et  considérant  quelle  a  été 
l'issue  de  leur  vie,  imitez  leur  foi.  8.  Jésus-Christ  est  le 
même  hier  et  aujourd'hui.  Il  le  sera  éternellement.  9. 
Ne  vous  laissez  pas  emporter  par  des  opinions  diverses 
et  étrangères,  car  il  est  bon  d'affermir  son  cœur  par  la 
grâce  et  non  par  des  aliments  qui  n'ont  servi  de  rien  à 
ceux  qui  s'y  attachent.  10.  Nous  avons  un  autel  dont 
n'ont  pas  le  droit  de  manger  ceux  qui  font  le  service 
du  tabernacle.  11.  Car  sont  brûlés  hors  du  camp  les 
corps  des  animaux  dont  le  sang  offert  en  sacrifice  pour 
le  péché  est  porté  dans  le  sanctuaire  par  le  grand 
prêtre.  12.  C'est  pour  cela  que  Jésus,  lui  aussi,  devant 
sanctifier  le  peuple  par  son  propre  sang,  a  souffert  hors 
de  la  porte.  13.  Sortons  donc  tous  du  camp  pour  aller  à 
lui,  en  portant  son  opprobre.  14.  Car  nous  n'avons 


point  ici  de  cité  permanente,  mais  nous  cherchons  celle 
qui  est  à  venir.  15.  Par  lui  donc  offrons  sans  cesse  à 
Dieu  un  sacrifice  de  louanges,  c'est-à-dire  le  fruit  des 
lèvres  qui  honorent  son  nom.  10.  Et  n'oubliez  pas  la 
bienfaisance  et  la  libéralité,  car  par  de  tels  sacrifices 
on  se  rend  Dieu  favorable.  » 

Un  critique  contemporain  a  donné  de  ce  morceau 
une  interprétation  toute  nouvelle.  D'après  O.  Holtz- 
mann,  Der  Hebraerbrief  und  dus  Abendmnhl,  dans 
Zeitschri/t  fur  die  N.  T.  Wissensclvtfl,  1909,  p.  251- 
200,  l'épître  combattrait  une  doctrine  et  une  tendance 
étrangères  au  christianisme,  doctrine  qui  attribuerait 
à  l'eucharistie,  et  non  à  la  grâce,  une  force  spiri- 
tuelle, tendance  à  présenter  la  communion  comme  un 
repas  de  sacrifice  où  les  fidèles  mangeraient  la  chair 
du  Christ  offert  en  victime  sur  la  croix.  Au  >-.  9  serait 
dénoncée  l'erreur  :  les  fidèles  sont  invités  à  ne  pas  se 
laisser  entraîner  vers  des  opinions  contraires  à  la  foi 
primitive,  à  ne  pas  croire  que  l'on  affermit  son  cœur  par 
certains  mets,  alors  que  seule  la  grâce  peut  fortifier 
notre  âme.  Or,  fait  observer  Holtzmann,  il  ne  peut  être 
question  ici  ni  des  idolothytes,  ni  des  aliments  purs  de 
la  loi  mosaïque,  ni  des  viandes  des  sacrifices  juifs, 
puisqu'on  ne  mangeait  aucune  de  ces  nourritures  pour 
fortifier  son  cœur.  Si  plusieurs  chrétiens  croyaient  pou- 
voir consommer  de  tels  aliments,  ce  n'était  pas  pour 
y  trouver  une  puissance  spirituelle.  Donc,  le  mets 
auquel  on  attribuait  la  puissance  d'affermir  l'âme,  au 
lieu  de  réserver  cet  effet  à  la  grâce,  ne  peut  être  que  l'eu- 
charistie. A  cette  erreur,  la  lettre,  dans  les  versets 
qui  suivent,  oppose  l'enseignement  chrétien  primitif. 
Comme  l'a  maintes  fois  ailleurs  affirmé  l'épître,  le 
Christ  est  une  victime  expiatoire  qui  s'est  offerte  pour 
le  péché,  vu,  27;  vm,  3;  ix,26,  28;  x,  12.  En  cet  endroit 
même  est  rappelée  cette  doctrine  :  Jésus  a  versé  son 
sang  pour  sanctifier  le  peuple,  xm,  12.  Or  la  loi  défen- 
dait de  manger  les  viandes  des  victimes  offertes  en 
sacrifice  expiatoire,  on  les  brûlait  hors  du  camp,  xm, 
11.  Il  n'y  a  pas  eu  d'exception  pour  la  chair  du  Christ. 
//  a  été  mis  à  mort,  lui  aussi,  hors  de  la  ville,  xm,  12. 
Donc  on  ne  doit  pas  se  nourrir  de  son  corps.  Les  chré- 
tiens ont  un  autel,  6uCTtaaxr]piov,  il  est  vrai.  Mais  c'est 
le  Christ  en  personne,  puisqu'il  est  sacrificateur  et  vic- 
time, Ouaîa.  Ceux  qui  font  l'office  du  «  tabernacle  », 
en  d'autres  termes  du  «  temple  pneumatique  du  Nou- 
veau Testament  »,  c'est-à-dire  les  chrétiens,  n'ont  donc 
pas  le  droit  de  manger  de  cet  autel,  xm,  10.  Le  faire, 
c'est  abandonner  la  doctrine  primitive.  D'après  elle 
les  disciples  de  Jésus  n'ont  qu'un  sacrifice,  une  vic- 
time, un  autel,  ceux  de  la  croix,  oblation  unique  et 
définitive,  comme  le  répète  maintes  fois  l'Épître  aux 
Hébreux.  Le  culte  des  chrétiens  se  compose  donc  exclu- 
sivement de  la  louange  et  de  la  prière,  xm,  14,  de 
l'aumône  et  de  la  charité,  xm,  10. 

Sans  aller  aussi  loin,  sans  découvrir  dans  cette  lettre 
une  attaque  contre  l'usage  de  la  communion  et  contre 
la  croyance  au  caractère  sacrificiel  de  la  cène  chré- 
tienne, plusieurs  critiques  entendent  comme  O.  Holtz- 
mann le  f.  10  :  «  Nous  avons  un  autel  dont  n'ont  pas 
le  droit  de  manger  ceux  qui  font  le  service  du  taber- 
nacle. »  Pour  eux  aussi,  les  personnes  ici  désignées  sont 
les  chrétiens  et  non  les  prêtres  ou  lévites  juifs.  Ces 
derniers  en  effet  n'avaient  nul  désir  de  participer  à 
l'eucharistie.  L'auteur  n'avait  pas  à  leur  dénier  ce 
droit;  il  est  par  trop  évident  qu'ils  ne  le  réclament  ni 
ne  le  possèdent.  Le  sens  est  donc  le  suivant  :  Nous 
avons  un  autel  dont  les  chrétiens  n'ont  pas  le  droit  de 
manger.  Sans  doute,  l'épître  n'ignore  pas  l'eucharistie 
et  ne  se  propose  pas  de  la  combattre,  mais  elle  ne  voit 
dans  la  cène  ni  un  sacrifice,  ni  même  un  repas,  au  cours 
duquel  les  fidèles  recueillent  le  bénéfice  de  la  mort  du 
Christ.  «  On  ne  mange  pas  de  ce  qu'il  y  a  sur  l'autel 
chrétien...    puisque   le   seul   sacrifice   qui   procure   le 


837 


MESSE    DANS    L'ÉCRIT  l' H  K.    1/EPITKK    AUX    HÉBREUX 


838 


salut  »,  c'est  l'oblation  du  Christ  victime  par  le  Christ 
prêtre.  Les  fidèles  n'ont  qu'à  chanter  les  louanges  de 
Dieu  et  a  pratiquer  la  charité  :  tels  sont  les  sacrifices 
de  leur  culte.  Réville.  Les  origines  de  l'eucharistie, 
Paris.  1908,  p.  70,  71  ;  Goguel,  L'eucharistie  des  ori- 
gines ù  Justin  martyr,  Paris,  1910,  p.  218. 

La  plupart  néanmoins  des  interprètes  anciens  et 
modernes  de  toute  école  s'accordent  au  contraire  pour 
affirmer  qu'au  v.  10  l'épître  dénie,  non  aux  disciples 
du  Christ,  mais  aux  prêtres  et  lévites  juifs  le  droit  de 
manger  de  l'autel  chrétien.  Mais  beaucoup,  parmi  les 
exégète  catholiques  qui  traduisent  ainsi  ce  verset, 
ajoutent  pourtant  qu'il  n'est  pas  parlé  en  ce  passage 
d'un  sacrifice  eucharistique.  L'autel  dont  le  sacerdoce 
mosaïque  est  écarté,  mais  auquel  peuvent  participer 
les  fidèles  serait,  d'après  certains  protestants  du 
xvi'  siècle,  les  oblations  qui  étaient  apportées  à  la 
cène,  puis  distribuées  aux  ministres  et  aux  pauvres. 
Cette  opinion  semble  abandonnée  depuis  longtemps. 
D'ordinaire,  pour  ceux  qui  ne  croient  pas  découvrir  ici 
une  allusion  à  un  sacrifice  eucharistique,  le  sens  est  le 
suivant  :  les  chrétiens  ont  un  autel  dont  prêtres  et 
lévites  n'ont  pas  le  droit  de  manger,  c'est  la  croix  à 
laquelle  participent  les  fidèles  lorsqu'ils  reçoivent  les 
fruits  de  la  Passion  ou  sont  incorporés  à.  Jésus.  Cette 
opinion  est  celle  de  la  plupart  des  protestants  et  même 
de  plusieurs  catholiques  :  S.  Thomas,  In  Epistolam  ad 
Hebrœos,  xm,  10,  Opéra  omnia,  édit.  Vives,  t.  xxi, 
p.  729;  Estius,  Commenlarium  in  epistolas  sancti 
Pauli  et  reliquorum  apostolorum,  Cologne,  1631, 
p.  1084:  et  un  certain  nombre  d'historiens,  exégètes  et 
théologiens  modernes.  Voir  la  liste  dans  P.  Haensler, 
Zu  Hebr.,  XIII,  10,  dans  Biblische  Zeitschrift,  1913, 
t.  xi,  p.  403-409.  Parmi  eux,  il  faut  citer  surtout  Renz, 
Geschichle  des  Messopferbegriffs,  Frisingue,  1902,  t.  i, 
p.  112  sq.:  'SYieland,  Der  vorirenàische  Opferbegriff, 
Munich,  1909,  p.  16  sq. 

A  l'appui  de  cette  opinion,  ces  auteurs  ont  fait 
valoir  avec  certains  des  arguments  déjà  exprimés  les 
considérations  suivantes. 

L'Épître  aux  Hébreux  ne  parle  nulle  part  ailleurs  de 
l'eucharistie  et  n'y  fait  même  pas  allusion.  Il  serait 
étrange  que  subitement  elle  entretînt  ces  lecteurs  de  la 
cène  des  fidèles,  sujet  qui  semble  sans  rapport  avec  les 
thèmes  généraux  développés  dans  la  lettre.  Au 
contraire,  l'auteur  a  étudié  longuement  le  sacrifice 
de  la  croix.  C'est  donc  encore  à  ce  dernier  que  doit  se 
rapporter  ce  qui  est  dit  de  l'autel  chrétien. 

On  est  d'autant  plus  porté  à  le  croire  que,  dans  ce 
morceau,  certaines  affirmations  s'appliquent  en  fait 
à  la  mort  de  Jésus.  Ainsi,  au  y.  12  il  est  écrit  que  le 
Christ  versa  son  sang  hors  de  la  porte  pour  sanctifier 
le  peuple,  xm,  12.  Il  semble  donc  impossible  que  le 
mot  autel  employé  un  peu  auparavant  et  au  cours 
d'un  même  développement,  ne  désigne  pas  la  croix 
ou  sa  victime.  Or,  si  ce  terme  doit  être  entendu  au  sens 
figuré,  le  verbe  manger  lui  aussi  qui  se  trouve  dans  la 
même  phrase  ne  peut  pas  être  pris  à  la  lettre.  Jésus, 
dit-on  encore,  est  présenté  comme  crucifié  hors  de  la 
ville,  c'est-à-dire  dans  un  endroit  où  il  ne  pouvait  y 
avoir  d'autel  proprement  dit.  Le  mot  ne  doit  donc  pas 
s'entendre  ici  au  sens  propre.  Enfin,  l'épître  invite  les 
fidèles  à  sortir  hors  du  camp  pour  aller  ù  Jésus,  xm,  13. 
Celte  fois  de  nouveau,  les  lecteurs  sont  mis  en  présence 
d'une  figure,  puisque  le  Christ  n'est  plus  depuis  long- 
temps attaché  à  la  croix  en  dehors  de  la  porte  de  la 
ville.  C'est  donc  en  un  sens  spirituel  qu'il  faut  entendre 
tout  le  verset.  Puisqu'en  réalité,  il  n'y  a  pas  d'autel 
proprement  dit,  en  réalité  aussi,  il  n'y  a  pas  non  plus 
manducalion.  Tout  ici  est  figure. 

Cette  opinion  et  les  divers  arguments  sur  lesquels 
on  l'appuie  ne  rallient  pas  tous  les  suffrages.  Que 
J'Kpître  aux  Hébreux,  dans  ce  passage,  parle  d'autel 


chrétien,  c'est-à-dire  d'un  sacrifice  dans  lequel  le  fidèle 
mange  la  victime  de  la  croix,  ou  que  du  moins  il  soit 
fait  a  cette  doctrine  «  une  allusion  indirecte  »,  Batifïol, 
op.  cit.,  p.  111,  c'est  ce  qu'admettent  «  la  plupart  des 
catholiques  ».  Lamiroy,  op.  cit.,  p.  229,  n.  3.  Certains 
protestants  même,  bien  qu'ils  aient  sur  l'origine  et  la 
nature  de  la  messe  des  conceptions  très  différentes  des 
nôtres,  croient  pourtant  qu'ici  l'épître  parle  non  seule- 
ment de  la  croix,  mais  aussi  de  la  cène  chrétienne. 
Drach,  Épîlres  de  saint  Paul,  Paris,  1871,  p.  797,  citait 
comme  ayant  jadis  adopté  cette  opinion  les  non- 
catholiques  Bôhme,  Bùlir,  Ebrard,  Riickert,  Fausset. 
On  peut  encore  nommer  Westcott,  The  Epistle  lo  the 
Hebreii's,  Londres,  1906,  p.  439  sq.;  Goetz,  Die  heilige 
Abcndmahlsfragc  in  ihrer  geschichllichen  Entwicklung, 
Leipzig,  1907,  p.  195;  Hammond,  Notes  on  the  sacri- 
fient aspect  of  the  holij  Eucharist,  Oxford,  1913,  p.  23  sq. 

Il  semble  bien  que  cette  interprétation  soit  la  vraie. 
Pour  le  démontrer,  pour  résoudre  toutes  les  diffi- 
cultés, il  est  nécessaire  de  suivre  pas  à  pas  la  marche 
de  la  pensée. 

On  ne  saurait  a  priori  déclarer  ce  travail  inutile,  en 
prétendant  qu'il  ne  peut  être  parlé  en  ce  morceau 
de  l'eucharistie  parce  qu'il  n'en  est  pas  question  ail- 
leurs. Nous  sommes  dans  la  partie  morale,  vers  la  fin 
de  la  lettre.  Là  sont  recommandées  plusieurs  vertus 
que  l'épître  n'a  pas  nommées  antérieurement  :  la  cha- 
rité fraternelle,  la  pureté  conjugale,  le  mépris  des 
richesses,  l'obéissance  aux  supérieurs  spirituels.  Il  est 
donc  impossible  de  soutenir  sérieusement  qu'en  ce 
passage  le  sacrifice  eucharistique  ne  doit  pas  être 
mentionné.,  sous  prétexte  qu'auparavant  l'auteur  l'a 
passé  sous  silence.  Cette  doctrine  se  relie  même  mieux 
que  d'autres,  dont  pourtant  il  est  ici  parlé,  aux  thèmes 
généraux  qu'a  exposés  la  lettre  :  le  Christ  est  média- 
teur, prêtre  selon  l'ordre  de  Melchisédech,  victime  dont 
le  sang  expie  le  péché.  Il  semble  bien  d'ailleurs  que 
l'Épître  aux  Hébreux  fasse  en  d'autres  endroits  allusion 
à  l'eucharistie.  Voir  plus  haut,  col.  821  sq. 

Que  recommande  ici  l'auteur?  Après  avoir  invité 
les  chrétiens  à  garder  la  foi  de  leurs  chefs  et  de  leurs 
apôtres,  une  foi  toujours  pareille  à  elle-même  parce  que 
le  Christ  est  immuable,  xm,  8,  il  les  met  en  garde 
contre  les  doctrines  différentes  de  celles  qu'ils  ont 
reçues  et  qui  sont  étrangères  au  christianisme,  contre 
ces  enseignements  erronés  qui  attribuent  non  à  la  grâce 
mais  à  certains  aliments,  Ppcjjiaaw,  le  pouvoir  de  for- 
tifier le  cœur.  Prétendre  que  l'eucharistie  est  le  mets 
contre  lequel  l'épître  tient  en  garde  ses  lecteurs,  c'est 
supprimer  de  la  phrase  où  cette  nourriture  est  men- 
tionnée toute  une  proposition  très  claire.  Le  t.  9 
ne  désapprouve  pas  des  mets  quelconques.  On  y  lit 
cette  déclaration  :  «  Il  est  bon  d'affermir  son  cœur  par 
la  grâce  et  non  par  des  aliments  qui  n'ont  servi  de  rien 
à  ceux  qui  y  ont  eu  recours.  »  Sur  le  sens  de  ces  derniers 
mots  aucun  doute  n'est  possible.  Pour  l'auteur  de 
l'Épître  aux  Hébreux,  la  nourriture  qui  n'a  servi  de 
rien  à  ceux  qui  y  ont  eu  recours,  ce  sont  des  mets  recom- 
mandés par  la  loi  mosaïque,  aliments  purs  ou  viandes 
immolées  en  certains  sacrifices.  Or,  «  il  est  impossible 
de  rapporter  Ppa>u,a<rt.v  (aliments)  à  un  usage  chrétien 
et  le  reste  de  la  phrase  à  une  pratique  juive.  »  Goguel, 
op.  cit.,  p.  219-220. 

A  l'objection  de  O.  Holtzmann  :  les  Israélites  ne 
consommaient  pas  ces  mets  pour  fortifier  le  cœur,  il 
est  déjà  possible  de  répondre  qu'en  évitant  une  souil- 
lure légale  et  surtout  en  communiant  aux  viandes 
offertes  à  Jahvé,  ils  voulaient  se  donner  de  la  confiance, 
ils  affermissaient  leur  âme.  ils  fortifiaient  leur  cœur.  C'est 
même  exactement  ce  que  raconte  l'Évangile  :  On  y 
voit  des  juifs  mettre  leur  assurance  dans  les  rites  exté- 
rieurs et  non  dans  la  pureté  morale,  dans  l'amitié  de 
Dieu,    dans    les    dispositions    intimes    de    l'âme.    Au 


839 


MESSE    DANS    L'ÉCRITURE,    L'ÉPITRE    AUX    HÉBREUX 


840 


contraire,  la  communion  eucharistique  n'a  jamais  été  . 
considérée  par  le  chrétien  comme  supplantant  la  grâce, 
s'opposant  à  elle  et  la  rendant  inutile.  Tout  autre  est  la 
doctrine  des  fidèles.  Par  la  communion  eucharistique, 
on  obtient  la  grâce  et  ainsi  on  fortifie  son  cœur.  Le 
quatrième  évangile  enseigne  qu'on  «  mange  la  chair 
du  Fils  de  l'homme  »  pour  demeurer  dans  le  Clirist,  pour 
avoir  la  vie,  la  vie  par  lui,  la  vie  éternelle.  Ce  pain  du 
ciel  est  le  salut  du  monde.  Joa.,  vi,  52-58.  Il  peut  ainsi 
donner  la  force  du  cœur.  Ce  n'est  donc  pas  la  confiance 
en  l'eucharistie  que  condamne  l'épître,  c'est  la  foi 
superstitieuse  qui  attribue  une  efficacité  imaginaire  à 
des  aliments  recommandés  par  la  loi  juive. 

Alors  tout  naturellement  suit  le  fameux  verset  : 
«  Nous  avons  un  autel  dont  ceux  qui  font  le  service  du 
tabernacle  n'ont  pas  le  droit  de  manger.  »  Consolez- 
vous,  chrétiens,  semble  écrire  la  lettre,  ces  viandes 
recommandées  parla  loi  et  dont  certains  juifs  font  tant 
de  cas,  vous  n'avez  pas  à  les  regretter,  vous  possédez 
mieux.  Les  deux  pensées  s'appellent  et  se  complètent 
à  merveille. 

Car  c'est  bien  ainsi  qu'il  faut  entendre  le  verset  cité 
plus   haut.   Le  traduire  par  les  mots  :   Nous  avons 

autel  dont  les  chrétiens  n'ont  pas  le  droit  de  manger, 
serait  commettre  un  «  contresens  ».  Batifïol,  op.  cit., 
p.  114.  La  véritable  signification  des  termes  employés 
par  l'épître  apparaît  immédiatement  :  Ceux  qui  font 
le  service  du  tabernacle  n'ont  jamais  été  les  disciples 
de  Jésus,  mais  bien  les  membres  du  sacerdoce  juif. 
Plus  encore  que  nous,  les  destinataires  de  l'épître, 
venus  d'Israël  au  christianisme,  le  savaient,  et  ils 
étaient  incapables  de  comprendre  autrement  ces  mots. 
A  huit  autres  endroits,  le  mot  tabernacle  est  employé 
dans  l'épître  :  il  désigne  ou  les  tentes  sacrées  dont  la 
loi  de  Moïse  avait  prescrit  l'érection,  vm,  5;  ix,  2,  3,  (3, 
8,  21,  ou  le  sanctuaire  véritable,  plus  grand  et  plus 
parfait,  construit  non  par  la  main  d'un  homme,  mais 
par  Dieu,  celui  du  ciel,  vm,  2  et  ix,  11,  où  le  Christ 
apparaît  comme  prêtre  à  jamais.  Nulle  part,  ni  dans 
cette  lettre,  ni  dans  d'autres  écrits  du  Nouveau  Testa- 
ment, les  fidèles  ne  sont  appelés  «  ministres  du  taber- 
nacle »  oî.  T7J  axTjvT)  XocTpeûovTeç.  Au  contraire,  pour 
désigner  les  prêtres  juifs,  l'épître  les  appelle  «  ceux  qui 
font  le  service  d'une  image,  d'une  ombre  des  choses 
célestes  »,  o'it'.vsç  imoSzlyiiot.xoi  xal  csxià.  XaxpEu  juctlv 
tcôv  È7toupa\<îcov,  vm,  5,  c'est-à-dire  exactement, 
puisque  d'après  l'épître,  la  loi  est  l'ombre  des  biens  à 
venir,  x,  1,  ceux  qui  font  le  service  du  tabernacle  de  la 
terre,  image  de  celui  du  ciel. 

O.  HoUzmann  fait  sourire  quand,  pour  justifier  sa 
traduction,  il  écrit  :  «  Le  tabernacle,  c'est  ici  le  temple 
pneumatique  du  Nouveau  Testament.  »  Il  ne  suffit  pas 
de  le  prétendre,  il  faut  le  démontrer.  Réville  et  Goguel, 
il  est  vrai,  croient  le  prouver  en  faisant  observer  que 
cette  proposition  les  prêtres  juifs  n'ont  pas  le  droit  de 
manger  de  l'autel  clirétien,  serait  dépourvue  de  sens  et 
inexplicable,  puisque  tout  le  monde  le  sait;  et  puisque 
d'ailleurs  nul  Israélite  ne  réclame  cette  faculté. 
L'épître  parlerait  donc  pour  ne  rien  dire  et  pour 
repousser  une  requête  qui  n'a  jamais  été  présentée. 

Au  contraire,  il  est  très  facile  de  découvrir  à  la 
phrase  ainsi  entendue  un  sens  fort  plausible  et  qui 
s'harmonise  à  merveille  avec  l'idée  générale  de  l'épître 
et  le  contexte  immédiat.  La  lettre  aux  Hébreux,  on  le 
sait,  a  été  rédigée  pour  consoler,  pour  encourager  à  la 
persévérance  des  chrétiens  d'origine  juive  qui  pou- 
vaient être  tentés  de  regretter  le  culte  mosaïque  et 
auxquels  il  fallait  montrer  la  supériorité  de  la  nou- 
velle alliance,  du  nouveau  sacerdoce,  du  nouveau 
sacrifice.  Rien  de  plus  naturel,  rien  de  plus  adroit 
donc  que  cette  affirmation.  Nous  aussi,  chrétiens, 
nous  avons  un  autel,  un  autel  que  les  juifs  ne  possè- 
dent pas,  un  autel  auquel  prêtres  et  lévites  ne  peuvent 


participer.  Nous  n'avons  rien  à  leur  envier.  Ils  pour- 
raient au  contraire  nous  jalouser.  A  eux,  il  est  inter- 
dit par  la  Loi,  Lev.,  xvi,  27,  de  consommer  les  viandes 
offertes  en  sacrifice  pour  le  péché.  Ils  sont  tenus  de  les 
brûler  hors  du  camp.  Et  nous,  au  contraire,  bien  que 
notre  victime  soit  elle  aussi  expiatoire,  bien  qu'elle 
ait  à  ce  titre  versé  son  sang  pour  sanctifier  le  peuple  hors 
de  la  porte  de  Jérusalem,  xm,  12,  nous  avons  le  droit 
de  munger  de  notre  autel.  Voilà  bien  ce  que  donne  clai- 
rement à  entendre  l'épître.  L'auteur  n'écrit  pas  pour 
apprendre  aux  juifs  qu'ils  ne  peuvent  participer  à 
l'autel  chrétien.  Il  n'a  pas  l'intention  de  leur  dénier 
un  droit  qu'ils  ne  réclament  pas.  Il  exalte  la  supé- 
riorité de  l'économie  nouvelle,  selon  laquelle  les  plus 
humbles  fidèles  sont  mieux  traités  que  ne  l'étaient  sous 
la  loi  mosaïque  les  juifs  les  plus  pieux,  les  prêtres  et 
le  grand  pontife  lui-même. 

Dans  le  verset  ici  étudié,  tout  mot  doit  être  souligné. 
Le  verbe  manger  ne  peut  être  pris  au  figuré,  puisque 
dans  la  phrase  précédente,  il  est  parlé  d'aliments  réels, 
f.  9,  et  véritablement  consommés,  puisque  dans  la 
proposition  suivante  il  s'agit  de  victimes  proprement 
dites,  celles  dont  le  prêtre  juif  n'a  pas  le  droit  de  se 
nourrir  et  qu'il  faut  brûler.  Donc,  dans  la  phrase  qui 
se  trouve  entre  ces  deux  affirmations,  le  verbe  manger 
doit  s'entendre  à  la  lettre. 

Le  sens  du  mot  autel  n'est  pas  moins  facile  à  déter- 
miner. L'Épître  aux  Hébreux  l'emploie  une  autrefois, 
vu,  13.  Elle  donne  à  ce  terme  le  sens  qu'il  a  dans  tous  les 
passages  du  Nouveau  Testament,  et  ils  sont  nombreux, 
où  il  désigne  l'autel  de  la  terre,  ce  sur  quoi  on  dépose 
les  offrandes  et  on  immole  les  victimes;  c'est  aussi  ce 
à  quoi  en  certains  sacrifices  Israël  est  autorisé  à  par- 
ticiper. Le  mot  ne  peut  désigner  les  oblations  pré- 
sentées à  l'autel  par  les  fidèles  en  faveur  des  ministres 
sacrés.  Ce  fut  tâche  aisée  pour  les  anciens  exégètes 
d'établir  cette  vérité  contre  les  protestants  du 
xvie  siècle,  tels  que  Bèze.  Il  s'agit  ici  d'une  nourriture 
qui  fortifie  le  cœur,  que  le  sacerdoce  juif  ne  peut 
consommer,  qui  n'est  déposée  ni  dans  le  trésor, 
ya'Coç'jXâxiov,  ni  dans  les  mains  du  prêtre,  ni  dans 
un  autre  réceptacle,  mais  sur  l'autel,  et  à  laquelle  tous 
les  chrétiens  ont  le  droit  de  participer.  Voir  Corneille 
de  la  Pierre,  In  Epist.  ad  Hebrœos,  xm,  10,  dans  les 
Commentaria  in  Scripturam  sacram,  Paris,  1876,  t.  xix, 
p.  519.  Puisque  l'unique  victime  expiatoire  de  la 
nouvelle  loi  est  le  Christ,  les  fidèles  ont  pour  autel  ' 
sa  croix  et  ce  sur  quoi  ils  trouvent  la  chair  du 
Christ  offerte  pour  les  nourrir  et  affermir  leur  âme. 

Que  si  on  rapproche  les  deux  mots  en  une  seule 
locution  manger  de  l'autel,  la  même  conclusion 
s'impose.  Autant  pour  les  chrétiens  venus  de  la  syna- 
gogue cette  expression  est  claire,  bien  choisie,  adé- 
quate à  la  pensée,  si  elle  veut  dire  que  les  fidèles  com- 
munient vraiment  à  une  victime,  autant  elle  eût  été 
pour  eux  non  seulement  étrange,  inattendue,  trop  sub- 
tile, en  un  mot  difficile  à  comprendre,  si  l'auteur  s'en 
était  servi  pour  enseigner  que  le  chrétien  participe 
aux  fruits  de  la  passion  ou  qu'il  doit  s'incorporer  à 
Jésus  crucifié. 

Enfin,  on  n'a  pas  le  droit  de  l'oublier,  ces  mots  sont 
les  expressions  techniques  dont  usent  les  premières 
Églises  pour  désigner  le  repas  sacrificiel  de  la  cène. 
Le  verbe  manger  est  celui  qu'emploient  Paul,  Matthieu 
et  Jean  pour  décrire  la  communion  eucharistique.  Et 
n'y  a-t-il  pas  synonymie  entre  la  locution  de  l'Épître 
aux  Hébreux,  manger  de  l'autel,  et  celle  delà  Ir"  Épître 
aux  Corinthiens,  participer  à  l'autel?  On  l'a  justement 
remarqué  :  «  Les  mots  Guar'.aaxripiov  z\,  où  cpxysïv  oùx 
s/ouaiv  ne  doivent  pas  être  entendus  abstraction 
faite  du  vocabulaire  eucharistique  du  quatrième  évan- 
gile et  de  la  I"  Epître  aux  Corinthiens,  ou  tout  autant 
de  saint  Ignace  d'Antioche;  ils  impliquent  une  allu- 


841 


MESSE    DANS    L'ECRITURE,    L'ÉPITRE    AUX    HÉBREUX 


842 


sion  indirecte  à  l'eucharistie.  »  Batiffol,  op.  cit.,  p.  112. 

Il  n'y  a  pas  jusqu'au  présent  :  nous  avons,  habemus, 
èyoafj,  qui  ne  puisse  être  souligné.  Quand  l'Épître  aux 
Hébreux  et  les  autres  livres  du  Nouveau  Testament 
parlent  de  la  mort  du  Christ  sur  la  croix,  ils  sont  bien 
obligés  de  mettre  au  passé  le  verbe  qu'ils  emploient, 
puisque  le  fait  a  eu  lieu  depuis  longtemps.  I.es 
exemples  se  trouvent  partout,  citons  seulement  la 
lettre  ici  étudiée  :  «  Le  Christ  entra  une  fois  pour  toutes 
par  son  propre  sang  dans  le  sanctuaire  »,  ix,  12;  «  Il 
s'offrit  lui-même  sans  tache  à  Dieu  »,  ix,  14;  «  par  une 
seule  oblation  il  amena  pour  toujours  à  la  perfection 
ceux  qu'il  a  sanctifiés  »,  x,  14;  «ayant  été  offert  une 
seule  fois  pour  abolir  le  péché  de  beaucoup,  il  appa- 
raîtra une  seconde  fois  ».  ix,  28.  Or,  ici  l'épître  écrit  : 
«  Nous  avons  un  autel.  »  Donc,  elle  ne  parle  pas  seule- 
ment de  la  croix  érigée  jadis  et  abattue  depuis  long- 
temps, où  Jésus  s'offrit  en  sacrifice.  Mais  ici  est 
désigné  soit  l'endroit  où  la  victime  du  Calvaire  se 
livre  aujourd'hui  aux  communiants,  soit  le  sacrifice 
sanglant  du  Golgotha  continué,  renouvelé  par  le 
Christ  afin  que  les  fidèles  puissent  s'en  nourrir.  On 
peut  donc  soutenir  que  chaque  mot  de  ce  verset  oriente 
la  pensée  du  lecteur  vers  l'eucharistie  et  la  présente 
comme  un  sacrifice. 

Mais  alors  pourquoi  donc  dans  les  deux  phrases  sui- 
vantes l'auteur  rappelle-t-il  la  défense  faite  à  Israël 
de  consommer  les  chairs  offertes  pour  le  péché,  l'obli- 
gation de  les  brûler  hors  du  camp,  xni,  11  ;  et  pourquoi 
ajoute-t-il  aussitôt  que  le  Christ  lui  aussi  fut  une 
victime  expiatoire  et  que,  comme  tel,  il  versa  son  sang 
hors  de  la  porte  de  Jérusalem?  Pourquoi,  sinon  pour 
imposer  aux  chrétiens  la  défense  de  manger  de  leur 
autel? 

La  véritable  explication  est  tout  autre.  L'épître 
a  déclaré  que  le  prêtre  juif  n'a  pas  le  droit  de  commu- 
nier à  l'autel  chrétien.  Elle  le  prouve.  Et  un  peu  plus 
loin,  elle  invite  ses  lecteurs  à  «  sortir  hors  du  camp  pour 
aller  à  Jésus  ».  Elle  doit  faire  savoir  pourquoi  cet 
exode  s'impose.  C'est  parce  que  le  Christ  fut  crucifié 
hors  de  la  ville. 

Sans  doute,  la  loi  du  Lévitique,  xvi,  27,  est  formelle  : 
«  On  emportera  hors  du  camp  le  taureau  et  le  bouc 
immolés  pour  le  péché  dont  le  sang  aura  été  porté  dans 
le  sanctuaire  pour  l'expiation,  et  on  consumera  par 
le  feu,  la  peau,  la  chair  et  les  excréments.  »  Or,  Jésus 
s'est  offert  pour  les  fautes  de  son  peuple  afin  d'intro- 
duire son  sang  dans  le  ciel.  Mais,  toute  l'Épître  aux 
Hébreux  le  prouve,  elle  a  été  composée  pour  l'établir  : 
ces  prescriptions  mosaïques  n'obligent  pas  l'Israël 
nouveau,  elles  n'existent  pas  pour  les  bénéficiaires  de 
l'alliance  nouvelle  et  supérieure.  «  En  raison  de  ce 
qu'elle  avait  d'inefficace  et  d'inutile,  la  loi  jadis  exis- 
tante se  trouve  abolie.  Elle  n'a  pas  en  effet  conduit  les 
choses  à  leur  perfection  et  une  espérance  meilleure 
apparaît  par  laquelle  nous  nous  approchons  de  Dieu.  » 
vn,  18-19.  La  prescription  qui  ordonnait  de  brûler 
le  corps  de  certaines  victimes  n'était-elle  pas  précisé- 
ment un  de  ces  rites  qui,  se  contentant  de  détruire, 
était  inefficace  et  inutile?  Au  contraire  le  droit 
reconnu  aux  chrétiens  de  manger  de  leur  autel,  c'est-à- 
dire  de  communier  au  Christ,  ne  les  approche-t-il  pas  de 
Dieu?  L'épître  dit  encore  :  «  Puisque  le  sacerdoce  est 
changé,  il  y  a  aussi  nécessairement  transformation  de 
la  Loi.  »  vn,  12.  Il  est  donc  tout  naturel  que  la  défense 
faite  aux  prêtres  et  lévites  juifs  ne  soit  plus  en  vigueur 
pour  les  chrétiens. 

Comment  admettre  d'ailleurs  que  l'Épître  aux 
Hébreux  ait  voulu  imposer  aux  fidèles  cette  interdic- 
tion9 Qu'on  place  à  n'importe  quel  point  du  temps  et 
de  l'espace  la  rédaction  de  cet  écrit,  un  fait  est  cer- 
tain :  à  l'époque  où  il  est  composé,  où  il  apparaît,  où  il 
circule  de  main  en  main,  la  cène  est  réitérée  dans  les 


Églises  chrétiennes.  La  pratique  de  la  communion  est 
bien  connue.  On  en  fait  remonter  l'origine  à  Jésus 
lui-même.  Peut-on  admettre  qu'un  écrit  vénéré  des 
fidèles  condamne  cet  usage,  et  cela  au  nom  d'un  pré- 
cepte lévitique?  Comprend-on  que  personne  dans 
l'antiquité  ne  le  lui  ait  reproché?  Réville  et  Goguel 
sentent  bien  que  cette  hypothèse  est  irrecevable.  Ils 
l'avouent  :  on  ne  peut  supposer  qu'une  pratique  «  uni- 
versellement attestée  par  tous  les  autres  documents 
primitifs  de  provenances  les  plus  diverses,  ait  été 
inconnue  à  Rome,  à  Alexandrie  et  dans  l'entourage  de 
l'écrivain  alexandrin  à  qui  nous  devons  l'Épître  aux 
Hébreux.  »  Mais  la  communion  n'avait  pas  à  ses  yeux 
l'importance  qu'on  lui  a  donnée  plus  tard.  Elle  «  n'était 
pas  au  centre  de  ses  préoccupations  et  il  ne  la  conçoit 
pas  comme  un  sacrifice  ».  Goguel,  op.  cit.,  p.  218; 
Réville,  op.  cit.,  p.  71.  Ces  explications  embarrassées 
pèchent  contre  la  logique.  Si  l'épître  défend  aux 
chrétiens  de  manger  de  leur  autel,  elle  combat  l'usage 
universellement  reçu  et  ce  fait  est  plus  qu'invrai- 
semblable, il  est  impossible. 

La  lettre  n'enseigne  pas  d'ailleurs  qu'il  y  ait  simili- 
tude complète  entre  les  offrandes  pour  le  péché  en 
usage  chez  les  juifs  et  l'immolation  du  Christ  sur  la 
croix.  Elle,  reconnaît  même  que  le  contraire  est  vrai. 
Ainsi  les  victimes  juives  étaient  égorgées  dans  le 
tabernacle  où  s'opérait  le  sacrifice  et  brûlées  hors  du 
camp,  loin  de  l'autel.  Jésus,  au  contraire,  non  seule- 
ment versa  son  sang  hors  de  la  porte,  mais  là  encore 
il  offrit  son  sacrifice:  car  si  l'épître  déclare  que,  dès  son 
entrée  en  ce  monde,  le  Christ  voulut  se  présenter  à 
Dieu,  x,  5,  elle  montre  le  rite  expiatoire  du  péché  dans 
l'offrande  de  sa  mort  et  l'effusion  de  son  sang,  ix, 
14-15,  22,  20-28.  Que  conclure?  sinon  que  tout  n'est 
pas  identique  dans  les  sacrifices  mosaïques  et  dans  celui 
du  Christ?  La  prudence  nous  invite  à  ne  pas  chercher 
de  ressemblances  en  dehors  des  deux  similitudes  que 
l'épître  nous  signale  :  le  sang  de  Jésus  comme  celui  des 
victimes  pour  le  péché  fut  offert  pour  la  purification 
du  peuple;  et  de  même  que  les  animaux  immolés  dans 
le  tabernacle  étaient  brûlés  hors  du  camp,  ainsi  le 
Christ  fut  crucifié  hors  de  Jérusalem.  L'Épître  aux 
Hébreux  ne  pousse  pas  plus  loin  la  comparaison  :  imi- 
tons sa  réserve. 

La  lettre  ajoute  :  «  Puisque  le  Christ  mourut  hors 
de  la  porte,  sortons  du  camp  pour  aller  à  lui.  »  xm,  13. 
Cette  fois  encore,  l'auteur  passe  avec  art  d'une  phrase 
à  l'autre.  Nous  sommes  en  face  d'une  idée  nouvelle  : 
les  lecteurs  sont  invités  à  quitter  le  judaïsme,  mais  cette 
pensée  se  dégage  de  la  précédente  :  Jésus  fut  crucifié 
hors  de  la  porte.  De  ce  qu'ici  le  langage  est  à  prendre 
au  sens  figuré,  il  n'y  a  pas  lieu  de  conclure  que  les  mots 
autel  et  manger  ne  doivent  pas  être  interprétés  à  la 
lettre.  Les  destinataires  de  l'épître  n'ignoraient  pas 
que  le  peuple  juif  n'habitait  plus  sous  la  tente.  Si 
l'épître  aux  Hébreux  parle  souvent  de  tabernade  et  de 
camp,  c'est  parce  qu'elle  cite  des  prescriptions  légales 
contenues  dans  le  Pentateuque  et  où  se  trouvent  sans 
cesse  ces  deux  mots.  Mais  nul  lecteur  ne  pouvait  s'y 
tromper.  Chacun  savait  que  le  tabernacle  était  de- 
venu le  temple  et  que  le  camp  avait  fait  place  à  la  ville. 
D'autre  part,  puisqu'il  n'était  pas  défendu  à  des  chré- 
tiens d'habiter  à  Jérusalem,  on  ne  pouvait  se  mépren- 
dre sur  le  sens  de  l'appel  donné  par  l'épître  :  sortir  du 
camp,  aller  à  Jésus.  On  était  invité  à  quitter  la  reli- 
gion juive  pour  le  christianisme.  Au  contraire,  nous 
croyons  l'avoir  prouvé,  les  mots  manger  de  l'autel  chré- 
tien ne  pouvaient  être  compris  des  lecteurs  de  la  lettre 
comme  signifiant  :  recueillir  les  fruits  de  la  passion 
Dans  un  cas,  il  y  a  une  figure  qu'expliquent  les  faits 
dans  le  second,  il  y  aurait  énigme  peu  intelligible. 

Pourquoi  faut-il  sortir  du  camp,  quitter  le  judaïsme 
et  aller  au  Christ  en  portant  son  opprobre?  xm,   13. 


843 


MESSE    DANS    L'ÉCRITURE,    L'EPITRE    AUX    HEBRKI    \ 


844 


Parce  que  nous  n'avons  pas  ici  de  cite  permanente.  Les 
épreuves  ne  durent  qu'un  temps,  et  il  n'y  a  pas  lieu 
de  s'attarder  en  une  Jérusalem  dont  nous  devrons  un 
jour  sortir.  Au  contraire,  nous  aspirons  à  la  cité  qui 
doit  venir,  au  ciel  où  est  Jésus,  xui,  14.  Par  lui  donc, 
SC  aÙTO'j  ouv,  offrons  à  Dieu  un  sacrifice  de  louange  en 
tout  temps,  c'est-à-dire  le  fruit  de  lèvres  qui  rendent 
twmmage  à  son  nom.  xm,  15.  Ne  négligez  pas  la  bien- 
faisance et  la  mutuelle  charité.  Car  c'est  à  ces  sacrifices 
que  Dieu  prend  plaisir,  xm,  lfi. 

A  coup  sur,  non  seulement  pour  quiconque  nie  le 
caractère  sacrificiel  de  l'eucharistie,  mais  pour  les  exé- 
gètes  qui  se  refusent  à  le  voir  attesté  en  ce  passage, 
la  tentation  est  toute  naturelle  d'exploiter  ces  déclara- 
tions et  de  dire  :  l'unique  hostie  du  chrétien,  ou'  du 
moins  la  seule'dont  parle  l'Épît  re  aux  Hébreux,  la  seule 
qui  soit  agréable  -à.  Dieu,  c'est  celle  de  leur  âme  : 
prière  et  charité. 

Mais  pour  trouver  cette  affirmation  dans  le  texte, 
il  faut  l'y  mettre.  L'épître  parle  en  effet  du  sacrifice 
de  louange.  Elle  donne  le  même  nom  à  la  bienfaisance 
et  à  la  communion  ou  amour  mutuel,  et  elle  déclare 
qu'en  ces  oblations  se  complaît  le  Seigneur.  Mais  nulle 
part  il  n'est  dit  que  nos  prières  et  no?  actes  de  charité 
sont  les  seuls  sacrifices  des  chrétiens. 

Pour  bien  saisir  la  pensée,  il  importe  de  ne  rien 
ajouter,  de  ne  rien  retrancher.  L'épître  a  donné  ce 
conseil  :  quittons  le  camp,  le  judaïsme,  afin  d'aller  à 
Jésus  victime  expiatoire  et  de  nous  diriger  ainsi  vers 
la  cité  future  où  il  habite  et  à  laquelle  nous  aspirons. 
La  lettre  ajoute  :  Par  lui  donc  offrons  à  Dieu  un  sacri- 
fice de  louange  en  tout  temps.  Ainsi  la  prière  recom- 
mandée n'est  pas  celle  du  fidèle  laissé  à  lui-même.  Il 
est  invité  à  faire  passer  sa  louange  par  Jésus,  média- 
teur du  Nouveau  Testament,  grand  prêtre  des  chrétiens, 
pontife  éternel,  toujours  vivant,  afin  d'intercéder  en 
faveur  de  ceux  qui  par  lui  vont  à  Dieu,  vu,  25.  On  le 
voit,  la  pensée  s'harmonise  pleinement  avec  les 
thèmes  généraux  développés  dans  la  lettre. 

On  peut  sans  doute  admettre  que  le  sacrifice  de 
louange,  mentionné  ici,  est  toute  prière  du  chrétien 
présentée  à  Dieu  par  le  Christ.  Elle  est  en  un  certain 
sens  un  sacrifice,  puisqu'elle  constitue  une  offrande 
faite  au  Très-Haut.  Déjà  un  psaume  faisait  dire  à 
Jahvé  ces  mots  :  «  Est-ce  que  je  bois  le  sang  des  boucs? 
Offre  en  sacrifite  l'action  de  grâces...  Celui  qui  offre  en 
sacrifice  l'action  de  grâces  m'honore.  »  Ps.  xlix  (Vulg.), 
14,  23.  Ainsi  encore  d'après  les  Septante,  Osée  invitait 
Israël  à  offrir  le  fruit  de  ses  lèvres,  xiv,  3.  Ce  langage 
est  à  la  lettre  celui  qu'on  retrouve  dans  l'Épître  aux 
Hébreux  :  «  ...  Offrons  à  Dieu  un  sacrifice  de  louange, 
c'est-à-dire  le  fruit  de  lèvres  qui  rendent  gloire  à  son 
nom.  »  xm,  15.  Plus  qu'aucune  autre,  la  prière  du 
chrétien  peut  être  appelée  une  ablation.  Pour  par- 
venir à  Dieu,  ne  passe-t-elle  pas  par  le  pontife  de 
la  nouvelle  Loi,  n'est-elle  pas  ainsi  unie  à  l'offrande 
qu'il  fait  de  son  sang? 

De  même,  la  charité  par  laquelle  l'homme  se  dé- 
pouille et  se  prive  de  ses  biens  en  faveur  de  ses  sem- 
blables pour  plaire  au  Très-Haut  mérite  d'une  cer- 
taine manière  le  nom  de  sacrifice.  Plus  d'une  fois  déjà, 
les  livres  de  l'Ancien  Testament  l'avaient  reconnu  en 
des  termes  qui  ressemblent  à  ceux  de  l'épître.  Citons 
seulement  ce  passage  :  «  Rendre  grâces,  c'est  une  abla- 
tion de  fleur  de  farine  et  pratiquer  la  miséricorde,  c'est 
offrir  un  sacrifice  de  louange.  Ce  qui  plaît  au  Seigneur, 
c'est  qu'on  s'éloigne  du  mal.  »  Eccli.,  xxxv,  3-5. 

L'Épître  aux  Hébreux  demanderait  donc  aux  fidèles 
sortis  du  judaïsme  «  de  ne  pas  oublier  •,  xm,  1G,  les 
plus  beaux  conseils  de  l'Ancien  Testament,  les  plus 
voisins  de  l'Évangile,  mais  elle  ajouterait  que,  devenus 
chrétiens,  les  Israélites  de  la  veille  doivent  faire  passer 
par  Jésus  ces  hymnes  de  louange,  ces  sacrifices  du 


cœur.  Il  n'y  a  dans  cette  recommandation  ainsi 
entendue  rien  qui  soit  incompatible  avec  l'existence 
d'un  aul  l  dont  les  fidèles  ont  le  droit  de  manger.  De  nos 
jours  encore,  les  prêtres  catholiques  ne  croient  pas  se 
contredire  et  en  fait  ne  s'infligent  aucun  démenti 
quand,  après  avoir  conseillé  aux  fidèles  d'assister  au 
sacrifice  eucharistique  et  d'y  communier,  ils  les  exhor- 
tent à  la  piété  et  à  l'affection  mutuelle.  Plus  d'une  fois 
il  leur  arrive  d'employer  les  expressions  même  de 
l'épître  et  de  presser  les  chrétiens  d'offrir  à  Dieu  leurs 
louanges  par  le  Christ,  de  présenter  au  Très-Haut  le 
sacrifice  d'un  cœur  contrit  et  humilié,  ou  encore  de 
consacrer,  d'immoler  à  leurs  frères  leur  temps  et  leur 
travail,  leur  fortune  et  leur  cœur. 

Cette  interprétation  n'est  pas  irrecevable.  Mais 
on  peut  aussi,  sans  forcer  le  sens  du  texte,  soutenir  que 
le  sacrifice  de  louange  recommandé  ici  est  l'eucharistie. 
Plusieurs  commentateurs  anciens  et  modernes  l'ont 
pensé.  Voir  De  la  Taille,  op.  cit.,  p.  198  sq.,  qui  nomme 
Van  Galen,  Salmeron,  L.  Tena,  Corneille  de  la  Pierre,  le 
commentaire  inséré  dans  le  Cursus  Scriptural  sacras  de 
Migne.  Tel  paraît  bien  être  aussi  le  sentiment  de 
Drach,  op.  cit.,  p.  798.  Des  non-catholiques  mêmes 
tiennent  cette  opinion  pour  soutenable,  comme  l'a 
remarqué  Goetz,  Die  heutige  Abendmahlsfrage  in  ihrer 
geschichllichen  Enlwicklung,  Leipzig,  1907,  p.  195- 
197. 

La  supposition  n'est  pas  gratuite.  La  lettre  affirme 
dans  une  phrase  précédente  que  les  chrétiens  ont  un 
autel,  elle  parle  ici  de  leur  sacrifice.  Comment  ne  pas 
rapprocher  ces  mots,  le  OuataoTT/piov  et  la  8uaia? 
D'autre  part,  deux  des  thèses  les  plus  importantes  de 
l'épître,  thèses  non  seulement  énoncées  plus  d'une  fois 
mais  longuement  établies,  affirment  que  le  Christ  est 
l'unique  pontife  de  la  nouvelle  Loi,  l'unique  victime 
agréable  au  Très-Haut.  La  phrase  offrons  à  Dieu  par 
lui  un  sacrifice  de  louange  peut  très  bien  signifier  : 
Présentons  au  Très-Haut  par  l'unique  grand  prêtre 
l'unique  victime,  son  corps  et  son  sang.  Le  mot  donc, 
oùv,  qui  accompagne  l'invitation  «  par  lui  donc  offrons  », 
s'explique  alors  bien  mieux.  Il  vient  d'être  observé 
que  les  chrétiens  ont  un  autel  :  donc  qu'ils  s'en  servent. 
Il  a  été  rappelé  que  Jésus  a  versé  son  sang  pour  puri- 
fier son  peuple;  donc  présentons  ce  sang  par  lui  à  Dieu. 
On  le  voit,  cette  exégèse  a  le  mérite  de  relier  davan- 
tage entre  elles  les  propositions  voisines  et  qu'on 
n'a  pas  le  droit  de  dissocier  les  unes  des  autres.  Elle 
s'accorde  fort  bien  avec  les  doctrines  caractéristiques 
de  l'épître.  Elle  donne  aux  mots  une  minutieuse  jus- 
tesse et  une  véritable  plénitude  de  sens. 

Le  mot  sans  cesse,  Sià  TCavToç,  ne  fait  pas  obstacle 
à  cette  interprétation.  Sans  doute  il  est  recommandé 
d'offrir  en  tout  temps  le  sacrifice  dont  il  est  ici  parlé. 
Or  l'eucharistie  peut  être  célébrée  non  seulement  une 
fois  comme  la  Pâque  juive,  mais  elle  l'était  alors 
chaque  dimanche  au  moins,  ou  peut-être  même  plus 
souvent,  toutes  les  fois  qu'une  occasion  favorable  se 
présentait.  Le  mot  «  en  tout  temps  »  ne  signifie  évi- 
demment pas  que  le  sacrifice  de  louange  par  le  Christ 
doit  être  offert  sans  interruption.  D'ailleurs,  même  si 
on  entend  cette  locution  non  de  l'eucharistie,  mais  de 
l'aumône  et  de  la  prière  individuelle  du  chrétien,  on 
convient  que  la  lettre  n'ordonne  pas  de  les  faire  à  tout 
instant  du  jour  et  de  la  nuit. 

La  phrase  qui  suit  ne  s'oppose  pas  davantage  à 
cette  manière  d'entendre  le  texte,  peut-être  même  la 
recommande-t-elle.  «  Offrons,  est-il  dit,  un  sacrifice 
de  louange  à  Dieu,  c'est-à-dire  le  fruit  des  lèvres  qui 
rendent  hommage  à  son  nom.  »  Les  interprètes  rappro- 
chent volontiers  ces  mots  de  la  parole  du  prophète 
Osée  déjà  reproduite,  et  qui  se  lit  ainsi  dans  les  Sep- 
tante :  «  Dites  au  Seigneur  votre  Dieu...  nous  vous 
donnerons  en  retour  le  fruit,  de  ncs  lèvres.  »  xiv,  3.  Or, 


845 


MESSE    DANS    L'ECRITURE.    LEPITRE    AUX    HÉBREUX 


846 


la  cène  chrétienne  était  instituée  en  mémoire  de  Jésus 
pour  attester  la  nouvelle  alliance  et  la  rémission  des 
péchés.  Matth.,  xxvi.  2C>-2S  :  Marc,  xiv,  24;  Lue.,  xxn. 
19^20.  A  aucun  autre  moment,  nulle  part  ailleurs,  les 
lèvres  des  fidèles  ne  louent  davantage  et  avec  plus  de 
piété  le  Très-Haut.  C*est  par  cet  acte  qu'on  célèbre  le 
mieux  ses  bienfaits.  Aussi,  de  très  bonne  heure,  l'eucha- 
ristie fut  appelée  l'action  de  grâces,  le  sacrifice  de 
louange.  Et  c'est  en  la  célébrant  que  les  fidèles  s'unis- 
sent pour  glorifier  Dieu.  On  comprend  donc  que,  pour 
la  recommander,  l'Apôtre  ait  écrit  ces  mots  :  Par  le 
Christ  offrons  à  Dieu  le  corps  et  le  sang  de  Jésus,  sacri- 
fice de  louange,  c'est-à-dire  fruit  de  nos  lèvres  qui  rendent 
hommage  au  Très-Haut.  Certains  commentateurs  ont 
même  fait  observer  que,  l'eucharistie  s'opérant  par  la 
répétition  des  mots  du  Christ  à  la  cène,  elle  est  bien 
le  produit,  l'œuvre  des  paroles  prononcées  au  milieu 
des  prières  qui  glorifient  Dieu.  Si  donc  l'épître  parle 
d'elle  ici,  on  s'explique  fort  bien  qu'après  l'avoir 
nommée  sacrifice  de  louange,  elle  l'appelle  le  fruit 
des  lèvres  qui  rendent  hommage  au  nom  du  Seigneur. 
Il  n'est  pas  jusqu'à  la  recommandation  faite  aussi- 
tôt après  de  pratiquer  la  bienfaisance  et  la  charité 
mutuelle  qui  ne  semble  plus  opportune.  Déjà  l'épître 
a  loué  cette  vertu  ;  il  semble  bien  qu'elle  ait  tout  dit 
en  posant  cette  règle  :  «  Persévérez  dans  l'amour  fra- 
ternel. »  xiii.  1.  Elle  a  même  signalé  plusieurs  appli- 
cations touchantes  de  ce  principe  :  «  N'oubliez  pas 
l'hospitalité.  Quelques-uns,  en  la  pratiquant  ont,  à 
leur  insu,  logé  des  anges.  Souvenez-vous  des  prison- 
niers comme  si  vous-mêmes  étiez  prisonniers  et  de 
ceux  qui  sont  maltraités,  puisque  vous  êtes  vous- 
même  dans  la  chair.  »  xiii,  2-3 . 

Pourquoi  donc  la  lettre  parle-t-elle  de  nouveau  de 
la  charité?  Pourquoi  le  fait-elle  en  une  simple  phrase 
qui  se  place  sans  aucune  transition  après  un  conseil 
de  piété?  Pourquoi  appelle-t-elle  cette  vertu  un  sacri- 
fice, une  Ouata,  lorsqu'elle  a  enseigné  qu'il  n'y  a  pour 
les  fidèles  qu'une  seule  victime?  Autant  il  est  diffi- 
cile de  répondre  à  ces  questions,  si  on  croit  que  la 
prière  ici  recommandée  est  la  supplication  individuelle 
du  chrétien  par  Jésus,  autant  il  est  aisé  de  tout  expli- 
quer, si  on  admet  qu'en  cet  endroit  l'épître  parle  de  la 
cène  chrétienne,  du  sacrifice  eucharistique.  Car  les 
documents  les  plus  anciens  nous  apprennent  qu'on  y 
faisait  une  collecte,  des  offrandes  et  qu'en  certains 
milieux,  à  Corinthe  par  exemple,  le  repas  du  Seigneur 
était  lié  à  un  banquet  fraternel.  On  comprend  alors 
que  l'épître  en  parlant  de  l'eucharistie  ait  donné  au 
lecteur  un  conseil  :  quand  vous  prenez  part  à  ce 
grand  acte,  «  n'oubliez  pas  la  bienfaisance  et  la  charité 
mutuelle  ».  Soyez  généreux  à  la  collecte.  Par  cette 
aumône,  et  peut-être  aussi  par  le  repas  fraternel, 
mettez  en  commun,  xowwvtoc,  vos  biens  et  vos  vies. 
Cette  conclusion  est  alors  des  plus  naturelles.  Sans 
doute  l'aumône  a  été  appelée  un  sacrifice  déjà  dans 
l'Ancien  Testament,  voir  plus  haut;  mais  elle  l'est 
surtout  lorsque  par  elle  le  fidèle  unit  son  offrande  à 
l'oblation  eucharistique,  lorsqu'il  présente  à  Dieu  son 
aumône  avec  le  sang  de  l'unique  victime.  A  la  lettre, 
elle  est  alors  un  sacrifice  agréable  à  Dieu. 

Rapprochées  les  unes  des  autres,  toutes  ces  re- 
marques donnent  une  réelle  valeur  à  l'opinion  qui 
voit  dans  cette  partie  de  l'épître  une  mention  du  sacri- 
fice eucharistique,  et  c'est  avec  raison,  semble-t-il, 
qu'un  auteur  non  catholique  écrivait  :  «  Il  pourrait 
bien  y  avoir  ici,  comme  Spitta  l'a  remarqué,  une  allu- 
sion à  la  cène  considérée  comme  sacrifice,  car  la  notion 
de  sacrifice  fut  à  la  cène,  de  bonne  heure  déjà,  étroi- 
tement unie  avec  ce  dont  il  est  parlé  ici,  la  confession 
du  nom  de  Jésus,  la  louange  et  l'action  de  grâces,  la 
bienfaisance  et  la  charité  mutuelle.  »  Goetz,  op.  cit., 
p.  19G-197. 


Que  fait  le  Christ  au  moment  où  s'opère  l'eucha- 
ristie? L'Épître  aux  Hébreux  répond  à  cette  question 
en  des  termes  qui  ne  laissent  place  à  aucune  équivoque. 

Elle  l'enseigne  et  le  démontre  :  il  n'y  a  pas,  il  ne 
peut  pas  y  avoir  de  sacrifice  au  ciel.  Parce  que  l'obla- 
tion de  Jésus  fut  unique,  elle  doit  le  rester.  La  thèse 
contraire  des  sociniens  se  heurte  non  pas  à  un  mot,  à 
une  phrase  isolée,  mais  à  une  doctrine  fondamentale 
qui  est  au  cœur  même  de  la  lettre,  et  qui  dans  le 
système  théologique  de  l'auteur  apparaît  comme  la 
pièce  maîtresse. 

Longuement,  avec  complaisance,  sans  craindre  de 
descendre  jusqu'aux  menus  détails,  l'épître  compare 
la  mort  du  Christ  au  grand  rite  de  l'expiation  annuelle 
du  Yom  Kippour.  «  Une  fois  l'an,  le  grand  prêtre  juif 
entre  dans  la  deuxième  tente,  dans  la  seconde  partie 
du  tabernacle  »,  ix,  7,  dans  le  Saint  des  Saints  où  au 
milieu  de  son  peuple  trône  la  majesté  divine.  S'il  peut 
y  pénétrer,  c'est  «  parce  qu'il  porte  du  sang  offert 
par  lui  pour  ses  propres  péchés  ainsi  que  pour  ceux 
du  peuple  ».  ix,  7.  Il  en  asperge  le  propitiatoire  d'or 
où  entre  les  chérubins  Jahvé  a  fixé  en  Israël  le  trône 
de  sa  majesté.  Mais,  parce  que  le  sang  des  animaux 
ne  peut  que  «  procurer  la  pureté  de  la  chair  »,  ix,  13, 
parce  qu'il  est  «  incapable  d'enlever  les  péchés  », 
x,  4,  il  est  nécessaire  de  renouveler  ce  rite  chaque 
année,  x,  1-4.  Aussi  grands  prêtres  et  victimes  se 
succèdent  sans  cesse  pour  le  renouvellement  pério- 
dique d'une  expiation  qui  est  toujours  à  recommencer. 

Au  contraire,  les  chrétiens  ont  pour  pontife  suprême 
Jésus  «  qui  ne  meurt  pas  »,  vn,  24  et  qui  «  parfait, 
n'a  pas  besoin  de  sacrifier  d'abord  pour  ses  fautes 
personnelles  ».  vn,  27.  Il  a  offert  l'unique  victime 
agréée  de  Dieu,  son  propre  corps,  x,  1-10.  Puisque  cette 
oblation  fut  elle-même  excellente,  puisque  le  Christ 
ne  peut  être  mis  à  mort  plusieurs  fois,  puisque  son 
sacrifice  a  du  premier  coup  «  donné  le  pardon  »,x,  18, 
«  purifié  les  consciences  »,  ix,  14,  «  aboli  le  péché  »,  ix, 
28,  «  réalisé  l'alliance  »,  x,  15-16,  «  obtenu  la  rédemp- 
tion éternelle.  »  ix,  12,  «  rendu  parfaits  ceux  qu'il  a 
sanctifiés  »,  x,  14,  l'oblation  ne  peut,  ne  doit  pas  être 
réitérée.  C'est  la  conclusion  à  laquelle  aboutissent  tous 
les  raisonnements  et  l'épître  ne  se  lasse  pas  de  la 
répéter,  vu,  27;  ix,  12-15,  25-28;  x,  1-3,  10,  12,  14. 

Par  sa  mort,  une  fois  pour  toutes  Jésus  est  entré 
dans  le  véritable  sanctuaire  dont  le  Saint  des  Saints 
d'Israël  n'était  que  l'ombre  et  la  figure.  Avec  son  sang 
il  a  pénétré  dans  le  ciel,  il  ne  s'y  trouve  pas  pour  un 
instant  comme  jadis  le  grand  prêtre  passait  dans  la 
seconde  tente.  A  jamais  le  Christ  demeure  près  de 
Dieu  et  ainsi  tout  est  consommé,  parce  que  tout  est 
parfait  :  prêtre  et  victime,  oblation  et  efficacité. 

Dire  avec  les  sociniens  que  Jésus  n'a  pas  été  prêtre 
ici-bas  et  qu'il  s'est  offert  à  Dieu  seulement  au  ciel, 
est  «  manifestement  contraire  à  la  doctrine  »  de  la 
lettre  aux  Hébreux.  D'autre  part,  imaginer,  sans  nier 
la  valeur  du  sacrifice  de  la  croix,  un  second  sacrifice 
distinct  et  différent  du  premier  par  le  mode  d'obla- 
tion,  rêver  d'un  sacrifice  céleste  proprement  dit,  c'est 
une  thèse  «  qui  n'a  pas  dans  notre  épître  le  moindre 
fondement  ».  Prat,  La  théologie  de  saint  Paul,  Paris, 
1908,  t.  i,  p.  537;  Lamiroy,  op.  cit.,  p.  221-227;  De 
la  Taille,  op.  cit.,  p.  178-179;  D'Alès,  dans  Recherches 
de  science  religieuse,  avril  1927,  p.  178.  Aussi  les 
meilleurs  parmi  les  théologiens  qui  emploient  ce  mot 
de  sacrifice  céleste,  n'hésitent  pas  à  le  reconnaître. 
Non  seulement  il  n'y  a  pas  au  ciel  «  une  oblation  réel- 
lement distincte  de  celle  de  la  croix  et  de  la  vie  ter- 
restre »,  non  seulement  l'intercession  de  Jésus  après 
sa  mort  n'appartient  pas  essentiellement  au  sacrifice 
rédempteur,  mais  elle  n'en  est  même  pas  «  partie 
intégrante  ».  Il  faut  tenir  ce  langage  si  on  veut  que 
l'unité  de  l'oblation  reste  sauve  et  que  »  l'immolation 


847 


MESSE    DANS    L'ÉCRITURE,    L'ÉPITRE    AUX    HÉBREUX 


848 


de  la  croix  garde  son  efficacité  propre  ».  Lepin,  L'idée 
du  sacrifice  de  la  messe,  Paris,  1926,  p.  70.'i. 

Est-ce  à  dire  que  le  Christ  entré  dans  le  Saint 
d'outre-tombe  n'y  joue  aucun  rôle?  Nullement,  car 
il  y  a  un  «  sacerdoce  céleste  »  et  l'Épître  aux  Hébreux 
le  décrit.  Jésus  est  toujours  vivant,  il  demeure  «  à 
jamais  grand  prêtre  selon  l'ordre  de  Melcliisédecb  », 
1'épître  ne  se  lasse  pas  de  l'affirmer,  vi,  19;  vu,  16-17, 
21,  24;  x,  12,  etc..  «  Assis  à  la  droite  du  trône  de  la 
majesté  »,  vui,  1,  «  à  la  droite  »  même  «  de  Dieu  », 
x,  12,  «  couronné  de  gloire  et  d'honneur  »,  n,  2,  il  est 
«  le  ministre  du  sanctuaire  véritable  »,  vm,  9,  «  le 
médiateur  de  l'alliance  éternelle  conclue  dans  son 
sang  »,  ix,  15;  xn,  24;  xm,  20,  «  le  grand  pasteur  des 
brebis  »,  xm,  .20;  «  notre  avant-coureur  »,  vi,  19,  grâce 
auquel  «  les  appelés  reçoivent  l'héritage  éternel 
promis  »  au  peuple  de  Dieu,  ix,  15. 

Ces  titres  ne  sont  pas  de  vains  mots.  Le  Christ  pos- 
sède pour  exercer  pareille  fonction  des  droits  et  des 
aptitudes  réelles  indiscutables.  «  Parce  qu'il  a  souffert, 
il  est  capable  de  venir  en  aide  à  ceux  qui  sont  dans 
l'épreuve.  »  n,  18.  «  Rendu  parfait,  il  devient,  pour  tous 
ceux  qui  lui  obéissent  »,  «  pour  tous  ceux  qui  vont  à 
Dieu  par  lui  »,  «  cause  de  salut  éternel  ».  v,  9;  vu,  25. 
Il  est  exalté  «  pour  avoir  souffert  la  mort,  afin  que, 
par  la  grâce  de  Dieu,  ce  soit  au  bénéfice  de  tous  qu'il 
l'ait  goûtée  ».  n,  9. 

Comment  remplit-il  cet  office?  L'épître  répond  à 
cette  question  en  des  termes  dont  la  clarté  ne  laisse 
rien  à  désirer.  Jésus  «  dans  le  temps  présent  paraît 
devant  la  face  de  Dieu  pour  nous  ».  ix,  24.  «  Il  inter- 
cède en  faveur  de  ceux  qui  vont  à  Dieu  par  lui.  » 
vu,  23.  «Son  sang,  celui  de  la  purification,  parle  mieux 
que  celui  d'Abel.  »  xu,  24.  Les  fidèles  sont  donc  invités 
à  se  tourner  vers  «  ce  grand  prêtre  capable  de  compatir 
à  toutes  nos  faiblesses  ».  «  Approchez-vous  avec  con- 
fiance pour  obtenir  miséricorde  et  pour  trouver  grâce 
en  vue  du  secours  opportun  »,  iv,  15-16,  et  pour  obte- 
nir «  l'héritage  éternel  ».  ix,  15. 

Voici  donc,  d'après  l'Épître  aux  Hébreux,  ce  qui  se 
passe  dans  le  ciel,  à  chaque  moment  où  sur  la  terre  se 
célèbre  cette  cène  chrétienne  que  l'auteur  ne  peut  pas 
ignorer  —  tout  le  monde  en  convient  aujourd'hui  — ■ 
et  qu'à  coup  sûr  il  se  garde  bien  de  désapprouver  et 
de  combattre;  cette  eucharistie  à  laquelle  il  fait  sans 
doute  allusion  quand  il  parle  de  l'autel  dont  mangent 
les  fidèles  et  qui  est  peut-être  pour  lui  «  le  sacrifice 
de  louange  »  offert  à  Dieu  par  le  Christ  et  qui  s'accom- 
pagne des  prières  et  des  aumônes  des  assistants.  Il  n'y 
a  pas  alors  nouvelle  oblation  du  Christ,  il  n'y  a  ni 
sur  terre,  ni  au  ciel  un  second  sacrifice  distinct  du 
premier.  Mais  à  ce  moment  même  Jésus  «  paraît  devant 
la  face  de  Dieu  pour  nous  »,  ix,  24,  et  il  se  présente  en 
qualité  de  «  prêtre  et  de  médiateur  »,  puisqu'il  le 
demeure  à  jamais.  Parce  que  ses  disciples  «  vont  alors 
à  Dieu  par  le  Christ  »,  «  il  intercède  en  leur  faveur  », 
vu,  25.  Parce  qu'ils  «  présentent  au  Très-Haut  son 
sang  »,  «  celui  de  l'alliance  »,  «  celui  du  grand  pasteur 
des  brebis  »,  «  ce  sang  parle  mieux  que  celui  d'Abel  ». 
xn,  24;  xm,  20.  Ils  sont  «  dans  l'épreuve,  sa  compas- 
sion leur  vient  en  aide  ».  n,  18.  Ils  «  s'approchent  avec 
confiance  du  trône  de  sa  bonté  »,  donc  ils  obtiennent 
miséricorde  et  «  trouvent  grâce  en  vue  du  secours 
opportun  ».  iv,  15-16.  Ils  «  font  alors  acte  de  soumis- 
sion au  Christ  »,  puisque,  s'ils  renouvellent  les  gestes  de 
la  première  cène,  c'est  sur  un  ordre  dont  le  souvenir 
nous  est  conservé  par  saint  Paul  et  les  Synoptiques, 
et  ainsi  se  vérifient  les  promesses  de  l'Épître  aux 
Hébreux  :  «  Jésus  devient  pour  ceux  qui  lui  obéissent 
cause  de  salut  éternel  »,  v,  9,  de  ce  salut  qu'il  peut 
accorder  sans  fin  à  ceux  qui  «  par  lui  vont  à  Dieu  ». 
vu,  25. 

Ainsi  l'auteur  de  l'Épître  aux  Hébreux  n'ignore  cer- 


tainement pas  que  de  son  temps  on  réitère  à  la  cène 
chrétienne  le  repas  d'adieu.  Il  ne  combat  pas  cet 
usage,  au  contraire.  Sans  doute,  à  ses  yeux,  il  n'y  a 
sous  la  nouvelle  Loi  qu'un  grand  prêtre,  Jésus,  et  lui 
seul  est  la  victime  de  l'unique  sacrifice  des  chrétiens, 
celui  de  la  croix.  .Mais  le  rite  de  la  cène  et  l'action  du 
Christ  au  ciel  sont  inséparablement  unis  à  l'immola- 
tion du  Calvaire.  Au  repas  sacré  des  chrétiens,  les 
fidèles  mangent  la  victime  qui  a  été  immolée  sur  la 
croix.  Et  au  ciel,  Jésus  offre  pour  nous  avec  ses  prières 
le  sang  qu'il  a  versé  au  Golgotha.  Il  n'y  a  pas  trois 
sacrifices  distincts,  celui  de  l'assemblée  chrétienne, 
celui  de  la  croix,  celui  du  ciel,  il  n'y  en  a  qu'un  dont 
la  victime  et  le  prêtre  sont  Jésus.  Cette  doctrine 
s'explique  à  merveille  par  les  croyances  des  apôtres 
et  des  chrétiens  venus  du  judaïsme  :  pour  Israël,  la 
mise  à  mort  d'une  victime,  l'aspersion  de  son  sang 
sur  l'autel  et  la  manducation  d'une  partie  de  ses  chairs 
par  les  donateurs  ou  les  officiants  ne  constituent 
qu'une  seule  et  même  offrande  rituelle. 

-Mais,  puisque  le  pain  de  la  cène  chrétienne  n'est  par 
lui-même  qu'un  pain  vulgaire,  l'acte  qui  fait  de  lui 
la  chair  immolée  à  la  croix  est  une  opération  sacrifi- 
cielle. L'auteur  ne  l'a  pas  dit;  il  n'avait  pas  à  exprimer 
cette  vérité,  elle  aurait  même  pu  paraître  contredire  sa 
thèse.  Mais  il  n'aurait  pas  pu  la  nier,  car  les  croyances 
et  les  usages  juifs  obligent  à  nommer  sacrifice  ce  qui 
fait  une  victime.  Avec  indignation,  il  se  serait  ré- 
volté contre  quiconque  aurait  voulu  introduire  dans 
le  christianisme  un  rite  nouveau  par  lequel  un  prêtre 
distinct  du  Christ  aurait  offert  à  Dieu  une  victime 
autre  que  le  Sauveur.  Mais,  pour  être  d'accord  avec 
lui-même,  force  lui  était  de  penser  que  l'acte  qui  fait 
du  pain  de  la  cène  le  corps  de  Jésus  immolé  sur  la 
croix,  l'acte  qui  transforme  ce  pain  en  la  victime  du 
Calvaire  est  un  sacrifice,  non  nouveau,  certes,  et  dis- 
tinct de  l'oblation  du  Calvaire,  mais  qui  la  fait  revivre 
un  instant  ici-bas  pendant  qu'elle  s'achève  dans  le 
ciel  où  elle  ne  cesse  jamais. 

5.  Conclusion.  — -  Si  on  additionne  les  données  des 
divers  livres  du  Nouveau  Testament,  on  est  amené 
à  cette  conclusion  : 

Pour  les  premiers  chrétiens,  il  y  a  sacrifice  à  la  cène 
du  Christ  et  dans  le  repas  eucharistique,  parce  que 
le  rite  accompli  fait  du  pain  de  la  fraction  et  du 
vin  de  la  coupe  de  bénédiction  le  corps  et  le  sang 
d'une  victime,  le  corps  et  le  sang  offerts  sur  la  croix 
par  Jésus,  et  dont  il  rappelle  sans  cesse  au  ciel 
l'ob'ation.  En  effet,  soit  par  lui-même  à  la  veille  de  sa 
mort,  soit  dans  les  repas  sacrés  des  chrétiens  par  celui 
qui  rompt  le  pain,  le  Christ  se  dépouille  d'un  bien  qui 
est  à  lui,  sa  vie,  pour  la  substituer  à  la  nôtre  et 
l'offrir  en  même  temps  à  Dieu  et  aux  hommes  :  il  veut 
ainsi  à  la  fois  honorer  le  Très-Haut  et  le  rendre  favo- 
rable à  ses  disciples.  Parce  que  ce  corps  est  à  la  fois 
par  la  mort  voué  à  Dieu,  par  la  communion  donné  aux 
apôtres  et  aux  fidèles,  parce  que  ce  sang  est  en 
même  temps  présenté  dans  le  céleste  Saint  des  Saints 
et  répandu  sur  les  chrétiens,  il  y  a  un  sacrifice  unique 
de  communion,  d'alliance  et  d'expiation,  sacrifice  qui 
commença  au  repas  d'adieu  pour  se  consommer  au 
Calvaire,  puis  au  ciel,  sacrifice  qui  se  perpétue  à  la 
fraction  du  pain,  à  la  bénédiction  de  la  coupe  des 
communautés  chrétiennes.  En  un  mot,  ces  deux  rites 
sont  des  sacrifices  parce  qu'ils  font  du  pain  et  du  vin 
la  victime  immolée  sur  la  croix,  le  corps  et  le  sang  du 
Christ  qui  s'offre  à  Dieu  pour  les  hommes. 

IV.  Comment  se  célébrait  d'après  les  livres 
du  Nouveau  Testament  la  fraction  eucharis- 
tique ?  —  1°  Était-elle  partie  d'un  repas  plus  ample? 
—  Jésus  avait  institué  l'eucharistie  au  cours  d'un 
repas  d'adieu.  Or  les  communautés  primitives  avaient 
reçu  l'ordre  de  réitérer  ce  qui  s'était  fait  au  cénacle. 


SÏ9  MESSE  DANS  L'ÉCRITURE,   LA   CÈNE  CHRÉTIENNE   :  SES  RITES 


850 


Se  crurent-elles  obligées  d'encadrer  dans  un  repas  la 
fraction  du  pain? 

On  se  rappelle  la  description  des  premiers  jours  du 
christianisme  que  nous  a  laissée  le  livre  des  Actes, 
ii,  42.  «  Les  fidèles  persévéraient  dans  la  doctrine  des 
apôtres  et  la  vie  commune,  dans  la  jraction  du  pain 
et  les  prières,  43...  Tous  les  croyants  étaient  ensemble 
et  avaient  tout  en  commun!  45.  Et  ils  vendaient  leurs 
propriétés  et  leurs  biens  et  ils  en  partageaient  le  pro- 
duit entre  tous,  selon  que  chacun  en  avait  besoin. 
46.  Tous  les  jours  ils  étaient  assidus  d'un  même  cœur 
au  Temple  et  rompant  le  pain  à  la  maison,  ils  prenaient 
leur  nourriture  avec  joie  et  simplicité  de  cœur,  louant 
Dieu  et  trouvant  grâce  auprès  de  tout  le  peuple.  » 

Comme  il  a  été  observé  plus  haut  (col.  827),  la  pre- 
mière fois  certainement  et  peut-être  aussi  la  seconde, 
la  fraction  du  pain  désigne  la  célébration  de  l'eucharis- 
tie. D'autre  part,  le  livre  des  Actes  souligne  fortement 
le  fait  que  les  premiers  chrétiens  vivaient  en  commun. 
Ils  avaient  donc  des  repas  collectifs.  Le  Tait  n'a  d'ail- 
leurs rien  d'étrange.  On  sait  que  les  juifs  en  pèleri- 
nage à  Jérusalem  se  réunissaient  volontiers  pour 
prendre  leurs  repas,  le  fait  est  attesté  par  Josèphe. 
Cf.  Schiirer,  Geschichte  des  jûdischen  Volkes  im  Zeitalter 
Jesu  Christi,  4e  édit.,  Leipzig,  1909,  p.  143  sq.  Les 
apôtres  sont  des  Galiléens  et  parmi  les  convertis  de 
la  première  heure  on  compte  des  étrangers.  Leurs 
frères  de  Jérusalem  habitués  à  recevoir  les  pèlerins 
ont  donc  dû  les  inviter  à  leurs  tables.  Enfin,  le  livre 
des  Actes  insiste  sur  l'esprit  de  charité  qui  anime  les 
premiers  disciples;  puisqu'ils  mettent  leurs  biens  en 
commun,  il  est  tout  naturel  qu'ils  se  soient  réunis  pour 
prendre  leurs  repas. 

La  fraction  du  pain  eucharistique  s'y  plaçait-elle 
comme  au  cénacle,  où  elle  avait  été  partie  du  banquet 
d'adieu?  Le  texte  ne  le  dit  pas  formellement.  Mais  on 
l'admet  d'ordinaire  et  avec  raison  ce  semble.  A  côté  en 
effet  de  la  fraction  du  pain,  le  livre  des  Actes  signale 
la  vie  en  commun,  n,  42,  et  les  repas  des  fidèles,  n,  46. 
On  est  au  lendemain  même  de  la  première  cène  et  dans 
la  ville  où  elle  a  eu  lieu.  Le  souvenir  en  est  bien 
vivant,  et  on  a  dû  être  tenté  d'imiter  aussi  parfaite- 
ment que  possible  ce  que  Jésus  avait  ordonné  de  réi- 
térer. Les  fidèles  prient  au  Temple  et  dans  leurs  mai- 
sons. Ils  n'ont  pas  d'églises  où  ils  pourraient  célébrer 
les  rites  de  l'Israël  nouveau.  On  est  donc  plus  natu- 
rellement porté  à  unir  la  fraction  du  pain  à  un  repas. 
II  est  encore  assez  facile  de  le  faire,  parce  que  le 
nombre  des  chrétiens  n'est  pas  considérable.  Aussi  les 
adversaires  même  de  l'existence  d'une  agape  à  l'âge 
apostolique  consentent-ils  à  reconnaître  qu'à  Jéru- 
salem, dans  les  tout  premiers  jours,  la  cène  chrétienne 
a  pu  être  célébrée  au  cours  d'un  repas.  La  fraction 
eucharistique  du  pain  et  la  bénédiction  de  la  coupe  qui 
l'accompagnait,  se  distinguaient  alors  du  reste  de  la 
cène,  comme  au  cénacle  les  mêmes  rites  accomplis  par 
Jésus  s'étaient  différenciés  des  autres  services  du  ban- 
quet d'adieu.  Batiffol,  op.  cit ,  p.  117-118. 

Mais  on  ajoute,  et  déjà  des  raisons  d'ordre  pratique 
suffisent  à  établir  le  bien  fondé  de  cette  observation  : 
quand  à  Jérusalem  le  nombre  des  chrétiens  augmenta, 
il  devint  difficile  sinon  impossible  de  maintenir  la  vie 
en  commun,  les  repas  collectifs  de  tous  les  membres  de 
l'Église  locale.  Aucun  autre  texte  ne  les  signale.  «  Nous 
pouvons  conclure,  écrit  Thomas,  art.  Agape.  Supplé- 
ment au  Dictionnaire  de  la  Bible,  t.  i,  col.  144,  que  le 
repas  communautaire  que  l'on  a  voulu  appeler  l'agape 
primitive,  à  Jérusalem  même,  n'a  jamais  eu  qu'un 
caractère  provisoire,  fortuit  qui  s'explique  tout  natu- 
rellement par  les  circonstances  de  la  première  commu- 
nauté chrétienne...  »  Il  semble  certain  que  le  cas  de 
Jérusalem  ne  peut  pas  être  allégué  pour  établir  l'exis- 
tence d'une  coutume  générale  de  toutes  les  commu- 


nautés. Enfin,  comme  le  remarque  Vôlker,  op.  cit., 
p.  34-35,  il  n'est  pas  démontré  qu'à  ces  repas  eucharis 
tiques  des  tout  premiers  chrétiens  avaient  lieu  les 
distributions  de  nourriture  aux  veuves  dont  le  livre 
des  Actes  parle  au  chapitre  vi,  1-0.  Les  deux  institu- 
tions pouvaient  ne  pas  se  confondre. 

La  fraction  du  pain  réapparaît  à  Troas.  Act.,  xx,  7. 
On  ne  voit  pas  si  le  rite  avait  lieu  au  cours  d'un  repas 
fraternel  des  fidèles.  Les  partisans  même  de  l'exis- 
tence d'une  agape  apostolique  l'avouent  :  «  Ce  texte 
ne  parle  que  de  la  fraction  du  pain  sans  faire  aucune 
allusion  au  souper.  Avait-il  lieu  néanmoins?  Nul  n'est 
en  mesure  de  le  dire.  »  Lcolercq,  art.  Agapes,  Dict. 
d'archéologie,  Paris,  1907,  t.  i  a,  col.  784. 

La  longue  durée  de  la  réunion  commencée  le  soir 
et  terminée  le  lendemain  à  l'aurore  s'explique,  sans 
qu'il  soit  nécessaire  de  la  considérer  comme  consacrée 
à  un  festin.  Les  fidèles  de  Troas  ne  pouvaient  pas  se 
lasser  d'entendre  l'Apôtre.  L'accident  causé  par  la 
chute,  la  mort  et  la  résurrection  d'Eutychus  n'a  pas 
été  sans  imposer  une  interruption  notable.  Sans  doute 
pour  faire  savoir  que  l'Apôtre  a  mangé  le  pain  de  la 
fraction,  le  livre  des  Actes  dit  qu'il  l'a  goûté,  ys-jai- 
pievo;.  Or  il  emploie  ce  mot  en  un  autre  passage  pour 
désigner  un  repas  ordinaire.  Mais  ici  ce  verbe  est  si 
intimement  rapproché  du  terme  fraction  que  le  sens 
n'est  pas  douteux.  La  phrase  :  «  Paul  ayant  rompu 
le  pain  et  l'ayant  goûté  »,  xx,  11,  ne  peut  que  signifier  : 
l'Apôtre  mangea  lui-même  ce  qu'il  venait  de  distribuer 
aux  assistants.  Rien  donc  ici  ne  prouve  que  la  cène 
eucharistique  s'insère  dans  un  repas  proprement  dit. 

Certaines  circonstances  semblent  insinuer  le 
contraire.  «  Nous  étions  réunis  pour  rompre  le  pain  », 
est-il  écrit,  xx,  7,  donc  seulement  pour  cet  acte.  Paul 
«  s'entretient  avec  les  disciples  et  prolonge  son  dis- 
cours jusqu'à  minuit  ».  xx,  7.  Dans  un  repas  ordinaire, 
il  y  a  d'habitude  une  conversation  plus  générale. 
Eutychus  est  assis  sur  la  fenêtre,  «  il  est  accablé  de 
sommeil  »,  xx,  9  :  ces  circonstances  s'expliquent  mieux 
s'il  écoute  un  discours  que  s'il  mange.  C'est  après 
minuit  seulement  qu'a  lieu  la  fraction  du  pain,  xx,  11. 
Il  est  difficile  de  l'associer  à  un  repas  du  soir,  à  moins 
d'admettre  que  le  repas  du  Seigneur  présidé  par  Paul 
ait  été  un  plantureux  et  interminable  banquet. 
L'apôtre  aurait-il  toléré  en  sa  présence  et  approuvé  par 
sa  participation  un  tel  abus?  Les  graves  avis  qu'il  donne 
à  la  communauté  de  Corinthe  permettent  d'en  douter. 

Là,  un  repas  proprement  dit  était  uni  à  la  fraction 
du  pain.  Le  fait  est  certain,  puisqu'il  motive  les  obser- 
vations de  saint  Paul,  I  Cor.,  xi,  17  :  «  Je  ne  vous  fais 
pas  compliment  de  ce  que  vos  réunions  ne  tournent 
pas  à  votre  profit,  mais  à  votre  dommage.  18.  Pre- 
mièrement, quand  vous  tenez  votre  assemblée, 
j'apprends  qu'il  se  forme  parmi  vous  des  groupes 
séparés...  20.  Lors  donc  que  vous  vous  réunissez  en- 
semble, ce  n'est  pas  le  repas  du  Seigneur  que  vous 
mangez.  21.  En  effet,  chacun  en  se  mettant  à  table, 
commence  par  prendre  son  propre  repas  et  l'un  a  faim 
tandis  que  l'autre  s'enivre.  22.  N'avez-vous  pas  vos 
maisons  pour  manger  et  boire?  Ou  méprisez-vous 
l'église  de  Dieu  et  voulez-vous  faire  honte  à  ceux  qui 
n'ont  rien?  23.  Que  vous  dirai-je?  Vais-je  vous  louer? 
En  cela,  non,  je  ne  vous  loue  certes  pas.  •  Suit  la  des- 
cription du  repas  du  Seigneur.  Puis  l'Apôtre  ordonne 
aux  fidèles  de  la  réitérer  de  telle  manière  qu'ils 
annoncent  la  mort  de  Jésus.  Il  veut  donc  qu'ils 
s'éprouvent  avant  de  manger  le  pain  de  la  fraction  et 
avant  de  boire  la  coupe  du  Seigneur,  afin  qu'ils  ne  les 
reçoivent  pas  indignement  et  pour  leur  condamnation, 
y.  21-32.  Saint  Paul  conclut,  33  :  «  Ainsi  donc,  mes 
frères,  lorsque  vous  vous  assemblez  pour  le  repas, 
attendez-vous  les  uns  les  autres.  34.  Si  quelqu'un  a 
faim,  qu'il  mange  à  la  maison.  » 


851      MESSK  DANS  L'ÉCRITURE,  LA  CÈNE   CHRETIEN  NE  :  SES  RITES      852 


Tous  les  interprèles  de  ce  morceau  s'accordent  à  le 
reconnaître  :  l'habitude  d'unir  la  cène  eucharistique 
à  un  repas  profane  avait  à  Corinthe  provoqué  de 
graves  abus.  Les  fidèles  formaient  des  groupes  dis- 
tincts. Us  ne  s'attendaient  pas  les  uns  les  autres. 
Chacun  consommait  ses  propres  provisions.  Les  uns 
étaient  trop  bien  pourvus  et  les  autres  avaient  faim. 
Certains  ne  rougissaient  pas  de  s'enivrer.  Cf.  Prat, 
op.  cil.,  t.  i,  p.  167. 

Mais,  sur  l'attitude  que  prend  saint  Paul  en  face  de 
ces  désordres,  l'accord  est  loin  d'être  complet.  Les  his- 
toriens qui  croient  à  l'existence  d'une  agape  primitive, 
ou  du  moins  d'un  repas  profane  dans  lequel  se  plaçait 
la  fraction  eucharistique,  soutiennent  que  saint  Paul 
se  contente  Lci  de  condamner  les  abus  sans  exiger 
qu'on  cesse  d'unir  la  cène  à  un  banquet  fraternel.  L'A- 
pôtre ordonne  aux  fidèles  de  s'attendre  pour  commencer 
le  repas,  xi,  33;  de  ne  pas  former  des  groupes  qui 
s'isolent  les  uns  des  auties,  xi,  18;  de  mettre  en  com- 
mun leurs  provisions,  xi,  21;  d'éviter  tout  excès,  xi, 
21-22.  Plutôt  que  de  commettre  pareils  abus,  on  doit 
manger  et  boire  dans  sa  maison  avant  de  se  rendre  à 
l'assemblée  chrétienne,  xi,  22,  34.  En  un  mot,  l'Apôtre 
veut  que  le  banquet  fraternel  ne  soit  pas  en  opposition 
flagrante  et  grossière  avec  le  repas  du  Seigneur  qui 
doit  suivre.  Il  réglemente  l'agape,  donc  il  ne  la  ré- 
prouve pas.  S'il  agit  ainsi,  ne  peut-on  pas  supposer 
qu'elle  est  en  usage  non  seulement  à  Corinthe,  mais 
dans  les  autres  chrétientés  fondées  par  Paul?  C'est  une 
«  des  institutions  du  siècle  apostolique  ».  Prat,  op.  cit., 
p.  106.  Il  y  a  là  une  «  pratique  très  répandue,  celle  d'un 
repas  semi-liturgique  pris  en  commun  et  dont  la  loi 
fondamentale  est  l'égalité  de  traitement  entre  les 
convives  et  la  frugalité  des  mets  qu'on  y  prend  ». 
Leclercq,  op.  cit.,  col.  785.  Sans  doute,  les  fidèles  ont 
voulu  reproduire  plus  parfaitement  le  repas  d'adieu 
du  cénacle;  ou  encore  des  coutumes  chères  au  monde 
antique  se  sont  introduites  dans  l'Église  :  l'agape  serait 
une  imitation  chrétienne  soit  de  repas  juifs,  par 
exemple  du  Kiddusch,  soit  des  festins  de  collèges,  de 
corporations,  soit  même  des  usages  religieux  qui  accom- 
pagnaient la  manducation  des  viandes  sacrifiées  aux 
idoles. 

Au  contraire,  P.  Batiffol,  op.  cit.,  p.  100,  Ladeuze, 
Pas  d'agape  dans  la  première  épîlre  aux  Corinthiens, 
dans  Revue  biblique,  1904,  p.  78-81  ;  Thomas,  loc.  cit., 
soutiennent  que  saint  Paul  «  interdit  absolument  » 
l'usage  d'unir  la  cène  à  un  repas  collectif  de  la  com- 
munauté chrétienne.  L'Apôtre  commence  par  déclarer 
que  les  réunions  de  Corinthe  ne  sont  plus  le  repas  du 
Seigneur,  xi,  20.  Aussi  oppose-t-il  à  ce  qu'il  condamne, 
au  festin  fantaisiste  et  déformé,  la  cène  normale  et 
prescrite,  celle  du  Christ,  c'est-à-dire  uniquement  la 
communion  au  pain  rompu  et  au  vin  béni,  xi,  23-25. 
Voilà,  est-il  affirmé  à  deux  reprises,  ce  qu'il  faut  faire, 
en  mémoire  de  Jésus,  xi,  24,  25  ;  c'est  l'acte  qui  annonce 
la  mort  du  Seigneur,  le  reste  est  tout  à  fait  déplacé. 
Saint  Paul  n'examine  pas  si  les  intentions  des  Corin- 
thiens ont  été  bonnes,  s'ils  ont  voulu  reproduire  plus 
complètement  la  cène  primitive.  Il  sait  seulement 
qu'ils  ont  tort,  et  déclare  ne  pouvoir  les  louer  pour  leur 
initiative  si  malheureuse  et  dont  les  conséquences  ont 
été  déplorables,  xi,  22.  Si  l'Apôtre  avait  condamné  seu- 
lement les  abus,  aurait-il  dit  :  «  N'avez-vous  pas  vos 
maisons  pour  manger  et  pour  boire?  Avez-vous  l'inten- 
tion de  mépriser  l'église  de  Dieu?  »  xi,  22,  cf.  34.  Ces 
mots  censurent-ils  seulement  l'ivresse  et  la  glouton- 
nerie, les  scissions  et  la  vanité?  Ne  condamnent-ils 
pas  aussi  l'usage  d'unir  à  la  fraction  eucharistique 
un  repas  profane  collectif? 

Les  conseils  que  donne  l'Apôtre  pour  remédier  à  la 
situation  ne  semblent  pas  moins  clairs.  Paul  demande 
aux  fidèles  de  s'attendre  les  uns  les  autres,  xi,  33.  Si  elle 


s'applique  à  un  repas  proprement  dit,  cette  recom- 
mandation ne  supprime  pas,  dit-on,  les  inconvé- 
nients provenant  de  l'inégalité  des  commensaux  et 
des  apports  qu'ils  pouvaient  faire  au  repas  commun, 
elle  les  accentue  et  les  souligne.  Thomas,  op.  cit., 
col.  150.  C'est  donc  pour  commencer  le  repas  du  Sei- 
gneur, la  fraction  eucharistique  du  pain,  que  les  fidèles 
doivent  s'attendre.  L'observation  qui  suit  serait, 
elle  aussi,  très  significative  :  «  Si  quelqu'un  a  faim, 
qu'il  mange  à  la  maison.  »  xi,  34.  En  d'autres  termes, 
le  repas  du  Seigneur  n'est  pas  fait  pour  nourrir,  rassa- 
sier les  convives,  mais  uniquement  pour  rappeler  sa 
mémoire,  annoncer  sa  mort,  faire  participer  les  fidèles  à 
son  corps  et  à  son  sang,  xi,  24-26.  Aussi  doit-on  dire  que 
l'usage  d'unir  la  cène  du  Christ  à  un  repas  profane 
n'est  pas  une  coutume  introduite  par  saint  Paul  dans 
toutes  les  chrétientés  fondées  par  lui  :  c'est  une  pra- 
tique locale  et  non  universelle,  abusive  et  non  légi- 
time, suggérée  peut-être  par  «  le  mauvais  exemple  des 
associations  religieuses  païennes  »,  Batiffol,  loc.  cit., 
et  non  par  un  commandement  du  Christ  ou  des 
apôtres.  Il  doit  disparaître. 

A  coup  sûr,  les  remarques  faites  par  les  adver- 
saires de  l'agape  apostolique  universelle  ne  sont  pas 
négligeables.  Toutefois,  quand  on  lit  les  recommanda- 
tions de  l'Apôtre,  un  doute  surgit  :  Si  Paul  avait  voulu 
interdire  absolument  toute  association  d'un  repas  ordi- 
naire à  la  cène  eucharistique,  n'aurait-il  pas  fait 
connaître  sa  volonté  en  termes  moins  ambigus  et  plus 
impératifs?  La  solution  ne  serait-elle  pas  la  suivante  : 
saint  Paul  rappelle  ici  que  l'essentiel,  ce  qui  seul 
importe,  c'est  le  repas  du  Seigneur,  la  fraction  du  pain 
et  la  bénédiction  de  la  coupe  eucharistique,  les  gestes 
qui  reproduisent  ceux  de  la  cène  primitive.  Le  reste, 
le  repas  proprement  dit,  n'est  qu'accessoire,  n'a  pas  de 
valeur  et  peut  devenir  dangereux;  en  fait  il  a  engendré- 
de  déplorables  abus.  L'Apôtre  les  condamne  sévère- 
ment et  veut  qu'ils  disparaissent.  Il  ne  croit  pas 
encore  pouvoir  interdire  absolument  le  repas  propre- 
ment dit.  Mais  le  principe  qu'il  a  posé  entraîne  sa  dis- 
parition. Puisque  seul  le  repas  du  Seigneur  a  de  l'uti- 
lité, de  la  valeur,  une  raison  d'être,  le  reste  est 
condamné  à  disparaître.  Vôlker,  op.  cit.,  p.  77.  Cette 
hypothèse  admise,  le  cas  de  Corinthe  apparaît  comme 
un  fait  isolé  et  purement  local.  Ce  qui  est  certain,  c'est 
qu'on  ne  trouve  ici  aucune  trace  de  l'agape  propre- 
ment dite,  telle  qu'on  la  rencontre  beaucoup  plus  tard, 
c'est-à-dire  un  repas  de  charité  offert  par  la  commu- 
nauté chrétienne  à  ses  pauvres  ou  à  une  catégorie  de 
malheureux.  L'Apôtre  ne  dit  pas  un  mot  d'une  telle 
institution  ni  pour  la  louer  ni  pour  la  combattre. 

Peut-être  est-il  encore  question  d'agapes  dans 
Jud.,  v,  12  et  dans  II  Petr.,  u,  13.  Encore  n'est-il  pas 
absolument  démontréque  le  texte  porte,  àYctroxiç,  aga- 
pes et  non  àroàTaiç,  voluptés.  Si  on  préfère  la  première 
leçon,  reste  à  déterminer  quel  est  le  sens  du  mot  en 
cet  endroit.  S'applique-t-il  à  la  charité  ou  aux  repas  fra- 
ternels? Cette  seconde  signification  étant  admise,  on 
n'est  paà  plus  avancé,  puisque  le  contexte  ne  dit  pas 
si  ces  agapes  étaient  unies  ou  non  à  la  fraction  eucha- 
ristique du  pain. 

2°  Quand  et  où  se  célèbre  la  fraction  eucharistique  des 
chrétiens?  —  C'est  le  soir  venu,  dans  la  nuit,  I  Cor., 
xi,  23,  qu'eut  lieu  le  dernier  repas  du  Christ  avec  les 
Douze,  avant  sa  mort.  Un  seul  texte  nous  renseigne 
en  termes  exprès  sur  le  moment  où  se  célèbre  la  cène 
chrétienne,  celui  qui  raconte  la  fraction  à  Troas.  Elle 
eut  lieu  pendant  la  nuit.  Act.,  xx,  7,  sq.  Il  en  était 
sans  doute  de  même  à  Corinthe.  Pour  ce  motif  pro- 
bablement l'Apôtre  rappelle  que  la  cène  primitive 
fut  célébrée  la  nuit,  non  certes  dans  une  nuit  d'amu- 
sement et  d'ivresse,  mais  dans  une  nuit  tragique  entre 
toutes,  celle  où  le  Christ  fut  livré,   xi,  23.  Enfin,  à 


853      MESSE  DANS   L'ECRITURE,  LA  CENE   CHRETIENNE  :  SES  RITES      854 


Jérusalem  dans  les  tout  premiers  temps,  puisque  la 
cène  chrétienne  était  unie  à  un  repas,  il  est  probable 
aussi  qu'elle  se  célébrait  le  soir  :  on  allait  au  Temple 
pendant  le  jour. 

En  cette  ville,  à  l'origine,  on  peut  croire  que  la 
fraction  se  célébrait  quotidiennement  xaO'-r]tj.spatv 
Act.,  ii.  46.  Toutefois  le  fait  n'est  pas  absolument  sûr. 
Ces  mots  se  lisent  dans  le  verset  où  un  bon  nombre 
de  commentateurs  ne  veulent  pas  voir  l'eucharistie. 
Même  si  on  entend  de  la  fraction  du  pain  et  non  des 
repas  ordinaires  la  phrase  où  se  trouve  la  locution 
«  chaque  jour  »,  peut-être  ne  se  rapporte-t-elle  qu'à  la 
fréquentation  du  Temple  :  «  Quotidiennement  ils 
persévéraient  d'un  seul  cœur  dans  la  fréquentation 
du  Temple  et,  rompant  le  pain  à  la  maison,  ils  prenaient 
leur  nourriture  avec  allégresse  et  simplicité  de  cœur.  » 
A  Troas,  les  fidèles  se  réunissaient  le  premier  jour  de  la 
semaine,  le  dimanche,  pour  la  fraction  du  pain,  xx,  7. 
On  peut  croire  qu'il  en  était,  ainsi  dans  les  chrétientés 
qu'avait  fondées  saint  Paul  :  c'est  ce  jour-là  en  effet 
qu'on  devait  mettre  à  part  l'argent  pour  la  collecte. 
I  Cor.,  xvi,  2. 

Où  se  tient  l'assemblée?  Le  livre  des  Actes,  n,  46, 
relate  que  les  chrétiens  se  réunissent  chez  des  particu- 
liers, dans  des  maisons  privées.  Il  nomme  une  de 
celles  où  s'assemblent  les  fidèles  :  c'est  la  demeure  de 
Marie,  mère  de  Jean  Marc.  Act.,  xn,  12.  A  Troas,  les 
chrétiens  sont  réunis  en  un  troisième  étage,  dans  une 
chambre  assez  vaste  pour  qu'il  y  ait  beaucoup  de 
lampes.  Act.,  xx,  7-9.  La  communauté  de  Corinthe 
s'assemble  en  une  «  église  ».  I  Cor.,  xi,  18.  Saint  Paul 
oppose  ce  lieu  aux  maisons  privées  où  les  fidèles 
mangent  et  boivent.  Toutefois,  pour  qu'il  puisse 
parler  ainsi,  pas  n'est  besoin  de  supposer  que  les  fidèles 
possèdent  soit  un  édifice  soit  une  chambre  exclusi- 
vement réservée  au  culte,  ce  que  nous  appelons  aujour- 
d'hui une  église.  Il  suffit  que  ce  mot  désigne  une  assem- 
blée officielle,  même  si  elle  se  tient  dans  une  maison 
privée  qui  sert  à  d'autres  usages. 

3*  Comment  à  la  cène  chrétienne  faisait-on,  en  mémoire 
du  Christ,  ce  qu'il  avait  fait  à  la  cène?  —  De  même  que 
Jésus  avait  présidé  le  repas  d'adieu,  ainsi  Paul  à 
Troas  dirige  l'acte  qui  le  renouvelle,  il  «  rompt  le 
pain  t,  Act.,  xx,  11. 

Du  pain  et  du  vin  étaient  préparés.  Nous  avons  dit 
ce  qu'il  fallait  penser  de  l'audacieuse  conception 
d'après  laquelle  l'eucharistie  primitive  ne  se  compo- 
sait que  de  pain.  Lietzmann,  op.  cit.,  p.  239-249.  Les 
trois  Synoptiques  et  Paul  dans  le  récit  de  l'institution 
signalent  les  deux  éléments.  Si  les  Actes  ne  mention- 
nent que  la  fraction,  leur  silence  s'explique  aisément 
et  ne  peut  être  tenu  pour  une  négation.  Au  reste, 
saint  Luc  dans  son  récit  de  l'institution  a  parlé  de  la 
coupe.  La  mention  de  l'alliance  qui  se  trouve  dans  les 
autres  récits  de  la  cène  établit  qu'il  y  a  dans  l'eucha- 
ristie un  équivalent  du  sang  versé  pour  sceller  l'alliance 
mosaïque.  Yolker,  op.  vit:,  p.  43,  44.  Le  quatrième 
évangile  répète  à  quatre  reprises  ce  que  le  fidèle  doit 
manger  et  boire  :  la  chair,  le  sang  du  Christ.  Joa.,  vi, 
53-56.  Le  fait  paraît  plus  surprenant  encore  si  on  veut 
bien  observer  que  tout  le  chapitre  traite  du  pain  de  vie. 
Les  arguments  présentés  par  l'auteur  garderaient  leur 
valeur  essentielle  même  s'il  parlait  seulement  de  la  chair 
du  Christ.  Si  donc  il  nomme  le  sang,  ce  ne  peut  être 
que  pour  faire  allusion  aux  deux  éléments  dont  se 
compose  l'eucharistie. 

Pour  soutenir  que  l'eucharistie  primitive  s'est 
composée  exclusivement  du  pain,  il  faut  préférer  à 
tous  ces  témoignages  si  anciens  et  si  importants  des 
textes  apocryphes  postérieurs,  hérétiques  ou  suspects, 
Homélies  clémentines.  Actes  de  Pierre,  de  Jean, 
de  Thomas.  Présenter  une  pareille  thèse,  c'est  la 
discréditer. 


En  vain,  pour  l'appuyer,  Lietzmann,  loc.~  cit., 
ajoute  que  primitivement  le  contenu  de  la  coupe 
lorsqu'elle  s'introduisit  était  de  l'eau,  ou  du  moins 
pouvait  ne  pas  être  du  vin.  Cette  indifférence  à 
l'égard  du  choix  de  la  seconde  matière  prouverait 
qu'elle  était  tenue  pour  moins  importante  et  que  son 
emploi  ne  remonterait  pas  aux  origines.  Ce  n'est  pas 
le  lieu  d'étudier  les  témoignages  non  bibliques  sur 
l'emploi  de  l'eau  à  la  cène.  Les  écrits  du  Nouveau 
Testament  sont  formels.  Dans  le  récit  de  Matth.,  xxvi, 
29;  Marc,  xiv,  25;  Luc,  xxn.  18,  il  est  parlé  du 
fruit  de  la  vigne.  Les  synoptiques  affirment  que  le 
repas  d'adieu  fut  d'une  certaine  manière  un  repas 
pascal;  or,  dans  ce  festin  figurait  du  vin.  Paul,  il 
est  vrai,  ne  nomme  que  la  coupe  de  bénédiction  sans 
préciser  quel  est  son  contenu.  Au  contraire,  il  présente 
comme  une  figure  du  breuvage  spirituel  l'eau  que 
Moïse  dans  le  désert  fit  jaillir  du  rocher.  I  Cor.,  x,  4. 
Mais  aucun  doute  n'est  possible  sur  l'élément  qui 
d'après  lui  devait  être  employé  à  la  cène.  La  tradition 
qu'il  rapporte  est  identique  à  celle  que  consignent  les 
Synoptiques.  Plus  encore  que  les  trois  évangélistes 
l'apôtre  met  le  second  élément  de  l'eucharistie  en 
rapport  avec  le  sang,  du  Seigneur  et  de  l'alliance, 
avec  la  mort  du  Sauveur.  Mieux  que  l'eau,  le  vin  est 
apte  à  exprimer  cette  relation.  Enfin,  on  n'a  pas  oublié 
que,  reprochant  aux  Corinthiens  leurs  abus,  il  flétrit 
l'excès  du  vin,  l'ivresse.  I  Cor.,  xi,  21-22.  Le  qua- 
trième évangile  parle  de  l'eau,  de  l'eau  de  la  vie,  de 
l'eau  qui  apaise  la  soif  de  l'âme,  iv,  11  sq.  ;  vn,  38,  mais 
en  des  endroits  qui  n'ont  aucun  rapport  avec  la 
cène.  On  pourrait  d'ailleurs  faire  observer  qu'il  a 
aussi  nommé  le  vin,  et  qu'il  l'a  fait  à  l'occasion  d'un 
repas,  celui  de  Cana,  iv,  46,  où  des  Pères  de  l'Église  et 
nombre  de  critiques  indépendants  voient  un  symbole 
de  l'eucharistie.  Ce  qui  est  sûr,  c'est  que  dans  les  dis- 
cours du  dernier  entretien  de  Jésus  avec  les  disciples, 
ceux  qui  prennent  place  après  le  repas  d'adieu  relaté 
par  les  Synoptiques,  le  quatrième  évangile  fait  dire  à 
trois  reprises  par  le  Christ  qu'il  est  la  vigne,  xv, 
1,  4,  5. 

Puisque  ces  éléments  étaient  apportés  pour  que  les 
fidèles  fissent  en  mémoire  de  Jésus  ce  qui  s'était  passé 
à  la  cène,  il  est  facile  de  reproduire  le  rite.. Le  président 
rendait  grâces,  ou,  en  d'autres  termes,  il  bénissait  Dieu. 
Les  deux  mots  eulogie  et  eucharistie  sont  synonymes. 
On  les  trouve  dans  les  Synoptiques  et  dans  saint  Paul. 
Luc,  xxn,  19;  I  Cor.,  x,  16;  xi,  24. 

Le  pain  était  rompu  comme  il  l'avait  été  par  Jésus, 
Matth.,  xxvi,  26;  Marc,  xiv,  22;  Luc,  xxn,  19; 
I  Cor.,  x,  16;  xi,  24;  Act.,  h,  42,  46;  xxi,  11,  pendant 
qu'étaient  répétées  les  paroles  du  Christ  sur  l'identité 
de  cet  aliment  et  de  son  corps.  Suivait,  comme  jadis  au 
cénacle,  la  distribution  aux  assistants  de  cette  eucha- 
ristie. Il  n'est  pas  dit  que  Jésus  l'ait  consommée.  Nous 
savons  au  contraire  qu'à  Troas  le  président  de  la 
fraction  goûte  ce  qu'il  rompt  pour  le  présenter  à  ses 
frères. 

Sur  la  coupe  de  vin  était  prononcée  la  parole  du 
Seigneur  attestant  qu'elle  était  son  sang,  le  sang  de 
l'alliance,  le  sang  répandu  pour  beaucoup.  Matth., 
xxvi,  27-28;  Marc,  xiv,  23-24;  Luc,  xxn,  20; 
I  Cor.,  xi,  25.  On  comprend  que  l'Apôtre  ait  appelé 
la  coupe  le  calice  de  bénédiction  que  nous  bénissons. 
I  Cor.,  x,  16.  Elle  devait  alors  être  donnée  aux  assis- 
tants comme  l'avait  été  à  la  cène  primitive  celle  dont 
on  reproduisait  la  distribution. 

Pour  le  même  motif  encore,  afin  de  faire  aussi  com- 
plètement que  possible  ce  qui  avait  été  accompli  au 
repas  du  Seigneur,  on  rappelait  la  mort  du  Christ  et 
l'ordre  donné  par  lui  de  réitérer  cet  acte  pour  commé- 
morer son  souvenir,  jusqu'à  ce  qu'il  vînt.  Luc,  xxn, 
19;  I  Cor.,  xi,  24-26. 


855      MESSE   DANS  L'ÉCRITURE,  LA   CÈNE   C  HRÉTIENNE  :  SES  RITES     856 


4°  Le  repas  du  Seigneur  s'encadrait-il  entre  des  rites  et 
des  prières  complémentaires?  —  Dans  une'même  phrase, 
le  livre  des  Actes  juxtapose  immédiatement  à  la  frac- 
tion du  pain,  des  prières  comme  si  elles  suivaient  le 
rite.  Il  ne  détermine  d'ailleurs  ni  leur  place  ni  leur 
contenu.  A  Troas,  Paul  a  parlé  avant  et  après  la  célé- 
bration de  l'eucharistie.  Act.,  xx,  7,  11. 

Ces  renseignements  sonl  des  plus  précieux.  Pourtant 
on  désirerait  pouvoir  les  compléter.  Il  est  des  hypo- 
thèses qui  ne  manquent  pas  de  vraisemblance.  Le 
Christ  a  enseigné  une  prière  à  ses  disciples,  le  Pater; 
l'oraison  dominicale  se  sera  placée  tout  naturellement 
sur  les  lèvres  des  premiers  chrétiens  lorsqu'ils  partici- 
paient au  repas  du  Seigneur.  Ne  contient-elle  pas  cette 
demande  :  «  Donnez-nous  aujourd'hui  le  pain  néces- 
saire à  notre  subsistance.  »  Matth.,  vi,  11. 

De  même,  puisque  la  communauté  chrétienne  réité- 
rait le  repas  d'adieu,  elle  a  pu  être  naturellement 
portée  à  rappeler  quelques-unes  des  paroles  pro- 
noncées par  Jésus  à  la  dernière  cène.  Une  tradition 
qui  s'est  fixée  dans  le  quatrième  évangile  en  conservait 
un  assez  grand  nombre.  Sans  doute,  cet  écrit  parut  à 
une  date  tardive,  quand  déjà  depuis  longtemps  les 
chrétiens  célébraient  la  fraction  du  pain.  Mais  les  sou- 
venirs qu'il  enregistre  étaient  connus  dans  beaucoup 
de  milieux  avant  d'être  consignés  par  écrit.  Comment 
donc  ne  pas  supposer  que  les  membres  des  toutes  pre- 
mières communautés  ne  s'en  soient  pas  inspirés,  alors 
que  les  liturgies  beaucoup  moins  anciennes,  celles  qui 
sont  encore  en  vigueur  (par  exemple  le  missel  romain 
actuel  :  Je  vous  laisse  ma  paix,  je  vous  donne  ma  paix) 
ont  puisé  à  cette  source?  En  fait,  dans  les  plus  anciens 
textes  liturgiques,  ceux  de  la  Didachè,  on  relève 
des  allusions  aux  paroles  contenues  dans  les  discours 
du  quatrième  évangile.  Il  sera  facile  de  le  démontrer. 
Les  prières  proposées  par  la  Didachè  pour  l'action 
de  grâces  ont  des  «  airs  de  famille  »  avec  l'évangile 
de  saint  Jean,  Batiffol,  op.  cit.,  p.  75,  spécialement 
avec  les  paroles  sur  le  pain  de  vie,  vi,  avec  le  dernier 
discours  que  le  Christ  adressa  aux  Douze,  xm-xvii,  plus 
encore  avec  la  prière  qui  le  termine,  xvn.  On  sait  qu'à 
cause  de  son  contenu,  beaucoup  de  critiques,  même 
détachés  de  toute  confession  religieuse,  ont  voulu 
voir  en  ce  dernier  morceau  une  oraison  sacerdo- 
tale, celle  qui  accompagnait  le  sacrifice  du  grand 
prêtre  de  la  Nouvelle  Loi. 

Certes,  il  est  impossible  de  soutenir,  comme  l'a  fait 
Loisy,  que  cette  prière  a  pu  être  Vanaphore,  l'eucha- 
ristie d'un  prophète.  L'hypothèse  est  démentie  par  le 
ton  très  solennel  d'une  prière  qui  ne  peut  être  placée 
sur  les  lèvres  d'un  homme  ordinaire.  Du  moins,  il 
semble  certain  que  cette  oraison  et  le  dernier  discours 
de  Jésus  à  la  cène  ont  dû  suggérer  maintes  locutions 
aux  présidents  qui  improvisaient  la  prière  eucharis- 
tique dans  les  premières  chrétientés.  C'est  ce  qu'affir- 
ment beaucoup  d'historiens  de  la  liturgie. 

L'un  d'eux,  le  P.  Salaville,  l'a  fait  observer  avec 
une  ingénieuse  sagacité  :  «  Le  fait  de  voir  unie  dans 
ce  discours  d'adieu  la  pensée  de  la  parousie,  de  la  ré- 
surrection, de  l'ascension  et  de  la  pentecôle;  l'insis- 
tance de  Jésus  à  parler  de  l'activité  future  du  Saint- 
Esprit,  le  tout  en  relation  directe  avec  l'eucharistie 
qui  vient  d'être  instituée  et  avec  la  prière  que  le 
Sauveur  recommande  de  faire  en  son  nom,  c'est-à-dire 
la  divine  liturgie,  tout  cela  est  bien  de  nature  à  por- 
ter à  croire  que  le  canon  de  la  messe  s'est  inspiré  de 
ce  discours.»  Art.  Épiclèse,  t.  v,  col.  223. 

C'est  dans  ces  chapitres  de  saint  Jean  que  le  même 
auteur  trouve  «  le  fondement  scripturaire  de  l'épi- 
clèse  ».  Loc.  cit.,  col.  224.  A  plusieurs  reprises  en  effet, 
il  est  parlé  du  Paraclet  dans  le  discours  de  la  cène. 
Peut-être  est-ce  la  raison  pour  laquelle  les  chrétiens 
ont  introduit  dans  l'euchologe  de  la  fraction  du  pain 


la  prière  qui  sollicite  du  Père  l'envoi  de  l'Esprit-Saint 
afin  qu'il  rende  témoignage  à  Jésus,  Joa.,  xv,  26,  et 
qu'il  le  glorifie,  xvi,  14.  Ainsi  l'eucharistie  devient  la 
théophanie  des  trois  personnes  si  intimement  unies 
dans  les  derniers  entretiens  du  Seigneur  avec  ses 
Apôtres.  Joa.,  xm-xvi.  A  la  cène  chrétienne  se  ratta- 
chent les  grandes  promesses  faites  par  Jésus  en  son 
discours  d'adieu  :  il  reviendra,  il  enverra  le  Saint- 
Esprit,  les  prières  faites  en  son  nom  seront  exaucées. 
N'y  aurait-il  pas  là  un  des  motifs  tirés  de  la  sainte 
Écriture  pour  lesquels  les  liturgies  ont  fait  place  à 
une  épiclèse  dans  la  série  des  prières  eucharistiques? 
Salaville,  loc.  cit.,  et  Les  fondements  scripluraires  de 
V épiclèse,  dans  Échos  d'Orient,  1909,  p.  8-9. 

Quelque  vraisemblables  que  soient  ces  hypothèses, 
elles  ne  s'imposent  pourtant  pas  rigoureusement.  Au 
contraire  nous  connaissons  avec  certitude  par  de  nom- 
breux témoignages  épars  dans  les  livres  du  Nouveau 
Testament  certains  usages  religieux  des  premiers  chré- 
tiens. v 

De  nombreuses  attestations  des  écrits  ap./stoliques 
mentionnent  les  assemblées  chrétiennes  où  se  ren- 
contrent pauvres  et  riches,  Jac,  n,  2,  et  que  déjà  cer- 
tains désertent.  Hebr.,  x,  25.  Les  hommes  se  pré- 
sentent tête  nue,  les  femmes  la  tête  voilée. 
I  Cor.,  xi,  6-7.  On  prie  debout,  à  la  manière  juive,  en 
levant  vers  le  ciel  des  mains  pures.  I  Tim.,  n,  8. 
On  fait  des  lectures  :  «  Toute  Écriture  est  divinement 
inspirée,  elle  est  utile  pour  enseigner,  convaincre,  corri- 
ger, former  à  la  justice.  »  II  Tim.,  m,  '16.  Aussi  les 
livres  de  l'Ancien  Testament  que  les  chrétiens  nom- 
ment avec  vénération  et  que  parfois  ils  expliquent 
dans  les  synagogues,  Act.,  xm,  15,  ne  sont  pas  exclus 
des  réunions  chrétiennes.  Mais  on  y  lit  aussi  les  lettres 
de  saint  Paul,  I  Thess.,  v,  27,  et  des  chefs  de  l'Église 
Act.,  xv,  31. 

La  prédication  tient  une  place  importante,  sous 
diverses  formes  :  on  enseigne,  on  exhorte,  on  com- 
mente les  Livres  saints  ;  nombreux  sont  les  témoi- 
gnages surtout  ceux  du  livre  des  Actes  et  des  Épîtres 
pastorales  qui  l'attestent.  Mais  les  femmes  n'ont  pas 
mission  de  parler  dans  les  assemblées  chrétiennes  :  il 
leur  est  interdit  de  le  faire.  I  Cor.,  xiv,  34.  Pour  l'édifi- 
cation de  la  communauté  on  entend  aussi  des  pro- 
phètes, des  glossolales,  et  ceux  qui  interprètent  leur 
langage  lorsqu'ils  ne  le  font  pas  eux-mêmes.  I  Cor., 
xii,  10,  28,30;  xiv,  2-39. 

Y  a-t-il  des  offrandes?  On  apporte  certainement  le 
pain  et  le  vin  nécessaire  pour  le  repas  du  Seigneur. 
Mais  nous  ignorons  par  qui  et  comment  ils  sont  offerts. 
A  Jérusalem,  dans  les  premiers  jours,  les  fidèles  met- 
taient leur  bien  en  commun.  Nous  savons  aussi  qu'un 
service  d'assistance  est  organisé,  Act.,  vi,  1,  qu'on 
pourvoit  à  la  subsistance  des  veuves,  Act.,  vr,  1, 
qu'on  distribue  les  aumônes  recueillies  dans  les  autres 
chrétientés.  I  Cor.,  xvi,  3;  Gai.,  n,  10.  Met-on  à  profit 
pour  recueillir  ces  dons  ou  distribuer  ces  secours  l'as- 
semblée où  se  célèbre  la  fraction  eucharistique?  C'est 
possible  :  toutefois  le  texte  ne  l'affirme  pas.  Act.,  xx. 
A  Troas  n'est  mentionnée  que  la  fraction  du  pain. 
A  Corinthe  les  fidèles  apportent  des  provisions;  mais 
ce  n'est  ni  pour  les  mettre"  en  commun  ni  pour  les 
donner  aux  pauvres;  des  riches  laissent  même  des 
frères  manquer  du  nécessaire  à  leur  côté  et  connaître 
la  faim.  Saint  Paul  flétrit  cet  abus.  Mais  que  demande- 
t-il?  La  suppression  du  repas  profane  ou  le  partage 
entre  tous  des  provisions  de  chacun?  On  a  vu  que  la 
question  est  controversée.  L'Apôtre,  il  est  vrai,  adresse 
aux  Corinthiens  dans  la  même  lettre  la  recommanda- 
tion suivante  :  «  Quant  à  la  collecte  en  faveur  des  saints, 
suivez,  vous  aussi,  les  prescriptions  que  j'ai  données 
aux  Églises  de  la  Galatie.  Le  premier  jour  de  la  semaine, 
que  chacun  de  vous  mette  à  part  chez  lui  et  amasse  ce 


£57      MESSE   DANS  L'ÉCRITURE,  LA  CÈNE   CHRÉTIENNE  :  SES  RITES      858 


qu'il  peut  épargner,  afin  qu'on  n'attende  pas  mon 
arrivée  pour  faire  la  collecte.  »  I  Cor.,  xvi,  1-2;  cf. 
Rom.,  xv,  26.  L'acte  de  charité  qui  est  ici  conseillé 
doit  avoir  lieu  le  jour  du  Seigneur.  Mais  il  n'est  pas  dit 
que  l'aumône  était  portée  à  l'église  chaque  dimanche. 
C'est  à  la  maison  que  chacun  met  de  côté  la  part  des 
pauvres.  Saint  Paul  demande  seulement  qu'on 
n'attende  pas  son  arrivée  pour  remettre  les  sommes 
ainsi  accumulées. 

En  dehors  donc  de  l'apport  du  pain  et  du  vin,  l'exis- 
tence d'autres  oblations  rituelles  n'est  pas  démontrée. 
L'hypothèse  de  Wetter  sur  les  offrandes  alimentaires 
ne  peut  s'appuyer  sur  les  livres  du  Nouveau  Testa- 
ment. C'est  en  vain  qu'on  invoquerait  ici  le  précepte 
de  Jésus  sur  la  charité  fraternelle  :  «  Si  tu  présentes  ton 
offrande  à  l'autel  et  si  tu  te  souviens  là  que  ton  frère  a 
quelque  chose  contre  toi,  laisse  là  ton  offrande  et  va 
d'abord  te  réconcilier  avec  ton  frère.  Alors  tu  viendras 
te  présenter.  »  Matth.,  v,  23-24.  Notre-Seigneur 
enseigne  ici,  aux  juifs,  de  son  vivant,  le  précepte  de  la 
charité.  Il  fait  allusion  aux  usages  alors  reçus  en 
Israël,  et  n'affirme  nullement  que  ses  disciples,  à  la 
fraction  eucharistique  du  pain,  devront  apporter  une 
offrande.  Les  déclarations  de  Paul  sur  le  droit 
qu'a  tout  apôtre  de  vivre  de  l'évangile,  I  Cor.,  ix, 
1-14,  ne  prouvent  pas  davantage  que  les  offrandes  des 
fidèles  pour  ceux  qui  annoncent  la  parole,  étaient 
présentées  dans  l'assemblée  chrétienne,  à  l'occasion 
de  la  fraction  du  pain.  Le  procédé  n'est  pas  condamné; 
il  peut  être  commode,  mais  nous  ignorons  s'il  était 
en  usage.  Sans  doute,  en  deux  endroits  l'aumône  est 
nommée  «  un  parfum  de  bonne  odeur,  une  hostie  que 
Dieu  accepte  et  qui  lui  est  agréable  »,  Phil.,  iv,  18, 
«  un  sacrifice  ».  Hebr.,  xm,  16.  Si  on  peut  (nous  pen- 
chons vers  cette  opinion,  mais  force  nous  est  de  recon- 
naître qu'elle  est  loin  d'être  générale)  voir  dans  le 
second  passage  une  allusion  à  des  actes  de  charité 
accomplis  pendant  le  sacrifice,  dans  le  premier,  il 
semble  bien  que  l'aumône  est  appelée  une  hostie  au 
sens  figuré.  Paul  parle  des  dons  que  lui  ont  envoyés  par 
Épaphrodite  les  chrétiens  de  Philippes.  —  Concluons  : 
il  est  fort  probable  que  les  premiers  chrétiens  ont 
saisi  l'occasion  de  la  fraction  pour  accomplir  des  actes 
de  charité.  Il  en  a  été  ainsi  dans  la  suite.  Mais  rien  ne 
montre  que  cet  acte  était  à  leurs  yeux  un  sacrifice. 
Coppens,  L'offrande  des  fidèles  dans  la  liturgie  eucha- 
ristique ancienne,  dans  Cours  et  conférences  des  semaines 
liturgiques,  Louvain,  1927,  t.  v,  p.  107-108. 

Le  texte  de  saint  Matthieu  cité  plus  haut  explique 
par  contre  fort  bien  l'usage  du  baiser  de  paix.  Jésus 
avait  exigé  qu'avant  de  présenter  son  offrande  à 
l'autel,  on  se  réconciliât  avec  ses  frères.  Le  repas  du 
Seigneur  ayant  pris  la  place  des  antiques  sacrifices, 
avant  d'y  participer,  les  fidèles  devaient  se  réconcilier 
les  uns  avec  les  autres,  s'accorder  un  témoignage 
d'affection.  En  quatre  passages  de  saint  Paul,  Rom., 
xvi,  16;  I  Cor.,  xvi,  20;  II  Cor.,  xm,  12;  I  Thess.,  v, 
26  et  dans  I  Petr.,  v,  14,  les  chrétiens  sont  invités  à 
se  donner  mutuellement  le  baiser  de  paix.  La  formule 
est  presque  la  même  dans  les  divers  cas  :  Saluez  les 
frères  (Saluez-vous  les  uns  les  autres)  par  un  saint  baiser 
(par  un  baiser  de  charité).  Cette  fréquence,  cette  uni- 
formité, le  fait  que  l'invitation  se  retrouve  presque 
semblable  en  certaines  liturgies  antiques,  tout  donne 
à  penser  que  le  rite  était  en  usage  dans  les  réunions 
chrétiennes  et  probablement  à  la  principale  d'entre 
elles,  à  la  fraction  du  pain. 

Tous  ces  gestes  sont  accompagnés  d'oraisons.  Chez 
les  premiers  chrétiens  la  prière  publique  est  en  hon- 
neur. On  le  constate  dès  l'origine,  sans  cesse  et  par- 
tout. Les  fidèles  invoquent  Dieu  pour  leurs  frères  et 
pour  l'Église.  Ils  doivent  faire  des  demandes,  des 
requêtes,  des  supplications,  des  actions  de  grâces  pour 


tous  les  hommes  y  compris  les  rois  et  ceux  qui  sont 
investis  de  dignités.  I  Tim.,  u,  1-2.  Le  livre  des  Actes  a 
conservé  quelques  prières  collectives.  I,  24;  iv,  24-30. 
Si  quelqu'un  fait  l'action  de  grâces  le  peuple  doit 
répondre  :  Amen.  I  Cor.,  xiv,  16. 

Ce  mot  d'assentiment  termine  d'ailleurs  souvent  la 
prière.  Plusieurs  autres  formules  conservées  dans  le 
Nouveau  Testament  paraissent  bien  avoir  été  em- 
ployées au  cours  de  la  supplication  publique  :  Deo  gra- 
tias,  Grâces  soient  rendues  à  Dieu,  I  Cor.,  xv,  57  ;  II  Cor., 
ix,  15;  dans  les  siècles  des  siècles,  Rom.,  xvi,  27;  Gai., 
i,  5;  Hebr.,  xm,  21;  I  Petr.,  iv,  11;  Apoc,  i,  6;  par 
Jésus-Christ  Notre-Seigneur,  Rom.,  v,  1,  11,  21; 
vu,  25  ;  xv,  30,  etc.  ;  au  nom  de  Notre-Seigneur  Jésus- 
Christ,  I  Cor.,  v,  4;  Eph.,  v,  20;  Que  la  grâce  ou  encore 
que  la  grâce  et  la  paix  soient  avec  vous  (textes  très 
nombreux  avec  ou  sans  variantes);  Je  rends  ou  Nous 
rendons  grâces  à  Dieu,  formule  très  souvent  employée; 
Dieu  béni  à  jamais,  Rom.,  i,  25;  îx,  5;  II  Cor.,  xi,  31; 
Béni  soit  Dieu,  le  Père  de  Notre-Seigneur  Jésus- 
Christ.  II  Cor.,  i,  3;  Eph.,  i,  3;  I  Petr.,  i,  3. 

On  peut  aussi  se  demander  si  les  doxologies  qu'on 
trouve  maintes  fois  dans  les  lettres  des  apôtres  ne  sont 
pas  des  formules  empruntées  à  la  prière  liturgique,  par 
exemple  :  Que  la  grâce  de  Notre-Seigneur  Jésus-Christ, 
l'amour  de  Dieu,  la  communication  du  Saint-Esprit 
soient  avec  vous  tous,  II  Cor.,  xm,  13;  ou  encore  : 
De  lui,  par  lui  et  pour  lui  sont  toutes  choses;  à  lui 
la  gloire  dans  tous  les  siècles  des  siècles.  Amen, 
Rom.,  xi,  36. 

On  croit  même  découvrir  des  prières  d'un  caractère 
liturgique  très  accusé,  qui  semblent  n'avoir  pas  été  ou 
avoir  été  fort  peu  modifiées  pour  être  glissées  dans 
une  lettre,  et  qu'aujourd'hui  encore  on  pourrait  assi- 
miler aux  oraisons  liturgiques  du  meilleur  style  :  Que 
le  Dieu  de  la  patience  et  de  la  consolation  vous  donne 
d'avoir  les  uns  envers  les  autres  les  mêmes  sentiments 
selon  Jésus-Christ,  afin  que  tous  d'un  même  cœur  et 
d'une  même  bouche  vous  glorifiiez  Dieu  le  Père  de  Notre- 
Seigneur  Jésus-Christ.  Rom.,  xv,  5-6.  Peut-être 
découvre-t-on  même  des  traces  de  dialogues.  Je  viens 
bientôt.  —  Amen.  —  Venez,  Seigneur  Jésusi  —  Que  la 
grâce  du  Seigneur  Jésus  soit  avec  vous!  —  Amen. 
Apoc,  xxu,  20. 

Nous  avons  le  droit  de  penser  que  ces  formules  et 
d'autres  semblables  furent  employées  dans  la  célébra- 
tion de  l'eucharistie.  Il  n'y  avait  pas  alors  de  missel 
fixe.  Le  président  impTovisait  l'action  de  grâces.  Tout 
naturellement  donc,  lorsqu'il  s'appelait  Paul,  venaient 
sur  ses  lèvres  les  acclamations,  les  vœux,  les  doxolo- 
gies, les  oraisons  qui  se  retrouvent  da'is  ses  épîtres. 
Il  est  impossible  qu'il  n'en  ait  pas  été  ainsi. 

Peut-être  même  possédons-nous  dans  l'Apocalypse 
de  véritables  anaphores,  les  actions  de  grâces  d'un 
prophète  authentique.  Le  voyant  assiste  à  la  liturgie  du 
ciel.  Il  aperçoit  le  trône  de  Dieu  dans  le  temple  céleste. 
Et  il  entend  les  quatre  animaux  chanter  jour  et  nuit  : 
Saint,  Saint,  Saint  est  le  Seigneur  Dieu,  le  Tout- 
Puissant,  celui  qui  a  nom  :  «  Il  était,  i)  est,  il  vient  ». 
iv,  8.  Alors  les  vingt-quatre  vieillards  se  prosternent 
et  s'écrient  :  «  Tu  es  digne,  Notre-Seigneur  et  Notre 
Dieu,  de  te  réserver  la  gloire  et  l'honneur  et  la  puis- 
sance, car  c'est  toi  qui  as  créé  toutes  choses  :  c'est  par 
ta  volonté  qu'elles  existent  et  furent  Urées  du  néant.  » 
iv,  11.  Voilà  bien  Vanaphore,  l'action  de  grâces  pour  la 
création. 

Vient  l'agneau,  et  ce  mot  qui  apparaît  si  souvent 
dans  l'Apocalypse  doit  être  souligné.  11  est  de- 
bout comme  égorgé.  Les  vingt-quatre  vieillards 
tombent  devant  sa  face,  ayant  chacun  une  cithare  et 
des  coupes  en  or,  remplies  de  parfums  qui  sont  les 
prières  des  saints.  Et  ils  chantent  un  cantique  nou- 
veau :  «  Tu  es  digne  de  prendre  le  livre  et  d'en  ouvrir 


859      MESS!-;    DANS  I/ECRIT  U  HE,  L  A  CÈNE   CHRETTEN.NE  :  SES   RITES      860 


les  sceaux,  car  tu  as  été  égorgé  et  tu  as  pour  Dieu 
acheté  par  ton  sang  des  hommes  de  toute  tribu,  langue 
et  nation.  Tu  as  fait  pour  notre  Dieu  une  royauté  et 
des  prêtres  et  ils  régneront  sur  là  terre.  »  v,  9-10.  Des 
myriades  et  des  myriades  d'anges  disent  alors  d'une 
grande  voix  :  «  Digne  est  l'agneau  qui  a  été  égorgé  de 
prendre  pour  lui  la  puissance,  la  richesse,  la  sagesse, 
la  force,  l'honneur,  la  gloire  et  la  bénédiction.  »  v,  12. 
Et  toute  créature  s'écrie  :  «  A  celui  qui  est  assis  sur  le 
trône  et  à  l'Agneau  la  bénédiction,  l'honneur,  la  gloire 
et  la  domination  dans  les  siècles  des  siècles.  »  Et  les 
quatre  animaux  disent  :  Amen,  v,  13-14.  Cette  fois, 
on  relève  une  action  de  grâces,  une  anaphore  pour  la 
grâce  de  la  rédemption. 

Une  troisième  apparaît  :  Quand  le  septième  ange  eut 
sonné  de  la  trompette,  les  «  vingt-quatre  vieillards  qui 
sont  assis  devant  Dieu  sur  leurs  trônes  se  proster- 
nèrent sur  leurs  faces  et  adorèrent  Dieu,  en  disant  : 
Nous  te  rendons  grâces,  Seigneur,  Dieu  Tout-Puissant, 
qui  es,,  qui  étais  [qui  viendras] ,  de  ce  que  tu  t'es 
revêtu  de  ta  grande  puissance  et  que  tu  règnes. 
Les  nations  s'étaient  irritées  et  ta  colère  est  venue 
ainsi  que  le  moment  de  juger  les  morts,  de  donner  la 
récompense  à  tes  serviteurs,  aux  prophètes  et  aux 
saints  et  à  ceux  qui  craignent  ton  nom,  petits  et 
grands,  et  de  perdre  ceux  qui  perdent  la  terre.  »  xi, 
17,  18.  On  le  voit  :  l'anaphore,  l'action  de  grâces, 
célèbre  cette  fois  le  second  avènement,  le  règne  et  le 
jugement  de  Dieu. 

A  relever  encore  les  alléluias  qui  scandent  le  plus 
joyeux  cantique  en  l'honneur  de  la  gloire  de  Dieu  et 
des  noces  de  l'Agneau,  xix,  1,  3,  4,  6.  Un  autre  chant 
grave  et  puissant  retentit  :  celui  de  Moïse  et  de 
l'Agneau  :  «  Grandes  et  adorables  sont  tes  œuvres, 
Seigneur,  Dieu  Tout-Puissant  I  Justes  et  véritables 
sont  tes  voies,  ô  Roi  des  siècles!  Qui  ne  craindrait 
et  ne  glorifierait  ton  nom,  car  toi  seul  es  saint  ! 
Et  toutes  les  nations  viendront  se  prosterner  devant 
toi,  parce  que  tes  jugements  ont  éclaté.  »  xv,  3,  4. 
Voilà  bien  le  psaume  des  temps  nouveaux,  aussi 
majestueux  qu'enthousiaste  et  vraiment  fait  pour  la 
chrétienté  naissante,  pour  les  Églises  de  Paul  qui 
s'ouvraient  au  large  afin  de  recevoir  les  païens. 

Plus  on  examine  ces  morceaux,  plus  on  se  convainc 
que  les  premières  anaphores,  les  actions  de  grâces  les 
plus  anciennes,  les  cantiques  les  plus  primitifs  et  en 
particulier  ceux  des  prophètes  devaient  leur  ressem- 
bler. 

Car  on  chantait  dans  la  réunion  chrétienne.  «  Lors- 
que vous  êtes  réunis  en  Assemblée,  écrit  saint  Paul, 
tel  d'entre  vous  a  un  cantique...  »  I  Cor.,  xiv,  26. 
«  Entretenez-vous  les  uns  les  autres,  recommande-t-il 
aux  Éphésiens,  de  psaumes,  d'hymnes  et  de  cantiques 
spirituels,  chantant  et  psalmodiant  du  fond  du  cœur 
pour  honorer  le  Seigneur.  »  Eph.,  v,  19.  Voir  aussi 
Col.,  ui,  16.  Ainsi  on  n'abandonne  pas  les  cantiques, 
les  psaumes  et  les  autres  chants  de  l'Ancien  Testa- 
ment. Mais  il  semble  bien  que  les  chrétiens  ont  aussi 
leurs  cantiques  propres;  on  a  même  proposé  de  voir 
dans  certains  morceaux  de  prose  rythmée  des  frag- 
ments d'hymnes  chrétiens,  par  exemple,  I  Tim.,  m, 
-16  :  «  C'est  un  grand  mystère  de  la  piété,  celui  qui  a  été 
manifesté  en  chair,  justifié  en  Esprit,  contemplé  par 
les  Anges,  prêché  parmi  les  nations,  cru  dans  le  monde, 
exalté  dans  la  gloire.  »  Voir  encore  Pliil.,  n,  5-11.  «  Bien 
que  le  Christ  Jésus  fût  dans  la  condition  de  Dieu,  il  n'a 
pas  retenu  avidement  son  égalité  avec  Dieu;  mais  il 
s'est  anéanti  lui-même,  prenant  la  condition  d'esclave, 
se  rendant  semblable  aux  hommes  et  reconnu  pour 
homme  par  tout  ce  qui  a  paru  de  lui;  il  s'est  abîmé 
lui-même  se  faisant  obéissant  jusqu'à  la  mort  et  à  la 
mort  de  la  croix.  C'est  pourquoi  aussi  Dieu  l'a  souve- 
rainement élevé,  il  lui  a  donné  un  nom  qui  est  au- 


dessus  de  tout  nom,  afin  qu'au  nom  de  Jésus  tout 
genou  fléchisse  dans  les  cieux,  sur  la  terre  ainsi  que 
dans  les  enfers,  et  que  toute  langue  confesse,  à  la  gloire 
de  Dieu  le  l'ère,  que  Jésus-Christ  est  son  Seigneur.  : 
C'est  encore  un  autre  fragment  d'hymne  que  l'on  trou- 
verait dans  le  morceau  suivant  de  I  Petr.,  m,  18  sq.  » 
"  Ainsi  le  Christ  a  souflert  une  fois  la  mort  pour  les 
péchés,  lui  le  juste  pour  des  injustes,  afin  de  nous 
ramener  à  Dieu,  ayant  été  mis  à  mort  selon  la  chair, 
mais  rendu  à  la  vie  selon  l'esprit,  etc.  »  N'ombre  d'his- 
toriens n'hésitent  pas  à  voir  dans  ces  morceaux  des 
hymnes  au  Christ  ou  des  ébauches  de  la  future  ana- 
phore, des  fragments  d'antiques  actions  de  grâces. 
Voir  Lietzmann,  op.  cit.,  p   178. 

Ces  différents  actes  pouvaient  s'accomplir  et  ces 
prières  se  réciter  dans  des  réunions  où  ne  se  célébrait 
pas  la  cène.  Mais  ils  trouvaient  aussi  leur  place  toute 
naturelle  dans  les  assemblées  eucharistiques.  Les 
livres  du  Nouveau  Testament  ne  nous  font  pas  con- 
naître l'ordre  suivant  lequel  se  succédaient  les  diverses 
opérations.  Mais  il  n'est  pas  sans  intérêt  de  les  grouper 
d'après  la  plus  ancienne  description  de  la  messe,  celle 
de  saint  Justin.  Tout  ce  que  relate  l'apologiste  se 
retrouve  dans  les  livres  du  Nouveau  Testament  et 
ainsi  on  peut  présumer,  non  sans  raison,  que  l'ordre 
indiqué  par  lui  est  primitif. 


Saint  Justin. 

1.  On  se  réunit  le  jour  du 
soleil.  Apot.,  i,  67. 

2.  On  lit  les  mémoires  des 
Apôtres  et  les  écrits  des 
prophètes.  Ibid. 

3.  Discours  de  celui  qui  pré- 
side pour  exhorter  à  imiter 
ce  qui  a  été  lu.  Ibid. 

4.  Ensuite  nous  nous  levons 
et  tous  ensemble  nous 
adressons  des  prières  à 
Dieu  pour  tous  les  hom- 
mes, les  diverses  classes. 
Apol.,  i,  67,  65, 

5.  Baiser  de  paix.  Apol.,  i, 
65. 

6.  Le  pain,  du  vin  et  de  l'eau 
sont  apportés  au  président. 
Apol.,  i,  65,  67. 


7.  Celui  .qui  préside  lait 
monter  vers  Dieu  des 
prières  et  des  actions  de 
grâces.  Apol.,  i,  67  et  65. 

8.  Au  cours  de  cette  action 
de  grâces,  le  pain  et  le  vin 
sont  eucharisties  par  un 
discours  de  prière  qui  vient 
de  .Jésus.  Apol.,  i,  66. 

9.  Le  peuple  répond  Amen. 
Apol.,  i,  65,  67. 

10.  Distribution  aux  assis- 
tants des  mets  eucharis- 
ties. Apol.,  i,  65,  67. 


11.  Aumônes    recueillies    et 
distribuées.  Apol.,  i,  67. 


Nouveau   Testament. 

1.  On  se  réunit  pour  la  trac- 
tion le  dimanche.  Act.,  xx, 
7;  I  Cor.,  xvi,  1-2. 

2.  Lectures  des  lettres  des 
chefs  de  l'Église.  I  Thess., 
v,  27;  Col.,  iv,  16. 

3.  Parole  de  Dieu,  prédica- 
tion. 1  Cor.,  xiv,  26;  Act., 
xx,  7. 

4.  Prières  pour  tous  les 
hommes.  I  lim.,n,  1-2. 


5.  Baiser  de  paix.  Rom.,  xvi, 
16;  I  Cor.,  xvi,  20. 

6.  Le  président  fait  ce  qu'a 
fait  le  Christ,  donc  prend 
du  pain  et  du  vin.  I  Cor.,  xi, 
23-25;  Matth.,  xxvi,  21, 
26,  27  ;  Marc.,  xiv,  22-23  ; 
Luc.,  xxn,  19  et  20. 

7.  Le  président  fait  ce  qu'a 
fait  le  Christ,  donc  bénit  et 
rend  grâces.  I  Cor.,  xi,  24; 
Matth. ,xxvi,  26-27 ;Marc., 
xiv,  22-23;  Luc.,  xxn,  19. 

8.  Le  président  fait  ce  que 
le  Christ  a  fait,  donc  il  dit  ce 
que  Jésus  a  dit.  I  Cor.,  xi, 
23-25  ;Matth.,  xx  vi,  26-27  ; 
Marc,  xiv,  22-23;  Luc, 
xxu,  19. 

9.  Les  fidèles  répondent  à 
l'action  de  grâces  Amen. 
I  Cor.,  xiv,  16. 

10.  Communion  sous  les 
deux  espèces  pour  faire  ce 
qui  a  été  fait  à  la  cène. 
(Mêmes  endroits  que  8  et) 
I  Cor.,x,  16-22;  XI,  26-29. 

11.  Le  dimanche  est  mis  à 
part  l'argent  pour  la  col- 
lecte. I  Cor.,  xvi,  1-2. 


La  comparaison  de  ces  deux  tableaux  prouve  au 
moins  que  les  divers  actes  relatés  par  saint  Justin  sont 
déjà  mentionnés  sous  une  forme  identique  ou  équi- 
valente dans  les  écrits  du  Nouveau  Testament.  Que 
toutes  ces  opérations  se  soient  dès  l'origine  succédé 


86i      MESS]-.   DANS   L'ECRITURE,  LA  CÈNE   CHRÉTIENNE  :  SES   RITES      862 


dans  l'ordre  où  elles  se  suivaient  au  temps  de  1  apo- 
logiste, on  peut  le  croire  raisonnablement  pour  le 
motif  suivant  : 

A  l'origine,  un  très  grand  nombre  de  fidèles,  ceux 
qui  venaient  du  judaïsme,  avaient  antérieurement  à 
leur  conversion  fréquenté  la  synagogue.  Dans  les  pre- 
mières années,  plusieurs  s'y  rendaient  encore,  après 
être  devenus  disciples  de  Jésus.  Certains  d'entre  eux 
y  prenaient  même  la  parole  et  y  prêchaient  le  Christ. 
Ainsi  faisait  Paul  à  Damas,  dans  l'île  de  Chypre,  à 
Antioche  de  Pisidie,  Iconium,  Thessalonique,  Bérée, 
Corinthe,  Éphèse.  Act.,  ix,  20;  xm,  5,  14,  43;  xiv,  1; 
xvii,  1,  10,  17;  xvm,  4,  19,  26.  Rien  de  plus  naturel 
ni  de  plus  habile,  rien  aussi  de  plus  légitime.  Jésus 
avait  lui-même  donné  l'exemple,  Luc,  iv,  16.  Les 
exercices  religieux  qui  s'accomplissaient  à  la  syna- 
gogue n'avaient  rien  de   répréhensible,    au  contraire. 

Mais,  parce  que  les  premiers  fidèles  durent  se  grouper 
entre  eux  pour  les  lectures  et  prédications,  prières  et 
rites  spécifiquement  chrétiens,  parce  que  l'Église  locale 
admit  tôt  ou  tard  dans  son  sein  des  néophytes  venus 
du  paganisme,  parce  qu'enfin  la  Synagogue  un  jour 
ou  l'autre  blasphéma  Jésus,  puis  excommunia  ses 
disciples,  les  convertis  abandonnèrent  peu  à  peu  les 
offices  religieux  d'Israël  pour  ne  plus  se  réunir 
qu'avec  leurs  coreligionnaires.  Les  juifs  de  la  veille 
furent  tout  naturellement  portés  à  introduire  dans 
leurs  assemblées  tout  ce  qu'ils  pouvaient  garder  de  la 
synagogue.  A  coup  sûr,  des  changements  s'imposèrent; 
•  à  la  Bible  juive  se  joignirent  bientôt  sur  le  pupitre  du 
lecteur,  les  écrits  du  NouveauTestament,  entre  les- 
quels un  relief  spécial  fut  donné  à  l'évangile  ».  Les 
croyances  nouvelles  influèrent  sur  le  texte  des  prières 
et  des  homélies,  le  choix  des  leçons  bibliques  et  des 
cantiques  sacrés.  Tandis  que  la  célébration  du  sacri- 
fice juif  ne  pouvait  s'accomplir  qu'au  Temple,  les 
-chrétiens  furent  obligés  par  l'ordre  du  fondateur  de 
leur  religion  de  réitérer  en  leurs  assemblée  l'offrande 
eucharistique.  Ainsi,  en  ajoutant  quelques  éléments 
nouveaux,  «  l'Église  accepta  en  bloc  tout  le  service  reli- 
gieux des  synagogues  ».  Duchesne,  Origines  du  culte 
chrétien,  Paris,  1889,  p.  48. 

Ceci  étant,  que  l'on  examine  de  nouveau  l'ordre  des 
cérémonies  de  l'assemblée  chrétienne,  tel  que  le  décrit 
saint  Justin.  Si  on  excepte  l'acte  final,  les  collectes, 
tout  ce  qui  se  passe  depuis  le  moment  où  on  donne  le 
baiser  de  paix  (n.  6,  7,  8,  9,  10)  est  spécifiquement 
chrétien,  et  l'ordre  dans  lequel  se  déroulent  tous  les 
actes  de  cette  seconde-  partie  est  commandi  par  les 
circonstances  :  il  ne  peut  pas  être  différent. 

Restent  les  premières  opérations  :  or,  on  l'a  remar- 
qué, elles  étaient  en  usage  dans  le  service  du  samedi 
matin.  Voir  Schùrer,  op.  cit.,  p.  450-463;  Elbogen, 
Der  jùdische  Gottesdienst  in  seiner  geschichtlichen  Ent- 
wicklung,  Leipzig,  1913.  On  y  trouve   : 

Réunion  le  sabbat; 

Lecture  de  la  loi  et  des  prophètes; 

Homélie; 

Bénédictions   et  prières   pour  toutes  les  classes  de 

personnes; 
Prière  pour  la  paix. 

Certaines  similitudes  apparaissent.  On  a  donc 
conclu  qu'à  l'âge  apostolique,  au  moment  où  l'Église 
se  détachait  du  monde  juif,  elle  a  dû  lui  emprunter 
pour  la  première  moitié  du  service  religieux  l'ordre 
des  opérations  du  service  de  la  synagogue,  celui  qui 
était  encore  suivi  au  temps  de  saint  Justin. 

Aux  opérations  qui  étaient  communes  aux  juifs  et  à 
eux,  les  chrétiens  n'ont  eu  besoin  que  d'ajouter  la  cène 
eucharistique  proprement  dite.  Donc,  si  on  énumère 
d'abord,  selon  l'ordre  adopté  par  l'apologiste,  la  série 
des  actes  religieux  attestés  par  le  Nouveau  Testament 
pour  les  faire  suivre  de  la  prière  eucharistique  telle  que 


la  prescrivent  les  autres  récits  de  la  cène,  on  obtient 
les  grandes  lignes  de  la  messe  avec  les  deux  services 
qui,  dès  l'origine  et  jusqu'à  nos  jours,  se  succèdent  dans 
toutes  les  liturgies.  Il  y  a  d'abord  la  préparation 
appelée  aussi  messe  des  catéchumènes,  simple  forme 
christianisée  de  l'ancien  service  de  la  synagogue. 
Vient  ensuite  la  synaxe  eucharistique  dite  messe  des 
fidèles.  Les  détails,  prières,  attitudes,  gestes,  varient 
avec  les  siècles  et  pays.  Des  arrangements  multiples,  de 
nombreuses  variantes  ont  produit  les  diverses  litur- 
gies :  toutes  remontent  à  ce  même  type  primitif.  For- 
tescue,  La  messe,  études  sur  la  liturgie  romaine,  trad. 
Boudinhon,  Paris,  1921,  p.  10-11;  Cabrol  et  Leclercq, 
Monumenta  Ecclesix  liturgica,  Paris,  1900,  t.  i, 
p.  xix-xxxn;  Cabrol,  Origines  liturgiques,  Paris,  1906, 
p.  330-333;  Baumstark,  Die  Messe  im  Morgenland, 
Munich,  1906,  p.  24-26;  Vom  geschichtlichen  Werden 
der  Liturgie,  Fribourg,  1923,  p.  13  sq. 

Peut -on  pousser  plus  loin  les  comparaisons,  rap- 
procher les  prières  et  usages  chrétiens  primitifs  de 
formules  et  de  rites  juifs  de  l'époque,  par  exemple  de 
ceux  de  la  Pàque  ou  du  Kiddousch,  c'est-à-dire  du 
repas  de  la  veille  au  soir  du  sabbat? 

Déjà  on  a  démontré  l'originalité  absolue  et  irré- 
ductible de  ce  qui  caractérise  la  cène  chrétienne  : 
l'emploi  des  mots  Ceci  est  mon  corps,  ceci  est  mon  sang, 
prononcés  sur  le  pain  et  la  coupe  eucharistique  : 
on  ne  trouve  rien  d'équivalent  ni  dans  la  Pâque  ni 
dans  le  Kiddousch.  Cf.  Eucharistie,  col.  1110-1112; 
E.  Mangenot,  Un  soi-disant  antécédent  juif  de  l'eucha- 
ristie, dans  Revue  du  clergé  français,  1905,  t.  Lvn, 
p.  385  sq.,  reproduit  dans  Les  évangiles  synoptiques, 
Paris,  1911,  p.  435  sq. 

Quant  à  la  liturgie  qui  encadre  les  deux  formules 
prononcées  sur  le  pain  et  la  coupe,  les  auteurs  mêmes 
qui  ont  voulu  la  comparer  avec  les  cérémonies  du 
rituel  pascal  (Probst,  Bickell,  Thibaut)  ou  avec  celles 
du  Kiddousch  (Von  der  Golz,  Drews,  Rauschen), 
justifient  leur  sentiment,  non  par  un  examen  de  textes 
bibliques,  mais  par  l'étude  d'autres  documents  (par 
exemple  la  Didachè  ou  les  Constitutions  apostoliques). 

Si  on  ne  considère  que  les  écrits  du  Nouveau  Tes- 
tament, il  est,  pour  plusieurs  raisons,  impossible  de 
prouver  que  les  prières  et  usages  non  essentiels  de  la 
cène  apostolique  se  rattachent  à  ceux  des  juifs. 
D'abord,  il  n'est  pas  démontré  qu'à  cette  époque, 
chez  les  premiers  disciples,  des  formules  et  des  rites 
officiels  soient  uniformément  répétés  dans  toutes  les 
églises  ou  dans  plusieurs,  ou  dans  l'une  d'elles.  Déplus, 
s'il  y  en  a,  les  écrits  bibliques  ne  nous  les  font  pas 
connaître  avec  précision  :  on  peut  tout  au  plus  affirmer 
(voir  plus  haut)  que  certains  passages  du  Nouveau 
Testament  nous  donnent  une  idée  de  ce  qu'était  la 
prière  de  l'époque.  D'autre  part,  sur  l'âge,  la  teneur 
primitive,  l'étendue  de  l'emploi  de  certaines  prières 
juives,  on  est  loin  d'avoir  des  renseignements  indis- 
cutables. Enfin,  comme  le  fait  observer  Fortescue, 
op.  cit.,  p.  100,  «  il  est  dangereux  de  pousser  la  compa- 
raison avec  un  groupe  quelconque  de  prières  juives, 
et  de  conclure  que  ce  groupe  de  prières  est  le  proto- 
type de  la  liturgie  chrétienne...  parce  que  des  formules 
identiques  »  ou  assez  semblables  les  unes  aux  autres 
«  reviennent  sans  cesse  dans  tous  les  services  religieux 
des  juifs  ». 

A  coup  sûr,  on  peut,  sans  avoir  besoin  d'appuyer 
cette  affirmation  sur  aucun  témoignage  primitif, 
être  certain  que  les  premiers  chrétiens  venus  du 
judaïsme  ont  été  tout  naturellement  portés  à  employer 
dans  la  liturgie  de  la  cène  les  formules  dont  ils  avaient 
jusqu'alors  fait  usage,  les  formules  qu'ils  savaient 
par  cœur,  les  formules  qui  ne  contredisaient  en  rien 
les  doctrines  nouvelles  et  avaient  même  pu  être 
prononcées   par  le   Christ.   «   Mais   quels   services  ont 


863 


MESSE    DANS   LES    PÈRES    ANTENICEENS 


864 


exercé  le  plus  d'influence  et  quels  sont  les  points 
de  dépendance,  on  ne  saurait  le  dire,  »  surtout  si 
on  ne  consulte  que  les  écrits  du  Nouveau  Testament. 
Fortescue,  loc.  cit. 

Nous  ne  cro\  ons  pas  devoir  nommer  ici,  quelles  que  soient 
leur  importance  et  leur  valeur,  tous  les  ouvrages  généraux  : 
commentaires  sur  la  sainte  Écriture,  encyclopédies,  trai- 
tés et  manuels  de  théologie  dogmatique  ou  biblique, 
d'histoire  ou  de  liturgie.  Nous  ne  citons  guère  que  des 
monographies  sur  le  sacrifice  ou  du  moins  sur  l'eucha- 
ristie d'après  le  Nouveau  Testament,  et  particulièrement 
ceux  auxquels  nous  nous  somme»  référé  au  cours  même 
de  l'article. 

I.  'Iravaux  cathoi.io.UES.  - —  Citons  comme  les  plus 
utiles  et  les  plus  récents  :  E.-B.  Allô,  La  synthèse  du  dogme 
eucharistique  dfins  saint  Paul,  dans  Revue  biblique,  1921, 
p.  321  sq.;  P.  Batifiol,  Études  d'histoire  et  de  théologie  posi- 
tive. Deuxième  série.  L'eucharistie,  la  présence  réelle  et  la 
transsubstantiation,  8°  édit.,  Paris,  1920;  J.  Bellord,  The 
notion  of  sacrifice,  dans  Ecclesiastical  Review,  Philadelphie, 
1905,  t.  xxxiij.  p.  1  sq.,  et  The  sacrifice  of  the  New  Law, 
ibid.,  p.  258  sq.;  J.  E. Belser,  Der  Opfercharakter  der  Eucha- 
ristie, dans  Theolog.  Quartalschrift,  1913,  t.  xcv,  p.  1  sq.; 
W.  Berning,  Die  Einsetzung  der  heiligen  Eucharistie  in 
ihrer  ursprùnglichen  Torm  nach  den  Berichten  des  N.  T. 
kritisrh  untersucht.  Munster,  1922;  Coppens,  L'offrande  des 
fidèles  dans  la  liturgie  eucharistique  ancienne,  dans  Cours 
et  Conférences  des  Semaines  liturgiques,  Louvain,  1927, 
t.  v,  p.  99  sq.;  E.  Dorscli,  Altar  und  Opfer,  dans  Zeitschrift 
fur  kalholische  Tl  eologie.  1908,  t.  xxxn,  p.  307  sq.;  du 
même,  Der  Opfercharahler  der  Eucharistie  cinst  und  jelzt, 
Inspruck,  1909;  du  même,  Aphorismen  und  Eruàgungen 
zur  Beleuchlung  des  vorirenàischen  Opferbegriffs,  dans 
Zeitsehrifl  fur  kalholische  Théologie,  1910,  t.  xxxiv,  p.  71  sq.  ; 
P.  Haensler,  Zu  llebr.,  XIII,  10,  dans  Biblische  Zeitschrift, 
t.  vut,  p.  52  sq.;  W.  Koch,  Das  Abcndmahl  im  Kcuen 
Testament,  dans  Biblische  Zeitfragen,  1911,  t.  iv,  fasc.  10; 
H.  Lamiroy,  De  essentia  ss.  M  issir  sacrifwii,  Louvain,  1919; 
J.  Lebreton,  art.  Eucharistie,  dans  le  Dictionnaire  apologé- 
tique de  la  foi  catholique,  1910,  t.  I,  col.  1548  sq.;  E.  Man- 
genot,  L'eucharistie  dans  saint  Paul,  dans  Revue  pratique 
d'apologétique,  1911,  t.  xm,  p.  33  sq.,  203  sq.,  253  sq.; 
G.  Bausclien,  L'eucharistie  et  la  pénitence  durant  les  six 
premiers  siècles  de  l'Église,  trad.  franc.,  de  M.  Decker  et 
E.  Bicard,  Paris,  1910;  F.  Renz,  Die  Geschichle  des  Messop- 
ferbegriffs  oder  der  aile  Glaube  und  die  ncuen  Theorien  iiber 
das  Wesen  des  unblutigen  Opfers,  l'risingue,  1901,  t.  i; 
Rongy,  La  célébration  de  l'eucharistie  au  temps  des  Apôtres, 
dans  Cours  et  Conférences  des  Semaines  liturgiques,  1927, 
t.  v,  p.  177  sq.;  Th.  Schermann,  Das  Brotbrechen  imUrchris- 
tentum,  dans  Biblische  Zeitschrift,  1910,  t.  TOI,  p.  52  sq.; 
M.  de  la  '1  aille,  Mysterium  fidci.  De  auguslissimo  rorporis 
et  sanguinis  Christi  sacrificio  alquc  sacramento  elucidationes 
quinquaginta  in  très  libros  distinrtic,  Paris,  1924;  F.  Wie- 
land,  Mensa  et  con/essio,  Stndien  iiber  den  Allar  der  altchri- 
stlichen  Liturgie,  I.  Der  Allar  der  vorkonstantinischen  Kirche, 
dans  Vero/fenllichungen  uns  dern  kirchenhislorischen  Semi- 
nar,  II.  Reihe,  n.  11,  Munich,  1906;  Der  vorirenàische 
Oiiferbegriff,  ibid.,  III.  B.,  n.  6,  Munich,  1909  (sur  les 
tendances  de  cet  ouvrage  et  la  polémique  qu'elles  ont 
provoquée,   voir   le  début  de  l'art,  suivant.) 

II.  'Iravaux  non  catholiques.  • —  Voir  les  ouvrages 
non  catholiques  où  est  étudiée  la  cène  en  général  et  sous 
ses  divers  aspects.  L  ne  liste  assez  complète  se  trouve  à  la 
fin  de  l'article  Eucharistie  d'après  la  sainte  Écriture, 
t.  v,  col.  1120-1121.  Quelques  ouvrages  importants  ont 
paru  depuis  :  A.  Loisy,  Les  mystères  païens  et  le  mystère  chré- 
tien, Paris,  1919  et  Essai  historique  sur  le  sacrifice,  Paris, 
1920;  Peterson  Wetter,  Altchristliche  Littirgien,  I.  Das 
chrisiliche  Mystcrium,  II.  Das  chrislliche  Opfer,  Gœttingue, 
1921  et  1922;  B.  Will,  Le  culte.  Étude  d'histoire  et  de  philo- 
sophie religieuses,  Strasbourg,  1925,  t.  i;  H.  l.iet/mann, 
Messe  und  Ilerrenmahl,  Bonn,  1920;  K.  Vôlker,  Mystcrium 
und    Agape,   Gotha,  1927. 

Sur  certaines  opinions  professées  par  des  non  catholiques 
de  langue  anglaise,  sur  le  sacrifice  de  la  cène,  et  celui  du 
ciel,  on  consultera  utilement,  G.  Mortimer,  77ie  eucha- 
ristie sacrifice,  an  historical  and  thcological  investigation 
of  the  Iloly  Eucharist  in  the  Christian  Church,  Londres, 
1901,  et  W.  P.  Peterson,  art.  Sacrifice,  dans  le  Dictionary 
of  the  Bible  (Hastings),  1904,  t.  IV,  p.  347  sq. 

f   C.   RUCH, 


II.  LA   MESSE  D'APRÈS   LES  PÈRES,   JUSQU'A 

SAINT  CYPRIEN.  —  I.  État  de  la  question.  II.  Des 
origines  au  milieu  du  n"  siècle  (col.  865).  III.  La  se- 
conde moitié  du  ne  siècle  (col.  895).  IV.  L'(  rient 
jusqu'au  milieu  du  nie  siècle  (col.  918).  V.  L'Occi- 
dent jusqu'à  saint  Cyprien  (col.  927).  VI.  Les  sectes 
(col.  947).  VII.  Conclusions  (col.  956). 

I.  État  de  la  question.  —  Nombre  de  critiques 
non  catholiques,  jusqu'au  milieu  du  xix»  siècle, 
avançaient  que  «  le  premier,  saint  Cyprien  aurait 
parlé  du  sang  du  Christ  comme  de  la  matière  de 
l'oblation  eucharistique  et  déclaré  que  le  Christ 
s'était  offert  en  sacrifice  à  Dieu  le  Père  dès  l'institu- 
tion de  la  cène  ».  Hôfling,  Die  Lehre  der  àllesten 
Kirche  vom  Opfer,  Erlangen,  1851,  p.  v.  C'est  chez 
lui  qu'on  trouverait  «  en  germe  la  théorie  du  sacri- 
fice de  la  messe  destinée  à  se  développer  plus  tard  ». 
Théodore  Harnack,  Der  chrislliche  Gemeindegolles- 
dienst  im  apost.    Zeitalter,    Erlangen,  1854,    p.    411. 

Cette  affirmation  est  aujourd'hui  abandonnée. 
Déjà  dans  son  Histoire  des  Dogmes,  3'  édit.,  t.  i, 
p.  428  sq.,  Fribourg  et  Leipzig,  1905,  Adolphe  Harnack 
reconnaît  que,  très  vraisemblablement,  Cyprien  a 
découvert  chez  ses  prédécesseurs  la  conception 
qui  transporte  la  représentation  du  sacrifice  sur  les 
éléments  eucharistiques.  Kattenbusch,  art.  Messe, 
dans  la  Protest.  Realencyclopùdie,  t.  xn,  1903,  p.  672, 
676-677,  est  encore  plus  afiirmatif.  Il  reste 
vrai  que  l'évêque  de  Carthage  est  «  l'un  des  Pères 
qui  ont  le  plus  insisté  »  sur  cette  vérité.  Tixeront, 
Histoire  des  dogmes,  Paris,  1909,  t.  i,  p.  389.  Aupa- 
ravant jamais  elle  n'a  été  aussi  fortement  établie  tt 
il  n'y  a  pas  à  vouloir  en  découvrir  l'origine  après  lui. 

Un  savant  catholique,  F.  Wieland,  a  cru  pouvoir 
attribuer  à  saint  Cyprien  un  rôle  encore  plus  important. 
Mensa  et  confessio.  Der  Altar  der  vorkonstantinischen 
Kirche,  Munich,  1906;  Der  vorirenàische  Opferbegrif], 
Munich,  1909;  Altar  und  Altargrab  der  chrisllichen 
Kirchen  imlV.  Jahrhundcrl,  Leipzig,  1912.  D'après  lui, 
dans  l'Église  primitive,  il  n'y  a  pas  d'offrande  par 
laquelle  l'homme  présente  à  Dieu  un  objet  dont  il  peut 
disposer.  Sans  doute,  dès  l'origine,  on  tient  la  cène 
pour"  un  sacrifice,  mais  c'est  un  sacrifice  purement 
spirituel,  un  sacrifice  de  louanges,  de  prière  et  d'action 
de  grâces.  C'est  le  seul  qui,  avec  la  charité,  l'inno- 
cence de  la  vie,  était  alors  connu.  On  mangeait  le 
corps  et  on  buvait  le  sang  du  Seigneur,  mais  on  ne 
les  offrait  pas.  L'assemblée  se  réunissait  pour  un 
banquet  dans  des  maisons  particulières.  11  y  avait 
non  des  autels,  mais  des  tables,  où  prenaient  place  les 
fidèles.  Devant  le  président  on  apportait  du  pain  et  du 
vin.  Pour  obéir  à  l'ordre  du  Seigneur,  en  mémoire  de 
sa  mort  et  de  sa  résurrection,  le  chef  de  l'assemblée 
prononçait  sur  ces  mets  les  paroles  d'action  de 
grâce  (eucharistie)  qui  produisaient  le  corps  et  le 
sang  du  Seigneur  autrefois  crucifié,  maintenant  glo- 
rieux dans  le  ciel.  Le  pain  était  divisé  :  la  fraction 
était  alors  l'acte  principal.  Puis  les  diacres  en  distri- 
buaient aux  assistants  des  parcelles  et  présentaient 
la  coupe  de  vin.  Ainsi  les  éléments  sacrés' n'étaient 
pas  offerts  à  Dieu;  au  contraire,  les  fidèles  les  rece- 
vaient de  Dieu  avec  reconnaissance  :  c'était  la  prière 
d'action  de  grâces.  Seule,  elle  était  présentée  au  Très- 
Haut.  Seule,  elle  constituait  le  sacrifice  commémoratif 
de  la  cène  et  partant  du  Calvaire  et  de  la  rédemption. 

Dans  la  seconde  moitié  du  n»  siècle  seulement,  sous 
l'influence  du  paganisme  qui  avait  des  autels  et  des 
oblations  proprement  dites,  plus  encore  parce  que 
l'Ancien  Testament  prescrivait  à  sraël  de  faire 
à  Dieu  des  offrandes  rituelles,  on  vit  des  notions 
étrangères  au  christianisme  primitif  se  glisser  dans  les 
croyances  des  fidèles.  Le  pain  et  le  vin  furent  tenus 
pour   des    dons   qui   pouvaient    être   offerts   à   Dieu. 


865 


MESSE    DANS    LES    PLUS    ANCIENS   TEXTES    :    LA    DIDACHÈ 


866 


Irénée  élargit  ainsi  la  conception  primitive  du  sacri- 
fice purement  spirituel.  Introduisant  l'idée  de  l'obla- 
tion  d'un  don  visible  et  matériel,  il  fit  présenter  à 
Dieu  le  pain  et  le  vin  comme  les  prémices  de  la  créa- 
tion rachetée.  Cette  conception  était  une  nouveauté 
et  Irénée  s'en  serait  rendu  compte.  D'ailleurs,  en  même 
temps  qu'il  l'adopta,  il  garda  la  notion  plus 
ancienne  selon  laquelle  les  paroles  de  la  cène  font  du 
pain  et  du  vin  le  corps  du  Seigneur  et  sont  ainsi  le 
véritable  sacrifice  chrétien.  La  conception  nouvelle 
imaginée  par  l'évèque  de  Lyon  ne  fut  pas.  d'abord 
acceptée  partout.  Tertullien  resta  fidèle  à  l'idée 
antique  de  la  simple  offrande  d'action  de  grâces  et 
de  prières.  Mais,  en  Orient,  Origène  lui  aussi  parla 
du  sacrifice  de  prémices.  En  Occident,  saint  Cyprien 
adopta  la  pensée  qui  désormais  fut  incorporée  à  la  foi 
chrétienne.  Tantôt  il  montra  dans  le  pain  et  le  vin 
la  matière  d'une  offrande,  dans  le  corps  et  le  sang 
celle  d'un  sacrifice,  tantôt  il  tint  les  deux  termes 
pour  synonymes.  Cependant,  môme  chez  lui,  il  serait 
encore  possible  de  relever  des  expressions  qui  rap- 
pelleraient l'ancien  concept  de  l'offrande  purement 
spirituelle   d'action  de  grâces  et  de  prières. 

On  peut  ramener  à  trois  les  arguments  de  Wieland 
à  l'appui  de  sa  thèse.  Avant  saint  Irénée,  les  Pères 
ne  parlent  pas  d'une  oblation  rituelle.  Plusieurs 
écrivains  chrétiens  déclarent  que  seul  plaît  à  Dieu 
le  sacrifice  des  lèvres  et  du  cœur.  Il  n'y  a  pas  d'autel 
dans   l'assemblée   chrétienne. 

Les  affirmations  de  Wieland  ont  été  fortement 
combattues,  notamment  par  E.  Dorsch,  A.  Schmid, 
A.  Huppertz,  G.  Rauschen,  A.  d'Alès,  J.  Lebreton, 
H.  Lamiroy,  J.  Brinktrine,  M.  de  la  Taille  (voir  une  bi- 
bliographie de  cette  controverse  dans  Lamiroy,  op. 
cit.,  p.  31).  De  deux  côtés  opposés,  un  même  jugement 
a  été  porté  sur  elles.  D'une  part,  les  livres  de  Wieland 
ont  été  mis  à  l'Index;  d'autre  part  Harnack  a  écrit 
d'eux  qu'ils  sont  «  au  fond,  une  attaque  victorieuse 
des  opinions  catholiques  traditionnelles.  Nulle  part 
on  ne  s'aperçoit  que  l'auteur  est  catholique.  »  Theol. 
Lilcralurzeitung,    1906,   p.    G27. 

Wieland  n'a  fait  que  pousser  à  l'extrême  la  conclu- 
sion de  F.  S.  Renz,  Die  Geschichte  des  Messopfcrbegriffs 
oder  der  aile  Glaube  und  die  neuen  Theorien  iiber 
das  Wesen  des  unbluligen  Opfers,  2  vol.,  Frisinguc, 
1901-1902.  D'après  ce  dernier,  le  sacrifice  chrétien 
est  un  repas  sacré,  avec  préparation,  et  communion, 
par  lequel  on  imite  l'acte  dont  Jésus  a  donné 
l'exemple.  Sans  doute,  la  consécration  est  nécessaire 
pour  que  soient  présents  le  corps  et  le  sang  qui  doivent 
être  consommés.  Toutefois  le  rite  eucharistique  n'est 
pas  un  sacrifice  non  sanglant  qui  se  termine  par  un 
repas,  «  il  est  essentiellement  un  repas  qui  revêt  un 
caractère  de  sacrifice  ».  La  consécration  elle-même 
n'est  qu'une  partie  du  festin,  sa  préparation.  Rcnz 
croit  découvrir  cette  conception  chez  les  premiers 
écrivains  chrétiens.  11  ne  pense  pas  d'ailleurs  qu'ils 
introduisent  dans  la  foi  primitive  une  conception 
nouvelle,  et  il  estime  que  l'Écriture  n'a  pas  parlé  du 
sacrifice  de  la  messe,  cette  vérité  nous  serait  connue 
uniquement  par  la  Tradition  chrétienne.  ■ —  Nous 
allons  confronter  ces  allégations  avec  les  témoignages 
des  plus  anciens  écrits  chrétiens. 

II.  Jusqu'au  milieu  du  ne  siècle.  —  1°  La  Doc- 
trine des  douze  apôtres  (Didachè)  (Entre  90  et  120. 
—  Orient:  Palestine?  Egypte?). 

1.  Deux  textes  sont  à  relever;  l'un  sur  les  prières 
de  l'action  de  grâces  (ix,  x);  l'autre  sur  l'assemblée 
dominicale   (xiv   et    xv,    1). 

a)  Les  prières  de  l'action  de  grâces  (ix  et  x).  — 
ix,  1.  «  Quant  à  l'action  de  grâces,  cù/ap'.aTÎoc,  rendez 
grâces,  s'j/y.z'.Gzfc-jL-z,  ainsi  :  2.  D'abord  pour  la 
coupe  :  «  Nous  te  rendons  grâces,  eùyap>.a70'j(.ts\/  ooi, 

DICT.    DE  THÉOL.   CA.TH. 


ô  notre  Père,  pour  la  sainte  vigne  de  David,  ton 
serviteur,  que  tu  nous  as  fait  connaître  par  Jésus  ton 
serviteur.  A  toi  la  gloire  dans  les  siècles!  »  3.  Puis 
pour  le  pain  rompu,  xXâa(i.aToç  :  «  Nous  te  rendons 
grâces,  ô  notre  Père,  pour  la  vie  et  la  science  que  tu 
nous  as  fait  connaître  par  Jésus  ton  serviteur.  A  toi 
la  gloire  dans  les  siècles  I  4.  Comme  ce  pain  rompu, 
xXâ(7U.a,  autrefois  disséminé  sur  les  collines,  a  été 
rassemblé  pour  devenir  un  seul  tout,  qu'ainsi  ton 
Église  soit  rassemblée  des  extrémités  de  la  lerre  dans 
ton  royaume.  Car  à  toi  la  gloire  et  la  puissance  par 
Jésus-Christ  dans  les  siècles!  »  5.  Que  personne  ne 
mange  ni  ne  boive  de  votre  eucharistie,  si  ce  n'est 
les  baptisés  au  nom  du  Seigneur,  car  c'est  à  ce  sujet 
que  le  Seigneur  a  dit  :  «  Ne  donnez  pas  ce  qui  est 
saint   aux   chiens.    » 

x,  1.  «  Après  vous  être  rassasiés,  rendez  grâces  ». 
ainsi  :  2.  «  Nous  le  rendons  grâces,  Père  saint,  pour 
ton  saint  nom  que  tu  as  fait  habiter  dans  nos  cœurs  , 
pour  la  connaissance,  la  foi  et  l'immortalité  que 
tu  nous  as  fait  connaître  par  Jésus  ton  serviteur. 
A  toi  la  gloire  dans  les  siècles.  3.  C'est  toi,  Maître 
tout-puissant,  qui  as  créé  l'univers  en  l'honneur  de 
ton  nom,  qui  as  donné  aux  hommes  la  nourriture  et 
la  boisson  en  jouissance  pour  qu'ils  te  rendent  grâces, 
£ÙXa.piaT7]G(x)Gw.  Mais  à  nous  tu  as  octroyé  un  ali- 
ment et  un  breuvage  spirituels  ainsi  que  la  vie  éter- 
nelle par  ton  serviteur.  4.  Avant  tout,  nous  te 
rendons  grâces  parce  que  tu  es  puissant.  A  toi  la 
gloire  dans  les  siècles.  5.  Souviens-toi,  (j.vr;aOY)"u, 
Seigneur,  de  ton  Église  pour  la  délivrer  de  tout  mal 
et  la  rendre  parfaite  en  ton  amour.  Rassemble-la 
des  quatre  vents,  cette  Église  sanctifiée,  dans  ton 
royaume  que  tu  lui  as  préparé.  Car  à  toi  la  puissance 
et  la  gloire  dans  les  siècles.  6.  Vienne  la  grâce  et 
et  que  passe  ce  monde!  Hosanna  au  Dieu  de  David! 
Si  quelqu'un  est  saint,  qu'il  vienne!  Si  quelqu'un  ne 
l'est  pas,  qu'il  fasse  pénitence!  Maran  atha  (Le 
Seigneur  vient  ou  que  le  Seigneur  vienne)\  Amen. 
7.  Laissez  les  prophètes  rendre  grâce,  sù/apioTsiv, 
autant  qu'ils  voudront!   » 

b)  L'assemblée  dominicale  (xiv-xv,  1-2). 
xiv.  1.  «  Réunissez- Vous,  auva/ÔévTsç,  le  jour 
dominical  du  Seigneur,  rompez  le  pain,  xXâaxTE, 
et  rendez  grâces  après  avoir  au  préalable  confessé 
vos  péchés,  afin  que  votre  sacrifice,  Ouata,  soit  pur. 
2.  Quiconque  a  un  différend  avec  son  compagnon, 
ne  doit  pas  se  joindre  à  vous  avant  de  s'être  réconcilié, 
de  peur  de  profaner  votre  sacrifice,  Guaîa.  C'est 
le  sacrifice  dont  le  Seigneur  a  dit  :  «  Qu'en  tout  lieu 
et  en  tout  temps  on  m'offre  un  sacrifice,  Outnav, 
pur,  car  je  suis  un  grand  roi  et  mon  nom  est  admi- 
rable parmi  les  nations.  » 

xv,  1.  «  Donc,  pour  vous,  élisez-vous  des  évêques  et 
des  diacres  dignes  du  Seigneur,  hommes  doux,  désin- 
téressés, véridiques  et  éprouvés;  car  eux  aussi  pour 

vous  ils  font  le  service   liturgique,  XîiToupy^ûaiv 

ty)v  XsiToupytocv,  des  prophètes  et  des  docteurs, 
SiSxaxâXov.  2.  Donc  ne  les  méprisez  pas,  car  ils 
sont  des  hommes  honorés  d'entre  vous,  avec  les  pro- 
phètes et  les  docteurs.  » 

2.  Discussion.  — ■  On  le  sait,  petit  catéchisme  à 
l'usage  des  fidèles,  la  Doctrine  des  douze  apôtres, 
après  avoir  brièvement  exposé  les  règles  qui  condui- 
sent à  la  vie  et  font  éviter  la  mort  (i-vi),  donne 
aux  disciples  du  Christ  une  comte  instruction  litur- 
gique :  vn-x.  C'est  là  qu'il  est  parlé  du  baptême, 
du  jeûne  et  de  la  prière,  puis  de  l'action  de  grâces  ou 
eucharistie,  ix-x.  Ce  qui  est  dit  des  assemblées  domi- 
nicales se  trouve  dans  une  troisième  partie  disci- 
plinaire sur  la  vie  de  communauté,  xi-xvi. 

a)  (Caractère  eucharistique  de  ces  textes.  —  Comment 
comprendre  les  c.  ix  et  x?  A  cette  question  bien  des 

X.  —  28 


867 


MESSE    DANS    LES    PLUS    ANCIENS   TEXTES    :   LA    DIDACHÈ 


868 


réponses  ont  été  faites.  Plus  communément  on  estime 
que  toutes  les  prières  se  rappoitcnt  à  l'eucharistie. 
Celles  du  c.  ix  la  précéderaient,  celles  du  c.  x  la 
suivraient.  Voir  dans  Struekmann,  Die  Gegenwart 
Christi  in  der  II.  Eucharistie,  Vienne,  1900,  p.  3,  et 
dans  BatiiTol,  L'eucharistie,  8"  édit.,  Paris,  1920, 
p.  01,  une  liste  très  longue  des  partisans  de  cette 
opinion.  Nommons  seulement  les  noms  de  Funk, 
Jacquier,  Hemmer,  Harnarck,  Spilta,  Rauschen, 
Drevvs,  Goguel,  Wieland,  Baumstark,  Struekmann, 
Balilïol.   De  plus  en  plus  elle   est    admise. 

D'après  une  autre  opinion,  les  prières  du  c.  ix 
précèdent  l'agape,  la  première  partie  du  c.  x  la  suit 
et  en  est  l'action  de  grâces.  La  fin  du  même  chapitre, 
est  une  invitation  à  la  communion  eucharistique.  Le 
nombre  des  tenants  de  cette  opinion  est  peu  considé- 
rable. Struekmann.  cite  Zahn,  Weizsàcker,  Wohîen- 
berg,   Haupt,   Renesse,  Berning. 

Enfin,  d'après  une  troisième  opinion,  il  ne  serait 
question  dans  les  c.  ix  et  x  que  de  l'agape.  Et  c'est 
seulement  au  c.  xiv  que  la  Didachè  parlerait  de  l'eu- 
charistie. Ladeuze,  L'eucharistie  et  le  repas  commun 
des  fidèles  dans  la  Didachè,  dans  Revue  de  l'Orient 
chrétien,  Paris,  1902,  p.  339-359;  A.  Sabatier, 
La  Didachè  ou  l'enseignement  des  douze  apôtres,  Paris, 
1885,  p.  99,  110;  Leclercq,  art.  Didachè,  dans  Diction, 
d'archéologie,   t.  iv,  col.  782-791. 

L'étude  des  prières  des  c.  ix  et  x  montrera  qu'il 
est  impossible  de  ne  pas  les  entendre  de  l'eucha- 
ristie. L'interprétation  contraire  «  se  heurte  à  des 
difficultés  insurmontables».  Lebreton,  La  prière  dans 
l'Église  primitive,  dans  Recherches  de  science  reli- 
gieuse, 1924,  p.  111,  «  Pas  d'hésitation  possible,  écrit 
Batiffol,  ce  n'est  pas  un  repas  quelconque  qui  est 
décrit  ni  une  agape,  mais  l'eucharistie,  rien  qu'elle.» 
Op.  cit.,  p.  60. 

Observons  d'abord  que  l'action  de  grâces  ou 
eucharistie  avec  fraction  du  pain,  dont  parie  xiv, 
1,  correspond  à  l'action  de  grâces  ou  eucharistie  des 
c.  ix  et  x  (ix,  1,  2,  3;  x,  1,  3,  4)  accompagnée  elle 
aussi  de  la  fraction  du  pain  (ix,  3,  4).  L'auteur  a  très 
bien  pu,  en  deux  passages  distincts,  parler  du  même 
objet.  Il  avait  une  raison  de  le  faire.  Les  c.  ix  et  x 
se  trouvent  dans  la  partie  liturgique  où  sont  exposées 
les  règles  relatives  au  baptême,  au  jeûne,  au  Pater; 
il  est  tout  naturel  que  les  prières  de  l'eucharistie  y 
soient  elles  aussi  insérées  :  on  la  célébrait  après  le  bap- 
tême. Quant  au  c.  xiv,  il  se  place  au  milieu  d'ordon- 
nances disciplinaires  relatives  à  la  vie  de  la  commu- 
nauté chrétienne,  et  où  souvent  il  est  question  des 
assemblées.  C'est  donc  bien  là  que  l'auteur  devait, 
semble-t-il,  sans  reproduire  à  nouveau  cette  fois  les 
prières  à  réciter,  faire  connaître  l'obligation  de  tenir 
chaque  dimanche  une  réunion  eucharistique.  Ainsi 
le  rite  «  décrit  au  c.  xiv  n'est  pas  autre  que  celui 
des  c.  ix  et  x  ».  Lietzmann,  op.  cit.,  p.  232.  C'est 
d'rvlleurs  ce  que  fera  ressortir  l'exégèse  même  des 
textes. 

b)  Exégèse  des  textes.  ■ —  a.  Le  rite  dont  il  s'agit 
est  un  sacrifice  :  Ouata.  La  Didachè  ne  se  contente 
pas  de  l'affirmer  en  passant.  Elle  le  dit  trois  fois  en 
quelques  lignes,  xiv,  1,  2,  3.  Bien  plus,  elle  montre 
qu'elle  entend  ce  mot  au  sens  propre. 

Pour  prouver  que  l'assemblée  doit  être  pure,  elle 
invoque  la  parole  de  Jésus  que  nous  lisons  Matth., 
v,  23-24  :  «  Si  tu  te  souviens  que  ton  frère  a  quelque 
chose  contre  toi,  laisse-là  ton  oblation  devant  l'autel 
et  va  d'abord  te  réconcilier  avec  ton  frère,  puis  viens 
présenter  tes  offrandes.  »  Dans  ce  passage,  il  est  parlé 
du  culte  du  temple,  donc  de  sacrifices  proprement 
dits.  —  Le  second  argument  mis  en  avant  pour  exiger 
la  pureté  de  l'assemblée  chrétienne  n'est  pas  moins 
probant.  C'est  la  prophétie  de  Malachie.i,  1 1, rapportée 


ici  en  ces  termes  :  «  Qu'en  tout  lieu  et  en  tout  temps 
on  m'otîre  un  sacrifice  pur  :  car  je  suis  un  grand  roi, 
dit  le  Seigneur,  et  mon  nom  est  admirable  parmi  les 
nations.  «  Soutenir  que  ce  qui  est  comparé  ici  c'est 
uniquement  la  pureté  du  sacrifice  prédit  par  Mala- 
chie  et  celle  du  rite  décrit  par  la  Didachè,  Wieland, 
Der  vorirenaische  Opferbcgrifj,  p.  30  sq.,  c'est  suppri- 
mer la  moitié  du  texte.  Voir  Lamiroy,  op.  cit.,  p.  240. 
La  Didachè  ne  dit  pas  que  Malachie  annonce  un  rite 
religieux  pur,  mais  un  sacrifice  pur.  Ainsi  l'auteur 
affirme,  il  prouve  qu'à  l'assemblée  du  dimanche  la 
fraction  du  pain  et  l'action  de  grâces  sont  une  Ouata,  un 
sacrifice.  Cf.  Brinktrine,  Der  Messopferbegriff  in  den 
ersten  zwei  Jahrhunderten,  Fribourg  1918,  p.  01-65. 
Un  tel  texte  est  à  coup  sûr  bien  gênant  pour  qui 
îefuse  à  la  cène  chrétienne  piimitive  ce  caractère. 
Aussi  J.  Réville  se  demande-t-il  un  instant  si  l'appel 
à  Malachie  ne  serait  pas  une  interpolation.  Les  ori- 
gines de  l'eucharistie,  Paris,  1908,  p.  54.  L'hypothèse 
est  si  audacieuse,  si  gratuite,  que  l'auteur  n'essaye  pas 
de  s'y  arrêter.  Il  préfère  ajouter  que  le  rapproche- 
ment du  sacrifice  de  Malachie  avec  le  rite  chrétien 
est  «  purement  superficiel  et  extéiieur  ».  Rien  ne 
l'indique,  rien  ne  contraignait  la  Didachè  à  employer 
trois  fois  en  quelques  lignes  le  même  mot  6uaîa  et 
lui  seul, sans  donner  aucune  explication  qui  lui  enlève 
sa  signification  naturelle,  le  sens  qu'il  avait  pour  des 
Orientaux  à  l'époque  où  fut  composé  cet  éciit.  L'étude 
d'ailleurs  de  toutes  les  données  de  la  Didachè  sur 
l'eucharistie  nous  permettra  de  voir  si  le  sacrifice 
est  ici  une  simple  prière. 

b.  «  Le  jour  dominical  du  Seigneur  »,  le  dimanche, 
se  tient  une  assemblée  des  membres  de  la  commu- 
nauté, une  synaxe,  cwayGivzeç.  xiv,  1.  Elle  n'est 
pas  facultative.  Il  est  impéré  aux  fidèles  de  s'y  rendre, 
pour  rompre  le  pain,  ouva/OévrEç  x>.àaaT£.  Thibaut, 
La  liturgie  romaine,  Paris,  1924,  p.  33,  a  essayé  de 
démontrer  que  la  locution  grecque  traduite  par  les 
mots  «  le  jour  dominical  du  Seigneur  »  doit  se 
comprendre  ainsi  :  «  selon  le  précepte  dominical  du 
Seigneur  ».  Cette  interprétation  ne  paraît  pas 
s'imposer.  Au  reste,  comme  l'observe  Thibaut,  du 
moment  que  l'assemblée  est  prescrite,  elle  devait 
avoir  lieu   le   dimanche 

c.  En  vue  de  cette  assemblée,  la  communauté  doit 
se  choisir  des  évêques  et  des  diacres,  afin  qu'ils  y 
fassent  pour  les  fidèles  «  le  service  liturgique  des 
prophètes  et  des  docteurs  ».  xv,  1.  Cette  expression 
ne  satisfait  qu'imparfaitement  notre  curiosité.  Cepen- 
dant deux  points  sont  hors  de  doute.  D'abord  il 
faut  distinguer  dans  l'assemblée  chrétienne  d'une 
part  des  assistants,  d'autre  part  des  personnes  qui 
font  le  service  liturgique,  xv,  1.  Dans  les  Septante  ce 
mot  désigne  le  culte  public,  le  service  des  prêtres 
et  des  lévites.  Si  n'impoite  quel  fidèle  pouvait  accom- 
plir tout  ce  qui  doit  avoir  lieu  au  cours  de  la  synaxe 
chrétienne,  l'ordre  de  choisir  des  évêques  et  des 
diacres,  la  recommandation  de  réserver  pour  cet 
office  des  hommes  de  grande  vertu,  xv,  1,  n'auraient 
eu  aucune  raison  d'être.  Prophètes  et  docteurs,  évê- 
ques et  diacres  sont  investis  à  la  réunion  dominicale 
de  fonctions  liturgiques  proprement  dites,  qui  les 
distinguent  du  peuple  et  leur  donnent  le  droit  d'être 
honorés  de  lui.  xv,  2.  Cf.  Brinktrine,  op.  cit., 
p.  03. 

Que  font  à  la  réunion  du  dimanche  ces  élus  de  la 
communauté?  L'office  du  docteur,  la  Didachè  ne  le 
détermine  pas,  mais  c'était  à  coup  sûr,  une  fonction 
d'enseignement.  Quant  au  prophète,  il  est  ordonné 
qu'on  le  «  laisse  rendre  grâces  autant  qu'il  le  voudra  ». 
Il  a  donc  qualité  pour  prendre  seul  la  parole,  diriger 
la  pensée  de  l'auditoire,  en  d'autres  termes,  pour  pré- 
sider la  cérémonie.  Aussi  la  Didachè  présente-t-elle 


869 


MESSE    DANS    LES    PLUS    ANCIENS    TEXTES    :    LA    DIDACHE 


870 


les  prophètes  comme  les  grands  prêtres  des  chrétiens. 
xiii,  3.  Mais,  elle  le  fait  observer  elle-même,  il  peut 
n'y  avoir  pas  de  prophète,  xn,  4,  et  si  ce  person- 
nage et  le  docteur  ont  le  droit  de  vouloir  s'établir  à 
demeure  dans  une  communauté,  ils  sont  toutefois 
avec  l'apôtre  plutôt  présentés  comme  des  ministres 
itinérants  de  la  parole  de  Dieu,  xi,  1,  4-5.  Voilà 
pourquoi  les  fidèles  d'une  Église  locale  doivent 
choisir  des  hommes  d'entre  eux,  xv,  2,  non  pas  des 
passants,  mais  des  personnes  dont  on  a  eu  le  temps 
d'apprécier  sur  place  les  qualités,  xv,  1,  afin  que  ces 
élus,  évoques  ou  diacres,  fassent  le  service  liturgique 
des  prophètes  et  des  docteurs,  qu'ils  en  tiennent  lieu 
(Ersalzleute,  dit  Lietzmann.  op.  cit.,  p.  232).  En 
d'autres  termes,  ils  président  l'assemblée,  y  enseignant 
et  y  exerçant  les  fonctions  liturgiques.  Si  le  prophète 
est  le  grand  prêtre  de  la  communauté  chrétienne, 
xiii,  3,  l'évèquc  lui  est  assimilé.  Batiffol,  op.  cit., 
p.  64,  n.2. 

d.  Le  mot  eucharistie  semble  déjà  être  comme  «  le 
terme  technique  »  par  lequel  on  désigne  la  cène 
chrétienne.  Non  seulement  la  locution  action  de 
grâces,  z-'r/ y.z<.azir,  ou  le  verbe  rendre  grâces,  eùya- 
piaTeTv,  sont  employés  dix  fois  dans  les  c.  ix,  x,  et 
xiv,  mais  l'usage  paraît  déjà  s'être  établi  de  désigner 
par  cette  expression,  non  plus  seulement  l'acte  de 
remercier  Dieu  pour  ses  bienfaits,  mais  le  rite  litur- 
gique et  les  éléments  consacrés  :  «  Que  personne  ne 
mange  ni  ne  boive  de  votre  eucharistie.  »  ix,  5.  «  Laissez 
les  prophètes  eucharistier  autant  qu'ils  le  voudront.  » 
x.  7.  Fortescue,  op.  cit.,  p.  12,  15. 

e.  Y  avait-il  une  prédication?  La  Didachè  ne  le 
dit  pas.  Mais  elle  ordonne  qu'en  raison  de  l'assemblée 
du  dimanche  on  choisisse  des  évêques  et  des  diacres 
chargés  de  l'office  liturgique  des  prophètes  et  des 
docteurs,  xv,  1.  Il  est  donc  permis  de  penser  que  ces 
élus  de  la  communauté  devaient  remplir  à  la  réunion 
dominicale  quelque  fonction  d'enseignement. 

/.  Avant  la  fraction,  les  assistants  étaient  tenus  de 
confesser  leurs  péchés,  afin  que  leur  acte  fût  pur.  xiv,  1. 
Bien  plus,  si  un  fidèle  avait  un  différend  avec  un 
compagnon,  il  ne  pouvait  se  joindre  à  l'assemblée 
avant  de  s'être  réconcilié,  «  pour  que  le  sacrifice  des 
chrétiens  ne  fût  pas  profané  ».  xiv,  2.  Déjà  on  lisait 
dans  la  partie  morale  de  la  Didachè  :  «  Dans  l'assem- 
blée, bi  èxxXyjaîq:,  tu  confesseras,  è^ctxoXoyY)aY),  tes 
péchés  et  tu  n'iras  pas  à  la  piière  avec  une  conscience 
mauvaise.  »  iv,  14.  On  ne  précise  pas  de  quelle  manière 
devait  s'accomplir  cette  confession;  mais  il  est  visible 
qu'il  n'était  pas  seulement  recommandé  de  faire  un 
acte  intérieur. 

g.  Une  fraction  du  pain  avait  lieu.  Elle  est  men- 
tionnée trois  fois,  ix,  3:  ix,  4;  xiv,  1.  C'était  une 
action  liturgique  des  officiants.  Car  la  Didachè  ne  dit 
rien  de  la  manière  dont  elle  s'opérait,  des  paroles  qui 
l'accompagnaient.  Rien  de  plus  naturel  que  ce  silence 
si  cet  acte  était  réservé  aux  célébrants  chargés  du 
service  liturgique,  puisque  la  Didachè  est  un  vade 
mecum  des  fidèles  et  non  un  missel,  un  rituel,  un 
traité  pastoral  à  l'usage  des  évêques  et  des  diacres, 
des  prophètes  et  des  docteurs.  Au  contraire,  si  cette 
fraction  devait  être  accomplie  par  les  fidèles,  on  ne 
comprendrait   pas   qu'elle   ne   fût   pas   décrite. 

D'autre  part,  on  sait  que  ces  mots  désignent  à 
l'âge  apostolique  non  seulement  le  partage  du  pain 
en  plusieurs  morceaux,  mais  l'accomplissement  de 
la  cène.  Act.,  n,  42  et  probablement  n,  46;  cf.  Act., 
xx,  7.  La  formule  rompre  le  pain  est  parallèle,  dans 
saint  Paul,  à  celle  de  bénir  la  coupe,  I  Cor,  x,  16, 
autant  dire  qu'elle  équivaut  à  faire  des  aliments  le 
repas  du  Seigneur.  Quand  donc  la  Didachè  écrit  :  TCpi. 
toû  y.'/.i'j[i'x-o^,  elle  suppose  ■  que  le  pain  est  déjà 
rompu,  que  le  président  de  l'assemblée  chrétienne  a 


déjà  prononcé  sa  propre  prière  eucharistique  ».  Hem- 
mer,  Doctrine  des  Apôtres,  dans  les  Pères  apostoliques, 
t.  i,  p.  xux,  Paiis,  1909. 

Si  cet  écrit  n'a  pas  à  nous  faire  savoir  ce  que  les 
officiants  étaient  tenus  de  dire,  s'il  reproduit  seule- 
ment des  prières  prononcées  par  les  assistants,  on 
s'explique  pourquoi  ne  sont  pas  plus  expressément 
signalées  :  l'institution  de  l'eucharistie  par  Jésus, 
les  paroles  employées  par  lui  au  cénacle,  les  rappoits 
qui  existent  entre  le  pain  et  son  corps,  le  vin  et  son 
sang,  l'alliance  nouvelle  scellée  dans  le  bieuvage  de 
la  coupe  de  la  cène,  la  mort  expiatoire  du  Sauveur. 
Sais  doute  la  fraction  et  la  bénédiction  du  calice, 
les  paroles  dites  par  celui  qui  accomplissait  cette 
liturgie  exprimaient  ces  pensées. 

h.  La  fraction  opérée,  les  fidèles  rendent  grâces. 
Et  leur  prière  est  reproduite.  Avant  de  l'étudier  et 
de  considérer  les  autres  paroles  mises  sur  les  lèvres 
des  assistants  deux  remarques  générales  s'imposent. 

Que  représentent  les  formules  ici  transcrites? 
Elles  sont  extrêmement  courtes,  on  peut  les  réciter 
toutes    à    haute    voix    en    une    minute. 

N'est-il  donc  pas  permis  de  supposer  qu'elles  sont 
les  phrases  par  lesquelles  le  peuple  répond  au  discours 
des  officiants,  prophète  ou  docteur,  évêque  ou  diacre? 
Ceux-ci,  en  raison  de  leur  charisme  ou  de  leur  science, 
de  leur  élection  et  de  leurs  qualités,  ont  le  droit 
d'improviser  leurs  prières  eucharistiques  sur  un  thème 
uniforme.  Il  en  est  encore  ainsi  beaucoup  plus  tard. 
Duchesne,  Bulletin  critique,  Paris,  1887,  p.  363.  Les 
prophètes,  dit  la  Didachè,  peuvent  faire  «  l'action  de 
grâces   aussi   longuement   qu'ils  le   veulent  ».  x,  7. 

Mais  des  abus  eussent  été  inévitables,  si  le  même 
droit  eût  été  reconnu  à  chacun  des  assistants. 
D'ailleurs  quand  on  veut  que  tous  les  fidèles  prient 
ensemble  à  haute  voix,  il  faut  bien  leur  proposer 
un  même  texte.  Ce  sont  ces  formules  que  donnerait  la 
Didachè.  On  est  encore  davantage  porté  à  l'admettre 
si  on  obseive  que  tous  les  lecteurs  de  l'ouvrage  sont 
invités  à  se  servir  des  paroles  proposées  :  «  Quant  à 
l'action  de  grâces,  rendez  grâces  ainsi.  »  ix,  1.  L'auteur 
suppose  d'ailleurs  que  son  appel  est  suivi  :  toutes 
les  prières  sont  à  la  première  personne  du  pluriel  : 
«  Nous  vous  rendons  grâces...  »  ix,  2.  Voir  aussi  ix, 
3;  x,  1,3,  4.  Ainsi  s'explique- t-on  encore,  avec  leur 
brièveté,  tout  ce  qui  en  elles  paraît  étrange.  Entre 
les  prières  dites  avant  et  après  qu'on  s'est  rassasié, 
on  observe  «  un  parallélisme  rigoureux,  souligné 
par  les  doxologies;  deux  chants  de  trois  strophes; 
chacune  des  deux  premières  strophes  est  terminée 
par  une  doxologie  plus  brève  :  Gloire  à  toi!...  le 
chant  tout  entier  par  une  doxologie  plus  pleine  : 
«  Car  à  toi  est  la  gloire...!  »  Lebreton,  La  prière  de 
l'Église  primitive,  dans  Recherches  de  science  reli- 
gieuse, 1924,  p.  25.  «  Sur  quatre-vingt-dix  mots  que 
comprennent  les  prières  du  c.  ix,  quarante-sept  se 
retrouvent  identiquement  dans  le  c.  x.  »  Goguel,  L'eu- 
charistie des  origines  à  Justin  Martyr,  Paris,  1910, 
p.  236-237.  Ces  répétitions  se  comprennent  fort  bien 
dans  les  oraisons  collectives  d'une  assemblée  religieuse. 
D'autre  part, ces  prières  sont  très  substantielles,  comme 
si  une  foule  répétait  en  les  résumant  les  longs  discours 
de  son  porte-parole.  Plus  d'une  locution  aurait  besoin 
d'être  expliquée  pour  être  bien  comprise  :  elle  pouvait 
trouver  dans  le  langage  de  l'officiant  tous  les  com- 
pléments nécessaires.  Enfin  il  est  à  noter  qu'après 
chaque  prière  ■ —  et  plus  d'une  ne  se  compose  que 
d'une  phrase  —  vient  une  doxologie;  il  pourrait  en 
être  ainsi  même  si  la  formule  étant  purement  privée, 
devait  être  dite  à  voix  basse.  Mais  la  présence  d'une 
telle  conclusion  est  encore  bien  plus  naturelle  si  la 
prière   est   publique. 

Une  autre  hypothèse  est  encore  vraisemblable.  A 


871 


MESSE    DANS    LES    PLUS    ANCIENS   TEXTES    :   LA    DIDACHÈ 


872 


côté  des  prières  qu'improvisaient  le  prophète  ou 
l'évèque  et  qui  étaient  autant  de  variations  sur  un 
thème  consacré,  il  pouvait  y  avoir  des  prières  qui 
étaient  dites  au  nom  du  peuple  par  l'officiant,  et 
auquel  le  peuple  s'associait  de  cœur,  même  s'il  ne  les 
récitait  pas  publiquement.  Il  convenait  donc  de  les 
insérer  dans  un  recueil  composé  pour  les  simples  fidèles. 

i.  La  première  formule  dite  par  les  assistants  parle 
«  de  la  vigne  de  David  ».  Il  est  donc  d'abord  rendu 
grâces  pour  la  coupe,  ix,  1.  Pourquoi  cet  ordre  est-il 
suivi?  On  a  proposé  diverses  réponses  :  Le  récit  de 
saint  Luc  qui  signale  deux  coupes  commence  par  la 
bénédiction  de  l'une  d'elles.  Saint  Paul,  I  Cor.,  x, 
16,  parle  du  calice  avant  de  nommer  !e  pain.  La 
cérémonie  du  sabbat,  le  vendredi  soir,  commençait 
par  la  bénédiction  d'une  coupe  de  vin.  C'est  le  rite 
du  kiddùs.  Puis  venait  le  repas  du  soir  lequel,  après 
J 'ablution  des  mains,  débutait  par  une  bénédiction 
du  pain.  L'eucharistie  se  plaçait  à  la  fin  d'une  agape, 
etc.. 

Le  fait  est  moins  important  qu'on  ne  serait  d'abord 
tenté  de  le  croire.  En  effet,  dans  le  même  chapitre, 
quelques  lignes  plus  loin,  la  Didachè  suit  l'ordre 
ordinaire  :  «  Que  personne  ne  mange  ni  ne  boive  de 
votre  eucharistie!  »  ix,  5.  —  «Maître  tout-puissant,... 
tu  as  donné  aux  hommes  la  nourriture  et  la  boisson... 
A  nous  tu  as  fait  largesse  d'un  aliment  et  d'un  breu- 
vage. »  x,  3.  De  même  saint  Paul  qui,  dans  le  récit 
de  l'institution,  place  le  pain  avant  le  vin,  I  Cor., 
xi,  23-29,  suit  l'ordre  inverse,  dans  une  argumentation 
que  donne  la  même  lettre.  I  Cor.,  x,  16-21.  Il  ne  s'agit 
pas  d'ailleurs  ici  du  rite  qu'accomplissent  les  ministres 
liturgiques,  mais  des  paroles  que  prononcent  les 
assistants. 

Voici  ces  mots  :  «  Nous  te  rendons  grâces,  ô  notre 
Père,  pour  la  sainte  vigne  de  David,  ton  serviteur, 
que  tu  nous  as  fait  connaître  par  Jésus  ton  servi- 
teur. »  Suit  immédiatement  la  doxologie  :  «  A  toi  la 
gloire  dans  les  siècles!  »  ix,  2.  On  a  rapproché  cette 
formule  de  celle  de  la  bénédiction  du  vin  au  kiddùs  : 
«  Sois  loué,  Éternel,  notre  Dieu,  roi  de  l'univers,  créa- 
teur du  fruit  de  la  vigne  »,  qu'on  trouve  dans  la 
Mischna,  Berachoth,  vi,  1.  Voir  Klein,  Die  Gebete  in  der 
Didachè,  dans  Zeitschrijt  fur  die  N.  T.  Wissenschaft, 
1908,  t.  ix,  p.  131.  En  réalité,  il  n'y  a  rien  de 
commun  entre  les  deux  prières,  si  ce  n'est  le  mot 
vigne. 

Le  texte  de  la  Did  ichè  est  tout  à  fait  chrétien.  Dieu 
y  est  appelé  «  notre  Père  »,  comme  dans  l'Oraison 
dominicale.  Quant  aux  mots  «  vigne  de  David  »,  ils 
rappellent  le  ps.  lxxx,  9-20.  On  peut  donc  admettre 
que  Dieu  est  remercié  d'avoir  révélé  à  la  communauté 
chrétienne  le  sens  messianique  de  ce  texte  de  l'Ancien 
Testament.  Lietzmann,  op.  cit.,  p.  233. 

Mais  c'est  surtout  le  Nouveau  qui  permet  de 
comprendre  la  prière  de  la  Didachè  :  D'après  l'évan- 
gile de  saint  Jean,  Jésus  est  la  vigne,  xv,  1,  4,  5, 
vigne  sainte,  car,  si  on  lui  est  uni,  on  porte  du  fruit, 
xv,  5.  Les  premiers  chrétiens  estimaient  «  qu'une 
onction  l'avait  consacré.».  Act.,  iv,  27.  Il  était  pour 
eux  «  le  saint  serviteur  de  Dieu  ».  Act.,  iv,  30;  m, 
13,  26.  Enfin  l'Apocalypse  le  nomme  le  rejeton  et  le 
fils  de  David,  xxn,  16.  Qu'on  unisse  ces  trois  termes 
et  on  obtient  la  phrase  de  la  Didachè  :  «La  sainte  vigne 
de  David.  »  Il  s'agit  donc  de    Jésus. 

Mais  la  phrase  ne  peut  se  ramener  à  la  suivante  : 
«  Nous  te  rendons  grâces  pour  Jésus  ton  serviteur 
que  tu  nous  a  fait  conna  tre  par  Jésus  ton  serviteur.  » 
Il  faut  aller  plus  loin  si  on  veut  donner  à  cette 
prière  un  sens.  Le  vin  est  appelé  par  l'Écriture  le 
sang  de  la  grappe.  Gen.,  xlix,  11.  Il  est  donc  naturel 
de  croire  que  cette  sainte  vigne  de  David  pour  laquelle 
les  fidèles  font  action  de  grâces,  c'est  le  sang  du  Christ. 


D'après  le  quatrième  évangile,  Jésus  ne  révèle-t-il 
pas  qu'il  est  le  cep,  au  cours  ou  à  la  suite  du  repas 
d'adieu  dans  lequel  il  tint  la  promesse  de  donner 
sa  chair  à  manger  et  son  sang  à  boire?  vi,  53,  54,  55, 
56.  —  Déjà  dans  la  plus  haute  antiquité  ce  rappro- 
chement était  connu.  Clément  d'Alexandrie  compare 
le  vin  que  produit  le  raisin  avec  le  sang  de  Jésus, 
Psedag.,  v,  15,  P.  G.,  t.  vm,  col.  267;  et  il  désigne 
comme  le  vin  que  le  Christ  versa  pour  nos  âmes  bles- 
sées, le  sang  de  la  vigne  de  David.  Quis  dives,  xxix, 
t.  ix,  col.  633.  Voir  encore  Origène,  Homil.  in  Jud., 
vi,  2  :  «  Avant  que  nous  soyons  enivrés  du  sang  de  la 
vraie  vigne  qui  vient  de  la  racine  de  David.  »  P.  G., 
t.  xii,  col.  957.  Il  faut  donc  comprendre  ainsi  la  prière 
de  la  Didachè  :  «  Nous  te  rendons  grâces  pour  le  sang 
sacré  de  Jésus  ton  serviteur  que  tu  nous  a  fait 
connaître  par  Jésus  ton  serviteur.  »  Struckmann,  Die 
Gegenwart  Chrisli,  p.  11. 

Cette  phrase  s'explique  fort  bien  à  ce  moment. 
L'officiant  vient  de  bénir  la  coupe,  il  a  rappelé  la 
parole  de  Jésus  :  «  Ceci  est  mon  sang.  »  Donc,  il  est 
tout  naturel  que  les  assistants  répondent  :  «  Nous  te 
remercions,  ô  notre  Dieu,  pour  le  sang  de  Jésus  que 
tu  nous  as  fait  connaître  par  les  propres  paroles  de 
Jésus.  »  Il  n'est  pas  jusqu'à  la  doxologie  :  «A  toi  la 
gloire  dans  les  siècles  »,  qui  ne  se  retrouve  dans  les 
écrits  du  Nouveau  Testament  :  Rom.,  xi,  36;  Gai., 
i,  5;  Phil.,  iv,  20,   II  Tim.,  iv,    18;  Hebr.,  xm,    21. 

/.  Suit  une  formule  d'eucharistie  pour  le  pain 
rompu,  ix,  3  :  «Nous  te  rendons  grâces,  ô  notre  Dieu, 
disent  les  assistants,  pour  la  vie  et  la  science  que  tu 
nous  as  fait  connaître  par  Jésus  ton  serviteur  ».  Suit 
immédiatement  la  même  doxologie  :  «  A  toi  la  gloire 
dans  les  siècles.  » 

Cette  fois  encore  on  ne  peut  que  constater  combien 
ce  texte  est  différent  de  celui  des  bénédictions  juives 
prononcées  sur  le  pain  à  l'ouverture  du  sabbat. 
Klein,  op.  cit.,  p.  135-136.  «  Sois  loué,  Éternel,  notre 
Dieu,  roi  de  l'univers,  qui  fais  produire  le  pain  à  la 
terre.  »  Mischna,  Berachoth.  vi,  1.  Comme  le  dit 
Lietzmann,  de  tels  rapprochements  il  n'y  a  pour 
ainsi  dire  rien  à  tirer.  Op.  cit.,  p.  231,  n.  1. 

De  nouveau,  demandons  aux  écrits  du  Nouveau 
Testament  le  sens  de  la  prière  de  la  Didachè.  Ici 
encore,  Dieu  est  appelé  comme  dans  l'Évangile 
notre  Père.  Une  seconde  fois,  il  est  dit  que  Jésus 
son  serviteur  nous  a  fait  connaître  un  don.  Puisque 
précédemment  il  a  été  parlé  de  la  révélation  par  le 
Christ  de  son  propre  sang  par  ses  paroles,  la  symétrie 
des  phrases  semble  exiger  que  cette  fois  il  soit  fait 
allusion  aux  mots  du  Christ  par  lesquels  il  montre 
dans  le  pain  son  corps.  C'est  ce  que  confirme  l'examen 
des  paroles  prononcées  par  les  fidèles  :  «  Nous  te 
rendons  grâces  pour  la  vie  et  la  science.  »  La  chair 
du  Christ  est  appelée  dans  le  IVe  évangile  le  pain  de 
vie,  vi,  49,  la  pain  vivant,  vi,  51,  le  pain  qui  donne  la 
vie,  vi,  51,  53,  51,  57,  58.  Et  cette  vie,  dit  Jésus 
d'après  saint  Jean,  consiste  à  connaître  le  Père  et 
celui  qui   l'a  envoyé,  xvn,  3,  la  vie  c'est  la  gnose. 

Si  donc,  au  cours  de  la  fraction,  les  mots  «  Ceci  est 
mon  corps  »  ont  été  prononcés  par  l'officiant,  on  com- 
prend que  les  fidèles  fassent  maintenant  action  de 
grâces  à  Dieu  le  Père  pour  la  vie  et  la  science  qu'il 
leur  a  révélées  par  Jésus  son  serviteur,  lorsque 
celui-ci  offrit  aux  hommes  sa  chair  à  manger.  Une 
doxologie  pareille  à  celle  qui  a  déjà  été  étudiée  sépare 
cette  prière  de  la  suivante. 

À\  Les  fidèles  adressent  alors  pour  l'Ég'ise  une 
supplication  que  suggère  la  pensée  de  la  fraction 
des  morceaux  de  pain  dissociés  puis-  réunis.  Il  est 
intéressant  de  relever  ici  la  plus  ancienne  forme 
d'une  prière  liturgique  pour  l'Église.  Il  semble  donc 
bien  qu'un  des  effets  attendus  de  la  synaxe  eucha- 


873 


MESSE    DANS    LES    PLUS    ANCIENS    TEXTES    :    LA    DIDACHK         874 


ristique  soit  l'union  future  de  toutes  les  commu- 
nautés, de  tous  les  fidèles  dans  le  royaume  de  Dieu. 
Les  grains  de  blé  dont  se  compose  ce  pain  rompu 
étaient  autrefois  disséminés  sur  les  collines,  ils  ont 
été  rassemblés  pour  devenir  un  seul  tout  :  «Qu'ainsi 
ton  Église  puisse  être  rassemblée  des  extrémités  de 
la  terre  dans  ton  royaume.  » 

Peut-être  cette  fois  le  rapprochement  qu'on  a 
établi  entre  cette  prière  et  des  formules  juives  est-il 
un  peu  moins  gratuit.  Lietzmann,  op.  cit.,  p.  235, 
cite  ces  textes  anciens  :  «  Élève  une  bannière  pour 
rassembler  des  quatre  coins  de  la  terre  tous  nos 
exilés  en  noire  pays.  ■ —  Béni  soit  Jahvé  qui  réunira 
les  dispersés  de  son  peuple  Israël.  »  Il  est  permis 
d'admettre  que  les  convertis  venus  du  judaïsme  et 
habitués  à  réciter  des  prières  semblables  pour  le 
retour  des  Juifs  de  la  dispersion  en  Palestine,  aient 
éprouvé  le  besoin  de  les  conserver  plus  ou  moins 
modifiées,  mais  dites  désormais  au  profit  du  nouveau 
peuple  de  Dieu.  Que  tous  ses  membres  et  toutes  ses 
Églises  dispersées  se  réunissent  dans  le  royaume 
messianique  à  la  manière  dont  les  grains  de  blé 
sont  associés  en  un  seul  tout,  l'aliment  eucharistique. 

Tout  naturellement,  on  se  rappelle  la  parole  de 
saint  Paul  :  «  Puisqu'il  y  a  un  seul  pain,  nous  formons 
un  seul  corps,  tout  en  étant  plusieuis.  »  I  Cor.,  x, 
17.  Cependant  il  faut  avouer  que  le  terme  de  compa- 
raison n'est  pas  le  même,  et  que  si  l'apôtre  pense  ici 
à  l'unité  mystique  du  corps  du  Christ  qu'est  l'Église, 
la  Didachè  évoque  plutôt  la  pensée  de  la  fusion  future 
de  tous  les  chrétiens,  de  toutes  les  communautés 
dans  le  royaume  eschatologique.  Néanmoins,  il  y 
a  une  idée  semblable  à  relever  dans  l'un  et  l'autre 
cas.  Le  rite  eucharistique,  d'après  la  Didachè  comme 
d'après  saint  Paul,  est  un  symbole  d'unité  catholique 
et  un  moyen  de  l'obtenir.  —  La  doxologie  un  peu 
plus  longue  «  A  lui  la  gloire  et  la  puissance  »,  ix,  4, 
se  retrouve  dans  I  Petr.,  v,  11,  et  Apoc,  r,  6. 

/.  A  cet  endroit  se  place  une  remarque  importante, 
ix,  5  :  Pour  manger,  pour  boire  l'eucharistie,  il  faut 
être  baptisé.  C'est  à  ce  sujet  que  le  Seigneur  a  dit  : 
«  Ne  donnez  pas  ce  qui  est  saint  aux  chiens  ».  Ce  der- 
nier mot  est  dans   Matth.,  vu,   6. 

Cette  observation  était-elle  faite  à  haute  voix 
comme  plus  tard  le  Scinda  sanctis  prononcé  avant 
la  communion?  Ou  bien  "les  prières  sont-elles  ici 
coupées  par  une  rubrique,  par  l'énoncé  d'une  règle 
morale?  Il  est  difficile  de  répondre  à  la  question. 
Publiée  ou  non,  cette  défense  montre  que  Veucha- 
ristie  dont  il  est  parlé  n'est  pas  un  repas  religieux 
quelconque.  Si  elle  était  une  agape,  on  pourrait  moins 
facilement  lui  appliquer  le  mot  de  Matth.,  vit,  6  :  «Ne 
donnez  pas  les  choses  saintes  aux  chiens.  »  Le  sens 
est  des  plus  clairs.  De  même  qu'en  Israël  la  viande 
des  sacrifices  n'était  pas  jetée  aux  animaux,  de  même, 
puisque  l'eucharistie  est  un  sacrifice  pur,  xiv,  1,  3, 
l'infidèle  ne  doit  pas  y  participer. 

Avait-il  le  droit  d'assister  au  rite  chrétien  sans 
communier?  Le  texte  ne  résoud  ni  ne  pose  la  question. 
Si  on  songe  à  ce  qu'enseigne  la  Didachè  de  la  sainteté 
du  rite,  xiv.  si  on  se  rappelle  que  la  participation  d'un 
disciple  du  Christ  en  lutte  contre  un  de  ses  frères  ris- 
que de  souiller  le  sacrifice  de  tous,  xiv,  2,  il  est  diffi- 
cile d'admettre  que  la  présence  d'un  infidèle  ait  pu 
être  tolérée  pendant  que  s'accomplissait  l'eucharistie. 

m.  C'est  à  ce  moment  que  pour  employer  l'expres- 
sion de  la  Didachè,  les  fidèles  se  rassasiaient.  Qu'en- 
tendre  par   ce    mot? 

On  a  dit  qu'un  pareil  tcime  ne  pouvait  désigner 
l'eucharistie,  la  communion,  mais  devait  s'appliquer 
à  une  agape,  à  un  repas  proprement  dit,  à  une  opé- 
ration qui  apaise  la  faim  (Zahn,  Weizsacker,  Haupt, 
Beming,   Béville).    Il   a   été  répondu   que   ce   même 


veibe  a  pu  être  employé  par  saint  Paul,  Rom.,  xv, 
24,  au  sens  figuré:  «  .l'aurai  rassasié  mon  désir  ». 
Pourquoi  ne  devrait-on  pas  dire  de  la  communion 
qu'elle  rassasie  les  fidèles?  «  Le  réalisme  de  l'expres- 
sion pourrait  très  bien  s'appliquer  à  la  réception 
de  l'eucharistie  nourriture  spiiituelle.  »  Hemmer, 
op.  cit.,  p.  i.i.  Remaniant  ce  passage,  l'auteur  des 
Constitutions  apostoliques,  vu,  26,  n'a  pas  hésité  à 
cioire  qu'il  s'agissait  ici,  non  d'un  repas,  mais  de  la 
communion.  Or  il  «  était  mieux  placé  que  nous  pour 
comprendre  le  sens  de  la  Didachè.  »  Goguel,  op.  cit., 
p.  233.  Tout  ce  qui  précède,  tout  ce  qui  suit  montre 
d'ailleurs  que  la  Didachè  ne  mentionne  ni  un  festin 
purement  profane,  ni  un  banquet  religieux  quel- 
conque, mais  un  repas  où  est  mangée  une  eucharistie, 
ix,  5,  où  sont  reçus  un  aliment  et  un  breuvage  spi- 
lituels.  x,  3.  Voir  Volker,  Mysterium  und  Agape, 
Gotha,  1927,  p.  106-107, 

Néanmoins  le  mot  s'explique  encore  bien  mieux 
si  on  admet  que  dans  le  milieu  auquel  était  destinée 
la  Didachè,  l'eucharistie  se  célébrait  au  cours  d'un 
repas  commun  et  fraternel .  Il  en  avait  été  ainsi  à 
Jérusalem  à  l'origine.  Cette  habitude  existait  aussi 
à  Corinthe.  Qu'on  la  tienne  pour  légitime  ou  abu- 
sive, qu'on  attribue  son  origine  à  une  initiative  des 
fidèles  de  cette  Église  ou  à  un  ordre  primitif  de  son 
fondateur,  le  fait  est  indiscutable.  Ce  qui  s'est  passé 
en  Grèce  ne  s'est-il  vu  nulle  part  ailleurs?  Dans  les 
communautés  où  parut  la  Didachè  n'a-t-on  pas  pu 
vouloir  reproduire  plus  complètement  la  première 
cène,  ou  profiter  de  l'usage  juif  du  repas  plus  ou  moins 
religieux  pris  en  commun  pour  y  célébrer  l'eucha- 
ristie? Ainsi  s'expliquerait  le  mot  rassasier.  Il  faut 
bien  en  convenir  :  «  l'expression  [istol  tô  è[X7rXr;CT0f,vat, 
x,  1,  se  prête  admirablement  soit  à  la  théorie  de 
l'agape  jointe  à  l'eucharistie,  soit  à  ia  théorie  d'un 
repas  semi-liturgique  sans  attache  à  l'eucharistie.  » 
Hemmer,  op.  cit.,  p.  li,  Or,  cette  dernière  hypothèse 
ne  peut  être  admise  :  Tout  montre  qu'en  cet  endroit 
la  Didachè  parle  de  l'eucharistie,  de  sa  célébration  et 
de  son  contenu,  de  la  communion  et  des  dispositions 
qu'elle  requiert.  Ne  voir  ici  qu'une  agape,  un  repas 
plus  ou  moins  religieux,  à  plus  forte  raison  un  ban- 
quet profane,  c'est  ne  tenir  aucun  compte  de  don- 
nées très  claires  et  irrécusables.  Mais,  au  contraire, 
admettre  que  la  communion  était  liée  à  une  cène 
chrétienne,  c'est  mieux  expliquer  le  mot  rassasier 
et  peut-être  se  préparer  à  comprendre  plus  facilement 
les  prières  qui  vont  suivie. 

n.  Après  que  les  fidèles  se  sont  rassasiés,  ils  pro- 
noncent deux  actions  de  grâces  et  une  supplication 
pour  l'Église. 

La  première  formule  est  ainsi  conçue  :  «  Nous 
te  rendons  grâces,  ô  Dieu  saint,  pour  ton  saint  nom 
que  tu  as  fait  habiter  dans  nos  cœurs,  pour  la  connais- 
sance, la  foi  et  l'immortalité  que  tu  nous  a  révélées 
par  Jésus  ton  serviteur.  Gloire  à  toi  dans  les  siècles  1  » 
Noter  qu'aptes  la  communion  le  mot  saint  est  immé- 
diatement prononcé,  qu'il  l'est  deux  fois  :  «  Père  saint  », 
«  pour  ton  saint  nom  ».  Rien  ici  du  trisanion,  mais  la 
répétition  du  mot  pourrait  rappeller  la  liturgie  eucha- 
ristique. D'autre  part,  comme  au  c.  xiv,  l'attention 
de  l'auteur  et  par  lui  celle  du  lecteur  sont  attirées  sur 
l'attribut  de  pureté.  Tout  de  suite  réapparaît  le  voca- 
bulaire du  IVe  évangile  :  «  Père  saint.  <<  Joa.,  xvii,  11. 
Il  faut  même  observer  que  Jésus  employa  ces  mots 
dans  la  prière  sacei dotale  prononcée  par  lui  à  la 
dernière  cène,  et  où  cei  tains  critiques  ont  voulu 
voir  une  eucharistie   ou  un   type   d'eucharistie. 

Si  on  n'avait  célébré  qu'une  agape,  un  banquet  reli- 
gieux, il  eût  été  normal  de  remercier  d'abord  de  la 
nourriture  et  du  breuvage.  Au  contraire,  s'il  y  a  eu 
communion,  on  comprend  mieux  que  pour  elle  avant 


875 


MESSE    DANS    LES    PLUS    ANCIENS    TEXTES    :    LA    DIDACHÈ 


876 


tout  les  participants  expriment  leur  gratitude.  «  Nous 
te  rendons  grâces,  ô  Père  saint  pour  ton  saint  nom 
que  tu  as  fait  habiter  dans  nos  cœurs.  »  Le  nom  de 
Dieu,  c'est  sa  force,  son  esprit,  sa  vérité,  quelque 
chose  de  sa  personne.  Lietzmann,  op.  cil.,  p.  235.  Le 
Père  les  a  fait  habiter  en  nos  cœurs.  Cette  locution 
est  aussi  juste  que  claire  pour  désigner  la  participation 
au  .corps  et  au  sang  du  Fils  de  Dieu.  Plusieurs  textes 
de  l'Ancien  Testament  l'établissent  :  Dieu  fait  habiter 
son  nom  là  où  il  a  son  séjour,  sa  demeure,  son  trône, 
son  temple.  Ainsi  on  lit  dans  Jérémie.vn,  12  :  «Allez 
à  ma  demeure  qui  était  à  Silo,  où  j'avais  autrefois 
fait  habiter  mon  nom.  »  Semblablement  il  est  dit  dans 
Ézéchiel,  xliii,  7  :  «  Fils  de  l'homme,  c'est  le  lieu  de 
mon  trône  où  j'habiterai  au  milieu  des  enfants 
d'Israël.  »  De  même,  dans  I  Esdr.,  vi,  12,  il  est  dit  du 
temple  que  Dieu  «  y  fait  résider  son  nom  ».  Et  dans 
Néhémie,  i,  9,  la  Palestine  est  appelée  le  lieu  que  Dieu 
«  a  choisi  pour  y  faire  habiter  son  nom  ».  Quand  on  a 
rappelé  ces  textes,  il  est  impossible  de  ne  pas  com- 
prendre ainsi  la  Didachè  :  «  Nous  te  rendons  grâces, 
ô  Père  saint,  pour  avoir  fait  de  nos  cœurs  ton  séjour,  ta 
demeure,  ton  trône,  ton  temple.  »  On  ne  saurait  expri- 
mer plus  clairement  le  concept  de  communion. 

C'est  encore  ce  qu'on  est  obligé  de  conclure,  si  on 
rapproche  ces  mêmes  paroles  de  la  Didachè  de  la 
prière  eucharistique  ou  sacerdotale  que,  d'après  saint 
Jean,  Jésus  prononça  lors  de  la  dernière  cène.  Les 
similitudes  sont  frappantes.  Jésus  le  déclare:  Il  a 
manifesté  le  nom  du  Père  à  ses  disciples.  Joa.,  xvn, 
6.  Il  le  leur  a  fait  connaître,  afin  qu'il  soit  lui  aussi  en 
eux.  xvn,  26.  En  ce  nom,  il  les  a  conservés  pendant 
qu'fV  était  avec  eux,  xvn,  12,  «  et  maintenant,  Père 
saint,  gardez-les  en  ce  nom,  afin  qu'ils  ne  fassent 
qu'un  comme  nous.  »  xvn,  11.  —  Ainsi  dans  le  nom  du 
Père  s'accomplit  la  communion  des  disciples  entre  eux 
et  avec  le  Verbe  fait  chair  qui  habite  parmi  nous,  i,  14. 

C'est  encore  dans  le  même  langage  du  IVe  évangile 
que  sont  décrits  par  la  Didachè  les  fruits  de  cette 
présence  de  Jésus  :  «  Nous  te  remercions,  pour 
la  connaissance,  fidiaztà-,  °t  ,a  IQi>  Tc'.aTeco;,  et 
l'immortalité,  àjavxcnaç,  que  tu  nous  a  révélées, 
Y^copiÇsu  ,  par  Jésus  ton  serviteur.  »  Voilà  bien  ce 
qu'apporte  le  Christ,  d'après  la  prière  johannique  de 
la  dernière  cène  :  «  J'ai  manifesté  votre  nom  aux 
hommes  que  vous  m'avez  donnés,  xvn,  6.  Je  le  leur 
ai  fait  connaître,  y^cop^e.v.  26.  Ils  savent  à  présent, 
Yv»ôjct:ç,  que  tout  ce  que  vous  m'avez  donné  vient 
de  vous,  7,  que  je  viens  de  vous,  8  et  que  vous  m'avez 
envoyé.  8.  Aussi  ont-ils  cru,  Trî.art.^,  8,  et  d'autres 
croiront  en  moi.  20.  C'est  dire  qu'ils  obtiendront  la 
vie  éternelle,  Çw/]  ccîomoç  =  à'îavacna,  car  la  vie 
éternelle,  dit  Jésus,  c'est  qu'ils  vous  connaissent, 
yjù>(yi'.,  le  Père,  le  seul  vrai  Dieu  et  celui  qu'il  a 
envoyé,  xvn,  3.  Et  le  c.  vi  de  saint  Jean,  où  est 
promis  le  pain  de  vie,  l'eucharistie,  affirme  aussi 
que,  si  l'on  mange  de  cette  nourriture,  on  ne  meurt 
pas,  vi,  50;  on  vit  éternellement,  vi,  51.  Ainsi  dans  la 
seu'e  prière  dite  à  la  dernière  cène  par  le  Christ 
et  conservée  par  saint  Jean  apparaissent  tous  les 
mats  de  la  Didachè,  toutes  les  idées  qu'elle  exprime. 
Cet  écrit  nous  fait  donc  bien  connaître  ici  l'acte 
qui  commémore  le  dernier  repas  du  Seigneur  et  qui 
mît  les  disciples  en  communion  avec  lui  comme  les 
douze     l'ont     été     au     cénacle. 

On  se  convaincra  davantage  encore  qu'il  n'y  a 
pas  seulement  ici  un  repas  fraternel  et  religieux,  une 
agipe,  si  l'on  observe  que,  dès  la  plus  haute  anti- 
quité, d'autres  documents  signalent  comme  un  effet 
de  l'eucharistie  la  vie  éternelle.  Ainsi  fait  presque  au 
même  moment  saint  Ignace  d'Antioche  :  Il  parle 
d'elle  comme  d'un  remède  d'immortalité,  <pipu,axov 
àîx «j'.a;,  d'un   antidote  qui  préserve    de  la    mort 


et  assure  pour  toujours  la  vie  en  Jésus-Christ. 
Eph.,  xx,  2.  Voir  encore  un  papyrus  inédit  de  Berlin 
cité  par  Lietzmann,  op.  cit.,  p.  257,  et  qui  parle  d'un 
remède  d'immortalité,  <pàpu.<xxov  àÔavaotaç,  d'un 
antidote    de    vie,    àvTÎSoTOv  ÇoTJç. 

La  doxologie  déjà  relevée  :  (Uoire  à  toi  dans  les 
siècles,  sépare  cette  prière  de  la  suivante.  Celle-ci 
exalte  la  création  par  le  Tout-Puissant  de  l'univers 
en  l'honneur  de  son  nom;  le  don  qu'il  a  fait  aux 
hommes  de  la  nouniture  et  de  la  boisson:  enfin  le 
bienfait  dont  il  les  gratifie  en  leur  accordant  par  son 
serviteur  un  aliment  et  un  breuvage  spirituels  ainsi 
que  la  vie  éternelle.  Aussi  la  Didachè  conclut-elle  en 
invitant  les  chrétiens  à  rendre  grâces  pour  de  telles 
largesses  qui  mettent  si  fortement  en  relief  la  puis- 
sance de  Dieu. 

La  présence  de  cette  pi  ière  est  une  nouvelle  preuve 
que  la  Didachè  ne  décritjpas  un  repas  chrétien  distinct 
de  l'eucharistie.  Dans  toutes  les  liturgies,  on  trouve 
une  formule  plus  spécialement  consacrée  à  l'action 
de  grâces.  C'est  la  prière  eucharistique  par  excellence. 
On  y  remercie  le  Très-Haut  de  la  création  et  de  tous 
ses  bienfaits.  Ne  possédons-nous  pas  ici  le  type  le 
plus  ancien  de  cette  solennelle  supplication? 

Parmi  les  dons  de  Dieu  est  spécialement  signalé 
l'octroi  de  la  nourriture  et  de  la  boisson  qui  susten- 
tent notre  corps.  Ensuite  seulement  sont  exaltés 
l'aliment  et  le  breuvage  spirituels.  Cette  distinction, 
cette  mention  expresse  des  deux  dons  ne  sont-elles 
pas  motivées  par  le  fait  que,  dans  les  milieux  où 
parut  la  Didachè,  le  iite  de  la  communion  eucha- 
ristique est  encore  uni  à  un  repas,  à  une  cène  propre- 
ment dite.  Si  les  fidèles  viennent  de  rassasier  et  leur 
corps  et  leur  âme,  le  langage  de  la  Didachè  s'explique' 
encore  mieux,  les  chrétiens  sont  alors  tenus  de  remer- 
cier expressément  et  pour  la  nourriture  matérielle 
et  pour  la  nourriture   spirituelle. 

Cette  dernière  est  un  bien  propre  aux  chrétiens. 
«  Aux  hommes  Dieu  a  donné  la  nourriture...;  à 
nous  »,  baptisés,  à  nous  seuls  «  il  a  octroyé  un  aliment 
et  un  breuvage  spirituels,  ainsi  qu'une  vie  éternelle 
par  son  serviteur  ».  Ces  mots  s'entendent-ils  seule- 
ment de  la  foi  et  de  la  gnose?  Non,  semble-t-il,  car 
déjà  il  en  a  été  expressément  parlé.  L'antithèse  entre 
le  don  spirituel  et  la  nourriture  matérielle  se  comprend 
mieux  s'il  est  question  ici  de  l'aiment  et  du  breuvage 
eucharistiques.  Ils  sont  vraiment  les  mets  que  Dieu  le 
Père  nous  a  donnés  par  Jésus,  son  serviteur.  C'est 
lui  qui  à  la  dernière  cène  nous  en  a  dotés.  Hemmer, 
op.  cit.,  p.  xlviii.  Cette  fois  encore,  les  mots  employés 
rappellent  le  vocabulaire  de  saint  Jean  :  «  Travaillez 
non  pour  la  nourriture  qui  périt,  mais  pour  celle  qui 
demeure  en  vue  de  la  vie  éternelle.  »  vi,  27. 

Une  nouvelle  doxologie  nous  avertit  que  la  prière 
finit  et  qu'une  troisième  commence.  Cette  dernière 
est  une  supplication  pour  l'Église.  Elle  débute  par 
les  mots  :  Mvtqo-Stjti,  Souviens-toi.  C'est  donc  le  premier 
type  des  prières  liturgiques  dites  Mémento.  Et  dans 
toutes  les  liturgies  postérieures  se  trouve»  une  ou 
plusieurs  supplications  pour  la  communauté,  pour 
l'Église.  La  présence  de  cette  prière  n'atteste-t-elle  pas 
aussi  que  la  Didachè  ne  décrit  pas  une  simple  agape, 
un  repas  religieux  quelconque?  Nous  sommes  en  face 
d'un  service  eucharistique,  avec  ou  sans  repas. 

Dans  cette  prière,  de  nouveau  il  faut  relever  la 
parenté  des  formules  avec  les  expressions  johanniques. 
«  Souviens-toi,  Seigneur,  de  délivrer  ton  Église  de 
tout  mal  ».  x,  5.  Ainsi  ■ —  et  c'est  toujours  dans  la 
prière  eucharistique  de  la  dernière  cène  rapportée 
par  le  quatrième  évangile  —  on  lit  :  «  Je  ne  vous 
demande  pas  de  les  ôter  du  monde,  mai;  de  les 
garder  du  mal.  »  xvn,  15.  —  «  Souviens-toi,  Seigneur, 
continue   la   Didachè,  de   rendre   ton   Église   p:irjaile 


877 


MESSE    DANS    LES    PLUS    ANCIENS    TEXTES    :    LA    DIDACHÈ 


878 


dans  ton  amour.  »  x,  5.  Et  Jésus,  cette  fois  encore 
dans  la  même  prière  eucharistique  de  saint  Jean, 
dit  :  «  Que  mes  disciples  •  soient  parfaitement  uns, 
et  que  le  monde  connaisse  que  vous  les  avez  aimés 
comme  vous  m'avez  aimé,  »  xvn,  23. 

La  même  prière  de  la  Didachè  s'achève  par  cette 
dernière  supplication  :  •<  Et  rassemble-la  des  quatre 
vents,  cette  (Église)  sanctifiée  dans  ton  royaume 
que  tu  lui  as  préparé.  »  Cette  conclusion  est  toute 
naturelle.  Après  avoir  demandé  pour  l'Eglise  les 
grâces  dont  elle  a  besoin  sur  terre,  les  fidèles  solli- 
citent l'union  finale  de  ses  membres  dans  le  royaume. 
On  sait  que  dans  toutes  les  liturgies  postérieures  se 
trouve  une  anamnèse.  Pour  faire  l'acte  eucharistique, 
l'action  de  grâces  en  mémoire  du  Seigneur,  on  réca- 
pitule ses  principaux  mystères.  Un  grand  nombre 
de  liturgies,  toutes  celles  d'Orient,  mentionnent  avec 
la  passion,  la  mort  et  la  résurrection  de  Jésus-Christ, 
l'attente  du  dernier  avènement.  D'autres  rappellent 
l'ascension  par  laquelle  le  Christ  est  monté  à  la 
droite  du  Père  pour  préparer  en  son  royaume  une 
place  à  ses  disciples.  On  peut  donc  être  tenté  de 
voir  dans  la  Didaehè  une  ébauche  de  cette  partie  de 
l' anamnèse.  Cette  circonstance  nous  confirme  dans 
la  conviction  que  le  rite  ici  décrit  est  bien  une 
eucharistie  et  non  un  simp'e  repas  fraternel  plus  ou 
moins  religieux. 

Il  est  naturel  que  le  vœu  eschatologique  de  la 
Didachè  ressemble  aux  déclarations  du  Christ  sur 
le  dernier  avènement.  On  lit,  Matth.,  xxiv,  31  :  «  Le 
Fils  de  l'homme  enverra  ses  anges...  et  ils  rassem- 
bleront ses  élus  des  quatre  vents.  »  Et  le  même 
évangéliste  appelle  l'endroit  réservé  aux  justes  à  la 
fin  des  temps  :  «  le  royaume  qui  leur  a  été  préparé 
dès  l'origine  du  monde.  »  Matth.,  xxv,  34.  Mais, 
même  en  cette  partie  des  prières  de  la  Didachè,  on 
relève  un  nouveau  trait  de  ressemblance  avec  la 
supplication  eucharistique  prononcée  par  Jésus 
à  la  dernière  cène  et  conservée  dans  le  IVe  évangile. 
Il  y  est  demandé  que  le  Père  «  sanctifie  »  les  disciples. 
xvti,  17.  «  Pour  eux,  dit  encore  Jésus,  je  me  sanctifie, 
afin  qu'eux  aussi  soient  sanctifiés  en  vérité.  »  xvn,  19. 
Or,  cette  Église  que  les  chrétiens  de  la  Didachè 
demandent  au  Père  de  rassembler  des  quatre  vents, 
ils  l'appellent  précisément  la  sanctifiée.  Le  mot  fait 
sans  doute  allusion  à  sa  pureté  morale;  mais,  si  on  le 
rapproche,  et  on  a  le  droit  de  le  faire,  de  la  déclara- 
tion de  Jésus,  la  phrase  devient  :  «  Rassemble  dans 
ton  royaume  cette  Église  sanctifiée,  parce  que  le 
Christ  s'est  offert  pour  elle  en  sacrifice.  »  On  voit 
comme  cette  affirmation  est  à  sa  place  au  cours 
d'une  cérémonie  qui  elle-même,  d'après  la  Didachè,  est 
«  un  sacrifice  ». 

A  la  fin  du  Pater,  dans  la  Didachè,  se  trouve  la 
doxologie  qui  suit  la  prière  :  «  Rassemble-la  des 
quatre  vents  du  ciel...  »  Dans  les  deux  endroits,  on 
lit  les  mêmes  mots  :  «  Car  à  toi  est  la  puissance  et  la 
gloire  dans  les  siècles.  »  Faut-il  conclure  que  l'orai- 
son dominicale  avait  sa  place  dans  le  rite  relaté  par 
la  Didachè?  C'est,  sinon  démontré,  du  moins  vrai- 
semblable. Lebreton,  La  prière  dans  l'Église  primi- 
tive, dans  Recherches  de  science  religieuse,  192-1,  p.  14. 

L'originalité  des  trois  oraisons  que  fait  dire  la 
Didachè  par  les  fidèles  après  qu'ils  se  sont  rassasiés, 
apparaît  dans  un  éclat  saisissant,  si  on  les  compare, 
comme  la  fait  Klein,  aux  bénédictions  quotidiennes 
de  la  table  jadis  en  usage  chez  les  Juifs,  telle  qu'on 
les  trouve  dans  le  Talmud  et  qui  remontent  à  une 
très    haute    antiquité. 

L'action  de  grâces  d'Israël  pour  remercier  Dieu  des 
aliments  est  la  suivante  :  «  Sois  loué,  ô  Éternel,  roi 
de  l'univers  qui  nourris  le  monde  par  ta  bonté,  en 
toute  grâce  et  miséricorde.  Il  donne  le  pain  à  toute 


chair.  Car  sa  miséricorde  est  éternelle.  »  La  formule 
correspondante  de  la  Didachè  remercie  le  Maître 
Tout-Puissant  d'avoir  créé  l'univers  en  l'honneur  de 
son  nom,  de  donner  aux  hommes  nourriture  et  bois- 
son, afin  qu'ils  rendent  grâces,  et  enfin  d'accorder 
aux  fidèles  un  aliment  et  un  breuvage  spirituels, 
ainsi  que  la  vie  éternelle  par  son  serviteur  Jésus.  » 
On  le  voit,  les  ressemblances  verbales  sont  insigni- 
fiantes. Et  entre  les  idées,  quelles  différences  I  La 
grandeur  du  bienfait  matériel  est  mieux  exprimée  : 
pour  les  chrétiens,  l'univers  n'est  pas  seulement 
nourri,  mais  créé.  Ils  énoncent  le  motif  dernier  des 
largesses  divines.  Ils  exaltent  l'aliment  spirituel  du 
chrétien  et  rappellent  qu'il  leur  a  été  donné  par 
Jésus. 

En  second  lieu,  les  Juifs  remerciaient  Dieu  «  pour 
le  don  d'un  pays  spacieux,  exquis  et  magnifique,  pour 
la  sortie  de  l'Egypte  et  la  délivrance  de  l'esclavage, 
pour  l'alliance  marquée  dans  leur  chair,  pour  sa  loi 
et  ses  commandements,  pour  la  vie  donnée  par  grâce 
et  miséricorde.  »  On  a  essayé  de  rapprocher  cette 
formule  de  la  première  partie  de  la  prière  d'action 
de  grâces  de  la  Didachè.  Ou  bien  on  ne  découvre  rien 
de  semblable,  ou  bien  on  est  obligé  de  conclure  que 
les  chrétiens  venus  du  judaïsme  ne  se  sont  souvenus 
de  leurs  antiques  prières  que  pour  les  transformer 
totalement.  Israël  remercie  Dieu  d'avoir  invité  ses 
aïeux  à  résider  en  Palestine,  les  fidèles  rendent  grâces 
au  Père  de  ce  qu'il  fait  habiter  son  nom  dans  leurs 
cœurs.  Et  ce  don  s'oppose  encore  à  une  autre  faveur 
que  célèbrent  les  juifs,  celle  de  l'alliance  divine  marquée 
dans  leur  chair.  A  la  Loi,  aux  commandements,  sont 
substituées  la  gnose,  la  foi  et  l'immortalité. 

Quant  à  la  dernière  prière,  il  est  naturel  d'admettre 
que  les  fidèles  de  la  Didachè,  juifs  de  la  veille,  ont 
eu  la  pensée  de  transformer  une  demande  pour 
Jérusalem  er  une  supplication  pour  l'Église.  Mais 
les  deux  forr  ules  sont  tout  à  fait  différentes.  «  Prends 
pitié  d'Israë.  •>,  dit  le  juif.  Le  chrétien  sait  que  Dieu 
l'a  fait  :  aussi  lui  demande-t-il  seulement  de  se  sou- 
venir de  l'Église.  Et  il  ne  peut  rien  emprunter  à  son 
ancien  langage  :  «  Prends  pitié,  Éternel,  notre  Dieu, 
d'Israël  ton  peuple,  de  Jérusalem  ta  ville,  de  Sion 
séjour  de  ta  souveraineté,  de  David  ton  oint  et  de  sa 
maison  et  de  son  royaume,  de  ton  grand  et  saint 
temple  d'où  ton  nom  est  connu.  Notre  Dieu,  notre 
père,  notre  pasteur,  nourris-nous,  soigne-nous,  garde- 
nous,  libère-nous  1  »  C'est  à  peine  si  quelques  mots 
peuvent  être  passés  d'une  prière  dans  l'autre,  encore 
ont-ils  pris  un  sens  nouveau  :  Libère-nous,  non 
plus  du  joug  étranger,  mais  de  tout  mal.  Ce  qui  est 
saint,  ce  n'est  pas  le  temple,  mais  VÉglise.  Le 
royaume  auquel  pense  le  chrétien  n'est  pas  celui  de 
David,   mais  celui  que  Dieu  lui  a  préparé. 

Si  on  souligne  ces  contrastes,  si  on  se  rappelle,  au 
contraire,  que  la  plupart  des  phrases,  des  mots  de 
la  Didachè  font  écho  à  des  paroles  évangéliques  et  en 
particulier  au  discours  prononcé  par  Jésus  à  la  der- 
nière cène,  d'après  saint  Jean,  on  est  obligé  de 
conclure  que  la  nouveauté  toute  chrétienne  des 
piières  est  indéniable  :  les  conveitis  se  sont  souvenus 
des  formules  anciennes  pour  les  vider  ou  les  dépasser; 
à  l'antique  repas  juif  succède  l'eucharistie  chrétienne 
la  plus  authentique.  Volker,  op.  cit.,  p.  106. 

o.  Les  prières  précédentes  closes  par  une  doxolo- 
gie un  peu  plus  longue,  la  Didachè  porte  ces  mots  : 
«  Vienne  la  grâce  et  que  ce  monde  passe  1  Hosanna 
au  Dieu  de  David!  Si  quelqu'un  est  saint,  qu'il  vienne! 
Si  quelqu'un  ne  l'est  pas,  qu'il  fasse  pénitence. 
Maran  atha.  Amen.  »  x,  6. 

La  grâce  dont  on  souhaite  la  venue  pourrait  consis- 
ter dans  les  dons,  la  faveur  de  Dieu.  Lietzmann, 
op.  cit.,  p.  237,  propose  de  voir  dans  ce  mot  X<xp'-Ç  lln 


879 


MESSE    DANS    LES    PLUS    ANCIENS    TEXTES    :   LA    DIDACHÈ 


880 


synonyme  de  X6yoç.  C'est  donc  le  Seigneur  qui 
serait  ainsi  appelé.  La  phrase  se  présenterait  fort 
bien  :  «  Vienne  le  Seigneur  et  que  ce  monde  passe.  » 

On  s'est  demandé  s'il  ne  fallait  pas  rectifier  la 
proposition  suivante  et  lire  :  «  Hosanna  au  fils  de 
David  I  »  Certains  éditeurs  l'ont  cru,  et  ont  ainsi 
reproduit  ici  l'acclamation  des  Rameaux,  telle  que 
la. rapporte  Matth.,  xxi,  9,  10,  avec  qui  s'accorde  si 
souvent  la  Didachè.  Peut-être  cependant  est-ce  pour 
tenir  compte  de  la  remarque  du  même  évangile,  xxn, 
42-46  :  «  Le  Christ  n'est  pas  seulement  le  fils,  il  est  le 
Seigneur  de  David  »,  que  la  Didachè  a  préféré  au 
mot  6ew  le  mot  utco.  Ce  qui  est  hors  de  doute,  c'est 
que  nous  rencontrons  ici  pour  la  première  fois  un 
morceau  du  •  Sanctus  liturgique.  L'expression  ara- 
méenne  Maranatha  peut  se  comprendre  de  deux 
manières  :  «  Le  Seigneur  est  venu  »,  Maran  atha  ou 
bien  :  «  Venez,  Seigneur,  Jésus  »,  Zîarana  tha. 

Zahn,  Forschungen  zut  Geschichle  des  N.  T.  Kanons, 
t.  m,  Erlangen,  1884,  p.  294,  et  Berning,  op.  cit., 
p.  169,  se  servent  de  ces  acclamations  pour  soutenir 
que  la  Didachè  a  précédemment  parlé  de  l'agape,  et 
qu'ici  seulement  elle  invite  les  chrétiens  à  recevoir 
l'eucharistie.  Ainsi  devrait-on  comprendre  les  souhaits  : 
Vienne  la  grâce  et  Maranatha!  Ainsi  se  justifierait 
l'appel  :  «  Si  quelqu'un  est  saint,  qu'il  vienne!  »  Ainsi 
s'expliquerait  la  place  faite  au  Sanctus  qui  dans 
les  autres  liturgies  n'est  pas  après  la  communion. 

Mais,  nous  l'avons  établi,  ce  sentiment  se  heurte 
au  texte  même  de  la  Didachè,  ix,  5  et  x,  1.  Nous 
croyons  aussi  l'avoir  montré  :  toutes  les  piières  dites 
par  les  fidèles  avant  et  après  qu'ils  se  rassasient,  ne 
s'expliquent  vraiment  que  si  elles  sont  prononcées 
au  cours  d'un  service  eucharistique,  joint  ou  non  à  une 
agape.  Les  mots  :  Vienne  la  grâce  et  Maranatha,  peuvent 
d'ailleurs  avoir  un  sens  eschatologique  et  ne  pas  se 
rapporter  à  la  communion.  Quant  au  Sanctus,  sa  place 
a  varié.  En  fait,  dans  le  VIIIe  livre  des  Constitu- 
tions  apostoliques,   l'Hosanna   suit  la  communion. 

Seuls  en  réalité  les  mots  :  «  Si  quelqu'un  est  saint, 
qu'il  vienne  I  S'il  ne  l'est  pas,  qu'il  fasse  pénitence  1  » 
paraissent  ne  pas  être  à  leur  place.  Quand  on  les 
examine  de  près,  on  est  moins  porté  à  croire  qu'ils 
devaient  précéder  la  communion.  Il  est  dit  que  le 
saint  doit  venir.  Mais  à  cette  époque,  on  ne  se  pré- 
sentait pas  à  une  table  de  communion  comme  aujour- 
d'hui :  les  convives  étaient  assis  à  un  repas  et  on 
faisait  circuler  le  pain  et  la  coupe.  Les  mots  :  Si 
quelqu'un  est  saint,  qu'il  vienne,  s'il  ne  l'est  pas,  qu'il 
fasse  pénitewi,  nous  semblent  donc  être  non  pas  un 
appel  à  la  communion,  mais  le  vœu  que  s'accroisse  le 
nombre  de  ceux  qui  participent  aux  mystères  chré- 
tiens. L'appel  à  la  communion  a  pris  place  avant  que 
les  fidèles  se  rassasient.  C'est  alors  que  la  Didachè  met 
les  mots  :  «  Que  personne  ne  mange  ni  ne  boive  de 
votre  eucharistie,  si  ce  n'est  les  baptisés  au  nom 
du  Seigneur,  car  c'est  à  ce  sujet  que  le  Seigneur  a  dit  : 
«  Ne  donnez  pas  ce  qui  est  saint  aux  chiens.  »  ix,  5. 

Lietzmann,  op.  cit.,  p.  236-237,  croit  que  ces  excla- 
mations finales  ne  sont  pas  eschatologiques,  mais 
devaient  précéder  l'eucharistie.  Il  propose  de  les 
placer  avant  le  c.  x,  à  côté  de  l'invitation  :  «  Que 
personne  ne  mange  ni  ne  boive  de  votre  eucharistie 
s'il  n'est  pas  baptisé.  »  Les  prières  auraient  été 
rejetées  à  la  fin,  parce  qu'elles  sont  en  forme  de  dia- 
logue entre  l'officiant  et  le  peuple.  —  Cette  hypothèse 
est  purement  gratuite  et  le  texte  ne  l'autorise  pas. 
Le  motif  invoqué  pour  justifier  ce  remaniement  ne 
paraît  pas  suffisant.  Cette  opinion  a  d'ailleurs  un 
très  grave  tort,  celui  de  ne  tenir  compte  ni  de  l'indi- 
cation de  la  Didachè.  ni  des  enseignements  de  la 
plus  antique  tradition  sur  les  perspectives  escha- 
tologiques de  l'eucharistie.  J    | 


Dans  les  textes  les  plus  anciens,  nous  lisons  celte 
parole  de  Christ  :  «  Je  ne  boirai  plus  du  fruit  de  la 
vigne  jusqu'à  ce  que  le  royaume  de  Dieu  soit  venu 
(jusqu'à  ce  que  je  le  boive  à  nouveau  dans  le  royaume 
de  mon  Père)  »,  Matth.,  xxvi,  29;  Marc,  xiv,  25; 
Luc,  xxn,  18.  Et  saint  Paul  écrit  :  «  Toutes  les  fois 
que  vous  mangez  ce  pain...,  vous  annoncez  la  mort 
du  Seigneur  jusqu'à  ce  qu'il  vienne.  »  I  Cor.,  xi,  26. 
D'autre  part,  dans  les  liturgies  postéiieures,  on  trouve 
exprimée  la  pensée  de  l'avènement  du  Seigneur,  du 
royaume  à  venir  ou  de  l'ascension.  Il  est  donc  natu- 
rel que  la  Didachè  ne  fasse  pas  exception.  Or,  préci- 
sément dans  la  prière  qui  vient  de  se  terminer  avant 
ces  acclamations,  il  a  été  souhaité  que  «  des  quatre 
vents  du  ciel  le  Seigneur  rassemble  son  Église  dans 
le  royaume  qu'il  lui  a  préparé  ».  Il  n'y  a  donc  ici 
aucun  hiatus.  De  la  manière  la  plus  harmonieuse  l'es- 
prit développe  la  pensée  déjà  émise.  Comme  le  fait 
observer  fort  justement  Goguel,  op.  cit.,  p.  234,  à  la 
suite  de  Harnack,  ces  aspirations  eschatologiques 
sont  ici  tout  à  fait  à  leur-  place.  «  La  conclusion  clôt 
l'acte,  mais  en  le  dépassant  :  la  communauté  qui  vient 
de  se  nouirir  à  la  table  du  Seigneur,  soupire  après  sa 
venue.  » 

Ces  sentiments  se  traduisent  sous  la  forme  d'accla- 
mations liturgiques,  pense  Battiiïol,  op.  cit.,  p.  64, 
n.  1.  Fort  ingénieusement,  il  rapproche  des  mots  de  la 
Didachè  :  «  Si  quelqu'un  est  saint,  qu'il  vienne;  si 
quelqu'un  ne  l'est  pas,  qu'il  fasse  pénitence,  Maran- 
atha »,  d'autres  paroles  d'une  forme  tout  à  fait  iden- 
tique :  la  conclusion  de  I  Cor.,  xvr,  22  :  «  Si  quelqu'un 
n'aime  pas  le  Seigneur,  qu'il  soit  anathème,  Maran- 
atha ».  Cette  similitude  ne  donnerait-elle  pas  à  croire 
que  dans  les  assemblées  chrétiennes  on  employait 
ce  type  d'acclamations?  Lietzmann,  lui  aussi,  op.  cit., 
p.  237,  a,  non  sans  vraisemblance,  proposé  de  compo- 
ser avec  ces  phrases  le  dialogue  suivant  :  L'officiant  : 
Vienne  la  grâce  et  que  le  monde  passe.  —  Le  peuple  : 
Hosanna  au  Dieu  (  au  Fils)  de  David.  ■ —  L'officiant  : 
Si  quelqu'un  est  saint,  qu'il  vienne:  s'il  ne  l'est  pas, 
qu'il  fasse  pénitence.  Maranatha.  —  Le  peuple  : 
Amen. 

L'hypothèse  n'a  rien  d'invraisemblable.  Une  autre 
moins  probable  a  été  émise.  On  s'est  demandé  s'il 
ne  fallait  pas  voir  dans  ces  courtes  phrases,  soit  des 
amorces  de  cantiques  chantés  par  la  communauté, 
soit  un  résidu  d'hymnes  ayant  été  autrefois  en  usage. 
Cf.  Von  der  Golz,  Das  Gebet  in  der  àltesten  Christen- 
heit,  Leipzig,  1911,  p.  211  sq.;  Goguel,  op.  cit., 
p.  233,  234.  «  La  première  phrase,  dit-on,  a  un  carac- 
tère rythmique  très  net.  »  D'autre  part,  l'Hosanna 
a  toujours  fait  partie  d'un  cantique.  Les  mots  :  «  Si 
quelqu'un  est  saint  »,  «  Le  Seigneur  vient  »,  sont  de 
ceux  qui  seraient  tout  à  fait  à  leur  place  dans  un 
chant  de  communion.  A  l'appui  de  ce  sentiment,  on 
pourrait  observer  que  des  psaumes  étaient  placés  à  la 
fin  du  repas  de  Pâques,  et  qu'après  la  première  cène, 
l'hymne  avait  été  récité.  Matth.,  xxvi,  30. 

Par  contre,  on  a  fait  remarquer  non  sans  raison 
que  chacune  de  ces  acclamations  a  un  sens  total  et  se 
suffit  à  elle-même,  que  toutes  se  retrouvent  ailleurs, 
soit  dans  le  Nouveau  Testament,  soit  dans  la  Didachè. 
Il  est  donc  peu  vraisemblable  qu'elles  soient  des 
incipit  de  cantiques.  Lebreton,  op.  cit.,  p.  109-110. 
Ce  qui  est  sûr,  c'est  qu'on  n'a  aucune  raison  de  les 
considérer  comme  des  gloses  tardives.  On  ne  peut 
s'empêcher  de  penser  que  cet  Amen  et  les  acclama- 
tions qui  le  précèdent,  terminent  fort  bien  la  céré- 
monie. 

Au  terme  de  cette  étude,  force  est  de  le  constater  : 
Pas  un  mot  ne  confirme  l'hypothèse  de  Wetter  sur 
l'offrande  liturgique  d'aliments  destinés  au  repas 
collectif  des  fidèles.  Les  noms  de  l'assemblée  :  fraction 


881      MESSE    DANS    LES    PLUS    ANCIENS    TEXTES    :   SAINT    CLEMENT     882 


du  pain,  eucharistie,  sacrifice,  désignent  de  tout 
autres  actes.  Les  prières  de  la  Didachè  ne  font  aucune 
allusion  à  une  pareille  offrande.  Les  recommandations 
de  xiii,  1-7,  se  rapportent  à  un  service  de  charité 
pour  des  prophètes  ou  des  pauvres,  mais  non  à 
l'oblation    que    décrit    Wetter. 

Conclusion.  ■ —  Si  le  c.  xiv  affirme,  répète  et  démon- 
tre que  la  fraction  du  pain  et  l'action  de  grâces 
constituent  le  sacrifice,  6uma,  de  la  communauté 
chrétienne,  sacrifice  proprement  dit,  sacrifice  ana- 
logue à  ceux  du  temple,  sacrifice  annoncé  par 
Malachie,  rien  dans  les  c.  ix  à  x  n'infirme  cette 
proposition.  La  Didachè  appelle  la  célébration  de  ce 
rite  une  liturgie,  un  service  religieux  public  pour  les- 
quels il  faut  choisir  des  officiants  doués  de  qualités 
morales  et,  en  raison  même  de  leurs  fonctions,  honorés 
comme  les  prophètes  et  les  docteurs.  Dire  qu'il  y  a 
deux  eucharisties,  l'une  privée,  celle  de  ix  et  x, 
l'autre  publique,  celle  de  xiv,  laquelle  seule  serait 
un  sacrifice,  Goguel,  op.  cit.,  p.  243,  c'est  introduire 
dans  la  Didachè  ce  qui  ne  s'y  trouve  nulle  part,  c'est 
oublier  que  dans  les  deux  cas  se  célèbrent  les  deux 
mêmes  actes,  fraction  du  pain  et  action  de  grâces; 
c'est  méconnaître  le  caractère  social  et  universaliste 
des  prières  de  ix  et  x,  c'est  enfin  ne  pas  apercevoir 
combien  les  paroles  et  le  rite  qu'on  affirme  être  pure- 
ment domestiques  ressemblent  à  ceux  des  liturgies 
chrétiennes,  donc  du  culte  public.  D'ailleurs,  comme 
le  fait  observer  Fortescue,  op.  cit.,  p.  14,  «  l'existence 
d'une  eucharistie  privée  dans  l'Église  reste  encore 
à  démontrer  ». 

Y  aurait-il  ici  un  sacrifice  purement  mystique  et 
spirituel,  l'hostie  de  l'action  des  grâces  et  de  la 
prière  des  fidèles?  Von  der  Golz,  op.  cit.,  p.  223; 
Harnack,  Dogmengeschichte,  t.  i,  p.  225;  Wieland, 
Op/erbegrifJ,  p.  36  sq.  On  n'a  pas  le  droit  de  le  dire, 
car  la  Didachè  oblige  à  voir  un  sacrifice,  non  dans  la 
prière  d'action  de  grâces  toute  seule,  mais  aussi  dans 
la  fraction  du  pain.  Le  texte  est  formel:  «Réunissez- 
vous  le  jour  du  Seigneur,  rompe:  le  pain  et  rendez 
grâces  après  avoir  d'abord  confessé  vos  péchés, 
afin  que  votre  sacrifice  soit  pur.  »  xv,  1.  Cf.  Brinktrine, 
op.  cit.,  p.  61.  Objecter  qu'il  n'y  a  pas  d'offrande,  c'est 
affirmer  ce  qu'on  ne  sait  pas,  la  Didachè  n'ayant  pas 
jugé  bon  de  nous  renseigner  sur  la  manière  dont 
s'opérait  la  fraction,  ni  sur  les  paroles  qui  l'accompa- 
gnaient. Pourquoi  d'ailleurs  craindre  de  voir  en  la 
cène  chrétienne  un  sacrifice  réel?  Des  écrits  presque 
contemporains  du  Nouveau  Testament  lui  reconnais- 
sent ce  caractère.  Cf.  Lamiroy,  op.  cit.,  p.  239-210. 

Qu'est-ce  qui  fait  du  rite  et  des  paroles  un  sacri- 
fice? L'auteur  ne  nous  l'apprend  pas.  Nous  consta- 
tons seulement  qu'il  répète  à  tout  instant  le  mot 
action  de  grâces.  C'est  même  par  lui  qu'il  désigne  la 
cène  chrétienne  :  «  Que  personne  ne  mange  ni  ne  boive 
de  votre  eucharistie.  »  ix,  5.  Or  un  des  sacrifices 
qu'offraient  les  Juifs,  c'était  celui  d'action  de  grâces. 
Une  victime  y  était  en  partie  offerte  à  Dieu,  en  partie 
mangée  par  Israël.  C'est  peut-être  ainsi  que  l'auteur 
de  la  Didachè  se  représentait  le  rite  chrétien.  Ce  qui 
était  rompu  était  présenté  à  Dieu  et  offert  en  nourri- 
ture spirituelle  aux  fidèles.  Rentz,  Geschichte  des 
Messopferlegriffs,  t.  i,  p.  144  sq.,  veut  que  cette 
manducation  seule  accompagnée  d'une  prière  de 
remerciement  constitue  le  sacrifice  d'action  de  grâces. 
Mais  dans  le  c.  xv,  où,  à  trois  reprises,  la  Didachè 
présente  la  cène  chrétienne  comme  un  sacrifice,  une 
6'jcîa,  elle  ne  parle  pas  un  instant  de  la  partici- 
pation des  fidèles  au  pain  et  à  la  coupe.  Au  contraire, 
c'est  un  acte  qui  se  place  avant  la  communion  et  que 
le  c.  ix  en  distingue,  c'est  la  fraction  du  pain  qui  seule 
avec  l'eucharistie  est  considérée  comme  un  sacri- 
fice. 


■  Sur  ses  fruits  nous  sommes  quelque  peu  renseignés. 
Avant  tout,  il  honore  Dieu  par  \'action  de  grâces. 
ix,  2,  3;  x,  1,  2,  4,  7.  Les  fidèles  après  s'être  rassasiés 
remercient  pour  la  connaissance  et  la  foi,  l'immorta- 
lité et  la  vie  éternelle.  Ces  dons  sont-ils  un  effet  de  la 
communion  individuelle,  ou  de  l'assistance  au  sacri- 
fice collectif?  ou  de  l'une  et  de  l'autre?  A  cette  ques- 
tion, il  est  impossible  de  répondre.  Mais  il  paraît 
certain  qu'on  attribuait  une  efficacité  spéciale  à  la 
prière  dite  pour  l'Église,  pendant  que  s'opérait  le 
sacrifice  de  la  communauté  chrétienne.  Il  n'est  pas 
affirmé  que  le  rite  a  une  vertu  expiatoire.  Mais  on 
déclare  qu'il  est  l'offrande  pure,  et  à  l'occasion  de  son 
accomplissement  les  fidèles  confessent  leurs  péchés, 
évidemment  pour  s'en  délivrer. 

L'assemblée  a  lieu  au  moins  le  dimanche.  A  côté  des 
assistants,  on  distingue  des  prophètes  et  des 
docteurs,  lorsqu'il  y  en  a,  et  toujours  des  évêques  et 
des  diacres,  membres  de  la  communauté,  mais  élus 
par  elle.  C'est  la  hiérarchie  qui  préside,  rend  grâces 
et  fait  la  fraction  du  pain.  Le  peuple  prend  parfois 
la  parole  et  récite  des  formules  déterminées.  Peut- 
être  un  dialogue  s'engage-t-il  entre  lui  et  les  offi- 
ciants. La  présence  des  prophètes,  des  docteurs  et  des 
personnes  qui  «  font  leur  service  »  permet  de  suppo- 
ser qu'un  enseignement  est  donné.  Avant  l'eucharis- 
tie a  lieu  une  confession  des  péchés.  Suit  la  fraction 
du  pain.  Sur  la  manière  dont  elle  s'opère  nous  ne 
savons  rien.  Quand  elle  est  terminée,  les  fidèles 
font  une  action  de  grâces,  d'abord  pour  la  coupe, 
puis  pour  le  pain.  Vient  la  communion.  Seuls  les 
baptisés  mangent  et  boivent  de  l'eucharistie. 

Ce  rite  est-il  encadré  dans  un  repas  fraternel  qui 
rappelle  la  cène  primitive?  Peut-être,  mais  on  ne 
saurait  l'affirmer  avec  certitude.  Après  qu'ils  se  sont 
rassasiés,  les  fidèles  rendent  grâces.  Trois  prières  sont 
récitées  par  eux  ou  en  leur  nom  :  la  première  est  une 
post-communion.  La  seconde  ressemble  à  ce  qui,  dans  les 
liturgies  postérieures,  constitue  la  prière  eucharistique 
proprement  dite  :  action  de  grâces  pour  les  bienfaits 
de  Dieu,  création  et  nourriture  ordinaire,  aliment 
spirituel  et  vie  éternelle.  La  troisième  est  le  premier 
type  d'un  Mémento  et  recommande  à  Dieu  l'Église. 
On  y  trouve  comme  dans  les  ananmèses  futures  la 
pensée  de  l'avènement  du  Clirist.  Le  tout  est  terminé 
par  des  acclamations  eschatologiques  récitées  peut- 
être  par  l'officiant.  Plus  probablement  elles  font 
partie  d'un  dialogue  entre  lui  et  le  peuple  ou  du 
chant  des  fidèles.  Enfin  on  relève  un  morceau  du 
Sanctus  et  un  Amen  final  de  la  foule. 

2°  Saint  Clément  de  Home  (entre  95  et  98).  — 
Dans  l'Église  de  Corinthe,  un  schisme  s'était  pro- 
duit. Quelques  meneurs  (xi.vu,  5-6)  avaient  soulevé 
la  masse  des  fidèles.  Plusieurs  presbytres  irrépro- 
chables avaient  été  destitués.  L'évêque  de  Rome. 
Clément,  intervient  pour  rétablir  la  paix  et  défendre 
les  droits  des  pasteurs  légitimes. 

Il  le  rappelle  donc,  xl-xliv  :  «  Nous  devons  faire 
avec  ordre  tout  ce  que  le  Maître  nous  a  prescrit 
d'accomplir  en  des  temps  déterminés.  Or,  il  nous  a 
ordonné  de  nous  acquitter  des  offrandes  et  du  service 
divin,  7rpoacpopàç  xal  XsiTOUpytaç,  non  pas  au  hasard 
et  sans  ordre,  mais  en  des  temps  et  des  heures  déter- 
minés. Il  a  fixé  lui-même  par  sa  volonté  souveraine 
à  quels  endroits  et  par  quels  ministres  ils  doivent 
s'accomplir,  afin  que  toute  chose  se  fasse  saintement 
selon  son  bon  plaisir  et  soit  agréable  à  sa  volonté. 
Donc,  ceux  qui  présentent  leurs  offrandes  aux  temps 
marqués  sont  favorablement  accueillis  et  bienheureux  : 
car,  à  suivre  les  ordonnances  du  Maître,  ils  ne  font 
pas  fausse  route.  Au  grand  prêtre  dans  l'Ancienne 
Loi  des  fonctions  (liturgiques)  particulières  ont  été 
conférées;  aux  prêtres  on  a  marqué  des  places  spé 


883      MESSE    DANS    LES    PLUS    ANCIENS    TEXTES    :    SAINT    CLEMENT      884 


ciales;  aux  lévites  incombent  des  services  (diaconies) 
propres  :  le  laïque  est  lié  parles  préceptes  faits  pour  les 
laïques. 

«  Frères,  que  chacun  de  nous,  à  sa  place  propre, 
plaise  à  Dieu,  eùapeaTEÎTw  (leçon  du  ms.  C  adoptée 
par  Harnack,  Knopf,  Funk,  Heinmer;  le  ms.  A  porte 
eù/api.oTetT(o,  fasse  l'eucharistie,  c'est  le  texte  des 
éditions  Lightfoot,  Gebhardt-Harnack)  par  une 
bonne  conscience  et  sans  transgresser  les  règles 
imposées  à  son  office  (à  sa  liturgie),  agissant  avec 
gravité.  Car  on  n'offre  pas  partout,  frères,  les  sacri- 
fices perpétuels  ou  votifs,  ni  les  sacrifices  pour  le 
péché  ou  pour  le  délit,  mais  seulement  à  Jérusalem. 
Et  là  encore,  on  n'offre  pas  le  sacrifice  en  tout  lieu, 
mais  dans  le  parvis  du  temple,  à  l'autel...  Les  Apôtres 
nous  ont  été  envoyés  par  le  Seigneur  Jésus-Christ,  et 
Jésus-Christ  a  été  .envoyé  par  Dieu...  Ayant  reçu 
les  instructions  de  Notre-Scigneur  Jésus-Christ, 
ils  allèrent  annoncer  l'évangile...  Prêchant  à  travers 
les  villes  et  les  campagnes,  ils  éprouvèrent  leurs 
premiers  convertis  et  les  instituèrent  comme  évêqaes 
et  comme  diacres  des  futurs  croyants...  Ensuite,  ils 
posèrent  cette  règle  qu'après  leur  mort  d'autres 
hommes  éprouvés  succéderaient  à  leur  ministère... 
Ceux  qui  ont  été  ainsi  mis  en  charge  par  les  apôtres  et 
plus  tard  par  d'autres  personnes  investies  d'autorité... 
qui  ont  servi  d'une  façon  irréprochable...,  à  qui  tous 
ont  rendu  bon  témoignage  depuis  longtemps,  nous 
ne  croyons  pas  juste  de  les  rejeter  du  ministère. 
Et  ce  ne  serait  pas  une  faute  légère  pour  nous  de 
déposer  de  l'épiscopat  des  hommes  qui  ont  présenté 
les  oblations  d'une  façon  pieuse  et  irréprochable.  » 
(Traduction  Hemmer,  Les   Pères  apostoliques,   t.  n.) 

Nul  ne  le  nie  :  saint  Clément  parle  du  culte  chré- 
tien. Il  affirme  que  des  «  règles  »,  des  «  prescriptions  » 
déterminent  la  manière  dont  il  doit  se  célébrer,  et 
empêchent  que  le  service  «  s'accomplisse  au  hasard 
et  sans  ordre  ».  Ce  sont  des  «  ordonnances  du  Maître  », 
l'expression  de  son  «  bon  plaisir  »  et  «  de  sa  volonté 
souveraine  ».  Si  on  les  suit,  «  on  ne  fait  pas  fausse 
route   »,   et   «  tout   se   passe   saintement  ». 

Ces  règles  visent  le  temps  où  on  doit  faire  les  offran- 
des :  Clément  ne  précise  pas.  Son  langage  fait  penser 
aux  attestations  d'autres  écrivains  chrétiens  sur  la 
célébration  de  l'eucharistie  le  jour  du  Seigneur. 
Il  y  a  aussi  des  prescriptions  sur  l'endroit  où  doit  se 
célébrer  le  service  divin.  L'évêque.  de  Rome  ne  juge 
pas  à  propos  de  les  citer.  Mais  le  contexte  montre  que 
d'après  lui,  comme  selon  saint  Justin,  il  y  a  obliga- 
tion de  présenter  les  offrandes  dans  les  assemblées 
où  la  hiérarchie  tient  sa  place. 

Sur  le  rang  et  les  droits  des  ministres  sacrés  — ■  le 
but  de  la  lettre  l'exigeait  —  Clément  s'exprime  avec 
autant  de  précision  que  d'énergie.  Le  Maître  a  fixé 
lui-même  «  par  quels  ministres  »  les  offrandes  et 
liturgies  doivent  se  faire.  Il  a  envoyé  les  apôtres,  qui 
à  leur  tour  choisirent  évc'ques  cl  diacres,  puis  déter- 
minèrent quels  seraient  leurs  successeurs  :  des  hommes 
«  mis  en  charge  par  les  supérieurs  légitimes,  avec 
l'approbation  de  l'Église,  pour  faire  le  service  et  pré- 
senter les  oblations.  »  Les  ministres  du  temps  nou- 
veau correspondent  à  ceux  de  l'Ancienne  Loi  dont 
l'institution  remontait  elle  aussi  à  Dieu  :  grand  pontife, 
prêtres  et  lévites.  On  ne  peut  donc  sans  faute 
grave  les  déposer,  si  leur  conduite  est  sans  reproche. 

De  quel  service,  de  quelles  offrandes  parle  Clé- 
ment? Wieland,  Der  vorirenâische  Opferbegriff, 
Munich,  1909,  p.  49,  a  d'abord  proposé  de  ne  voir  ici 
que  les  fonctions  ecclésiastiques  en  général.  Mais 
comme  le  fait  observer  Batifïol,  op.  cit.,  p.  53,  le 
mot  liturgie  «  est  pris  aux  Septante  où. il  désigne  le 
service  des  prêtres  et  des  lévites  »,  le  service  du  temple 
et  de  l'autel,  celui  des  sacrifices.  Voir  aussi  Goguel, 


op.  cit.,  p.  226.  Au  reste,  ce  terme  est  complété 
ici  par  celui  d'offrande  qu'il  est  impossible  d'entendre 
en  un  sens  purement  spirituel.  Des  oblations  symbo- 
liques, des  sentiments  intérieurs,  des  prières  privées, 
des  vertus  individuelles  ne  pourraient  être  l'objet 
d'un  règlement  officiel  et  public.  Il  n'y  aurait  pas  à 
définir  par  qui,  où  et  quand  ces  offrandes  doivent 
être  faites.  L'intervention  de  la  hiérarchie  ne  se 
comprendrait  pas,  et  il  serait  impossible  de  déter- 
miner, dans  l'exercice  de  ce  culte  individuel  et 
intime,  les  rôles  divers  de  l'évêque,  de  ses  assistants 
et  des  laïques.  Rauschen,  L'eucharistie  et  la  péni- 
tence, trad.  Decker  et  Richard,  Paris,  1910,  p.  81: 
De  la  Taille,  op.  cit.,  p.  223.  «  Les  Ttpoaçopaî  désignant 
quelques  chose  d'autre  que  les  XsiToupytat  ne 
peuvent  se  rapporter  aux  prières.  Il  doit  donc  être 
question  ici  de  sacrifices.  »  Goguel,  op.  cit.,  p.  226; 
Vôlker,  op.  cit.,  p.  132;  Brinktrine,  op.  cit.,  p.  74-76. 

Wieland  lui-même,  op.  cit.,  p.  50,  est  obligé  de 
reconnaître  que  les  mots  offrandes  peuvent  s'entendre 
au  sens  littéral.  Mais  il  ajoute  que,  si  l'on  admet  cette 
interprétation,  il  faut  voir  en  ces  oblations  les  dons 
que  les  fidèles  apportent  à  l'office  divin  pour  la 
sustentation  des  prêtres  et  des  pauvres.  A  l'appui 
de  ce  sentiment,  l'auteur  invoque  le  témoignage  de 
saint  Justin  et  de  la  Didachè.  Mais,  même  si  dans  les 
divers  textes  allégués  il  est  vraiment  question  d'au- 
mônes —  et  ce  n'est  pas  démontré,  cf.  De  la  Taille, 
op.  cit.,  p.  224  et  Lamiroy,  op.  cit.,  p.  248  —  il  ne  s'en 
suit  pas  que  tel  est  le  sens  ici.  Que  cette  pensée  ne 
soit  pas  exclue,  on  peut  l'admettre.  Mais  Clément  de 
Rome  parle  aussi  de  l'eucharistie  considérée  comme  un 
sacrifice  rituel.  Il  compare  les  liturgies  de  l'évêque  à 
«  celles  du  grand  prêtre  »,  les  rites  chrétiens  aux 
sacrifices  juifs,  offerts  dans  le  parvis  du  temple  à 
l'autel,  sacrifices  pour  le  péché  ou  pour  le  délit,  sacri- 
fices votifs  et  perpétuels.  L'expression  employée  par 
l'évêque  de  Rome  :  présenter  des  offrandes  ou  des 
dons,  vient  de  l'Ancien  Testament  et  là  elle  veut  dire 
sacrifier  et  non  pas  faire  l'aumône.  Plusieurs  fois, 
l'Épître  aux  Hébreux  elle-même  donne  à  cette  locu- 
tion le  sens  de  présenter  une  victime  proprement  dite  : 
«  Tout  prêtre  est  établi  pour  offrir  des  dons  et  des 
sacrifices  pour  le  péché.  »  v,  1,  cf.  vm,  3.  Qu'à  la 
rigueur  il  ne  soit  pas  interdit  de  faire  désigner  ici 
par  les  mots  dons  tout  ce  qui  est  présenté  à  l'Église, 
prière  et  aumône  comprises  (Funk),  du  moins  ne  faut-il 
pas  exclure  ce  que  ces  mots  signifient  avant  tout 
chez  les  écrivains  bibliques,  l'oblalion  rituelle,  le 
sacrifice  proprement  dit.  Brinktrine,  op.  cit.,  p.  76,  n.  1. 

Qu'on  relise  d'ailleurs  tout  le  texte  :  il  parle  du 
rôle  liturgique  des  ministres,  de  fonctions  qui  leur 
appartiennent,  et  à  eux  seuls,  de  par  la  volonté  de 
Dieu  et  de  l'Église,  d'une  charge  qu'on  n'a  pas  le 
droit  de  leur  enlever  si  leur  conduite  a  été  sans 
reproche,  de  préceptes  différents  de  ceux  qui  s'im- 
posent aux  laïques,  d'une  discipline  qui  doit  être 
observée  saintement.  Rien  ne  désigne  mieux  le  sacri- 
fice et  ceux  qui  l'opèrent.  Au  contraire,  ces  expres- 
sions paraîtraient  beaucoup  trop  fortes,  si  elles  signi- 
fiaient seulement  que  les  membres  de  la  hiérarchie 
chrétienne  reçoivent  des  aumônes  pour  les  distribuer. 

Ailleurs,  c.  lu,  saint  Clément  affirme  de  Dieu  qu'il 
n'a  nul  besoin  de  nos  dons  et  que  le  seul  sacrifice  à 
lui  offrir,  c'est  la  louange  et  la  contrition.  Ces  paroles 
ne  peuvent  nous  induire  en  erreur.  Clément  rapporte 
des  paroles  de  psaumes  connues,  admises  par  tous 
ceux  qui  ont  cru  et  qui  croient  au  sacrifice  de  la  messe, 
paroles  qui  démontrent  seulement  la  -nécessité  de 
dispositions  saintes  dans  les  donateurs  de  sacrifices, 
paroles  par  lesquelles  il  n'a  pas  voulu  contredire  ce 
qu'il  écrit  lui-même  sur  les  offrandes  rituelles  des 
temps  nouveaux.     Cf.    Lamiroy,    op.    cit.,    p.    244 


B85      MESSE    DANS    LES   PLUS    ANCIENS    TEXTES    :   SAINT    CLÉMENT      886 


Sans  doute.  Clément  ne  dit  pas  si  la  célébration  de 
l'eucharistie  se  rattache  au  repas  d'adieu  et  à  la  mort 

■du  Christ.  Il  n'affirme  pas  en  termes  exprès  que  ce 
sacrifice  est  expiatoire.  L'auteur  n'avait  pas  à  étu- 
dier ces  questions,  et  son  silence  ne  prouve  pas  qu'il 
ignore  ou  nie  ce  qu'il  n'a  pas  à  enseigner.  Il  apporte 
des  arguments  à  l'appui  d'une  thèse,  et  il  laisse  de 
■côté  ce  qui   est   sans  aucun  rapport  avec  son  sujet. 

Quanl  à  prétendre,  comme  l'a  fait  Réville,  op.  cit., 
p.  13.  (pie  Clément  innove  en  voulant  substituer  à 
l'antique  conception  de  l'eucharistie,  célébrée  par 
n'importe  qui.  n'importe  où  et  n'importe  quand, 
■celle  d'un  sacrifice  liturgique  réglementé,  c'est 
trouver  dans  la  lettre  ce  qui  n'y  est  nullement. 
■Clément  au  contraire  en  appelle,  pour  justifier  sa 
thèse,  à  la  discipline  des  Apôtres  et  à  la  volonté  du 
Christ.  Il  n'a  pas  conscience  d'inventer,  il  attaque 
des  novateurs.  Comme  le  fait  observer  P.  Batiffol, 
op.  cit.,  p.  55,  «  nous  ignorons  tout  des  circonstances 
«t  des  motifs  de  la  cabale  »,  du  parti  de  jeunes  qui 
a  déposé  les  presbytres.  Parler  d'une  «  nouvelle 
réglementation  épiscopale  »  sur  les  services  eucha- 
ristiques, affirmer  qu'antérieurement  à  cet  acte  la 
cène  n'est  pas  encore  un  rite  «  incorporé  au  culte  de 
la  communauté  »  ,  ce  sont  autant  de  «  suppositions 
gratuites  ». 

Ce  qui,  par  contre,  est  expressément  souligné  dans 
la  lettre,  ce  sont  les  dispositions  demandées  aux  minis- 
tres de  l'autel;  en  faisant  l'éloge  des  presbytres  dont 
il  défend  les  droits,  Clément  nous  apprend  quelles 
sont  les  qualités  requises  en  celui  qui  accomplit 
la  liturgie,  le  service  divin  :  «  une  bonne  conscience  », 
«  une  vie  irréprochable  »,  «  la  sainteté  »,  «  l'observa- 
tion des  règles  imposées  à  leur  office  »  et  «  la  gravité  ». 

Vn  mot  nous  renseigne  en  passant  sur  les  heureux 
■effets  de  ces  offrandes  :  par  elles  «  on  plaît  à  Dieu  ». 
Si  l'on  observe  tout  ce  qui  est  prescrit,  on  est  «  bien 
accueilli  »  et  on  est  «  heureux  »,  on  est  agréable  à 
Dieu  et  béni  par  lui.  Ces  expressions  sont  vagues, 
mais  leur  généralité  même  laisse  entendre  que  les 
fruits  à  espérer  sont  de  toute  nature  et  des  plus 
précieux. 

Enfin,  certains  historiens  croient  découvrir  dans 
la  lettre  des  formules  liturgiques,  par  exemple  : 
«  Puisque  nous  tenons  tout  de  lui,  nous  avons  le 
devoir  de  lui  rendre  grâces  pour  tout.  A  lui  la  gloire 
dans  les  siècles  des  siècles.  Amen.  »  xxxvni,  4. 
Voir  encore  xun,  6;  l,  7;  lvhi,  2.  Cf.  Fortescue, 
op.  cit.,  p.  18. 

Il  est  un  autre  développement  dont  on  peut  con- 
clure, sinon  avec  certitude,  du  moins  avec  vraisem- 
blance qu'à  cette  époque  déjà  le  Sanctus  était  pen- 
dant l'assemblée  chrétienne  chanté  par  la  foule  des 
fidèles:  «  Dix  mille  myriades  d'anges  se  tenaient  devant 
lui  et  des  milliers  de  milliers  le  servaient,  et  ils 
criaient  :  «  Saint,  saint,  saint  est  le  Seigneur  Sabaoth  : 
«  toute  la  création  est  remplie  de  sa  gloire.  »  Et  nous 
aussi,  réunis  par  la  communauté  de  sentiments  dans 
la  concorde  en  un  seul  corps,  crions  vers  lui  avec 
instance  comme  d'une  seule  bouche,  afin  d'avoir 
part  à  ses  grandes  et  magnifiques  promesses.  » 
xxxvi,  6-7.   Cf.   Batiffol,  op.  cit.,  p.  51. 

Plus  discutable  est  le  caractère  de  prière  eucha- 
ristique attribué  par  Duchesne,  Origines  du  culte 
chrétien,  Paris,  1908,  p.  50,  à  la  longue  supplica- 
tion que  contiennent  les  chapitres  lix-lxi.  On  la 
trouvera  traduite  soit  dans  Duchesne,  op.  cit.,  soit 
dans  l'édition  citée  de  Hemmer. 

Tandis  que  les  uns  découvrent  dans  cette  oraison 
un  «  spécimen  de  la  prière  liturgique  »  (Duchesne, 
fixeront,  Fortescue,  Thibaut),  d'autres  (Batiffol, 
par  exemple)  lui  dénient  ce  caractère.  Peut-être  le 
désaccord   n'est-il  pas    irréductible  entre  les  tenants 


des  deux  opinions.  Tout  le  monde  reconnaît  que  ce 
morceau  n'est  pas  «  la  reproduction  d'une  formule 
consacrée  ».  En  effet,  il  n'y  a  pas  alors  de  missel 
imposé  :  une  grande  liberté  appartient  encore  à 
celui  qui  préside.  Il  est  à  noter  que,  si  Clément  de 
Home  parle  des  règles  du  Seigneur  sur  la  date,  le 
lieu  et  les  ministres  des  offrandes,  il  ne  laisse  pas 
entendre  que  des  formules  fixes  soient  obligatoires 
pour  tous.  Enfin,  on  ne  relève  dans  cette  prière 
«  aucun  trait  qui  se  rapporte  au  sacrement  du  corps 
et  du  sang  du  Sauveur  ».  Batiffol,  op.  cit.,  p.  51,  n.  1. 

D'autre  part,  il  est  impossible  de  le  nier  :  on  retrouve 
ici  deux  thèmes  que  développent  toutes  les  liturgies 
antiques  :  l'action  de  grâces  pour  la  création,  pour  les 
bienfaits  divins  d'ordre  naturel  et  pour  les  services 
rendus  par  Jésus-Christ;  la  prière  pour  le  pardon, 
pour  les  besoins  les  plus  divers  et  pour  toutes  les 
infirmités  de  l'esprit  et  du  corps,  prière  pour  tous 
les  hommes  :  justes  et  pécheurs,  chrétiens  et  infi- 
dèles, ennemis  de  l'Église  et  supérieurs  temporels. 
Ainsi  la  longue  oraison  de  la  lettre  de  saint  Clément 
de  Rome  permettrait  de  croire  que,  déjà  au  temps  où 
elle  était  rédigée,  on  avait  l'habitude  au  cours  des 
offrandes  liturgiques,  de  placer  de  telles  actions  de. 
grâces  et  de  semblables  supplications.  En  même 
temps  nous  avons  quelque  idée  de  la  manière  dont 
on  les  rédigeait  :  les  réminiscences  scripturaires  y 
étaient  très  nombreuses. 

P.  Drews,  Unlersuchungen  ùber  die  sogenannte 
clemenlinische  Liturgie,  Tubingue,  1920,  a  cru 
retrouver  dans  les  prières  des  fidèles  et  dans  l'ana- 
phore  du  1.  VIII  des  Constitutions  apostoliques  des 
expressions  que  déjà  on  relève  dans  la  longue  prière 
de  VÉpître  aux  Corinthiens,  lix-lxi.  Il  lui  semble 
aussi  que  dans  les  deux  documents  apparaît  une 
même  liste  des  saints  de  l'Ancienne  Loi,  et  que  le 
Sanctus  est  exprimé  dans  l'un  et  dans  l'autre  de  la 
même  manière.  Drews  conclut  qu'il  existait  une  litur- 
gie primitive  antérieure,  une  source  commune  à  la 
lettre  de  Clément  de  Rome  et  au  texte  des  Consti- 
tutions apostoliques. 

Les  arguments  invoqués  à  l'appui  de  cette  thèse  ne 
portent  pas  la  conviction  dans  tous  les  esprits.  La 
tentative  de  découvrir  une  liturgie  primitive  n'est- 
elle  pas  d'avance  vouée  à  l'insuccès,  puisque  à  cette 
époque  reculée  un  texte  uniforme,  officiel,  canonique, 
ne  semble  pas  avoir  existé?  Au  reste,  bien  que  propo- 
sées de  nouveau  par  Thibaut,  op.  cit.,  p.  24,  les  simi- 
litudes entre  la  longue  prière  et  la  liturgie  du  1.  VIII 
des  Constitutions  apostoliques  ne  sont  pas  très  appa- 
rentes. S'il  y  a  quelques  ressemblances,  n'est-il  pas 
très  facile  de  les  expliquer?  La  longue  oraison  de 
saint  Clément  de  Rome  s'inspire  beaucoup  de  l'Écri- 
ture, le  fait  est  indéniable;  or,  toutes  les  liturgies 
font  de  même;  pour  ce  motif,  elles  ont  entre  elles  des 
airs  de  famille.  Telle  est  bien,  semble-t-il,  la  source 
commune  à  tous  les  documents,  ce  qu'on  pourrait 
appeler  la  pré-liturgie.  Les  présidents  des  antiques 
cérémonies  chrétiennes  qui  improvisaient  la  prière 
publique  se  servaient  tout  naturellement  et  sans 
effort  de  mots  tirés  des  Livres  saints,  de  paroles  du 
Christ,  des  apôtres  ou  des  auteurs  inspirés  dont  ils 
avaient  gardé  pieusement  le  souvenir  et  dont  ils 
sentaient   tout   le   prix. 

Conclusion  —  D'après  saint  Clément  de  Rome,  il 
y  a  un  culte  chrétien  officiel,  une  liturgie  publique. 
Les  chrétiens  présentent  à  Dieu  des  dons  et  des 
olïrandes  qui  sont  vraiment  rituelles,  qui  succèdent 
aux  sacrifices  de  l'Ancienne  Loi  et  les  remplacent. 
Aussi  le  Seigneur  lui-même  a-t-il  prescrit  quand, 
où,  par  qui  ces  oblations  doivent  être  faites,  et  les 
fidèles  n'ont  pas  le  droit  de  modifier  ses  ordonnances. 
C'est   avec   gravité,   avec   sainteté   que  les   membres 


887        MESSE    DANS    LES    PLUS    ANCIENS    TEXTES    :   SAINT    IGNACE 


888 


de  la  hiérarchie  doivent  remplir  leur  office  :  leur 
ministère,  par  là,  est  agréable  à  Dieu  et  attire  ses 
bénédictions. 

3°  La  Lettre  dite  de  Barnabe  (entre  9G  et  131).  — 
L'auteur  observe  que  les  chrétiens  «  célèbrent  dans 
la  joie  le  jour  du  Seigneur  ».  xv,  9.  11  ne  dit  pas  de 
quelle  manière.  Goguel,  après  avoir  fait  cette 
juste  remarque  :  la  Lettre  «  est  une  courte  exhor- 
tation qui  ne  traite  pas  et  ne  pouvait  pas  traiter  de 
tous  les  points  importants  de  la  vie  chrétienne  », 
ajoute  cependant  :  «  Le  silence  de  l'épîlre  qui  s'occupe 
des  sacrifices  de  l'Ancien  Testament,  permet  seule- 
ment de  conclure  que,  pour  son  auteur,  l'eucharistie 
n'est  pas  un  sacrifice.  »  Op.  cit.,  p.  257.  Cette  seconde 
remarque  est  «ans  portée.  Quiconque  parle  des  rites 
de  l'Ancienne  Loi  n'est  pas  obligé  pour  cette  seule 
raison  de  mentionner  les  offrandes  des  temps  nou- 
veaux. 

On  s'explique  même  très  bien  pourquoi  le  pseudo- 
Barnabe  a  passé  sous  silence  le  rite  chrétien.  Dans  sa 
polémique  contre  le  judaïsme,  il  s'efforce  de  prouver 
que  les  prescriptions  sur  le  jeûne,  la  circoncision,  le 
sabbat,  le  temple,  devaient  s'entendre  en  un  sens 
spirituel  de  la  lutte  contre  les  passions  et  de  la 
sanctification  de  l'âme.  Les  lecteurs 'auraient  donc 
pu  être  tentés  de  mettre  cet  écrivain  en  opposition 
avec  lui-même,  s'il  leur  avait  recommandé  l'offrande 
du  pain  et  du  vin  eucharistiques.  Au  contraire,  fidèle 
à  sa  méthode,  il  oppose  aux  sacrifices  antiques  la 
mort  du  Christ  :  vin,  5.  «  ...  vous  m'abreuverez  de 
fiel  et  de  vinaigre,  moi  gui  vais  offrir  en  sacrifice  ma 
chair  pour  les  péchés  de  mon  nouveau  peuple.   » 

Non  content  de  taire,  le  pseudo-Barnabe  ne  nie-t-il 
pas  l'existence  de  toute  oblation  autre  que  celle  de 
la  croix?  Il  déclare  que,  dans  la  Loi  nouvelle,  il  n'y  a 
pas  «  d'offrande  faite  par  les  hommes,  àv0p(o7TO7To[r)Tov  », 
ii,  6  et  que,  «  pour  le  Seigneur,  le  sacrifice,  c'est  un 
cœur  brisé.  Le  parfum  de  suave  odeur,  c'est  un  cœur 
qui  glorifie  celui  qui  l'a  formé  ».  n,  10.  «  Donc,  conclut 
W'ieland,  pour  le  pseudo-Barnabe  la  cène  chrétienne 
n'a  pas  le  caractère  d'une  immolation  proprement 
dite.  »  Op.  cit.,  p.  42. 

Cette  objection  est  dépourvue  de  valeur  si  le  sacri- 
fice de  l'autel  se  confond  avec  celui  de  la  croix,  le 
continue  et  ne  fait  qu'un  avec  lui.  Telle  était  la  pensée 
de  l'Épître  aux  Hébreux  avec  laquelle  la  Lettre  du 
pseudo-Barnabe  a  tant  de  traits  de  ressemblance. 
Cette  oblation  n'est  pas  une  œuvre  humaine,  comme 
l'était  chez  les  juifs  l'oflrande  de  l'encens  ou  de  la 
fleur  de  farine,  du  sang  ou  de  la  graisse,  u,  5.  L'eu- 
charistie est  instituée  par  le  Christ  et  c'est  encore 
par  lui  qu'elle  s'accomplit.  Ceux  dont  elle  est  l'uni- 
que oblation  n'ont  donc  pas  «  d'offrande  faite  par 
les  hommes  »,  ainsi  que  l'observe  le  pseudo-Barnabe. 
Brinktrine,  op.  cit.,  p.  66-67.  Quant  aux  affirmations 
sur  le  sacrifice  spirituel  du  cœur  brisé,  on  les  retrouve 
depuis  les  origines  jusqu'à  nos  jours  chez  d'innom- 
brables écrivains  qui  voient  dans  la  messe  une  obla- 
tion proprement  dite.  L'auteur  cite  ici  le  verset  bien 
connu  du  ps.  l.  Il  se  propose  d'insister  sur  la  néces- 
sité des  dispositions  intérieures.  Il  peut  d'ailleurs  dire 
qu'elles  sont  l'unique  sacrifice  distinct  de  celui  de  la 
croix,  si  à  ses  yeux  l'oblation  de  l'assemblée  chré- 
tienne  se   confond   avec  ce  dernier. 

Le  paragraphe  qui  suit  justifie  cette  interpréta- 
tion. Il  déclare,  m,  3,  que  le  jeûne,  c'est  la  justice  et 
la  charité.  Or,  cette  mortification  corporelle  était 
cependant  recommandée  à  cette  époque  :  la  Didachè 
le  dit  expressément,  vin,  1  :  «  Que  vos  jeûnes  n'aient 
pas  lieu  en  même  temps  que  ceux  des  hypocrites  : 
ils  jeûnent  en  effet  le  lundi  et  le  jeudi.  Pour  vous, 
jeûnez  le  mercredi  et  le  vendredi.»  De  même  la  déclara- 
tion sur  le  devoir  d'immoler  à  Dieu  un  cœur  contrit 


n'oblige  nullement  à  supprimer  le  sacrifice  du  Christ 
et   son    prolongement,    sa   rénovation. 

4°  Saint  Ignace  d'Anlioche,  t  en  107.  —  Les  textes, 
étant  parfois  d'une  interprétation  difficile,  il  semble 
nécessaire  de  les  mettre  sous  les  yeux  du  lecteur. 
Traduction  Lelong,  dans  Les  -Pères  apostoliques, 
t.  m,  p.  2-107. 

1.  Les  textes.  —  Ephes.,  v,  2.  —  «  Que  personne  ne 
s'y  trompe,  s'éloigner  de  l'autel,  c'est  se  priver  du 
pain  de  Dieu.  Si  les  prières  de  deux  personnes  réunies 
possèdent  une  telle  efficacité,  que  ne  pourra  pas  la 
prière  de  l'évêque  unie  à  celle  de  l'Église  entière! 
Ne  pas  venir  à  l'assemblée,  c'est  faire  acte  d'orgueil 
et  s'excommunier  soi-même.  » 

Ephcs.,  xni,  1.  —  «  Ayez  donc  soin  de  tenir  des  réu- 
nions plus  fréquentes  pour  offrir  à  Dieu  votre  eucha- 
ristie et  vos  louanges.  Car,  en  vous  assemblant  ainsi, 
vous  anéantissez  les  forces  de  Satan,  et  sa  perni- 
cieuse puissance  se  dissipe  devant  l'unanimité  de 
votre  foi.   » 

Ephes.,  xx,  2.  ■ —  « ...  surtout  si  le  Seigneur  me  fait 
savoir  que  chacun  en  particulier  et  tous  ensemble 
sont  unis  par  la  grâce,  animés  par  une  même  foi  et 
ne  faisant  qu'un  en  Jésus-Christ...  vous  êtes  unis  de 
cœur  dans  une  inébranlable  soumission  à  l'évêque 
et  au  presbytérium,  rompant  tous  un  même  pain,  ce 
pain  qui  est  un  remède  d'immortalité,  un  antidote 
destiné  à  nous  préserver  de  la  mort  et  à  nous  assurer 
pour  toujours  la  vie  en  Jésus-Christ.   » 

Magn.,  vn,  1-2.  —  «  De  même  que  le  Seigneur,, 
soit  par  lui-même,  soit  par  ses  apôtres,  n'a  rien  fait 
sans  le  Père,  avec  lequel  il  n'est  qu'un,  ne  faites  rien, 
vous  non  plus,  en  dehors  de  l'évêque  et  des  presby- 
tres.  C'est  en  vain  que  vous  essayeriez  de  faire  passer 
pour  louable  une  action  accomplie  en  votre  parti- 
culier; il  n'y  a  de  bon  que  ce  que  vous  faites  en  com- 
mun; une  même  prière,  une  même  supplication,  un 
seul  et  même  esprit,  une  même  espérance  animée  par 
la  charité  dans  une  joie  innocente  :  tout  cela  c'est 
Jésus-Christ  au-dessus  duquel  il  n'y  a  rien.  2.  Accou- 
rez tous  vous  réunir  dans  l'unique  temple  de  Dieu,  au 
pied  .du  même  autel,  c'est-à-dire  en  Jésus-Christ, 
un,  qui  est  sorti  du  Père  un,  tout  en  lui  restant  uni 
et   qui    est   retourné   à   lui.    » 

Magn.,  ix,  1.  —  «  Ceux  qui  vivaient  sous  l'ancien 
ordre  de  choses  ont  embrassé  la  nouvelle  espérance 
et  n'observent   plus  le  sabbat,  mais  le  dimanche.   » 

Rom.,  vn,  3.  —  «  Je  ne  prends  plus  de  plaisir  à 
la  nourriture  corruptible  ni  aux  joies  de  cette  vie  : 
ce  que  je  veux,  c'est  le  pain  de  Dieu,  ce  pain  qui  est 
la  chair  de  Jésus-Christ,  Fils  de  David,  et  pour  breu- 
vage je  veux  son  sang  qui  est  l'amour  incorruptible.  » 

Philad.,  iv.  —  «  Ayez  donc  soin  de  ne  participer 
qu'à  une  seule  eucharistie;  il  n'y  a  en  effet  qu'une 
seule  chair  de  Notre-Seigneur,  une  seule  coupe  pour 
nous  unir  dans  son  sang,  un  seul  autel,  comme,  il  n'y 
a  qu'un  seul  évêque,  entouré  du  presbytérium  et 
des  diacres,  les  associés  de  mon  ministère  :  de  cette 
façon  vous  ferez  en  toutes  choses  la  volonté  de  Dieu.  » 

Smyrn.,  vu,  1.  —  «  Ils  (les  docètes)  s'abstiennent 
de  l'eucharistie  et  de  la  prière  parce  qu'ils  ne  veulent 
pas  reconnaître,  dans  l'eucharistie,  la  chair  de  Jésus- 
Christ  notre  Sauveur,  cette  chair  qui  a  souffert  pour 
nos  péchés  et  que  le  Père  dans  sa  bonté  a  ressuscitée. 
C'est  ainsi  que,  niant  le  don  de  Dieu,  ils  trouvent 
la  mort  dans  leurs  contestations.  Ils  agiraient  bien 
mieux  en  faisant  l'agape,  pour  avoir  part  à  la  résur- 
rection. » 

Smyrn.,  vin,  1-2.  —  «  Suivez  tous  l'évêque,  comme 
Jésus-Christ  suivait  son  Père  et  le  presbytérium 
comme  les  Apôtres.  Quant  aux  diacres,  vénérez-les 
comme  la  Loi  de  Dieu.  Ne  faites  jamais  rien  sans 
l'évêque    de    ce    qui    concerne  l'Église.    Ne  regardez 


SS!t 


MESSE    DANS    LES   PLUS    ANCIENS   TEXTES    :   SAINT    IGNACE 


8lJ0 


•comme  valide  que  l'eucharistie  célébrée  sous  la  pré- 
sidence de  l'évoque  ou  de  son  délégué.  2.  Il  n'est 
permis  ni  de  baptiser,  ni  de  célébrer  l'agape  en  dehors 
de  l'évèque.  mais  tout  ce  qu'il  approuve  est  également 
agréé  de  Dieu  :  de  cette  façon,  tout  ce  qui  se 
fera  dans  l'Église  sera  sur  et  valide.  » 

2.  Exégèse  de  ces  textes.  —  Il  y  a  donc  des  assemblées 
■chrétiennes,  Eph.,  v,  2,  xm,  1,  xx,  2;  Magn.,  va, 
1,  2.  Les  fidèles  se  réunissent  ensemble  pour  une 
prière  commune  plus  efficace  que  tout  autre.  Eph., 
v,  2;  Philad.,  iv.  L'endroit  normal,  c'est  celui  où  ils 
sont  soit  avec  l'évèque,  soit  avec  son  délégué.  Smyrn., 
vin,  1-2.  La  réunion  se  tient  sans  doute  le  dimanche. 
Magn.,  ix,  1.  Ignace  conseille  aux  Éphésiens  de 
s'assembler  fréquemment,  xm,  1,  donc,  semble-t-il, 
plus  souvent  qu'une  fois  par  semaine.  Vôlker,  op.  cit., 
p.   114. 

A  cette  réunion  se  célèbre  l'eucharistie,  Smyrn., 
vin,  1  :  Eph..  xm,  1  ;  Philad.,  iv,  qui  s'accompagne  de  la 
prière.  Smyrn.,  vu,  1.  Les  bons  y  participent,  Philad., 
iv,  tandis  que  certains  hérétiques,  les  docètes,  s'en 
abstiennent.  Smyrn.,  vu,  1.  Célébrer  l'eucharistie, 
c'est  aussi  faire  l'agape.  Ces  deux  expressions  semblent 
synonymes.  Smyrn.,  vu,  1;  xm,  1-2.  Le  mot  agape 
ici  n'a  nullement  le  sens  de  repas  donné  aux  pauvres 
ou  de  banquet  fraternel  uni  à  l'eucharistie.  Les  lettres 
de  saint  Ignace  ne  parlent  ni  de  l'une  ni  de  l'autre 
institution.  Cf.  Batiffol,  op.  cit.,  p.  42;  Vôlker,  op.  cit., 
p.  102.  A.  Réville  lui-même,  qui  a  cru  pouvoir  tra- 
duire ici  «  agape  »  par  «  repas  fraternel  »,  est  obligé 
d'ajouter  aussitôt  que  «  l'eucharistie  est  si  bien  l'élé- 
ment essentiel  de  l'agape  qu'en  elle  se  concentre  le 
repas  tout  entier  ».  Op.  cit.,  p.  34.  Si  la  réunion  chré- 
tienne est  appelée  «  charité  »,  ce  qu'en  dit  saint  Ignace 
nous  donne  à  penser  que  c'est  parce  qu'elle  unit  entre 
eux  et  avec  leurs  chefs  les  fidèles,  parce  que  le  sang 
du  Christ  est  «  l'amour  incorruptible  ».   Rom.,  vn,  3. 

Un  des  éléments  de  cette  eucharistie  est  le  pain. 
Eph.,  v,  2;  xx,  2;  Rom.,  vn,  3.  Mais  il  y  a  aussi  une 
coupe,  Philad.,  iv,  un  breuvage,  Rom.,  vn,  3.  On  opère 
la  fraction  du  pain,  Eph.,  xx,  2,  on  invoque  Dieu  par 
une  prière  commune,  publique,  officielle,  liturgique, 
«  oraison  de  l'évèque  unie  à  celle  de  l'Église  ».  Eph., 
x,  2;  Magn.,  vn,  1.  Elle  est  louange,  Eph.,  xin,  1  et 
supplication.  Magn.,  vu,  1. 

Cette  eucharistie  est  la  chair  de  Jésus-Christ  notre 
Sauveur,  Smyrn.,  vu,  1;  Philad.,  iv,  c'est  le  pain 
de  Dieu.  Rom.,  vn,  3;  Eph.,  x,  2.  Aussi  produit-elle 
d'heureux  fruits.  Il  est  difficile,  impossible  même,  de 
distinguer  avec  précision  l'effet  propre  de  l'assis- 
tance à  l'assemblée  et  celui  de  la  communion.  Il  semble 
bien  que  c'est  le  pain  de  Dieu  qui,  en  étant  reçu  par 
chacun  des  fidèles,  devient  pour  lui  un  remède  d'immor- 
talité, un  antidote  destiné  à  le  préserver  de  la  mort, 
et  à  lui  assurer  pour  toujours  la  vie  en  Jésus-Christ. 
Eph.,  xx',  2.  De  même,  le  sang  de  Jésus-Christ  est 
présenté  comme  un  principe  d'amour  incorruptible. 
Rom.,  vn,  3.  Cependant  Ignace  observe  que  les  docètes 
«  agiraient  bien  mieux  en  faisant  l'agape,  afin  d'avoir 
part  à  la  résurrection  ».  C'est  encore  au  fait  de  se 
rendre  aux  réunions  qu'il  paraît  attribuer  d'autres 
effets  :  «  ...  en  vous  assemblant,  vous  anéantissez 
les  forces  de  Satan,  et  sa  pernicieuse  puissance  se 
dissipe  devant  l'unanimité  de  votre  foi.  »  Eph.,  xm,  1. 
C'est  sans  doute  encore  celte  union  qui  donne  aux 
fidèles  même  esprit,  même  espérance  animée  par  la 
charité  dans  une  joie  innocente.  Magn.,  vu,  1. 

Cette  eucharistie  n'est  valide,  c'est-à-dire  sûre  et 
agréée  de  Dieu,  que  si  elle  a  lieu  sous  la  présidence  de 
l'évèque  ou  de  son  délégué.  Smyrn.,  xm,  1-2.  Car  il 
n'y  a  qu'une  seule  eucharistie,  une  seule  chair  de 
Notre-Seigneur,  une  seule  coupe  dans  son  sang,  un 
seul  autel,  un  seul  évêque,  entouré  des  presbytres  et 


des  diacres.  Philad.,  iv.  Ne  faites  donc  rien  sans 
l'évèque  et  ses  presbytres.  Smyrn.,  vm,  1-2;  Magn., 
vn,  1.  Ainsi  celui  qui  préside  et  dirige  l'eucharistie, 
celui  dont  la  prière  unie  à  celle  de  l'Église  est  efficace, 
Eph.,  x,  2,  c'est  l'évèque.  Rien  de  plus  naturel  :  il 
représente  Jésus-Christ,  Trall.,  n,  1,  doit  être  regardé, 
comme  le  Seigneur  lui-même,  Eph.,  vi,  1,  et  n'est 
qu'un  avec  son  esprit,  Eph.,  m,  2;  aussi  faut-il  révérer 
en  lui  la  puissance  du  Père.   Magn.,  m,  1. 

L'eucharistie  peut  pourtant  avoir  lieu  en  son 
absence;  mais  alors  ce  doit  être  avec  son  autorisa- 
tion, Smyrn.,  vm,  1-2;  Polyc,  iv,  1,  sous  la  prési- 
dence de  son  délégué.  Smyrn.,  vm,  1.  Ignace  ne  dit 
pas  quel  personnage  peut  être  choisi  par  l'évèque 
pour  le  représenter;  évidemment  ce  peut  être  un  des 
membres  du  presbytérium,  puisqu'ils  sont  toujours 
nommés    immédiatement    après    l'évèque. 

Ce  qu'il  affirme  des  diacres  donne  au  contraire  à 
entendre  qu'ils  sont  plutôt  des  collaborateurs  de 
l'évèque  :  Ils  sont  les  serviteurs  de  l'Église,  ministres 
des  mystères  de  Jésus-Christ.  Aussi  saint  Ignace 
recommande  aux  fidèles  de  les  vénérer  religieusement, 
Smyrn.,  xm,  1;  Trall.,  m,  1,  et  de  ne  pas  voir  en 
eux  de  profanes  distributeurs  d'aliments  et  de  boissons. 
Trall.,  u,  3.  Il  nous  apprend  par  là  que  ces  mets,  sans 
doute  le  pain  et  le  breuvage  eucharistiques,  étaient 
présentés  par  les  diacres.  Ces  personnages  nous  appa- 
raissent donc  non  comme  aptes  à  tenir  la  place  de 
l'évèque,  mais  plutôt  comme  des  collaborateurs  qui 
le  secondent.  Ils  sont  ses  aides,  ses  associés,  ctovSoùXoi 
|j.o'J,  Philad.,  iv,  et  c'est  sans  doute  pour  ce  motif 
qu'Ignace  les  déclare  l'objet  de  sa  très  grande 
affection.   Magn.,  vi.    1. 

On  a  dit  que  l'insistance  avec  laquelle,  dans  ses 
lettres,  est  condamnée  toute  eucharistie  faite  sans 
l'évèque  prouve  que  certains  chrétiens  voulaient 
alors  la  célébrer  en  dehors  de  lui  et  qu'ils  croyaient 
«  pouvoir  manger  le  pain  de  Dieu  en  dehors  du  sanc- 
tuaire ».  Goguel,  op.  cit.,  p.  252.  Cela  n'a  rien,  en  somme, 
que  de  vraisemblable.  Aux  origines,  quand  il  y 
avait  de  nombreux  prophètes,  on  leur  avait  accordé 
un  rôle  spécial  dans  les  assemblées  et,  en  certaines 
Églises  du  moins,  un  droit  de  rendre  grâces  autant 
qu'ils  voulaient,  comme  nous  l'apprend  la  Didachè, 
x,  7.  Des  fidèles  ont  pu  s'autoriser  de  ce  précédent 
pour  célébrer  l'eucharistie  sans  recourir  au  ministère 
de  la  hiérarchie.  Ils  faisaient  ainsi  «  acte  d'orgueil 
et  s'excommuniaient  ».  Eph.,  x,  2.  Ce  n'est  d'ailleurs 
nullement  ce  que  permettait  la  Didachè.  Et  puis 
il  est  à  noter  qu'Ignace  pose  ici  un  principe  général  : 
il  affirme  que  non  seulement  l'eucharistie,  mais  tout 
dans  l'église  doit  être  fait  en  communion  avec  l'évèque. 
Le  cas  de  la  cène  n'est  qu'une  application,  la  plus 
importante  il  est  vrai,  de  cette  règle  universelle. 
Ce  qu'Ignace  combat,  c'est  l'égarement  des  fidèles 
qui  croient  pouvoir  mener  une  vie  chrétienne  sans 
être  en  communion  avec  la  hiérarchie,  sans  se  sou- 
mettre à  elle  et  sans  faire  appel  à  son  ministère. 

Vouloir  faire  de  lui  un  des  principaux  novateurs 
qui  à  l'ancienne  conception  d'une  cène  toute  frater- 
nelle substituaient  un  rite  liturgique  présidé  par  le 
clergé,  c'est  dépasser  l'affirmation  des  textes  :  aucune 
parole  d'Ignace  ne  permet  de  dire  qu'il  croit  ou  veut 
innover.  En  fait,  il  rattache  au  contraire  le  présent 
au  passé.  Ce  qu'il  réclame,  c'est,  pour  les  évêques,  la 
place  de  Jésus-Christ,  et  pour  les  presbytres,  celle  des 
Apôtres  :  Ignace  veut  que  le  christianisme  se  conti- 
nue sous  sa  forme  la  plus  authentiquement  primitive. 
Aucun  document  chrétien  ne  montre  une  cène  où 
tous  sont  égaux,  où  il  n'y  a  pas  de  président.  L'inno- 
vation, c'est  l'eucharistie  privée  qui  ne  ressemble 
plus  au  repas  d'adieu  présidé  par  le  Christ. 

Les    dispositions    requises    pour    être    admis    dans 


891 


MESSE    DANS    LES    PLUS    ANCIENS    TEXTES    :    SAINT    IGNACE 


892 


l'assemblée,  pour  participer  au  pain  de  Dieu,  s'har- 
monisent avec  cet  enseignement  sur  le  caractère 
olliciel  du  rile  :  Non  seulement,  pour  prendre  part 
à  une  eucharistie  valide  et  agréée  de  Dieu,  les  chrétiens 
doivent  être  unis,  Eph.,  xx,  2  et  même  soumis, 
Simjrn.,  vm,  1-2,  à  l'évèque  et  au  presbytérium,  Ignace 
veut  encore  que  «  chacun  en  particulier  et  tous 
ensemble  soient  soutenus  par  la  grâce,  animés  par 
une  même  foi  et  ne  fassent  qu'un  en  Jésus-Christ  ». 
Eph'.,  xx,  2. 

Reste  une  dernière  question  :  cette  eucharistie 
est-elle  un  sacrifice?  Saint  Ignace  ne  l'affirme  nulle 
part  en  termes  formels.  Son  silence,  fût-il  absolu,  ne 
serait  pas  une  négation;  rien  ne  prouve  que,  si  cette 
conception  était  la  sienne,  il  aurait  été  obligé  de  le 
faire   savoir. 

Ne  pjut-on  pas  d'ailleurs  soutenir  que  son  langage 
laisse  voir  sa  foi  au  ca"actère  sacrificiel  de  l'eucha- 
ristie? Puisqu'elle  est  appelée  par  Ignace  le  pain  de 
Dieu,  Eph.,  v,  2;  Rom.,  vu,  3,  on  a  rappelé  que  ces 
mots  désignent  dans  l'Ancien  Testament  une  oblation 
rituelle  proprement  dite.  «  Les  prêtres  offrent  à 
Jahvé  des  sacrifices  consumés  par  le  feu,  le  pain 
de  leur  Dieu.  »  Lev.,  xxr,  6,  etc.  Goetz,  Die  heutige 
Abendmahlsfragc  in  ihrer  geschichtlichen  Entwicklung, 
Leipzig,  1907,  p.  299.  Mais  force  est  de  reconnaître 
que  l'expression  doit  plutôt  s'expliquer  par  les 
affirmations  de  Jésus  sur  le  pain  de  vie  dans  le  IVe 
évangile,  écrit  bien  plus  voisin  des  lettres  de  saint 
Ignace,  et  qui  présente  avec  elles  tant  de  traits 
communs. 

Avec  plus  d'à  propos,  on  voit  «  un  indice  du  carac- 
tère sacrificiel  de  l'eucharistie  »  dans  le  fait  qu'elle 
est  réservée  à  l'évèque  et  au  presbytérium.  Qu'on  se 
rappelle  en  effet  la  comparaison  faite  par  Clément  de 
Rome  entre  les  ministres  de  la  nouvelle  liturgie  et  le 
grand  pontife,  les  prêtres,  les  lévites  de  l'ancienne, 
/.  Cor.,  xl,  chargés  d'offrir  les  antiques  sacrifices. 
Pour  l'évèque  de  Rome,  nul  doute,  le  culte  nouveau 
est  réservé  aux  membres  de  la  hiérarchie,  parce  qu'il 
remplace  les  oblations  juives.  Si  donc  à  la  même  épo- 
que Ignace  attribue  à  l'évèque  ou  à  son  délégué  le 
droit  exclusif  de  présider  l'eucharistie,  n'est-ce  pas 
parce  que  lui  aussi  voit  en  elle  un  sacrifice? 

Une  expression  qu'il  emploie  à  plusieurs  reprises 
tend  à  le  faire  croire.  Il  parle  non  seulement  du 
temple,  Magn.,  vu,  2,  mais  aussi  du  6uCTi.aaTrjpt.ov, 
c'est-à-dire  soit  de  l'autel,  soit  du  sanctuaire  où 
s'offrent  les  sacrifices.  C'est  ainsi  qu'il  écrit  :  «  Ayez 
donc  soin  de  ne  participer  qu'à  une  seule  eucha- 
ristie, il  n'y  a  en  effet  qu'une  seule  chair  de  Notre- 
Seigneur,  une  seule  coupe  pour  nous  dans  son  sang, 
un  seul  autel,  comme  il  n'y  a  qu'un  seul  évêque.  » 
Philad.,  iv.  Ici,  nul  doute,  il  s'agit  de  l'eucharistie 
proprement  dite,  ce  mot  n'est  pas  pris  au  sens  figuré. 
De  même,  la  chair,  la  coupe,  l'évèque,  rien  de  ce  qui 
est  mis  en  corrélation  avec  le  GuCTiaCTTrjpiov,  avec 
l'autel  ou  le  sanctuaire,  ne  s'entend  d'une  manière 
purement  spirituelle.  Donc,  cet  autel,  ce  sanctuaire, 
c'est  bien  aussi  ce  que  les  contemporains  entendent 
par  ces  mots,  c'est  l'endroit  où  est  offert  à  Dieu  une 
victime,  fgnace  s'exprime  en  homme  qui  croit  à 
l'existence  d'un  sacrifice  chrétien. 

A  cet  argument  on  a  opposé  les  textes  où  le  même 
mot  est  employé  par  fgnace  au  sens  figuré  :  «  Quicon- 
que est  à  l'intérieur  du  sanctuaire,  est  pur,  et  qui- 
conque est  en  dehors,  est  impur  »,  ce  qui  veut  dire  : 
«  quiconque  agit  en  dehors  de  l'évèque,  des  presbytres 
et  des  diacres  n'a  pas  une  conscience  pure.  »  Trall., 
vu,  2.  Cette  objection  est  dépourvue  de  valeur.  Car 
dans  ce  dernier  passage  saint  Ignace  dit  lui-même  qu'il 
emploie  le  mot  Ôuctioccttyjpiov  au  sens  spirituel,  il 
explique  la  figure.  Tout  autre  est  le  sens  dans  le  mor- 


ceau précédemment  cité.  Là  il  est  écrit  expressément 
//  n'y  a  qu'un  évêque.   Donc,   là,   au  même  endroit,. 
les  mots  :  il  n'y  a  qu'un  Ojaiaa-r/jpiov    ne    veulent 
pas  dire  de  nouveau  :  il  n'y  a    qu'un  évêque. 

On  allègue  un  autre  texte  où  le  même  mot  serait 
pris  au  sens  figuré  :  «  S'éloigner  de  l'autel,  c'est  se 
priver  du  pain  de  Dieu.  »  Eph.,  v,  2.  On  veut  qu'à  cet 
endroit  la  locution  discutée  signifie  :  «  abandonner 
la  vraie  doctrine  ».  Ce  n'est  nullement  certain.  Au 
contraire,  le  mot  peut  s'entendre  fort  bien  au  sens- 
propre.  Car  dans  le  même  développement,  il  est  parlé 
des  orgueilleux  qui  ne  viennent  pas  à  l'assemblée, 
Eph.,  v,2,  en  d'autres  termes  de  ceux  qui  s'éloignent 
de  l'autel. 

Enfin,  on  invoque  un  troisième  passage  :  «  Accourez 
tous  vous  réunir  dans  le  même  temple  de  Dieu,  au 
pied  du  même  autel,  c'est-à-dire  en  Jésus-Christ  un.  » 
Magn.,  vu,  2.  Mais,  ici  encore,  aucune  méprise  n'est 
possible.  L'auteur  dit  lui-même  qu'il  parle  au  sens 
ligure;  il  invite  à  aller  «  comme  vers  l'autel  unique^ 
vers  l'unique  Jésus-Christ  »,  wç  èrcl  êv  0'jcr'.aaTr)piov, 
èm  sva  Tt;ctoûv  Xpicrôv. 

Au  contraire,  dans  le  premier  passage  que  nous 
avons  cité,  tout  dans  la  phrase  entière  oblige  à  penser 
que  le  mot  autel  n'est  pas  à  interpréter  d'une  manière- 
spirituelle.  Comme  on  l'a  fort  bien  dit  :  De  ce  qu'un 
auteur  emploie  une  ou  plusieurs  fois  une  expression 
au  sens  métaphorique,  rien  n'oblige  à  penser,  sans 
examiner  le  contexte,  qu'il  donne  toujours  à  ce  mot 
une  signification  spirituelle.  Quiconque  a  lu  les  lettres 
de  saint  Ignace  sait  que  précisément  il  déconcerte 
le  lecteur  en  attribuant  ainsi  à  un  même  mot,  tantôt 
un  sens  profane,  tantôt  des  acceptions  figurées, 
qui   parfois   sont   tout   à   fait   inattendues. 

Admettons  même  que  l'emploi  par  saint  Ignace 
du  terme  0uai.aaT7)pt.ov  ne  prouve  pas  d'une  manière 
rigoureuse  que  l'auteur  voit  dans  l'eucharistie  un 
sacrifice,  du  moins  ce  rapprochement  qui  est  fait 
par  lui  entre  l'autel  et  l'eucharistie  montre  que  pour 
lui  les  deux  concepts  ne  sont  pas  sans  connexion. 
Si  l'Église  unie  à  l'évèque  peut  être  appe'ée  un  auteL 
Eph.,  v,  2;  Philad.,  iv,  n'est-ce  pas  parce  qu'on  y 
offre  "un  sacrifice?  Brinktrine,  op.  cit.,  p.  82-84. 
Wieland,  op.  cit.,  p.  51,  a  voulu  établir  le  contraire, 
fl  estime,  que  d'après  Ignace,  le  chrétien  à  la  réunion 
eucharistique  n'offre  à  Dieu  que  des  prières.  LTne 
preuve,  c'est  le  texte  d'après  lequel  l'oraison  de  l'évè- 
que et  de  toute  l'Église  consacre  le  pain  de  Dieu,  et 
permet  de  penser  que  l'assemblée  devient  un  sanc- 
tuaire. Eph.,  v,  2-3.  Admettons  que  tel  est  le  sens  de  ce 
passage.  Encore  faudrait-il  démontrer  que  pour 
fgnace  la  prière  liturgique  en  changeant  le  pain 
au  corps  du  Christ  n'opère  pas  un  sacrifice,  et  c'est 
ce  que  le  texte  ne  permet  pas  d'établir. 

Un  second  argument  du  même  auteur  n'est  pas 
plus  probant.  Il  est  dit  que  dans  les  assemblées  «  on 
rend  grâces  et  on  loue  Dieu,  et  qu'ainsi  on  anéantit 
les  forces  de  Satan  ».  Eph.,  xm,  1.  Si,  comme  nous  le 
pensons,  il  est  ici  parlé  de  l'eucharistie  —  ce  n'est 
pas  admis  par  tous  les  interprètes  —  de  ce  que  l'au- 
teur montre  en  elle  un  acte  d'adoration  ou  de  recon- 
naissance et  ne  signale  pas  ses  autres  caractères,  il 
est  impossible  de  conclure  qu'elle  n'en  a  pas.  D'ail- 
leurs il  y  a  des  sacrifices  d'actions  de  grâces  et  de 
louanges. 

Sans  doute,  après  avoir  dit  :  «  Ne  faites  rien  à  l'église 
sans  l'évèque  »,  Ignace  ajoute  «  qu'il  y  ait  une  seule 
prière,  une  seule  supplication  ».  Magn.,  vu,  1.  Et 
Wieland  de  raisonner  ainsi  :  L'auteur  assimile  l'action 
liturgique  à  une  prière  :  donc  l'action  liturgique,  c'est 
pour  lui  la  prière.  Mais  ne  pourrait-on  pas  dire  tout 
aussi  bien  :  pour  Ignace,  l'action  se  confond  avec  la 
prière,  donc  pour  lui,  la  prière  est  une  action  litur- 


893    MESSE    DANS    LES    PLUS    ANCIENS    TEXTES:   SAINT    POLYCARPE    894 


gique?  .Môme  si  l'on  concède  qu*ici  le  rite  est  une 
simple  prière,  doit-on  admettre  qu'il  n'y  a  pas  de 
sacrifice  chrétien?  Cette  oraison  elle-même  peut  être 
et  elle  est  aux  yeux  d'innombrables  chrétiens  ce  qui 
constitue  le  corps  et  le  sang  de  Jésus-Christ  sur  l'autel 
à  l'état  de  victime  et  opère  ainsi  le  sacrifice.  Rien  ne 
prouve  que  telle  n'est  pas  la  pensée  d'Ignace.  Cf.  De 
la  Taille,  op.  cit.,  p.  217.  L'action  liturgique  n'est 
qu'une  prière,  soit,  mais  c'est  une  prière  d'offrande, 
c'est  un  sacrifice. 

Wieland  le  démontre  fort  bien  :  l'évèque  d'Antio- 
che  n'enseigne  pas  qu'il  se  fait  à  l'assemblée  chré- 
tienne une  destruction  de  la  victime  ou  une  immo- 
lation distincte  de  la  mort  de  la  croix.  Mais  cet  histo- 
rien n'a  pas  établi  que  saint  Ignace  refuse  à  l'eucha- 
ristie le  caractère  d'une  oblation,  rituelle  et  d'une 
commémoraison  de  la  mort  du  Christ.  Lamiroy,  op.  cit., 
p.  258. 

Gogucl,  lui  aussi,  abuse  de  l'argument  du  silence. 
De  ce  que  dans  ses  lettres  Ignace  n'a  pas  parlé  de 
l'institution  de  l'eucharistie  par  le  Christ,  il  conclut 
que  l'évèque  d'Antioche  «  n'attribue  pas  une  impor- 
tance considérable  »  à  cette  idée.  Op.  cit.,  p.  253. 
Comment  admettre  pareille  conclusion?  Ou  bien 
Ignace  croit  à  l'institution  de  l'eucharistie  par  Jésus 
et  c'est  ce  que  n'ose  pas  nier  Goguel  —  alors  il  est 
impossible  que  ce  fait  soit  à  ses  yeux  un  acte  peu 
important,  c'est  en  réalité  celui  qui  explique  tout  ce 
qu'il  a  dit  du  pain  de  Dieu  et  du  sang  du  Christ;  ou 
bien  l'évèque  d'Antioche  n'admet  pas  cette  institution 
et  alors  on  ne  comprend  rien  à  son  enseignement  : 
certains  hommes  n'ont  pas  qualité  pour  transformer 
une  nourriture  ordinaire  en  la  chair  du  Seigneur  et 
lui  faire  produire  les  effets  les  plus  merveilleux.  Il 
faut  se  résigner  à  rejeter  les  explications  les  plus 
naturelles  pour  leur  préférer  des  hypothèses  invrai- 
semblables. Saint  Ignace  ne  parle  pas  de  l'institution 
de  l'eucharistie  par  le  Christ  parce  qu'il  ne  peut  pas 
ou  ne  veut  pas  tout  dire,  parce  qu'il  n'a  pas  jugé 
bon  d'employer  cette  vérité  pour  expliquer  et  démon- 
trer ce  qu'il  avait  à  expliquer  et  à  démontrer. 

C'est  pour  le  même  motif  et  c'est  peut-être  aussi 
parce  qu'elle:  étaient  alors  en  partie  au  moins  impro- 
viéses,  que  l'évèque  d'Antioche  ne  nous  renseigne 
pas  sur  le  texte  des  prières  eucharistiques.  Lietzmann, 
op.cit.,  p.  257,  n.  2,  a  pourtant  relevé  les  mots  fameux 
sur  le  pain  de  la  fraction  qui  est  remède  d'immortalité, 
antidote  destiné  à  nous  préserver  de  la  mort  et  à  nous 
assurer  pour  toujours  la  vie  en  Jésus-Christ.  Il  observe 
qu'on  retrouve  des  expressions  semblables  dans 
VEuchologe  de  Sérapion,  dans  une  messe  gallicane  de 
Mone,  et  dans  un  papyrus  encore  inédit  de  Berlin  où 
il  est  souhaité  que  l'eucharistie  devienne  un  remède 
d'immortalité,  un  antidote  de  vie  pour  ne  plus  mourir 
ù  jamais,  mais  pour  vivre  en  toi  (le  Père)  par  ton  Fils 
bien-aimé.  L'auteur  croit  que  cette  similitude  si 
remarquable  des  deux  formules  suppose  une  tradi- 
tion liturgique  commune,  les  liturgies  ne  citant  pas 
d'ordinaire  les  Pères  de  L'Église.  —  Mais  faut-il 
admettre  que  cette  dernière  règle  est  sans  exception? 

Conclusion.  ■ —  Pour  Ignace,  l'eucharistie  appelée 
agape  se  compose  du  pain  qui  est  la  chair  du  Christ, 
du  breuvage  qui  est  son  sang.  Il  y  a  fraction  du  pain, 
prière  et  supplication,  action  de  grâces  et  louange, 
distribution  des  aliments  sacrés.  Le  rite  s'accomplit 
au  moins  le  dimanche.  Il  est  à  souhaiter  que  les  assem- 
blées soient  plus  fréquentes.  Elles  ont  lieu  en  un 
endroit  où  les  fidèles  s'unissent  à  l'évèque  entouré  du 
presbytérium,  assisté  par  les  diacres.  Sans  la  hiérar- 
chie, l'eucharistie  ne  doit  pas  être  célébrée.  C'est 
l'évèque  ou  son  délégué  qui  la  préside.  Il  le  faut 
pour  qu'elle  soit  valide.  Aussi,  pour  y  prendre  part, 
le  fidèle  doit-il  être  en  grâce  avec  lui,  avec  l'Église 


et  avec  Jésus-Christ.  Quand  il  en  est  ainsi,  en  même 
temps  que  la  communion  assure  l'amour,  la  vie  et 
l'immortalité,  l'assistance  aux  assemblées  donne  la 
victoire  sur  le  démon,  confirme  la  foi,  l'espérance,  la 
charité,  la  joie.  Cette  eucharistie  est-elle  un  sacrifice? 
Ignace  ne  l'affirme  pas  en  termes  exprès,  mais  son 
langage  donne  à  entendre  que,  s'il  n'a  pas  eu  l'occa- 
sion ou  éprouvé  le  besoin  d'exprimer  cette  croyance, 
du  moins  elle  est  sienne. 

5°  Lettre  de  saint  Pohjcarpe  (un  peu  après  107).  — 
On  a  voulu  y  voir  un  spécimen  de  prière  d'allure 
liturgique  :  xn,  2-3.  Il  est  permis  de  le  croire,  mais 
il  est  impossible  de  le  prouver  :  «  Que  Dieu  le  Père 
de  Notre-Seigneur  Jésus-Christ,  que  le  Pontife  éternel 
lui-même  Jésus-Christ,  Fils  de  Dieu,  vous  fasse 
croître  dans  la  foi  et  la  vérité,  dans  une  douceur 
parfaite,  exempte  de  tout  emportement,  dans  la 
patience  et  la  longanimité,  dans  la  résignation  et  la 
chasteté.  Que  Dieu  vous  donne  part  à  l'héritage  de  ses 
saints,  qu'il  nous  y  fasse  participer  avec  vous  et  tous 
ceux  qui  sont  sous  le  ciel,  qui  croient  en  Notre-Sei- 
gneur Jésus-Christ  et  en  son  Père  qui  l'a  ressuscité 
d'entre  les  morts.  Pliez  pour  tous  les  saints.  Priez 
aussi  pour  les  rois,  les  magistrats  et  les  princes,  pour 
ceux  qui  vous  persécutent  et  vous  haïssent  et  poul- 
ies  ennemis   de   la   croix...    » 

6°  La  lettre  de  Pline  le  Jeune  à  Trajan.  —  On  sait 
que  l'authenticité  de  cette  lettre,  Epist.,  x,  96,  ou 
du  moins  de  certaines  parties  de  la  lettre  est  discutée. 
Si  l'on  admet  qu'elle  est  vraiment  de  l'auteur,  on 
peut  relever  les  faits  suivants. 

D'après  les  apostats  de  Bithynie  interrogés  par 
Pline,  les  fidèles  se  réunissaient  à  une  date  fixe,  sans 
doute  le  dimanche,  stato  die.  Ce  jour-là,  il  y  avait  deux 
assemblées,  l'une  avant  l'aurore,  on  y  chantait  une 
hymne  au  Christ  comme  à  un  Dieu;  l'autre  le  soir 
où  on  prenait  un  repas  commun  à  tous  (promiscuuni, 
peut-être  ordinaire)  mais  innocent.  Était-ce  l'eucha- 
ristie? Depuis  qu'une  loi  a  interdit  les  hétairies,  cette 
seconde  assemblée  a  été  supprimée.  Si  cette  deuxième 
réunion  était  la  cène,  elle  a  été  transférée  à  l'office 
du  matin.  Évidemment,  Piine  ne  peut  nous  donner 
aucun  renseignement  sur  sa  signification  intime,  sur 
son  caractère  îeligieux. 

7°  Hermas  (140-155).  —  Hermas  ne  dit  rien  de 
l'eucharistie.  Il  appelle  l'aumône  un  sacrifice.  Simil., 
V,  m,  8.  De  ce  mot,  du  silence  de  l'auteur  sur  l'obla- 
tion  des  chrétiens,  on  ne  peut  rien  conclure  contre 
l'existence  d'une  offrande  lituelle  des  temps  nouveaux. 
La  question  n'est  pas  posée,  donc  elle  ne  peut  pas 
être  résolue.  Certains  histoiicns  de  la  liturgie  croient 
avoir  découvert  dans  le  Pasteur  des  formules  litur- 
giques.  Fortescue,  op.  cit.,  p.  22. 

8°  lettre  des  Smijrniotes  sur  le  martyre  de  saint 
Polycarpe  (156-157).  —  Il  y  est  affirmé  que  les  osse- 
ments de  Polycarpe  ont  été  déposés  dans  un  lieu  con- 
venable :  «  Là,  dans  la  mesure  où  ce  sera  possible, 
nous  nous  réunirons  avec  joie  et  allégresse,  pour 
célébrer  avec  l'aide  du  Seigneur  l'anniversahe  du 
jour  où  Polycarpe  est  né  à  Dieu  par  le  martyre.  Ce 
sera  un  hommage  à  la  mémoire  de  ceux  qui  ont 
combattu  avant  nous,  en  môme  temps  qu'un  entraî- 
nement et  une  préparation  aux  luttes  de  l'avenir.  » 
xvm.  Il  n'est  pas  dit  qu'à  cette  occasion  sera  célébré 
le  sacrifice  eucharistique,  mais  on  peut  le  présumer. 
Nous  avons  ici  la  plus  ancienne  attestation  de  l'usage 
de  commémorer  par  une  synaxe  l'anniversaire  des 
martyrs.    Wilpert,  Fractio  punis,  Paris,  1896,  p.  41. 

La  lettre  des  Smyrniotes  raconte  aussi  qu'après 
son  arrestation,  Polycarpe  demanda  aux  policiers 
une  heure  pour  prier,  vu,  2.  Dans  sa  longue  oraison 
«  il  se  souvint  de  tous  ceux  qui  avaient  été  en  relations 
avec  lui,  petits  et  grands,  illustres  et  obscurs,  et  de 


895 


MESSE    AU    DEUXIÈME    SIÈCLE    :    SAINT    JUSTIN 


896 


toute' l'Église  ».  vm,  1.  Des  historiens  ont  conclu  que 
l'évoque  de  Smyrne  avait  fait  alors  le  mémento  qui 
avait  sa  place  dans  la  célébration  eucharistique. 
Wilpert,  op.  cit.,  p.  52. 

La  lettre  reproduit  aussi  la  prière  de  Polycarpe 
avant  sa  mort.  Évidemment,  le  texte  est  adapté  à  la 
circonstance.  Néanmoins  il  peut  donner  une  idée  de 
ce  qu'était  la  prière  faite  tant  de  fois  pendant 
l'offrande  eucharistique  par  le  vieil  évêque  de 
Smyrne.  Ce  qui  permet  de  le  croire,  c'est  qu'on  relève 
un  assez  grand  nombre  de  mots  appartenant  au 
vocabulaire  liturgique  du  sacrifice  :  «  calice  »,  «  vic- 
time »,  «  grand  prêtre  »,  joints  à  une  doxologie  et 
à  un  Amen  final. 

«  Seigneur,  Dieu  Tout-Puissant,  Père  de  Jésus- 
Christ,  ton  fils  bien  aimé  et  béni,  qui  nous  apprit 
à  te  connaître,  Dieu  des  Anges,  des  Puissances  et  de 
toute  la  création,  Dieu  de  toutes  les  familles  de  justes 
qui  vivent  en  ta  présence,  je  te  bénis  pour  m'avoir 
jugé  digne  de  ce  jour  et  de  cette  heure,  digne  d'être 
compté  au  nombre  de  tes  martyrs  et  d'avoir  part 
avec  eux  au  calice  de  Jésus-Christ,  pour  ressusciter  à 
la  vie  éternelle  de  l'âme  et  du  corps  dans  l'incorrup- 
tibilité de  l'Esprit-Saint.  Puissé-je  aujourd'hui  être 
admis  avec  eux  en  ta  présence,  comme  une  victime 
grasse  et  agréable,  de  même  que  le  sort  que  tu  m'avais 
préparé,  que  tu  m'avais  fait  voir  d'avance,  tu  le 
réalises  maintenant,  Dieu  de  vérité,  Dieu  exempt 
de  mensonge.  Pour  cette  grâce  et  pour  toutes  choses, 
je  te  loue,  je  te  bénis,  je  te  glorifie  par  l'éternel 
grand  prêtre  du  ciel  Jésus-Christ,  ton  fils  bien-aimé. 
Par  lui,  gloire  soit  à  toi,  avec  lui  et  le  Saint-Esprit, 
maintenant  et  dans  les  siècles  à  venir.  Amen.  »  xiv. 

Des  historiens  d'écoles  très  différentes  ont  remarqué 
les  réminiscences  liturgiques  de  cette  suprême  orai- 
son. Lebreton,  La  prière  dans  l'Église  primitive, 
dans  Recherches  de  science  religieuse,  1924,  p.  17, 
27-28.  Lietzmann,  op.  cit.,  p.  257,  croit  voir  en  ce 
morceau  une  légère  transformation  de  la  prière 
eucharistique  de  Smyrne.  Peut-être  le  mot  le  plus 
juste  a-t-il  élé  écrit  par  le  R.  P.  Delehaye  :  «  Dans 
cette  prière,  on  entend  un  écho  de  textes  liturgiques 
connus.  Que  le  martyr  ait  mêlé  à  son  langage  des  for- 
mules consacrées,  rien  de  plus  naturel.  Que  le  narra- 
teur essayant  de  rappoiter  ces  paroles  y  ait  joint 
des  expressions  qu'il  retrouvait  dans  sa  mémoire  ou 
ait  subi  consciemment  l'influence  d'une  rédaction 
reçue,  c'est  une  hypothèse  trop  vraisemblable  pour 
qu'il  soit  permis  de  n'en  point  tenir  compte.  »  Les 
passions  de  martyrs,  Bruxelles,  1921,  p.  10. 

III.  Seconde  moitié  du  deuxième  siècle.  ■ — 
A  dessein  est  étudié  d'abord  le  témoignage  de  saint 
Justin,  bien  qu'il  ne  soit  pas  le  p!us  ancien  apologiste. 
Mais,  comme  on  le  verra,  son  texte  permet  de  com- 
prendre certaines  affirmations  d'autres  avocats  de 
la  cause  chrétienne,  sur  le  sacrifice  en  usage  dans  la 
nouvelle    religion. 

1°  Saint  Justin  (/re  Apologie  entre  150  et  155; 
Dialogue  avec  Tryphon,  155-161).  —  On  l'a  fait  jus- 
tement observer  :  la  déposition  de  Justin  est  du  plus 
haut  prix.  11  veut  tout  dire  au  public,  afin  de  montrer 
que  tout  dans  le  culte  chrétien  est  innocent.  Ce  qu'il 
fait  connaître,  ce  n'est  donc  pas  une  conception  per- 
sonnelle ou  un  usage  privé.  L'apologiste  expose  au 
grand  jour  les  rites  acceptés  par  tous  et  les  doctrines 
admises  par  tous.  Le  public  est  mis  en  face  des  pré- 
ceptes enseignés  à  Justin  et  à  ses  frères,  de  la  tradi- 
tion qu'ils  tiennent  de  leurs  ancêtres  dans  la  foi. 
Ces  usages  et  ces  doctrines  sont  reçus  partout.  Saint 
Justin  est  originaire  de  Palestine,  il  s'est  converti 
à  Éphèse,  il  vit  à  Rome  :  son  langage  ne  laisse  pas 
entendre  qu'il  y  ait  des  différences  entre  les  coutumes 
des  divers  pays  où  il  a  vécu.  Les  historiens  des  rites 


chrétiens  estiment  donc  qu'il  fait  connaître  ce  qui 
dans  cette  liturgie  était  de  son  temps  commun  aux 
diverses  Églises  locales  de  la  chrétienté  (Batiffol, 
Baumstark,  Watterich,   Drews,  Bardy.   ) 

1.  Les  textes.  —  On  les  trouvera  réunis  et  traduits 
dans  P.  Batiffol,  L'eucharistie,  p.  7  sq.  - —  Us  se  rencon- 
trent dans  la  1"  Apologie,  c.  lxv  (description  de  la 
cérémonie  eucharistique  qui  suit  le  baptême);  c.  lxvi 
(définition  de  l'eucharistie);  c.  lxvii  (la  cérémonie 
eucharistique  de  chaque  dimanche);  et  aussi  dans  le 
Dialogue,  c.  xli  (figures  anciennes  du  sacrifice 
eucharistique;  le  sacrifice  eucharistique  prédit  par 
Malachie);  c.  lxx  (le  sacrifice  prédit  par  Isaïe,  xxxm, 
13-19);  c.  cxvn  (le  seul  sacrifice  agréable  à  Dieu). 

2.  Le  rite.  —  Saint  Justin  parle  deux  fois  de  la 
célébration  de  l'eucharistie.  Il  relate  d'abord  comment 
elle  se  fait  après  le  baptême,  lxv-lxvi.  Puis  il  décrit 
la  manière  dont  elle  s'opère  chaque  dimanche  à 
l'assemblée  des  chrétiens,  lxvii,  3-7.  Les  deux  des- 
criptions concordent  pour  ce  qui  est  des  rites  propre- 
ment eucharistiques.  Mais  les  cérémonies  qui  ont 
lieu  au  début  de  la  réunion  dominicale  ne  se  font  pas 
après  la  collation  du  baptême;  elles  ont  été  rempla- 
cées par  tout  ce  qui  s'est  passé  pendant  l'adminis- 
tration de  ce  sacrement. 

a)  Le  jour  dit  du  soleil,  tous  ceux  (des  chrétiens)  qui 
habitent  les  villes  ou  la  campagne...  se  réunissent  en  un 
même  lieu.  Apol.,  lxvii,  3.  ■ —  L'assemblée  a  lieu  régu- 
lièrement chaque  dimanche.  Écrivant  à  des  païens, 
l'apologiste  désigne  ce  jour  sous  son  nom  païen.  On 
l'a  choisi,  affirme-t-il,  parce  que  c'est  le  premier  de  la 
création  et  aussi  celui  où  le  Christ  ressuscita.  L'heure 
n'est  pas  déterminée.  ■ —  L'eucharistie  pouvait  être 
célébrée  en  dehors  de  ce  jour,  elle  l'était  par  exemple 
après  la  collation  du  baptême.  Apol.,  lxv.  Ce  qui 
caractérise  la  réunion  du  dimanche,  c'est  que  tous  les 
chrétiens  y  assistent.  Saint  Justin  en  fait  deux  fois 
la  remarque,  lxvii,  3,  7. 

On  notera  le  vague  de  la  formule  employée  pour 
dire  aux  païens  le  lieu  de  la  réunion  :  «  Les  fidèles 
se  réunissent  en  un  même  lieu  ».  «  On  conduit  le 
baptisé  là  où  les  frères  sont  assemblés.  »  Rien  de  plus 
naturel. 

b)  On  lit  les  Mémoires  des  apôtres  et  les  écrits  des  pro- 
phètes autant  qu'il  y  a  lieu.  ■ —  Justin  nous  apprend  que 
le  lecteur  est.  différent  de  la  personne  qui  fait  l'homélie. 
Est-ce  un  membre  du  clergé  qui  est  spécialement 
chargé  de  cet  office?  Le  texte  est  trop  vague  pour  qu'on 
puisse  lépondre  avec  certitude.  Les  Mémoires  des 
apôtres  sont  l'Évangile  :  Justin  lui-même  le  dit,  lxvi, 
3.  Ainsi  sont  lus  à  l'assemblée  des  morceaux  de  ce 
qu'on  appelle  aujourd'hui  l'Ancien  et  le  Nouveau 
Testament.  Les  mots  autant  qu'il  y  a  lieu  peuvent 
signifier  :  on  lit  aussi  longtemps  que  c'est  possible  — 
ou  bien  :  dans  la  mesure  où  il  le  faut  pour  que  le  prédi- 
cateur ait  un  texte  à  commenter  —  ou  enfin  :  d'après 
des  règles  alors  reçues  et  que  saint  Justin  ne  juge  pas 
utile  de  faire  connaître.  Cet  usage  semble  bien  venir 
de  la  Synagogue.  Là  on  lisait  à  l'office  du  sabbat  la 
Loi  et  les  Prophètes.  Baumstark,  Ecclesia  or-ans,  Von 
dem  geschichtlichen  Werden  der  Liturgie,  Fribourg- 
en-B.,  1923,  p.  15;  Lietzmann,  op.  cit.,  p.  258. 

c)  Le  lecteur  s'étant  arrêté,  celui  qui  préside... —  Saint 
Justin  distingue  donc  l'assemblée  des  frères  et  leur 
chef.  C'est  pour  lui  confier  ici  le  soin  de  faire  l'homélie  ; 
plus  tard  de  nouveau  il  sera  nommé  comme  recevant 
le  pain  et  la  coupe,  lxv,  3;  faisant  la  prière  et 
l'action  de  grâces  auxquelles  tous  répondent  par  un 
Amen,  lxv,  3,  5;  lxvii,  5.  C'est  encore  lui  qui  reçoit 
les  collectes  pour  les  pauvres  et  les  distribue,  lxvii,  6. 
Il  serait  difficile  d'insister  davantage  sur  la  distinc- 
tion entre  le  peuple  et  la  hiérarchie.  Il  est  clair 
que  ce  «  président  »  est  l'évêque  ou,  comme  disait 


897 


MESSE    AU    DEUXIÈME   SIÈCLE   :    SAINT    JUSTIN 


898 


saint  Ignace,  son  délégué.  Peut-être  Justin  a-t-il 
employé  à  dessein  ce  mot,  parce  qu'il  est  apte  soit  à 
désigner  le  chef  de  l'Église  locale,  soit  son  représen- 
tant le  prêtre. 

d)  Celui  qui  préside  prend  la  parole  pour  l'instruc- 
tion morale  et  pour  exhorter  à  imiter  ces  beaux  enseigne- 
ments. ApoL,  lxvii,  4.  —  Nouvelle  imitation  de  l'usage 
juif  :  à  l'office  du  samedi  matin,  après  la  lecture  des 
saints  Livres,  le  commentaire  en  était  fait.  Jésus  a 
rempli  parfois  cet  office  :  Matth.,  iv,  23;  Marc.,  i,  21  ; 
vi.  2:  Luc,  iv,  15  sq.:  xm,  10;  Joa.,  vi,  59;  xvm,  20. 
L'union  de  l'eucharistie  et  de  la  prédication  prouve 
qu'on  tenait  ces  deux  actes  pour  les  plus  importants 
du  culte:  on  voulut  donc  qu'à  l'assemblée  dominicale 
où  tous  les  frères  se  réunissaient,  ils  eussent  leur 
place  assignée.  Lietzmann,  op.  cit.,  p.  258.  C'est  un 
fait  accompli  à  Rome  en  150.  Et  peut-être  pour  ce 
motif,  l'eucharistie  d'abord  célébrée  le  soir  le  fut  à 
l'office  du  matin  où,  selon  l'usage  hérité  de  la  Syna- 
gogue, avaient  lieu  la  lecture  et  l'homélie  morale. 

e)  Ensuite,  nous  nous  levons  tous  ensemble  et  nous 
adressons  des  prières.  ApoL,  lxvii,  5.  —  De  même  dans 
la  description  de  la  cérémonie  qui  suit  le  baptême  on 
lit  :  Nous  faisons  avec  ferveur  les  prières  communes. 
lxv,  l.  —  Désormais  les  deux  descriptions  de  saint 
Justin  concordent  et  se  complètent.  Dans  leucharistie 
célébrée  après  le  baptême  la  lecture  et  la  prédication 
ne  sont  pas  mentionnées.  Elles  ont  été  remplacées 
par  les  cérémonies  antérieures. 

Cette  fois  encore,  l'Église  chrétienne  conserve 
l'usage  des  synagogues  :  le  samedi  matin,  après  la 
lecture  et  l'homé.ie,  venait  la  prière.  Nous  voudiions 
être  renseignés  sur  cette  supplication.  On  comprend 
que  l'apologiste  n'ait  pas  pu  satisfaire  davantage  notre 
curiosité,  si  la  pritre  est  en  partie  ou  totalement 
improvisée,  le  peuple  ne  répondant  que  par-  des  Amen 
ou  des  acclamations.  Une  des  deux  descriptions 
indique  le  thème  général  de  l'oraison  (collecte  serait-on 
tenté  de  dire,  puisque  tous  se  lèvent  ensemble)  :  «Nous 
la  faisons  pour  nous,  pour  le  baptisé,  pour  tous  les 
autres  qui  sont  partout,  afin  d'être  trouvés,  nous  qui 
avons  connu  la  vérité,  gens  de  bonne  vie  et  fidèies 
aux  préceptes  reçus  pour  opérer  notre  salut  éternel.  » 
i.xv,  1.  Ainsi  nous  voyons  que  cette  piière  est  vrai- 
ment catho.ique.  Les  assistants  ne  s'oub  ient  pas.  mais 
ils  pensent  aussi  à  tous  leurs  frères.  Ce  qui  est  demandé 
ce  sont  les  biens  spirituels,  une  bonne  vie  et  le  salut. 

On  lit  encoie  dans  le  Dialogue  :  «  Nous  prions  pour 
nous  et  pour  tous  les  autres  hommes  afin  que  chan- 
geant d'opinion,  d'accord  avec  nous,  vous  ne  blasphé- 
miez pas...  ie  Christ  Jésus,  mais  qu'au  contraire 
croyant  en  lui,  vous  soyez  sauvés...  »  xxxv,  3.  «  Nous 
prions  pour  vous  (les  juifs),  afin  que  vous  soyez  pris 
en  pitié  par  le  Christ  »,  xcvi,  3;  «  pour  que  vous  trou- 
viez tous  miséricorde  auprès  du  Père  compatissant 
et  très  miséiicoi  dieux  ».  cvm,  3.  «  Nous  tous  prions 
pour  vous  et  pour  tous  les  hommes.  »  cxxxm,  6.  Saint 
Justin  ne  dit  pas  que  la  prière  dont  il  parle  soit  la 
supplication  de  la  messe,  mais  on  peut  le  penser. 
Thibaut,  op.  cit.,  p.  48,  fait  remarquer  que  deux  fois 
en  ces  passages  il  est  parlé  de  la  pitié  du  Christ  et  de 
celle  du  Pèie,  et  que  ces  mots  pourraient  être  une  allu- 
sion au  Kyrie  eleison  dont  l'usage  est  foit  ancien. 
Duchesne,  op.  cit.,  p.  58,  le  fait  lemonter  à  la  Bible. 
Cf.  Fortescue,  op.  cit.,  p.  306. 

/)  Puis  nous  nous  embrassons  les  uns  les  autres, 
suspendant  tes  prières.  ApoL,  lxv,  2.  —  Cet  usage 
n'est  mentionné  que  dans  la  desciiption  de  l'assemblée 
euchaiistique  i.ui  suit  le  baptême.  Il  est  a.ors 
tout  à  fait  de  circonstance  :  il  convient  qu'un  signe 
de  fraternité  soit  donné  par  les  frères  à  ceux  qui 
viennent  d'être  introduits  dans  leur  famille.  Bien  que 
Justin  ne  signa. e  pas  ce  rite  comme  une  des  cérémonies 

DICT.    DE   THÉOL.    CATH. 


de  la  réunion  dominicale,  on  peut  croire  qu'il  s'y 
accomplissait,  puisqu'il  se  rencontre  dans  toutes  les 
liturgies  dès  la  plus  haute  antiquité  et  qu'il  est  recom- 
mandé par  le  Nouveau  Testament. 

L'apologiste  fait  observer  qu'on  cesse  de  prier. 
lxvii,  5,  cf.,  lxv,  2.  Ces  mots  soulignent  assez  bien 
le  passage  du  service  imité  de  la  synagogue  et  appelé 
parfois  «  messe  des  catéchumènes  »  au  service  essen- 
tiellement chrétien,  et  nommé  pour  ce  motif  «  messe  des 
fidèles  ».  Justin  ne  dit  pas  s'il  y  a  un  renvoi  d'une 
partie  de  l'assistance  à  ce  moment. 

g)  Du  pain  est  apporté,  du  vin  et  de  l'eau,  lit-on  dans 
la  description  de  l'assemblée  dominicale.  ApoL, 
lxvii,  5.  Même  affirmation  dans  le  texte  parallèle  : 
Alors  est  présenté  à  celui  qui  préside  les  frères  du  pain 
et  une  coupé  d'eau  et  de  vin  trempé,  lxv,  3.  De  même,  il 
est  affirmé  que  les  diacres  distribuent  aux  assistants 
le  pain,  le  vin  et  l'eau,  lxv,  5. 

Notons  d'abord  que  les  deux  éléments,  l'un  sec  et 
l'autre  humide,  comme  dit  Justin,  sont  tous  deux, 
à  n'en  pas  douter,  également  partie  essentielle  et 
nécessaire  de  l'eucharistie.  Aux  textes  déjà  cités,  on 
peut,  pour  le  prouver,  adjoindre  des  attestations  tirées 
du  Dialogue  où  il  est  parlé  du  pain  et  de  la  coupe. 
ex  vu,  cxli,  cxlii. 

Il  faut  rappeler,  ne  serait-ce  que  pour  mémoire, 
la  thèse  soutenue  par  A.  Harnack,  Brot  und  Wasser, 
die  eucharistischen  Elemente  bei  Justin,  Leipzig,  1891  : 
«  Justin  n'a  jamais  parlé  de  vin  à  propos  de  l'eucha- 
ristie. »  Sans  doute,  ce  paradoxe  n'avait  guère  été 
accepté  d'abord  que  par  Brandt  et  avec  des  réserves 
parO.  Holtzmann.  Déjà  en  1907,  dans  l'art.  Aquariens, 
du  Diction,  d'archéol.  chrét.,  1. 1,  col.  2853,  P.  Batiffol, 
pouvait  dire  avec  raison  que  cette  opinion  singulière 
avait  rallié  contre  elle  tous  ceux  qui  ont  étudié 
la  question.  Aux  noms  qu'il  citait  alors,  de  Duchesne, 
Weymann,  Zahn,  Funk,  Jiilicher,  Grafe,  Bardenhewer, 
Ehrhard,  on  pourrait  ajouter  encore  ceux  de  Struck- 
mann,  Goguel.  Dans  la  4e  édit.  de  la  Dogiiengeschichle, 
t.  i,  1909,  p.  233,  n.  2,  Harnack  lui-même  reconnaît 
que  ses  contradicteurs  ont  peut-être  raison.  Néan- 
moins, tout  récemment,  Lietzmann,  op.  cit.,  p.  240, 
pour  démontrer  qu'à  l'origine  on  employait  indiffé- 
remment de  l'eau  et  du  vin,  fait  encore  appel  à 
l'argumentation  de  Harnack.  D'autre  part,  Vôlker, 
op.  cit.,  p.  125,  126,  estime  qu'elle  oblige  au  moins  à 
reconnaître  que  Justin  n'a  pas  exclu  l'eau  comme 
élément  de  l'eucharistie.  Force  est  donc  de  tuer  de 
nouveau  ce  qui  paraissait  bien  mort. 

Harnack  fait  observer  que  Justin  cite  sept  fois  la 
bénédiction  de  Juda,  Gen.,  xlix,  8-12,  où  il  est  écrit  : 
«  Il  lavera  sa  robe  dans  le  vin,  dans  le  sang  de  la 
vigne  »,  sans  faire  allusion  à  la  cène.  En  deux  passages, 
il  songe  à  ce  rapprochement,  mais  il  semble  que  là  on 
a  fait  une  correction  malheureuse  oivoç,  vin,  pour 
Ôvoç,  âne.  Cette  dernière  affirmation  est  contestable. 
Fût-elle  admise,  il  resterait  à  démontrer  qu'on  ne  peut 
exp.iquer  cette  prophétie  sans  parler  de  la  cène.  Le 
contraire  est  établi.  Comme  l'a  prouvé  T.  Zahn,  Brot 
und  Wein  im  Abendmahl  der  allen  Kirche,  Leinzig, 
1892,  p.  7,  Irénée,  Clément  d'Alexandrie,  Hippolyte, 
Origène  ont  mentionné  la  bénédiction  de  Juda  sans 
la  mettre  en  rapport  avec  la  cène. 

Si  un  second  argument  est  un  peu  plus  spécieux,  il 
n'est  pas  convaincant.  A  trois  endroits,  voir  plus  haut, 
le  texte  de  saint  Justin  que  nous  lisons  aujourd'hui 
parle  du  vin.  Dans  l'un  d'eux  on  lit  qu'est  présenté 
TroTvjpiov  ûSaxoç  xocl  y.pâ|i.aToç.  Or,  xpdqj.a  indique 
déjà  un  mélange  d'eau  et  de  vin.  La  traduction  litté- 
rale de  cette  phrase  devrait  donc  être  la  suivante  :  «On 
présente  une  coupe  d'eau  et  de  vin  mêlé  d'eau.  » 
Cette  conclusion  est  irrecevable.  Donc  :  xpdqjux  est 
une  glose.  D'autre  part,  d'après  V Apologie,  il  y  a  simi- 

X.  — .  29 


899 


MESSE    AU    DEUXIÈNE    SIÈCLE    :   SAINT    JUSTIN 


900 


litude  entre  l'eucharistie  et  les  mystères  de  Mithra,  où, 
écrit  saint  Justin,  «  on  présente  du  pain  et  une  coupe 
d'eau  ».  lxvi,  4.  Pour  qu'existe  entre  les  deux  lites  la 
ressemblance  dont  il  est  parlé,  il  faut  donc  admettre 
que  l'eucharistie  elle  aussi  se  compose  de  pain  et 
d'eau.  Plus  tard  des  mains  chrétiennes  auraient  ajouté 
le  mot  vin,  pour  harmoniser  les  affirmations  de  V Apo- 
logie avec  l'usage  général  des  chrétiens.  Il  faut  donc 
lire  :  On  apporte  à  celui  qui  préside  du  pain  et  une 
coupe  d'eau;  il  y  a  lieu  de  supposer  que,  dans  les  deux 
autres  endroits  de  l'Apologie  où  le  vin  est  nommé, 
il  y  a  eu  interpolation. 

A  cet  argument  ont  été  opposées  de  solides  réponses . 
Kpâfxa  pouvait  désigner  non  un  mélange  d'eau  et 
de  vin,  mais  seulement  ce  dernier  élément,  du  moins 
dans  la  langue  du  peuple  :  tel  est  le  sens  en  grec 
moderne  vulgaire  -du  mot  xpocaL  Saint  Justin  dirait 
donc  qu'on  apporte  du  «  pain,  de  l'eau  et  du  vin  ». 
Batifîol,  op.  cit.,  p.  7,  n.  2.  Quant  à  la  comparaison 
faite  par  l'apologiste  entre  l'eucharistie  chrétienne  et 
l'initiation  mithriaque,  une  similitude  générale  permet 
de  lajustifier.il  n'est  pas  nécessaire  que  tous  les  détails 
soient  identiques.  Même  si  le  calice  de  l'eucharistie 
contient  du  vin  et  celui  de  la  cérémonie  mithriaque 
de  l'eau,  saint  Justin  peut  écrire  que  les  démons 
contrefont  le  rite  chrétien,  puisqu'il  y  a  dans  les  deux 
cas  une  coupe  avec  une  boisson  et  des  formules  pro- 
noncées sur  les  éléments. 

Harnack  tire  un  dernier  argument  du  fait  que 
Justin  voit  une  prophétie  de  l'eucharistie  dans  un 
texte  d'Isaïe,  xxxm,  16  :  «  Du  pain  leur  sera  donné  et 
son  eau  sera  fidèle  »  (d'après  les  Septante).  Mais  la 
similitude  absolue  de  matière  n'est  pas  indispensable 
pour  que  l'apologiste  puisse  rapprocher  la  promesse 
d'Isaïe  et  la  réalité  eucharistique.  Il  suffit  qu'il  y  ait 
dans  le  rite  chrétien  deux  éléments,  l'un  sec  et  l'autre 
humide.  Il  n'est  pas  nécessaire  que  ce  dernier  soit  de 
l'eau.  Justin  ne  tient  pas  compte  de  la  matière.  D'ail- 
leurs à  cet  endroit  même  ce  qu'il  oppose  à  l'eau  d'Isaïe, 
c'est  la  coupe,  sans  se  préoccuper  de  son  contenu. 
Ehrhard,  Die  allchristliche  Literatur  und  ihre  Erfor- 
schung,  Fribourg-en-B.,  1902,  t.  i,  p.  238.  —  Il  n'y  a 
donc  aucune  raison  de  supprimer  le  mot  vin  dans  les 
endroits  où  il  se  trouve.  A  la  thèse  de  Harnack  on  a 
d'ailleurs  opposé  cet  argument  :  Justin  écrit  à  Rome, 
au  iie  siècle;  or,  nous  savons  par  les  fresques  des 
catacombes  que  le  vin  était  alors  en  cette  ville  un 
élément  de  l'eucharistie.  Wilpert,  Fractio  panis, 
Paris,  1896,  p.  76. 

S'il  n'y  a  pas  lieu  d'exclure  cet  élément,  il  convient 
de  noter  la  présence  de  l'eau.  Il  est  à  supposer  que 
l'usage  du  mélange  remonte  à  l'origine  du  christia- 
nisme. Fortescue,  op.  cit.,  p.  404.  Rien  de  plus  naturel  : 
la  coutume  était  répandue  dans  le  monde  antique;  les 
Juifs  la  suivaient.  Le  mélange  devait  se  faire  pendant 
la  manducation  de  l'agneau  pascal.  La  coupe  eucharis- 
tique présentée  par  Jésus  à  la  cène  avait  donc  contenu 
du  vin  et  de  l'eau.  Les  chrétiens  imitèrent  le  Maître. 

h)  Celui  gui  préside  adresse  des  prières  semblable-, 
ment  et  des  actions  de  grâces  autant  qu'il  a  de  force  et 
le  peuple  repond.  Amen.  Apol.,  lxvii,  5.  Celui  qui 
préside  prend  le  pain  et  la  coupe,  exprime  louange  et 
gloire  au  Père  de  l'uniuers  par  le  nom  du  Fils  et  de 
l'Esprit-Saint,  et  il  fait  une  action  de  grâces  abondam- 
ment parce  que  Dieu  a  daigné  nous  accorder  ces  dons. 
Apol.,   lxv,  3. 

Le  rôle  du  président  est  souligné  avec  précision. 
C'est  lui  seul  qui  dit  les  prières  et  l'action  de  grâces, 
qui  parle  au  nom  de  tous.  L'oraison  n'est  plus  collec- 
tive comme  celle  qui  a  précédé.  Cette  fois  le  peuple, 
le  Xaoç  se  tait,  il  n'a  la  parole  que  pour  dire  à  la  fin 
Amen,  en  d'autres  termes  pour  ratifier  ce  qui  a  été 
fait  au  nom  des  frères.   On  est  en  face  de  l'action 


sainte  entre  toutes,  de  la  prière  qui  est  au  centre  de  la 
liturgie,  réservée  au  président  de  l'assemblée  et  qu'on 
appellera  bientôt  l'anaphore. 

Elle  comprend  deux  opérations  distinctes  :  il  y  a 
des  prières  et  des  actions  de  grâces  ou  eucharisties. 
Justin  l'allirme  en  termes  exprès  dans  la  description 
du  rite  dominical.  Il  distingue  les  deux  opérations  dans 
le  récit  parallèle  de  la  liturgie  qui  suit  le  baptême. 
Deux  fois  encore,  dans  le  Dialogue,  il  mentionne  les 
prières  et  les  eucharisties,  cxvn,  2,  3. 

Ces  actes  ne  se  font  pas  comme  en  d'autres  circons- 
tances où  l'on  peut  prier  ou  remercier.  Il  y  a  ici  une 
corrélation  entre  la  présence  des  éléments  et  les  paroles 
prononcées  par  le  président  :  «  Il  prend  le  pain  et  la 
coupe,  exprime  louange  et  gloire  au  Père...  fait  action 
de  grâces  pour  ces  dons.  »  Apol.,  lxv,  3.  C'est  surtout 
ce  dernier  acte,  l'eucharistie,  qui  est  mis  en  rapport 
avec  les  éléments  matériels.  De  nombreux  passages  le 
montrent.  Il  est  parlé  des  «  objets  eucharisties', 
Apol.,  lxv,  5;  lxvii,  5;  «  du  pain  de  l'eucharistie  »; 
«  de  l'eucharistie  du  pain  et  de  la  coupe  »,  DiaL, 
xli,  1,  3;  du  «  calice  de  l'eucharistie  »,  DiaL,  xli,  3; 
de  «  l'eucharistie  du  pain  et  de  la  coupe  »,  DiaL, 
cxvn  1  ;  de  «  l'aliment  qui  s'appelle  eucharistie  ». 
Apol.  lxvi,  1. 

Cet  acte,  le  président  l'accomplit  «  autant  qu'il 
a  de  force  ».  Apol.,  lxvii,  5.  Ces  mots  semblent 
prouver  que  l'officiant  a  le  devoir  de  «  faire  de  son 
mieux  »  et  partant  le  droit  de  choisir  les  paroles  qui  lui 
semblent  les  plus  expressives,  les  plus  puissantes, 
pour  exprimer  les  sentiments  de  l'assemblée  chré- 
tienne et  les  siens.  Une  faculté  d'improviser  les  for- 
mules lui  est  donc  reconnue.  Évidemment,  il  ne  peut 
choisir  que  des  mots  qui  répondent  au  but  poursuivi. 
Il  y  a  un  thème  traditionnel,  les  mots  seuls  varient. 
Si  les  présidents  adressaient  des  centaines  de  fois  cette 
prière,  ils  étaient  inévitablement  amenés  à  répéter 
les  mêmes  formules,  dont  un  grand  nombre  devait 
leur  être  suggéré  par  l'Écriture. 

Le  thème  de  la  prière  ne  nous  est  signalé  qu'en 
deux  mots  :  Le  président  «  adresse  louange  et  gloire 
au  Père  de  l'univers  ».  Apol.,  lxv,  3.  Le  renseigne- 
ment est  maigre,  mais  il  est  très  clair.  Il  établit  une 
différence  radicale  entre  cette  prière  et  la  supplication 
collective  de  l'assemblée  où  tous  ont  prié  pour  tous. 
Cette  fois  on  s'adresse  à  Dieu  uniquement  pour  le 
louer,  pour  le  glorifier.  —  A  cet  hommage  d'adora- 
tion, se  joint  l'action  de  grâces.  Elle  est  abondante, 
c'est-à-dire  assez  longue.  Justin  nous  apprend  que  le 
président  rendait  grâces  à  Dieu  pour  le  don  du  pain 
et  de  la  coupe,  Apol.,  lxv,  et  aussi  «  de  ce  qu'il  a 
créé  le  monde,  avec  tout  ce  qu'il  contient  en  vue  de 
l'homme,  et  de  ce  qu'il  nous  a  délivrés  du  péché 
dans  lequel  nous  étions  nés,  et  de  ce  qu'il  a  détruit 
par  un  anéantissement  absolu  les  principes  et  les 
puissances  (malfaisantes)  par  celui  qui  a  été  fait 
passible  selon  sa  volonté  ».  DiaL,  xli,  2.  Si  on  admet 
que  DiaL  xm  doit  lui  aussi  s'entendre  de  l'eucharistie, 
à  l'énumération  des  dons  pour  lesquels  on  rend  grâces 
doivent  s'ajouter  la  vie  et  la  santé,  les  vicissitudes  des 
saisons.  Mais,  comme  on  le  constatera,  il  est  au  moins 
fort  douteux  que  ce  morceau  s'applique  à  l'eucharistie. 

Cette  action  de  grâces  du  président  et  de  l'assemblée 
est  une  anamnèse.  L'eucharistie  s'opère  «  en  souvenir 
du  Christ  et  de  la  cène  »,  A;  ol.,  lxvi,  3,  «  en  mémoire 
de  la  passion  qu'il  a  endurée  afin  de  nous  délivrer 
du  péché  ».  DiaL,  xli,  1  ;  cxvn,  3.  On  «  fait  en  rendant 
grâces  »  «  le  pain  en  souvenir  de  son  incarnation  pour 
ceux  qui  croient  en  lui  et  pour  qui  il  a  souffert,  la 
coupe  en  souvenir  de  son  sang.  »  DiaL,  lxx,  4. 
Dorsch,  Der  Opfercharakter  der  Eucharistie  einst 
und  jetzl,  et  quelques  autres  ont  essayé  de  sou- 
tenir   que   le    mot    faire    sigiii  fiait    ici    sacrifier.     Il 


901 


MESSE    AU    DEUXIÈME    SIÈCLE    :   SAINT    JUSTIN 


902 


est  difficile  de  le  prouver.  Cf.  Brinktrine,  op.  cil., 
p.  91-92. 

Et  il  en  est  ainsi  de  par  l'institution  du  Christ.  Six 
fois,  il  est  parlé  de  l'ordre  donné  par  Jésus  d'accomplir 
cette  eucharistie.  Justin  ne  se  contente  pas  de  le  dire, 
il  le  prouve  par  «  les  Mémoires  des  apôtres  qu'on 
appelle  Évangiles  ».  En  ces  écrits  ils  nous  ont  rapporté 
qu'il  leur  avait  été  ainsi  prescrit  :  Jésus  ayant  pris 
du  pain  avait  rendu  grâces  en  disant  :  Faites  ceci  en 
mémoire  de  moi.  ceci  est  mon  corps.  »  Et  ayant  pris 
la  coupe  semblablement,  il  avait  rendu  grâces-  en 
disant  :  «  Ceci  est  mon  sang.  »  lxvi,  3.  Comme  on  le 
voit,  Justin  ne  reproduit  ici  mot  à  mot  la  narration 
d'aucun  des  témoins  de  la  cène.  Mais  on  sait  qu'il  a 
connu  nos  évangiles  canoniques.  Jacquier,  Le  Nouveau 
Testament  dans  l'Église  chrétienne,  t.  i,  1911,  p.  106. 
Comme  d'autres  écrivains  chrétiens,  Clément  d'Alexan- 
drie par  exemple,  l'apologiste  ne  se  croit  pas  obligé 
de  citer  textuellement  leurs  paroles.  Il  est  moins 
préoccupé  des  mots  que  de  la  pensée.  Il  estime  qu'elle 
est  conforme  à  celle  des  apôtres. 

Un  rappel  quelconque  de  la  mort  du  Seigneur  suffi- 
rait à  la  commémorer.  A  la  cène  chrétienne,  il  y  a 
plus.  Ce  souvenir  est  évoqué  non  par  une  simple 
lecture  ou  uniquement  par  une  prière,  il  l'est  à 
l'occasion  de  l'action  de  grâces  sur  le  pain  et  la  coupe  : 
les  textes  cités  plus  haut  l'affirment  expressément. 
Comment  les  comprendre?  Nul  doute,  il  y  a  mémoire 
de  Jésus,  de  son  incarnation  et  de  sa  mort,  parce  que 
le  Jésus  jadis  incarné  et  immolé  pour  notre  salut 
redevient  présent  grâce  à  l'eucharistie  du  pain  et  du 
vin.  Là  même  où  t  apologiste  décrit  le  rite,  il  propose  la 
vérité  dans  les  termes  les  plus  clairs,  les  plus  réalistes. 
Ce  pain  et  ce  vin  ne  sont  pas  «  du  pain  vulgaire  », 
t  un  breuvage  vulgaire  »,  mais  la  chair  et  le  sang  de 
Jésus  fait  chair  »,  pareils  à  «  la  chair  et  au  sang  » 
que  prit  le  Verbe  dans  l'incarnation.  Et  Justin  prouve 
cette  vérJté  par  les  paroles  du  Christ  :  «  Ceci  est  mon 
corps,  ceci  est  mon  sang.  »  lxvi,  3.  Voir  Eucharistie, 
t.  v,  col.  1128;  Struckmann,  Die  Gegenwart  Christi  in 
der  heiligen  Eucharistie,  Vienne,  1905,  p.  49-63. 

Comment  le  pain  et  le  corps  cessent-ils  d'être 
une  nourriture  vulgaire  pour  devenir  le  corps  et  le  sang 
du  Christ?  Justin  répond  :  «Cet  aliment  est  eucharistie 
par  une  parole  de  prière  qui  vient  de  lui  »,  c'est-à-dire 
de  Jésus.  Apol.,  lxvi,  2.  Aucun  doute  n'est  possible, 
ces  paroles  qui  remontent  au  Christ,  ce  sont  celles 
qu'il  a  prononcées  lui-même  à  la  cène  et  que  Justin 
reproduit  :  Ceci  est  mon  corps,  ceci  est  mon  sang.  Apol., 
i  xvi,  3.  L'apologiste  l'affirme  en  termes  formels,  lxvi  : 
Il  compare  le  Verbe  qui  a  fait  l'incarnation,  âià  Xôyou 
6soù  aa.py.07z oiYjflslç  Tr)CToîjç  Xptatôç,  au  verbe  qui 
opère  l'eucharistie,  ttjç  Si'euxîjç  X6you  toû  roxp'ocÛTOû 
e!r/y.pi.aOeïijav  rpoçTQV.  Ou  bien,  on  croit  que  le  Logos, 
le  Verbe  désigne  dans  les  deux  cas  le  Fils  de  Dieu  et 
on  traduit  :  «  De  même  que,  fait  chair  par  le  Verbe 
de  Dieu,  Jésus-Christ  eut  une  chair  pour  notre  salut, 
de  même  l'aliment  eucharistie  par  la  prière  du  Verbe 
qui  vient  de  Dieu  est  la  chair  et  le  sang  de  Jésus  », 
et  l'unique  formule  connue  de  nous  à  laquelle  ce 
titre  peut  être  donnée,  ce  sont  les  mots  du  Christ 
cités  par  Justin  :  Ceci  est  mon  corps.  Ou  bien  on  estime 
que,  dans  le  premier  terme  de  comparaison,  le  Logos, 
le  Verbe  désigne  une  personne  divine,  et  que  dans 
l'autre  il  s'applique  à  des  paroles,  à  des  mots.  Mais, 
puisqu'ils  viennent  de  Jésus,  ils  sont  ceux  qu'il  a 
prononcés  lui-même  et  que  rapporte  en  cet  endroit 
l'apologiste  :  Ceci  est  mon  corps.  Ou  enfin  on  pense 
que  dans  les  deux  endroits  le  Logos,  le  Verbe,  désigne 
une  parole  de  commandement  qui  produit  des  effets 
merveilleux.  Justin  dirait  donc  :  «  De  même  que 
Jésus-Christ,  fait  chair  pi  r  une  parole  de  Dieu,  a 
pris  une  chair  pour  notre  salut,  de  même  l'aliment 


eucharistie  par  une  parole  de  prière  qui  vient  de  Jésus 
est  la  chair  et  le  sang  de  Jésus.  »  Quelle  que  soit 
l'hypothèse  admise,  la  conclusion  est  le  même  :  la 
parole,  la  prière  qui  rend  la  chair  de  Jésus-Christ 
présente  sur  l'autel,  ce  sont  les  formules  :  Ceci  est 
mon  corps,  ceci  est  mon  sang.  Fortescue,  op.  cit., 
p.  31  sq.;  P.  Batilïol,  op.  cit.,  p.  29,  fait  remarquer 
que  des  non-catholiques,  par  exemple,  Drews,  Swete, 
adoptent  ce  sentiment. 

Cette  présence  de  la  chair  et  du  sang  du  Clu-ist 
font  de  la  commémoraison  du  Sauveur  un  sacrifice. 
Le  pain  et  la  coupe  de  l'eucharistie  sont  devenus  le 
corps  de  l'incarnation  et  le  sang  de  la  passion,  et  nous 
pouvons  ainsi  les  offrir  en  action  de  grâces  au  Père. 
Telle  est  l'oblation  chrétienne.  «  L'offrande  de  farine 
prescrite  pour  ceux  qui  sont  purifiés  de  la  lèpre 
était  une  figure  du  pain  de  l'eucharistie  qu'en  souvenir 
de  la  passion...  Jésus-Christ  nous  a  prescrit  de  faire 
afin  que  nous  rendions  grâces.  »  Dial.,  xli,  1.  Nos 
«  sacrifices,  c'est  le  pain  de  l'eucharistie  et  semblable- 
ment le  calice  de  l'eucharistie  ».  Dial.,  xli,  3.  Saint  Jus- 
tin répète  avec  insistance  cette  affirmation.  Pour  lui 
«  les  sacrifices  que  Jésus  a  prescrit  d'offrir,  ce  sont  ceux 
qui  par  l'eucharistie  du  pain  et  de  la  coupe  sont 
présentés  par  tous  les  chrétiens  ».  Dial.,  cxvn,  1. 
«  Ce  sont,  dit  encore  l'apologiste,  les  seuls  qu'il  ait 
ordonné  aux  chrétiens  de  faire,  dans  la  commémorai- 
son  de  leur  aliment  sec  et  humide  où  est  rappelé  le 
souvenir  de  la  passion.  »  Dial.,  cxvn,  3.  Citons  une 
dernière  formule  encore  plus  claire  :  «  Les  prières  et 
les  eucharisties  faites  par  des  personnes  dignes  sont 
les  seuls  sacrifices  parfaits  et  agréables.  »  Dial., 
cxvn,  2.  Cf.  Brinktrine,  op.  cit.,  p.  91  sq. 

Ils  sont  offerts  par  le  nom  de  Jésus.  Dial.,  cxvn,  1. 
Justin  exprime  encore  deux  autres  fois  cette  pensée  : 
il  déclare  qu'il  n'est  pas  une  seule  race  d'hommes  où 
«  au  nom  du  crucifié  des  prières  et  des  eucharisties  ne 
soient  faites  au  Dieu  maître  de  l'univers  ».  Dial., 
cxvn,  5.  Même  remarque  dans  la  description  de  l'assem- 
blée chrétienne.  Le  président  prend  le  pain  et  le  vin, 
«  exprime  louange  et  gloire  au  Père  par  le  nom  du 
Fils  ».  Apol.,  lxv,  3.  Rien  de  plus  vrai,  puisque  Jésus 
est  présent.  C'est  sans  doute  ce  qui  fait  l'excellence 
des  sacrifices  chrétiens.  Ils  sont  ceux  qu'avait  prédits 
Malachie,  Dial.,  xli,  2  et  3,  donc  ceux  qui  glorifient  le 
nom  de  Dieu,  Dial.,  xli,  3,  ceux  qu'il  accepte,  Dial., 
cxvn,  1,  les  seuls  qui,  parfaits,  lui  sont  agréables, 
Dial.,  cxvn,  2,  ceux  qui  se  font  en  toute  nation.  Dial., 
cxvn,  5. 

Il  ne  faudrait  pas  laisser  sans  le  souligner  un  mot, 
glissé  en  passant  par  l'apologiste  dans  sa  description 
de  l'assemblée  chrétienne,  mais  qui  n'a  pas  dû  être 
écrit  sans  raison.  Il  observe  que  le  président  «exprime 
louange  et  gloire  au  Père  de  l'univers  par  le  nom  du 
Fils  et  de  V Esprit-Saint  s.  Apol.,  lxv,  3.  Cette  courte 
mention  de  la  troisième  personne  divine  donne  à 
croire  que  déjà  elle  était  nommée  par  l'officiant  au 
cours  de  sa  prière.  Les  paroles  de  Jésus  eucharistiaient 
le  pain  et  la  coupe;  mais  c'est  par  le  Fils  et  l'Esprit 
que  le  sacrifice  était  présenté  au  Père.  Ne  faut-il  pas 
voir  là  une  vague  allusion,  sinon  à  une  épiclèse,  du 
moins  à  un  usage,  à  une  prière  ou  forme  d'oraison  qui 
lui  donna  naissance? 

Il  n'est  pas  nécessaire  de  discuter  l'hypothèse 
d'après  laquelle  l'action  de  grâces  serait  à  rapprocher 
des  simples  prières  de  la  table.  Le  président  ne  remercie 
pas  Dieu  uniquement  pour  la  nourriture  quotidienne, 
mais  pour  tous  les  bienfaits  de  la  création,  pour  toutes 
les  grâces  dues  au  Rédempteur.  Son  acte  est  une 
offrande,  un  sacrifice.  Batiffol,  op.  cit.,  p.  22-23.  Pour 
un  autre  motif  encore  il  est  impossible  de  confondre 
les  prières  et  actions  de  grâces  dont  parle  Justin  avec 
des  prières  de  table,  un  Benedicite.  En  réalité  il  n'y 


903 


MESSE    AU     DEUXIÈME    SIÈCLE    :   SAINT    JUSTIN 


904 


a  pas  de  banquet,  pas  d'agape,  rien  qui  les  rappelle 
de  près  ou  de  loin.  Batitïol,  op.  cit.,  p.  18;  Bardy, 
art.  Justin  (Saint),  ici,  t.  vm,  col.  2271-2272.  Le  mot 
nourriture,  Tpotpyj,  employé  pour  désigner  l'eucharistie, 
Apol.,  lxvi,  1,  l'afïïrmation  que  les  corps  sont  nourris 
par  le  pain  et  le  vin,  Apol.,  lxvi,  2,  ne  doivent  pas 
nous  donner  le  change.  «  Du  pain  et  une  coupe  d'eau 
mêlée  de  vin  ne  pouvaient  pas  constituer  un  repas 
pour  un  groupe  aussi  nombreux  que  devait  l'être  la 
communauté  de  Rome  au  temps  de  Justin  Martyr.  » 
Goguel,  op.  cit.,  p.  272,  317.  On  ne  trouve  dans 
VApologie  aucune  trace  d'agape.  Vcelker,  op.  cit., 
p.  103. 

Plus  spécieuse  est  l'hypothèse  de  Wieland  d'après 
laquelle  l'eucharistie  de  saint  Justin  n'aurait-  été 
qu'un  sacrifice  de  prières.  Mensa  et  con/essio,  p.  51  sq.  ; 
Der  vorirenaische  CXp/erbegriff,  p.  76  sq.  Il  est  vraiment 
impossible  de  comprendre  ainsi  les  textes  cités  plus 
haut.  Justin  assimile  l'eucharistie  à  l'offrande  de 
farine;  elle  est  le  sacrifice  prédit  par  Malachie  et  qui 
remplace  les  antiques  oblations.  Dial.,  xli,  1,  2,  3. 
Ces  divers  rites  ne  sont  pas  de  simples  prières.  L'apo- 
logiste déclare  que  les  chrétiens  offrent  quelque  chose. 
Dial.,  cxvn,  1.  Ils  ne  se  contentent  donc  pas  de  réciter 
ou  d'improviser  les  formules  d'oraison.  Justin  précise  : 
«  Les  sacrifices  qui  par  l'eucharistie  du  pain  et  de  la 
coupe  sont  offerts.  »  Dial.,  cxvn,  1.  Rien  de  plus  clair 
ni  de  plus  décisif  :  il  n'y  a  pas  ici  que  des  prières,  elles 
sont  inséparables  d'un  aliment,  d'une  créature  maté- 
rielle et  c'est  par  elle  que  se  fait  l'oblation.  Il  faut 
aussi  sou.igner  l'emploi  répété  des  locutions  :  «  Le  pain 
de  l'eucharistie  que  Jésus-Christ  Notre-Seigneur  nous 
a  prescrit  de  faire,  tcoisïv.  »  Dial.,  xli,  1.  Mêmes  expres- 
sions dans  Dial.,  lxx,  4;  cxvn,  2,  6.  Comme  le  fait 
observer  Batiffol,  op.  cit.,  p.  23,  n.  2,  ces  expressions 
«  donnent  à  comprendre  que  la  prière  prononcée  n'est 
pas  tout,  et  si  elle  n'est  pas  tout,  la  théorie  de  Harnack 
et  de  Wieland  est  inadéquate;  quoi  qu'il  en  soit 
d'ailleurs  du  sens  de  Gùeiv  donné  à  7rot,eïv.»  Voir  aussi 
De  la  Taille,  op.  cit.,  p.  218-219;  Brinktrine,  or.  cit., 
p.  91-105,  et  surtout  Lamiroy,  op.  cit.,  p.  278-284. 

De  même  dans  la  description  qu'il  donne  du  rite, 
l'apologiste  ne  dit  pas  que  le  président  prie,  mais 
«  qu'il  prend  le  pain  et  le  vin  et  qu'il  loue  Dieu,  puis 
lui  rend  grâces  ».  Apol.,  lxv,  3.  Il  y  a  des  prières,  mais 
elles  eucharistienl  l'aiment  et  l'offrent  à  Dieu.  Apol., 
lxvi,  2;  lxv,  5;  lxvii,  5. 

Wieland  croit  pouvoir  s'appuyer  sur  Apol.,  xm. 
On  ne  peut  discuter  ce  texte  sans  le  citer.  «  Quel 
homme  sensé  ne  le  reconnaîtrait  :  ils  ne  sont  pas  des 
athées  ceux  qui  adorent  le  Créateur  de  l'univers. 
Sans  doute,  nous  déclarons  comme  on  nous  l'a  enseigné 
qu'il  n'a  besoin  ni  de  sang,  ni  de  ibations,  ni  d'encens. 
Mais,  en  tout  ce  que  nous  mangeons,  nous  le  louons, 
autant  qu'il  est  en  notre  pouvoir,  par  des  paroles  de 
prière  et  d'action  de  grâces,  pour  le  bienfait  de  la 
création  pour  tout  ce  qui  aide  à  garder  une  bonne 
santé,  pour  les  propriétés  des  êtres  divers  et  les  vicissi- 
tudes des  saisons,  et  en  raison  de  la  foi  que  nous  avons 
en  lui,  nous  le  prions  afin  de  devenir  immortels. 
On  nous  a  en  effet  appris  que  cette  seule  manière 
de  l'honorer  est  digne  de  lui,  à  savoir  de  ne  pas 
détruire  par  le  feu  ce  qui  a  été  créé  par  lui  pour  notre 
nourriture,  mais  de  nous  l'offrir  pour  nos  besoins 
et  ceux  des  pauvres  et,  l'âme  reconnaissante,  de  le 
célébrer  par  des  cérémonies  spirituelles  et  des  hymnes.  » 

Wieland  fait  observer  qu'ici  Dieu  est  représenté 
comme  n'ayant  besoin  d'aucun  sacrifice  proprement 
dit  :  les  chrétiens  ne  lui  offrent  donc  que  des  «  prières  », 
des  «  actions  de  grâces  »,  «  des  louanges  »,  «  leur  foi 
et  leurs  supp  ications  ».  Pas  d'immolation  rituelle 
destructive  de  ses  dons.  Pour  l'honorer,  on  les  distri- 
bue aux  pauvres  et  on  en  fait  bon  usage  avec  recon- 


naissance.   Donc,   il   n'y   a   pour    les    chrétiens   que 
des  sacrifices  de  prières. 

Peut-être  y  a-t-il  lieu  de  faire  à  cette  argumentation 
une  réponse  péremptoire.  Le  texte  en  question  parle, 
non  de  l'eucharistie,  mais  des  repas  ordinaires  et  des 
prières  que  les  chrétiens  font  â  leur  occasion.  Lamiroy, 
op.  cit.,  p.  27  sq.  En  fait  la  plupart  des  historiens  re- 
noncent à  se  servir  de  ce  chapitre  pour  découvrir  la 
doctrine  de  Justin  sur  l'eucharistie.  D'abord  il  n'est 
parlé  ici  ni  du  pain  ni  de  la  coupe.  Or,  dès  que  Justin 
fait  mention  de  l'eucharistie,  ces  deux  mots  apparais- 
I  sent.  D'autre  part,  les  dons  pour  lesquels  le  chrétien 
'  remercie  sont  d'ordre  purement  naturel,  ce  sont  des 
I  faveurs  qui  toutes  intéressent  le  corps  et  l'existence 
présente  :  «création,  santé,  propriétés  des  êtres,  vicissi- 
|  tudes  des  saisons.  »  Tout  autre,  on  s'en  souvient,  est 
l'énumération  des  bienfaits  pour  lesque  s  le  président 
rend  grâces  en  faisant  l'eucharistie.  Sans  doute  la 
création  n'est  pas  exclue,  mais  il  est  parlé  de  la  déli- 
vrance du  péché,  de  la  victoire  sur  les  mauvais  esprits. 
Dial.,  xli,  1.  Tous  les  anciens  témoins  de  la  liturgie 
sont  d'accord  avec  Justin  pour  l'affirmer.  Enfin,  il  est 
à  observer  qu'avant  de  faire  connaître  l'assemblée 
dominicale,  l'apologiste  écrit,  Apol.,  lxvii,  2  :  «  'Ettî 
uàaî  te  oïç  TrpciCT9£p6;i.s8a,  dans  tout  ce  que  nous 
offrons  ou  dans  tout  ce  que  nous  mangeons,  nous 
bénissons  le  Créateur  par  son  Fils,  Jésus-Christ, 
et  par  l'Esprit-Saint.  »  Ces  mots  ne  peuvent  viser 
l'eucharistie,  puisqu'ils  précèdent  immédiatement 
la  description  de  l'assemblée  chrétienne.  C'est  donc 
aux  repas  ordinaires  qu'ici  fait  allusion  saint  Justin. 
Or,  il  se  sert  des  mêmes  expressions  au  c.  xm  : 
«  'Ecp'ol;;  7rpoaçep6ji.s6a,  dans  ce  que  nous  prenons, 
nous  bénissons  le  Créateur  par  son  Fils  Jésus-Christ 
et  par  l'Esprit-Saint.  »  Puisqu'il  y  a  identité  de 
formules,  on  peut  conclure  que  la  circonstance 
signalée  est  la  même.  Dans  l'un  et  l'autre  cas,  il 
s'agit  d'un  repas  ordinaire.  Toute  l'argumentation 
de  Wieland  s'évanouit. 

Au  contraire,  certains  critiques  ou  historiens  ont 
pensé  que  le  c.  xm  s'applique  non  à  des  repas  ordi- 
naires, mais  à  l'eucharistie.  Récemment  Thibaut, 
op.  cit.,  p.  40  sq.,  a  soutenu  cette  opinion.  Elle  paraît 
peu  probable.  Même  si  on  l'admet,  il  n'est  pas  néces- 
saire de  conclure  que  saint  Justin  n'admet  que  des 
sacrifices  de  prières.  Qu'est-il  affirmé  en  effet?  Que 
Dieu  n'a  besoin  ni  de  sang,  ni  de  libations,  ni  d'encens, 
en  d'autres  termes  qu'il  ne  veut  ni  des  sacrifices  des 
païens,  ni  de  ceux  des  Juifs.  Que  si  ensuite  Justin 
n'indique  comme  moyen  d'honorer  le  Très-Haut  que 
des  prières  et  des  vertus,  son  silence  sur  le  pain  et  la 
coupe  ne  pourrait  pas  être  tenu  pour  une  négation. 
Sans  doute,  il  affirme  que,  pour  honorer  Dieu,  il 
suffit  de  svoffiir  à  soi-même  ou  de  présenter  aux 
pauvres  les  créatures  de  Dieu.  Cette  remarque  n'oblige 
nullement  à  croire  que  seuls  existent  des  sacrifices 
de  prièi  es.  Conclusion  :  ou  bien  il  n'est  pas  parlé  ici  du 
pain  et  de  la  coupe  eucharistiques,  mais  de  repas  ordi- 
naires; 'il  en  est  ainsi,  on  ne  saurait  dégager  de  ce 
texte  aucune  preuve  contre  le  caractère  sacrificiel 
des  éléments  eucharistiques.  Ou  bien  on  croit  que 
saint  Justin  désigne  ici  le  pain  et  la  coupe  de  l'as- 
semblée chrétienne;  mais  il  estime  que  e  chrétien  se 
Voffre  pour  la  mettre  à  profit  et  qu'ainsi  en  utilisant 
le  don  de  Dieu  il  l'en  remercie.  Il  y  aurait  donc  à  côté 
de  la  p:ièie  une  action  de  grâces.  Si  on  ne  peut  con- 
clure de  cette  seule  affirmation  que  l'eucharistie  est 
un  sacrifice,  on  ne  saurait  s'en  servir  pour  démontrer 
le  contraire. 

(')  Quand  le  président  a  terminé  l'eucharistie,  tout  le 
peuple  présent  pousse  l'exclamation  :  Amen.  Apol., 
lxv,  3;  cf.  lxviii,  5.  —  Il  n'est  nu'lement  dit  que  cet 
Amen  soit  nécessaire  pour  la  validité  des  actes  accom- 


905 


MESSE    AU    DEUXIEME  SIECLE    :   SAINT    JUSTIN 


908 


plis  par  le  président.  Cet  ainsi  soit-il  atteste  seulement 
la  solidarité  des  fidèles  et  de  l'officiant.  L'acclamation 
prouve  qu'il  parlait  bien  en  leur  nom  et  que  son  eucha- 
ristie est  aussi  leur  eucharistie. Mais  Justin  le  déclare  : 
Les  prières  et  l'action  de  grâces  sont  achevées  par  celui 
qui  préside,  au  moment  où  ie  peuple  répond  :  Amen. 
ApoL,  lxv.  3. 

/)  Quand  celui  qui  préside  a  fait  l'eucharistie  et  que 
tout  le  peuple  a  répondu,  les  minisires  que  nous  appelons 
diacres  distribuent  à  tous  les  assistants  le  pain  de 
l'eucharistie,  le  vin  et  l'eau.  ApoL,  lxv,  5;  cf.  lxvii,  5. 
—  Ici  intervient  un  nouveau  ministre.  A  côté  du 
peuple,  du  lecteur,  du  président  qui  est  l'évêque  ou 
un  prêtre,  son  délégué,  nous  voyons  le  diacre.  Comme 
on  l'a  observé,  la  réunion  a  un  caractère  rituel  bien 
marqué.  Chacun  a  son  rôle  déterminé.  Aux  diacres  il 
appartenait  de  distribuer  les  éléments  eucharistiques. 
Les  frères  recevaient  les  deux  espèces. 

Saint  Justin  fait  savoir  à  quelles  conditions  cette 
faveur  est  accordée.  «  A  personne  il  n'est  permis  de 
prendre  part  à  cette  nourriture,  s'il  ne  croit  vrai  ce 
que  nous  enseignons,  s'il  n'a  été  baptisé  du  baptême 
de  la  rémission  des  péchés  ou  de  la  nouvelle  naissance, 
et  s'il  ne  vit  comme  le  Christ  l'a  prescrit.  »  ApoL,  lvi, 
1.  Cf.  Didachè,  ix,  5;  xiv,  1. 

De  cette  participation  au  pain  et  à  la  coupe,  quels 
sont  les  effets?  Saint  Justin  les  décrit  d'un  mot  : 
«  Par  cet  aliment  eucharistie  notre  chair  et  notre 
sang  sont  nourris  xaxà  fi.£-a6oX7)v,  en  vue  d'une 
transformation.  »  Bon  nombre  d'interprètes  (Weizsà- 
cker,  Engelhardt,  Loofs,  Gœtz,  Struckmann,  Ratifîol, 
Rardy)  estiment  que  le  changement  obtenu  pour 
notre  chair  et  notre  sang,  c'est  l'acquisition  de  l'im- 
mortalité. Prétendre  qu'il  est  parlé  ici  de  la  simple 
digestion  naturelle  (Réville),  c'est  vouloir  que  Justin 
ait  exprimé  sous  une  forme  presque  incompréhensible 
une  pensée  très  simple  et  sans  intérêt.  Au  contraire, 
l'autre  interprétation  se  justifie  pleinement.  Il  est 
naturel  que  la  chair  du  Logos  incarné  dont  parle 
l'apologiste  confère  à  celui  qui  la  reçoit  ses  propriétés. 
Goguel,  op.  cit.,  p.  275.  Ce  don  est  d'ailleurs  celui  sur 
lequel  l'attention  se  porte  alors  avec  complaisance  : 
Justin  est  l'écho  d'Ignace,  Eph.,  xx,  2  :  çâpji.axov 
àôocvocaîaç;  de  la  Didaché,  x,  2  :  ÙTCp  tyjç  yvcôaecoç  xai 
ttîcttewç  y.ai.   à6avaaîaç.  Cf.  Joa.,  vi,  51-59. 

A  côté  de  cette  immortalité  du  corps,  se  placent 
les  effets  proprement  dits  du  sacrifice.  Il  loue  Dieu  et 
glorifie  son  nom.  ApoL,  lxv,  3;  DiaL,  xli,  1.  Il  lui 
rend  grâces  pour  le  bienfait  de  la  création  et  la  grâce 
de  la  rédemption.  ApoL,  lxv,  3,  4,  5;  lxvii,  5;  xli,  1  ; 
i.xx.  4.  Puisqu'il  est  agréable  à  Dieu  et  accepté  par 
lui,  DiaL,  cxvn,  1,  il  est  apte  à  obtenir  à  tous  et  à 
chacun  ce  qu'ils  ont  demandé  pour  eux  et  pour  autrui  : 
bonne  vie  et  salut,  ApoL,  lxv,  1,  et  la  continuation  des 
dons  pour  lesquels  le  président  a  remercié.  DiaL, 
xli,  1. 

k)  Par  les  diacres  on  envoie  aux  absents  leur  part  du 
pain  et  du  vin  de  l'eucharistie.  ApoL,  lxvii,  5,  cf. 
ApoL,  lxv,  4.  —  Cette  coutume  atteste  combien  la 
célébration  de  l'eucharistie  est  un  rite  de  toute 
l'Église,  accompli  par  le  président  au  nom  de  chacun 
et  auquel  chacun  doit  participer. 

0  La  collecte.  —  C'est  sans  doute  d'elle  qu'il  est 
parlé  en  la  phrase  finale  de  la  description  de  l'eucha- 
ristie qui  suit  le  baptême  :  «  Ceux  qui  possèdent 
secourent  tous  ceux  qui  sont  indigents.  Nous  nous 
assistons  toujours  les  uns  les  autres.  »  lxvii,  1.  La 
seconde  relation  est  très  claire,  très  précise  :  «  Ceux 
qui  sont  dans  l'abondance  et  qui  veulent  (bien  le  faire) 
donnent  chacun  ce  qu'il  veut  selon  son  gré;  ce  qu'on 
recueille  ainsi  est  porté  à  celui  qui  préside  et  il  secourt 
les  orphelins  et  les  veuves,  et  ceux  qui  sont  dans  l'indi- 
gence par  suite  de  la  maladie  ou  de  toute  autre  cause, 


.  et  ceux  qui  sont  dans  les  chaînes  et  les  étrangers  qui 
sont  de  passage.  Bref,  il  a  cure  de  quiconque  est  dans 
le  besoin.  »  lxvii,  6. 

Le  texte  se  suffit.  Il  y  a  des  aumônes  et  non  une 
agape.  Elles  ne  sont  pas  obligatoires  et  chacun  donne 
ce  qu'il  veut.  Ce  qui  est  recueilli  par  les  collecteurs 
est  porté  par  eux  à  celui  qui  préside,  à  l'évêque,  et 
c'est  lui  qui  secourt  les  malheureux  de  toute  catégorie. 
L'acte  est  lié  au  sacrifice  du  pain  et  de  la  coupe.  Il 
le  complète  et  l'achève.  Justin  a  mis  en  relief  le  côté 
social  de  l'eucharistie.  L'assemblée  est  une  cérémonie 
qui  relie  les  fidèles  entre  eux.  Cette  union  est  favorisée 
par  la  rencontre  en  un  même  lieu  de  tous  les  chré- 
tiens. Ils  sont  réunis  en  qualité  de  frères.  Us  se  donnent 
le  baiser  de  paix  et  ainsi  se  réconcilient  ou  se  rappro- 
chent davantage  s'il  est  besoin.  Il  y  a  communauté  de 
foi.  Tous  plient  ensemble  pour  tous,  d'abord  pour 
chacun  des  assistants,  mais  aussi  pour  les  membres 
de  l'Église  qui  sont  absents.  Le  peuple  entier  s'unit 
au  président  qui  fait  les  prières  et  l'action  de  grâces 
(l'eucharistie)  au  nom  de  chacun  et  de  la  collectivité; 
chacun  et  la  collectivité  répond  :  Amen.  Tous  les 
assistants  participent  à  un  même  banquet  spirituel, 
tous  reçoivent  le  même  aliment,  le  Logos,  fait  chair 
pour  passer  en  notre  chair.  <  et  aliment  est  envoyé  aux 
absents  afin  qu'eux  aussi  soient  unis  à  l'Église. 

L'exercice  de  la  charité  se  trouve  donc  tout  à  fait 
à  sa  place.  Puisque  les  chrétiens  sont  frères,  ils  le 
deviennent  davantage,  ils  fraternisent  en  mettant 
leur  bien  en  commun.  Ainsi  encore  ils  observent  le 
précepte  du  Maître  :  «  Faites  ceci  en  mémoire  de  moi.  » 
A  ses  disciples  Jésus  a  donné  la  nourriture  de  la  cène, 
sa  chair  et  sa  personne.  Les  chrétiens  offrent  du  pain 
et  ils  s'offrent  eux-mêmes  aux  indigents. 

Wetter,  on  le  sait,  veut  aller  beaucoup  plus  loin 
et  faire  de  cette  offrande  le  sacrifice  chrétien  primitif. 
Chacun,  à  l'origine,  apportait  pour  la  cène  chrétienne 
les  mets  à  consommer.  Afin  de  prévenir  ou  de  corriger 
les  abus,  dont  parle  I  Cor.,  xi,  20  sq.,  on  transforma 
ces  libres  apports  individuels  en  une  offrande 
collective  et  rituelle  qui,  devenant  avec  le  temps 
toujours  plus  solennelle,  et  se  surchargeant  d'actions 
de  grâces,  de  mémento  des  donateurs,  de  supplications 
pour  eux  et  pour  autrui,  prit  la  forme  d'un  sacrifice. 
En  ce  passage  on  saisirait  une  trace  du  rite  primitif, 
du  sacrifice  alimentaire. 

En  vérité,  il  est  difficile  de  trouver  une  affirmation 
qui  démente  davantage  les  textes.  Quiconque  lit  le 
Dialogue  constate  aussitôt  que,  pour  Justin,  le  sacri- 
fice, c'est  l'action  de  grâces  sur  le  pain  et  la  coupe, 
que  ce  sacrifice  est  le  seul  prescrit,  le  seul  agréable  à 
Dieu.  Ces  affirmations  sont  répétées  avec  une  insis- 
tance singulière  et  qui  ne  laisse  place  à  aucun  doute. 
D'autre  part,  si  on  étudie  les  deux  récits  de  V Apologie, 
on  voit  aussitôt  que  ce  sacrifice  de  l'action  de  grâces 
du  pain  et  de  la  coupe  est  terminé  avant  qu'ait  lieu 
la  collecte  finale.  Enfin,  l'examen  de  cette  dernière 
prouve  qu'elle  n'est  pas  un  sacrifice.  A  cet  acte  de 
charité  Justin  ne  donne  même  pas  ce  titre  en  un  sens 
métaphorique,  comme  le  font  parfois  l'Écriture  et 
les  écrivains  catholiques  anciens  et  modernes.  Il  ne 
parle  que  de  secours,  d'assistance,  de  dons,  de  collectes. 
Sont  évités  même  les  mots  qui  pourraient  être  équi- 
voques, désigner  soit  un  acte  rituel,  soit  une  œuvre 
charitable,  par  exemple  le  mot  offrir.  La  collecte  est 
d'ailleurs  libre  :  donne  qui  veut.  Il  n'y  a  donc  pas 
ici  un  sacrifice  de  l'assemblée  chrétienne,  une  obla- 
tion  de  tous  les  fidèles. 

Il  est  vrai  qu'en  un  autre  endroit  de  la  mê^e 
Apologie,  au  c.  xm,  Justin  opposant  les  coutum  es 
chrétiennes  aux  usages  juifs  ou  païens  écri  t  :  «  On 
nous  a  en  effet  appris  que  cette  seule  manière  de 
l'honorer  est  digne  de  lui  :  à  savoir  de  ne  pas  détruire 


907 


MESSE    AU    DEUXIÈME    SIÈCLE    :    LES    APOLOGISTES 


908 


par  le  feu  ce  qui  a  été  créé  par  lui  pour  notre  nourri- 
ture, mais  de  nous  l'offrir  pour  nos  besoins  et  ceux  des 
pauvres  et,  l'âme  reconnaissante,  de  le  célébrer  par  des 
cérémonies  spirituelles  et  des  hymnes.  »  Mais,  comme 
nous  l'avons  montré,  il  n'est  pas  certain  que  ce 
chapitre  parle  de  l'eucharistie  :  l'opinion  contraire 
semble  bien  établie.  Peu  importe  d'ailleurs  :  On  le 
voit  par  tout  le  contexte,  les  dons  de  Dieu  que  s'offre 
le  chrétien  à  lui  et  à  ses  frères,  au  lieu  de  les  offrir  à 
Dieu,  ce  sont  les  animaux  qu'il  mange  ou  dont  il  donne 
une  part  au  prochain,  au  lieu  de  les  sacrifier,  de  les 
détruire  par  le  feu.  Rien  ici  ne  permet  de  découvrir 
de  prétendus  sacrifices  d'offrandes  alimentaires  qui 
auraient  lieu  à  l'assemblée  chrétienne.  En  ce  texte, 
Justin  «  raille  les  sacrifices  païens,  les  effusions-  de 
sang,  les  libations  et  les  offrandes  d'encens;  il  leur 
oppose  l'usage  droit  des  créatures  sanctifié  par  la 
distribution  des  aumônes  et  les  prières  d'action  de 
grâces  au  Créateur.  Les  offrandes  alimentaires 
ne  sont  pas  mentionnées.  »  Coppens,  L'offrande  des 
fidèles  dans  la  liturgie  eucharistique  ancienne,  dans 
Cours  et  conférences  des  semaines  liturgiques,  t.  v, 
Louvain,  1927,  p.  112.  De  ce  que  dit  Justin  des  collec- 
tes qui  suivent  l'assemblée  eucharistique,  lxvii,  6, 
écrit  Vcelker,  op.  cit.,  p.  132,  on  ne  peut  rien  tirer  en 
faveur  de  la  théorie  de  Wetter. 

Conclusion.  —  A  l'assemblée  chrétienne,  les  paroles 
prononcées  par  Jésus  à  la  cène  sont  redites  par  le 
président  sur  le  pain  et  sur  une  coupe  de  vin  mélangé 
d'eau.  Elles  en  font  la  chair  du  Logos  incarné,  le  sang 
de  Jésus  crucifié.  Ainsi  est  commémorée  la  mort  du 
Sauveur  pour  les  hommes.  Cet  acte  est  un  sacrifice, 
celui  qui  a  été  prédit  par  Malachie  et  institué  par 
Jésus,  celui  qui  est  en  usage  chez  les  chrétiens  dans 
tout  l'univers,  le  seul  qui  soit  agréable  à  Dieu.  C'est  en 
effet  celui  qui  loue  et  glorifie  son  nom,  celui  qui  cons- 
titue l'action  de  grâces,  l'eucharistie,  pour  tous  les 
bienfaits,  bienfaits  de  la  création  comme  de  la  ré- 
demption. C'est  donc  celui  auquel  les  chrétiens  assis- 
tent chaque  dimanche,  celui  auquel  on  ne  peut  par- 
ticiper si  on  ne  professe  pas  la  vraie  foi,  si  on  n'a 
pas  été  baptisé,  si  on  ne  mène  pas  une  vie  conforme 
à  la  loi  chrétienne.  C'est  celui  auquel  on  rattache 
tous  les  grands  actes  de  la  nouvelle  religion  :  lecture 
des  saints  Livres,  homélie,  prière  collective  de  tous 
pour  tous,  réconciliation  fraternelle,  aumône  en 
faveur  des  indigents.  C'est  celui  auquel  chacun  com- 
munie, d'abord  en  s'unissant  au  président  qui  prie 
pour  tous,  et  en  répondant  Amen  à  son  action  de 
grâces,  mais  plus  encore  en  recevant  de  la  main  des 
diacres  le  corps  et  le  sang  du  Christ,  transmis  aux 
absents  eux-mêmes  pour  les  unir  à  l'assemblée  :  ce 
pain  et  ce  vin,  chair  incorruptible  du  Logos,  font 
passer  dans  la  chair  des  fidèles  l'immortalité. 

2°  Affirmations  de  plusieurs  apologistes  de  l'époque 
sur  le  caractère  purement  spirituel  du  sacrifice  chrétien. 
—  Certains  défenseurs  de  la  cause  chrétienne  ont, 
comme  saint  Justin,  déclaré  que  tout  le  culte,  toutes 
les  oblations  des  fidèles  consistaient  dans  la  prière 
ou  la  vertu.  On  a  parfois  voulu  conclure  de  ce  langage 
que,  pour  eux  et  leurs  coreligionnaires,  la  cène  n'était 
pas  un  sacrifice.  Récemment  encore,  Wieland  pré- 
tendait qu'Aristide  et  Athénagore  n'avaient  connu 
que  l'olïrande  de  la  prière.  Der  vorireniiische  Opfer- 
begriff,  p.  65.  Il  suffit  de  lire  les  textes  pour  découvrir 
la  véritable  pensée  de  ces  apologistes. 

Aristide  (vers  140)  déclare  que  Dieu  «  n'a  nul  besoin 
d'hosties,  de  libations  ou  d'autres  objets  visibles  ». 
Apol.,  i, cf.  xni,  dans  Texte  und  Untcrsuch.,  1893,  t.  iv, 
fasc.  3,  p.  6,  32. 

Athénagore  (vers  176-178)  écrit  :  «  Si  nous  n'offrons 
pas  à  Dieu  les  mêmes  sacrifices  que  vous,  c'est  que  le 
Père  et  créateur  de  toutes  choses  n'a  nul  besoin  du 


sang,  de  l'odeur  ou  de  la  fumée  des  victimes.  Il  est 
pour  lui-même  le  parfum  le  plus  suave,  car  on  ne 
saurait  ajouter  à  sa  plénitude.  Voulez-vous  lui  faire 
l'offrande  la  plus  agréable  de  toutes?  Essayez  de  con- 
naître celui  qui  a  étendu  les  cieux  et  les  a  déroulés 
comme  une  sphère  immense,  qui  a  établi  la  terre 
comme  un  centre  et  réuni  les  eaux  dans  la  mer, 
qui  a  séparé  la  lumière  des  ténèbres  et  orné  d'astres 
le  firmament,  qui  a  fait  produire  toute  semence  à  la 
terre,  qui  a  créé  les  animaux  et  formé  l'homme. 
Qu'est-il  besoin  d'hécatombes  pour  le  Tout-Puissant? 
Elevez  vers  lui  des  mains  pures  :  c'est  une  victime  non 
sanglante,  un  culte  spirituel  qu'il  vous  ûemande.  » 
Legct.,  xni,  P.  G.,  t.  vi,  col.  916. 

Apollonius  (martyr  sous  Commode  180-192),  dans 
l'apologie  qu'il  prononça  devant  le  tribunal  et  qu'on 
croit  avoir  retrouvée,  tient  le  même  langage  :  «  Je 
présente  un  sacrifice  non  sanglant  et  pur,  moi  et  tous 
les  chrétiens,  au  Dieu  qui  est  le  maître  du  ciel,  de  la 
terre  et  de  tout  ce  qui  a  souffle  de  vie,  sacrifice  qui  se 
fait  surtout  par  des  prières.  »  Texte  und  Unlersuch., 
t.  xv,  fasc.  2,  c.  vin,  p.  98.  Il  souhaite  aussi  que  son 
juge  offre  à  Dieu  un  sacrifice  de  prière  et  d'au- 
mône, c.  xliv,  p.  126. 

Dans  l'Épître  à  Diognète  (ne  siècle?)  on  lit,  c.  m  : 
»...  Les  Juifs  en  croyant  que  Dieu  a  besoin  de  leurs 
sacrifices  font  un  acte  d'extravagance  plutôt  que  de 
religion.  Car  celui  qui  a  créé  le  ciel,  la  terre  et  tout 
ce  qu'ils  renferment...  n'a  nul  besoin  de  ce  qu'il 
donne  lui-même  à  ses  créatures  :  celles-ci  ne  peuvent 
s'imaginer  sans  folie  qu'elles  lui  rendent  un  service 
quelconque.  Si  donc  les  Juifs  croient  faire  grand  hon- 
neur à  Dieu  par  le  sang  de  leurs  victimes,  il  ne  me 
paraissent  différer  en  rien  de  ceux  qui  accordent  le 
même  hommage  à  des  divinités  insensibles;  non  moins 
que  ces  derniers,  ils  s'imaginent  donner  quelque  chose 
à  Dieu  qui  n'a  besoin  de  rien.  »  Funk,  Patres  Apos- 
tolici,  Tubingue,  1901,  t.  i,  p.  394. 

Minucius  Félix  (entre  175  et  197,  si  on  estime 
l'Octavius  antérieur  à  V Apologétique  de  Tertullien  ;  — 
après  cette  date,  si  on  admet  l'hypothèse  contraire) 
fait -une  observation  semblable.  «  Offrirai-je  au  Sei- 
gneur comme  hosties  et  victimes  ce  qu'il  a  produit 
à  mon  usage  de  telle  sorte  que  je  lui  renvoie  son  bien- 
fait? C'est  de  l'ingratitude.  Puisque  l'hostie  à  offrir 
c'est  une  âme  bonne,  une  intelligence  pure  et  un  lan- 
gage sincère,  celui  donc  qui  observe  l'innocence, 
supplie  Dieu.  Qui  respecte  la  justice,  présente  à  Dieu 
une  libation;  qui  s'abstient  de  la  fraude,  se  rend  Dieu 
propice  et  qui  arrache  un  homme  au  péril,  immole  la 
meilleure  victime.  Voilà  nos  sacrifices,  voilà  ce  qui  est 
voué  à   Dieu.  »   Oct.,  xxxn,  P.  L.,   t.  in,   col.  354. 

On  le  voit  à  la  seule  lecture,  ces  textes  n'établissent 
nullement  que  la  cène  chrétienne  n'est  pas  un  sacri- 
fice. Ils  affirment  que  Dieu  n'a  besoin  ni  de  sang,  ni 
de  libations,  ni  d'aucun  être  matériel;  que  nous 
n'avons  pas  à  lui  rendre  ce  qu'il  a  tiré  du  néant  pour 
notre  usage;  que  nul  objet  sensible  n'est  digne  de  sa 
majesté;  qu'en  un  mot  rien  de  créé  ne  saurait  lui  être 
offert  (Aristide,  Athénagore,  Épître  à  Diognète,  JNIinu- 
cius  Fé;ix).  Mais  à  la  cène,  les  chrétiens  ne  présentent 
pas  à  Dieu  du  pain  vulgaire  et  une  coupe  banale  de. 
vin.  C'est  la  chair,  c'est  le  sang  du  Fils  de  Dieu  et  non 
ceux  d'une  créature  qui  sont  l'objet  de  l'oblation. 
On  n'attribue  donc  pas  au  Très-Haut  le  désir  ou  le 
besoin  de  se  nourrir  à  la  manière  des  mortels.  On 
n'a  pas  la  prétention  de  l'enrichir  d'un  objet  qui 
lui  manque,  de  lui  rendre  le  plus  léger  service  ou 
d'augmenter  sa  perfection,  son  bonheur.  On  ne  rejette 
aucun  de  ses  bienfaits  :  le  chrétien  communie  à  la 
chair  et  au  sang  du  Christ  en  les  offrant  à  Dieu.  Les 
apologistes  ne  condamnent  donc  nullement  le  sacrifice 
de  l'autel. 


909 


MESSE    AU    DEUXIÈME    SIÈCLE    :    SAINT    IRÉNÉE 


910 


De  même,  s'ils  s'accordent  à  désapprouver  toute 
oblation  sanglante,  toute  offrande  faite  par  la  main 
des  hommes  (Athénagore,  Apollonius,  Êpttre  à  Dio- 
gnète).  ils  ne  disent  rien  qui  désapprouve  le  rite  en 
sage  dans  l'assemblée  chrétienne,  rite  qui  ne  com- 
porte la  mise  à  mort  d'aucun  cire  vivant,  rite  qui 
requiert  sans  doute  l'action  d'un  officiant  créé, 
mais  qui  pourtant  s'opère  en  réalité,  comme  le  dit 
saint  Justin,  par  Jésus-Christ  et  en  son  nom. 

Enfin,  l'éloge  par  les  apologistes  de  sacrifices  non 
sanglants  et  d'oblations  mentales,  l'affirmation  que 
pour  les  chrétiens  l'unique  offrande  c'est  la  prière,  la 
foi  ou  d'autres  vertus  (Athénagore,  Apollonius, 
Minucius  Félix)  ne  contredisent  nullement  la  thèse  de 
l'existence  du  sacrifice  de  la  messe.  Des  hommes  Dieu 
n'attend  et  il  ne  peut  obtenir  que  des  supplications, 
des  louanges  et  des  actes  de  vertus.  Déjà  sous 
l'Ancienne  Loi,  on  les  appelait  des  sacrifices  et  les 
apologistes  en  leur  donnant  ce  nom  ne  faisaient  que 
commenter  nos  saints  Livres.  Dans  l'eucharistie 
il  y  a  aussi  une  opération  morale,  l'acte  par  lequel  on 
offre  la  chair  et  le  sang  de  Jésus;  on  peut  donc  l'appe- 
ler une  prière,  car  c'est  par  une  prière  qu'elle  s'accom- 
plit. Ce  qui  est  agréable  à  Dieu,  ce  n'est  pas  le  corps 
en  tant  que  corps,  le  sang  comme  sang,  mais  ce  corps 
et  ce  sang  unis  à  l'âme  de  Jésus,  à  ses  dispositions  inté- 
rieures,  à  sa  sainteté.  Enfin  les  fidèles  et  l'officiant 
lorsqu'ils  assistent  à  cet  acte  ou  en  sont  les  ministres 
ne  peuvent  plaire  à  Dieu  que  s'ils  se  présentent  avec 
leur  foi,  leur  piété,  leur  vertu.  Cf.  Lebreton,  Diction, 
apotog.,  art.  Eucharistie,  t.  i,  col.  1576-1577.  De  la 
Taille,  op.  cit..  p.  228-229;  Lamiroy,  op.  cit.,  p.  269  sq.; 
Brinktrine,  op.  cit.,  p.  111  sq. 
»  On  est  bien  obligé  d'admettre  la  justesse  de  ces 
remarques  si  on  se  souvient  du  langage  de  saint  Justin. 
Lui  aussi,  il  s'exprime  comme  les  autres  apologistes 
et  cependant  pour  lui  l'eucharistie  est  un  sacrifice, 
celui  qui  remplace  les  oblations  rituelles  de  l'Ancienne 
Loi  et  qui  a  été  institué  par  Jésus-Christ.  Bien  plus, 
comme  on  l'a  fait  justement  remarquer,  on  trouverait 
chez  des  écrivains  chrétiens  postérieurs  d'un  ou  de 
plusieurs  siècles  et  qui,  de  l'aveu  de  tous,  voient  dans 
la  messe  un  sacrifice  proprement  dit  et  non  pas  seule- 
ment une  prière,  des  déclarations  tout  à  fait  sembla- 
bles à  celle  des  apologistes  sur  îe  culte  purement 
spirituel  des  chrétiens.  De  la  Taille,  op.  cit.,  p.  228, 
nomme  par  exemple  saint  Basile,  saint  Grégoire  de 
Nazianze,  saint  Ëphrem,  Théodoiet  et,  parmi  les 
Latins,  saint  Hilaire  et  Zenon  de  Vérone. 

Pourtant  une  question  se  pose.  A  ceux  qui  les 
accusent  de  n'avoir  pas  de  sacrifice,  pourquoi  les 
apologistes  ne  répondent-ils  pas  :  Nous  en  avons  un, 
l'eucharistie? 

Recourir  à  la  loi  de  l'arcane  parut  longtemps 
commode.  Mais  son  existence  à  cette  époque  n'est  pas 
démontrée.  Voir  Batiffol,  art.  arcane,  t.  i,  col.  1738 
et  sq.  D'ailleurs,  Justin  ne  cachait  rien  à  personne. 
<  ni  peut  toutefois  admettre  que,  par  prudence  ou 
religion,  d'autres  apologistes  se  tenaient  sur  la  réserve 
et  craignaient  de  livrer  les  choses  saintes  aux  chiens. 
11  faut  avouer  d'ailleurs  qu'il  n'était  pas  facile  d'ex- 
pliquer à  des  païens  comment  l'eucharistie  était  un 
sacrifice.  Aux  fidèles  des  idoles  qui  leur  offraient  des 
mets  ou  des  parfums  pour  les  satisfaire  ou  capter  leur 
bienveillance,  comment  faire  comprendre  l'oblation 
a  un  Dieu  invisible  d'un  corps  invisible  et  mis  à  mort 
depuis  des  années?  La  réplique  eût  aussitôt  surgi  : 
Ce  sacrifice  n'en  est  pas  un. 

11  est  une  dernière  explication.  L'histoire  est  d'ac- 
cord avec  la  théologie  catholique  pour  affirmer  que 
les  chrétiens  ont  peu  à  peu  acquis  des  connaissances 
progressivement  plus  claires  et  moins  imprécises,  plus 
explicites  et  moins  discutées  de  vérités  révélées  dès 


l'origine,  mais  qui  n'étaient  pas  textuellement  affir- 
mées dans  l'Écriture  ou  enseignées  en  ternies  exprès 
par  les  Apôtres.  A  l'époquc'des  premiers  apologistes,  les 
fidèles  possédaient  les  écrits  de  Malachie,  les  évangiles 
et  les  lettres  de  saint  Paul.  Dès  l'origine,  les  chrétiens 
rompaient  le  pain  et  participaient  à  la  coupe  eucha- 
ristique, ils  le  faisaient  en  mémoire  de  Jésus  pourrendre 
grâces,  commémorer  la  passion  et  participer  au  corps 
et  au  sang  immolés  sur  la  croix.  De  ces  textes,  de  cet 
usage,  Justin  et  Irénée  concluaient  sans  hésiter  que 
le  repas  religieux  chrétien  est  un  sacrifice  proprement 
dit.  Leur  langage  prouve  que  beaucoup  de  leurs  con- 
temporains tiraient  la  même  conclusion.  Mais  ce 
corollaire  se  dégageait-il  avec  la  même  évidence  dans 
l'esprit  de  tous  les  fidèles?  Puisque  ni  l'Écriture,  ni 
le  symbole  de  foi  ne  disaient  en  termes  formels  : 
L'offrande  du  pain  et  du  vin  par  l'évëque  ou  le  prêtre 
est  un  sacrifice,  il  est  tout  naturel  d'admettre  que  cette 
vérité  n'était  pas  alors  aussi  clairement  perçue,  aussi 
explicitement  admise,  aussi  universellement  professée 
qu'elle  le  deviendra  un  peu  plus  tard,  par  exemple  à 
l'époque  de  saint  Cyprien.  Si  donc  certains  apolo- 
gistes ne  l'opposaient  pas  aux  païens,  c'était  peut- 
être  parce  qu'eux-mêmes  ne  la  connaissaient  pas  avec 
certitude,  ou  parce  que  cette  notion  n'étant  pas  expli- 
citement professée  par  tous,  ils  ne  pouvaient  la  pré- 
senter comme  la  pensée  commune  à  tous  ceux  qu'ils 
défendaient.  Brinktrine,  op.  cit.,  p.   126. 

Au  contraire,  ils  devaient  tout  naturellement 
être  portés  à  réfuter  leurs  adversaires  en  leur  montrant 
que  la  Divinité  ne  réclame  ni  nourriture  ni  parfum. 
Cette  idée  leur  était  très  familière.  On  la  trouve  en  des 
textes  scripturaires  d'une  ironie  et  d'une  force  inou- 
bliables pour  qui  les  a  lus.  Ps.  xi.ix  (Vulg.)  8-14; 
l,  17-18;  Is.,i,  12-13;  Jerem.,  vi,  20;  Amos,  v,  22. 

Venus  du  judaïsme  ou  du  monde  païen,  les  premiers 
chrétiens  devaient  se  répéter  souvent  à  eux-mêmes 
ces  pensées  pour  se  démontrer  qu'en  réalité  ils 
n'étaient  pas  athées.  De  semblables  notions  se  trou- 
vaient d'ailleurs  chez  les  philosophes  grecs,  surtout 
chez  les  stoïciens.  Cf.  Rohr,  Gricchentum  und  Chris- 
tentum,  dans  Bibl.  Zeilfragen,  ve  Folge,  fasc.  8,  p.  16 
sq.,  Munster,  1912;  Kroll,  Die  Lehren  des  Hermès 
Trismegistos,  dans  Beitrùge  zur  Geschichle  des  Mittel- 
alters  de  Bàumker,  t.  xm,  fasc.  2-4,  p.  238  sq.,  Muns- 
ter, 1914.  Or,  les  apologistes  de  cette  époque  étaient 
moins  des  avocats  que  des  philosophes.  Donc  ils  phi- 
losophaient, aux  païens  ils  opposaient  les  penseurs 
païens  :  c'était  de  bonne  guerre.  Aucun  moyen  ne 
leur  paraissait  meilleur  pour  fermer  la  bouche  aux 
ennemis  du  nom  chrétien.  Brinktrine,  op.  cit.,  p.  125. 

3°  Saint  Irénée  (f  vers  202-203;  le  Contra  hsereses 
a  été  composé  entre  180  et  198). 

1 .  Les  textes.  —  L'évëque  de  Lyon  est  amené  à  parler 
à  plusieurs  reprises  du  sacrifice  chrétien,  mais  il  est 
quelques  passages  où  il  en  traite  ex  professo. 

a)  Cent,  hœres.,  1.  IV,  c.  xvn.  n.  1-6,  P.  G.,  t.  vu. 
col.  1023-1024.  —  Le  texte  est  tout  à  fait  classique 
et  de  capitale  importance  :  Les  Juifs  n'ont  pas  com- 
pris quels  sacrifices  Dieu  réclamait,  mais  Jésus  par 
l'institution  de  l'eucharistie  a  enseigné  la  nouvelle 
oblation.  En  recommençant  le  geste  du  Maître, 
l'Église    réalise  la  prophétie  de   Malachie. 

b)  Cont.  lucres.,  I.  IV,  c.  xvm,  n.  1-6,  col.  10  24-1029. 
—  Le  texte  est  plus  important  encore,  car  il  esquisse 
toute  une  théorie  du  sacrifice,  soit  en  général,  soit  chez 
les  .Juifs,  soit  chez  les  chrétiens.  L'offrande  faite  à 
Dieu  ne  vaut  que  pour  autant  qu'elle  est  le  signe  des 
dispositions  intérieures.  En  particulier  elle  doit  mani- 
fester une  foi  parfaite  et  sans  contamination  d'hérésie. 
Les  diverses  aberrations  doctrinales  des  sectes  contem- 
poraines sont  en  contradiction  avec  les  pratiques 
mêmes  du  sacrifice  eucharistique. 


911 


MESSE    AU    DEUXIÈME    SIECLE    :   SAINT    IRENEE 


912 


c)  Cont.  lucres.,  1.  IV,  c.  xxxm,  2,  col.  1073.  —  In- 
compatibilité  entre  le  marcionisme  et  la  doctrine 
sur  l'eucharistie. 

d)  Cont.  hures.,  1.  V,  c.  n,2-3,  col.  1124-1127.  — 
Incompabibilité  entre  les  hérésies  qui  nient  la  résur- 
rection de  la  chair  et  la  doctrine  sur  l'eucharistie. 

A  ces  textes  il  convient  d'ajouter  la  Lettre  au  pape 
Victor,  relative  à  l'affaire  quartodécimane,  conservée 
par  Eusèbe,  H.  E.,  1.  V,  c.  xxiv,  n.  12  sq.,  P.  G:,  t.  xx, 
col.  500  sq.  Elle  rapporte  la  visite  faite  par  Polycarpe 
au  pape  Anicet  et  comment,  malgré  la  persistance  du 
dissentiment  sur  la  question  pascale,  èxoivoWr;aav 
êauToTç,  >tat  èv  -rf)  èxxXr.ata  7tapsy_a>p-y;a£v  ô  'Avixyjtoç 
tJ)v  eù/apiaxtav  tù  Uo"/x>x.âç>Tt<x>,  ce  que  l'on  traduit 
d'ordinaire  :  «  Anicet  céda  (la  célébration  de)  l'euçha- 
listie  à  Polycarpe.  »  —  La  même  lettre  rapporte  que 
les  anciens  papes  restaient  en  bons  rapports  avec  les 
tenants  de  l'usage  asiatique  et  leur  envoyaient  l'eucha- 
ristie. Ibid.,  col.  505. 

2.  Doctrine  de  saint  Irénée.  —  a)  Analyse  :  les  diverses 
affirmations  doctrinales.  —  Relevons  d'abord  les  affir- 
mations de  saint  Irénée  sur  le  sens  desquelles  aucune 
discussion  ne  semble  possible.  Dans  le  rite  chrétien 
de  l'eucharistie  figurent  du  pain  et  une  coupe.  Cont. 
iueres.,  IV,  xvn,  5;  xvin,  4;  xxxm,  2-;  V,  n,  2.  Celle-ci 
contient  du  vin.  Irénée  parle  du  cep  de  la  vigne  qui 
produit  la  matière  de  l'eucharistie.  V,  n,  3.  A  ce  vin 
est  ajouté  un  autre  élément  qu'Irénée  ne  nomme  pas, 
mais  qui  évidemment  est  de  l'eau  :  il  parle  plusieurs 
fois  du  mélange  de  deux  liquides  dans  la  coupe.  IV, 
xxxin,  2;  V,  n,  3.  Déjà  il  voit  dans  le  vin  une  figure 
de  la  divinité;  l'eau  représente  sans  doute  à  ses  yeux 
le  siècle,  la  nature  humaine.  V,  i,  3. 

L'évêque  de  Lyon  le  répète  au  moins  trois  fois  : 
«  Le  pain  provenant  de  la  terre  et  recevant  l'invocation 
de  Dieu,  n'est  plus  du  pain  ordinaire,  mais  l'eucha- 
ristie, composée  de  deux  éléments,  l'un  terrestre  et 
l'autre  céleste.  »  IV,  xvm,  5.  «  Le  calice  avec  son 
mélange  et  ce  dont  on  a  fait  du  pain  reçoivent  la  parole 
de  Dieu  et  deviennent  l'eucharistie,  corps  du  Christ.  » 
V,  n,  3.  «  Le  cep  de  vigne  et  le  grain  de  blé  donnent 
des  mets  qui  recevant  la  parole  de  Dieu  deviennent  l'eu- 
charistie, c'est-à-dire  le  corps  et  le  sang  du  Christ.  » 
V,  n,  3.  Sur  le  sens  des  mots  «  parole  ou  invocation 
de  Dieu  »,  voir  art.  Épiclèse  eucharistique,  t.  v, 
col.  233.  Ce  qui  est  sûr,  c'est  que  l'effet  produit  ne 
saurait  être  attribué  à  la  récitation  de  n'importe 
quelles  paroles.  Il  y  a  «  une  prière  arrêtée  et  tradi- 
tionnelle ».  Batiffol,  op..  cit.,  p.  182.  Il  semble  néces- 
saire d'admettre  qu'elle  est  la  même  partout,  puisque 
Polycarpe,  évcque  de  Smyrne,  venant  à  Rome  peut  y 
être  invité  par  l'évêque  de  cette  ville  Anicet  à  y  célé- 
brer l'eucharistie  à  sa  place.  Lettre  d'Irénée  à  Victor. 

Les  mots  déjà  cités  nous  apprennent  ce  qu'est  l'eu- 
charistie:  Le  corps  et  le  sang  du  Christ.  V,  n,  3.  Cette 
affirmation  se  retrouve  encore  ailleurs.'' Le  Seigneur  a 
déclaré,  écrit  saint  Irénée,  que  le  pain  est  son  corps,  le 
calice  son  sang.»  IV,  xxxm, 2.  L'évêque  de  Lyon  repro- 
duit les  mots  de  I  Cor.,  x,  16  :  «  La  coupe  est  commu- 
nion à  son  sang,  le  pain  communion  à  son  corps.  » 
V,  n,  2.  Deux  lignes  plus  loin,  on  trouve  une  affir- 
mation semblable,  en  termes  plus  expressifs  encore,  si 
c'est  possible  :  «  Jésus  l'a  déclaré  :  le  calice...  est  son 
propre  sang,  le  pain...  son  propre  corps  qui  nourrit 
notre  corps.  »  V,  n,  2.  Dans  le  paragraphe  qui  suit, 
l'affirmation  revient  quatre  fois  :  l'eucharistie  est 
appelée  «  corps  du  Christ  »,  il  est  affirmé  que  notre 
chair  est  «  nourrie  du  corps  et  du  sang  du  Seigneur  », 
que  notre  nature  s'alimente  à  «  la  coupe  qui  est  son 
sang  »  et  croît  par  le  pain  «  qui  est  son  corps  »;  enfin 
de  nouveau  l'eucharistie  est  appelée  corps  et  sang  du 
Christ.  V,  ii,  3.  Sur  le  sens  précis  de  ces  mots,  voir  ici 
art.    Eucharistie,   col.   1129-1130,   de   plus   Struck- 


mann,  op.  cit.,  p.  60-88;  Batiffol,  op.  cit.,  p.  173-183. 
La  présence  réelle  du  corps  et  du  sang  du  Christ  n'est 
pas  douteuse. 

Un  tel  rite  n'a  pu  être  institué  que  par  le  Christ. 
Irénée  l'affirme  ;  «  Jésus  prit  du  pain...  rendit  grâces 
en  disant  :  Ceci  est  mon  corps;  il  saisit  ensuite  la 
coupe...  et  déclara  qu'elle  était  son  sang.  »  IV,  xvn,  5. 
La  même  affirmation  se  retrouve  en  deux  autres 
passages,  IV,  xxxm,  2,  et  V,  n,  2.  C'est  ainsi  que  le 
Christ  enseigna  aux  apôtres  Voblalion  du  Nouveau 
Testament,  leur  donna  le  moyen  d'offrir  à  Dieu  les  pré- 
mices de  ses  créatures.  IV,  xvin,  1.  Dieu  veut  que  nous 
lui  fassions  cette  offrande,  IV,  xvm,  6;  il  faut  donc 
que  nous  la  lui  présentions.  IV,  xvin,  1. 

L'Église  obéit  à  cette  prescription.  Ayant  reçu 
des  apôtres  cette  oblation,  elle  la  présente  dans  tout 
l'univers.  IV,  xvn,  5.  Seule  elle  peut  l'offrir.  Ni  les 
Juifs,  ni  les  hérétiques  ne  sont  aptes  à  faire  cette 
oblation,  IV,  xvrn,  3,  qui  est  vraiment  «  l'offrande  de 
l'Ég.ise  ».  IV,  xvm,  2,  5,  6.  Par  cette  manière  de  parler, 
Irénée  n'entend  pas  signifier  que  chaque  chrétien 
peut  consacrer  l'eucharistie,  puisqu'à  Rome,  c'est 
l'évêque  Anicet  ou  son  délégué,  un  autre  chef  d'Église, 
Polycarpe  de  Smyrne,  qui  fait  l'opération.  L'eucha- 
ristie est  envoyée  non  par  des  particuliers  à  des  parti- 
cu.iers,  mais  par  des  presbytres,  ceux  de  Rome,  aux 
fidèles  des  Églises  quartodécimanes,  qui  étaient  de 
passage  dans  la  ville.  Et  Irénée  nomme  «  ceux  qui 
dirigent  l'Église  »  :  Anicet,  puis  Hygin,  Télesphore, 
Xystus.  Lettre  à  Victor,  fr.  m.  Le  rôle  de  la  hiérarchie 
et  ses  droits  sont  ainsi  expressément  signalés.  Mais, 
parce  que  l'offrande  est  faite  au  nom  de  tous,  elle 
apparaît  comme  celle  de  l'Église,  et  Irénée  peut  dire 
d'elle  :  «  Nous  la  présentons,  elle  est  notre  oblation  à 
chacun. » 

C'est  un  sacrifice.  Les  termes  déjà  cités  !e  prouvent. 
Les  mots  offrir  et  oblation  si  fréquemment  employés 
par  saint  Irénée  désignent  vraiment  chez  lui  un  acte 
rituel  et  ils  doivent  s'entendre  au  sens  ittéral  et 
technique,  en  usage  chez  les  Juifs  et  dans  le  monde 
contemporain  d'Irénée.  Ces  offrandes  succèdent  aux 
sacrifices  d'Israël,  IV,  xvn,  5,  et  peuvent  leur  être 
assimilés  :  «  Il  y  avait  chez  les  Juifs  oblation  et  il  en 
est  de  mê  'e  chez  les  chrétiens;  il  y  avait  des  sacrifices 
dans  le  peuple  de  Dieu  et  il  y  en  a  dans  l'Église.  La 
qualité  seule  est  changée...  Ce  qui  a  été  réprouvé,  ce 
n'est  pas  l'acte  d'offrir.  »  IV,  xvm,  2.  L'oblation  chré- 
tienne est  celle  qu'avait  prédite  Malachie,  IV,  xvn, 
5,  le  «  sacrifice  pur  »  et  qui  doit  être  offert  dans 
l'univers  entier  pour  glorifier  Dieu  dans  toutes  les 
nations.  IV,  xvn,  6;  xvm,  1,  3.  C'est  aussi  «  l'oblation 
du  Nouveau  Testament  »,  IV,  xvn,  5,  donc  celle  qui 
primitivement  a  fondé  et  qui  maintenant  commémore 
l'alliance  conclue  dans  le  sang  de  Jésus  entre  Dieu 
et  son  peuple  nouveau. 

Aussi  ce  sacrifice  glorifie-t-il  le  Père  par  Jésus-Christ.' 
IV,  xvn,  6.  Notre  offrande  rend  honneur  à  Dieu  et  lu 
prouve  notre  affection.  IV,  xvin,  2.  Par  elle,  nous  lui 
faisons  action  de  grâces  pour  ses  bienfaits,  IV,  xvn,  1, 
xvm,  1,  3,  4,  6,  en  lui  présentant  les  prémices  des 
créatures,  IV,  xvm,  et  même  en  lui  donnant  tous  nos 
biens.  IV,  xvm,  2. 

Mais  offrir  ainsi  au  Très-Haut  un  tribut  qui  lui  est 
agréable,  c'est  pour  nous-même  un  honneur  et  un 
profit,  IV,  xvm,  1,  3;  en  retour,  Dieu  nous  accorde  ses 
bienfaits.  IV,  xvm,  6.  Ainsi  le  sacrifice  sanctifie  la 
création,  IV,  xvm,  6;  en  y  participant  par  la  commu- 
nion, notre  chair  reçoit  la  vie  et  l'immorta'ité.  V,  n,  3. 
Cette  dernière  vérité  est  une  de  celles,  sur  lesquelles 
l'évêque  de  Lyon  insiste  davantage.  Enfin  le  sacrifice 
symbolise  et  entretient  l'unité  de  l'Église.  Lettre  au 
pape  Victor. 

Pour  que-  ses  heureux  effets  soient  obtenus,   des 


913 


MESSE    AU    DEUXIÈME    SIÈCLE    :   SAINT    IRÉNÉE 


914 


dispositions  morales  sont  nécessaires.  Comme  don  de 
l'Église,  le  sacrilicc  nouveau  est  agréable  à  Dieu, 
car  elle  l'offre  «  avec  simplicité  »,  IV.  xvm,  4.  Il  n'y 
a  pas  opposition  entre  sa  croyance  et  son  sacrifice, 
contrairement  à  ce  qui  se  passe  chez  les  sectes  héré- 
tiques. IV,  xvm.  5.  A  leur  tour,  les  fidèles  doivent 
offrir  les  prémices  des  créatures  avec  une  doctrine  pure 
et  une  foi  sans  hypocrisie,  une  ferme  espérance  et  une 
ardente  charité.  IV,  xvm,  4.  Il  faut  qu'ils  craignent 
Dieu  et  qu'ils  aient  à  l'égard  du  prochain  les  senti- 
ments requis.  Enfin,  ils  sont  tenus  de  présenter  leurs 
oblations  non  à  la  manière  des  esclaves,  mais  comme 
des  enfants,  avec  joie,  et  générosité,  librement.  IV, 
xvm,  2.  Dieu  veut  qu'ils  offrent  ainsi  fréquemment  et 
sans  cesse  leurs  dons  à  l'autel  et  dans  le  temple  du 
ciel.  IV,  xvm,  6. 

Sur  les  rites  de  l'assemblée  chrétienne,  Irénée  ne 
donne  pas  beaucoup  d'indications.  Voir  Fortescue, 
op.  cit.,  p.  36,  37.  Il  met  en  relief  les  trois  principaux 
actes  :  l'offrande,  la  récitation  de  la  parole  de  Dieu  qui 
fait  du  pain  le  corps  du  Christ,  et  enfin  la  communion 
qui  donne  l'immortalité  à  notre  chair. 

b)  La  conception  du  sacrifice  chrétien  dans  Irénée  : 
erreurs  de  Renz,  Wetter  et  Wieland.  —  Il  serait  difficile 
de  contester  ce  que  nous  venons  de  relever.  Tout  est 
parole  formelle  de  saint  Irénée  lui-même.  Mais  un 
problème  difficile  se  pose  :  Qu'est-ce  qui  constitue 
pour  lui  le  sacrifice  pur  de  la  Nouvelle  Loi? 

Parce  que  l'évêque  de  Lyon  répète  avec  insistance 
que  l'eucharistie  donne  à  notre  chair  l'immortalité, 
Renz,  op.  cit.,  t.  i,  p.  191  sq.,  conclut  que  pour  lui  le 
sacrifice  est  dans  le  repas,  ou  du  moins  dans  sa  prépa- 
ration. Nulle  part  on  ne  trouve  dans  Irénée  pareille 
proposition.  A  coup  sûr,  il  se  plaît  à  montrer  dans  le 
corps  du  Christ  un  principe  de  résurrection  et  de  vie 
éternelle  pour  notre  chair.  V,  n,  2-3.  Mais  il  signale  en 
cette  efficacité  un  fruit  de  la  communion  et  non  un 
sacrifice.  Au  contraire,  tout  lecteur  des  c.  xvii  et  xvm 
du  1.  IV  ne  peut  s'empêcher  d'observer  qu'Irénée  parle 
sans  cesse  d'oblation,  et  que  ce  mot  est  pour  lui  syno- 
nyme de  sacrifice.  If  le  dit  d'ailleurs  en  termes  formels  : 
«  Jésus  prit  du  pain,  rendit  grâces  et  dit  :  ceci  est  mon 
corps.  De  même  il  saisit  la  coupe  et  déclara  qu'elle 
était  son  sang.  C'est  ainsi  qu'il  enseigna  la  nouvelle 
oblation  du  Nouveau  Testament  et  qu'il  donna  le 
moyen  d'offrir  à  Dieu  les  prémices  de  ses  créatures. 
C'est  de  cet  acte  que  parle  le  prophète  Malachie  lors- 
qu'il prédit  le  sacrifice  pur  et  universel.  »  Cf.  Rauschen, 
op.  cit.,  p.  68.  Il  serait  facile  d'apporter  d'autres 
preuves  à  l'appui  de  cette  proposition. 

Un  second  problème  se  pose  aussitôt  :  Quel  est 
l'objet  ainsi  offert  à  Dieu?  Afin  d'établir  que  le  sacri- 
fice chrétien  primitif  était  une  simple  oblation  alimen- 
taire, l'offrande  des  mets  nécessaires  au  repas  sacré  des 
fidèles  ou  utiles  aux  indigents,  Wetter.  Dus  christ- 
liche  Opfer,  Gœttingue.  1922,  p.  92  sq.,  croit  pouvoir 
s'appuyer  sur  le  témoignage  de  saint  Irénée,  IV,  xvn, 
5-6;   xvm,  4,   5,  6. 

Mais  il  est  évident  pour  tout  lecteur  des  textes  allé- 
gués que  l'évêque  de  Lyon  ne  fait  pas  offrir  à  Dieu  le 
simple  sacrifice  des  aliments  qui  sont  présentés  au 
Très-Haut.  Le  pain  devenu  le  corps,  la  coupe  devenue  le 
sang  du  Seigneur,  telle  est,  d'après  Irénée,  la  nouvelle 
oblation  du  Nouveau  Testament.  IV,  xvn,  5.  Il  ajoute 
que  le  sacrifice  pur  prédit  par  Malachie  fait  glorifier 
Dieu  par  Notre-Seigneur  dans  tout  l'univers,  IV,  xvn, 
5-6  :  de  telle,  expressions  ne  s'expliquent  pas  si 
l'offrande  des  chrétiens  consiste  uniquement  clans  la 
présentation  de  mets  utiles  au  repas  collectif  desiidèles. 
Les  chrétiens,  dit  encore  Irénée,  offrent  au  Seigneur 
«  tout  ce  qui  est  à  eux  »,  IV,  xvm,  2  :  ces  mots  ne  sont 
pas  d'une  interprétation  facile,  mais  il  est  sûr  qu'ils 
désignent  tout  autre  chose  que  le  sacrifice  d'un  peu  de 


et  de  pain  vin.  Autre  opposition  entre  ce  texte  et 
l'interprétation  de  Wetter  :  les  buts  assignés  à  l'of- 
frande chrétienne,  honorer  Dieu.l  ui  rendre  grâces  et 
lui  témoigner  de  l'affection,  IV,  xvm,  1-4,  diffèrent 
de  la  fin  proposée  par  le  critique  moderne  :  apporter 
les  mets  de  la  cène.  Et  puis,  comment  expliquer  l'in- 
vitation faite  aux  chrétiens  de  faire  parvenir  leurs  dons 
«  sur  l'autel  céleste  »,  IV,  xvm,  6,  s'ils  n'offrent  que 
du  pain  et  du  vin!  Sans  doute,  Irénée  parle  sans  cesse 
de  l'oblation  des  prémices;  mais  il  ajoute  aussitôt  que 
ces  créatures  deviennent  le  corps  et  le  sang  du  Sei- 
gneur, et  c'est  ainsi  en  qualité  de  prémices  du  monde 
régénéré  qu'elles  sont  présentées  à  Dieu.  Ce  mot 
convient  à  merveille  pour  désigner  le  Christ,  «  premier- 
né  d'un  grand  nombre  de  frères  »,  Rom.,  vm,  29, 
«  premier-né  de  toute  créature  »,  Col.,  i,  15,  «  premier- 
né  d'entre  les  morts  »,  Col.,  i,  18,  «  premier-né  du 
Père  introduit  par  lui  dans  le  monde  ».  Hebr.,  i,  6. 
Ce  n'est  pas  au  pain  et  au  vin  en  tant  que  créatures 
que  convient  ce  terme  de  prémices  auquel  Irénée 
semble  attacher  tant  d'importance.  De  la  Taille, 
op.  cit.,  p.  209-212. 

Pourtant,  au  c.  xvm  du  1.  IV,  s'il  faut  en  croire 
Wetter,  Irénée  semble  ne  plus  penser  au  corps  et  a 
sang  du  Christ.  IV,  xvm,  3  sq.  Il  ne  le  mentionne  plus. 
Les  fidèles  deviennent  les  sacrificateurs.  Si  guis... 
offerre  tenlaverit.  Mais  il  n'est  pas  possible  d'isoler 
deux  ou  trois  phrases  de  tout  ce  qui  les  précède  et  des 
autres  affirmations  très  claires  d'Irénée  sur  l'offrande 
de  l'eucharistie,  corps  et  sang  du  Seigneur.  Au  reste, 
l'évêque  de  Lyon  n'affirme  nullement  ici  que  tout 
chrétien  est  prêtre.  En  ce  morceau  il  traite  des  dispo- 
sitions intimes  nécessaires  au  fidèle  pour  que  son 
oblation  soit  agréée  de  Dieu  :  donc,  il  est  naturel  qu'à 
cet  endroit  Irénée  ne  parle  pas  du  corps  et  du  sang 
du  Christ.  Si,  en  quelques  phrases,  il  ne  parle  plus  de  la 
chair  du  Sauveur,  ce  n'est  nullement  pour  lui  substi- 
tuer le  pain  et  le  vin,  mais  bien  pour  exposer  soit  les 
enseignements  de  l'Écriture,  soit  des  principes  moraux 
sur  ce  qui  donne  sa  valeur  au  sacrifice.  Wetter  lui- 
même  d'ailleurs  semble  s'en  apercevoir,  et  il  avoue 
que  dans  Irénée  on  trouve  en  germe  toute  la  doctrine 
sur  le  sacrifice.  Voir  Coppens,  op.  cit.,  p.  109-110,  119. 

Wieland  a  bien  compris  que,  pour  Irénée,  les  pré- 
mices à  offrir,  c'est  le  pain  et  le  vin  devenus  le  corps 
et  le  sang  du  Christ.  Mais  il  accuse  l'évêque  de  Lyon 
d'avoir  été  un  novateur.  Avant  lui,  on  ne  connaissait 
qu'un  sacrifice  véritable  et  proprement  dit,  celui  de  la 
croix,  une  seule  victime  et  un  seul  prêtre,  le  Christ. 
Les  fidèles  n'offraient  que  des  oblations  spirituelles  : 
actions  de  grâces,  prières,  vie  sainte.  Le  corps  et  le 
sang  du  Christ  n'étaient  pas  présentés  à  Dieu  par 
l'homme,  mais  donnés  par  Dieu  à  l'homme.  Avec 
saint  Irénée  tout  change  :  il  fait  abstraction  de  la 
mort  du  Christ  sur  la  croix.  Désormais  le  chrétien 
devra  présenter  à  Dieu  un  objet  visible;  ce  s^ra  le 
pain  et  la  coupe,  corps  et  sang  du  Christ,  prémices  de 
la  nature  régénérée. 

Soutenir  que  saint  Irénée  oublie  le  mystère  de  la 
croix  ou  ne  fait  pas  à  la  rédemption  la  place  qui  lui 
revient,  c'est  nier  l'évidence.  Nous  n'avons  pas  à 
exposer  ici  la  sotériologie  de  l'évêque  de  Lyon  :  elle 
n'est  pas  laissée  dans  l'ombre,  forme  un  tout  important 
et  se  rattache  à  l'enseignement  soit  des  Livres  saints, 
soit  des  premiers  écrivains  chrétiens. 

Même  quand  sainr  Irénée  parle  de  l'eucharistie 
et  de  l'offrande  des  prémices,  il  se  garde  bien  d'ou- 
blier la  croix.  Deux  fois  il  le  déclare  :  le  pain  et  le  vin, 
corps  et  sang  du  Christ  sont  l'oblation  du  Nouveau 
Testament.  IV,  xvn,  5.  Ces  mots  rappellent  évidem- 
ment les  paroles  de  Jésus  au  repas  d'adieu  :  «  Ceci  est 
la  coupe  de  l'alliance.  »  Irénée  fait  allusion  au  sang  du 
Calvaire  dans  lequel   fut  scellé  le  pacte  conclu  entre 


915 


MESSE    AU    DEUXIÈME    SIÈCLE    :   SAINT    IRÉNÉE 


916 


Dieu  et  son  nouveau  peuple.  (Test  encore  à  ce  mys- 
tère que  pense  l'évêqûe  de  Lyon  quand  il  compare 
les  sacrifices  des  Juifs  à  ceux  des  chrétiens  :  les  pre- 
miers étaient  des  oblations  d'esclaves,  les  seconds  sont 
des  offrandes  de  créatures  libres.  Or,  on  sait  que 
d'après  saint  Irénée  la  rédemption  a  payé  la  rançon 
de  notre  liberté.  Il  faut  donc  admettre  que,  dans  sa 
pensée,  le  sacrifice  chrétien  de  prémices  est  celui 
qu'offre  un  monde  racheté  par  le  Christ.  Il  n'aurait 
pas  été  possible  sans  l'incarnation  et  la  mort  du  Sei- 
gneur. Irénée  lui-même  d'ailleurs  affirme  la  connexion 
des  mystères  du  salut  et  de  l'eucharistie  :  «  Si  la 
chair  n'est  pas  sauvée,  le  Seigneur  ne  nous  a  pas 
rachetés  avec  son  sang,  et  ainsi  la  coupe  de  l'eucha- 
ristie n'est  pas  communion  à  son  sang.  »  Irénée  insiste 
sur  cette  pensée.  Il  la  répète  deux  fois  encore  au  même 
endroit  :  «  Le  Verbe  de  Dieu  vraiment  incarné  nous 
a  rachetés  en  son  sang...  Nous  avons  en  Jésus  par 
son  sang  la  rédemption  avec  la  rémission  des  péchés.  » 
V,  ii,  2.  On  voit  par  ce  développement  que  l'offrande 
de  l'eucharistie  fait  passer  dans  la  chair  et  le  sang  de 
l'homme,  avec  la  chair  et  le  sang  du  Rédempteur  les 
fruits  de  sa  mort  :  la  vie  éternelle. 

Il  reste  vrai  qu' Irénée  parle  sans  cesse  de  la  créa- 
tion. Il  ne  peut  pas  dire  que  nous  offrons  à  Dieu  quel- 
que chose,  et  il  est  incapable  de  mentionner  l'eucha- 
ristie sans  faire  observer  que  cette  oblation,  ce  corps 
et  ce  sang  du  Christ,  viennent  du  pain  et  du  vin,  de 
fruits  de  notre  sol,  d'êtres  de  notre  monde,  tirés  du 
néant  par  Dieu  et  qui  lui  appartiennent.  —  Cette 
insistance,  qui  est  une  véritable  nouveauté,  s'explique 
fort  bien.  Irénée  éciit  contre  des  hérétiques.  Certains, 
les  marcionites,  prétendaient  que  le  Père  n'était  pas 
l'auteur  de  ce  monde.  Irénée  leur  pose  cette  question  : 
«  Pourquoi  faites-vous  l'eucharistie?  Pourquoi  offrez- 
vous  au  Père  ce  qui  n'est  pas  à  lui,  des  êtres  de  notre 
monde  créé,  et  dont  vous  semblez  croire  qu'il  est 
cupide?  »  D'autres  hérétiques,  les  valentiniens,  vili- 
pendaient notre  univers  qui  serait  œuvre  de  faiblesse, 
d'ignorance  et  de  passion  :  mais  alors,  leur  fait  obser- 
ver l'évêqûe  de  Lyon,  puisque  l'eucharistie  est  une 
de  ces  créatures  que  vous  méprisez,  pourquoi  l' offrez- 
vous  à  Dieu?  Le  grand  adversaire  des  gnostiques  est 
hanté  par  le  souvenir  de  ces  erreurs,  voilà  pourquoi 
il  fait  ce  à  quoi  n'avaient  pas  besoin  de  penser  les 
écrivains  antérieurs  :  il  ne  nomme  ni  les  dons  ni 
l'eucharistie  sans  ajouter  :  «  ils  sont  partie  de  la  créa- 
tion, et  partant  ils  condamnent  votre  erreur.  » 

Aux  hérésies  nouvelles,  Irénée  oppose  donc  une 
manière  toute  nouvelle  de  présenter  une  doctrine  des 
plus  anciennes  et  que  le  christianisme  avait  héritée 
des  Juifs,  celle  de  la  création.  Les  écrivains  antérieurs 
ne  l'oublient  pas.  La  Didachè,  x,  3,  invite  le  commu- 
niant  à  remercier  «  le  Maître  tout-puissant  qui  a 
créé  l'univers  »;  saint  Justin  nous  apprend  aussi  que 
le  président  adressait  louange  et  gloire  au  «  Père  de 
l'univers  »,  I  Apol.,  lxv,  3  et  «  rendait  grâces  à  Dieu 
de  ce  qu'il  a  créé  le  monde  ».  Dial.,  xu,  2. 

Tout  ce  qu'on  découvre  en  Irénée  d'ailleurs,  on  le 
trouve  chez  res  devanciers.  L'eucharistie  se  compose 
de  pain  et  d'une  coupe  de  vin  (Didachè,  Ignace,  Jus- 
tin), mélangé  d'eau  (Justin);  qui  au  cours  d'un  acte 
liturgique  accompli  par  la  hiérarchie  légitime  (Didachè, 
Clément,  Ignace,  Justin)  reçoivent  la  parole  de  Dieu 
(Justin)  et  deviennent  ainsi  corps  et  sang  du  Christ 
(Didachè,  Ignace,  Justin)  pour  être  de  par  sa  volonté 
(Clément,  Justin)  le  sacrifice  (Didachè,  Justin)  prédit 
par  Malachie,  sacrifice  pur  et  universel  (Didachè, 
Justin),  sacrifice  qui  succède  aux  oblations  d'Israël 
(Clément,  Justin),  sacrifice  qui  honore  Dieu  et  lui  rend 
grâces  (Didachè,  Clément),  sacrifice  qui  assure  ses 
bienfaits  (Didachè,  Clément,  Ignace,  Justin)  et  en 
particulier  l'immortalité  du    corps  (Didachè,  Ignace, 


Justin)  aux  fidèles  bien  disposés  (Didachè,  Ignace, 
Justin).  Irénée  n'est  donc  pas  le  novateur,  le  révolu- 
tionnaire imaginé  par  Wieland.  Il  apparaît  ce  qu'il 
se  montre  toujours  :  le  fidèle  disciple  du  passé,  de 
Poiycarpe  et  des  presbytres  asiates,  «  l'homme  par 
excellence  de  la  tradition  ».  Tixeront,  op.  cit.,  p.  261. 
c)  La  conception  du  sacrifice  chrétien  dans  Irénée  : 
première  synthèse  doctrinale.  - —  Mais,  on  ne  peut  hési- 
ter à  le  reconnaître.  II  y  a  de  l'inédit  en  saint  Irénée  : 
la  première  synthèse  dogmatique  et  morale  de  toutes 
les  données  éparses  qu'on  recueille  chez  ses  devan- 
ciers. Vacant,  Histoire  de  la  conception  du  sacrifice 
de  la  messe  dans  l'Église  latine,  Paris  et  Lyon,  1894, 
p.  8.  Il  pose  des  principes  sur  le  sacrifice,  en  montre 
l'application  dans  l'Ancien  Testament,  puis  chez  les 
chrétiens. 

a.  Principes  généraux  sur  les  sacrifices.  —  A  un  roi, 
on  offre  des  dons  pour  lui  faire  honneur  et  lui  témoi- 
gner de  l'affection.  Dieu  est  l'auteur,  le  maître  du 
monde.  Certes,  il  n'a  nul  besoin  de  nos  présents, 
Irénée  ne  cesse  de  le  redire,  mais  nous  avons  besoin 
de  lui  offrir  quelque  chose,  afin  de  n'être  ni  ingrats  ni 
stériles.  IV,  xvni,  1-6.  Ainsi  nous  sommes  tenus  de 
l'honorer,  de  rendre  grâces  à  sa  souveraineté,  de  lui 
prouver  notre  amour.  IV,  xvni,  1,  2,  6.  Il  faut  donc 
que  l'homme  ne  se  présente  pas  devant  le  Très-Haut 
les  mains  vides  :  nous  devons  lui  offrir  les  prémices 
de  la  création.  IV,  xviii,  1.  Puisqu'il  n'a  que  faire  de 
nos  présents,  ce  qui  leur  assure  de  la  valeur,  ce  sont 
nos  sentiments.  Les  sacrifices  sont  purs  auprès  de  Dieu 
et  ils  le  glorifient,  s'ils  sont  offerts  avec  innocence  et 
simplicité,  sans  hypocrisie,  IV,  xvm,  1,  3;  car  ils 
sont  alors  à  ses  yeux  les  présents  d'un  ami.  IV, 
xvm,  3.  Fussent-ils  accomplis  extérieurement  de  la 
manière  la  plus  parfaite,  si  l'âme  qui  les  offre  est 
coupable,  ces  oblations  ne  peuvent  qu'être  réprou- 
vées; c'est  comme  si,  au  lieu  d'immoler  un  veau,  elle 
sacrifiait  un  chien.  IV,  xvm,  3.  ■ —  Quand,  au  contraire, 
les  dispositions  intérieures  sont  ce  qu'elles  doivent 
être,  l'homme  retire  pour  lui-même  du  profit  de  son 
sacrifice.  IV,  xvm,  6.  Pour  ce  second  motif  encore 
nous,  devons  faire  des  offrandes  :  il  importe  que  nous 
ne  nous  privions  pas  des  fruits  à  recueillir  de  nos  dons. 
D'abord  il  est  glorieux  pour  nous  de  voir  nos  pré- 
sents agréés  de  Dieu.  Quelque  chose  de  l'honneur  qui 
est  rendu  au  Créateur,  revient  à  la  créature.  Puis, 
par  le  fait  qu'il  rend  grâces,  l'homme  trouve  grâce. 
IV,  xvm,  1.  Accueillies  auprès  de  Dieu,  nos  bonnes 
œuvres  nous  obtiennent  en  récompense  ses  bienfaits. 
Ainsi  on  voit  comment  !e  sacrifice  non  seulement  re- 
mercie le  Très-Haut,  mais  sanctifie  la  créature.  IV, 
xvm,  6.  Il  y  a  là  un  nouveau  motif  pour  lequel  il  doit 
être  accompagné  des  dispositions  intéiieures  conve- 
nables. En  vain  l'acte  rituel  est  accompli  selon  toutes 
les  prescriptions  du  cérémonial,  si  nous  sommes  cou- 
pables, il  ne  trompe  pas  Dieu  qui  connaît  les  senti- 
ments des  cœurs.  Si  donc  le  péché  habite  en  une  âme, 
si  l'homme  ne  craint  pas  le  Seigneur  et  n'aime  pas  ses 
semblables,  comme  il  le  doit,  loin  de  lui  être  utile, 
l'oblation  en  apparence  la  plus  parfaite  ne  peut  que 
lui  devenir  nuisible,  le  rendre  plus  coupable  et  faire 
de  lui  son  propre  meurtrier.  IV,  xvm,  3.  Car  ce  n'est 
pas  le  sacrifice  qui  sanctifie  l'homme,  c'est  la  cons- 
cience pure  de  l'homme  qui  sanctifie  le  sacrifice.  IV, 
xviii.  3. 

b.  Le  sacrifice  de  l'Ancien  Testament.  —  Saint  Irénée 
montre  comment  se  vérifiaient  sous  l'Ancienne  Loi 
ces  prescriptions.  Dieu  agréa  le  sacrifice  d'Abel  offert 
avec  simplicité  et  justice;  au  contraire,  il  se  détourna 
des  oblations  de  Caïn,  à  cause  de  la  jalousie  et  de  la 
malice  de  son  cœur.  IV,  xvm.  3.  Chez  les  Juifs  il 
voulut  qu'il  y  eût  des  sacrifices,  afin  de  leur  apprendre 
comment  ils  devaient  le  servir.   IV,  xvm,  6.  Mais  ce 


91' 


MESSE    CHEZ    LES    ALEXANDRINS    :   CLÉMENT 


91 S 


qu'il  désirait  obtenir  d'eux,  ce  n'était  pas  tant  les 
holocaustes  et  les  oblations  que  la  foi  et  l'obéissance, 
la  justice  et  la  miséricorde.  Il  le  leur  rappela  par  les 
prophètes.  IV.  xvn,  4,  et  leur  annonça  par  Malachie 
le  sacrifice  pur  de  l'avenir.  IV.  xvn.  5.  Lui-même  leur 
reprocha  l'hypocrisie  dont  ils  faisaient  preuve  en  lui 
offrant  des  dons  extérieurement  convenables,  alors 
que  leur  conscience  était  souillée.  IV,  xvm,  3.  Ils  le 
mirent  à  mort,  aussi  demeurent-ils  incapables  d'offrir 
désormais  des  sacrifices,  puisque  leurs  mains  sont 
pleines  de  sang,  et  puisqu'ils  n'ont  pas  reçu  le  Verbe 
qui  s'offre  à  Dieu.  IV,  xvm,  4.  Le  sacrifice  juif  a  donc 
cessé.  IV.  xvn,  4. 

c.  Le  sacrifice  des  chrétiens.  —  Mais  Dieu  n'a  pas 
repoussé  les  offrandes  et  les  sacrifices.  Comme  il  y 
en  avait  chez  les  Juifs,  il  doit  y  en  avoir  chez  les 
chrétiens.  IV,  xvn,  2.  Jésus  a  institué  l'oblation  du 
Nouveau  Testament,  xvn,  5,  lorsqu'il  a  dit  sur  du 
pain  :  «  Ceci  est  mon  corps  »,  sur  une  coupe  de  vin 
trempé  :  »  Ceci  est  mon  sang.  »  IV,  xvm,  5.  C'est  ainsi 
qu'il  apprit  à  ses  discip'.es  le  moyen  de  lui  offrir  «  les 
prémices  de  ses  créatures  ».  IV,  xvn,  5.  Saint  Irénée 
ne  se  lasse  pas  de  répéter  cette  affirmation.  Il  la 
prouve  :  le  pain  et  le  vin  sont  pris  dans  le  monde  créé, 
où  ils  sont  à  notre  usage.  La  parole  de  Dieu  est  pro- 
noncée sur  eux  et  ils  deviennent  l'eucharistie,  corps 
et  sang  du  Seigneur.  IV.  xvni,  5.  Puisque  c'est  elle 
qu'on  offre  à  Dieu,  nous  lui  présentons  vraiment  un 
de  ses  bienfaits,  IV,  xvm,  5;  les  prémices  des  créa- 
tures, IV.  xvm,  4,  etc.,  ce  qui  est  le  plus  apte  à 
représenter  le  monde  nouveau.  D'une  part,  le  pain  et  le 
vin  sont  les  aliments  substantiels  de  la  vie;  d'autre 
part,  Jésus  est  le  premier-né  des  créatures  par  sa 
place  dans  l'univers,  le  premier-né  des  morts  par 
l'antériorité  de  sa  résurrection.  Enfin,  le  pain  et  le 
vin  changés  au  corps  et  au  sang  du  Christ  sont  les 
prémices  de  cette  terre  où  s'établira  le  royaume  futur, 
et  où  croîtront  d'innombrables  grappes  de  raisin 
qui  réclameront  à  l'envi  le  privilège  d'être  consa- 
crées à  Dieu  dans  l'eucharistie.  V,  xxxm,  3.  Vacant, 
op.  cit.,  p.  13. 

Par  là  se  manifeste  la  supériorité  du  sacrifice  nou- 
veau sur  celui  des  Juifs  :  leurs  oblations  étaient  celles 
des  esclaves,  ils  donnaient  par-  force,  ils  offraient  peu 
afin  d'obtenir  beaucoup,  ils  accordaient  la  dîme.  IV, 
xvm,  2.  Notre  offrande  est  celle  de  créatures  libres 
qui  ont  été  rachetées  par  le  sang  du  Christ.  Donc, 
puisque  nous  lui  appartenons  tout  entiers,  nous  lui 
donnons  tout  ce  que  nous  avons  avec  joie  et  libre- 
ment. IV,  xvm,  2.  Nous  présentons  en  effet  au  Très- 
Haut  le  monde  de  la  matière  et  le  monde  des  hommes, 
la  i  chair  et  l'esprit  ».  l'élément  terrestre  et  l'élément 
céleste,  la  créature  et  le  Verbe  qui  s'offre  à  Dieu. 
IV.  xvm,  5;  xvm,  4. 

Quelque  sublime  que  soit  en  lui-même  ce  sacrifice, 
il  exige  de  ceux  qui  l'offrent  de  saintes  dispositions. 
L'Église  qui  a  reçu  le  rite  de  la  main  des  apôtres 
présente  cette  offrande  avec  simplicité.  IV,  xvn,  5; 
xvm,  4.  Il  n'yr  a  en  elle  aucune  hypocrisie,  pas  d'oppo- 
sition entre  l'oblation  extérieure  et  ses  sentiments, 
sa  doctrine.  Le  sacrifice  confirme  son  enseignement  et 
l'enseignement  s'accorde  avec  son  sacrifice.  IV,  xvm,  5. 
-Mais  il  ne  suffit  pas  que  la  société  comme  telle  soit  pure 
pour  que  l'oblation  le  soit  :  tout  fidèle  qui  veut  offrir 
ce  sacrifice  doit  en  faire  une  action  de  grâces  que  rien 
ne  dément  :  il  est  tenu  d'avoir  une  doctrine  pure,  une 
foi  sans  hypocrisie,  une  ferme  espérance  et  une  ardente 
charité.    IV,  xvm,  4. 

Qu'il  en  soit  ainsi,  et  alors  vraiment  l'offrande  sera 
le  sacrifice  pur  annoncé  par  Malachie  et  qui  doit  louer 
Dieu  dans  tout  l'univers.  Le  nom  de  Notre-Seigneur 
est,  en  effet,  par  l'eucharistie  glorifié  dans  tous  les 
peuples  et  par  lui  est  glorifié  le  nom  du  Père.  En  tout 


lieu  avec  ce  sacrifice  pur  est  offert  au  Très-Haut 
l'encens,  c'est-à-dire  les  prières  des  saints,  IV,  xvn,  6, 
il  apparaît  comme  l'eucharistie,  l'action  de  grâces  par 
excellence.  Partout  notre  don  doit  être  «  fréquem- 
ment et  sans  cesse  »  présenté  dans  le  temple,  sous  le 
tabernacle  et  à  l'autel  du  ciel.  IV,  xvm,  6.  Ainsi 
réapparaît  une  pensée  qui  depuis  l'Épître  aux 
Hébreux  et  l'Apocalypse  semblait  avoir  été  oubliée. 
Alors  il  est  impossible  que  notre  bonne  œuvre 
ne  porte  pas  en  elle-même  sa  récompense.  IV,  xvn,  4; 
xvm,  6.  De  ce  que  nous  offrons,  nous  retirons  du  fruit. 

IV,  xvm,  6.  Nous  présentons  à  Dieu  le  corps  et  le 
sang  du  Seigneur  :  Dieu  nous  les  rend.  Cette  chair  du 
Christ  qui  fut  rédemptrice  est  une  source  de  vie  éter- 
nelle. Elle  ne  s'introduit  donc  en  notre  chair,  et  la 
coupe  ne  se  glisse  en  notre  sang,  que  pour  sanctifier 
la  créature,  IV,  xvm,  6,  et  nous  donner  l'immortalité. 

V,  ii,  2-3.  C'est  ainsi  que  le  sacrifice  trouve  sa  place 
dans  le  plan  universel  de  Dieu.  V,  n,  2.  On  sait  ce 
qu'il  est  d'après  Irénée  :  «  Le  Verbe  s'est  fait  ce  que 
nous  sommes  afin  de  nous  faire  ce  qu'il  est.  »  V, 
pra?f.,  col.  1014.  L'opération  s'est  développée  en  cinq 
actes  :  1)  en  l'homme,  Dieu  a  par  la  main  du  Verbe 
créé  une  vie  faite  à  l'image  de  la  sienne  ;  2)  par  le  péché 
nous  avons  perdu  cette  vie  semblable  à  celle  de  Dieu; 
3)  le  Verbe  s'est  fait  chair  pour  racheter  l'homme  et 
réintroduire  en  notre  chair  la  vie  divine;  4)  par  l'eu- 
charistie, il  fait  passer  en  notre  chair  sa  propre  chair 
douée  d'une  vie  divine  et  partant  d'immortalité; 
5)  ayant  reçu  le  corps  et  le  sang  du  Christ,  nous  res- 
susciterons pour  une  vie  éternelle.  On  voit  la  place 
que  tient  dans  cette  économie  du  salut  le  sacrifice  qui 
se  termine  par  «  la  communion  au  corps  et  au  sang  du 
Christ  Rédempteur  ».  II,  v,  2.  Quand  nous  faisons 
notre  offrande,  notre  chair  «  nourrie  du  corps  et  du 
sang  du  Christ  devient  un  de  ses  membres  »,  elle 
obtient  la  vie  éternelle.  Sans  doute,  elle  sera  d'abord 
soumise  à  la  mort,  «  tombera  en  terre  et  deviendra 
corruption,  mais  ce  sera  pour  ressusciter  en  son 
temps,  par  le  don  du  Verbe,  pour  la  gloire  du  Père  ». 
V,  n,  3. 

Après  avoir  reconstitué  la  pensée  de  saint  Irénée, 
il  est  permis  de  se  demander,  si  jamais  la  notion  du 
sacrifice  est  entrée  dans  une  synthèse  plus  complète, 
plus  grandiose,  plus  féconde  en  conséquences  pratiques. 
Plus  d'une  expression  est  gauche,  et  il  est  des  affir- 
mations qui  ne  sont  pas  sans  danger  (l'eucharistie 
avec  double  élément,  céleste  et  terrestre;  notre  corps 
nourri  du  corps  du  Christ)  Mais  l'idée  maîtresse  est 
des  plus  heureuses,  les  princioes  métaphysiques  et 
les  règles  morales  sont  du  meilleur  aloi,  et  la  synthèse 
lie  étroitement  toutes  les  données  de  la  raison  et  de 
l'Ancienne  Loi  à  tous  les  enseignements  du  Nouveau 
Testament  et  de  l'antique  tradition.  Qu'on  précise  le 
langage,  comme  on  peut  le  faire  aujourd'hui,  qu'on 
laisse  tomber  ce  qui,  écrit  contre  les  gnostiques,  a 
perdu  toute  actualité,  et  on  garde  une  théorie  du 
sacrifice  qui  peut  soutenir  la  comparaison  avec 
toutes  celles  qu'on  a  imaginées  depuis.  Cf.  Vacant, 
op.  cit.  ;  A.  d'Alès,  La  doctrine  eucharistique  de  saint 
Irénée,  dans  Recherches  de  science  religieuse,  1923, 
t.  xm,  p.  24-46. 

IV.  En  Orient,  jusqu'au  milieu  du  m"  siècle.  — • 
1»  Clément  d'Alexandrie  (i  entre  211  et  216).  —  Nous 
ne  signalons  pas  les  textes  dont  il  est  impossible  ou 
difficile  d'affirmer  qu'ils  parlent  du  sacrifice  chrétien 
au  sens  propre.  Sans  doute,  quand  Clément  allé- 
gorise,  la  figure  fait  connaître  quelque  peu  la  réalité; 
mais   les    conclusions    à   dégager  restent  incertaines. 

Clément  rappelle  que  le  Christ  a  institué  le  rite 
chrétien.  «  Le  Sauveur,  ayant  pris  du  pain,  d'abord 
parla  et  rendit  grâces;  puis,  ayant  rompu  le  pain,  il 
le   servit   afin    que   nous    mangions   spirituellement. 


919 


MESSE    CHEZ   LES    ALEXANDRINS    :  CLEMENT 


920 


Strom.,  I,  x,  P.  G.,  t.  vm,  col.  744.  Quand  on  renou- 
velle la  cène,  on  doit  employer  du  pain  et  du  vin;  la 
règle  de  l 'Église,  xocvwv  tyjç  iy.xXrlcitx<;,  le  veut.  Les 
hérétiques  qui  font  usage  d'eau  sont  en  désaccord 
avec  l'Écriture.  Strom.,  I,  xix,  col.  813.  Déjà  inté- 
ressant par  ce  menu  détail,  ce  court  passage  l'est  plus 
encore  parce  qu'il  appelle  l'eucharistie  chrétienne  une 
7rpoCT<popâ,  une  offrande. 

Si  le  sens  de  ce  mot  n'est  pas  déterminé  en  cet 
endroit,  une  autre  phrase  de  Clément  nous  renseigne 
davantage  sur  sa  pensée  :  «  Melchisédech,  roi  de 
Salem,  prêtre  du  Dieu  Très  Haut,  offrit  Je  pain  et  le 
vin  comme  une  nourriture  sanctifiée  en  figure  de  l'eu- 
charistie. »  Strom.,  IV,  xxy,  col.  1369.  Aucun  doute  ne 
subsiste.  Cette  oblation  du  pontife-roi  de  l'Ancien 
Testament  est  pour  l'auteur  un  véritable  sacrifice. 
Le  mot  «  sanctifié  ».,  Y)yiaCTjjisv7)v,  ici  employé,  achève 
de  le  démontrer.  Déjà  nous  avons  cru,  en  étudiant  le 
IVe  évangile,  pouvoir  lui  attribuer  ce  sens.  Joa., 
xvm,  19.  Clément  écrit  ailleurs  que  le  Christ  immolé 
comme  notre  agneau  pascal  a  pour  nous  été  sanctifié, 
ÛTrèp  rjpuov  ayi.aCoti.evoc,  en  d'autres  termes  que  sa 
mort  sur  la  croix  fut  un  sacrifice.  Strom.,  V,  x,  t.  ix, 
col.  101.  On  le  constatera  :  les  Africains  de  la  même 
époque  entendent  ainsi  le  mot  latin'  sanctificare.  Il 
est  naturel  de  conclure  que  l'eucharistie,  comme 
l'oblation  de  Melchisédech  et  la  passion  du  Sauveur, 
est  aux  yeux  de  Clément  un  véritable  sacrifice;  quant 
aux  déclarations  de  Clément  relatives  aux  oblations 
spirituelles  prières  et  vertus,  seules  agréables  au  Très- 
Haut,  elles  s'expliquent  comme  celles  des  apologistes, 
déjà  rencontrées.  Voir  Strom.,  VII,  m,  vi,  t.  ix, 
col.  417  sq.,  439  sq. 

A  relever  encore  quelques  indications  liturgiques  : 
«  Ceux  qui  distribuent  l'eucharistie,  selon  l'usage, 
invitent  chacun  du  peuple  à  prendre  sa  part/»  Strom., 
I,  i,  t.  vm,  col.  692  B.  Sur  cette  communion  un  autre 
renseignement  nous  est  donné.  Le  Christ  parle  ainsi 
au  fidèle  :  «  Je  suis  celui  qui  te  nourrit.  Comme  pain, 
je  me  donne  moi-même  :  qui  me  goûte  ne  fait  plus 
l'expérience  de  la  mort  et  chaque  jour  je  me  donne  en 
breuvage  d'immortalité.  »  Quis  dives  salv.,  xxm, 
t.  ix,  col.  628.  Il  y  a  donc  dans  l'assemblée  où  se  célè- 
bre l'eucharistie  le  peuple  et  les  officiants.  Parmi  ces 
derniers,  il  en  est  qui  sont  chargés  de  distribuer  la 
communion.  Chacun  des  assistants  est  invité  à  la 
recevoir,  non  seulement  par  le  Christ,  mais  encore  par 
la  hiérarchie  :  peut-être  le  distributeur  usait-il  déjà 
d'une  formule  consacrée,  pareille  au  Sancta  sanclis. 
Le  fruit  de  l'eucharistie  que  signale  Clément  est 
celui  qu'ont  fait  connaître  tous  les  écrivains  antérieurs: 
l'immortalité.  Enfin,  nous  apprenons  que  ce  don 
peut  être  reçu  chaque  jour. 

Sur  l'effet  de  cette  nourriture,  et  sur  une  autre 
particularité  du  rite,  on  recueille  des  données  en  un 
développement  un  peu  moins  clair,  mais  précis  sur  ces 
deux  points  :  «  Double  est  le  sang  du  Seigneur.  Car 
l'un  est  charnel,  c'est  par  ce  sang  que  nous  sommes 
rachetés  de  la  corruption;  et  l'autre  est  spirituel,  c'est 
par  ce  sang  que  nous  sommes  oints.  Boire  le  sang  de 
Jésus,  c'est  participer  à  l'incorruptibilité  du  Seigneur. 
L'esprit  est  la  force  du  Verbe  comme  le  sang  l'est  de 
la  chair.  Analogiquement  donc,  le  vin  se  mêle  à  l'eau 
et  l'esprit  à  l'homme.  Si  le  vin  trempé  rassasie  la  foi, 
l'esprit  introduit  en  l'homme  l'incorruptibilité.  Et 
l'union  des  deux,  à  savoir  du  vin  et  du  Verbe,  est 
appelée  eucharistie,  grâce  vénérable  et  belle.  Ceux  qui 
selon  la  foi  y  participent  sont  sanctifiés  corps  et 
âme,  la  volonté  du  Père  formant  mystérieusement  le 
divin  mélange  de  l'homme  avec  l'esprit  et  le  Verbe.  » 
Peedag.,  II,  n,  t.  vm,  col.  409  sq.  A  coup  sûr,  plus  d'une 
proposition  de  ce  morceau  n'est  pas  facile  à  interpré- 
ter.  Il  est  certain  du  moins  qu'ici  Clément  atteste 


l'usage  de  mêler  de  l'eau  au  vin  dans  l'eucharistie. 
Il  déclare  aussi  que  le  sang  du  Christ  nous  fait  parti- 
ciper à  l'incorruptibilité  du  Seigneur,  nous  sanctifie 
corps  et  âme. 

Pour  Clément  donc,  l'eucharistie  est  une  offrande 
rituelle,  un  sacrifice  institué  par  le  Christ.  On  y 
renouvelle  la  cène,  l'offrande  par  Jésus  du  pain  et 
du  vin  trempé  d'eau.  Le  rite  s'opère  selon  un  règle- 
ment fixé  par  l'Église  et  par  les  soins  d'une  hiérarchie 
distincte  du  peuple.  Le  fidèle  qui  participe  à  cette 
nourriture  et  à  ce  breuvage,  mange  et  boit  Jésus  lui- 
même.  Il  est  sanctifié,  corps  et  âme.  Le  sang  du  Christ 
lui  assure  l'immortalité. 

On  a  essayé  d'enlever  au  mot  offrande,  Trpoacpopâ, 
le  sens  de  sacrifice.  Il  désignerait  la  présentation 
par  les  fidèles  à  l'évêque  des  dons  destinés  à  l'eu- 
charistie ou  au  soulagement  des  pauvres.  Wieland, 
Opferbegriff,  p.  119;  Wetter,  Altchrist.  Liturgien,  t.n, 
p.  95-96.  Sans  doute  Clément  parle  en  maints  en- 
droits soit  de  l'agape,  voir  Volker,  op.  cit.,  p.  153- 
160,  soit  des  banquets  spirituels  du  clirétien,  du 
gnostique.  Mais  il  ne  lie  pas  les  repas  amicaux  et  cha- 
ritables des  fidèles  à  l'eucharistie.  Volker,  loc.  cit., 
p.  160-161.  Pour  les  agapes  dont  parle  Clément  les 
fidèles  apportent  des  offrandes,  mais  l'auteur  ne  dit 
pas  qu'elles  constituent  le  sacrifice  chrétien,  elles 
sont  un  acte  de  charité.  Cet  usage  n'explique  en 
rien  pourquoi  Clément  appelle  le  rite  qui  s'opère  sur 
le  pain  et  le  vin,  une  TCpoacpopâ,  une  oblation  rituelle, 
ni  pourquoi  il  l'assimile  au  sacrifice  de  Melchi- 
sédech. Wetter  ne  peut  recourir  au  témoignage  de 
Clément  qu'en  forçant  les  textes.  Voir  Coppens,  op. 
cit.,  p.  112. 

Reste  un  autre  morceau  attribué  au  même  écrivain 
et  dont  le  contenu  mérite  l'attention.  Toutefois  l'au- 
thenticité n'en  est  pas  certaine.  C'est  un  commentaire 
de  Luc,  xv,  P.  G.,  t.  ix,  col.  760-761.  Il  y  est  parlé 
«  d'un  veau  gras  qui  est  immolé,  OûsTat,  veau  qui  est 
encore  appelé  un  agneau  et  pas  un  petit,  mais  un 
très  grand,  l'agneau  de  Dieu  qui  efface  les  péchés  du 
monde.  Comme  une  brebis,  il  est  conduit  à  l'immola- 
tion..C'est  une  victime,  0ùu.a,  pleine  de  moelle,  dont 
toute  la  graisse,  selon  la  loi  sacrée,  est  devenue  la  part 
de  Dieu  :  tout  entier  il  a  été  consacré,  voué  au  Sei- 
gneur. Il  est  si  élevé,  si  grand...  qu'il  rassasie  ceux  qui 
se  nourrissent  et  jouissent  de  lui  :  car  cette  chair  est 
du  pain,  et  puisqu'elle  est  l'un  et  l'autre,  elle  s'offre 
à  nous  pour  être  mangée.  Lors  donc  que  les  fils  se 
présentent,  le  Père  leur  donne  le  veau  qui  est  immolé, 
Oùetoc,  puis  mangé.  »  L'exégèse  de  chacun  des  mots 
de  ce  morceau  n'est  pas  sans  difficulté,  mais  le  sens 
général  ne  semble  pas  discutable.  Le  Christ  est  pré- 
senté comme  la  victime  qui  fut  immolée  sur  la  croix, 
pour  être  à  la  fois  offerte  à  Dieu  et  consommée  par  les 
fidèles  sous  la  forme  du  pain  eucharistique.  C'est  donc 
sa  chair  immolée  en  sacrifice  que  le  Christ  donnerait 
aux  communiants.  Si  cette  affirmation  émane  de  Clé- 
ment d'Alexandrie,  elle  complète  fort  bien  ce  qu'il  dit 
de  la  Tcpoaçopâ,  de  l'oblation  rituelle  et  du  sacrifice 
des  chrétiens.  Cf.  Lamiroy,  op.  cit.,  p.  296  sq.  ;  De  la 
Taille,  op.  cit.,  p.  226-227. 

Sur  d'autres  détails  purement  liturgiques  à  glaner 
dans  Clément  d'Alexandrie  (lecture  des  prophètes 
et  de  l'Évangile,  chants  et  hymnes,  prières  de  suppli- 
cation, baiser  de  paix,  usage  de  flambeaux,  Sanctus), 
on  consultera  Fortescue,  op.  cit.,  p.  39-40;  plus  d'un 
texte  allégué  d'ailleurs  appelle  des  discussions. 

2°  Origène.  (t  254  ou  255).  —  On  sait  que  le  grand 
docteur  alexandrin  cède  sans  cesse  à  .la  tentation 
d'allégoriser  :  il  lui  arrive  donc  de  parler  en  un  sens 
spirituel  de  l'offrande  et  du  sacrifice,  du  pain  et  du 
vin,  même  du  corps  et  du  sang  de  Jésus-Christ.  Ne 
seront  pas  cités  ici  les  textes  où  il  n'est  pas  certain 


921 


MESSE    CHEZ    LES    ALEXANDRINS:    ORIGÈNE 


922 


qu'Origène  ait  en  vue  l'eucharistie  proprement  dite 
des  chrétiens. 

II  affirme  qu'elle  est  un  bienfait  du  Christ  et  remonte 
à  lui,  comme  à  son  auteur.  <>  Si  tu  montes  avec  lui  (le 
Sauveur)  au  cénacle  pour  fêter  la  Pàquc,  il  te  donne  le 
calice  de  la  Nouvelle  Alliance,  il  te  donne  aussi  le  pain 
de  la  bénédiction  (  de  l'eulogie),  il  te  donne  son  corps 
et  son  sang.  »  In  Jerem.,  hom.  xvm,  f3,  P.  G.,  t.  xm, 
col.  489 (traduction  Batiffol;  texte  corrigé  ici  par  celui 
de  l'édit.  Klostermann,  du  Corpus  de  Berlin,  Origenes 
Werke,  t.  m,  p.  169).  On  relève  donc,  à  côté  de  l'affir- 
mation de  la  présence  réelle,  l'emploi  de  la  locution 
biblique  d'après  laquelle  le  sang  du  Christ  a  scellé 
le  pacte  d'alliance  entre  Dieu  et  le  nouvel  Israël.  Voir 
encore  une  allusion  à  l'institution,  In  Matth.  comment., 
85,  P.  G.,  t.  xm,  col.  1734. 

Le  docteur  alexandrin  a  eu  l'occasion  dans  son 
traité  Contre  Celse  de  compléter  la  précédente  décla- 
ration :  «  Rendant  grâces  au  Créateur  de  l'univers, 
écrit-il,  nous  mangeons  le  pain  que  nous  (lui)  offrons 
avec  actions  de  grâces  et  prières  pour  ces  dons;  ils 
sont  alors  devenus  un  corps  par  la  prière,  quelque 
chose  de  saint  qui  sanctifie  ceux  qui  en  usent  avec  une 
intention  saine.  •  Cont.  Cels.,  vin,  33,  P.  G.,  t.  xi, 
col.  1565.  «  Celse,  écrit  encore  Origène,  veut  que  nous 
offrions  des  prémices  aux  démons.  Pour  nous,  c'est  à 
celui  qui  a  dit  :  «  Que  la  terre  fasse  germer  la  verdure  », 
que  nous  offrons  des  prémices  et  que  nous  portons  nos 
prières,  ayant  un  grand  pontife  qui  a  pénétré  dans  le 
ciel,  Jésus,  Fils  de  Dieu.  »  Ibid.,  vm,  34,  col.  1565. 

Non,  nous  le  déclarons,  ajoute-t-il,  nous  ne  sommes 
pas  des  hommes  au  cœur  ingrat.  Sans  doute,  nous  ne 
sacrifions  pas,  nous  n'accordons  pas  de  culte  à  des 
êtres  qui  sont  nos  ennemis,  bien  loin  de  nous  octroyer 
leurs  bienfaits.  .Mais  à  l'égard  du  Dieu  qui  nous  a 
comblés  de  faveurs...  nous  craignons  d'être  des  ingrats. 
Le  signe  de  cette  reconnaissance  envers  Dieu,  c'est  ce 
pain  qu'on  appelle  l'eucharistie.»  Ibid.,  vi  i,57,  col.  1604. 

La  suite  de  ce  développement  prouve  mieux  encore 
peut-être  que  l'oblation  de  cet  aliment  n'est  pas  une 
simple  prière  de  louange,  mais  l'acte  rituel  par  excel- 
lence, le  sacrifice  réservé  à  la  divinité.  «  Bien  plus, 
écrit  Origène,  si  nous  savons  que  les  anges  et  non  les- 
démons  sont  préposés  à  la  production  des  fruits  de  la 
terre  et  à  celle  des  animaux,  nous  les  louons  et  les 
déclarons  bienheureux...  mais  nous  ne  leur  rendons  pas 
l'hommage  qui  est  dû  à  Dieu.  Car,  ni  Dieu,  ni  eux...  ne 
le  voudraient.  Au  contraire,  ils  nous  approuvent  beau- 
coup plus  de  ce  que  nous  évitons  de  leur  offrir  des 
sacrifices  que  si  nous  leur  en  présentions.  » 

Ainsi  les  chrétiens  présentent  quelque  chose  à  Dieu, 
et  lui  réservent  un  culte  qui  est  pour  lui  seul.  Il  s'agit 
ici  d'une  véritable  oblalion  rituelle,  puisqu'elle  s'oppose 
à  celle  que  les  païens  font  aux  démons  et  aux  louanges 
que  nous  rendons  aux  bons  esprits.  C'est  une  offrande 
de  prémices  :  on  retrouve  ici  le  mot  de  saint  Irénée. 
Elle  est  un  sacrifice.  Ce  qui  est  offert,  c'est  le  pain  de 
l'eucharistie.  Il  est  le  signe  de  notre  gratitude  envers 
Dieu.  Car  la  prière  fait  de  lui  un  corps  saint  et  sancti- 
fiant :  c'est  à  coup  sûr  la  chair  du  Seigneur  qui  est 
ainsi  désignée.  Pendant  que  nous  l'offrons,  nous  ren- 
dons grâces  au  Créateur  de  l'univers  :  de  nouveau  la 
pensée  d'Origène  rejoint  celle  d'Irénéc.  Puisque  Jésus 
est  le  grand  pontife  du  ciel,  c'est  par  lui,  en  raison  de 
sa  présence  à  nos  côtés  et  près  de  Dieu,  que  nous 
remercions  le  Très-Haut  de  ses  faveurs.  .Mais  ce  pain, 
après  avoir  été  offert  à  Dieu,  est  mangé  par  nous  avec 
remerciements  et  prières.  Bien  de  plus  naturel,  car 
ce  pain  nous  sanctifie,  à  condition  toutefois  que  notre 
intention  soit  saine.  La  similitude  entre  cette  courte 
synthèse  eucharistique  et  celle  d'Irénée  apparaît 
indéniable.  Les  idées  se  rejoignent  et  certains  mots 
essentiels  sont  identiques. 


Sur  la  manière  dont  l'eucharistie  est  efficace,  Origène 
exprime  clairement  sa  pensée.  Ce  qui  sanctifie  l'homme, 
ce  n'est  pas  la  manducation  en  tant  que  telle,  c'est 
la  conscience  qu'on  a  en  se  livrant  à  celte  opération. 
«  Puisqu'il  s'agit  du  pain  du  Seigneur,  l'efficacité  en 
est  perçue  par  qui  en  use,  à  condition  qu'il  participe 
à  ce  pain  avec  un  esprit  pur,  avec  une  conscience  pure. 
Donc  le  fait  même  de  ne  pas  manger  de  ce  pain  sanc- 
tifié par  la  parole  de  Dieu  et  l'invocation  ne  nous  prive 
d'aucun  bien,  et  manger  ne  nous  fait  abonder  d'aucun 
bien;  car  la  cause  de  la  privation  est  notre  malice, 
nos  péchés,  et  la  cause  de  l'abondance  est  notre  justice, 
nos  bonnes  actions.  »  In  Matth.,  tom.  xi,  11,  t.  xm, 
col.  948  sq.  De  nouveau  nous  sommes  en  face  de  la 
pensée  qu'exprimait  Irénée  :  «  ce  n'est  pas  le  sacrifice 
qni  sanctifie  l'homme,  c'est  la  conscience  pure  de 
l'homme  qui  sanctifie  le  sacrifice.  »  La  pensée  d'Ori- 
gène est  semblable  :  il  n'y  a  qu'une  légère  différence 
commandée  par  le  sujet  :  le  docteur  alexandrin  écrit 
manger  là  où  l'évêque  de  Lyon  avait  mis  offrir.  Les 
deux  idées  sont  connexes  :  saneta  sanctis.  Dans  le  même 
morceau,  trois  fois  à  quelques  lignes  de  distance, 
Origène  parle  du  pain  sanctifié  par  la  parole  de  Dieu  et 
l'invocation.  Cette  locution  exprime  donc  avec  exacti- 
tude sa  pensée.  Déjà  le  témoignage  de  Clément 
d'Alexandrie  invite  à  voir  dans  ce  mot  sanctifié  comme 
un  ternie  technique  synonyme  de  sacrifié.  Nous 
saisissons  de  plus  ici  une  nouvelle  similitude  entre  la 
formule  d'Origène  employée  trois  fois  et  celle  d'Irénée, 
redite  elle  aussi  à  trois  reprises.  Les  mêmes  paroles 
doivent  exprimer  une  pensée  semblable.  Cette  parole 
de  Dieu  qui  est  une  prière  prononcée  sur  le  pain, 
(cf.  Selecta  in  Ezechiel,  vu,, 22,  t.  xm,  col.  793  :  Itzs\)- 
yeaQai  tû  tyjç  eù/apicmaç  apTw)  désigne  sans  doute 
les  mots  du  Christ  à  la  cène, encadrés  dans  une  prière 
et  considérés  eux-mêmes  comme  une  prière,  puisqu'ils 
appellent  le  changement  du  pain  au  corps  du  Christ. 
Tel  était  déjà  le  langage  de  saint  Justin.  Batiffol, 
op.  cit.,  p.  278. 

Autre  trait  de  ressemblance  entre  Origène  et  Irénée. 
On  n'a  pas  oublié  la  pensée  sur  laquelle  insiste  tant 
l'évêque  de  Lyon  :  le  sacrifice  nous  revient,  il  est 
accueilli  par  Dieu  qui  en  retour  accorde  ses  bienfaits. 
Voici  maintenant  ce  que  dit  Origène  :  «  Ce  que  nous 
avons  donné  à  Dieu,  il  nous  le  rend,  avec  ce  que  nous 
n'avions  pas  auparavant.  Dieu  exige  et  demande  de 
nous  qu'il  ait  l'occasion  de  donner...  Debout  donc 
prions  Dieu,  afin  que  nous  soyons  dignes  de  lui  offrir 
les  dons  qu'il  nous  rendra,  de  telle  soi  te  qu'à  la  place 
des  biens  terrestres,  il  offrira  les  biens  célestes  dans  le 
Christ  Jésus.  »  In  Luc,  hom.  xxxix,  t.  xm,  col.  1900. 
Les  deux  écrivains  chrétiens  ont  été  amenés  par  l'étude 
de  la  Bible  à  la  même  conclusion.  Leur  langage 
désigne  à  merveille  l'eucharistie  sacrifice,  pain  qu'on 
offre  à  Dieu  et  qu'il  nous  rend;  nous  apportons  une 
créature  terrestre,  et  elle  devient  le  Christ,  nous 
l'offrons  et  recevons  en  retour  les  biens  célestes,  le 
Christ  lui-même  que  nous  mangeons. 

Nous  voudrions  être  renseignés  davantage  sur  les 
effets  du  sacrifice.  Comment  le  pain  sanctifié  et 
devenu  un  corps  saint,  nous  sanctifie-l-il  ?  Oiigcne  ne 
fournit  pas  une  longue  réponse,  mais  elle  dit  tout. 
Parlant  des  pains  de  propositions  de  l'Ancienne  Loi,  il 
fait  cette  remarque  :  «  Si  tu  reviens  à  ce  pain  qui  est 
descendu  du  ciel  et  qui  donne  au  monde  la  vie, 
ce  pain  de  proposition  que  Dieu  a  proposé  comme  une 
propitiation  par  la  foi  en  son  sang,  et  si  tu  regardes 
cette  commémoraison  dont  parle  le  Seigneur  quand  il 
dit  :  «  Faites  ceci  en  mémoire  de  moi  »,  tu  découvriras 
que  c'est  cette  commémoraison  seule  qui  rend  Dieu 
propice  à  l'homme.  »  In  LeviL,  hom.,  xm,  3,  t.  xn, 
col.  517.  La  formule  est  des  plus  heureuses.  Irénée 
avait  enseigné  que  le  sacrifice  nous  attire  les  bienfaits 


923 


MESSE    CHEZ    LES    \LEXANDRINS    :   ORÎGÈNE 


924 


de  Dieu;  Origène  expose  la  même  idée,  mais  rattache 
en  termes  exprès  l'eflef  à  la  cause,  les  fruits  du  sacri- 
fice chrétien  à  ceux  de  la  passion,  fi  trouve  les  mots 
de  l'avenir  :  le  rite  est  propitiatoire parce  qu'il  commé- 
more le  sang  du  Christ. 

Ailleurs  encore  il  a  souligné  l'union  qui  existe  entre 
la  passion  et  l'eucharistie.  «Lorsque  tu  verras  les 
peuples  venir  à  la  foi,  les  églises  s'élever,  les  autels 
recevoir  non  plus  le  sang  des  animaux,  mais  le  sang 
précieux  du  Christ...  «  In  Jesu  Nave,  hom.  n,  1,  t.  xn, 
col.  835.  Il  n'y  a  pas  à  se  servir  de  ce  passage  pour 
établir  l'existence  chez  les  chrétiens  d'autels  pro- 
prement dits  semblables  à  ceux  qu'ont  les  païens  : 
il  n'y  en  a  pas,  dit  Origène  à  Celse,  ils  seraient 
pour  nous  des  abominations.  Contr.  Cels.,  vin,  20, 
t.  xi,  col.  1518.  Mais  le  contexte  montre  qu'ici  le 
docteur  alexandrin  met  en  parallèle  les  victimes 
juives  et  la  victime  chrétienne,  Jésus,  l'oblation  de 
l'une  et  l'oblation  de  l'autre.  Il  ne  pense  pas  Leule- 
ment  à  l'immolation  sanglante  de  la  croix,  mais  au 
rite  qui  la  commémore,  à  ce  qui  se  passera,  quand 
les  païens  auront  la  joi. 

Une  troisième  fois  d'ailleurs  cette  valeur  que  le  rite 
eucharistique  tient  de  son  rapport  avec  la  passion  est 
affirmée  par  Origène  :  il  a  parlé  du  rite  propitiatoire 
par  le  sang  des  animaux  qui  existait  chez  les  Juifs, 
et  il  ajoute  :  «  Mais  toi  qui  es  venu  au  Christ,  pontife 
vrai,  lequel  par  son  sang  t'a  rendu  Dieu  propice  et 
t'a  réconcilié  avec  le  Père,  ne  t'arrête  pas  au  sang  de 
la  chair,  mais  rends-toi  compte  plutôt  de  ce  qu'est  le 
sang  du  Verbe  et  entends-le  lui-même  te  dire  :  «  Ce 
«  sang  est  le  mien  qui  sera  répandu  pour  vous  en  vue 
«  de  la  rémission  des  péchés.  »  Celui  qui  a  été  initié 
aux  mystères  connaît  la  chair  et  le  sang  du  Seigneur.  » 
In  Levit.,  hom.  ix,  10,  t.  xn,  col.  523.  Il  serait  difficile 
de  dire  plus  clairement  que  le  rite  chrétien  remplace 
les  sacrifices  propitiatoires  d'fsraël,  en  commémorant 
et  en  faisant  passer  en  nous  le  sang  du  Verbe,  du 
Pontife  éternel,  jadis  versé  sur  la  croix  et  aujourd'hui 
offert  à  Dieu,  comme  l'était  autrefois  celui  des 
victimes  Iévitiques. 

Ainsi  l'originalité  de  la  conception  d'Origène  vient 
précisément,  on  le  voit,  de  cette  pensée  que  la  cène 
rappelle  la  croix.  C'est  donc  bien  à  tort  que  Wetter, 
op.  cit.,  t.  ii,  p.  96,  a  cru  pouvoir  découvrir  en  Origène 
le  prétendu  sacrifice  alimentaire  des  premiers  chré- 
tiens. Le  docteur  alexandrin  ne  connaît  qu'une  seule 
oblation  :  celle  du  pain  sanctifié  par  la  prière  et 
l'action  de  grâces,  devenu  ainsi  un  corps  saint  et 
sanctifiant.  On  ne  saurait  faire  d'Origène  le  par- 
tisan d'une  conception  qui  n'a  jamais  été  celle  des 
chrétiens-,  et  qui  aurait  été  pour  eux  un  scandale,  celle 
de  l'existence  d'un  sacrifice  du  pain  et  du  vin.  Comme 
Irénée,  Origène  parle  d'une  olïrande  de  prémices, 
mais  celles-ci  ne  sont  présentées  qu'après  avoir  été 
sanctifiées,  qu'après  être  devenues  le  corps  et  le  sang  du 
Christ.  Plus  qu' Irénée  même,  il  établit  que  le  rite 
eucharistique  est  en  rapport  intime  avec  celui  de  la 
croix,  avec  l'immolation  physique  du  Sauveur. 

Cette  constatation  vaut  la  peine  d'être  soulignée. 
On  sait  que,  d'après  Lielzmann,  il  y  aurait  eu  deux 
types  primitifs  d'eucharistie  :  l'un  d'eux,  repré- 
senté par  Yanaphore  de  Sérapion,  serait  propre  à 
l'Egypte,  où  Paul  n'a  pas  créé  d'Églises,  s'opposerait 
à  celui  des  chrétientés  visitées  par  l'Apôtre,  que 
Vanaphore  d'Hippolyte  nous  conserverait.  Or,  affirme 
Lietzmann,  dans  le  rite  égyptien  primitif,  il  n'y  avait 
pas  de  mention  de  la  mort  du  Seigneur  et  l'auteur 
n'hésite  pas,  pour  prouver  sa  thèse,  à  voir  dans  la 
commémoraison  de  la  passion  que  contient  aujour- 
d'hui l'anaphore  de  Sérapion  une  interpolation.  Op. 
cit.,  p.  178-180;  190-196;  238;  249  sq.  On  peut 
constater  que  cette  audacieuse  chirurgie  n'est  nulle- 


ment justifiée  par  la  tradition  égyptienne.  Ce  qui 
caractérise  au  contraire  la  conception  eucharistique 
d'Origène,  ce  qu'on  ne  trouve  chez  aucun  autre 
écrivain  ancien  aussi  fortement  affirmé,  c'est  la  rela- 
tion entre  la  passion  et  le  rite  chrétien. 

Il  est  un  second  trait  qui  donne  au  témoignage 
d'Origène  son  originalité.  Plus  que  personne  il  insiste 
sur  la  sainteté  du  l'eucharistie.  Voir  Struckmann,  op. 
cit.,  p.  146-151.  Batifîol,  op.  cit.,  p.  263-269,  a  souligné 
cinq  passages  très  importants  où,  dans  les  termes  les 
plus  clairs,  le  docteur  alexandrin  rappelle  les  disposi- 
tions exigées  du  communiant,  les  motive  par  l'Écriture 
et  des  arguments  de  raison,  menace  des  pires  châti- 
ments les  fidèles  qui  ne  discerneraient  pas  le  corps  du 
Seigneur.  Ces  textes  sont  surtout  précieux  pour 
démontrer  la  présence  réelle  :  il  n'y  a  donc  pas  à  les 
examiner  ici.  Mais  ils  confirment  ce  que  nous  savons 
déjà  :  l'eucharistie,  la  communion  et  le  rite  sont  pour 
Origène  la  chose  sainte  par  excellence,  rà  ôtyia.  Pour 
dire  que  le  pain  est  offert  en  sacrifice,  Origène  dit  qu'il 
est  sanctifié.  Pour  faire  savoir  ce  qu'il  devient  grâce 
à  cette  opération,  il  affirme  que  c'est  un  corps  saint. 
Enfin  pour  montrer  quels  sont  ses  fruits,  il  le  présente 
comme  sanctifiant.  Les  anciens  Pères,  même  Irénée, 
avaient  insisté  surtout  sur  la  vie  éternelle.  Par  là 
même  ils  disent  tout,  car,  si  le  corps  du  Christ  fait  de 
nous  des  immortels,  il  divinise  notre  chair,  notre 
nature.  Origène  met  l'accent  sur  la  sainteté. 

Il  exige  donc  une  grande  pureté  morale  de  qui- 
conque approche  de  l'eucharistie.  Le  fidèle  reçoit  dans 
ses  mains  le  corps  du  Seigneur,  il  le  porte  avec  vénéra- 
tion, avec  toute  sorte  de  précaution,  pour  ne  pas  en 
laisser  tomber  la  plus  petite  parcelle,  pour  que  rien 
de  consacré  ne  se  perde.  Si  pareil  malheur  arrivait  par 
négligence,  «  on  se  tiendrait  à  bon  droit  pour  cou- 
pable ».  In  Exod.,  hom.  xm,  3,  t.  xn,  col.  391.  Ce  n'est 
pas  seulement  la  communion  faite  par  un  pécheur  qui 
est  une  faute,  c'est  aussi  l'offrande  par  lui  du  sacrifice  : 
«  Celui-là  est  inconsidérément  à  l'intérieur  du  sanc- 
tuaire de  l'église  qui,  après  une  union  illicite,  sans  se 
soucier  de  l'impureté  de  sa  personne,  consent  à  prier 
sur  le  pain  de  l'eucharistie  :  un  tel  acte  profane  le 
sanctuaire  et  produit  une  souillure.  »  Selecta  in  Ezech., 
vu,  22,  t.  xm,  col.  793.  Qu'il  s'agisse  ici  de  la  faute  du 
ministre  ou  de  celle  du  fidèle  qui  unit  sa  prière  à  celle 
du  célébrant,  ce  qui  est  affirmé,  c'est  la  sainteté  requise 
non  seulement  pour  communier,  mais  déjà  pour 
prendre  part  aux  mystères. 

Les  liturgistes  ont  cru  pouvoir  relever  dans  Ori- 
gène un  assez  grand  nombre  d'allusions  à  la  liturgie 
eucharistique  :  lectures  de  la  Bible,  homélie,  hymnes, 
prières,  baiser  de  paix,  Sanctus,  emploi  d'une  anaphore 
ayant  des  ressemblances  avec  celle  de  la  liturgie 
de  saint  Marc  et  qui,  comme  cette  dernière,  compren- 
drait :  une  doxologie,  des  prières  de  louange  à  Dieu 
remercié  pour  la  création  et  la  rédemption,  des  inter- 
cessions pour  toutes  sortes  de  personnes,  la  demande 
de  pardon  des  péchés,  une  doxologie  finale.  La  commu- 
nion est  faite  sous  les  deux  espèces  et  on  reçoit  debout 
le  pain  consacré  dans  sa  main,  on  l'emporte  parfois 
hors  de  l'assemblée  pour  se  communier.  La  formule  : 
Sancta  sanclis  serait  employée.  On  a  même  cru  pouvoir 
découvrir  dans  certaines  paroles  d'Origène  des  for- 
mules pareilles  à  des  textes  de  l'anaphore  que  contient 
la  liturgie  de  saint  Marc.  Voir  Fortescue,  op.  cit., 
p.  40-45,  qui  fait  observer  avec  raison  qu'Origène 
ayant  été  aussi  en  Palestine,  certains  traits  cités 
par  lui  peuvent  être  des  allusions  à  la  liturgie  de  ce 
pays. 

Conclusion. —  D'après  Origène,  les  chrétiens  offrent 
à  Dieu  et  à  lui  seul  une  oblation  de  prémices,  un 
sacrifice,  celui  du  pain  et  du  vin  sanctifiés  par  la  prière 
et  l'invocation,  devenus  ainsi  un  corps  saint  et  sancti- 


925 


MESSE    CHEZ    LES    AUTRES    ORIENTAUX 


92(5 


fiant,  celui  dont  le  sang  a  été  versé  sur  la  croix  pour 
rendre  Dieu  favorable  aux  hommes.  Le  rite  chrétien 
commémore  cet  acte,  et  ainsi  il  acquiert  une  valeur 
propitiatoire  au  profit  de  ceux  qui  s'en  approchent 
avec  une  conscience  pure,  (".'est  la  conception  d'Irénée; 
mais  l'alexandrin  souligne  davantage  le  rapport  de 
la  cène  et  de  la  passion,  et  il  insiste  plus  que  personne 
sur  la  pureté  requise  de  qui  s'approche  du  Saint  des 
Saints. 

3°  Denys  d'Alexandrie  (r  265).  —  Dans  une  lettre 
au  Pape  Xyste  II,  Denys  d'Alexandrie  lui  expose  les 
scrupules  d'un  chrétien  qui  a  été  baptisé  par  les  héré- 
tiques, et  qui  maintenant  se  demande  ce  que  vaut  son 
baptême.  «  11  a  entendu  l'eucharistie,  il  y  a  répondu 
Amen  avec  les  autres,  il  s'est  présenté  à  la  table,  il  a 
étendu  les  mains  pour  recevoir  le  saint  aliment,  il  l'a 
reçu,  il  a  participé  longtemps  au  corps  et  au  sang 
de  Notre-Seigneur  Jésus-Christ...  et  maintenant  il 
n'ose  plus  approcher  de  la  table  et  ce  n'est  qu'avec 
peine  qu'il  assiste  aux  prières...  »  Dans  Eusèbe,  H.  E., 
VII.  ix,  P.  G.,  t.  xx,  col.  653.  Denys  attribue  une 
telle  puissance  de  sanctification  à  l'eucharistie  qu'il 
croit  qu'elle  a  en  fin  de  compte  suppléé  le  baptême.  La 
description  liturgique  vaut  la  peine  d'être  remarquée. 
Il  y  a  d'abord  une  prière  d'action  de  grâces  du  prési- 
dent. Suit  l'Amen  du  peuple.  On  se  présente  à  la  table 
et  on  étend  les  mains  pour  recevoir  l'eucharistie. 

Dans  une  autre  lettre  (à  Basilide,  cf.  Eusèbe,  H.  E., 
VII,  xxvi,  3)  qui  a  été  conservée  par  les  canonistes 
grecs,  Denys  étudie  la  délicate  question  de  la  pureté 
corporelle  requise  du  communiant.  Dans  l'exposé  des 
solutions,  il  parle  de  la  «  maison  du  Seigneur  »,  de  la 
«  table  sainte  >  et  de  la  manière  dont  était  distribuée 
la  communion  :  le  fidèle  la  recevait  dans  sa  main, 
puisqu'il  «  touchait  le  corps  et  le  sang  du  Seigneur  ». 
P.  G.,  t.  x,  col.  1281,  1284,  1288,  et  mieux  dans  C.  L. 
Feltoe,  The  letters  and  olher  remains  of  Dionysius 
of  Alexandria,  Cambridge,  1904,  p.  102.  —  Enfin  dans 
une  lettre  à  Fabius  d'Antioche,  Denys  est  amené  à 
dire  qu'en  punition  de  fautes  très  graves,  par  exemple 
de  l'apostasie,  les  fidèles  étaient  excommuniés.  Il 
raconte  comment  un  de  ceux  qui  avaient  été  soumis  à 
cette  peine,  étant  sur  le  point  de  mourir,  obtint  son 
pardon.  Il  envoya  pendant  la  nuit  son  petit-fils 
appeler  un  prêtre.  Celui-ci,  malade,  ne  put  venir.  On 
remit  à  l'enfant  une  parcelle  de  l'eucharistie,  en  lui 
ordonnant  de  la  mouiller  et  de  la  faire  passer  dans  la 
bouche  du  vieillard.  Dans  Eusèbe,  H.  E.,  VI,  xliv, 
/'.  G.,  t.  xx,  col.  (120.  Ainsi  les  aliments  de  la  cène  sont 
chose  sacrée  dont  on  prive  les  grands  pécheurs.  L'eu- 
charistie est  le  lien  qui  met  le  fidèle  en  rapport  avec 
la  communauté.  Enfin  elle  est  le  viatique  porté  aux 
malades  et  sans  lequel  ils  ne  veulent  à  aucun  prix 
mourir.  Sans  doute  il  faut  admettre  qu'on  a  déjà  la 
coutume  de  garder  en  réserve  l'eucharistie. 

Il  est  intéressant  de  noter  combien  Denys  insiste  sur 
la  sainteté  déjà  si  fortement  exaltée  par  Origène.  On 
refuse,  très  longtemps  et  jusqu'à  la  mort,  l'eucharistie 
à  un  apostat;  enfin  on  se  préoccupe  même  de  la 
pureté  corporelle  qui  convient  au  communiant.  — 
Un  dernier  détail  liturgique  :  il  semble  bien  que 
Denys  fasse  allusion  aux  prières  dites  pour  les  empe- 
reurs :  «  Nous  vénérons  le  Dieu  unique  et  créateur  de 
toutes  choses,  qui  a  donné  l'empire  aux  très  pieux 
augustes  Valérien  et  Gallien,  nous  lui  offrons  de  conti- 
nuelles prières  pour  leur  empire,  afin  qu'il  demeure 
ferme  et  inébranlable.  »  Dans  Eusèbe,  H.  JE.,  VII,  xi,  8; 
cf.  Fortescue,  op.  cit.,  p.  46. 

4°  Firmilien  de  Césarée  (f  268).  — ■  Dans  sa  lettre  à 
saint  Cyprien,  P.  /..,  t.  m,  col.  1101  sq.,  Firmilien  dénie 
aux  hérétiques  le  pouvoir  d'imposer  les  mains,  de 
baptiser  et  de  [aire  quoi  que  ce  soit  saintement  et  spiri- 
tuellement, ibid.,  7,  donc  sans  doute  d'accomplir  l'eu- 


charistie :  Tel  avait  été  aussi  le  sentiment  des  Pères 
de  Galatie,  de  Cilicie  et  de  Cappadoce  réunis  au  concile 
d'Iconium.  C'est  la  fameuse  doctrine  que  soutenait 
Cyprien  et  que  condamna  le  pape  Etienne. 

Firmilien  raconte  aussi  le  scandale  causé  par  une 
femme  qui  se  disait  prophétesse  :  «  Fréquemment, 
écrit  l'évèque  de  Césarée,  elle  a  osé  ce  qui  suit  :  faire 
croire  (pie  par  l'invocation  non  méprisable  elle  sancti- 
fiait le  pain  et  faisait  l'eucharistie,  qu'elle  offrait  le 
sacrifice  au  Seigneur  sans  prononcer  la  formule  sacrée 
de  la  prédication  habituelle»  :  Etiumhoc  fréquenter  aiisu 
est,  et  invocatione  non  contemptibili  sanctifîcarc  panem 
et  eucharistiam  facere  simularet,  et  sacrifteium  Dom:n<> 
sine  sacramento  solilœ  prœdicalionis.  Ibid.,  10.  Bâti  tînt, 
op.  cit.,  p.  300,  propose  dé  corriger  ainsi  :  Sacrifteium 
Domino  non  sine  sacramento  solilœ  prxdicationis 
offerret,  et  il  donne  à  prsedicatio  le  sens  de  prex,  prière 
eucharistique.  Firmilien  dirait  alors  que  cette  femme 
prétendait  offrir  le  sacrifice  eucharistique  en  usa'it  des 
paroles  sacramentelles  consacrées  par  l'usage.  La 
proposition  est  ingénieuse,  mais  il  faudrait  admettre 
que  l'évèque  de  Césarée  redit  ici  ce  qu'affirme  déjà 
la  phrase  précédente,  invocatione  non  contemptibili 
sanctifuure  se  panem  et  cucharisliam  facere  simularet. 
Quoi  qu'il  en  soit,  l'eucharistie  est  pour  Firmilien  un 
sacrifice  que  nous  offrons  au  Seigneur;  elle  s'accomplit 
quand  le  ministre  sacré  par  une  formule  traditionnelle 
consacre  le  pain. 

Firmilien  s'indigne  encore  contre  ceux  qui,  après 
avoir  reçu  des  hérétiques  un  baptême  invalide,  ont  la 
témérité,  par  une  communion  illégitime,  de  toucher  le 
corps  et  le  sang  du  Seigneur.  Quelle  n'est  pas  leur 
faute  et  celle  de  ceux  qui  les  admettent!  »  Ibid.,  21. 
Ce  texte  s'accorde  avec  celui  de  Denys  d'Alexandrie 
pour  nous  apprendre  comment  était  reçue  la  commu- 
nion :on  déposait  le  corps  et  le  sang  du  Seigneur  entre 
les  mains  du  fidèle. 

Ces  quelques  fragments  ne  permettent  pas  à  coup 
sûr  de  retrouver  ce  que  pouvait  avoir  d'original  la 
conception  de  Firmilien.  On  peut  noter  toutefois  qu'ici 
encore  le  concept  mis  en  relief,  c'est  celui  de  la  sainteté. 
On  sanctifie  le  pain,  il  faut  être  sans  hérésie  pour  qu'on 
puisse  le  faire  saintement,  et  les  ministres  du  sacrement 
doivent  être  assez  saints  pour  ne  pas  permettre  à  ceux 
qui  n'ont  pas  été  sanctifiés  par  un  baptême  valide,  de 
toucher  le  corps  et  le  sang  du  Seigneur. 

5Q  Didascalie  des  Apôtres  (entre  250  et  300,  Palestine 
ou  Syrie).  —  On  y  relève  de  précieuses  données  sur  le 
rite   eucharistique. 

Par  le  ministère  des  évêques,  le  fidèle  «  participe  à  la 
seule  eucharistie  de  Dieu  ».  n,  33,  édit.  Funk,  Pader- 
born,  1906, 1. 1,  p.  1 16.  Les  chrétiens  sont  donc  invités  à 
se  rendre  aux  réunions  liturgiques;  ils  sont  sans  excuse 
si  le  dimanche  ils  ne  viennent  pas  «  entendre  la  parole 
de  salut  et  se  nourrir  de  l'aliment  divin  qui  demeure 
éternellement  ».  n,  59,  p.  172.  Ils  doivent  apporter  à 
l'évèque  les  offrandes  sur  lesquelles  celui-ci  prélève  la 
matière  du  sacrifice,  le  reste  étant  destiné  aux  pauvres, 
n,  26,  p.  102.  Aussi  l'auteur  adresse-t-il  à  tous  l'appel 
suivant  qu'il  est  nécessaire  de  reproduire  dans  le  texte, 
vi,  22,  p.  376  :  Vos  vero  secundum  evangelium  cl  secun- 
ilum  Sancti  Spirilus  virtulem  et  in  memoriis  congregan- 
tes  (le  syriaque  met  ce  verbe  à  l'impératif)  vos  et  sacra- 
rum  Scripturarum  facile  lectionem  et  ad  Deum  preces 
indesinent".r  offerte,  et  cam  quœ  secundum  simililuilinein 
regalis  corporis  Christi  est  acceptam  eucharistiam  offerte, 
tum  in  colleclis  vestris  quam  etiam  et  in  cœmeteriis  et  in 
dormienlium  exitibus,  panem  mundum  pnvponcnles 
qui  per  ignem  faclus  est,  et  per  invocationem  sanciifi- 
calur,  sine  discrelione  (sans  hésitation,  syr.)  orantes 
offerte  pro  dormientibus. 

A  cet  important  passage,  il  faut  ajouter  un  dernier 
texte  où  il  est  dit  que  l'Esprit  qui  reçoit  l'oraison  de 


927 


MESSE    EN    OCCIDENT    :   SAINT    HIPPOLYTE 


928 


celui  qui  prie,  est  la  voix  qui  se  fait  entendre  dans  les 
Écritures  et  sanctifie  l'eucharistie.  L'auteur  conclut 
que  la  femme,  même  au  moment  critique  du  mois,  ne 
doit  pas  se  priver  de  la  communion.  Elle  possède 
l'Esprit,  donc  elle  peut  recevoir  le  ^fruit  de  l'Esprit, 
le  pain  sanctifié  par  l'Esprit,  vi,  21,  p.  370. 

De  cet  ensemble  de  textes  se  dégage  tout  un  petit 
traité  sur  l'eucharistie.  Elle  est  une  offrande  rituelle. 
L'auteur  ne  la  confond  nullement  avec  l'oblation  des 
fidèles  et  l'en  distingue.  Il  parle  de  l'ofirande  de  l'eu- 
charistie du  corps  du  Christ  et  de  la  présentation  d'un 
pain  pur,  panem  mundum  preeponentes.  Le  sens  de  ce 
verbe  n'est  pas  douteux,  il  est  l'équivalent  de  7vpoa- 
cpîpeTS,  Batiffol,  op.  cit.,  -p.  291;  Lamiroy,  op.  cit., 
p.  321,  n.  2.- A  noter  encore  qu'offrir  est  employé  en 
un  endroit  sans  complément  direct,  encadré  dans  un 
contexte  qui  oblige,  à  lui  donner  le  sens  de  «  sacrifice  » 
oranles  offerte  pro  dormientibus. 

L'eucharistie  se  célèbre  le  dimanche,  peut-être  même 
plus  souvent,  puisque,  dans  un  pas  sage  où  il  est  parlé 
d'elle,  on  mentionne  une  prière  qui  se  fait  sans  cesse. 
Du  moins  les  fidèles  sont  sans  excuse  s'ils  ne  viennent 
pas  à  la  réunion  du  dimanche.  Le  rite  se  célèbre  dans 
les  assemblées  ordinaires  à  l'église,  mais  aussi  dans  les 
cimetières,  peut-être  aux  funérailles,  in  exitibus  (le 
mot  est  obscur,  Nau,  La  Didascalie,  Paris,  1902,  p.  157) 
et  aux  anniversaires  :  est-ce  le  sens  de  in  memoriis? 

Les  fidèles  apportent  des  dons  sur  lesquels  une 
part  est  réservée  pour  les  pauvres.  Une  autre  devient 
la  part  du  sacrifice.  C'est  le  pain  cuit  au  feu.  Il  y  a 
une  lecture  privée  de  la  parole  du  salut,  le  dimanche 
du  moins.  Puis  ont  lieu  des  prières.  C'est  l'évêque  qui 
fait  l'eucharistie,  mais  il  agit  au  nom  de  tous:  aussi 
tous  sont-ils  invités  à  offrir  avec  lui  :  offerte.  Il  prie. 
L'Esprit  qui  déjà  s'est  fait  entendre  par  les  Écritures 
reçoit  cette  prière,  «  il  sanctifie  le  pain  »  et  avec  lui 
«  l'action  de  grâces  ».  On  peut  donc  dire  qu'elle  est 
«  son  fruit  ».  Ainsi  offre-t-on  «  une  eucharistie  agréable 
et  qui  est  à  l'image  du  corps  royal  du  Christ.  »  L'action 
de  l'Esprit  est  soulignée  plus  qu'elle  ne  l'a  été  par  les 
écrivains  antérieurs.  L'équivalent  du  mot  anlitype  est 
aussi  appliqué  pour  la  première  fois  à  l'eucharistie. 
Batifîol,  op.  cit.,  p.  292. 

Autre  renseignement  non  moins  intéressant  et  qui 
n'a  pas  encore  été  relevé  en  Orient  :  on  offre  pour  les 
morts,  offerte  pro  dormientibus.  Cette  recommanda- 
tion s'ajoute  à  ce  qui  est  dit  de  l'eucharistie  agréable 
à  Dieu,  pour  démontrer  qu'on  attribue  à  l'offrande 
chrétienne  une  heureuse  efficacité.  L'assemblée 
ménage  d'ailleurs  aux  fidèles  une  faveur  non  moins 
précieuse  :  ils  y  communient.  Le  dimanche,  ils  doivent 
se  nourrir  de  l'aliment  divin  qui  demeure  éternelle- 
ment. 

En  vérité,  il  serait  difficile  de  trouver  plus  de  choses 
en  moins  de  mots  :  la  Didascalie  rappelle  et  complète 
toutes  les  dépositions  des  écrivains  orientaux  anté- 
rieurs sur  le  sens  du  rite  eucharistique. 

V.  En  Occident,  jusqu'à  saint  Cyprien  (milieu 
du  m"  siècle).  —  1°  Saint  Hippolyte  (f  peu  après  235). 
—  Dans  ce  qui  nous  reste  de  ses  traités,  on  trouve  de 
rares  mais  d'utiles  renseignements  sur  le  rite  eucha- 
ristique. 

Le  Commentaire  sur  le  Cantique  en  parle  comme 
du  sacrifice  nouveau,  donc  de  celui  qui  s'oppose  aux 
oblations  juives,  et  qui  est  comme  elles  une  oblation 
proprement  dite,  celle  qu'avait  prédite  Malachie. 
In  Cant.,  m,  4,  dans  Texte  und  Unters.,  t.  xxm,  fasc.  2, 
p.  66.  Une  autre  affirmation  confirme  la  précédente  : 
«  Quand  l'Antéchrist  viendra,  alors  disparaîtra  le 
sacrifice,  Ouaîa,  et  la  libation,  cttiovSt),  qui  sont  main- 
tenant offerts,  7rpocrcpEpo[zé\/Y],  à  Dieu  dans  toutes  les 
nations.  »  Comment,  in  Daniel,  iv,  35,  édit.  du  Corpus 
de  Berlin,  t.  i  a,  p.  280.  Cf.  De  Antichristo,  43,  t.  i  b, 


p.  27.  Ainsi  dans  la  même  phrase  se  trouvent  trois 
mots  techniques  employés  chez  les  Juifs  ou  les  païens 
pour  désigner  le  sacrifice  proprement  dit.  C'est  bien 
de  lui  qu'il  s'agit,  puisqu'il  est  parlé  d'oblation  prédite 
par  Malachie  comme  devant  être  offerte  pour  tous  les 
peuples,  et  du  rite  qui  cessera  au  temps  de  l'Antéchrist, 
alors  que  la  prière,  la  mortification,  l'aumône  ne  sem- 
blent pas  appelées  à  disparaître.  D'ailleurs  la  parole 
d'Hippolyte  fait  allusion  au  texte  de  Daniel,  ix,  27  : 
«  Il  (le  Christ)  confirmera  son  alliance  avec  un  grand 
nombre  dans  une  semaine  et  au  milieu  de  la  semaine 
cesseront  l'oblation  et  le  sacrifice,  et  l'abomination  de 
la  désolation  continuera  jusqu'à  la  consommation  et 
la  fin.  »  Or,  le  prophète  juif  parlait  du  sacrifice  propre- 
ment dit  en  cet  endroit. 

Sur  cette  oblation  chrétienne,  les  phrases  citées  ne 
nous  donnent  à  peu  près  aucune  indication.  Hippo- 
lyte atteste  qu'il  y  a  sacrifice  et  libation.  Les  chrétiens 
offrent  donc  un  aliment  solide  et  un  breuvage  :  «  le 
pain  et  le  vin  que  nous  a  préparés  le  Christ.»  In  Prov., 
ix,  1-5,  édit.  de  Lagarde,  p.  199.  Ce  pain,  c'est  le  corps 
du  Christ,  In  Gen.,  xxxvm,  19,  édit.  de  Berlin,  t.  i  b, 
p.  36,  sa  chair  divine  qu'il  donne  à  manger,  In  Prov., 
ix,  1-5,  édit.  de  Lagarde,  p.  199,  «  chair  céleste  à 
laquelle  l'humanité  souhaite  d'unir  sa  propre  chair  ». 
In  Cant.,  m,  4,  Texte  und  Unters.,  t.  xxm,  fasc.  2, 
p.  66.  Ce  vin,  délicieux  entre  tous,  In  Cant.,  i,  5,  p.  34, 
c'est  le  sang  précieux  que  le  Sauveur  nous  donne  à 
boire  pour  la  rémission  de  nos  péchés,  In  Prov.,  ix, 
1-5,  éd.  de  Lagarde,  p.  199,  «  sang  qui  est  le  gage  de  la 
vie  éternelle  pour  quiconque  s'en  approche  avec 
humilité  ».  In  Gen.,  xxxm,  19,  édit.  de  Berlin,  t.  i  b, 
p.  36. 

On  voit  que  la  matière  du  sacrifice  chrétien  n'est 
pas  pour  Hippolyte  le  pain  et  le  vin  en  tant  que  créa- 
tures. Le  mot  chair  céleste  vaut  la  peine  d'être  noté  : 
il  fait  penser  aux  prières  qui  demandent  que  l'obla- 
tion eucharistique  soit  transportée  sur  l'autel  du  ciel, 
afin  qu'ensuite  nous  y  participions  pour  trouver  en 
elle  les  dons  divins.  C'est  la  rémission  des  péchés  et  la 
vie  éternelle  qu'obtient  le  fidèle  par  l'eucharistie, 
ces  grâces  sont  présentées  ici,  non  comme  les  fruits  du 
sacrifice,  mais  comme  les  effets  de  l'union  de  notre 
chair  à  la  chair  du  Sauveur,  si  nous  la  recevons  avec 
humilité.  Telles  sont  les  données  que  nous  recueillons 
dans  les  ouvrages  de  saint  Hippolyte  parvenus  jus- 
qu'à nous. 

Mais  on  sait  que  dans  ces  dernières  années,  les 
travaux  de  Schwarz  et  de  Connolly  ont  permis  de 
restituer  à  Hippolyte  l'anaphore  qui  se  trouve  dans 
l'Ordonnance  ecclésiastique  égyptienne  (œgyptische 
Kirchenordnung).  Cette  attribution  semble  aujour- 
d'hui  communément    admise. 

11  est  à  noter  que  cette  anaphore  suit  le  rite  de 
l'ordination  de  l'évêque  et  qu'elle  sert  pour  une  concé- 
lébrât ion  faite  par  le  nouvel  élu  et  les  prêtres.  Les 
diacres  apportent  l'oblation.  Suit  le  dialogue  entre  le 
célébrant  et  le  peuple. 

L'évêque  :  Dominus  cum  omnibus  vobis.  —  Le 
peuple  :  Cum  spiritu  tuo.  —  E.  Sursum  corda  vestra. 
—  P.  Habcmus  ad  Dominum.  —  E.  Gratias  agamus 
Domino.  —  P.  Dignum  et  justum. 

L'évêque  dit  alors  suivi  par  ceux  qui  l'assistent,' 
episcopum  prieeuntem  sequentes  : 

Nous  te  rendons  grâces,  Seigneur,  pour  ton  cher 
Fils  Jésus-Christ,  que  dans  les  derniers  jours  tu  nous  as 
envoyé  pour  Sauveur  et  Rédempteur,  messager  de  ta 
volonté.  Il  est  le  Verbe  ton  inséparable,  par  lequel  tu  as 
tout  fait  et  cela  te  fut  pleinement  agréable.  Du  ciel  tu  l'as 
envoyé  dans  le  sein  d'une  vierge.  Il  a  été  fait  chair,  porté 
dans  ses  entrailles,  il  s'y  est  incarné.  Il  a  été  manifesté 
ton  fils  né  de  l'Esprit-Saint  et  de  la  Vierge.  Pour  accomplir 
ta  volonté  et  t'acquérir  un  peuple  saint,  il  a  étendu  ses 


929 


MESSE    EN    OCCIDENT    :    TERTULLIEN 


930 


mains  pendant  sa  passion  afin  de  délivrer  de  la  souffrance 
ceux  qui  croient  en  toi.  Il  s'est  livré  volontairement  a  la 
douleur  pour  abolir  la  mort,  briser  les  liens  du  diable, 
fouler  au  pied  l'enfer,  illuminer  '.es  justes,  établir  le  statut 
[nouveau]  et  manifester  la  résurrection. 

■  Prenant  le  pain,  te  rendant  grâces,  il  a  dit  :  «  Prenez 
mange/.   Ceci  est  mon  corps  qui  sera  brisé  pour  vous.   » 

«  Pareillement  aussi  (prenant)  la  coupe,  il  a  dit  :  «  Ceci 
est  mon  sang  qui  est  versé  pour  vous.  » 

«  Quand  vous  faites  cela,  vous  faites  ma  commémoration.  » 

«  Nous  rappelant  donc,  Memores  igitur,  sa  mort  et  sa 
résurrection,  nous  t'offrons  le  pain  et  le  calice,  te  rendant 
grâces  parce  que  tu  nous  as  jugés  dignes  de  nous  tenir 
devant  tcii  et  de  te  servir. 

«  Et  nous  demandons  que  tu  envoies  ton  Saint-Esprit 
sur  l'oblation  de  la  sainte  Église,  et  que,  la  ressemblant  en 
un  seul  tout,  tu  donnes  à  tous  les  saints  qui  communient 
d'être  remplis  du  Saint-Esprit  pour  être  confirmés  dans  la 
foi  de  la  vérité,  afin  que  nous  te  louions  et  te  glorifiions  par 
ton  Fils  Jésus-Christ,  par  lequel  à  toi  soit  gloire  et  honneur, 
Père  et  Fils  avec  le  Saint-Esprit  dans  ta  sainte  Église  et 
maintenant  et  dans  les  siècles  des  siècles.  Ainsi  soit-il.  » 
Traduction  de  dom  Cabrol,  art.  Hippoli/le,  dans  Diction, 
d'archéol.,  t.  vi,  col.  1416. 

Suit  une  oraison  pour  la  bénédiction  de  l'huile 
avec  réponse  du  peuple. 

Nous  n'étudions  ces  textes  que  pour  en  dégager  la 
théologie  d'Hippolyte.  L'eucharistie  chrétienne  est 
pour  lui  un  sacrifice  qui  commémore  la  première  cène 
et  la  passion  du  Christ.  Il  y  a  offrande  du  pain  et  du 
calice,  mais  du  pain  et  du  calice  après  que  l'ofTiciant  a 
rappelé  les  actes  et  les  paroles  du  Christ  à  la  première 
cène.  Après  quoi  vient  une  invocation  à  l'Esprit- 
Saint,  une  épiclèse,  mais  elle  ne  demande  pas  que  le 
pain  et  le  vin  deviennent  le  corps  et  le  sang  du  Christ. 
Elle  supplie  Dieu  d'envoyer  son  Esprit-Saint  sur 
l'oblation  de  la  sainte  Église  afin  que  les  communiants 
soient  remplis  de  lui.  Ainsi  les  trois  personnes  inter- 
viennent et  chacune  a  son  rôle.  Le  Père  a  envoyé  le 
Fils  et  par  lui  il  nous  a  créés,  il  a  opéré  notre  salut; 
Jésus  a  lui-même  accompli  cette  œuvre  et  la  continue 
par  l'eucharistie;  le  Saint-Esprit  doit  l'achever  dans 
l'Église  et  en  chaque  fidèle. 

C'est  la  hiérarchie  qui  célèbre.  L'évêque  préside, 
mais  il  y  a  concélébration  :  les  prêtres  le  suivent. 
Tous  parlent  au  nom  du  peuple  entier  :  l'oblation  est 
celle  de  l'Église,  oblationem  Ecclesise  sanctse.  Ce  sacri- 
fice est  institué  pour  rendre  grâces  au  Père  par  le" 
Fils.  Le  rite  est  une  eucharistie  au  sens  étymologique  : 
le  bienfait  de  la  création  n'est  pas  totalement  oublié, 
mais  il  n'est  rappelé  que  d'un  mot  et  rattaché  à  la 
personne  du  Christ  :  «  Nous  te  rendons  grâces  pour  ton 
cher  Fils  Jésus,  le  Verbe  inséparable  de  toi  par  lequel 
tu  as  tout  fait.  »  Les  dons  de  Dieu  sur  lesquels  on  insiste 
sont  l'incarnation  et  la  mort  du  Christ,  la  rédemption 
de  l'humanité,  l'appel  des  fidèles  à  la  foi,  à  l'Église  et 
à  la  résurrection.  Le  sacrifice  est  aussi  impétratoire  : 
on  demande  spécialement  pour  l'Église  l'union  de  ses 
fils,  sans  doute  et  sur  terre  et  dans  le  royaume  à  venir, 
puis  pour  chacun  des  participants  l'Esprit-Saint,  et 
par  lui  la  confirmation  dans  la  foi,  la  grâce  de  louer 
et  de  glorifier  Dieu. 

Dom  Connolly  estime  que  les  prières  qui  suivent  ne 
sont  pas  d'Hippolyte,  mais  remontent  en  partie  au 
moins  à  une  époque  voisine  de  la  sienne.  Nous  ne  les 
étudierons  pas  d'ailleurs  en  liturgiste,  mais  en  théolo- 
gien. L'évêque  et  les  assistants  demandent  que  les 
mystères  sanctifient  les  fidèles,  les  fortifient,  les  déli- 
vrent de  tout  mal  et  augmentent  leur  foi.  Autant 
d'effets  attribués  au  saint  sacrifice.  Il  semble  bien 
qu'on  attendait  de  lui  tous  les  dons,  comme  le 
prouve  la  post-communion  :  «  Que  la  réception  des 
saints  mystères  ne  soit  pas  pour  notre  condamna- 
tion, mais  pour  le  salut  de  l'âme  et  du  corps.  » 
Cette  anaphore  d'Hippolyte  à  laquelle  les  liturgisles 

DICT.    DE    THÉOL.    CATHOL. 


accordent  tant  de  valeur  n'est  pas  moins  importante 
pour  le  théologien;  elle  lui  révèle  une  doctrine  sur 
le  sacrifice  chrétien  reçue  à  Rome  dans  la  première 
moitié  du  m8  siècle. 

2°  Le  pape  Corneille  dans  sa  lettre  à  Fabien, 
évêque  d'Antioche,  raconte  le  fait  suivant  :  Quand 
Novatien  célèbre  l'eucharistie,  il  exige  des  assis- 
tants qu'ils  jurent  de  lui  rester  fidèles.  Ils  doivent 
pour  obtenir  la  communion  prononcer  ce  serment 
avant  de  recevoir  le  pain  consacré.  Dans  Eusèbe, 
H.  E.,  VI,  xliii,  18.  A  noter  l'expression  employée 
par  Corneille  pour  dire  célébrer  l'eucharistie,  noieiv 
tixç  7rpoercpopdcç,  faire  les  offrandes  rituelles,  le 
sacrifice. 

3°  Novatien.  —  On  ne  découvre  à  peu  près  rien  chez 
lui.  Peut-on  relever  une  allusion  au  Sancius?  De  Tri- 
nitale,  vm,  P.  L.,  t.  m,  col.  899.  Il  est  permis  d'en 
douter.  Fortescue,  op.  cit.,  p.  50.  Faut-il  rapprocher 
de  formules  liturgiques  bien  connues  un  ou  deux  textes 
de  Novatien  (énumération  des  bienfaits  de  Dieu)? 
Drews  et  C.  Weymann  l'ont  pensé.  Voir  Fortescue, 
op.  cit.,  p.  50,  86. 

Dans  le  De  speclaculis  de  pseudo-Cyprien,  attribué 
par  plusieurs  érudits  à  Novatien,  on  relève  un  passage 
qui  offre  un  certain  intérêt.  L'office  eucharistique  est 
appelé  le  dominicum.  On  y  reçoit  la  chair  du  Christ, 
et  il  est  à  noter  qu'en  trois  lignes,  l'auteur  l'appelle 
une  fois  le  sanctum  corpus,  une  autre  fois  le  sanctum. 
Même  insistance  donc  sur  la  sainteté  que  chez  les 
Orientaux  et  les  Africains  de  l'époque.  Et  les  fidèles 
ont  l'habitude,  ut  assolet,  d'emporter  ce  corps  avec 
eux  :  l'un  d'eux  ne  s'oublie-t-il  pas  jusqu'à  ne  pas 
s'en  dessaisir  quand  il  se  rend  au  spectacle  et  à  un 
établissement  de  péché.  De  speclaculis,  dans  Cypriani 
opéra,  édit.  Hartel,  t.  m,  p.  313. 

4°  Tertullicn  (\  vers  240-245.  Son  dernier  ouvrage 
connu,  le  De  pudicitia,  est  de  215-222).  —  1.  Le  rite 
chrétien  est  un  sacrifice.  —  Tertullien  appelle  les  exer- 
cices de  l'assemblée  eucharistique  :  sacrificiorum  oralio- 
nes,  les  oraisons  des  sacrifices.  De  oralione,  19,  P.  L., 
t.  i  (édit.,  de  1844),  col.  1181,  et  la  communion,  une 
participation  au  sacrifice.  Ibid.,  col.  1183.  De  même 
il  se  sert  du  mot  «  offrir  »  pour  désigner  le  rite  chrétien 
et  on  voit  qu'il  pense  alors  à  une  oblation  proprement 
dite;  il  observe  que  les  époux  veufs  offrent  le  sacrifice 
pour  leur  conjoint  défunt.  De  monogamia,  10,  t.  n, 
col.  942;  De  exhortatione  castitalis,  10;  t.  n,  col.  926. 
Il  rappelle  que  dans  l'assemblée  chrétienne  les  femmes 
n'ont  pas  le  droit  de  faire  l'oblation,  ofjerre.  De  velandis 
virginibus,  9,  t.  n,  col.  902.  Il  note  que,  comme  dans  le 
christianisme,  on  célèbre  dans  les  mystères  de  Mithra 
l'oblation  du  pain.  De  prœscript.,  40,  t.  n,  col.  55.  On 
relève  même  en  Tertullien  une  phrase  où  les  deux 
mots  sont  unis  :  le  dimanche  on  offre  le  sacrifice.  De 
cullu  /œminarum,  n,  11,  1. 1,  col.  1329. 

C'est  le  rite  préfiguré  par  l'oblation  de  l'ancienne 
Loi,  pour  la  guérison  de  la  lèpre.  Adv.  Marcionem,  IV, 
ix,  t.  il,  col.  375.  Plusieurs  fois  Tertullien  reproduit 
la  prophétie  de  Malachie,  mais  c'est  surtout  pour 
montrer  dans  le  sacrifice  pur  qui  est  prédit,  la  prière 
d'un  cœur  innocent  ou  les  louanges  accordées  à  Dieu. 
Adv.  Marc,  III,  xxn;  IV,  i,  t.  n,  col.  353,  362. 

2.  Ce  rite  a  été  institué  par  le  Christ.  ■ —  Jésus  a 
nommé  le  pain  son  corps,  Adv.  Marc,  IV,  XL,  t.  n, 
col.  460,  et  il  a  transformé  le  vin  en  une  chose  sacrée. 
De  anima,  17,  t.  n,  col.  676.  Ayant  pris  du  pain  et 
l'ayant  distribué  aux  disciples,  le  Christ  en  a  fait  sa 
chair  par  ces  mots  :  Ceci  est  mon  corps.  Adv  Mure, 
IV,  xl,  t.  il,  col.  460.  Ainsi  le  «  corps  du  Christ  est 
une  espèce  de  pain  »,  in  pane  censelur  (sur  le  sens 
de  ce  mot  :  A.  d'Alôs,  La  théologie  de  Tertullien, 
Paris,  1905,  p.  366;  Batiffol,  op.  cit.,  p.  216).  Voir 
encore  De  oral.,  6,  t.  i,  col.  1160. 

X.  —  30 


931 


MESSE    EN    OCCIDENT   :   TERTULLIEN 


932 


3.  Quelle  espèce  de  sacrifice  ?  —  Tertullien  ne  se  pose 
pas  la  question.  Les  noms  qu'il  donne  à  l'eucharistie 
nous  l'ont  connaître  quelque  peu  sa  pensée.  Pour 
lui,  elle  est  le  «  corps  du  Seigneur  »,  De  idol.,  7,  t.  i, 
col.  609;  De  orat.,  6,  t.  i,  col.  11G0,  «son  corps  et  son 
sang  »,  De  resur.,  9,  t.  n,  col.  806,  «  le  repas  du  Seigneur 
ou  de  Dieu  »,  Ad  uxorem,  n,  4, t.  i,  col.  1294;  De  pud., 
9,  t.  il,  col.  998.  Tertullien  l'appelle  encore  «  le  dévot 
service  de  Dieu  »,  De  orut.,  19,  t.  i,  col.  1192,  la 
«  chose  sainte  »,  De  specl.,  25,  t.  i,  col.  657,  «  l'œuvre 
divine  ».  De  pud.,  9,  t.  u,  col.  998.  Il  déclare  que  le 
Christ  «  est  immolé,  maclabilur  »,  De  pud.,  9,  t.  n, 
col.  998,  et  que  le  vin  est  «  consacré  en  mémoire  de 
son  sang  ».  De  anima,  17,  t.  n,  col.  676. 

4.  Matière  du  sacrifice.  —  Nul  doute,  c'est  le  «  pain 
et  la  coupe  ».  Adv.  Marc,  IV,  xl,  t.  n,  col.  460-461. 
Dans  celle-ci  il  y  a  du  vin.  De  anima,  17,  t.  h,  col.  G7<>. 

5.  Forme  consécratoire.  —  Tertullien  reproduit 
l'antique  formule.  Il  y  a,  dit-il,  «  oraison  et  action  de 
grâces  ».  Adv.  Marc,  IV,  ix,  t.  n,  col.  376.  On  recon- 
naît les  sûycd  x.oà  eùxocpiaTioa  des  premiers  chrétiens. 
L'action  de  grâces  est  dite  sur  les  aliments  à  consa- 
crer. Adv.  Marc,  I,  xxm,  t.  n,  col.  274.  Celte  prière 
ne  peut  être  que  celle  qu'a  prononcée  le  Christ  pour 
faire  du  pain  son  corps  :  Ceci  est  '  mon  corps.  Adv. 
Marc,  IV,  xl,  t.  n,  col.  460. 

Ces  paroles  produisent  un  effet  qui  se  prolonge  au 
delà  de  l'assemblée  chrétienne.  Le  pain  et  le  vin  qui 
sont  devenus  le  corps  et  le  sang  du  Christ  le  demeu- 
rent. On  les  réserve,  on  les  emporte  à  domicile,  De 
orat.,  19, 1. 1,  col.  1183;  Ad  uxorem,  n,  5,  t.  u,  col.  1296, 
pour  se  communier  soi-même. 

6.  Ministre  de  l'eucharistie.  —  Ici  se  fait  sentir 
l'iniluence  du  montanisme.  Le  Seigneur,  dit  Ter- 
tullien, avait  imposé  à  tous  le  précepte  de  célébrer 
l'eucharistie,  pourtant  nous  ne  la  recevons  que  de 
la  main  des  présidents,  des  membres  de  la  hiérarchie. 
De  corona,  3,  t.  n,  col.  79.  Voilà  pourquoi  encore  il 
dit  que  la  veuve,  que  le  veuf  «  offrent  »  pour  leur 
conjoint  défunt;  c'est  par  le  prêtre  qu'ils  le  font,  car 
c'est  par  lui,  qu'ils  «  recommandent  ces  âmes  ».  De 
monog.,  10,  t.  u,  col.  942;  De  exhorl.  cast.,  7,  t.  n. 
col.  926. 

S'il  revendique  pour  les  laïques  le  droit  d'offrir,  c'est 
parce  qu'il  les  tient  pour  des  prêtres.  De  exhorl. 
cast.,  7,  t.  n,  col.  922-923.  Il  croit  si  bien  à  leur  sacer- 
doce qu'il  leur  impose  la  monogamie.  Loc.  cil.  Voici 
d'ailleurs  la  théorie  que,  devenu  montaniste,  Tertul- 
lien croit  pouvoir  proposer.  Les  laïques  eux  aussi 
sont  prêtres.  Mais  l'autorité  de  l'Église  et  l'honneur 
concédé  par  sa  sainte  investiture  établissent  une 
différence  entre  la  hiérarchie  et  le  peuple.  Là  où  cette 
investiture  n'a  pas  lieu,  et  où  il  y  a  cependant  trois 
personnes,  il  y  a  l'Église.  Donc  là  le  laïque  peut 
offrir  le  sacrifice,  mais  il  doit  alors  vivre  à  la  manière 
des  prêtres,  par  exemple  pratiquer  la  monogamie. 
Toutefois  cette  affirmation  même  laisse  entendre  que 
là  où  il  y  a  l'investiture  de  l'Église,  c'est  le  prêtre 
qui  doit  offrir  s'il  se  trouve  présent.  De  exhorl. 
cast.,  7,  t.  ii,  col.  922-923.  Tertullien  reconnaît,  du 
moins  en  211-212,  que  déjà  pour  distribuer  l'eucha- 
ristie, il  fallait  entrer  dans  la  hiérarchie  ecclésias- 
tique. De  idol.,  7,  1. 1,  col.  669. 

A  priori,  on  peut  être  sûr  qu'il  exige  des  ministres 
du  sacrifice  chrétien  une  grande  pureté.  Parlant  des 
clercs  qui  donnent  la  communion,  après  avoir  été 
jadis  fabricants  d'idoles,  il  s'écrie  :  «  O  crime!  Les 
Juifs  n'ont  qu'une  fois  porté  la  main  sur  le  Christ. 
Ceux-ci  le  font  tous  les  jours.  O  mains  qu'on  devrait 
couper!  »  Ibid. 

7.  De  ceux  qui  participent  à  l'eucharistie.  — -  Les  com- 
muniants doivent  être  à  jeun.  Ad  uxorem,  u,  5,  t.  i,   I 
col.  1296.  Ils  sont  tenus  d'avoir  une  grande  pureté. 


Tertullien  s'indigne  non  seulement  contre  les  sculp- 
teurs d'idoles  qui  distribuent,  mais  aussi  contre  ceux 
qui  reçoivent,  pour  s'en  communier,  le  corps  du 
Seigneur  en  des  mains  qui  donnent  un  corps  aux 
dénions.  De  idol.,  7,  t.  i,  col.  669.  De  même,  reprenant 
la  parole  de  saint  Paul,  il  n'admet  pas  que  le  fidèle 
mange  le  repas  de  Dieu  et  le  repas  des  démons.  De 
specl.,  13,  t.  i,  col.  646.  Il  ne  veut  pas  que  le  commu- 
niant passe  de  l'Église  de  Dieu  à  l'Église  du  diable, 
du  ciel  à  la  fange.  Le  fidèle  n'a  pas  le  droit  de  fatiguer 
par  des  applaudissements  donnés  à  un  histrion  des 
mains  qu'il  a  élevées  auparavant  vers  le  Seigneur.  La 
bouche  qui  a  répondu  Amen  en  recevant  la  sainte 
communion  ne  peut  pas  donner  son  suffrage  à  un 
gladiateur.  Elle  ne  saurait  pousser  des  vivats  «  pour 
les  siècles  des  siècles  »  en  l'honneur  d'un  autre  que 
Dieu  et  le  Christ.  De  spect.,  25, 1. 1,  col.  657.  Tertullien 
ne  veut  même  pas  qu'on  pardonne  à  l'impudique 
repentant  ou  au  chrétien  tombé,  de  telle  sorte  que  le 
Christ  soit  encore  immolé  par  lui,  en  d'autres  termes 
ce  malheureux  n'est  plus  admis  à  participer  au  sacri- 
fice du  corps  et  du  sang  du  Seigneur.  De  pud.,  9, 
t.  n,  col.  998.  C'est  encore  le  respect  dû  au  sacrement 
qui  oblige  à  être  soucieux  jusqu'à  l'inquiétude,  anxie 
pulimur,  de  ne  rien  laisser  tomber  du  pain  et  de  la 
coupe  eucharistique.  De  corona,  4,  t.  n,  col.  80. 

8.  Pour  qui  célèbre-t-on  l'eucharistie?  — ■  «  Nous  fai- 
sons pour  les  défunts  des  oblations  au  jour  anniver- 
saire de  leur  naissance.  »  De  corona,  3,  t.  n,  col.  79. 
Ce  dernier  mot  montre  qu'il  s'agit  des  confesseurs  de 
la  foi  dont  la  mort  est  considérée  comme  l'entrée  dans 
la  vraie  vie;  on  fête  donc  l'anniversaire  de  leur  passion 
par  l'offrande  du  saint  sacrifice. 

Mais  on  recommande  aussi  à  Dieu  l'âme  des  simples 
fidèles.  C'est  une  coutume  ancienne,  De  corona,  ibid.  ; 
on  est  tenu  de  l'observer.  Tertullien  parle  de  la  veuve 
qui  prie  et  «  fait  l'oblation  »  pour  son  mari  défunt  «  au 
jour  anniversaire  de  sa  mort  ».  De  monog.,  10,  t.  n, 
col.  942.  De  même  dans  son  mépris  de  montaniste 
pour  les  secondes  noces,  il  brosse  le  tableau  grotesque 
du  veuf  remarié.  «  Tu  ne  peux  pas,  lui  dit-il,  haïr  ta 
première  épouse  à  laquelle  tu  réserves  une  affection 
d'autant  plus  religieuse  qu'elle  a  été  recueillie  auprès 
du  Seigneur;  pour  son  âme,  donc, tu  pries,  tu  présentes 
tes  oblations  annuelles.  Ainsi  tu  te  tiendras  devant  le 
Seigneur  avec  autant  d'épouses  que  tu  en  commé- 
mores dans  ton  oraison?  Tu  offriras  pour  deux?  Tu 
recommanderas  les  deux  par  un  prêtre...  et  tu  auras 
le  front  assuré  quand  montera  ton  sacrifice!  »  De 
exhort.  cast.,  11,  t.  n,  col.  926-927.  Ce  texte  peut  paraî- 
tre ridicule.  Il  est  pour  le  théologien  des  plus  précieux. 
L'affirmation  de  Tertullien  prouve  qu'on  offrait  l'eu- 
charistie pour  les  vivants  et  pour  les  morts:  le  mal- 
heureux qu'il  plaisante  le  fait  pour  ses  deux  femmes. 
On  rendait  aux  défunts  ce  devoir  surtout  à  l'occasion 
de  l'anniversaire  de  leur  décès.  Le  rite  était  accompli 
par  un  prêtre,  mais  le  fidèle  qui  sollicitait  son  inter- 
vention lui  était  si  bien  uni  qu'on  pouvait  dire  de 
lui  qu'il  offrait  le  sacrifice.  L'erreur  montaniste  est 
celle  d'une  petite  chapelle,  mais  la  croyance  à  la 
valeur  du  sacrifice  de  la  messe  pour  les  vivants  et 
les  défunts  doit  être  celle  de  la  grande  Église,  car  le 
chrétien  que  Tertullien  essaye  de  tourner  en  ridicule 
est  un  catholique  et  non  un  adversaire  des  secondes 
noces. 

9.  Effets  du  sacrifice.  —  Sur  ce  sujet,  Tertullien  est 
très  sobre.  Il  indique  un  fruit  de  la  communion  :  «  la 
chair  se  nourrit  du  corps  et  du  sang  du  Christ  pour  que 
l'âme  s'engraisse  de  Dieu.  »  De  resur.,  8,  t.  n,  col.  806. 
Le  rite  est  une  «  eucharistie  »  au  sens  étymologique 
du  mot,  en  d'autres  termes  il  y  a  sacrifice  d'actions  de 
grâces.  Adv.  Marc,  IV,  ix,  t.  n,  col.  376.  On  rend  à 
Dieu  un  «  dévot  hommage  ».  De  orat.,  19, 1. 1,  col.  1182. 


933 


MESSE    EN    OCCIDENT    :   TERTULLIEN 


934 


L'homme  n'est  pas  sans  retirer  du  profit  de  l'immola- 
tion, puisqu'on  offre  pour  les  vivants  et  pour  les  morts. 
L'oblation  pour  ces  derniers  prouve  que  le  rite 
obtient  le  pardon  des  péchés  ou  des  peines  par  les- 
quelles on  les  expie.  Il  y  a  lieu  de  supposer  que  l'eu- 
charistie offerte  pour  les  vivants  jouit  de  pareille 
efficacité.  Tertullien  d'ailleurs  laisse  entendre  d'un 
mot  que  le  Christ  est  «  immolé  »  de  nouveau  par  celui 
qui  participe  aux  saints  mystères  :  les  fruits  de  la 
passion  sont  donc  appliqués  aux  assistants.  De  pud., 
9,  t.  il,  col.  998  A.  Peut-être  tait-il  allusion  à  une 
prière  de  la  messe  dans  le  texte  bien  connu  de  l'Apolo- 
geticus,  30,  t.  i,  col.  443  :  «  Les  mains  élevées...  nous 
prions  pour  tous  les  empereurs  afin  qu'ils  aient  une 
longue  vie,  un  empire  solide,  une  maison  sûre,  des 
amis  forts,  un  sénat  fidèle,  un  peuple  loyal,  un  terri- 
toire  paisible,  et  tout  ce  que  peuvent  souhaiter  les 
hommes  de  César.  »  Si  ce  passage  fait  allusion  à  une 
prière  de  la  messe,  ici  est  démontré  en  termes  formels 
ce  que  l'ensemble  des  données  recueillies  par  ailleurs 
prouve  suffisamment  :  les  fidèles  se  servent  du  sacri- 
fice pour  recommander  à  Dieu  tous  les  besoins,  ceux 
des  vivants  et  ceux  des  morts.  Tertullien  dit  ailleurs 
que  «  notre  prière  portée  à  l'autel  nous  obtient  tout  de 
Dieu  ».  De  orat.,  28,  t.  i,  col.  1195. 

10.  Célébration  du  sacrifice.  —  Le  dimanche  est  le 
jour  saint  qui  est  sanctifié  par  la  célébration  de  l'eu- 
charistie, dominica  solemnia.  De  fuga,  14,  t.  n,  col.  119; 
De  anima,  9,  t.  n,  col.  659.  Cet  office  peut  avoir  lieu 
aussi  les  jours  de  station,  donc  les  mercredis  et  vendre- 
dis :  Tertullien  n'approuve  pas  qu'à  ces  dates  on  se 
prive  de  la  communion  pour  ne  pas  rompre  le  jeûne. 
Au  contraire,  qu'on  sanctifie  la  station  par  la  parti- 
cipation aux  saints  mystères.  Il  est  d'ailleurs  fpcile 
d'associer  la  piété  avec  le  jeûne.  Pendant  le  sacrifice 
de  la  station,  on  recevra  le  corps  du  Christ,  puis  pour  ne 
pas  rompre  le  jeûne,  on  emporte  chez  soi  l'eucharistie. 
Et  on  communie  plus  tard,  à  l'heure  où  il  est  permis 
de  prendre  de  la  nourriture.  De  orat.,  19,  1. 1,  col.  1183. 
On  célèbre  encore  l'eucharistie  à  l'anniversaire  de  la 
mort  des  martyrs,  De  cor.,  3,  t.  n,  col.  79,  et  du  décès 
des  chrétiens.  De  monog.,  10,  t.  n,  col.  942;  De  exhort. 
cast.,  2,  t.  n,  col.  926.  Un  texte  de  Tertullien  autorise- 
rait peut-être  à  penser  qu'on  disait  la  messe  chaque 
jour,  quotidie,  De  idol.,  7,  t.  i,  col.  669;  Adv.  Marc., 
IV,  xxvi,  t.  n,  col.  425;  en  tout  cas,  c'était  de  bon 
matin,  De  corona,  3,  t.  n,  col.  79,  antelucanis  cœlibus, 
au  point  du  jour.  Batilïol,  op.  cit.,  p.  211. 

Le  lieu  où  se  célèbre  l'eucharistie  est  appelé  par 
Tertullien  <  l'église  »  de  Dieu.  De  spect.,  25,  t.  i,  col.  57. 
Il  y  a  un  autel,  «l'autel  de  Dieu  »,  près  duquel  on  se 
tient.  De  orat.,  19,  t.  i,  col.  1182.  On  ne  doit  pas  y 
monter  avant  d'avoir  fait  la  paix  avec  ses  frères.  Ibid., 
11,  col.  1166.  On  y  porte  l'hostie  spirituelle  de  la  prière. 
Ibid.,  28,  col.  1194;  De  exhort.  cast.,  10,  t.  h,  col.  926; 
De  jejunio,  16,  t.  n,  col.  976.  Un  texte  parle  aussi  «  des 
âmes  des  martyrs  qui  sous  l'autel  reposent  dans  la 
paix  »,  attendant  avec  confiance  la  justice  de  Dieu, 
revêtues  de  robes  blanches,  jusqu'à  ce  que  d'autres 
complètent  leur  glorieuse  société.  Scorpiace,  12,  t.  n, 
col.  147.  On  a  conclu  que  les  corps  des  martyrs  étaient 
placés  sous  l'autel.  Il  semble,  plutôt  que  ce  texte 
reproduise  simplement  la  parole  de  l'Apocalypse  :  vi, 
9-11. 

Avec  plus  d'à  propos,  les  historiens  de  la  liturgie 
ont  relevé  chez  Tertullien  de  nombreux  renseigne- 
ments de  détail  sur  le  rite  eucharistique.  F.  Cabrol,  art. 
Afrique  du  Diction,  d'arch.,  t.  i,  col.  593;  Fortescue, 
op.  cit.,  p.  52  sq.  A  la  messe  des  catéchumènes  on 
trouve  les  leçons  d'entrée,  le  chant  des  psaumes, 
l'homélie,  les  prières,  De  anima,  9,  1'.  L.,t.  i,  col.  660, 
«  avec  les  frères  y,  De  orat.,  18,  t.  i,col.  1176-1178;  elles 
se  font  debout,  les  mains  élevées.   Apol.,    16,    t.  i, 


col.  370-371  ;  Ad  nat.,  i,  13,  1. 1,  col.  579;  De  spect.,  25, 
t.i,  col.  657;  De  orat.,  11,  1. 1,  col.  1169.  Il  y  a  un  baiser 
de  paix.  Ibid.,  18,  col.  1176,  1177.  On  récite  l'oraison 
dominicale.  Ibid.,  3-4,  col.  1156-1157.  Et  il  est  difficile 
de  ne  pas  voir  dans  le  passage  suivant  un  morceau 
plus  ou  moins  littéralement  reproduit  de  la  prière 
eucharistique  ou  anaphore  :  «  Il  est  vraiment  juste 
que  Dieu  soit  béni  par  tous  les  hommes  en  tout  lieu 
et  en  tout  temps,  pour  le  souvenir  qu'on  doit  toujours 
garder  de  ses  bienfaits...  A  celui  que  la  cour  angélique 
ne  cesse  de  proclamer  :  Saint,  Saint,  Saint!  C'est 
pourquoi,  si  nous  méritons  de  nous  associer  aux  anges, 
nous  apprenons  dès  ici-bas  cette  divine  parole  [de 
louange]  envers  Dieu  et  l'office  de  la  gloire  à  venir.  » 
Ibid.,  3,  col.  1156-1157.  Les  fidèles  reçoivent  les  deux 
espèces,  le  célébrant  remet  le  corps  du  Christ  dans  la 
main  des  fidèles,  le  diacre  présente  la  coupe.  De  cor., 
t.  n,  col.  79-80. 

11.  Lex  textes  sur  le  sacrifice  spirituel.  —  Il  y  a  des 
passages  où  Tertullien  affirme  que  les  chrétiens  n'ont 
ni  victime  ni  sacrifice,  et  qu'ils  n'offrent  à  Dieu  que 
la   prière. 

Ces  paroles  ne  contredisent  en  rien  tous  les  témoi- 
gnages cités  plus  haut.  Par  ces  affirmations,  l'apolo- 
giste fait  savoir,  que  les  chrétiens  n'ont  pas  de  rites 
pareils  à  ceux  des  païens  et  de  l'Ancien  Israël,  pas 
d'objets  matériels,  de  victimes  animales,  de  sacri- 
fices sanglants.  Il  suffit  de  lire  les  textes  :  «  J'offre  à 
Dieu  une  hostie  opime  et  plus  précieuse,  celle  qu'il 
m'a  demandée;  c'est  la  prière  venue  d'un  cœur  pudi- 
que, d'une  âme  innocente  et  de  l'Esprit-Saint,  ce 
ne  sont  pas  des  grains  d'encens..,  les  larmes  d'un 
arbre  d'Arabie..,  ni  deux  gouttes  de  vin,  ni  le  sang 
d'un  bœuf...  Vous  offrez  vos  dons  par  des  prêtres 
remplis  de  vices  et  vous  regardez  les  entrailles  des 
victimes- au  lieu  de  l'âme  du  sacrificateur.  »  Apol., 
30,  t.  i,  col.  444-445.  —  «  Telle  est  l'hostie  spirituelle 
qui  a  aboli  les  anciens  sacrifices...  Nous  sommes  les 
vrais  adorateurs,  les  vrais  prêtres,  qui,  priant  en  esprit, 
offrons  en  esprit  la  supplication  propre  à  Dieu  et  qui 
lui  est  agréable,  celle  qu'il  a  cherchée,  qu'il  s'est 
choisie,  une  nouvelle  forme  de  l'oraison  du  Nouveau 
Testament.  »  De  oral.,  28,  t.  i,  col.  1194.  Voir  encore 
Ad  Scapulam,  2, 1. 1,  col.  700  :  «  Nous  sacrifions  comme 
Dieu  l'a  ordonné,  par  une  prière  pure.  »  De  même,  on 
lit,  dans  le  De  spect.,  xm,  t.  i,  col.  616  :  «  Parce  que  les 
démons  et  les  morts  sont  une  seule  et  même  chose, 
nous  nous  abstenons  de  l'une  et  l'autre  idolâtrie,  et 
nous  ne  méprisons  pas  moins  les  temples  que  les  monu- 
ments, nous  ne  connaissons  pas  d'autel,  nous  n'ado- 
rons pas  de  statue,  nous  ne  sacrifions  pas,  nous  ne 
faisons  pas  de  festins  funèbres  et  nous  ne  mangeons 
ni  les  mets  des  sacrifices,  ni  ceux  des  banquets  en 
l'honneur  des  morts.  » 

Ces  affirmations  sont  formelles.  D'après  Tertullien, 
Dieu  a  rejeté  les  sacrifices  par  lesquels  on  lui  offre  des 
créatures,  par  exemple  ceux  d'Israël  ou  ceux  des 
païens.  Pour  le  chrétien,  il  n'y  a  pas  d'idoles  ni  d'au- 
tels, pas  de  culte  des  morts,  pas  de  banquets  sacrés. 
Les  fidèles  remplacent  toutes  ces  formes  impures  et 
inefficaces  de  dévotion  par  la  prière.  Ce  mot  n'exclut 
nullement  le  sacrifice.  Aujourd'hui  encore,  nous 
appelons  la  messe  une  prière,  la  principale  de  toutes- 
Du  prêtre  qui  la  célèbre  on  dit  qu'il  est  l'homme  de  la 
prière,  et  si  on  attribue  à  ce  rite  une  efficacité, 
c'est  parce  qu'il  est  une  prière.  Tertullien  avait  le 
droit  de  tenir  le  même  langage.  D'ailleurs,  dans  les 
expressions  citées  plus  haut,  il  en  est  qui  semblent 
faire  allusion  à  l'eucharistie.  Il  esl  affirmé  par  exemple) 
que  les  anciens  sacrifices  sont  remplacés  par  une 
prière  qui  est  le  propre  de  Dieu,  qui  lui  est  agréable, 
qu'il  a  réclamée  lui-même,  qu'il  a  prévue  pour  lui  et 
qu'elle  est  la  nouvelle  forme  du  Nouveau  Testament, 


935 


MESSE    EN    OCCIDENT   :   SAINT   CYPRIEN 


936 


prière  qu'on  porte  à  l'autel  et  qui  nous  obtient  tout  de 
lui.  Si  on  ne  peut  pas  dire  avec  certitude  que  cette 
description  désigne  l'eucharistie,  on  est  obligé  de 
reconnaître  que  cette  interprétation  demeure  très 
probable.  De  même  les  mots  de  la  lettre  au  païen 
Scapula  que  Tertullien  n'avait  pas  besoin  d'initier 
aux  mystères  chrétiens,  et  qui  aurait  mal  compris  une 
description  plus  précise  du  rite,  semblent  bien  eux 
aussi  désigner  en  termes  voilés  l'eucharistie.  Sacri- 
ficamus...  quomodo  prœcipit  Deus,  pura  prece. 

Est-ce  à  dire  que  le  rite  chrétien  est  une  simple 
oraison  sans  offrande?  Nullement.  On  a  pu  le  voir, 
Tertullien  emploie  très  fréquemment  le  terme  offrir. 
E  y  a  prière  dite  sur  le  pain  et  le  vin,  et  elle  opère  ce 
qu'a  fait  jadis  celle  du  Christ  :  le  corps  et  le  sang  du 
Seigneur,  Adv.  Marc.,  IV,  xl,  t.  n,  col.  460-461.  Voilà 
ce  qui  constitue  le  sanctum,  la  chose  sainte,  l'eucha- 
ristie, voilà  donc  ce  qui  est  offert  à  Dieu.  Cette  obla- 
tion elle-même  est  une  prière  et  Tertullien  peut  lui 
donner  ce  nom.  Mais  ce  n'est  pas  une  prière  quel- 
conque, c'est  une  prière  d'offrande. 

A  plus  forte  raison  est-il  impossible  d'admettre  que 
pour  lui  le  sacrifice  chrétien  soit  une  oblation  de  pain 
et  de  vin.  Cette  pensée  est  en  contradiction  formelle 
avec  la  conception  de  Tertullien.  11  affirme  avec  la 
plus  grande  énergie  que  les  fidèles  n'offrent  pas  en 
sacrifice  des  créatures,  animaux  ou  végétaux.  Sans 
doute,  comme  l'a  fait  saint  Justin,  il  parle  des  aumônes 
qui  accompagnaient  l'eucharistie.  Les  chrétiens  ont 
une  caisse,  il  le  reconnaît.  Chacun  verse  une  modique 
offrande,  une  fois  le  mois  ou  lorsqu'il  le  veut,  mais 
uniquement  s'il  le  peut  et  si  cela  lui  plaît.  Les  sommes 
recueillies  servent  à  l'entretien  et  à  la  sépulture  des 
indigents,  à  l'assistance  des  orphelins,  des  vieillards 
et  des  naufragés;  de  même  les  détenus  condamnés 
pour  la  foi  sont  soutenus  par  les  secours  des  fidèles. 
Apol.,  39,  t.  i,  col.  470.  Rien  dans  les  affirmations  de 
Tertullien  sur  ces  offrandes  des  fidèles  ne  fait  penser 
à  un  sacrifice  d'aliments,  tel  que  l'a  imaginé  Wetter. 

Ce  n'est  pas  davantage  ce  que  nous  apprend  Ter- 
tullien des  agapes  qui  permet  de  découvrir  une  telle 
oblation.  Les  chrétiens  ont  des  repas  communs,  dit -il. 
Les  pauvres  en  profitent.  Rien  de  grossier,  ni  d'immo- 
deste. Avant  le  repas,  on  prie  Dieu,  chacun  mange 
selon  sa  faim,  on  boit  comme  il  convient  à  la  vertu, 
sans  dépasser  la  juste  mesure.  Car  on  désire  être  en 
état  d'adorer  Dieu  pendant  la  nuit.  On  s'entretient 
donc  comme  si  on  était  en  sa  présence.  Après  qu'on 
s'est  lavé  les  mains,  les  flambeaux  sont  allumés.  Cha- 
cun est  prié  de  chanter  quelque  cantique.  Suit  une 
prière  et  on  se  retire.  Rien  ici  d'un  sacrifice.  C'est 
bien  plutôt,  comme  le  dit  Tertullien,  «  une  école  de 
vertu  »,  de  pieuse  fraternité.  Pour  le  chrétien,  l'obla- 
tion  est  un  acte  tout  différent,  c'est  «l'œuvre  sainte  » 
par  excellence.  Ce  n'est  plus  un  simple  banquet 
fraternel,  mais  le  «  repas  du  Seigneur  ».  Il  y  a,  non  un 
simple  service  matériel  d'édification  et  de  charité, 
mais  un  hommage  rendu  à  Dieu.  A  une  institution 
humaine  même  très  louable,  se  substitue  «  l'œuvre 
divine  ».  Les  offrandes  des  fidèles  sont  assurément 
un  exercice  de  vertu  très  recommandable,  mais  on 
constate  que  bien  au-dessus  d'elles  se  place  l'oblation 
du  Seigneur  Jésus. 

Enfin,  quiconque  lit  Tertullien  avec  attention 
constate  que  nulle  part  il  ne  présence  la  communion 
comme  le  sacrifice  proprement  dit.  Cf.  Lamiroy, 
op.  cit.,  p.  313-314. 

5°  Saint  Cypricn  (t  en  258).  — ■  L'évêque  de 
Carthage  a  composé  la  plus  ancienne  étude  que  nous 
possédions  sur  le  rite  eucharistique  :  c'est  la  lettre  à 
Cécilius,  son  collègue  de  Bithra.  Episi.,  lxiii.  Sou- 
vent il  en  parle  dans  ses  autres  écrits.  Avec  toutes 
les  données  qu'il  nous  a  laissées,  on  peut  plus  facile- 


ment encore  qu'avec  les  textes  de  Tertullien  compo- 
ser un  petit  traité  du  sacrifice  chrétien. 

Il  n'y  a  pas  lieu  de  montrer  ici  qu'aux  yeux  de  saint 
Cyprien  l'eucharistie  contient  le  corps  et  le  sang  du 
Seigneur.  Voir  Struckmann,  op.  cit.,  p.  279  sq. ; 
Batiffol,  op.  cit., -p.  227  sq.;  A.  d'Alès,  La  théologie 
de  saint  Cyprien,  Paris,  1922,  p.  262  sq.  ;  art.  Eucha- 
ristie, t.  v,  col.  1132.  Nous  n'étudierons  ici  que  le 
rite  eucharistique. 

1.  Éléments  et  forme  consécraloire.  —  Il  y  a  du  pain 
et  une  coupe,  Cyprien  ne  cesse  de  le  dire.  Dans  le 
calice,  on  verse  du  vin  mêlé  d'eau  :  toute  la  longue 
épître  lxiii  est  écrite  pour  le  démontrer.  P.  L.,  t.  iv, 
col.  373  sq.,  et  mieux  dans  l'édit.  Hartel,  du  Corpus 
de  Vienne,  t.  m  b,  p.  701-717.  (Nous  citerons  unique- 
ment cette  édition,  où  la  numérotation  des  lettres 
n'est  pas  toujours  conforme  à  celle  de  P.  L.) 

Un  abus  s'était  introduit  en  certaines  églises 
d'Afrique  :  on  célébrait  l'eucharistie,  non  avec  du  vin, 
mais  avec  de  l'eau.  L'évêque  de  Carthage  oppose  à 
cette  coutume  la  tradition  de  l'Évangile  et  des 
Apôtres.  Il  faut  renouveler  ce  que  Jésus-Christ  a 
fait.  1  et  2.  Déjà  l'Ancien  Testament,  par  ses  figures 
(Noé,  Melchisédech)  et  par  les  enseignements  des 
prophètes,  3-8,  annonçait  que  Jésus  se  servirait  de 
vin  et  non  d'eau.  Le  récit  de  la  cène  montre  comment 
ces  oracles  se  sont  réalisés.  9-10.  Cyprien  fait  valoir 
ensuite  les  graves  raisons  qui  motivent  l'emploi  de 
deux  éléments.  11-15.  Il  conclut  qu'on  doit  s'ins- 
pirer uniquement  des  leçons  et  de  l'exemple  du  Christ, 
et  il  réfute  les  objections  des  aquariens.  16-19. 

Comment  ce  pain  et  cette  eau  cessent-ils  d'être  des 
éléments  profanes,  revêtent-ils  un  caractère  religieux, 
deviennent-ils  le  corps  et  le  sang  du  Christ?  Par  la 
prière  du  célébrant  :  Cyprien  parle  de  cette  oraison 
que  lui-même  prononce,  précis  noslrœ;  il  montre  en  elle 
la  partie  solennelle  du  rite,  solemnibus  adimplelis. 
De  lapsis,  25,  Hartel,  t.  m  a,  p.  255.  Ailleurs  encore, 
il  se  sert  de  termes  semblables  pour  désigner  ce  qui 
donne  à  l'acte  sa  valeur,  orationes  et  preces.  Epist., 
lxv  (ol.  lxiv),  4,  Hartel,  t.  m  b,  p.  725.  Voir  encore 
De  unitate  Ecclcsise,  17,  H.,  t.  m  a,  p.  225. 

D'autre  part  Cyprien  cite  les  paroles  par  lesquelles 
le  Christ  a  déclaré  que  le  pain  était  son  corps  et  le 
vin  son  sang.  Epist.,  lxiii,  9,  10,  H.,  t.  m  b,  p.  708- 
709.  Et  dans  cette  même  lettre  où  il  reproduit  les 
mots  employés  par  le  Christ  à  la  cène,  il  insiste  avec 
une  extrême  énergie  sur  la  nécessité  pour  le  prêtre  de 
faire  ce  que  Jésus-Christ  a  fait.  On  peut  donc  penser 
que,  comme  l'attestent  d'ailleurs  les  deux  plus 
anciennes  anaphores  connues,  celle  d'Hippolyte  et 
celle  de  Sérapion,  la  prière  eucharistique  de  Cyprien 
redisait  sur  le  pain  et  le  vin  les  paroles  de  Jésus  :  «  Ceci 
est  mon  corps,  ceci  est  mon  sang.  » 

L'évêque  de  Carthage  croit-il  que  l'Esprit-Saint 
donne  à  ces  mots  leur  efficacité?  On  peut  se  le  deman- 
der. Au  cours  d'une  phrase  dans  laquelle  il  dénie  à 
ceux  qui  ont  perdu  la  foi  le  pouvoir  de  sanctifier 
l'oblation,  il  justifie  son  sentiment  par  cette  pensée  : 
Commenta  urait-on  cette  puissance,  là  où  n'est  pas 
l'Esprit-Saint  ?  Mais,  en  cet  endroit  même,  l'action 
de  la  troisième  personne  de  la  sainte  Trinité  n'est  pas 
séparée  de  celle  de  la  seconde  :  la  stérilité  de  la  prière 
des  officiants  qui  ont  abandonné  la  foi  s'explique  aussi 
parce  que  le  Seigneur  ne  leur  est  pas  favorable  : 
Quando  nec  oblatio  sanclificari  illic  possit  ubi  Spiritus 
Sanclus  non  sit,  nec  cuiquam  Dominus  per  ejus  ora- 
tiones et  preces  prosil  qui  Dominum  ipse  violavit.  Epist., 
lxv  (ol.  lxiv),  4,  H.,  t.  m  b,  p.  725. 

2.  Le  rite  eucharistique  est  un  sacrifice  proprement 
dit.  —  Cyprien  ne  cesse  de  l'affirmer  en  des  termes 
qui  ne  laissent  aucun  doute  sur  sa  pensée. 

Pour  lui,  l'eucharistie  est,  au  sens  littéral  et  tech- 


937 


MESSE  EN   OCCIDENT    :  SAINT    CYPRIEN 


938 


nique,  un  sacrifice  proprement  dit.  Dr  lapsis,  16,  25,  . 
28.  II..  t.  m  a,  p.  248,  255,  257;  Epist.,  lxiii,  1,  4,  5, 
9.  11.  17.  H.,  t.  m  b,  p.  701,  704,  708,  712,  714;  Epist., 
lxxii,  2,  ibid.,  p.  776;  Epist.,  lxxiii,  2,  ibid.,  p.  780. 
Sont  sacrifices  et  le  rite  accompli'  par  le  Christ  à  la 
cène  et  tous  ceux  par  lesquels  les  chrétiens  le  repro- 
duisent. Sans  doute,  il  arrive  à  saint  Cyprien  d'em- 
ployer ce  mot  en  un  sens  figuré,  comme  on  l'a  fait 
avant  lui  et  comme  on  le  fera  toujours.  Il  écrit  que  la 
paix  entre  les  chrétiens  est  le  meilleur  des  sacrifices. 
De  dominica  oratione,  23,  H.,  t.  m  a,  p.  285.  Mais  il 
suffit  de  comparer  ce  texte  aux  autres  et  on  voit  aussi- 
tôt en  quel  cas  le  mot  a  un  sens  rituel. 

L'évèque  de  Carthage  emploie  presque  aussi  sou- 
vent les  termes  offrir  ou  oblation.  Le  Christ  a  offert, 
Epist.,  lxiii,  4,  H.,  t.  m  b,  p.  703,  et  nous  aussi  nous 
offrons.  Epist.,  xxxvn  (ol.  xv),  1,  ibid.,  p.  576.  L'objet 
de  Voblalion,  ce  qui  est  offert,  c'est  aussi  bien  le  pain 
ou  la  coupe,  Epist.,  lxiii,  4,  9,  13,  ibid.,.  p.  703,  707, 
711,  que  le  corps  ou  le  sang  du  Seigneur,  id.,  9, 
p.  708;  Epist.,  lxv  (ol.  lxiv),  4,  p.  725;  c'est  une 
passion  du  Seigneur,  passio  est  enim  Domini  sacrifi- 
cium  quod  ofjerimus,  Epist.,  lxiii,  17,  p.  714,  c'est 
un  sacrifice,  id.,  9,  14;  les  deux  expressions  techni- 
ques, sacrificium  et  efferre,  sont  rapprochées  dans  la 
même  phrase,  par  exemple  :  si  in  sacrificio  Dei 
l'atris  et  Cliristi  vinum  non  ofjerimus,  Epist.,  lxiii,  9, 
p.  708;  in  sacrificio  quod  Christus  obtulil.  Id.,  16, 
1>.  712. 

Il  est  un  troisième  mot  qui  exprime  la  même  pensée, 
le  verbe  sanclificare  rendre  saint  ce  qui  était  profane, 
faire  du  pain  le  sanctum,  la  chose  sainte  par  excellence  : 
In  calice  dominico  sanctifteando,  Epist.,  lxiii,  1,  p.  701  ; 
sacrificium  Domini  cum  leqilima  sanclificatione  cele- 
brari,  id.,  9,  p.  708:  nec  oblatio  sanctificari  illic  possit. 
Epist.,  lxv  (ol.  lxiv),  4,  p.  725.  Les  recommandations 
de  la  liturgie  sur  la  nécessité  de  réserver  les  choses 
saintes  aux  saints  peuvent  expliquer  l'emploi  de  ce 
mot.  D'ailleurs,  les  plus  anciens  documents  chrétiens, 
la  Didachè  par  exemple,  insistent  sur  la  pureté  morale 
nécessaire  au  communiant.  A  l'époque  de  saint 
■Cyprien,  il  semble,  on  l'a  constaté,  qu'en  Orient  et  en 
Occident,  l'attention  se  fixe  avec  complaisance  sur 
cette  pensée  :  ce  n'est  pas  seulement  l'évèque  de 
Carthage,  mais  Tertullien  et  les  Alexandrins  qui  font 
du  mot  sanctifier  un  synonyme  de  sacrifier.  Toutefois, 
si  on  observe  le  souci  de  Cyprien  d'écarter  de  la  com- 
munion les  indignes,  on  est  tenté  de  croire  que 
personne  plus  que  lui  n'a  vu  en  elle  le  Saint  des  saints. 

Mieux  encore  que  ces  noms,  les  affirmations  de 
saint  Cyprien  sur  l'eucharistie  démontrent  qu'à  ses 
yeux,  elle  est  un  sacrifice  proprement  dit. 

Il  oppose  le  sanctum  Domini,  l'opération  sainte, 
la  coupe  et  la  table  du  Seigneur,  aux  victimes  et  aux 
autels  du  démon,  les  sacrifices  païens  aux  sacrifices 
chrétiens.  De  lapsis,  2,  15,  25,  H.,  t.  m  a,  p.  238,  248, 
255.  De  même  l'évèque  de  Carthage  déclare  qu'aux 
animaux  immolés  sous  l'ancienne  Loi  se  substitue  le 
sacrifice  de  louange  et  de  justice  des  temps  nouveaux 
prédit  par  les  prophètes,  notamment  par  Malachie. 
Teslimoniorum,  i,  16,  H.,  t.  m  «.p.  49-50.  Il  applique 
à  l'eucharistie  les  paroles  du  Lévitique,  vil,  20,  sur 
les  oblations  rituelles  juives  :  «  L'âme  qui  en  état 
d'impureté  aura  mangé  delà  chair  du  sacrifice  pacifique 
appartenant  à  Jahvé  sera  retranchée  du  peuple.  »  De 
lapsis,  15,  H.,  t. m  a,  p.  248;  Teslim.,  m, 94,  H.,  t.  ma, 
p.  176. 

Plus  significatif  encore  est  un  autre  rapprochement  : 
Le  sacrifice  du  pain  et  du  vin  de  Melchisédech  est  aux 
yeux  de  Cyprien  une  figure  de  celui  que  le  Christ 
devait  offrir  avec  les  mêmes  éléments,  faisant  ainsi 
surcéder  à  l'image  la  pleine  et  parfaite  réalité.  Epist., 
lxiii,   4,  H.,  t.  m  b,  p.  703.   De    même,    écrit   encore 


l'évèque  de  Carthage,  le  livre  des  Proverbes,  ix,  1-2, 
annonce  le  sacrifice  du  Seigneur,  ses  hosties,  sou  autel 
et  ses  apôtres,  lorsqu'il  parle  de  la  Sagesse  qui  édifie 
une  maison,  taille  ses  colonnes,  immole  ses  victimes, 
mêle  son  vin  et  dresse  sa  table.  Id.,  5,  p.  704. 

Aussi  le  Christ  est-il  présenté  comme  1'  «  auteur  et 
le  docteur  de  ce  sacrifice  »,  en  qualilé  de  maître  *  il 
a  commandé  et  agi  »,  «  il  a  fait  et  il  a  enseigné  ».  Id., 

1,  p.  701.  «  Jésus-Christ,  Notre-Seigneur  et  notre  Dieu, 
est  lui-même  le  nouveau  prêtre  de  Dieu  le  Père  et  il 
s'est  le  premier  offert  en  sacrifice  à  Dieu  le  Père.  » 
Id.,  14,  p.  713.  C'est  ainsi  qu'il  «  a  fait  l'oblation  du 
pain  et  du  vin,  de  son  corps  et  de  son  sang  ».  Id., 
4,  p.  703. 

Pour  le  démontrer,  Cyprien  fait  appel  aux  témoi- 
gnages de  l'Évangile  et  de  l'Apôtre.  Il  reproduit  les 
paroles  de  l'institution,  Id.,  9,  10,  p.  708,  telles  qu'on 
les  lit  dans  Matth.,  xxvi,  28  sq. ,  et  dans  1  Cor.,  xi, 
23-26.  Dans  ce  dernier  morceau,  on  trouve  l'ordre 
donné  par  Jésus  de  renouveler  la  cène.  Cyprien  rap- 
pelle avec  insistance  cette  règle  :  «  Il  faut  obéir  au 
Christ,  faire  ce  qu'il  a  fait,  ce  qu'il  a  ordonné  défaire  », 
«  ce  qu'il  a  prescrit  d'accomplir  en  mémoire  de  lui  ». 
Il  est  nécessaire  de  «  le  suivre  »,  «  d'imiter  son  acte  », 
«  d'offrir  ce  qu'il  a  offert  »,  «de  poser  le  rite  tel  qu'il  l'a 
posé  ».  Id.,  1,  2,  10,  14,  p.  701,  702,  709,  712.  Alors  le 
prêtre  remplit  vraiment  le  rôle  du  Christ  quand  il 
reproduit  l'action  du  Christ.  «  S'il  offre  de  la  manière 
dont  il  voit  que  le  Christ  a  lui-même  offert,  il  offre  alors 
dans  l'Église  à  Dieu  le  Père  un  sacrifice  vrai  et  auquel 
rien  ne  manque,  sacrificium  verum  et  plénum.  »  Id., 
14,  p.  713. 

3.  Qui  offre  le  sacrifice?  — >-  Saint  Cyprien  parle  de 
sa  propre  oblation  :  Sacrificantibus  nobis,  précis  nostrœ. 
De  lapsis,  25,  H.,  t.  m  a,  p.  255.  Pourquoi  se  sert-il 
ici  du  pluriel,  alors  que,  dans  le  même  récit,  deux 
lignes  plus  haut,  parlant  de  lui,  il  emploie  le  singulier 
prœsente  ac  teste  me  ipso,  loc.  cit.  Sans  doute  parce  qu'il 
y  avait  concélébration,  tous  ceux  qui  étaient  revêtus 
du  sacerdoce  s'unissaient  à  Cyprien  lorsqu'il  offrait 
l'eucharistie. 

A  maintes  reprises,  il  parle  du  «  sacrifice  célébré  par 
le  prêtre»,  sacerdos.  De  lapsis,  26,  p.  256.  Lorsqu'il 
l'offre  comme  il  doit  le  faire,  il  est  vraiment  le  repré- 
sentant officiel  du  Christ.  Epist.,  Lxni,  14,  H.,  t.  in  b, 
p.  713.  Le  prêtre  a  aussi  le  pouvoir  de  désigner  nom- 
mément à  l'autel  des  personnes  pour  lesquelles  il 
prie  et  auxquelles  s'appliquent  les  fruits  du  sacrifice. 
Epist.,  lxii  (ol.  lx),  5,  p.  701;  i  (ol.  lxvi),  2,  p.  466- 
467.  Quiconque  est  revêtu  du  sacerdoce  a  encore  le 
pouvoir  d'accomplir  seul  le  sacrifice,  en  l'absence  de 
l'évèque  et  sans  concélébrer  avec  ui.  C'est  si  vrai  qu'il 
peut  bien  arriver  à  des  prêtres,  presbyteri,  d'abuser 
de  ce  droit.  Saint  Cyprien  blâme  sévèrement  ceux  qui 
accomplissent  cet  acte  dans  des  conditions  illicites. 
Ils  ont  offert  pour  des  chrétiens  apostats  non  récon- 
ciliés, Epist.,  xv  (ol.  x),  1„H.,  t.  m  b,  p.  514;  ils  ont 
fait  le  sacrifice  en  leur  nom,  les  ont  admis  à  la  commu- 
nion, leur  ont  donné  l'eucharistie.  Ibid.  ;  cf.  xvi  (ol.  ix), 

2,  3,  p.  519. 

Cyprien  parle  de  celte  faute  avec  «  très  grande  dou- 
leur »;  il  y  a  eu  manque  de  respect  à  l'égard  de  Dieu  et 
violation  de  l'évangile,  oubli  de  l'honneur  dû  à  l'évèque 
et  à  son  siège,  mépris  de  la  volonté  des  confesseurs  de 
la  foi  et  profanation  de  l'eucharistie  Loc.  cil.  L'évèque 
de  Carthage  ne  considère  pas  toutefois  ces  sacrifices 
comme  nuls.  Mais  il  dénie  toute  validité  à  des  obla- 
tions offertes  par  certains  prêtres.  Il  écrit  de  Novaticn  : 
«  Ce  frère  ennemi,  méprisant  les  évêques  et  abandon- 
nant les  prêtres  de  Dieu,  ose  ériger  un  autre  autel... 
profaner  par  de  faux  sacrifices  la  vérité  de  l'hostie  du 
Seigneur.  »  De  unitate  Ecclesiœ,  17,  H.,  t.  m  a,  p.  226. 
«  Il  offre  contre  le  droit  »  et  »  hors  de  l'Église  s'arroge 


939 


MESSE    EN    OCCIDENT    :   SAINT    CYPRIEN 


940 


une  apparence  de  vérité  ».  Epist.,  lxxiii,  2,  H.,  t.  m  b, 
p.  779.  «  Comment  (les  Novatiens)  peuvent-ils 
mener  à  bien  ce  qu'ils  font  ou  obtenir  de  Dieu  quelque 
chose  par  leurs  tentatives  illégitimes,  eux  qui  trament 
contre  Dieu  ce  qui  ne  leur  est  pas  permis.  »  Coré, 
Dathan  et  Abiron  rebelles  ont  subi  la  peine  de  leurs 
crimes.  Et  les  sacrifices  irréligieusement  et  illicite- 
ment  offerts  contre  le  droit  établi  par  l'ordre  de  Dieu 
n'ont  pu  être  ratifiés  ni  devenir  efficaces.  Epist., 
i.xix  (ol.  lxxvi),  8,  p.  750.  Donc  les  oblations  des  schis- 
matiques  sont  «  fausses  et  sacrilèges  ».  Epist.,  lxxii,  2, 
p.  770.  Cyprien  n'accorde  pas  plus  de  valeur  aux  sacri- 
fices offerts  par  les  apostats,  Basilide,  .Martial  et 
Fortunatien.  Epist.,  lxvii,  2,  3,  p.  730,  737.  Pour 
détourner  le  peuple  de  ce  dernier,  il  fait  observer '«  que 
l'oblation  ne  peut  pas  être  sanctifiée  là  où  n'est  pas 
le  Saint-Esprit,  et  que  le  Seigneur  ne  secourt  pas 
quelqu'un  en  raison  des  oraisons  et  des  prières  de  celui 
qui  a  lui-même  outragé  le  Seigneur.  Epist.,  lxv 
(ol.  lxiv),  4,  p.  725.  «  L'eucharistie,  c'est  l'huile  sanc- 
tifiée à  l'autel  et  dont  sont  oints  les  baptisés.  Or  celui 
qui  n'a  ni  autel,  ni  Église  ne  peut  sanctifier  cette  créa- 
ture qui  est  l'huile.  Cette  onction  spirituelle  ne  peut 
avoir  lieu  chez  les  hérétiques,  puisqu'il  est  établi  que 
chez  eux  l'huile  ne  peut  être  sanctifiée,  et  que  l'eucha- 
ristie ne  peut  être  faite.  »  Epist.,  lxx,  2,  p.  768.  La 
même  doctrine  se  trouve  dans  une  lettre  de  Cyprien 
au  pape  Corneille  qui  exprime  non  seulement  la  pensée 
de  l'évêque  de  Carthage,  mais  celle  de  soixante  et 
onze  de  ses  collègues  réunis  en  concile  dans  la  métro- 
pole de  l'Afrique  en  256.  Voici  ce  que  «  d'un  consente- 
ment et  de  par  une  autorité  commune  »  ils  avaient 
décidé  :  «  Les  prêtres  ou  les  diacres  qui,  ordonnés 
d'abord  dans  l'Église  catholique  étaient  ensuite 
devenus  perfides  et  révoltés,  comme  aussi  ceux  qui, 
contrairement  à  l'ordre  du  Christ,  avaient  été  par 
une  ordination  profane  introduits  dans  la  hiérarchie 
chez  les  hérétiques  par  des  pseudo-évêques  et  des 
antéchrists,  ces  hommes  qui  en  face  de  l'autel  unique 
et  divin  ont  osé  offrir  des  sacrifices  faux  et  sacrilèges,  s'ils 
font  pénitence,  ne  pourront  être  reçus  qu'à  la  condition  de 
communier  à  la  manière  des  laïques...  ils  ne  doivent  pas, 
étant  de  retour  parmi  nous,  garder  les  armes  d'ordina- 
tion et  d'honneur  avec  lesquelles  ils  se  sont  révoltés 
contre  nous  ».  Epist.,  lxxii,  2,  p.  776. 

Nul  doute,  d'après  les  textes  cités,  le  sacrifice 
offert  par  les  personnes  dont  parle  Cyprien  est  sans 
fruit,  sacrilège,  il  ne  saurait  être  «  profitable  »,  profîcere, 
il  «  n'obtient  rien  »,  impetrare,  le  Seigneur  ne  secourt 
pas,  nec  prosit,  ceux  pour  lesquels  il  est  offert.  Mais  les 
affirmations  de  Cyprien  vont  plus  loin  :  cette  oblation 
est  nulle,  n'existe  pas,  nec  potuerunt  rata  esse,  elle  est 
fausse,  falsa  sacrificia.  Chez  les  hérétiques  il  ne  peut 
pas  y  avoir  d'eucharistie. 

Les  textes  reproduits  plus  haut  visent  le  cas  de 
Novatien  et  de  ses  disciples,  en  d'autres  termes  des 
schismatiques  ou  encore  celui  des  prêtres  qui  ont 
apostasie,  tombant  ainsi  dans  l'hérésie  la  plus  com- 
plète et  se  séparant  de  l'Église  qui,  à  son  tour,  se  sépare 
d'eux.  Afin  de  ne  pas  dépasser  l'affirmation  contenue 
dans  ces  témoignages,  nous  n'oserions  pas  généraliser. 
Nous  ne  voudrions  donc  pas  écrire,  avec  P.  Batiffol, 
que,  d'après  saint  Cyprien,  «le  pouvoir  de  sanctifier 
l'oblation  est  un  pouvoir  que  le  ministre  indigne  a 
perdu  par  son  indignité  ».  Op.  cit.,  p.  246;  L'Église  nais- 
sante et  le  catholicisme,  Paris,  1909,  p.  453-454.  L'évê- 
que de  Carthage  applique  à  la  consécration  de  l'eucha- 
tistie  ce  qu'il  enseigne  de  l'administration  du  baptême  : 
le  ministre  séparé  de  l'Église  par  l'hérésie  ou  le  schisme 
a  perdu  son  pouvoir  d'offrir  validement  le  sacrifice. 
Cyprien  ne  dit  pas  si  à  ses  yeux  tout  prêtre  coupable 
de  faute  grave  est  atteint  de  la  même  impuissance. 

L'erreur  de  saint  Cyprien  signalée  ici  découle  comme 


une  conséquence  naturelle  de  sa  théorie  sur  l'Église. 
Elle  est  pout  lui  «  la  dépositaire  des  pouvoirs  de  Jésus- 
Christ  et  la  dispensatrice  de  ses  grâces.  »  Tixeront, 
Histoire  des  dogmes,  t.  i,  Paris,  1909,  p.  388.  Seule 
donc,  par  les  ministres  qui  sont  en  communion  avec 
elle,  par  ceux  qui  ne  sont  ni  schismatiques,  ni  héré- 
tiques, ni  apostats,  ni  excommuniés,  elle  peut  valide- 
ment soit  administrer  les  sacrements,  soit  offrir  le 
sacrifice.  Mais  il  ne  découle  pas  du  même  principe  que 
toute  faute  grave  entraîne  pareille  conséquence. 
Lu  texte  de  Cyprien  expose  à  merveille  sa  pensée  : 
Commentant  les  paroles  de  l'Écriture  d'après  lesquelles 
on  doit  manger  un  agneau  pascal,  par  maison  et  ne  pas 
en  jeter  la  chair  dehors,  Ex.,  xn,  3-4,  46,  il  dit  : 
«  L'agneau  était  le  signe  du  Christ.  Il  n'y  a  qu'une 
maison  dans  laquelle  on  puisse  le  manger.  La  chair 
est  le  sunctum,  les  mets  sacrés  du  Seigneur  ne  peuvent 
pas  être  jetés  dehors,  et  pour  les  croyants  il  n'y  a  pas 
d'autre  maison  où  on  mange  l'eucharistie  que  l'unique 
Église.  »  De  unitale  Ecclesise,  8,  H.,  t.  m  a,  p.  217. 
II  est  sûr  que  saint  Cyprien  exige  une  vie  et  des 
dispositions  saintes  de  celui  qui  fait  l'œuvre  sainte 
du  Seigneur,  le  sanclum  Domini.  Epist.,  lxv  (ol.  lxtv) 
2,  4,  H.,  t.  m  b,  p.  723.  725.  Vue  brève  formule  dit 
tout  :  Oportel  enim  sacerdotes  et  minislros  qui  allari 
et  sacrificiis  observiunt,  integros  atque  immaculatos  esse. 
Les  mots  se  lisent  dans  la  lettre,  par  laquelle  Cyprien 
communique  au  pape  Etienne  les  dispositions  prises 
par  le  concile  tenu  à  Carthage  en  256.  Epist.,  lxxii, 
2,  p.  776. 

Le  diacre  présente  la  coupe  aux  fidèles  qui  assistent 
au  sacrifice.  De  lapsis,  25,  H.,  t.  ni  a,  p.  255.  Les  chré- 
tiens offrent  eux  aussi  l'oblation  en  un  certain  sens  : 
Pendant  que  s'accomplit  l'eucharistie  et  que  l'officiant 
récite  «  la  prière  solennelle  pour  sanctifier  le  pain  et 
le  vin  »,  ils  gardent  le  silence.  De  oratione  dominica, 
4,  H.,  t.  m  a,  p.  269.  Mais  c'est  pour  eux,  en  leur  nom, 
que  l'officiant  offre  le  sacrifice.  Bien  plus,  par  leurs 
offrandes,  les  fidèles  rendent  possible  l'accomplisse- 
ment de  l'acte  sacré,  et  ainsi  ils  participent  à  l'obla- 
tion, ils  l'offrent.  «  Tu  es  riche  et  dans  l'opulence, 
dit-il  à  une  femme  avare,  et  tu  crois  que  tu  célèbres  le 
rite  du  Seigneur,  dominicain  celcbrare,  toi  qui  ne 
regardes  pas  la  caisse  commune,  toi  qui  viens  au  rite 
du  Seigneur,  sans  sacrifice,  toi  qui  prends  ta  part  du 
sacrifice  qu'a  offert  le  pauvre.  »  De  opère  et  eleemo- 
synis,  15,  H.,  t.  m  a,  p.  384. 

4.  Qui  peut  participer  au  sacrifice? —  Saint  Cyprien 
n'a  pas  étudié  la  question  sous  cette  forme  générale 
comme  pourrait  le  faire  un  théologien  ou  un  canoniste. 
Évêque,  il  a  résolu  des  cas  de  conscience. 

Il  en  est  un  qui  ne  cesse  de  s'imposer  à  son  atten- 
tion, celui  des  chrétiens  qui  ont  failli  dans  la  persécu- 
tion, celui  des  lapsi.  Avant  qu'ils  aient  accompli  les 
exercices  réguliers  de  la  pénitence  et  qu'ils  aient  été 
officiellement  réconciliés,  trois  actes  sont  interdits  : 
on  ne  doit  pas  les  admettre  à  la  communion,  en  d'au- 
tres termes  célébrer  devant  eux  les  saints  mystères, 
il  est  défendu  «  d'offrir  »,  en  leur  nom,  enfui  on  ne  peut 
pas  leur  accorder  l'eucharistie.  Telle  est  la  triple  peine 
appliquée  à  ces  coupables  et  que  rappelle  à  plusieurs 
reprises  saint  Cyprien.  Les  trois  actes  sont  expressé- 
ment indiqués  :  communicent  cum  lapsis,  cl  offeranl, 
eucharistiam  tradant,  Epist.,  xvi  (ol.  ix),  3,  H.,  t.  in  b, 
p.  519;  cum  lapsis  communicare  cœpisse  et  offerre  pro 
illis,  et  eucharistiam  dare,  Epist.,  xvn  (ol.  xi),  2,  p.  522; 
offere  pro  illis  et  eucharistiam  dari.  Epist.,  xv  (ol.  x), 
1,  p.  514.  Ces  interdictions  sont  très  graves.  Cyprien 
les  motive  par  les  considérations  les  plus  capables 
de  faire  réfléchir  ceux  qui  transgressent  ces  règles 
canoniques,  catholiques  apostats  ou  prêtres  trop  com- 
plaisants pour  eux,  loc.  cit.  :  on  commet  un  «  crime  ». 
«on  envahit  le  corps  du  Seigneur,  on  lui  fait  violence». 


941 


MUSSE    EN    OCCIDENT    :  SAINT    CYPHIEN 


942 


De  lapsis,  15.  16,  25,  H.,  t.  m  «,  p.  2-17-255.  La  faute 
de  l'apostat   qui  communie  parait   à  saint   Cyprien 

plus  grave  que  son  reniement.  ld..  16,  p.  248. 

Ce  n'est  pas  seulement  avec  Dieu,  mais  avec  ses 
frères,  qu'il  faut  être  en  paix  pour  pouvoir  offrir  le 
sacrifice.  De  dominica  ofatione,  23,  II.,  t.  m  a,  p.  281. 
D'ordinaire,  cependant,  Cyprien  ne  se  demande  pas 
quelles  dispositions  il  faut  avoir  pour  assister  à  la 
célébrai  ion  de  l'eucharistie  :  ce  sont  les  mêmes  qui 
sont  requises  pour  communier,  car  alors  tous  les 
assistants  recevaient  l'eucharistie.  Une  histoire  bien 
connue  le  démontre.  En  temps  de  persécution,  les 
païens  avaient  obligé  une  toute  petite  tille  chrétienne, 
incapable  de  savoir  ce  qu'elle  faisait,  à  manger  un 
morceau  de  pain  trempé  dans  du  vin  olïert  en  liba- 
tion aux  idoles.  Plus  tard,  et  toujours  avant  d'avoir 
l'âge  de  raison,  cette  petite  tille  fut  amenée  à  l'église 
et  assista  au  sacrifice.  Quand  le  diacre  qui  présentait 
la  coupe  aux  assistants  vint  à  elle,  il  voulut  lui  donner 
la  communion  :  l'enfant  sous  V instinct  de  la  divine 
Majesté  se  détourna  du  calice  consacré.  Le  diacre 
persista  à  vouloir  la  communier  et  lui  donna  de  force 
l'eucharistie.  De  lapsis,  25,  IL,  t.  m  a,  p.  255.  Tel  est 
donc  l'usage  :  tous  les  assistants  communient.  Aussi, 
puisque  assister  à  l'eucharistie,  c'est  recevoir  l'eucha- 
ristie, on  comprend  pourquoi  saint  Cyprien  exige  pour 
une  action  si  sainte  la  plus  haute  sainteté. 

11  démontre  par  des  faits  qu'elle  est  indispensable. 
Ainsi  l'enfant  dont  il  est  parlé  plus  haut,  et  qui,  sans 
avoir  commis  aucune  faute  personnelle,  avait  participé 
au  culte  des  idoles,  ne  peut  consommer  le  vin  consacré 
qui  se  refuse  à  rester  en  son  corps  souillé.  La  femme  qui, 
chez  elle,  veut  se  communier  avec  des  mains  impures 
est  détournée  de  cet  acte  par  l'apparition  d'un  feu 
miraculeux.  De  lapsis,  26,  p.  256.  Un  fidèle  indigne  de 
participer  à  l'eucharistie  et  qui  vient  de  recevoir  en 
ses  mains  le  pain  consacré  constate  qu'il  se  change  en 
cendres.  De  lapsis,  ibid. 

Quand  il  le  faut,  la  discipline  ordinaire  sait  fléchir. 
Survient  la  menace  d'une  persécution.  Saint  Cyprien 
et  avec  lui  quarante  et  un  évêques  réunis  en  synode 
à  Carthage  en  255  prennent  les  dispositions  que  com- 
mandent les  circonstances  et  qu'ils  font  connaître 
au  pape  Corneille.  Toutefois,  môme  alors,  ils  commen- 
cent par  le  déclarer  :  «  Aussi  longtemps  que  l'Église 
est  en  paix,  on  observera  les  règles  existantes  sur  la 
réconciliation  des  lapsi  :  tout  ce  qui  est  imposé  pour 
leur  rentrée  en  grâce  doit  être  accompli  à  moins  que 
malades  ils  ne  soient  exposés  à  mourir.  »  Epist., 
lvii  (ol.  liv),  1,  H.,  t.  m  b,  p.  650.  Mais,  en  temps  de 
persécution,  ce  ne  sont  pas  seulement  les  malades, 
mais  aussi  les  bien  portants  qui  ont  besoin  de  la  paix, 
et  il  s'agit  alors  d'assurer,  non  aux  mourants,  mais  aux 
vivants  ce  qui  leur  est  utile  pour  qu'ils  puissent  résis- 
ter à  la  persécution.  On  admettra  donc  les  apostats 
repentants  aux  saints  mystères  et  à  la  communion, 
sans  exiger  tout  ce  que  requiert  en  temps  ordinaire  la 
discipline  en  vigueur  :  communicatio  a  nobis  danda  est, 
et  on  leur  permettra  de  boire  dans  l'église  la  coupe 
du  Seigneur  :  ad  bibendum  in  ecclesia  poculum  Domini 
jure  communicationis  admittimus.  ld.,  2,  p.  652. 

Cyprien  nous  apprend  aussi  que  le  sacrifice  est  offert 
pour  la  réconciliation  des  apostats  repentants.  Il 
range  même  cet  acte  au  nombre  de  ceux  qui  doivent 
être  accomplis  avant  que  le  coupable  soit  rendu  à  la 
communion.  Non  seulement,  il  doit  faire  pénitence 
pour  expier  ses  fautes,  accomplir  l'exomologèse,  rece- 
voir l'imposition  des  mains  de  l'évêque  et  du  clergé, 
Epist.,  xv  (ol.  x),  1,  p.  514;  xvi  (ol.  ix),  2,  p.  510, 
mais  il  faut  aussi  que  le  sacrifice  soit  offert  :  unie 
expiala  delicta,  ante  exomologesim  factam  criminis, 
ante  purgalam  conscienliam  sacrificio  et  manu  sacer- 
dotis,    ante    offensam    placatam     indignantis    Domini 


et  minantis,  vis  infertur  corpori  ejus  et  sanguini.  De 
lapsis.   If).   IL.   t.  in  a,   p.   218. 

Le  sacrifice  eucharistique  peut  servir  aussi  à  d'autres 
qu'aux  assistants.  Les  fruits  sont  appliqués  à  des 
absents,  Epist.,  lxh  (ol.  lx),  5,  II.,  t.  m  b,  p.  701,  et 
aux  défunts.  Epist..  i  (ol.  lxvi),  2,  p.  466.  C'est  le 
prêtre  qui  désigne  lui-même  nommément  les  personnes 
pour  lesquelles  il  prie  ainsi  à  l'autel,  Epist.,  lxii 
(ol.  lx),  5;  i  (ol.  lxvi),  2.  p.  701,  466,  et  auxquelles 
profitent  d'une  manière  spéciale  les  fruits  du  sacrifice. 
Évidemment,  il  faut  être  mort  dans  la  paix  de  l'Église 
pour  pouvoir  obtenir  pareille  faveur.  Il  y  a  même  des 
lois  qui  défendent  d'offrir  ainsi  le  sacrifice  pour  les 
fidèles  qui,  de  leur  vivant,  avaient  commis  certains 
délits,  par  exemple,  pour  ceux  qui,  par  testament, 
avaient  obligé  un  prêtre  à  se  charger  d'une  tutelle 
ou  de  certains  offices  séculiers  :  le  chrétien  qui  a 
voulu  arracher  un  prêtre  à  l'autel  ne  mérite  pas  qu'on 
le  nomme  à  l'autel.  Episcopi  antecessorcs  nostri... 
censuerunt  ne  quis  frater  excedens  ad  lutelam  vel 
curam  clericum  nominaret,  ac  si  quis  hoc  fecisset,  non 
offerelur,  pro  eo,  nec  sacrificium  pro  dormilione  ejus 
celebraretur.  Neque  enim  apud  altarc  Dei  meretur 
nominari  in  sacerdolum  prece  qui  ab  altari  sacerdotes  et 
ministros  voluerit  uvocari.  Epist.,  i  (ol.  lxvi),  2,  p.  466. 
On  le  voit,  saint  Cyprien  donne  comme  antérieur  à 
lui  l'acte  du  prêtre  recommandant  à  l'autel  une  per- 
sonne déterminée.  On  se  rappelle  que  Tertullien  lui 
aussi  en  signalant  le  même  usage  le  présentait  comme 
ancien  dans  l'Église. 

5.  Que  produit  le  sacrifice  eucharistique?  —  Comme 
on  l'a  observé,  saint  Cyprien  ne  se  livre  pas  à  des 
études  spéculatives,  mais  donne  des  ordres  et  des 
recommandations  pratiques;  puisque  de  son  temps 
les  fidèles  n'assistent  pas  à  l'oblation  sans  y  parti- 
ciper, il  n'a  pas  distingué  les  effets  propres  à  la  com- 
munion et  les  fruits  spéciaux  du  sacrifice.  Il  parle  en 
général  des  avantages  que  retire  le  fidèle  de  la  parti- 
cipation aux  saints  mystères. 

Pourtant,  il  y  a  des  textes  qui  montrent  jusqu'à 
l'évidence  que  l'oblation  elle-même,  indépendam- 
ment de  la  réception  de  l'eucharistie,  a  son  efficacité. 
On  offre  le  sacrifice  pour  les  morts  :  on  estime  donc 
pouvoir  ainsi  leur  obtenir  la  rémission  de  leurs  fautes 
et  une  fin  plus  rapide  de  leur  expiation  d'outre-tombe. 
Les  théologiens  modernes  diraient  que  le  sacrifice 
a  une  efficacité  propitiatoire  cl  satisfacloire.  On  fait 
aussi  à  l'autel  la  mémoire  des  absents,  pour  leur  obte- 
nir évidemment  des  grâces  de  Dieu.  De  même  le 
sacrifice  a  lieu  pour  la  réconciliation  des  apostats 
repentants  et  qui  ne  sont  pas  encore  admis  à  com- 
munier :  de  nouveau  apparaît  sa  vertu  propitiatoire 
et  satisfactoire;  le  texte  où  cet  usage  est  attesté 
signale  expressément  ce  fruit  du  sacrifice  eucharis- 
tique; à  côté  de  la  mention  du  sacrifice  sont  indi- 
qués la  purification  de  la  conscience  et  l'apaisement 
de  l'indignation  d'un  Dieu  offensé  :  ante  purgalam 
conscienliam  sacrificio  et  manu  sacerdotis,  ante  offen- 
sam placatam   indignantis  domini  et  minantis. 

Les  affirmations  de  l'évêque  de  Carthage  sur  la 
stérilité  du  sacrifice  offert  par  les  hérétiques  et  les 
schismatiques  attestent  aussi  que  l'oblation  a  une 
valeur  distincte  de  la  communion.  «  Les  novatiens. 
écrit -il,  ne  peuvent  rien  obtenir  de  Dieu  par  leurs 
tentatives  illégitimes,  leurs  sacrifices  soûl  inefficaces. 
Epist.,  lxix  (ol.  lxxvi).  8,  II.,  t.  m  b,  p.  757.  De  même 
c'est  en  vain  que  l'apostat  Fortunalien  essaie  de  faire 
l'oblation  :  le  Seigneur  ne  oient  i>as  au  secours,  prosil, 
de  ceux  pour  lesquels  il  prie.  Epist.,  lxv  (ol.  lxiv),  4, 
p.  725.  Celle  vertu  impétratoire  est  aussi  affirmée 
d'une  autre  manière.  Cyprien  mentionne  diverses 
personnes  ou  causes,  pour  lesquelles  on  fait  la  prière 
eucharistique,  pour  lesquelles  on  offre.  Ministres  et 


943 


MESSE    EN    OCCIDENT   :   SAINT    CYPRIEN 


944 


fidèles  estiment  donc  que  cette  supplication  peut  être 
exaucée. 

Certains  textes  déterminent  quels  fruils  le  chrétien 
retire  de  la  participation  aux  saints  mystères  :  ce 
pain  donne  «  la  vie  éternelle  ».  De  dom.  oral.,  18,  H., 
t.  m  a,  p.  280.  Cette  participation  protège  en  temps 
de  persécution,  met  à  l'abri  de  l'ennemi,  défend  le 
fidèle  contre  ses  adversaires  et  le  rend  apte  à  confesser 
sa  foi.  Epist.,  lvii  (ol.  liv),  2,  4,  H.,  t.  m  b,  p.  652,  654 
(souscrite  par  les  quarante-deux  évoques  africains). 
On  boit  le  sang  du  Christ  afin  de  pouvoir  pour  lui  verser 
son  sang.  Epist.,  lviii  (ol.  lvi),  1,  p.  657.  Enfin  cette 
sainte  liqueur  est  un  vin  qui  donne  une  sainte  joie. 
Rappelant  les  textes  de  l'Écriture  sur  le  précieux  calice 
qui  enivre,  Çyprien  écrit  :  «  Il  nous  rend  sobres,  il 
ramène  les  enfants  à  la  sagesse  spirituelle,  il  les  fait 
passer  du  goût  du  siècle  à  l'intelligence  de  Dieu.  Ce 
vin  fait  perdre  la  mémoire  du  vieil  homme,  il  produit 
l'oubli  de  l'ancienne  manière  de  vivre  dans  le  siècle, 
le  cœur  cesse  d'être  triste  ou  affligé  qui  auparavant  se 
sentait  oppressé  par  l'angoisse  que  cause  le  péché. 
On  se  livre  alors  à  la  joie  que  ménage  l'indulgence 
divine.  Epist.,  lxiii,  11,  p.  710. 

11  semble  bien  que  ces  effets  se  rapportent  plus 
naturellement  à  la  communion  qu'au  sacrifice. 
Toutefois  il  ne  faut  pas  vouloir  ici  trop  distinguer. 
Chez  Cyprien  les  deux  actes  religieux  ne  se  séparent 
pas  et  les  deux  rites  se  compénètrent.  «  Quand  le  vin 
est  mêlé  à  l'eau  par  le  sacrifice,  écrit-il,  le  peuple  et  le 
Christ  sont  unis  et  ne  peuvent  se  dissocier  ».  Jbid. 
La  fusion  de  l'homme  et  de  Dieu,  donc  aussi  tous  ses 
effets,  commencent  au  cours  du  mystère  et  s'achèvent 
par  la  réception  de  l'eucharistie.  Telle  semble  bien 
être  la  pensée  de  saint  Cyprien. 

6.  Comment  l'eucharistie  est-elle  un  sacrifice?  — 
Après  avoir  recueilli  tous  les  textes  précédemment 
cités,  on  peut  essayer  de  découvrir  pourquoi  saint 
Cyprien  voyait  dans  l'oblation  chrétienne  un  sacri- 
fice. 

Pas  un  mot  ne  favorise  les  théories  de  Wetter.  Il 
est  dit  sans  doute  que  le  peuple  offrait  le  pain  et  le 
vin  pour  le  sacrifice.  De  opère  et  eleemosyna,  15,  H., 
t.  m  a,  p.  384.  Mais  jamais  Cyprien  n'appelle  ce  don 
un  sacrifice.  Il  le  distingue  fort  bien  de  l'oblation 
proprement  dite,  de  l'eucharistie.  Cette  offrande  est 
ce  par  quoi  les  fidèles  prennent  part  au  sacrifice  de 
l'Église  et  du  Christ,  mais  elle  n'est  nullement  ce 
sacrifice.  Parce  qu'il  a,  en  apportant  le  pain  et  le 
vin,  rendu  possible  ce  sacrifice,  parce  qu'il  demande 
au  prêtre  de  prier  pour  lui  pendant  le  sacrifice  et 
verse  son  aumône  pour  la  subsistance  des  ministres 
du  sacrifice,  parce  qu'il  assiste  au  sacrifice,  s'unit  au 
célébrant  qui  prie  en  son  nom  et  parce  que  dans  la 
communion  il  participe  aux  saints  mystères,  au  sacri- 
fice, le  chrétien  offre  à  sa  manière  le  sacrifice.  Loc.  cit. 
Mais  ce  sacrifice  qu'il  offre  ainsi,  ce  n'est  nullement 
l'aumône  du  pain  et  du  vin  apportés  au  clergé,  c'est 
ce  pain  et  ce  vin  devenus  le  corps  et  le  sang  du  Christ 
par  la  prière  de  l'officiant.  Car  il  n'y  a,  pour  saint 
Cyprien,  qu'un  sacrifice,  celui  qu'a  offert  Jésus-Christ, 
qu'il  a  ordonné  de  réitérer,  celui  qu'accomplit  le 
prêtre  en  faisant  ce  que  Notre-Seigneur  a  fait,  en 
offrant  ce  qu'il  a  offert.  Toutes  les  affirmations  de 
l'évêque  de  Carthage  l'attestent.  Il  aurait  rejeté  avec 
indignation  la  pensée  qu'il  pouvait  y  avoir  dans 
l'Église  un  autre  sacrifice  que  celui  du  Christ.  Cop- 
pens,  op.  cit.,  p.  120. 

Les  efforts  de  Wieland  pour  découvrir  en  saint 
Cyprien  des  preuves  de  sa  conception  ne  sont  pas 
moins  voués  à  l'insuccès.  Sans  doute,  comme  les 
écrivains  plus  anciens,  l'évêque  de  Carthage  affirme 
lui  aussi  que  l'eucharistie  s'opère  par  la  prière  du 
prêtre  ou  de  l'évêque.  Voir  par  exemple  De  lapsis,  25, 


IL,  t.  m  a,  p.  255.  Faut-il  conclure  avec  Wieland  que 
Cyprien  se  contredit,  qu'à  côté  de  textes  où  il  affirme 
une  croyance  nouvelle  dans  l'Église,  celle  de  l'exis- 
tence d'une  oblation  proprement  dite,  on  en  sur- 
prend où  se  trahit  l'antique  conception  d'après  laquelle 
la  messe  est  une  simple  prière  de  louange  ou  de  recon- 
naissance? Nullement,  l'explication  est  beaucoup  plus 
naturelle,  elle  est  des  plus  simples.  Cyprien  ne  cesse  de 
dire  qu'on  offre,  qu'il  y  a  oblation,  sacrifice  du  pain 
et  du  vin  devenus  le  corps  et  le  sang  du  Christ.  Mais  il 
y  a  une  prière  par  laquelle  se  fait  cette  oblation.  C'est 
tout  ce  qu'affirme  Cyprien.  L'acte  est  celui  qu'a  fait 
le  Christ.  Il  n'a  pas  seulement  pris  du  pain  et  du  vin. 
Il  a  parlé,  il  a  prié  pour  faire  de  ces  éléments  son  corps 
et  son  sang  et  pour  les  offrir  à  son  Père.  De  même, 
dans  le  rite  chrétien,  le  prêtre  prie  pour  que  le  pain 
et  le  vin  deviennent  le  corps  et  le  sang  du  Seigneur, 
et  il  les  offre  par  cette  prière.  L'existence  d'une  prière 
n'entraîne  pas  la  non-existence  d'une  oblation.  Car 
la  prière  fait  l'oblation.  Qu'on  dise  que  le  rite  chrétien 
est  un  sacrifice  de  prière.  Seulement  il  faut  ajouter 
que  cette  prière  non  seulement  loue,  rend  grâces  ou 
supplie,  mais  aussi  qu'elle  offre  au  Père  le  corps  et  le 
sang  de  Jésus. 

En  vain,  pour  confirmer  son  interprétation, 
Wieland  essaye  de  distinguer  dans  saint  Cyprien 
deux  actes  :  l'oblation  du  pain  et  du  vin,  le  sacrifice 
du  corps  et  du  sang  du  Seigneur.  L'ne  ou  deux  fois, 
chez  l'évêque  de  Carthage,  le  mot  offrir  est  employé 
au  sens  ordinaire  et  profane  de  présenter  :  il  est  dit, 
par  exemple,  que  le  diacre  après  la  communion 
ofjre  le  calice  aux  assistants.  De  lapsis,  25.  Comme  on  le 
constate  ici,  le  contexte  prévient  toute  équivoque. 
Mais  dans  beaucoup  de  passages,  dans  la  plupart, 
le  mot  oblatio  est  synonyme  de  sacrifice.  Cyprien  ne 
donne  pas  exclusivement  à  ce  terme  pour  complé- 
ments les  mots  pain  et  vin.  Il  écrit  plus  d'une  fois  que 
nous  «  offrons  le  corps  et  le  sang  »,  que  nous  «  offrons 
le  pain  et  le  vin  devenus  corps  et  sang  du  Christ  », 
que  nous  offrons  en  sacrifice  la  passion  du  Seigneur. 
Ou  bien  encore  il  emploie  le  verbe  sans  complément, 
il  écrit  que  l'officiant  «  offre  »,  et  alors  le  mot  ne  peut 
avoir  que  le  sens  technique.  Ce  qui  empêche  toute 
équivoque,  ce  sont  les  affirmations  expresses  de 
Cyprien  :  l'eucharistie  est  l'offrande  qui  s'oppose  au 
sacrifice  païen  ou  juif,  celle  qui  a  été  figurée  par  le 
sacrifice  de  Melchisédech,  celle  enfin  qui  renouvelle 
le  sacrifice  de  Jésus-Christ  et  commémore  sa  passion. 
Cette  dernière  affirmation  nous  fait  pénétrer  au 
cœur  même  de  la  pensée  de  saint  Cyprien.  Certes,  il  ne 
s'est  pas  demandé,  comme  on  l'a  fait  beaucoup  plus 
tard,  quelle  est  l'essence  du  sacrifice  de  la  messe.  L'évê- 
que de  Carthage  «  n'est  pas  un  spéculatif  ni  propre- 
ment un  théologien  ».  Tixeront,  op.  cit.,  p.  381.  Mais 
un  homme  de  gouvernement  ne  se  refuse  pas  tout 
droit  de  réfléchir  sur  les  problèmes  théoriques  soulevés 
par  l'examen  des  cas  de  conscience  qu'il  doit  résoudre. 
Dans  la  lettre  de  Cyprien  sur  l'erreur  des  aquariens, 
on  surprend  sa  pensée  sur  ce  qui  fait  de  l'oblation 
eucharistique  un  sacrifice.  Quatre  affirmations  qui  se 
complètent  nous  renseignent  pleinement. 

a)  Ce  qui  donne  à  l'eucharistie  un  caractère  sacri- 
ficiel, c'est  que  nous  offrons  ce  que  Jésus-Christ  a 
offert,  nous  faisons  ce  qu'il  a  fait.  Il  est  le  docteur,  le 
maître,  l'auteur  du  rite.  C'est  lui  seul  que  nous  devons 
suivre.  Nous  n'avons  qu'à  l'imiter.  Epist.,  lxjii,  1,  2, 
p.  701-702.  Cette  déclaration  revient  sans  cesse.  Il 
faut  que  «  nous  gardions  ce  que  Jésus-Christ  a  institué, 
que  nous  observions  ce  qu'il  a  commandé.  »  Id.,  10, 
p.  709. 

b)  Le  Seigneur  a  offert  le  pain  et  le  vin  devenus  son 
corps  et  son  sang  qu'il  devait  immoler  sur  la  croix. 

|    Donc  nous  reproduisons  dans  l'eucharistie  l'acte  du 


945 


MESSE    EN    OCCIDENT   :   SAINT    CYPRIEN 


946 


Seigneur,  »  nous  commémorons  la  passion  »,  Id..  2,  17, 
p.  702,  714;  «notre  sacrifiée  répond  à  la  passion  »,  9, 
p.  708;  nous  «  faisons  mémoire  de  la  passion  en  chacun 
de  nos  sacrifices  »,  17,  «  l'eucharistie  est  le  mystère  de 
la  passion  du  Seigneur,  et  de  notre  rédemption  »,  14, 
p.  713  «la  passion  est  le  sacrifice  que  nous  offrons», 
17,  p.  714. 

ri  Quand  le  Seigneur  souffrit  pour  nous  et  offrit 
ainsi  son  sacrifice,  nous  étions  avec  lui.  Il  portait  nos 
péchés.  Il  y  avait  ainsi  en  son  corps  et  en  son  sang 
offrande  du  Seigneur,  et  avec  lui,  par  lui,  oblation  de 
son  peuple  à  Dieu  le  Père.  Id.,  13,  p.  711-712.  De  même 
dans  l'eucharistie  il  y  a  pareille  union  du  Christ  et  des 
fidèles.  Ce  rite  est  l'oblation  de  l'Église  tout  entière, 
de  son  chef  suprême  et  de  tous  les  chrétiens  qui  lui  sont 
unis.  C'est  la  raison  qu'invoque  Cyprien  pour  exiger 
que  l'eau  soit  mélangée  au  vin  :  elle  représente  le 
peuple  et  l'autre  élément  est  le  sang  de  Jésus-Christ. 
«  Si  quelqu'un  offre  seulement  du  vin,  alors  le  sang  du 
Christ  est  sans  nous.  Si  par  contre  il  n'y  a  que  de 
l'eau,  alors  le  peuple  est  sans  le  Christ.  Quand  l'un 
et  l'autre  élément  sont  mélangés,  et  s'unissent  en  une 
fusion  qui  les  confond,  alors  le  sacrement  spirituel 
et  céleste  est  consommé.  »  Ibid.  Le  principe  poussé 
à  son  extrémité  ferait  croire  que  l'eucharistie  faite 
avec  du  vin  non  mélangé  d'eau  est  invalide.  Cyprien 
ne  le  dit  pas,  mais  il  faut  reconnaître  que  son  langage 
permettrait  de  lui  attribuer  cette  pensée.  Le  concept 
de  la  fusion  des  fidèles  avec  le  Christ  sacrificateur  est 
si  cher  à  Cyprien,  qu'il  présente  aussi  comme  unies  au 
Sauveur  immolé  en  sacrifice  les  personnes  recomman- 
dées par  le  prêtre  à  l'autel.  Telle  est  la  raison  profonde 
qui  explique  le  fruit  retiré  par  elles  du  sacrifice. 
Vacant,  op.  cit.,  p.  17. 

d)  Entre  le  sacrifice  de  la  cène  et  celui  de  l'eucha- 
ristie, déclare  Cyprien,  il  y  a  pourtant  une  différence. 
Jésus-Christ  n'a  offert  que  sa  passion.  Nous  aussi 
nous  la  présentons  à  Dieu,  mais  nous  joignons 
à  elle  la  résurrection.  Id.,  16,  p.  714.  Voilà  pour- 
quoi le  chrétien  célèbre  la  messe  le  matin,  alors  que 
la  cène  eut  lieu  le  soir.  Les  fidèles  ont  donc  innové,  mais 
ils  ont  eu  raison  de  le  faire  :  l'eucharistie  rappelle 
avec  la  passion  la  résurrection  du  Sauveur.  L'évêque  de 
Carthage  n'a  pas  été  amené  à  dire  expressément  que, 
si,  à  la  messe,  le  peuple  est  uni  au  Christ  souffrant 
pour  nos  péchés,  les  fidèles  y  ressuscitent  avec  lui. 
Mais  il  est  évident  que  telle  est  sa  pensée.  L'économie 
générale  de  la  doctrine  de  saint  Cyprien  appelle  cette 
conclusion. 

A  la  vérité,  cette  synthèse  n'est  qu'ébauchée.  Elle 
est  pourtant  du  plus  haut  prix;  plaçant  le  rite  eucha- 
ristique au  cœur  même  du  culte  chrétien,  elle  le  relie 
intimement  à  tous  les  mystères  de  la  foi.  On  peut  dire 
qu'en  lui  se  rejoignent  les  grandes  pensées  de  la  passion 
et  de  ses  fruits,  du  Christ  et  de  l'Église.  Rien  n'est 
plus  éloigné  des  mystères  païens,  rien  n'est  plus  chré- 
tien. Cette  synthèse  complète  à  merveille  celle  de 
saint  Irénée  pour  qui  l'eucharistie  est  surtout  l'of- 
frande des  prémices  d'un  monde  nouveau,  celui 
d'aujourd'hui  et  celui  de  demain.  Toutes  deux  d'ail- 
leurs se  rapprochent.  Car  la  création  nouvelle  dont 
parle  l'évêque  de  Lyon,  c'est  la  création  rachetée  à 
laquelle  pense  saint  Cyprien. 

7.  De  quelles  cérémonies  s'accompagne  l'eucharistie  ? 
—  Le  sacrifice  chrétien  a  lieu  de  bonne  heure,  le 
matin,  en  souvenir  de  la  résurrection.  Il  semble  qu'on 
le  célèbre  chaque  jour.  Epist.,  lxiii,  16,  p.  714; 
De  dom.  orat.,  18,  H.,  t.  m  a,  p.  280;  Epist.,  lvii 
(ol.  liv),  3,  t.  m  b,  p.  652;  lviii  (ol.  lvi),  1,  p.  657. 
On  solennise  par  l'oblation  de  l'eucharistie  l'anniver- 
saire des  martyrs.  Epist.,  xxxix  (ol.  xxxiv),  3,  p.  583. 
Un  certain  Tertullus  faisait  connaître  à  Cyprien  la 
date  de  la  glorieuse  mort  des  confesseurs,  afin  que  le 


sacrifice  fut  célébré  pour  eux.  Epist.,  xn  (ol.  xxxvn),  2, 
p.  503.  L'endroit  où  s'offre  le  corps  du  Christ  est 
appelé  un  autel,  allare;  Cyprien  emploie  le  mot  très 
souvent,  sans  aucune  répugnance,  et  même,  semble- 
t-il,  avec  une  réelle  satisfaction.  Cf.  Epist.,  xliii 
(ol.  xl),  5,  p.  594;  lxiii,  5,  p.  704;  lxv  (ol.  lxiv),  1, 
p.  722  ;  i  (ol.  lxvi),  1,  2,  p.  465,  466,  etc.,  etc. 

Saint  Cyprien  parle  des  leçons,  des  lettres  pastorales 
de  l'évêque,  de  l'évangile,  qui  étaient  lus  publiquement 
par  le  lecteur,  du  haut  d'un  ambon  :  Epist.',  xxxvm 
(ol.  xxxm),  2,  p.  581  ;  xxxix  (ol.  xxxiv),  4,  5,  p.  583  sq. 
Il  fait  observer  qu'on  prêche  sur  ce  qui  vient  d'être 
lu.  De  mortalilale,  H.,  t.  in  a,  p.  267.  Les  catéchumènes 
ne  peuvent  recevoir  la  communion,  ils  sont  donc 
„  renvoyés  avant  l'eucharistie.  Epist.,  lxiii,  8,  H., 
t.  m  b,  p.  706.  Cyprien  ne  nous  a  pas  donné  le  texte 
d'oraisons  liturgiques,  mais  il  nous  apprend  qu'on  prie 
publiquement  pour  l'Église  et  son  unité.  De  dom. 
orat.,  8,  17,  H.,  t.  m  a,  p.  271,  279;  pour  le  pape,  Epist., 
lxi,  H.,  t.  m  b,  p.  697,  et  à  diverses  intentions,  par 
exemple  pour  les  bienfaiteurs,  Epist,  lxii  (ol.  lx),  5, 
p.  701,  les  ennemis,  les  pécheurs,  la  paix,  la  préser- 
vation du  mal,  le  salut  de  tous  les  hommes.  Epist., 
xxx  (ol.  xxxi),  6,  p.  554;  De  dom.  orat.,  3,  8,  17, 
H.,  t.  m  a,  p.  268,  271,  279;  Ad  Demetrianum,  25, 
H.,  t.  m  a,  p.  365.  Voir  Fortescue,  op.  cit.,  p.  56. 

Le  peuple  présentait  du  pain  et  du  vin.  De  opère  et 
eleemosyna,  15,  H.,  t.  m  a,  p.  384.  Au  vin  le  célébrant 
mêlait  de  l'eau.  Epist.,  lxiii  tout  entière.  Le 
prêtre  faisait  ce  qu'avait  fait  le  Christ,  il  offrait  ce 
qu'avait  offert  le  Seigneur.  Epist.,  lxiii,  2,  t.  m  b, 
p.  707.  Donc  il  récitait  sur  le  pain  et  le  vin  les  paroles 
de  l'institution.  Saint  Cyprien  les  cite  :  Id.,  9,  10, 
p.  708.  On  a  observé  qu'il  emploie  pour  le  vin  le  verbe 
au  futur,  donc  sous  la  forme  qu'il  a  dans  le  canon 
romain  efjundetur.  Saint  Cyprien  mentionne  le  Sursum 
corda  et  sa  réponse  :  Habemus  ad  Dominum.  De  dom. 
orat.,  31,  H.,  t.  ni  a,  p.  289.  Il  dit  qu'on  fait  mémoire 
en  chaque  sacrifice  de  la  passion,  et  qu'on  y  commé- 
more la  résurrection.  Epist.,  lxiii,  16, 17,  t.  m  b,  p.  714. 

Ces  particularités,  qui  font  peut-être  allusion  à  une 
prière  d'anamnèse,  et  la  comparaison  de  l'eucharistie 
avec  le  sacrifice  de  Melchisédech,  id.,  4,  p.  703,  ont 
permis  des  rapprochements  avec  le  canon  romain  : 
Unde  et  memores...  tam  beatse  passionis  nec  non  et  ab 
inferis  resurrectionis...  munera  quœ  libi  obtulit  summus 
sacerdos  luus  Melchisédech.  Voir  F.  Cabrol,  art.  Afrique, 
dans  Diction,  d'arch.,  t.  i,  col.  603.  On  a  aussi  suggéré 
d'autres  points  de  rencontre  :  Cyprien  écrit  :  Preces  in 
conspeclu  ejus,  la  liturgie  romaine  porte  :  In  conspeclu 
divinx  majestatis  ejus;  Cyprien  :  Precum  pro  omnium 
salute,  la  liturgie  romaine:  Pro  nostra  omniumque  salute; 
Cyprien  :  Qui  inter  cetera  salutaria  sua  monila  et  prse- 
cepta  divina  quibus  populo  suo  consulil,  ad  salulem 
etiam  orandi  ipse  formam  dédit,  ipse  quid  precaremur, 
monuit  et  instruxit,  De  dom.  orat.,  2.  H.,  t.  m  a,  p.  268, 
la  liturgie  romaine  :  Prœceptis  salutaribus  monili  et 
divina  institutione  formali. 

Tous  les  assistants  communient.  De  lapsis,  25, 
H.,  t.  m  a,  p.  255.  Saint  Cyprien  parle  de  la  réception 
quotidienne  de  l'eucharistie.  De  dom.  orat.,  18,  p.  280, 
et  les  autres  textes  ci-dessus.  On  reçoit  l'eucharistie 
sous  les  deux  espèces.  Le  pain  consacré  est  mis  dans  la 
main  des  fidèles.  Saint  Cyprien  fait  très  souvent  allu- 
sion à  ce  contact  sacré  dont  il  montre  toute  la 
sainteté.  De  lapsis,  2,  15,  16,  22,  p.  238,  248,  253;  De 
dom.  oral.,  18,  p.  280,  etc.  Le  diacre  présente  la  coupe 
consacrée  :  De  lapsis,  25,  p.  255.  On  emporte  l'eucha- 
rist  ie  à  domicile  et  on  la  garde  dans  un  coffret  à  la  mai- 
son pour  pouvoir  se  communier.  De  lapsis,  26,  p.  256. 

6°  La  Passion  des  sainles  Perpétue  et  Félicité  (|  en 
203).  — Dans  cette  pièce,  dont  on  tient  communément 
lacomposition  pour  contemporaine  de  la  mort  des  mar- 


947 


MESSE    DANS    LES   SECTES    HÉRÉTIQUES 


948 


tyres,  il  semble  bien  que  soient  attestés  certains  rites 
de  la  liturgie  eucharistique  de  l'époque.  Les  saintes 
ont  une  vision.  Elles  arrivent  près  d'un  lieu  lumi- 
neux devant  lequel  se  tiennent  des  anges  les  invitant 
à  entrer  pour  saluer  le  Seigneur,  et  ils  les  revêlent  d'ha- 
bits blancs.  Elles  entendent  des  voix  qui  s'unissent 
pour  chanter  sans  cesse  :  Agios,  Agios,  Agios.  Elles  se 
donnent  ensuite  le  baiser  de  paix.  A  une  parole  d'un  de 
ses  compagnons,  Saturus,  lui  disant  qu'elle  a  main- 
tenant ce  qu'elle  désire,  Perpétue  répond  :  Deo  gratias. 
Un  pasteur  lui  présente  une  nourriture  qu'elle  reçoit 
les  mains  jointes  et  tous  répondent  Amen.  Entre  ces 
traits  divers  et  certains  actes  de  la  messe  antique,  le 
rapprochement  se  fait  de  lui-même.  Passio  SS.  Felici- 
talis  et  Perpétuai,  dans  Knopf,  Ausgewuhlle  Màrlyrer- 
akten,  Tubingue,  1913,  p.  49,  45.  Cf.  F.  Cabrol,  art. 
Afrique  (liturgie  anténicc'enne), dans  Diction,  d'arch.,  1. 1, 
col.  G04;  Fortescue,  op.  cit.,  p.  59. 

VI.  Les  sectes  et  communautés  suspectes.  — 
Saint  Épiphane  signale  l'existence  d'une  secte 
palestinienne  à  laquelle  il  donne  le  nom  d'ébionites; 
ses  membres,  pour  imiter  les  mystères  chrétiens, 
célébraient  une  fois  par  an  leur  rite  avec  du  pain  azyme 
et  de  l'eau.  Hœr.,xxx,  16,  P.  G.,  t.  xli,  col.  432.  Ces 
mots  semblent  désigner  des  judéo-chrétiens  dont  la 
liturgie  s'inspirait  à  la  fois  des  souvenirs  de  la  Pâque 
et  de  ceux  de  la  cène.  C'est  peut-être  à  ce  groupe  ou 
à  une  petite  Église  semblable  que  fait  allusion  saint 
Irénée,  lorsqu'il  écrit,  parlant  de  certains  hérétiques 
appelés  par  lui  ébionites  :  Reprobant  commislionem 
vini  cœleslis  et  solam  aquam  sœcularem  volunt  esse, 
non  recipienles  Deum  et  commislionem  suam.  «  Ils 
réprouvent  le  mélange  du  vin  céleste  et  ne  veulent 
admettre  que  l'eau  du  siècle,  ne  recevant  pas  Dieu 
dans  leur  mélange.  »  Cont.  hseres.,  II,  i,  3,  P.  G.,  t.  vu, 
col.  1123.  Probablement,  comme  le  fait  observer 
P.  Batilîol,  art.  Aquariens,  dans  Diction,  d'arch., 
t.  i,  col.  2649,  l'évêque  de  Lyon  reproche  ici  à  ces 
hérétiques  de  ne  pas  voir  dans  le  Christ  l'union  de 
Dieu  et  de  l'homme,  unilionem  Dei  et  hominis  non 
recipientes.  Toutefois  la  manière  dont  cette  erreur  est 
décrite  laisse  entendre  aussi  que,  dans  leur  eucharistie, 
les  tenants  de  cette  secte  n'usaient  pas  du  vin,  image 
de  la  divinité,  mais  seulement  de  l'eau,  symbole  de  la 
nature  humaine,  du  siècle.  F.  Dolger,  Die  Eucharistie 
nach  Inschri/ten  fruhchristlicher  Zeit,  Munster,  1922, 
p.  110,  n.  2. 

Saint  Ignace  nous  apprend  que  les  docètes  «  s'abs- 
tiennent de  l'eucharistie  et  de  la  prière  parce  qu'ils  ne 
confessent  pas  que  l'eucharistie  est  la  chair  de  notre 
Sauveur  Jésus-Christ.  »  Smyrn.,  vu,  1,  éd.  Funk, 
p.  280. 

C'est  encore  à  une  époque  très  voisine  des  origines 
qu'il  semble  nécessaire  de  placer  la  conception  signalée 
par  VÉ pitre  des  Apôtres,  et  qui  présente  l'eucharistie 
comme  une  Pâque  (d'après  Baumstark,  YEpislula 
upostolorum  serait  de  180;  d'après  C.  Schmidt,  de 
160-170;  d'après  Cladder,  de  147-148;  d'après  Ehrhard, 
de  130-140).  On  y  lit  (texte  éthiopien)  «  ...  Mais 
célébrez  le  jour  commémoratif  de  ma  mort,  c'est-à- 
dire  la  Pâque.  Alors  on  jettera  l'un  de  vous  en  pri- 
son... Pendant  que  vous  célébrerez  la  Pâque,  il  sera 
en  prison...  La  porte  de  la  prison  s'ouvrira  et  il  viendra 
à  vous  pour  veiller  avec  vous...  Et  quand  le  coq  chan- 
tera, et  que  vous  aurez  terminé  mon  agape  et  ma 
commémoraison...  » 

Le  texte  copte  porte  :  «...Après  mon  retour  à  mon 
Père,  commémorez  ainsi  ma  mort.  Quand  la  Pâque 
devra  avoir  lieu,  l'un  de  vous  sera  jeté  en  prison  à  cause 
de  mon  nom...  et  il  s'affligera  parce  qu'il  ne  célèbre 
pas  la  Pâque  avec  vous...  Les  portes  de  la  prison  s'ou- 
vriront, il  sortira  et  il  viendra  à  vous  et  il  passera  avec 
vous  une  nuit  de  vigile.et  demeurera  avec  vous  jusqu'à 


ce  que  le  coq  chante.  Lorsque  vous  aurez  terminé  la 
commémoraison  qui  se  fait  par  rapport  à  moi  et 
l'agape...  »  Édit.  Schmidt,  n°  52  sq.  Cf.  Schmidt, 
Gesprâche  Jesu  mil  seinen  Jùngern  nach  der  Aufer- 
stehung,  Ein  katholisch-apostolisches  Sendschreiben  des 
2.  Jahrhunderts,  dans  Texte  and  Unlersuch.,  III*  série, 
l.  xiii,  Leipzig,  1919.  Voir  Dolger,  op.  cit.,  p.  108-11  9. 

L'eucharistie  est  donc  une  Pâque,  mais  en  même 
temps  la  fêle  commémorative  de  la  mort  du  Christ; 
elle  se  célèbre  la  nuit.  Et  elle  comporte  une  commé- 
moraison de  la  mort  du  Christ  et  une  agape  (texte 
copte),  une  agape  et  une  commémoraison  de  la 
mort  du  Christ  (texte  éthiopien). 

Les  marcionites,  nous  le  savons  par  Irénée,  Cont. 
hseres.,  IV,  xvm,  4-5,  P.  G.,  t.  vu,  col.  1027  sq.,  et  par 
Tertullien,  Adv.  Marcionem,  I,  xiv,  P.  L.,  t.n,  col.  262, 
célébraient  l'eucharistie.  Mais  Épiphane  nous 
apprend  que  Marcion  «  employait  seulement  de 
l'eau  dans  les  mystères  ».  User,  xlii,  3,  P.  G.,  t.  xi.i. 
col.  700.  Cette  coutume  s'alliait  fort  bien  à  l'encra- 
tisme  absolu  de  la  secte,  voir  art.  Marcion,  t.  ix, 
col.  2024.  Le  vin  était  pour  elle  quelque  chose  de 
diabolique.  Batiffol,  op.  cit.,  p.  190;  Harnack,  Marcion, 
Leipzig,  1921,  p.  182,  286,  302. 

C'est  encore  pour  des  motifs  de  rigorisme  ascétique 
en  harmonie  avec  sa  doctrine  morale  que  Tatien 
adoptait  le  même  usage  :  Il  accomplissait  les  mystères 
«  à  l'imitation  de  la  sainte  Église,  écrit  Épiphane,  mais 
il  n'y  employait  que  de  l'eau  ».  User.,  xlvi,  2,  P.  G., 
t.  xli,  col.  840. 

Lesvalentiniens  gardaient  l'eucharistie  et  y  faisaient 
usage  du  vin.  Irénée  nous  a  conservé  en  effet  l'histoire 
des  supercheries  de  l'un  d'eux,  Marc,  venu  d'Asie. 
Il  prenait  une  coupe  remplie  de  vin  additionné 
d'eau,  paraissait  rendre  grâces  et  prolongeant  long- 
temps la  prière  d'invocation,  il  donnait  au  liquide 
une  couleur  pourpre  et  rouge  pour  faire  croire  que 
la  Grâce,  un  des  éons  qui  sont  au-dessus  de  tout,  dis- 
tillait son  sang  dans  le  calice  en  raison  de  l'invocation 
qu'il  avait  prononcée.  Avec  avidité  les  assistants 
buvaient  ce  liquide.  Par  un  autre  tour  de  passe-passe. 
Marc. faisait  croire  que  grâce  à  une  formule  mysté- 
rieuse il  augmentait  le  volume  du  liquide  eucha- 
ristique. Irénée,  Cont.  hseres.,  I,  xiu,  2,  P.  G.,  t.  vu, 
col.  579.  Les  faits  sont  affirmés  aussi  par  Hippolyte, 
Philosophoumcna,  1.  VI,  c.  xxxix,  P.  G.,  t.  xvic, 
col.  3258  sq.,  et  par  Épiphane,  Hœr.  xxxiv,  2,  t.  xli, 
col.  584,  qui,  tous  deux,  se  réfèrent  à  Irénée.  Clément 
d'Alexandrie  atteste  lui  aussi  que  les  valentiniens 
gardaient  le  rite  eucharistique.  L'un  d'eux,  Théodote, 
enseignait  «  que  le  pain  et  l'huile  élaient  sanctifiés 
par  la  puissance  du  nom  de  Dieu  (du  Christ,  sans 
doute)  »  ;  «  en  apparence  ils  demeuraient  tels  qu'on 
les  avait  pris,  mais  par  la  puissance  ils  étaient  changés 
en  puissance  spirituelle.  »  Excerpta  Theodoli,  lxxxii, 
P.  G.,  t.  ix,  col.  696.  Ce  pain  est  sans  doute  celui  dont 
parle  un  autre  passage.  Là  il  est  présenté  comme 
céleste,  spirituel,  nourriture  de  vie  en  tant  qu'aliment 
et  connaissance,  lumière  des  hommes  et  de  l'Église, 
chair  du  Christ  qui  nourrit  notre  chair  et  qui  est  en 
même  temps  l'Église,  elle  aussi  pain  du  ciel  et  assem- 
blée bénie.  Ibid..  xm,  col.  664. 

Plus  énigmatique  est  une  autre  secte  dont  Clément 
d'Alexandrie  ne  nous  a  conservé  que  le  nom,  les  héma- 
tites et  dont  il  est  seul  à  parler.  Strom.,  VII,  cvm, 
P.  G.,  t.  ix,  col.  553.  Hort,  Clément  of  Alexandria 
miseellanies,  book  Vil,  Londres,  1902,  p.  354, 
suppose  que  ces  hérétiques  employaient  du  sang  pour 
l'eucharistie.  Le  Nourry,  diss.  XI,  c.  xirr,  n.  3,  P.  G., 
t.  ix,  col.  1246,  conjecturait  que  les  hématites  étaient 
ces  gnostiques  sectaires  dont  Clément  dit  que,  par 
haine  du  démiurge  et  pour  avoir  le  titre  de  martyrs, 
ils  affrontaient  la  mort.  Strom.,  VI,  iv,  P.  G.,  t.  vin 


■949 


MESSE    DANS    EES    SECTES    HERETIQUES 


950 


•col.   1129.   Voir  article  Hématites,  t.  vi,  col.  2146. 

Clément  d'Alexandrie  signale  aussi  l'existence 
ri'aquariens.  «  Il  y  a  des  chrétiens,  écrit-il,  qui  font  la 
consécration  eucharistique  (EÙxapiCTToùaLv)  sur  de 
l'eau  pure  »,  ils  offrent  donc  «  un  sacrifice  de  pain  et 
d'eau  »,  ce  qui  est  contraire  «  au  canon  de  l'Église  », 
ce  qui  est  «  une  hérésie  ».  Stroni.,  1.  xix.  P.  G.,  t.  vin, 
col.  811.  On  a  justement  souligné  la  valeur  de  ce  juge- 
ment sur  le  caractère  illicite  de  cet  usage  :  Clément 
est  un  grand  voyageur  qui  connaît  l'Italie,  la  Grèce, 
la  Syrie,  la  Palestine  et  l'Egypte.  Il  sait  donc  ce  qu'est 
«  le  canon  de  l'Église  ».  P.  Batiffol,  art.  Aquariens,  dans 
Diction,  d'arch.,  t.  i,  col.  2649. 

Les  Actes  de  Jean  (deuxième  moitié  du  second  siècle, 
Asie'?)  mentionnent  plusieurs  fois  l'eucharistie  :  elle  est 
nommée  dans  une  énumération  après  l'homélie  et  la 
prière,  avant  l'imposition  des  mains,  46,  édit.  Lipsius- 
Bonnet,  Acta  aposl.  apocr.,  t.  n  a,  p.  113.  «  Tous  les 
frères  y  participent  »,  est-il  dit  ailleurs.  86,  p.  193. 
Au  contraire,  Fortunatus,  à  cause  de  son  impénitence, 
«est  écarté  du  bain  sacré,  de  l'eucharistie,  delà nourri- 
iure  de  la  chair  et  du  breuvage  »;  ces  mots  désignent 
sans  doute  le  baptême,  l'assistance  aux  saints  mys- 
tères et  la  communion  sous  les  deux  espèces.  24,  p.  192. 
L'apôtre  rompt  le  pain  de  bon  matin  au  tombeau  de 
Drusiana,  le  troisième  jour,  et  c'est  une  eucharistie  à 
laquelle  il  fait  participer  tous  les  frères.  72  et  86, 
p.  186,  193. 

Dans  le  même  écrit,  nous  relevons  encore  une  des- 
cription assez  complète  de  l'eucharistie.  106-110, 
p.  203  sq.  C'est  un  dimanche  et  tous  les  frères  sont 
réunis.  Il  y  a  d'abord  une  exhortation  de  l'apôtre  : 
l'homélie.  Suit  la  prière  faite  par  lui  au  nom  de  tous. 
Elle  énumère  des  titres  et  des  bienfaits  du  Christ 
Jésus,  puis  elle  implore  son  secours  :  «  O  toi  qui  as 
tressé  cette  couronne  à  ta  chevelure,  Jésus,  ô  toi  qui  as 
paré  de  toutes  ces  fleurs  la  fleur  impassible  de  ton 
visage,  ô  toi  qui  as  répandu  ces  discours,  ô  toi  qui 
seul  es  le  médecin  donnant  la  guérison,  ô  toi  seul 
bienfaisant,  seul  humble,  seul  compatissant,  seul 
ami  des  hommes,  seul  sauveur  et  juste,  toi  qui  toujours 
vois  tout,  toi  qui  es  en  tout,  présent  partout,  conte- 
nant, remplissant  tout.  Christ  Jésus,  Dieu,  Seigneur, 
ô  toi  qui  connais  exactement  les  industries  de  notre 
perpétuel  ennemi  et  tous  les  assauts  qu'il  complote 
contre  nous,  toi  Seigneur  unique,  secours  tes  servi- 
teurs dans  ta  providence,  qu'il  en  soit  ainsi,  Seigneur.  » 
Trad.  Batiffol,  dans  op.  cit.,  p.  194  sq., 

Suit  l'eucharistie  proprement  dite.  L'apôtre  demande 
■du  pain  et  il  rend  grâces  ainsi  :  «  Quelle  louange,  quelle 
offrande,  —  powpopà,  quelle  action  de  grâces  invoque- 
rons-nous, en  rompant  ce  pain,  sinon  toi  seul,  Sei- 
gneur Jésus?  Nous  glorifions  ton  nom  dit  par  le  Père. 
Nous  glorifions  ton  nom  dit  par  le  Fils.  Nous  glori- 
fions ton  entrée  de  la  porte.  Nous  glorifions  ta  résurec- 
tion  que  tu  nous  a  manifestée.  Nous  glorifions  de  toi 
la  voie.  Nous  glorifions  de  toi  la  semence,  le  verbe,  la 
grâce,  la  foi,  le  sel,  la  pierre  précieuse,  le  trésor,  la 
charrue,  le  filet,  la  grandeur,  le  diadème,  le  fils  de 
l'homme  qui  a  été  manifesté  pour  nous,  celui  qui  nous 
a  donné  la  vérité,  la  paix,  la  gnose,  la  force,  la  règle, 
la  confiance,  l'espoir,  l'amour,  la  liberté,  le  refuge  en 
toi.  Car  toi  seul  es,  Seigneur,  la  racine  de  l'immortalité 
et  la  source  de  l'incorruptibilité  et  le  siège  des  éons. 
Et  tu  as  été  dit  tout  cela  pour  nous,  maintenant,  afin 
que  nous,  t'appelant  de  ces  noms,  nous  connaissions 
ta  grandeur  ignorée  de  nous  jusqu'à  présent, 
mais  connue  des  purs  et  représentée  dans  l'homme 
unique  qui  est  le  tien.  »  Il  n'y  a  dans  cette  formule 
aucune  allusion  aux  paroles  de  la  cène.  L'insistance 
sur  les  différentes  appellations  de  Jésus  est  significa- 
tive :  c'est  le  «  nom  »  du  Christ  qui  surtout  est  invoqué, 
glorifié  pour  qu'on  le  connaisse,  et  sans  doute  pour  qu'il 


passe  ainsi  dans  les  communiants  avec  toute  sa  puis- 
sance. La  formule  rappelle  quelque  peu  Vanamnèse  : 
on  commémore,  on  se  souvient  que  le  Christ  est  entré 
par  la  porte,  qu'il  est  ressuscité,  qu'il  est  la  voie  et 
la  racine  de  l'immortalité.  Le  rite  est  appelé  une 
ofjrande  rituelle,  donc  un  sacrifice.  «  Ayant  rompu  le 
pain  (Jean)  le  distribua  à  chacun  de  nous  tous,  à 
chacun  des  frères,  leur  adressant  la  prière  d'être 
dignes  de  la  grâce  du  Seigneur  et  de  la  très  sainte 
eucharistie.  Il  y  goûta  lui-même  aussi  en  disant  :  «  Que 
cette  part  me  soit  avec  vous  et  la  paix  soit  avec  vous, 
bien-aimés.  » 

La  coupe  n'est  pas  mentionnée  en  cet  endroit, 
observe  Batiffol,  op.  cit.,  p.  196.  C'est  exact.  Mais 
en  un  autre  passage  cité  plus  haut,  84,  p.  192,  il  est 
question  de  la  nourriture  et  du  breuvage.  Ailleurs 
encore,  il  semble  bien  qu'il  soit  fait  allusion  au  calice 
consacré.  Jean  comparaît  devant  Domitien.  Pour 
montrer  la  puissance  du  nom  de  Jésus,  il  se  fait 
apporter  du  poison  qu'il  verse  dans  une  coupe  pleine 
d'eau.  Sur  ce  breuvage  il  prononce  une  invocation 
qui  le  rend  inofîensif  :  «  En  ton  nom,  Jésus-Christ,  fils 
de  Dieu,  je  boirai  ce  calice  que  tu  rendras  suave  : 
mêle  ton  Esprit-Saint  au  poison  qui  est  dans  cette 
coupe,  et  fais  de  ce  liquide  un  breuvage  de  vie  et  de 
salut  pour  la  santé  de  l'âme  et  du  corps,  comme  un 
calice  d'eucharistie,  Troxripiov  eù^oepicma:;.  »  9,  p.  156. 
A  coup  sûr,  ce  qui  est  décrit  ici,  n'est  nullement  la 
cène,  le  rite  religieux  de  l'offrande  ou  de  la  commu- 
nion des  fidèles.  Mais  Jean  exprime  le  vœu  que  la 
coupe  empoisonnée  soit  pour  lui  ce  qu'est  «  le  calice 
d'eucharistie  »,  une  source  de  vie  et  de  salut  pour  la 
santé  de  l'âme  et  du  corps.  Ce  passage  serait  donc 
une  allusion  à  l'usage  d'un  calice  à  la  cène.  Struck- 
mann,  op.  cit.,  p.  104,  note  31. 

Les  Actes  de  Pierre  (première  moitié  du  ni"  siècle  ou 
même  plus  haut,  voir  É.  Amann,  art.  Apocryphes  du 
Nouveau  Testament,  dans  Suppl.  au  diction,  de  la  Bible, 
1. 1,  col.  498)  font  deux  ou  trois  allusions  au  rite  eucha- 
ristique. Au  c.  m,  il  est  simplement  dit  que  des  chré- 
tiens «  s'affermirent  dans  la  foi,  pendant  trois  jours  et 
jusqu'à  la  cinquième  heure  du  quatrième,  priant  les 
uns  et  les  autres  avec  Paul,  offrant  l'oblation,  oranles 
invicem  cum  Paulo,  oblationem  efferentes.  Il  semble 
bien  que  le  rite  désigné  ici  est  l'eucharistie,  offrande 
rituelle  et  collective.  Lipsius-Bonnet,  t.  i,  p.  48; 
voir  aussi  L.  Vouaux,  Les  Actes  de  Pierre,  p.  244-245. 

Il  est  décrit  ailleurs  d'une  manière  un  peu  plus 
précise,  c.  2  :  «  Les  frères,  est-il  dit,  offrirent  alors  à 
Paul  du  pain  et  de  l'eau,  pour  le  sacrifice,  afin  que,  la 
prière  ayant  été  faite,  il  le  distribuât  à  chacun.  Parmi 
eux  se  trouvait  une  certaine  Rufine  qui  voulait  donc 
elle  aussi  recevoir  l'eucharistie  des  mains  de  Paul. 
Rempli  de  l'esprit  de  Dieu,  Paul  lui  dit,  comme  elle 
s'approchait  :  «  Rufine,  tu  ne  t'approches  pas  de 
l'autel  en  personne  digne  de  le  faire;  tu  te  lèves  non 
d'auprès  de  ton  mari,  mais  d'un  amant  et  tu  essayes 
de  recevoir  l'eucharistie  de  Dieu.  Aussi,  voici  que 
Satan,  après  avoir  bouleversé  ton  cœur,  te  jettera  par 
terre  sous  les  yeux  de  ceux  qui  croient  dans  le  Sei- 
gneur... Mais,  si  tu  te  repens,  celui  qui  peut  effacer  les 
péchés  ne  manquera  pas  de  te  libérer  de  celui-ci...  » 
Lipsius-Bonnet,  p.  46;  Vouaux,  p.  231.  Aussitôt 
Rufine  tomba  paralysée  de  la  moitié  gauche  de  son 
corps.  ■ —  Ainsi  les  fidèles  apportent  en  offrande  ce  qui 
servira  pour  le  sacrifice,  pour  l'autel.  C'est  du  pain 
et  de  l'eau.  L'apôtre  prononce  sur  ces  éléments  la 
prière.  Les  mets  ainsi  consacrés  sont  ensuite  distri- 
bués aux  assistants.  La  dignité  de  vie  est  requise 
chez  le  communiant;  l'impureté,  mais  non  la  vie 
conjugale,  ôte  aux  fidèles  le  droit  de  s'approcher 
de  l'autel.  Les  coupables  d'ailleurs  peuvent  faire 
pénitence. 


951 


MESSE    DANS    LES   SECTES    HÉRÉTIQUES 


952 


Cette  eucharistie  se  célèbre  aussi  après  le  baptême. 
C.  5,  Lipsius,  p.  50;  Vouaux,  p.  260.  Pierre  vient  de 
conférer  ce  sacrement  à  Tliéon.  Un  jeune  homme  leur 
est  apparu  qui  leur  a  dit  :  «  Paix  à  vous.  »  Alors  Pierre 
prit  du  pain  et  rendit  grâces  au  Seigneur  de  l'avoir 
jugé  digne  de  son  saint  ministère  et  de  l'apparition  de 
ce  jeune  homme  :  «  Très  bon  et  seul  saint,  c'est  toi 
(dit-il)  qui  nous  apparus,  ô  Dieu  Jésus-Christ,  c'est 
en  ton  nom  que  (Théon)  vient  d'être  lavé,  marqué  de 
ton  signe  saint,  aussi,  toujours  en  ton  nom,  je  lui  fais 
part  de  ton  eucharistie,  afin  qu'il  soit  ton  parfait  ser- 
viteur, sans  reproche  pour  l'éternité.  Et  comme  ils 
mangeaient,  ils  se  réjouissaient  dans  le  Seigneur...  »  Il 
n'est  question  en  ce  passage  que  du  pain.  Mais  le  fait 
ne  prouve  pas  que  l'eau  soit  exclue.  Car  ce  récit  est 
très  court,  il  ne  reproduit  nullement,  on  peut  le  cons- 
tater, des  formules  liturgiques  et  ne  donne  pas  une 
description  détaillée  du  rite.  L'auteur  (  au  moins 
celui  de  l'arrangement  final)  qui,  un  peu  plus  haut, 
c.  2,  a  nommé  le  pain  et  l'eau,  ne  semble  nullement 
vouloir  se  contredire. 

Une  dernière  mention  très  courte  se  trouve  dans  le 
fragment  copte  des  Actes  de  Pierre,  édit.  Vouaux, 
p.  227.  Un  dimanche,  à  Jérusalem,  Pierre  parle  à  une 
foule.  Puis  «  louant  le  nom  du  Seigneur  Christ,  il  leur 
partagea  à  tous  le  pain  ».  Ici  non  plus,  la  coupe  n'est 
pas  mentionnée.  Est-ce  parce  qu'elle  n'était  pas 
en  usage  ou  seulement  parce  que  l'auteur  rappelant 
l'eucharistie  par  une  seule  phrase,  croit  avoir  assez 
désigné  le  rite  tout  entier  en  parlant  de  la  fraction 
du  pain?  Il  est  difficile  et  même  impossible  de  déter- 
miner laquelle  de  ces  deux  réponses  est  la  yraie. 

Les  Actes  de  Thomas  (on  est  porté  à  en  placer  la  com- 
position au  me  siècle,  en  Syrie;  voir  É.  Amann,  Suppl. 
au  diction,  de  la  Bible,  t.  i,  col.  503)  parlent  en  un 
grand  nombre  de  passages  de  l'eucharistie.  Cf.  Struck- 
mann,  op.  cit.,  p.  105-110.  L'apôtre  Thomas  dit  au  roi 
Gundaphorus  et  à  son  frère  Gad  :  «  Je  me  réjouis...  de 
m'unir  à.  vous  pour  cette  eucharistie  et  eulogie  du 
Seigneur.  26,  édit.  Lipsius-Bonnet,  Acla,  t.  n  b,  p.  141  : 
«  Ayant  rompu  le  pain,  il  les  fit  communier  tous  deux 
à  l'eucharistie  du  Christ.  »  27,  p.  143.  Une  autre  fois 
encore,  Thomas  leur  «  rompt  le  pain  de  l'eucharistie 
et  le  leur  donne  en  disant  :  Cette  eucharistie  vous 
sera,  eaxoa  ûjjùv  ocÛty)  r)  eùxapicma,  en  miséricorde  et 
pitié,  non  en  jugement  et  punition.  »  29,  p.  146.  De 
même  après  avoir  délivré  du  démon  une  possédée, 
l'Apôtre  la  reçoit  ainsi  que  d'autres  dans  la  religion 
chrétienne.  Puis  il  fait  apporter  par  son  diacre  une 
table,  qu'il  recouvre  d'un  linge  blanc,  il  y  dépose  le 
«  pain  de  l'eulogie  »  et  fait  cette  prière  :  «  Jésus,  qui 
nous  as  rendu  dignes  de  participer  à  l'eucharistie  de 
ton  saint  corps  et  de  ton  sang,  voici  que  nous  venons 
approcher  de  ton  eucharistie  et  invoquer  ton  saint 
nom.  Viens  maintenant  et  unis-toi  à  nous.  »  Il  y  a 
donc  ici  une  épiclèse  adressée  au  Christ.  Dôlger, 
op.  cit.,  p.  56.  Suit  une  prière  gnostique.  Puis  l'apôtre 
trace  la  croix  sur  le  pain  et  commence  à  le  distribuer. 
Il  le  donne  d'abord  à  la  femme,  disant  :  «  Ceci  sera 
pour  toi  en  vue  de  la  rémission  des  péchés  et  des 
transgressions  éternelles.  »  49-50.  p.  165  sq. 

Un  jeune  homme  coupable  d'un  crime  a  reçu  l'eu- 
charistie. En  punition  ses  mains  se  dessèchent.  61, 
p.  167.  Le  texte  semble  bien  attester  ici  que  le  pain 
consacré  était  déposé  entre  les  mains  du  communiant. 
Mygdonia  se  convertit  et  demande  le  baptême.  Elle 
ordonne  qu'on  lui  apporte  de  l'eau,  un  pain  et  de 
l'huile.  L'apôtre  lui  fait  une  onction  et  la  baptise. 
Puis  il  «  romptle  pain  et,  prenant  une  coupe  d'eau,  il  lui 
donne  la  communion  au  corps  du  Christ  et  à  la  coupe 
du  Fils  de  Dieu,  et  il  lui  dit  :  Tu  reçois  ton  sceau  qui 
t'obtiendra  la  vie  éternelle.  »  121,  p.  231.  Siphor,  sa 
femme  et  sa  fille  sont  baptisés  par  l'Apôtre.  Il  place 


ensuite  un  pain  sur  la  table,  le  bénit  en  disant  :  «  Pain 
de  vie,  que  ceux  qui  en  mangent  demeurent  incor- 
ruptibles, SçGaprot.  Pain  qui  rassasies  les  âmes 
affamées  de  bonheur,  c'est  toi  qui  as  daigné  recevoir 
le  don,  afin  que  nous  arrive  la  rémission  des  péchés, 
et  que  ceux  qui  te  mangent  deviennent  immortels. 
Nous  t'invoquons,  toi,  le  nom  de  la  mère,  mystère 
ineffable  des  principes  et  des  puissances  cachées  : 
nous  t'invoquons  au  nom  de  Jésus.  «  Et  il  dit  :  «  Vienne 
la  force  et  la  bénédiction,  et  que  le  pain  soit  pénétré, 
afin  que  toutes  les  âmes  qui  y  auront  part,  soient  déli- 
vrées de  leurs  fautes.  »  Et  ayant  rompu  (le  pain),  il 
le  donna  à  Siphor,  à  sa  femme  et  à  sa  fille.  133,  p.  240. 
Uazanes  est  baptisé.  L'apôtre  prend  du  pain  et  une 
coupe,  les  bénit  et  il  dit  :  «  Nous  mangeons  ton  saint 
corps  qui  a  été  crucifié  pour  nous,  et  nous  buvons 
ton  sang  qui  a  été  versé  pour  nous  en  vue  du  salut. 
Que  ton  sang  devienne  pour  nous  le  salut,  et  que  ton 
sang  soit  pour  la  rémission  des  péchés.  »  Puis  il  rompt 
l'eucharistie,  la  donne  et  il  dit  :  «  Que  cette  eucharistie 
devienne  pour  vous  le  salut,  la  joie  et  la  santé  de  vos 
âmes,  et  ils  répondirent  :  Amen.  »  158,  p.  268.  —  Le  rite 
eucharistique  est  donc  d'usage  courant.  Il  se  célèbre 
toujours  après  le  baptême.  En  certaines  descriptions 
il  n'est  parlé  que  du  pain,  mais  dans  deux  autres  est 
mentionnée  la  coupe. 

Le  second  livre  de  Jeu  (m0  siècle,  Egypte)  fait 
apporter  au  Christ  deux  cruches  de  vin  et  des  bran- 
ches de  vigne.  Alors  Jésus  dispose  une  offrande, 
6ug[<x;  il  place  «  une  cruche  de  vin  à  gauche  de  l'of- 
frande et  l'autre  à  droite...  »  Les  disciples  se  tiennent 
devant  l'offrande.  Jésus  est  debout  et  en  face  d'elle. 
II  étend  un  linge  de  lin,  y  dépose  une  coupe  de  vin, 
puis  des  pains  en  nombre  égal  à  celui  des  disciples. 
Il  prononce  ensuite  une  formule  d'invocation  avec 
mots  magiques,  et  demande  que  par  un  prodige  l'eau 
du  baptême  de  vie  soit  versée  dans  l'un  des  vases 
de  vin.  L'opération  s'accomplit.  Les  disciples  s'ap- 
prochent. Jésus  les  baptise,  leur  donne  l'offrande, 
npoatpopdc.  et  les  marque  du  sceau.  Aussi  sont-ils  dans 
une  grande  joie  pour  avoir  reçu  le  pardon  de  leurs 
péchés  et  être  devenus  héritiers  du  royaume  de  lumière. 
Éd.  C.  Schmidt,  Koptisch-gnostische  Schriflen,  t.  i, 
Leipzig,  1905,  p.  308  sq. 

Dans  le  quatrième  livre  de  la  Pislis  Sophia,  ouvrage 
apparenté  au  précédent  et  de  peu  postérieur,  on  re- 
trouve une  description  du  même  rite.  Jésus  déclare 
à  ses  disciples  qu'il  a  apporté  dans  le  monde  le  feu, 
l'eau,  le  vin  et  le  sang.  «  Le  feu,  l'eau  et  le  vin  sont 
pour  la  purification  des  péchés,  le  sang  est  un  signe 
à  cause  du  corps  humain  que  j'ai  pris  là  où  est  Barbelos 
la  grande  puissance  du  Dieu  invisible...  C'est  pourquoi 
j'ai  pris  une  coupe  de  vin,  je  l'ai  bénie  et  je  vous  l'ai 
donnée  en  disant  :  «  Ceci  est  le  sang  de  l'alliance  qui 
sera  versé  pour  la  rémission  de  vos  péchés.  »  Jésus 
fait  alors  apporter  du  feu  et  des  rameaux  de  vigne. 
Il  place  sur  eux  l'offrande,  7Tpoaçopâ,  dispose  à 
droite  et  à  gauche  deux  cruches  de  vin  et  autant  de 
pains  qu'il  y  a  de  disciples.  Jésus  se  tient  ensuite 
devant  l'offrande,  7rpoaçopdc,  et  fait  une  invocation 
pour  obtenir  aux  disciples  la  rémission  des  péchés 
dont  un  signe  nouveau  dans  l'offrande  sera  le  signe. 
Ibid.,  p.  242-244. 

Faut-il  voir  dans  les  Homélies  clémentines  un 
remaniement  romain  ou  syrien  fait  au  ive  siècle  d'un 
ouvrage  composé  au  troisième,  et  qui  synthétiserait 
deux  écrits  plus  anciens  et  pouvant  remonter  vers 
200  (YVaitz  et  Hamack)?  Si  oui,  il  y  a  lieu  de  relever 
ici  les  traits  suivants  :  Pierre  après  avoir,  conféré  le 
baptême,  rompt  le  pain  pour  l'eucharistie;  l'ayant 
saupoudré  de  sel,  il  le  donne  d'abord  à  la  mère,  puis 
à  ses  fils  qui  mangèrent  en  commun  avec  elle  et 
louèrent  Dieu.  Hom.,  xiv,  1,  éd.  Lagarde,  p.  141.  La 


953 


MESSE    DANS    LES   SECTES    HÉRÉTIQUES 


954 


présence  du  sel  sur  le  pain  est  encore  signalée  à  plu- 
sieurs endroits  (Attestation  de  Jacques  qui  précède  les 
homélies,  §  4,  p.  8).  Le  communiant  prend  sa  part  du 
sel,  Hom.,  iv,  (5,  p.  58,  il  y  a  la  communion  au  set, 
àXcôv  xoivcovîa,  Hom.,  xiv,  8,  p.  111.  Batifîol,  op.  cit., 
p.  192,  n.  2,  croit  que  le  sel  est  ici  un  symbole  d'in- 
corruptibilité. 

Un  autre  écrit  bien  postérieur,  le  Martyrium 
Mattluci,  a  été  présenté  par  Lipsius  comme  le  reste 
d'un  travail  auquel  au  troisième  siècle  on  aurait  sou- 
mis une  légende  d'origine  g.iostique.  Après  la  mort 
de  l'apôtre,  le  ciel  invite  l'évoque  Platon  et  le  peuple 
à  chanter  V Alléluia,  à  lire  les  évangiles,  à  offrir  en 
sacrifice,  Trpoaçopxv,  le  pain  sacré  et  trois  raisins  qu'on 
pressurera  sur  la  coupe  «  Unissez-vous  à  moi,  comme 
le  Seigneur  Jésus  a  enseigné  l'offrande,  7upoacpopâv, 
venue  d'en  haut.  »  L'évêque  et  le  peuple  défèrent  à 
cette  invivation  du  ciel.  Platon  «  offre  les  oblations, 
TCpootpopâç,  pour  Matthieu,  on  y  prend  part  et  on 
loue  Dieu.  »  Lipsius-Bonnet,  Acta,  t.  n  a,  p.  252,  254. 
Ailleurs  il  est  dit  qu'après  le  baptême  du  roi,  l'évêque 
«  fait  la  bénédiction  et  l'eucharistie  sur  le  pain  sacré  et 
la  coupe  avec  son  mélange  de  liquide.  »  Puis  après 
avoir  goûté  lui-même  les  espèces  consacrées,  il  les 
présente  au  roi  en  disant  :  «  Que  ce  corps  du  Christ  et 
cette  coupe,  son  sang  versé  pour  nous,  devienne  pour 
toi  rémission  des  péchés  en  vue  de  la  vie.  >< 

Ici  se  retrouvent  toutes  les  notions  signalées  par 
les  écrivains  de  la  grande  Église  :  il  y  a  un  rite  chré- 
tien traditionnel  enseigné  par  Jésus-Christ  et  qui  est 
une  offrande  rituelle,  un  sacrifice.  Après  certains 
actes,  par  exemple  Valleluia  et  l'évangile,  l'évêque 
accomplit  l'eulogie  et  l'eucharistie  sur  le  pain  et  sur 
le  calice  rempli  de  vin  et  d'eau  :  cette  prière  fait  du 
pain  le  corps  du  Christ  et  de  la  coupe  son  sang.  Ce 
sacrifice  s'offre  pour  les  morts.  Les  fidèles  vivants 
y  participent  et  y  louent  Dieu  :  l'évêque  les  communie 
en  leur  souhaitant  que  ce  corps  et  ce  sang  leur  apportent 
la  rémission  des  péchés  et  la  vie.  Tout  cela  est  très 
orthodoxe,  mais  ces  divers  traits  ont  toutes  chances 
d'avoir  été  ajoutés  dans  les  remaniements  postérieurs. 
C'est  encore  à  l'époque  antérieure  à  saint  Cyprien 
qu'on  peut  rapporter  la  passion  de  saint  Pionius, 
prêtre  martyr  de  Smyrne.  On  y  lit  que  ce  confesseur 
et  ses  compagnons,  après  avoir  fait  une  prière  solen- 
nelle, prirent  le  samedi  du  pain  sacré  et  de  l'eau, 
facla  ergo  oratione  solemni,  cum  die  sabbalo  sanclum 
pancm  et  aquam  deguslavissent.  3,  dans  Ruinart, 
Acta  murtyrum  sincera,  Ratisbonne,  1859,  p.  188. 
Ces  mets  semblent  bien  être  l'eucharistie  (Tillemont, 
Jùlicher,  Batiffol,  Lietzmann). 

Enfin,  nous  savons  par  saint  Cyprien  que  de  son 
temps  encore  il  y  avait  des  aquariens  en  Afrique. 
Xous  connaissons  par  l'évêque  de  Carthage  les  rai- 
sons qu'ils  mettaient  en  avant  pour  justifier  leur 
conduite.  En  temps  de  persécution,  l'odeur  du  vin 
peut  trahir  les  communiants;  il  n'est  pas  conforme 
à  l'usage  de  boire  du  vin  le  matin  :  on  le  prend  le  soir, 
au  souper:  le  Christ  usa  de  vin  parce  qu'il  fit  la  cène 
le  soir;  leurs  prédécesseurs  ont  agi  ainsi;  certains 
textes  de  l'Écriture  recommandent  l'usage  de  l'eau 
et  lui  attribuent  des  effets  salutaires,  EpisL,  lxiii, 
8,  9,  15,  16,  17,  Hartel,  t.  m  b,  p.  708  sq.  Ainsi  l'usage 
aquarien  n'est  pas  motivé  par  des  considérations  d'as- 
cétisme prohibitif.  L'encratisme  a  pu  être  en  Afrique 
aussi  la  cause  qui  lui  a  donné  naissance,  mais  si  L'usage 
s'est  maintenu,  on  a,  au  temps  de  saint  Cyprien, 
oublié  le  motif  qui  l'a  fait  introduire  à  l'origine. 

Harnack  a  souligné  tous  les  textes  où  il  est  dit 
que  l'eucharistie  est  célébrée  avec  du  pain  et  de  l'eau. 
Il  a  même  cru  (voir  col.  898),  mais  à  tort,  pouvoir  por- 
ter sur  sa  liste  le  témoignage  de  saint  Justin.  Il  conclut 
ainsi  :  les  deux  usages  celui  des  aquariens  et  l'autre 


coexistent  dès  l'origine  et  au  cours  des  premiers 
siècles.  Donc  pour  les  premiers  chrétiens  les  éléments 
importaient  peu  :  a  leurs  yeux  l'eucharistie  était 
un  repas  avec  mets  solide  et  liquide.  On  est  donc 
amené  à  croire  que  le  Christ  à  la  cène  primitive  n'avait 
pas  donné  en  nourriture  et  en  breuvage  son  corps  et 
son  sang,  mais  sanctifié  l'action  de  manger  et  de  boire. 
Harnack,  Brot  und  Wasser,  die  eucharistischcn  Ele- 
mente  bei  Justin,  Leipzig,  1891,  dans  Texte  und  Unter- 
such.,  t.  vu,  fasc.  2;  voir  en  sens  contraire  Zahn, 
Theolog.  Litteraturzeitung,  1892,  t.  xvn,  p.  373-378. 
Il  a  été  démontré  que  Justin  ne  devait  pas  être  mis 
au  nombre  des  aquariens  (voir  plus  haut).  Si  on  accorde 
à  leur  usage  l'ampleur  qu'il  a  eue,  sans  le  restreindre 
ni  l'augmenter,  on  est  obligé  de  leconstater.ee  sont 
des  sectes,  des  groupes  hérétiques  ou  suspects  qui 
l'ont  adopté.  La  grande  Église  l'a  toujours  rejeté,  c'est 
pour  elle  une  hérésie.  L'emploi  du  vin  mélangé  d'eau 
est  attesté  pour  Rome  par  Justin,  pour  la  Gaule  et 
l'Asie  par  Irénée,  pour  l'Egypte,  l'Italie,  la  Grèce,  la 
Syrie,  la  Palestine  par  Clément  d'Alexandrie,  pour 
l'Afrique  enfin  par  Tertullien  et  Cyprien.  Cf.  Dôlger, 
op.  cit.,  p.  51  sq.  Une  deuxième  constatation  s'impose  : 
plusieurs  de  ces  groupes  étaient  à  tendance  encra- 
tique;  c'est  donc  leur  rigorisme  et  non  le  souvenir 
de  l'institution  primitive  qui  les  portait  à  prohiber 
le  vin  :  leur  rigorisme  moral  ne  leur  permettait  pas 
de  l'employer.  Voir  Batiffol.  art.  Aquariens,  dans 
Diction,  d'archéol.,  t.  i,  col.  2648-2G50. 

Dépassant  encore  d'une  certaine  manière  Harnack, 
Lietzmann  vient  de  soutenir,  op.  cit.,  p.  238-249,  que 
l'eucharistie  primitive  ne  se  composait  que  de  pain. 
Pour  le  démontrer,  il  invoque  tous  les  textes  anciens 
où  il  est  dit  qu'elle  était  consacrée  avec  de  l'eau.  Il 
en  rapproche  même  ceux  où  il  est  parlé  du  miel 
et  du  lait  donnés  aux  néophytes,  loc.  cit.,  p.  248, 
note  7,  et  le  passage  des  Actes  des  saintes  Perpétue  et 
Félicité,  où  en  vision  le  Pasteur  remet  à  Perpétue  du 
fromage.  Il  conclut  que,  primitivement,  on  professait 
à  l'égard  de  l'élément  eucharistique  ajouté  au  pain 
une  grande  indifférence.  «  C'est  donc,  écrit-il,  parce 
qu'à  l'origine  cette  seconde  espèce  n'existait  pas.  » 
La  réfutation  qui  a  été  faite  de  l'opinion  de  Harnack 
peut  être  reproduite  ici.  L'usage  aquarien,  pour  avoir 
été  plus  répandu  que  l'on  ne  pensait  jadis,  est  loin 
d'avoir  l'importance  que  lui  donne  l'auteur;  il  est 
impossible  de  préférer  une  coutume  qui  n'apparaît 
guère  que  dans  des  groupes  suspects  ou  hérétiques,  à 
l'usage  attesté  par  tous  les  écrivains  de  la  grande 
Église.  Cette  coutume  d'employer  de  l'eau  ne  trouve 
d'ailleurs  pas  son  origine  dans  l'indifférence  du  public 
et  de  ses  chefs  à  l'égard  du  second  élément.  S'il  est 
une  vérité  qui  est  hors  de  doute,  c'est  que  ni  les  catho- 
liques, ni  les  aquariens  ne  tenaient  le  choix  du  liquide 
pour  peu  important  :  les  premiers  condamnaient 
sévèrement  l'emploi  de  l'eau,  et  les  seconds  se  refu- 
saient énergiquement  à  user  du  vin.  Quant  à  la  vision 
de  Perpétue,  il  est  impossible  d'y  trouver  une  preuve 
que  l'antiquité  chrétienne  était  indifférente  au  choix 
du  second  élément  :  il  n'est  pas  parlé  en  cet  endroit 
de  pain  et  de  fromage,  mais  seulement  de  ce  dernier 
mets  :  et  de  caseo  quod  mulgebat  dédit  mihi  quasi 
buccellam.  Passio  Pcrpeluœ,  4.  A  plus  forte  raison 
ne  peut-on  pas  invoquer  ici  l'usage  de  présenter  aux 
nouveaux  baptisés  du  lait  et  du  miel.  C'est  seulement 
aux  néophytes  qu'étaient  donnés  ces  deux  breuvages 
le  jour  de  leur  baptême  :  il  y  a  donc  là  un  rite  d'ini- 
tiation, et  non  une  forme  d'eucharistie.  Cl.  Duchesne, 
Origines  du  culte  chrétien,  Paris,  1908,  p.  186,  322, 
338.   341,   344. 

Pour  prouver  que  l'eucharistie  primitive  ne  se 
composait  que  du  pain,  Lietzmann  invoque  surtout 
les  textes  où  seul  est  mentionné  cet  élément.  Aux 


955 


MESSE    DANS   L'ANTIQUITÉ   :   CONCLUSIONS 


951) 


passages  que  nous  avons  cités  au  cours  de  cette  étude' 
de  l'eucharistie  des  sectes,  il  ajoute  les  Actes  des 
Apôtres  dans  lesquels  il  est  parlé  de  la  fraction  du 
pain,  ii,  42,  16,  xx,  ll.etle  récit  de  la  cène  d'Emmaus. 
Luc,  xxiv,  30,  35.  Un  premier  fait  est  à  noter  :  On  ne 
relève  aucun  texte  qui  proscrive  positivement  l'usage 
de  l'élément  liquide.  Aucun  témoignage  des  hérésio- 
logues  anciens  ne  nous  révèle  l'existence  d'une  secte 
ne  consacrant  l'eucharistie  que  sous  l'espèce  du  pain. 
Sans  doute,  un  certain  nombre  de  passages  empruntés 
à  des  écrits  venus  de  groupes  hérétiques  ou  suspects 
ne  mentionnent  dans  la  célébration  de  l'eucharistie 
que  le  pain.  Est-ce  pour  abréger  le  récit  ou  parce  que 
dans  le;  communautés  auxquelles  appartient  l'auteur 
on  n'emploie  pas  une  seconde  espèce?  La  question 
est  insoluble. 

En  certains  de  ces  écrits,  tantôt  la  description  du 
rite  ne  signale  qu'un  "élément  et  tantôt  elle  parle  de 
deux.  Le  fait  s'explique  à  merveille.  Si  dans  une 
Église  on  consacre  l'eucharistie  avec  du  pain  et  avec 
un  second  élément,  vin  ou  eau,  l'écrivain  qui  s'adresse 
à  des  membres  de  son  groupe  a  suffisamment  désigné 
le  rite  lorsqu'il  a  parlé  simplement  du  premier  de  ces 
deux  éléments.  Tout  le  monde  entendra  que  le  second 
a  été  lui  aussi  employé.  C'est  seulement  si  un  auteur 
veut  faire  une  description  complète  de  tous  les  rites 
qu'il  est  obligé  de  ne  rien  passer  sous  silence  :  on  peut 
alors  à  bon  droit  conjecturer  que  ce  qu'il  tait  n'a  pas 
lieu.  Or.qu'on  examine  les  passages  cités  par  Lietzmann, 
la  plupart  de  ces  textes  sont  des  phrases  qui,  en  dix 
ou  vingt  mots,  décrivent  le  rite  eucharistique.  Leur 
silence  ne  prouve  donc  rien  contre  l'emploi  d'un 
élément  liquide  dans  l'eucharistie.  D'ailleurs,  même  si 
on  admet  que  certaines  sectes  usaient  seulement  de 
pain,  on  ne  peut,  sans  aller  contre  les  règles  de  la  saine 
méthode  historique,  opposer  cet  usage  restreint,  dou- 
teux, peu  connu,  attesté  par  des  groupes  suspects, 
étranges,  excentriques,  à  une  pratique  attestée  par 
les  témoignages  les  plus  nombreux  et  les  plus  clairs 
de  tous  les  écrivains  du  Nouveau  Testament,  et  de 
tous  les  auteurs  catholiques  des  trois  premiers  siècles 
qui  ont  parlé  de  l'eucharistie. 

Les  textes  des  Actes  des  Apôtres  ne  font  pas  excep- 
tion :  l'eucharistie  n'y  est  nommée  que  d'un  mot  et 
en  passant.  Il  est  d'ailleurs  des  exégètes  qui  hésitent 
à.  voir  dans  les  trois  textes  cités  par  Lietzmann  des 
allusions  à  l'eucharistie.  Quant  à  la  cène  d'Emmaus, 
elle  est  si  spéciale  qu'il  est  impossible  de  l'invoquer 
contre  les  récits  de  la  cène  que  donnent  saint  Luc, 
les  deux  autres  synoptiques  et  saint  Paul,  récits  dans 
lesquels  sont  mentionnés  le  pain  et  la  coupe.  Toute 
la  science  et  l'autorité  de  Lietzmann  ne  peuvent 
faire  accepter  ce  qui  est,  de  toute  évidence,  con- 
traire à  l'ensemble  des  témoignages  de  l'antiquité 
chrétienne. 

Les  dépositions  des  sectes  et  des  hérétiques  rendent 
par  contre  un  très  réel  service.  Elles  établissent  que 
le  rite  eucharistique  était  tenu  pour  une  partie  essen- 
tielle du  christianisme.  Il  en  était  si  bien  ainsi  que 
les  sectes  les  plus  hardies  et  les  plus  détachées  de  la 
grande  Église  croyaient  devoir  la  garder.  Seuls,  les 
docètes  sont  signalés  comme  s'abstenant  de  l'eu- 
charistie, mais  ils  ne  le  font  pas  parce  qu'elle  leur 
semble  une  innovation,  un  rite  étranger  au  christia- 
nisme primitif  :  c'est  leur  conception  de  la  chair  du 
Christ  qui  leur  impose  leur  attitude. 

Il  faut  aussi  souligner  les  très  nombreux  passages 
où  ces  écrits  hétérodoxes  ou  suspects  nomment  l'eu- 
charistie une  offrande  rituelle.  S'ajoutant  aux  témoi- 
gnages des  écrivains  de  la  grande  Église  et  du  Nou- 
veau Testament,  ces  affirmations  achèvent  de  prou- 
ver que  la  croyance  au  caractère  sacriiieiel  de  l'eu- 
charistie était  générale  dès   les  premiers  siècles. 


VII  Conclusions.  —  Des  témoignages  étudiés- 
découle  ce  qui  suit  : 

1°  Dès  l'origine,  l'eucharistie  ou  action  de  grâces 
est  célébrée  dans  toutes  les  communautés  qui  hono- 
rent Jésus.  Nous  ne  connaissons  qu'une  exception  : 
les  docètes  ne  peuvent  que  s'abstenir  de  participer  à 
la  chair  du  Verbe,  puisqu'ils  ne  croient  pas  à  sa  réalité. 
Leur  cas  ne  démontre  donc  nullement  que  la  cène  soit 
une  institution  surajoutée  à  l'évangile  primitif. 

2°  Que  cette  eucharistie  ait  été  instituée  par  Jésus, 
c'est  ce  qu'affirment  en  termes  exprès  Clément  de 
Rome,  Justin,  Irénée,  Clément  d'Alexandrie,  Origène, 
Hippolyte,  Tertullien  et  Cyprien.  Ces  huit  derniers 
écrivains  rattachent  la  cène  chrétienne  au  dernier  repas 
pris  par  le  Christ  dans  le  cénacle  avecses^isciples.  D'an- 
tiques monuments  paraissent  bien  attester,  eux  aussi, 
que  l'eucharistie  remonte  au  Seigneur.  Cf.  ici  Bour, 
Eucharistie  d'après  les  monuments  de  l'antiquité 
chrétienne,  t.  v,  col.  1196.  On  peut  même  soutenir 
que  ce  fait  est  admis  de  tous  les  chrétiens.  Chacun  des 
témoins  de  l'eucharistie,  alors  même  qu'il  n'est  pas 
amené  à  parler  de  son  origine,  la  présente  comme  une 
institution  essentielle  du  christianisme.  L'Église  et 
les  fidèles  ne  pourraient  pas  la  supprimer  :  elle  émane 
d'une  autorité  supérieure  à  la  leur. 

3°  Aussi  l'eucharistie  des  catholiques  ressemble-t- 
elle  toujours  et  partout  à  la  cène  chrétienne  que 
décrivent  saint  Paul  et  les  Synoptiques  :  On  y  trouve 
non  seulement  du  pain,  mais  une  coupe.  Il  est  même 
impossible  de  démontrer  qu'en  dehors  de  la  grande 
Église  en  un  groupe  quelconque  le  pain  était  seul  en 
usage.  D'antiques  monuments  confirment  cette  pro- 
position et  prouvent  l'usage  du  pain  et  de  la  coupe. 
Bour,  art.  cit..  col.  1196-1197,  1205. 

4°  Chez  les  catholiques,  dès  l'origine,  le  liquide 
employé  dans  l'eucharistie  a  été  du  vin  auquel  on 
mélangeait  de  l'eau.  Telle  est  encore  la  matière  dont 
usaient  certaines  sectes,  par  exemple,  les  valentiniens, 
les  gnostiques  du  second  des  Livres  de  Jéû  et  de  la 
Pistis  Sophia.  Mais  l'usage  aquarien  a  été  assez  répandu 
et  fort  tenace.  Il  est  signalé  chez  les  ébionites,  chez 
Marcion  et  ses  disciples,  chez  Tatien,  chez  les  dissi- 
dents attaqués  par  Clément  d'Alexandrie,  dans  les 
milieux  d'où  viennent  les  Actes  de  Pierre  et  ceux  de 
Thomas,  ainsi  que  le  Martyre  de  Pionius,  enfin,  chez 
des  Africains  de  l'époque  de  Cyprien.  Les  écrivains 
catholiques  réprouvent  très  énergiquement  cette  cou- 
tume et  la  déclarent  hérétique.  Les  tenants  de  cet 
usage  n'essayent  pas  de  le  justifier  en  le  déclarant 
primitif.  Les  aquariens  que  combat  l'évêque  de  Car- 
tilage mettent  en  avant  divers  prétextes.  Il  semble 
bien  que  l'usage  aquarien  ait  été  d'abord  commandé 
par  un  rigorisme  excessif  :  il  n'est  donc  pas  primitif. 
Certains  monuments  de  la  plus  haute  antiquité,  par 
exemple  l'inscription  d'Abercius,  attestent  l'emploi  du 
vin  dans  l'eucharistie.  Bour,  art.  cit.,  col.  1196-1197 
cf.  art.  Abercius,  t.  i,  col.  57  et  65. 

5°  Au  cours  de  l'eucharistie  interviennent  des  offi- 
ciants qui  accomplissent  un  service  liturgique  réservé 
à  eux  seuls.  C'est  ce  que  montrent  tous  les 'textes, 
ceux  des  catholiques  et  ceux  des  sectes.  Clément  de 
Rome  et  Ignace  insistent  sur  cette  pensée. 

Il  y  a  un  président  qui  fait  l'eucharistie  (Justin). 
C'est  l'évêque  (Didachè,  Clément  de  Rome,  Ignace, 
Irénée,  Didascalic,  Hippolyte,  Tertullien,  Cyprien) 
avec  lequel  peuvent  concélébrer  les  prêtres  (Hippo 
lyte,  Cyprien).  Il  arrive  aussi  à  ces  derniers  d'ope- 
rer  seuls  (Ignace,  Denys  d'Alexandrie,  Tertullien, 
Cyprien);  mais  il  faut  que  ce  soit  sur  délégation  de 
l'évêque  (Ignace)  ou  conformément  à  ses  prescriptions 
(Cyprien).  Les  diacres  sont  les  collaborateurs  de  l'évê- 
que, du  président.  Un  de  leurs  offices  est  de  distribuer 
aux  fidèles  l'eucharistie  (Didachè,  Clément  de  Rome, 


957 


MESSE    DANS    L'ANTIQUITÉ   :   CONCLUSIONS 


958 


nace,    Justin,    Clément    d'Alexandrie,    Cyprien). 

Sans  doute,  la  Didachè  reproduit  des  prières  et  des 
actions  de  grâces  de  tous  les  assistants,  mais  elle  ne 
fait  pas  célébrer  la  fraction  du  pain  et  la  bénédiction 
de  la  coupe  par  les  simples  fidèles.  Pour  le  sacrifice, 
pour  la  fraction,  elle  ordonne  qu'on  choisisse  avec  soin 
des  évèques  et  des  diacres  qui  rempliront  l'office  des 
ministres  itinérants  des  premiers  jours,  docteurs  et 
prophètes.  Tertullien  lui-même,  bien  que,  devenu 
montaniste,  il  tienne  tous  les  laïques  pour  prêtres,  ne 
leur  reconnaît  le  droit  d'user  de  leur  sacerdoce  que 
s'ils  se  trouvent  au  nombre  de  trois,  dans  un  groupe 
où  il  n'y  a  aucun  fidèle  gratifié  par  l'Église  d'une 
investiture  spéciale,  pour  accomplir  les  fonctions  litur- 
giques. 

Tous  les  témoignages  s'accordent  à  exiger  des  minis- 
tres de  l'eucharistie  une  grande  sainteté  :  ils  doivent 
être  irréprochables.  Avec  la  bonne  conscience  Clé- 
ment de  Rome  reclame  d'eux  la  gravité,  l'observation 
des  règles  imposées  à  leur  office. 

Mais  les  mêmes  auteurs  qui  attestent  le  rôle  litur- 
gique propre  à  la  hiérarchie  affirment  que  l'action 
de  grâces  est  un  acte  de  toute  l'Église.  Il  en  est  ainsi 
parce  que  le  président  accomplit  ses  fonctions  dans 
l'assemblée  des  fidèles,  parce  qu'il  s'exprime  en  leur 
nom  et  prie  non  seulement  pour  eux,  mais  pour  les 
absents  et  tous  les  frères;  parce  que  les  assistants  lui 
répondent  :  Amen;  enfin  parce  qu'ils  apportent  la 
matière  employée  pour  l'eucharistie.  Ainsi,  sans  se 
contredire,  les  écrivains  chrétiens  affirment  à  la  fois 
que  l'eucharistie  est  faite  par  la  hiérarchie  et  qu'elle 
est  offerte  par  les  laïques. 

Il  est  encore  attesté  que  l'action  de  grâces  a  lieu 
au  nom  de  Jésus  (Justin).  On  rend  grâces  au  Père 
par  le  Fils  (Hippolyte),  par  lui  et  par  le  Saint-Esprit 
(Justin).  Quand  le  prêtre  offre,  il  y  a  oblation  de  toute 
l'Église  unie  à  Jésus-Christ,  comme  l'eau  l'est  au  vin 
(Cyprien).  Nous  présentons  nos  prémices  et  nous  adres- 
sons nos  prières,  ayant  un  grand  pontife  qui  a  pénétré 
dans  le  ciel  (Origène). 

6°  Tous  les  textes  sont  d'accord  pour  nous  apprendre 
que  le  président  fait  l'action  de  grâces  sur  ce  qui  est 
offert.  Il  eucharistie  le  pain  et  le  vin. 

Rappelons  les  formules  les  plus  fameuses  :  L'ali- 
ment est  eucharistie  par  une  parole  de  prière  qui  vient 
de  Jésus,  écrit  Justin.  Trois  fois  Iréivée  affirme  que  le 
pain  et  le  vin  recevant  l'invocation,  la  parole  de  Dieu, 
deviennent  l'eucharistie,  corps  et  sang  du  Christ. 
D'après  Origène,  les  dons  de  la  cène  sont  transformés 
par  la  prière  en  un  corps,  en  quelque  chose  de  saint 
qui  sanctifie. 

Si  on  laisse  aux  mots  leur  sens  obvie,  si  on  observe 
que  les  écrivains  chrétiens  rattachent  l'institution  de 
la  cène  au  dernier  repas  du  Seigneur,  si  on  se  souvient 
que  Justin,  Clément  d'Alexandrie,  Origène,  Hippo- 
lyte, Tertullien  et  Cyprien,  pour  expliquer  le  rite 
chrétien,  rappellent  les  paroles  de  Jésus  :  Ceci  est 
nvjn  corps,  on  est  obligé  de  conclure  que  ce  n'est  pas 
par  une  invocation  à  l'Esprit-Saint,  mais  par  les 
paroles  même  du  Sauveur  que  s'opère  l'eucharistie. 
Voir  art.  Épiclèse,  t.  v,  col.  232-233. 

Au  reste,  l'unique  anaphore  de  cette  époque  par- 
venue jusqu'à  nous,  celle  d'Hippolyte,  fait  prononcer 
par  l'évèque  sur  le  pain  et  le  vin  les  mots  :  Ceci  est 
mon  corps,  ceci  est  mon  sang.  Aussitôt  après,  l'officiant 
dit  :  Sous  t'offrons  le  pain  et  le  calice,  te  rendant  grâces. 
C'est  ensuite  seulement  qu'est  récitée  une  invocation 
à  l'Esprit-Saint.  Encore  ne  demande-t-elle  pas  à 
celui-ci  qu'il  eucharistie  les  éléments,  mais  qu'il 
descende  sur  eux  pour  qu'en  y  participant  les  fidèles 
reçoivent  aussi  l'Esprit-Saint.  La  Didascalie  lui  attribue 
une  action  sur  le  rite  lui-même.  L'Esprit-Saint  reçoit 
l'oraison  de  celui  qui  prie  et  il  sanctifie  l'eucharistie. 


Aucun  autre  texte  de  l'époque  n'exprime  pareille 
pensée.  D'ailleurs  la  prière  ainsi  dotée  de  vertu  par 
l'Esprit  peut  être  l'oraison  :  Ceci  est  mon  corps. 

Dans  plusieurs  écrits  émanant  de  milieux  suspects 
ou  hérétiques  (Actes  de  Jean,  de  Pierre,  de  Thomas, 
livre  de  Jeu)  l'eucharistie  s'opère  non  seulement  par 
les  mots  du  Christ,  mais  par  des  invocations.  Mais  elles 
sont  si  variées,  si  étranges,  si  teintées  de  gnostitisme 
ou  de  magie,  qu'il  est  impossible  de  recourir  à  elles 
pour  découvrir  le  rite  primitif.  Il  est  à  noter  d'ailleurs 
que  ces  invocations  ne  s'adressent  pas  à  l'Esprit- 
Saint. 

7°  Qui  peut  prendre  part  à  l'eucharistie,  c'est-à- 
dire  y  assister,  y  communier  et  l'offrir  avec  le 
président,  car  les  trois  rites  sont  alors  régulièrement 
unis  ? 

Tous  les  écrivains  catholiques  sont  d'accord  pour 
exiger  une  grande  pureté,  tous  insistent  sur  la  sainteté 
du  rite.  D'abord  il  est  nécessaire  qu'on  soit  baptisé, 
donc  qu'on  ait  la  foi.  Sous-entendue  par  tout  le 
monde,  cette  condition  est  plus  d'une  fois  affirmée 
(Didachè,  Justin,  etc.). 

De  plus,  une  vie  irréprochable  est  requise.  Chaque 
auteur  exprime  cette  pensée  à  sa  manière,  insiste 
sur  telle  ou  telle  disposition;  mais  partout  le  même 
souci  de  pureté  morale  se  retrouve.  La  Didachè  convie 
les  saints.  Qui  ne  l'est  pas,  doit  faire  pénitence.  Tous 
les  assistants  sont  invités  à  confesser  leurs  péchés. 
Il  faut  encore  qu'on  se  réconcilie  avec  son  ennemi. 
Ignace  demande  que  les  fidèles  soient  soumis  à 
l'évèque,  ainsi  qu'au  collège  presbytéral,  soutenus 
par  la  grâce,  animés  par  la  foi,  pleinement  unis  à 
Jésus-Christ.  Justin  rappelle  que,  pour  participer  à 
l'assemblée  chrétienne,  on  doit  vivre  comme  le  Christ 
l'enseigne.  Irénée  réclame  une  doctrine  pure  et  une 
foi  sans  hypocrisie,  une  ferme  espérance  et  une  ardente 
charité  :  il  faut  craindre  Dieu  et  avoir  à  l'égard  de  ses 
frères  les  sentiments  prescrits.  Enfin  il  importe  que 
l'offrande  soit  faite  avec  joie  et  liberté.  Origène  requiert 
une  intention  saine,  un  esprit  pur,  une  conscience 
sans  tache.  Hippolyte  demande  l'humilité.  Tertullien 
et  Cyprien  ne  sont  pas  moins  sévères  :  ils  insistent 
plus  que  personne  sur  la  sainteté  de  l'eucharistie. 
L'évèque  de  Carthage  redit  maintes  fois  que,  pour 
prendre  part  aux  saints  mystères,  ii  faut  être  en  règle 
avec  l'Église  et  se  réconcilier  avec  elle  par  les  exercices 
réguliers  de  la  pénitence  publique,  si  on  a  été  séparé 
d'elle  comme  l'ont  été  par  exemple  les  apostats.  En 
temps  de  persécution  seulement  cette  discipline  peut 
s'adoucir.  De  même  Firmilien  ne  veut  pas  qu'on  laisse 
s'approcher  de  l'eucharistie  ceux  qui  ont  reçu  le 
baptême  des  hérétiques.  Nous  savons  même  par  Denys 
d'Alexandrie  que  l'interdiction  de  communier  en  raison 
d'un  crime,  par  exemple  de  l'apostasie,  peut  durer 
jusqu'à  la  mort. 

Ce  respect  de  l'eucharistie  fait  exiger  du  corps  lui- 
même  une  certaine  dignité.  Tertullien  condamne  ceux 
qui  fréquentent  les  fêles  païennes  et  les  assemblées 
chrétiennes.  II  veut  qu'à  domicile  on  prenne  l'eucha- 
ristie avant  toute  autre  nourriture.  Nous  savons  aussi 
qu'en  Orient  on  se  demande  si  la  femme  au  moment 
critique  du  mois  peut  communier:  Denys  d'Alexandrie 
répond  par  la  négative  et  la  Didascalie  est  d'avis 
contraire.  On  se  souvient  enfin  qu'Origène  et  Tertul- 
lien recommandent  instamment  de  î  c  rien  laisser 
tomber  de  l'eucharistie. 

Les  antiques  monuments  chrétiens  confirment  les 
témoignages  des  Pères  :  sur  les  fresques,  le  baptême 
précède  l'eucharistie;  Pectorius  d'Autun  n'invite  à  la 
recevoir  que  la  race  divine  du  Poisson  céleste.  Ce  mets 
sacré  n'est  servi  qu'aux  «  amis  »,  dit  Abercius.  Pour, 
art.  cit.,  col.  1199.  Même  dans  les  écrits  d'o\riginc 
suspecte  ou  hérétique,  on  trouve  des  affirmations  sur 


959 


MESSE    DANS    L'ANTIQUITÉ    :   CONCLUSIONS 


960 


la  nécessité  du  baptême  et  des  dispositions  morales 
avant  la  communion  (Actes  de  Jean,  de  Pierre,  de 
Thomas). 

L'eucharistie  peut  encore  être  utile  aux  absents. 
N'est-elle  pas  l'offrande  de  l'Église  :  aussi  y  prie-t-on 
pour  elle  (Didachè,  Justin,  Hippolyte,  Cyprien).  On  y 
recommande  aussi  à  Dieu  spécialement  certaines  per- 
sonnes autres  que  les  assistants,  par  exemple,  des 
membres  de  la  hiérarchie,  des  confesseurs  en  prison, 
des  bienfaiteurs,  des  ennemis,  des  pénitents.  On  solli- 
cite des  faveurs  dont  bénéficient  même  des  personnes 
qui  n'appartiennent  pas  à  l'Église:  la  paix  et  la  tran- 
quillité publique,  la  conversion  des  pécheurs  et  des 
infidèles. 

C'est  par  application  de  cette  coutume  qu'on  ima- 
gine de  désigfier  spécialement  un  ou  quelques  fidèles 
pour  lesquels  l'eucharistie  est  spécialement  offerte. 
Cyprien  reconnaît  au  prêtre  le  droit  de  faire  cette 
application  :  ce  ne  doit  être  évidemment  qu'au 
profit  de  fidèles  en  règle  avec  l'Église.  Tertullien 
atteste  le  même  usage. 

De  la  même  manière  le  célébrant  peut  offrir  l'eucha- 
ristie pour  certains  morts  désignés  par  lui;  Tertullien 
et  Cyprien  qui  signalent  cet  usage,  ajoutent  qu'il  est 
ancien.  Cette  fois  encore,  l'évêque  de  Carthage  rappelle 
que  des  règles  de  l'Église  ne  permettent  pas  de  faire 
cette  application  au  profit  de  tous  les  défunts  :  il  en 
est  qui  sont  exclus.  Il  faut  donc  être  mort  dans  la  paix 
de  l'Église.  La  Didascnlie  nous  apprend  qu'en  Orient 
aussi  on  offre  pour  les  défunts.  Les  Actes  de  Jean, 
nous  signalent  la  fraction  du  pain  par  l'apôtre  et  les 
frères,  sur  le  tombeau  de  Drusiana,  le  troisième  jour 
après  sa  mort.  Nous  savons  aussi  par  le  Marlyrium 
Polycarpi,  qu'on  célébrait  l'eucharistie  à  l'anniver- 
saire du  décès  des  confesseurs.  L'usage  est  encore 
attesté  par  la  Didascalie,  Tertullien  et  Cyprien.  En 
faveur  de  l'existence  de  l'antique  coutume  d'offrir 
le  sacrifice  pour  les  morts,  il  semble  qu'on  peut  aussi 
invoquer  le  témoignage  d'antiques  monuments  chré- 
tiens. Cf.  Bour,  art.  cit.,  col.  1202-1203. 

8°  Sur  les  effets  du  rite  eucharistique,  dès  l'origine 
jusqu'à  saint  Cyprien,  les  écrivains  chrétiens  tiennent 
le  m}me  langage.  Cette  cérémonie  est  action  de  grâces 
et  prière,  elle  honore  Dieu  et  sanctifie  l'homme,  elle 
plaît  au  ciel  et  profite  à  la  terre. 

Tous  les  anciens  témoins  montrent  dans  cet  acte 
un  hommage  de  reconnaissance  offert  à  Dieu.  Les 
fidèles  lui  expriment  leur  gratitude  et  pour  les  divers 
bienfaits  de  la  création  énumérés  en  détail  ou  rappelés 
d'un  mot,  et  pour  les  dons  apportés  par  Jésus-Christ 
au  cours  de  sa  vie  et  dans  sa  passion.  Rendre  grâces 
ainsi,  c'est  sans  doute  remercier;  mais  par  là  même 
c'est  adorer  Dieu,  le  louer,  le  glorifier,  lui  offrir  le 
culte  qui  n'est  dû  qu'à  lui.  On  attribue  à  l'eucharistie 
ces  effets. 

Par  elle  aussi,  et  sans  doute  parce  qu'elle  plaît  à 
Dieu,  le  fidèle  croit  pouvoir  obtenir  de  nouveaux  bien- 
faits pour  lui  et  pour  autrui.  Qu'il  en  soit  ainsi,  c'est 
ce  que  démontrent  pleinement  les  affirmations  de 
tous  les  écrivains  de  l'époque  ;  l'usage  de  recommander 
à  Dieu  pendant  la  cérémonie  les  assistants,  d'autres 
personnes  et  toute  l'Église;  enfin  l'habitude  d'offrir 
l'eucharistie  pour  des  vivants  et  des  morts  déterminés. 

Qu'espère-t-on  obtenir?  Si  on  examine  les  affir- 
mations très  générales  des  textes,  il  faut  répondre 
que  de  l'eucharistie  les  fidèles  attendent  tout  ce  qu'ils 
peuvent  légitimement  désirer  pour  eux  et  l'Église. 
Notons  parmi  les  faveurs  escomptées  la  rémission  des 
péchés,  le  salut,  l'entrée  dans  le  royaume  :  non  seule- 
ment des  témoignages  précis  l'attestent,  mais  la  pra- 
tique des  sacrifices  pour  les  morts  suffirait  à  l'établir. 
Souvent  aussi  on  signale  comme  un  fruit  de  l'eucha- 
istie  la  sainteté,  la  victoire  sur  le  démon,  une  vie 


pure  et  l'union  à  Jésus-Christ.  L'eucharistie  a  aussi 
pour  effet  l'accroissement  de  la  charité  fraternelle; 
elle  unit  les  chrétiens  sur  terre  et  demande  qu'ils 
soient  rassemblées  dans  le  royaume  céleste.  Il  est 
d'autres  faveurs  qui  semblent  plutôt  devoir  être  attri- 
buées à  la  communion  proprement  dite  :  la  vie  éter- 
nelle, l'immortalité  du  corps,  la  joie  d'une  sainte 
ivresse  que  signale  Cyprien,  le  bonheur  de  goûter  le 
vin  délicieux  et  l'aliment  doux  comme  le  miel  dont 
parlent    Hippolyte,    Pectorius  d'Autun  et   Abercius. 

Au  reste,  puisqu'aux  origines  quiconque  assistait 
aux  saints  mystères,  y  participait,  on  ne  distinguait 
pas,  avec  la  précision  des  théologiens  modernes,  les 
effets  du  sacrifice  et  ceux  de  la  communion. 

9°  Que  cette  eucharistie  ne  soit  pas  une  simple 
prière,  c'est  ce  que  prouvent  déjà  avec  l'emploi  du 
pain  et  du  vin,  l'intervention  d'une  hiérarchie  dotée 
de  pouvoirs  réservés  à  elle  exclusivement. 

Ce  rite  est  un  sacrifice  proprement  dit.  Ainsi  est-il 
nommé  par  la  Didachè,  Justin,  Origène,  Firmilien, 
Hippolyte,  Tertullien  et  Cyprien.  D'autres  auteurs, 
Clément  de  Rome,  Clément  d'Alexandrie,  Corneille  et 
la  Didascalie  montrent  dans  l'eucharistie  une  offrande 
rituelle  et  liturgique;  Ignace  ne  peut  la  nommer  sans 
parler  de  l'autel  chrétien. 

Ce  sacrifice  est  analogue  à  ceux  de  l'Ancienne  Loi 
et  leur  succède  (Didachè,  Clément  de  Rome,  Justin, 
Origène,  Hippolyte,  Tertullien  et  Cyprien).  Il  a  été 
figuré  par  celui  de  Melchisédech  (Clément  d'Alexan- 
drie et  Cyprien);  c'est  le  sacrifice  pur  annoncé  par 
Malachie  (Didachè,  Justin,  Irénée,  Hippolyte, 
Cyprien).  Il  semble  bien  aussi  que  chez  plusieurs 
écrivains  anciens  la  locution  sanctifier  le  pain,  le 
rendre  saint,  ait  le  sens  de  le  vouer  à  Dieu,  de  le 
sacrifier  (Didachè,  Clément  d'Alexandrie,  Origène, 
Denys  d'Alexandrie,  Firmilien,  Didascalie,  Tertullien 
et  Cyprien). 

Dans  des  écrits  apocryphes  eux-mêmes  se  trouvent 
des  expressions  semblables  :  l'eucharistie  est  une 
offrande  rituelle  (Actes  de  Jean,  Pistis  Sophia),  un 
sacrifice  (Actes  de  Pierre  et  IIe  livre  de  Jéû).  A  noter 
encore  un  monument  de  la  plus  haute  antiquité  (pre- 
mière moitié  du  ne  siècle).  Dans  une  des  chapelles 
des  Sacrements,  à  la  catacombe  de  Calliste,  à  côté 
de  la  scène  dite  de  la  consécration  et  de  celle  du  repas 
eucharistique,  est  représenté  le  sacrifice  d'Abraham. 
Des  juges  très  sùrs(Rossi,  Wilpert,Marucchi,Leclercq, 
Bour)  n'hésitent  pas  à  conclure  que  l'artiste  fait  allu- 
sion au  caractère  sacrificiel  de  l'eucharistie.  Cf.  Bour, 
art.  cit.,  p.  1201. 

Sans  doute,  Clément  de  Rome,  Justin,  Aristide, 
Athéiagore,  Apollonius,  l'Épître  à  Diognète,  Minucius 
Félix,  Clément  d'Alexandrie  et  Tertullien  déclarent  que 
les  chrétiens  n'offrent  pas  de  sacrifices  à  la  Divinité 
pour  satisfaire  à  ses  besoins.  Mais  ce  qu'ils  repoussent 
ainsi,  c'est  l'oblation  conçue  à  la  manière  païenne  et 
déjà  réprouvée  par  l'Ancien  Testament.  Pour  établir 
que  ces  écrivains  ne  nient  pas  l'existence  d'un  sacrifice 
chrétien,  il  suffit  d'observer  que  trois  d'entre  eux 
l'affirment  très  clairement  :  Justin,  Clément  d'Alexan- 
drie et  Tertullien. 

10°  Pourquoi  l'eucharistie  était-elle  tenue,  des  ori- 
gines à  saint  Cyprien,  pour  un  sacrifice  ? 

Assurément,  ce  n'est  pas  parce  qu'elle  est  une 
offrande  de  pain  et  de  vin.  Aucun  texte  ne  permet  de 
voir  un  sacrifice  dans  l'acte  des  fidèles  donnant  à  la 
hiérarchie,  apportant  à  l'assemblée  ce  qui  était  néces- 
saire pour  l'eucharistie  ou  l'agape,  la  subsistance  du 
clergé  ou  l'entretien  des  pauvres.  Tout  ce  que  nous 
savons  du  rite  chrétien  primitif  condamne  cette 
hypothèse. 

Les  antiques  témoins  de  l'eucharistie  ne  paraissent 
pas  soupçonner  davantage  qu'il  y  a  en  elle  destruction 


9(>1 


MESSE    DANS    L'ANTIQUITÉ    :    CONCLUSIONS 


962 


d'une  victime,  Wieland  a  pu  aisément  le  démontrer. 
Il  a  eu  tort  de  conclure  que  l'eucharistie  était  une 
simple  oblation  de  prières.  Des  textes  nombreux  et 
formels  montrent  qu'elle  esi  un  sacrifice  proprement 
dit. 

Comment  ?  —  Certes  les  premiers  chrétiens  n'ont  pas 
disserté  sur  l'essence  du  sacrifice  de  la  messe,  comme 
l'ont  fait  les  théologiens  postérieurs  au  concile  de 
Trente.  Pourtant]  il  est  difficile  d'admettre  qu'ils  ne 
savaient  pas  ce  qu'ils  voulaient  dire,  quand  ils  attri- 
buaient à  l'eucharistie  le  caractère  d'une  oblation 
rituelle. 

Un  fait  est  certain  et  domine  tout.  Dès  la  plus 
haute  antiquité,  il  a  été  admis  et  affirmé  que  la  cène 
chrétienne  se  rattache  au  dernier  repas  pris  par  Jésus 
avec  les  Douze,  la  veille  de  sa  mort.  D'autre  part, 
quatre  des  principaux  témoins  de  l'eucharistie  à  cette 
époque,  les  seuls  qui  offrent  des  éléments  de  réponse  à 
la  question  ici  posée, 'Irénée,  Origène,  Hippolyte  et 
Cyprien,  s'accordent  à  présenter  d'une  manière 
complète  ou  imparfaite  une  même  synthèse. 

D'après  l'évêque  de  Lyon,  pour  rendre  grâces  à 
Dieu,  l'Église  lui  présente  dans  l'eucharistie  ce  que 
Jésus  lui  a  ofîert  au  cénacle,  son  corps  et  son  sang, 
prémices  du  monde  racheté  par  leur  immolation  sur 
la  croix.  Un  tel  don,  si  ceux  qui  le  font  au  Très-Haut 
ont  les  sentiments  requis,  ne  peut  que  lui  être  agréable. 
Aussi  Dieu  daigne-t-il  nous  le  rendre,  et  nous  man- 
geons la  chair  du  Christ  qui  nous  donne  l'immortalité, 
la  vie  divine. 

Origène  exprime  de  semblables  pensées,  parfois  en 
des  termes  identiques.  Les  chrétiens  rendent  grâces  à 
Dieu  en  lui  offrant  les  prémices  de  ses  dons,  le  pain 
qui  dans  l'eucharistie  devient  le  corps  saint  offert 
jadis  par  Jésus  lui-même  au  cénacle,  corps,  dont  le 
sang  a  coulé  sur  la  croix  pour  le  salut  des  hommes.  Si 
nos  dispositions  sont  ce  qu'elles  doivent  être,  pendant 
que  nous  prions  ainsi,  Jésus,  notre  grand  pontife  qui 
a  pénétré  dans  le  ciel  se  joint  à  nous;  nos  dons  alors 
ne  peuvent  qu'être  agréés.  Mais  Dieu  ne  nous 
demande  que  pour  avoir  l'occasion  de  donner;  il  nous 
rend  ce  que  nous  lui  offrons,  et  il  y  ajoute  ce  que  nous 
ne  lui  avons  pas  présenté.  A  la  place  des  bien  terres- 
tres, il  nous  communique  les  biens  célestes  dans  le 
Christ  Jésus.  Nous  le  recevons  et  le  sang  du  Sauveur 
nous  devient  propitiatoire. 

Hippolyte  ne  s'exprime  guère  différemment.  Dans 
l'anaphore  qu'il  nous  a  conservée,  l'officiant  redit  sur 
le  pain  et  le  vin  les  mots  :  Ceci  est  mon  corps,  ceci  est 
mon  sang.  Il  se  souvient  donc  de  la  passion  que  Jésus 
a  offerte  par  ces  paroles  à  son  Père.  Mais  il  se  rappelle 
aussi  la  résurrection,  dit  l'anaphore.  L'officiant  pense 
donc  aussi  à  la  chair  de  Jésus  qui  est  au  ciel.  L'esprit 
fixé  sur  ces  souvenirs,  il  rend  grâces  en  offrant  le  pain 
et  le  vin  sur  lesquels  a  été  prononcée  la  parole  de  Dieu. 
Ces  dons  se  confondent  avec  cette  chair  céleste  du 
Christ  dont  Hippolyte  dit  ailleurs  qu'à  elle  l'humanité 
souhaite  unir  sa  propre  chair.  Aussi  l'officiant  demande- 
t-il  alors  dans  son  anaphore  que  Dieu  envoie  sur  l'obla- 
tion  son  Esprit-Saint  pour  que  les  fidèles  par  la 
communion  en  soient  remplis. 

Ne  sont-ce  pas  encore  des  pensées  semblables  qu'on 
découvre  en  Cyprien  ?  D'après  lui,  dans  l'eucharistie 
l'Église  fait  ce  qu'a  fait  le  Christ.  Or,  il  a  offert  sa 
passion  en  laquelle  le  peuple  chrétien  lui  était  intime- 
ment uni,  comme  l'eau  l'est  au  vin.  L'eucharistie  est 
donc  un  sacrifice  parce  que  la  hiérarchie,  et  par  elle 
l'Église  tout  entière,  présente  à  Dieu  le  corps  et  le 
sang  immolés  jadis  sur  la  croix;  corps  et  sang  d'abord 
offerts  à  la  cène  où  les  Douze  avaient  communié  pour 
y  participer.  Telle  avait  été  l'oblation  du  Nouveau 
Testament,  enseignée  et  ordonnée  par  Jésus  :  telle  est 
donc  aussi  celle   des  chrétiens  et   de   l'Église.   Voilà 

DICT.    DE   THÉOL.    f.ATH. 


pourquoi  sans  doute,  Cyprien  dit  qu'ils  offrent  non 
seulement  la  passion,  mais  encore  la  résurrection,  non 
seulement  la  chair  morte  du  Calvaire,  mais  la  chair 
vivante  du  ciel  à  laquelle  s'unit  notre  c  hair,  comme  se 
mêlent  dans  le  calice  les  éléments  de  l'eucharistie. 

Ainsi  que  trouve-t-on  dans  ces  quatre  témoins  de 
la  croyance  antique,  sinon  la  conception  suivante  : 
Le  rite  chrétien  reproduit  la  cène  primitive.  Ici  comme 
là,  les  disciples  du  Christ  et  Jésus  offrent  au  Père  son 
corps  et  son  sang,  la  victime  du  Golgotha.  Le  don  ne 
peut  qu'être  agréé  de  Dieu;  mais  après  avoir  été  reçu 
par  lui,  il  nous  revient,  chargé  de  bénédictions  célestes 
que  nous  recevons  par  la  participation  à  ce  qu'ont 
reçu  les  Douze,  au  pain*  et  au  vin  devenus  corps  et 
sang  du  Christ. 

Ainsi  pensent  les  quatre  écrivains  de  l'antiquité 
qui  seuls  nous  renseignent  quelque  peu  sur  la  manière 
dont  on  concevait  alors  le  sacrifice.  D'autre  part, 
Cyprien,  c'est  l'Afrique,  Origène  l'Egypte  et  la  Pales- 
tine, Irénée  la  Gaule  et  l'Asie,  Hippolyte  enfin  Rome. 
Ce  dernier  nous  livre  sa  pensée  en  reproduisant  une 
anaphore,  la  plus  ancienne  que  nous  possédions  et 
où  se  trouvent  exprimes  non  seulement  son  sentiment 
personnel,  mais  les  croyances  reçues  dans  son 
milieu.  Il  semble  donc  bien  qu'on  ne  s'avance  pas 
trop  en  présentant  ces  conceptions  comme  celles  qui 
ont  des  chances  de  ressembler  aux  idées  reçues  à  l'ori- 
gine sur  ce  qui  fait  de  l'eucharistie  un  sacrifice. 

A  l'appui  de  ce  sentiment,  plusieurs  considérations 
peuvent  être  invoquées.  Cette  théorie  admise,  on 
comprend  fort  bien  pourquoi,  chez  tous  les  auteurs 
anciens,  le  rite  chrétien  est  tenu  pour  agréable  à  Dieu 
et  utile  à  l'hcmme;  pourquoi  tous  voient  en  lui  action 
de  grâces  cl  prière.  L'eucharistie  est  donnée  au  Père, 
puis  nous  fait  retour.  Elle  est,  comme  on  dit  alors  : 
sacrifice  d'action  de  grâces  et  sacrifice  d'alliance. 

Cette  conception  est  aussi  la  synthèse  de  toutes  les 
données  du  Nouveau  Testament.  On  y  retrouve  les 
affirmations  de  Faul  et  des  Synoptiques  sur  ce  que 
Jésus  a  fait  à  la  cène  et  sur  ce  qu'il  a  ordonné  de 
réitérer;  la  doctrine  de  l'Épitre  aux  Hébreux  sur  la 
médiation  du  Christ  au  ciel;  l'enseignement  de  la 
Première  aux  Corinthiens  sur  la  «  communion  »  au 
corps  du  Christ,  analogue  à  la  participation  d'Israël 
à  l'autel  juif  et  des  païens  aux  viandes  immolées  aux 
idoles. 

Les  premiers  chrétiens  ne  devaient-ils  pas  d'ailleurs 
tout  naturellement  concevoir  ainsi  l'oblation  eucha- 
ristique '?  Pour  des  païens  ou  des  juifs  de  la  veille, 
pour  les  hommes  des  premiers  siècles,  le  mot  sacrifice 
avait  un  sens  précis;  on  offrait  alors  à  côté  d'eux  des 
oblations  rituelles,  auxquelles  beaucoup  avaient  jadis 
participé.  Or  le  païen  voulait  donner  à  la  Divinité  des 
aliments,  des  libations,  des  parfums.  Elle  les  agréait, 
les  récompensait  par  des  faveurs,  parfois  même  elle 
invitait  à  sa  table  son  adorateur.  Le  juif  présentait  à 
Jahvé  les  victimes  prescrites  pour  rendre  grâces  et 
obtenir  des  bienfaits.  En  certains  sacrifices,  le  Sei- 
gneur ne  se  réservait  qu'une  part  de  l'offrande  et 
rendait  l'autre  à  son  serviteur.  De  plus,  l'alliance 
mosaïque  avait  été  conclue  par  l'effusion  sur  le 
peuple  du  sang  des  victimes.  Des  hommes  auxquels  ces 
notions  étaient  familières  et  qui  n'avaient  jamais 
conçu  autrement  le  sacrifice,  ne  pouvaient  voir  dans 
l'eucharistie  que  le  don  fait  à  Dieu  pour  lui  plaire,  et 
par  Dieu  à  l'Église  pour  la  sanctifier. 

Dernier  argument  :  A  coup  sûr,  les  premières  litur- 
gies, si  on  excepte  l'anaphore  d'Hippolyte,  nous  sont 
parvenues  dans  des  écrits  postérieurs  à  saint  Cyprien. 
Mais  ces  documents  (Euchologe  de  Se'rapion,  II"  et 
VIII»  livre  «'es  Constitutions  apostoliques  etc..) 
reproduisent  des  textes  qui  sont  plus  anciens.  Ce 
qui  se  trouve  dans  tous  peut  vraisemblablement  être 

X.  —  31 


9G3 


MESSE    DANS    L'EGLISE    LATINE    DU    I\'e    AU    XVe   SIÈCLE 


964 


tenu  pour  remontant  à  une  très  haute  antiquité.  Or, 
partout,  après  avoir  redit  sur  les  aliments  choisis  par 
le  Christ  à  la  première  cène  les  mots  prononcés  par 
lui  en  ce  dernier  repas,  l'ofTiciant  offre  à  Dieu,  en 
action  de  grâces,  le  pain  et  la  coupe,  corps  et  sang  du 
Christ,  afin  que  ces  dons  soient  agréés  du  Très-Haut, 
et  que  remplis  de  ses  bénédictions  ils  soient  ensuite 
par  la  communion  une  source  de  bienfaits  célestes 
pour  les  fidèles. 

Nous  croyons  donc  pouvoir  l'affirmer  :  cette  concep- 
tion est  celle  qu'expriment  les  plus  antiques  liturgies, 
celle  qui  s'accorde  avec  le  langage  de  tous  les  anciens 
écrivains  chrétiens  et  que  plusieurs  d'entre  eux  énon- 
cent en  termes  formels;  elle  est  enfin  celle  qu'on 
obtient  si  on  fond  en  un  seul  tout  les  données,  du 
Nouveau  Testament  :  les  Synoptiques,  la  Première  aux 
Corinthiens,  l'Épître  aux  Hébreux.  A  l'auteur  de  cet 
article  et  du  précédent  qui  a  eu  le  constant  souci  de  ne 
jamais  substituer  sa  pensée  à  celle  d'autrui,  peut- 
être  sera-t-il  permis,  au  terme  de  son  travail,  d'ajou- 
ter d'un  mot  qu'à  son  humble  avis  cette  théorie  sur 
l'essence  de  sacrifice  de  la  messe,  est,  de  toutes,  la 
moins  subtile  et  la  plus  facile  à  justifier,  la  moins 
surchargée  de  concepts  étrangers  au  christianisme 
primitif,  et  la  plus  respectueuse  des  enseignements 
révélés  sur  l'unité  du  sacerdoce  et  du  sacrifice  de 
Jésus;  c'est  celle  qui  lui  semble  avoir  été  celle  des 
premier  chrétiens,  des  apôtres  et  du  Christ. 

Nulle  part  peut-être  cette  conception  n'est  mieux 
exprimée  que  dans  un  document  vénérable  et  dont 
certaines  parties,  nous  l'avons  observé,  sont  plus 
anciennes  que  Tertullicn  et  Cyprien,  les  prières  du 
Canon  romain  après  la  consécration  : 

Se  souvenant  de  la  passion,  de  la  résurrection  et 
de  l'ascension  de  Jésus-Christ,  le  peuple  chrétien,  par 
le  célébrant,  offre  au  Père  la  seule  victime  digne  de 
lui,  le  pain  et  le  vin  devenus  le  corps  et  le  sang  de 
son  Fils.  Il  est  demandé  que  cette  offrande  soit 
agréée,  comme  l'ont  été  les  dons  d'Abel,  le  sacrifice 
d'Abraham  et  I'oblation  de  Melchisédech.  Qu'elle  soit 
donc  portée  par  l'Ange  de  Dieu  sur  son  sublime  autel, 
en  présence  de  la  divine  majesté,  afin  que,  participant 
à  cet  autel  pour  recevoir  le  corps  et  le  sang  du  Christ, 
les  fidèles  soient  remplis  de  toute  grâce  et  de  béné- 
diction  céleste. 

Ce  morceaft  fait  connaître  en  même  temps  des 
conceptions  très  anciennes  et  la  foi  d'aujourd'hui- 
n'exprime-t-il    pas  les  croyances  de  toujours? 

Ne  sont  pas  mentionnées  ici  les  monographies  consa- 
crées a  l'étude  d'un  écrivain  particulier  :  elles  sont  citées 
au  cours  du  développement  consacré  à  cet  auteur.  Impos- 
sible aussi  et  inutiie  de  mentionner  tous  les  ouvrages  géné- 
raux de  théologie,  d'histoire  et  de  liturgie. 

I.  Travaux  catholiques.  — P.  Batiffol,  Études  d'histoire 
et  de  théologie  positive,  IIe  série.  L'eucharistie,  la  présence 
réelle  et  la  transsubstantiation,  8e  édit.,  Paris,  1920  ;  du 
même,  art.  .4 quariens,  dans  Dictionnaire  d'archéologie  chré- 
tienne et  de  liturgie  t.  i,  1007,  col.  26-18  ;  J.  Brinktrine, 
Der  Messopferbegriff  in  den  ersten  zwei  Jahrhunderten,  Fri- 
bourg-en-B.,  1918  ;  F.  Cabrol,  Les  origines  liturgiques, 
Paris,  1906;  O.  Case],  Oblalio  rationabilis,  dans  Tiibinger 
theol.  (Juarlalschrijt,  1917-1918,  p.  419  ;  du  même,  Das 
Gedàchlnis  des  Ilerrn  in  der  allchristlichen  Liturgie,  Fri- 
bourg-en-B.;  du  même,  Die  Liturgie  als  Mi/sterienfeier, 
dans  Ecclesia  Orans,  t.  ix,  Fribourg,  1923  ;  I.  Coppens, 
L'offrande  des  fidèles  dans  la  liturgie  eucharistique  ancienne, 
dans  Cours  et  conférences  des  semaines  liturgiques,  Louvain, 
1927,  t.  v,  p.  93  sq.  ;  É.  Dorsch,  Allar  nnd  Opfer,  dans 
Zeilschri/tfiir  kathol.  Théologie,  1908,  t.  xxxh,  p.  307-352  ; 
du  même,  Der  Upfercharakter  der  Eucharistie  einst  und  jetzt, 
Inspruck,  1909  ;  du  même,  Aphorismen  und  Erwàgungen 
zur  Beleuchtung  des  vornicànischen  Opferbegriffs,  dans 
Zeitschrift  fiir  kathol.  Théologie,  1910,  t.  xxxiv,  p.  71- 
117  ;  F.  Duchesne,  Les  origines  du  culte  chrétien,  4e  édit., 
Paris,  1908  ;  A.  Fortescue,  La  messe,  étude  sur  la  liturgie 
romaine,  trad.   par  A.  Boudinhon,  2e  édit.,  Paris,    1921  ; 


A.  Iluppertz,  Veber  den  Opferbcgriff  der  drei  ersten  christli- 
chen  Jahrhunderle,  dans  Der  Katholik,  1908,  t.  xxxvn, 
p.  431  sq.,  1909,  t.  xxxix,  p.  126  sq.,  188  sq.  ;  II.  Lamiroy, 
De  essentia  ss.  missœ  sacrificii,  Louvain,  1919  ;  J.  Lebre- 
ton,  art.  Eucharistie,  dans  le  Dictionnaire  apologétique 
de  la  foi  catholique,  1910,  l.  i,  col.  1548  sq.  ;  F.  Probst, 
Liturgie  der  ersten  drei  chrisllirhen  Jahrhunderle,  Tubingue, 
1870  ;  G.  Bauschen,  L'eucharistie  et  la  pénitence  durant  les 
six  premiers  siècles  de  l'Eglise,  trad.  Bicard,  Paris,  1910  ; 
F.  S.  Bon/.,  Die  Geschichle  des  Messopferbegriff»  oder  der 
aile  Glaube  und  die  neuen  Theorien  iiber  das  Wesen  des 
unbluligen  Opfers,  Frisingue,  1901;  A.  Sçheiwiller,  Die 
Elernenle  der  Eucharistie  in  den  ersten  drei  Jahrhunderten, 
dans  Eorschungen  zur  chrisUichen  Lileralur  und  Dogmen- 
geschichte,  t.  m,  fasc.  4,  Mayence,  1903  ;  A.  Schmid,  Dr. 
Wieland  Franz,  Mensa  und  Confessio,  dans  Der  Katholik, 
1900,  t.  xxxiv,  p.  23.">  sq.  et  Mayence,  1906;  A.  Slruckmann, 
Die  Gegenwart  Chrisli  in  der  heiligen  Eucharistie  nach  den 
schriftlichen  Quellen  der  vornicànischen  Zeit,  Vienne,  190.")  ; 
M.  de  la  Taille,  Mysterium  fidei,  De  augustissimo  corporis 
et  sanguinis  Chrisli  sacrificio  el  sacramento  elucidaliones 
L  in  1res  libros  dislincUv,  Paris,  1924;  J.-B.  Thibaut,  La 
liturgie  romaine,  Paris,  1924  ;  A.  Vacant,  Histoire  de  la 
conception  du  sacrifice  de  la  messe  dans  l'Église  latine,  Lyon, 
1894  ;  F.  Wieland,  Mensa  et  confessio,  Stndien  iiber  den 
Altur  der  altchristlichen  Liturgie.  I.  Der  Allar  der  vorkons- 
tantinischen  Kirche,  Munich,  1906  ;  du  même  Der  vorni- 
cànische  Opferbegriff,  Munich,  1999;  A.  Schmid,  Erwiderung, 
dans  Der  Katholik,  1906,  t.  xxxiv,  p.  399  et  D'  Wieland, 
Eingesandt,  dans  Der  Katholik,  1908,  t.   xxxviu,  p.  463. 

II.  Travaux  non  catholiques.  —  On  trouvera  sur 
les  ouvrages  parus  avant  1913,  des  indications  dans  la 
bibliographie  de  l'article  Eucharistie  d'après  les  pères, 
t.  v,  col.  1183,  et  aussi  dans  celle  de  l'article  Eucharistie 
d'après  la  sainte  Écriuire,  t.  v,  col.  1120-1121,  comme 
aussi  au  cours  de  ce  dernier  article,  col.  1024-1030.  Sur 
les  ouvrages  parus  depuis  1913,  voir  la  bibliographie  de 
l'article  Messe  d'après  la  sainte  Écriture,  et  ce  qui 
a  été  dit  de  ces  écrits  au  cours  de  ce  dernier  article. 

f   C.    Ruch. 

III.  LE  SACRIFICE  DE  LA  MESSE  DANS 
L'ÉGLISE  LATINE  DU     IV»    SIÈCLE  JUSQU'A  LA 

VEILLE  DE  LA  RÉFORME.  —  I.  Les  Pères  des 
ive  et  ve  siècles.  II  De  saint  Augustin  à  saint  Gré- 
goire le  Grand  (col.  976).  III.  De  saint  Grégoire  à 
l'époque  de  Charlemagne  (col.  981).  IV.  Les  débuts 
de  la  Renaissance  carolingienne  (col.  9D3).  V.  La 
controverse  eucharistique  du  ixe  siècle  (col.  1009). 
Vf.  La  controverse  bérengarienne  du  xie  siècle 
(col.  1027).  VII.  Les  résultats  acquis  à  la  fin  du 
xie  siècle  (col.  1031).  VIII.  Les  débuts  de  la  scolastique 
(col.  1037).  IX.  Les  grands  théologiens  du  xine  siècle 
(col.  1052).  X.  Les  continuateurs  aux  xiv  et 
xve  siècles  (col.  1068). 

I.  Les  Pères  du  ivb  et  du  ve  siècle,  plus  particu- 
lièrement saint  Amdroise  et  saint  Augustin.  — 
Depuis  la  mort  de  saint  Cyprien,  jusqu'à  l'époque  de 
saint  Ambroise  et  de  saint  Augustin,  la  question  du 
sacrifice  eucharistique  tient  relativement  peu  de 
place  dans  les   écrits  des   Pères  d'Occident. 

A  cela  rien  d'étonnant  :  l'Église  vit  en  possession 
tranquille  du  mémorial  institué  par  le  Sauveur  ; 
elle  a  conscience  de  posséder  un  autel,  un  sacerdoce, 
un  sacrifice.  Les  Pères  de  l'époque  précédente,  saint 
Irénée,  saint  Cyprien  surtout,  l'ont  dotée  d'un  lan- 
gage précis  pour  enseigner  aux  fidèles  le  sens  du 
mystère  eucharistique.  Il  suffit  à  ses  évêques,  à  ses. 
commentateurs  d'utiliser  ce  langage  pour  expliquer 
aux  chrétiens  le  sacrifice  qu'ils  ont  sous  les  yeux. 

Ce  que  fut  ce  témoignage  pratique  rendu  par  les 
Pères  d'Occident  au  caractère  sacrificiel  de  l'eucha- 
ristie, nous  le  percevons  à  travers  les  réflexions  de 
saint  Hilaire  sur  le  réalisme  de  la  chair  eucharistique, 
les  allusions  de  saint  Optât  de  Milève",  les  commen- 
taires de  saint  Jérôme,  de  l'Ambrosiaster,  surtout  à 
travers  les  homélies  de  saint  Ambroise  et  de  saint 
Augustin.  Le  témoignage  de  ces  Pères  mérite  d'être 


965 


MESSE    DANS    L'ÉGLISE    LATINE,   SAINT    AMBROISE 


!»»;r, 


relevé,  non  point  seulement  pour  sa  valeur  intrin- 
sèque qui  est  grande,  mais  aussi  pour  l'importance 
qu'il  a  eue  dans  la  formation  de  la  croyance  et  de  la 
théologie  du  Moyen  Age  et  pour  la  place  qu'il  a  tenue 
dans  les  controverses  postérieures. 

1°  En  Gaule.  ■ —  .S'<«';i/  H  i  luire  de  Poitiers  (f  366) 
est  un  écho  de  l'Église  d'Orient  aussi  bien  que  de 
celle  d'Occident  :  à  ce  litre  son  témoignage  sur  le 
mystère  eucharistique  est  doublement  intéressant. 
S'il  insiste  surtout  sur  la  réalité  de  la  chair  eucha- 
ristique, voir  art.  Eucharistie,  t.  v,  col.  1151  et 
Hilaihk (Saint),  t.  vi,  col.  2452.  il  n'est  point  satisfaire 
des  allusions  claires  au  caractère  sacrificiel  de  cette 
chair.  Indépendamment  des  textes  où  il  associe  les 
idées  d'autel,  de  sacrifice  et  de  prêtre,  il  faut  citer  ici 
ceux  où  il  parle  de  la  table  des  sacrifices,  In  ps. 
Lxvin,  19,  P.  L.,  t.  ix,  col.  482,  du  caractère  et  de 
l'effet  de  l'aliment  que  l'on  y  trouve. 

C'est  un  aliment  immolé,  donc  sacrificiel,  vere 
paschee  agni  sanguine  liberandus  immolât,  vere  in 
azymis  sinceritatis  eptjlAtur...  Comment  l'eucha- 
ristie est-elle  une  immolation,  saint  Hilaire  ne  le  dit 
point.  Ce  qui  le  préoccupe,  c'est  de  marquer  le  lien 
d'unité  non  seulement  moral,  mais  physique,  qu'elle 
établit  entre  le  Verbe  et  nous,  et  entre  tous  les  fidèles. 
De  Trin.,  1.  VIII,  c.  xm,  P.  L.,  t.  x,  col.  245  et  246. 
Plus  tard  saint  Augustin  en  appellera  à  la  doctrine 
d'Hilaire  sur  la  chair  du  Christ  contré  Julien  d'Éclane. 
Opus  imp.  c.  Jul.,  VI,  33,  P.  L.,   t.  xlv,  col.  1587. 

2»  En  Italie.  —  l.A  Rome.  —  Saint  Jérôme  (t  420). 
Quoique  saint  Jérôme  n'ait  tenté  nulle  part  dans  ses 
écrits  de  donner  une  explication  complète  du  mys- 
tère eucharistique,  il  est  cependant,  du  fait  des  nom- 
breuses allusions  contenues  dans  ses  commentaires,  un 
témoin  du  réalisme  sacrificiel  tel  que,  sans  doute,  on 
le  comprenait  dans  l'Église  de  Rome  à  son  époque. 

La  passion  du  Christ  est  au  centre  de  tous  les 
sacrifices.  Melchisédech  est  une  image  du  Christ  à  la 
cène  et  l'annonce  du  mystère  de  son  corps  et  de  son 
sang  :  Melchisédech  qui  jam  tune  in  lypo  Chrisli  panem 
etvinum  obtulit,  et  mysterium  chrislianum  in  Salvatoris 
sanguine  et  corpore  dedicavit.  Epist.,  xlvi,  2,  P.  L., 
t.  xxii,  col.  484;  In  Matth.,  1.  IV,  c.  xxvi,  26, 
t.  xxvi,  col.  195.  ■ —  Le  Sauveur  lui-même  à  la  cène  a 
présenté  l'eucharistie  comme  une  image  de  sa  pas- 
sion :  quod  in  typum  suie  passionis  expressif.  Adu. 
Jov.,  h,  17,  t.   xxm,  col.  311. 

Aujourd'hui  la  liturgie  eucharistique  tire  sa  dignité 
de  ce  qu'elle  est  le  culte  de  la  passion  :  qum  ad  cullum 
dominical  passionis  pertinent  non  quasi  inania,  sed 
ex  consortio  corporis  et  sanguinis  Domini  eadem  qua 
corpus  et  sanguis  majestate  veneranda.  lbid.  Ce  n'est 
point  là  un  mémorial  vide  :  la  victime  du  sacrifice 
quotidien  de  l'Église,  c'est  le  Sauveur.  Vitulus  sagi- 
natus  qui  ad psenitentis  immolalur  salutem,  ipse  Salva- 
tor  est  cujus  quolidie  carm  pascimur.  Epist.,  xxi,  26, 
t.  xxii,  col.  388.  Se  miretur  leclor,  si  idem  et  princeps 
est,  et  vitulus,  et  aries,  et  agnus.  In  Ezech.,  1.  XIV, 
C.  xlvi,  12,  t.  xxv,  col.  462.  C'est  la  vraie  Pâquc  qui 
nous  fait  manger  la  chair  du  véritable  agneau,  et 
nous  fait  passer  ainsi  des  choses  terrestres  aux  choses 
célestes.  In  Matth.,  1.  IV,  c.  xxvi,  t.  xxvi,    col.   195. 

L'Ambrosiasler  rencontre  la  question  de  l'eucha- 
ristie dans  l'exposition  du  passage  classique,  I  Cor., 
xi,  23,  29.  —  Il  voit  dans  le  mystère  de  l'autel  un 
mémorial  vivant  de  la  passion  salvifique  où  l'on 
mange  et  boit  la  chair  et  le  sang  qui  ont  été  olferts 
sur  la  croix,  où  l'on  participe  en  mémoire,  in  typum, 
du  bienfait  de  la  rédemption  au  calice  mystique  du 
sang  pour  la  protection  du  corps  et  de  l'âme.  C'est 
un  mémorial  efficace  etnon  un  repas  ordinaire  :  Osten- 
dit  illis  (Christus)  mysterium  eucharistiie  inter  cœnan- 
dum  celebratum  non  ccenam  esse;  medicina  enim  spi- 


ritalis  csl...  Memoria  enim  redemptionis  nostrx  est,  ut 
redemptoris  memores  majora  ab  eo  consequi  mereamur. 
I  Cor.,  xi,  P.L.,  t.  xvn,  col.  242  et  243. 

C'est  surtout  par  la  communion  au  corps  et  au 
sang  du  Christ  que  nous  figurons  le  bienfait  rédemp- 
teur et  que  nous  nous  l'approprions.  Enfin  le  mémorial 
eucharistique  doit  être  célébré  exactement  comme  il 
a  été  institué  par  le  Seigneur  pour  ne  pas  être  indigne 
de  lui.  C'est  dire,  avec  la  tradition,  que  le  mystère  de 
l'autel  est  la  reproduction  de  la  cène. 

2.  A  Milan.  —  Saint  Ambroise  (t  397).  — ■  Comme 
saint  Cyrille  par  ses  catéchèses  à  Jérusalem,  saint 
Ambroise,  à  Milan,  se  fait  l'écho  de  la  tradition  caté- 
chétique  et  liturgique  de  son  Église  dans  le  De  myste- 
riis.  Il  s'y  préoccupe  de  donner  à  son  peuple  l'intelli- 
gence des  mystères  chrétiens.  De  ce  livre  et  des  autres 
ouvrages  de  saint  Ambroise  se  dégage  une  doctrine 
assez  explicite  sur  le  sacrifice  eucharistique. 

L'eucharistie  y  apparaît  comme  un  mémorial  delà 
passion  dans  lequel  le  Sauveur  lui-même,  par  l'action 
miraculeuse  de  sa  parole  mise  dans  la  bouche  du 
prêtre,  convertit  le  pain  et  le  vin  en  son  corps  et  en 
son  sang  pour  offrir  ce  corps  et  ce  sang  en  vue  du 
salut  des  fidèles. 

a)  Caractère  relatif  du  sacrifice  eucharistique.  —  Ce 
caractère  est  insinué  dans  le  De  mysteriis,  c.  ix,  53, 
P.  L.,  t.  xvi  (édit.  de  1845),  col.  407,  où  le  corps 
eucharistique  consacré  par  le  prêtre  est  présenté 
comme  le  sacrement  de  la  chair  qui  a  été  crucifiée  : 
Vera  ulique  caro  Christi  quœ  crucifixa  est,  vere  ergo 
carnis  illius  sacramentum  est.  Il  apparaît  plus  nette- 
ment dans  le  De  fuie  où  saint  Ambroise,  comme  l'Am- 
brosiater,  nous  montre  dans  la  communion  même  l'an- 
nonce figurative  de  la  mort  du  Seigneur.  Le  corps  et 
le  sang  eucharistiques  y  sont  appelés  les  mortis 
dominicœ  sacramenta.  En  les  recevant,  nous  annon- 
çons la  mort  du  Seigneur.  De  fide,  IV,  x,  124,  t.  xvi, 
col.  641. 

b)  Caractère  réel  et  efficace  de  ce  sacrifice.  - —  Relatif 
à  la  passion,  le  sacrifice  eucharistique  n'en  est  pas 
moins  réel. 

Très  explicite  en  faveur  de  la  réalité  de  ce  caractère 
sacrificiel  est  le  coiïlmentaire  du  ps.  xxxvni  où 
l'idée  de  l'offrande  du  corps  du  Christ  à  l'autel  comme 
à  la  cène  est  si  fortement  mise  en  relief.  Videmus 
nunc  per  imagincm  bona,  et  tenemus  imaginis  bona. 
Vidimus  et  audivimus  offerentem  pro  nobis  sanguinem 
suum;  sequimur  ut  possumus  sacerdotes.  Elsi  nunc 
Christus  non  videtur  offerre,  tamen  ipse  offertur  in 
terris,  quando  Christi  corpus  offertur,  imo  ipsi  offerre 
manifestatur  in  nobis,  cujus  serpio  sanctificat  sacri- 
ficium  quod  offertur.  Et  ipse  quidem  nobis  apud  Patrem 
advocatus  assistit;  sed  nunc  eum  non  videmus;  tune 
videbimus,  cum  imago  transierit,  veritas  venerit...  Ascen- 
de,  homo,  in  ceelum...  Videbis  œlcrnum  atque  perpetuum 
sacerdotem,  cujus  hic  imagines  videbas,  Petrum,  Pau- 
lum...  In  Ps.  xxxviii,  25,  t.  xiv,  col.  1051.  Ainsi 
le  sacrifice  des  prêtres  à  l'autel  imite  comme  il  peut 
le  sacrifice  du  Christ  offert  à  la  cène.  C'est  trop  peu 
dire;  il  y  a  identité  de  victime  et  de  prêtre  à  l'autel 
et  à  la  cène  :  «  Le  corps  du  Christ  est  olïert  :  l'idée  sacri- 
ficielle est  ramassée  en  un  seul  mot.  Ambroise  insiste, 
le  Christ  offre  lui-même  son  corps,  puisque  la  parole 
du  Christ  sanctifie  le  sacrifice  olïert  ».  P.  Ratilîol, 
L' eucharistie ,  7e   édit.,   p.   344. 

Cette  offrande  s'exprime  clairement  au  dehors  par 
la  parole  efficace  du  Christ  à  la  cène,  répétée  par  le 
prêtre  au  momeJit  de  la  consécration.  C'est  la  puis- 
sance miraculeuse  de  cette  parole,  semblable  à  l'effi- 
cacité de  la  puissance  créatrice,  qui  convertit  la 
nature  des  éléments  au  corps  et  au  sang  du  Christ. 
De  mysteriis,  c.  ix,  t.  xvi,  col.  406.  Cette  offrande 
consiste   invisiblement    pour   le   Christ    à    intercéder 


967 


MESSE    DANS    L'ÉGLISE    LATINE,    SAINT    AMBROISE 


968 


comme  prêtre  éternel  pour  nous  auprès  de  son  Père 
en  lui  représentant  sa  mort  :  Apud  Pal  rem  advocatus 
assislit.  In  ps.  XXXVIII;  cf.  In  ps.  XXXIX,  8,  t.  xiv, 
col.  1060  :  Quid  enim  lum  proprium  Chrisli  quain 
advocatum  apud  Deum  Patron  adstare  populorum 
modem  suam  ofjerrc  pro  cunctis? 

A  l'idée  d'offrande,  le  passage  suivant  ajoute  l'idée 
d'immolation  pour  caractériser  ce  qui  se  passe  sur 
l'autel.  Atque  utinam  nobis  quoque  adolentibus  allaria, 
sacrificium  dejerentibus  assistât  angélus...  Non  dubites 
assistere  angelum,  quando  Christo  assista,  quando 
Christus  immolaiur.  In  Luc,  1.  I,  28,  t.  xv,  col.  1545. 
A  l'autel  nous  est  servi  l'agneau  immolé  sur  la  croix  : 
Audi  dicentem  :  Paseha  nostrum  immolatus  est  Christus. 
Et  considéra  .quemadmodum  parentes  nostri  in  figura 
diripicntes  agnum  manducabant,  significantes  Domini 
Jesu  passioncm  cujus  quotidie  vescimur  sacramento. 
In  ps.  xliii,  36,  t.  xiv,  col.  1107. 

C'est  donc  par  sa  passion  que  le  Sauveur  est  devenu 
une  chair  immolée;  on  dira  sans  doute  qu'il  est  immolé 
tous  les  jours,  mais  dans  ce  sens  seulement  que  sur 
l'autel  sa  chair  immolée  est  mise  à  notre  disposition. 

Le  sacrifice  de  l'autel  est  efficace,  il  a  pour  but 
de  remettre  les  péchés  :  Ante  agnus  ofjerebatur... 
nunc.  Christus  offertur,  sed  offertur  q-uasi  homo,  quasi 
recipiens  passionem,  et  offert  se  ipse  quasi  sacerdos,  ut 
peccata  nostra  dimiltat,  hic  in  imagine,  ibi  in  veritate, 
ubi  apud  Patrem  jus  nobis  quasi  advocatus  intervenu. 
De  officiis,  I,  xlviii,  238,  t.  xvi,  col.  94. 

Dans  la  célébration  de  l'oblation,  le  Sauveur  res- 
taure le  fidèle  du  festin  de  son  corps  en  qui  se  trouve 
«  la  rémission  des  péchés,  le  gage  de  la  protection 
éternelle  et  de  la  divine  réconciliation  ».  In  ps.  xcvni, 
48,  t.  xv,  col.  1314.  —  La  communion  produite  par 
l'oblation  sacrée  persévère  au  delà  du  tombeau;  c'est 
ce  que  signifie  le  dépôt  fait  sur  les  tombes  de  l'ali- 
ment divin  :  Supra  sepulchra  majorum  quœdam  pona- 
mus  quse  leclor  agnoscis,  infidelis  intelligcre  non  débet: 
non  quod  cibus  imperctur  aut  polus,  sed  sacrœ  obla- 
tionis  veneranda  communio  revcletur.  In  Luc,  1.  VII, 
43,  t.  xv,  col.  1710. 

Saint  Ambroise  paraît  bien,  l'un  des  premiers  à 
notre  connaissance,  donner  à  l'oblation  de  l'autel  le 
nom  de  «  messe  ».  On  trouve  ce  mot  dans  une  lettre 
d'Ambroise  à  sa  sœur;  il  lui  raconte  l'irruption  des 
ariens  dans  une  église  où  il  célébrait  les  saints 
mystères.  Cette  expression,  d'après  le  contexte,  paraît 
bien  désigner  le  service  eucharistique,  et  non  pas  seule- 
ment la  liturgie  des  fidèles  en  général  :  il  s'agit  en 
effet  de  la  liturgie  dominicale  après  le  renvoi  des  caté- 
chumènes... Ego  tamen  mansi  in  munere,  missam 
faccre  cœpi.  Dum  offero,  raptum  cognovi...,  amarissime 
ftere  et  orare  in  ipsa  oblatione  Deum  cœpi.  Epist.,  xx, 
4  et  5,  t.  xvi,  col.  995.  Missa  semble  bien  ici  inter- 
changeable avec  oblatio. 

3.  A  Brescia.  —  C'est  une  doctrine  catéchétique 
très  proche  de  celle  de  saint  Ambroise  que  saint 
Gaudenlius,  ami  et  contemporain  de  l'évêque  de 
Milan,  enseigne  dans  une  homélie  à  ses  fidèles. 

Il  y  expose  en  dehors  de  la  présence  des  catéchu- 
mènes la  tradition  de  son  Église,  telle  que  la  doivent 
connaître  les  néophytes.  Aux  anciens  sacrifices  où 
l'on  immolait  plusieurs  victimes  en  figure  de  la  passion 
il  oppose  la  vérité  du  sacrifice  céleste  institué  par  le 
Christ;  il  n'y  a  plus  maintenant  qu'une  victime  jadis 
immolée  qui  aujourd'hui  refait,  vivifie  et  sanctifie 
les  âmes  :  Ergo  in  hac  verilate  qua  sumus,  unus  pro 
omnibus  mortuus  est;  et  idem  per  singulas  ecclesiarum 
domos,  in  myslerio  panis  ac  vini,  reficit  immolatus, 
vivificat  creditus,  consecrantes  sanctificat  consecratus. 
De  Exodi  lectione,  serm.  n,  P.L.,t..  xx,  col.  855.  Telle 
est,  énoncée  avec  une  précision  catéchétique,  la  part 
active  du  Christ  à  l'autel.  C'est  sa  puissance  créatrice 


qui  fait  du  pain  et  du  vin  son  corps  et  son  sang. 
Ibidem. 

Il  y  a  clans  le  sacrifice  eucharistique  un  élément 
figuratif  et  une  réalité  vivifiante.  Le  symbole  sensible, 
c'est  le  pain  et  le  vin  qui  représentent  la  passion.  Le 
Sauveur  a  choisi  ces  éléments  à  raison  de  leur  aptitude 
à  figurer  le  mystère  du  Calvaire.  A  la  suite  de  saint 
Cyprien,  l'évêque  de  Brescia  rappelle  que  le  vin 
représente  le  sang  de  la  passion,  que  le  pain  est  par 
lui-même  une  figure  du  corps  crucifié  et  du  corps 
mystique  du  Christ.  La  réalité  offerte  sous  ces  sym- 
boles est  un  «  don  inénarrable  »  que  l'on  ne  peut  appré- 
cier sans  la  foi  et  une  préparation  morale;  c'est  le 
gage  de  la  présence  du  Christ.  Jusqu'à  la  fin  du 
monde,  le  Christ  a  voulu  que  les  prêtres  célébrassent 
ces  mystères,  afin  que  prêtres  et  fidèles  tous  les  jours 
aient  sous  les  yeux  l'image  de  la  passion  et  s'en  appro- 
prient les  mérites  :  exemplar  passionis  Christi  ante 
oculos  habentes  quotidie,  et  gerentes  in  manibus  suis, 
ore  etiam  sumentes  ac  peclore,  redemptionis  noslrœ 
indelebilem  memoriam  teneamus.  Ibid.  Ces  mystères 
nous  dispensent  le   viatique  de    notre    vie  terrestre. 

L'auteur  du  De  sacramentis  (voir  Eucharistie, 
col.  1157),  contemporain  de  Gaudentius,  écrit  peut- 
être  à  Ravenne  vers  la  fin  du  ive  siècle  :  il  se  fait  dans 
son  livre  l'écho  et  le  commentateur  non  seulement  du 
De  mysteriis  de  saint  Ambroise,  mais  encore  de  la 
tradition  liturgique  de  Rome,  cujus  typum  in  omnibus 
sequimur  et  formam.  De  sacram.,  m,  5,  P.  L.,  t.  xvi. 
col.  433. 

Chez  lui,  comme  chez  Ambroise,  «  l'accent  est  mis 
sur  la  consécration  —  le  terme  est  destiné  à  devenir 
technique  —  la  consecratio  est  opérée  miraculeusement 
par  les  paroles  que  le  Christ  a  le  premier  pronon- 
cées à  la  cène  ».  P.  Batilfol,  op.  cit.,  p.  349.  Mais  il 
ne  se  contente  point  de  souligner  cette  action  mira- 
culeuse; les  formules  du  canon  qu'il  cite,  le  commen- 
taire dont  il  les  accompagne  sont  l'expression  de  !a 
foi  traditionnelle  en  la  réalité  sacrificielle  de  l'eucha- 
ristie. Cette  réalité  se  traduit  dans  l'idée  d'offrande 
qu'il  exprime  soit  dans  le  canon  cité,  soit  dans  le  corps 
du  livre.  Fac  nobis  hanc  oblationem  ascriptam,  offe- 
rimus  tibi  hanc  immaculatam  hostiam...  Et  pelimus 
et  precamur  ut  hanc  oblationem  suscipias.  L'auteur 
voit  cette  offrande  sacrificielle  figurée  par  Melchisé- 
dech,  quando  obtulit  sacrificium.  v,  1,  col.  445. 

Cette  offrande  prescrite  par  le  Sauveur  aux  apôtres 
est  destinée  à  perpétuer  représentativement  et  effi- 
cacement ce  qui  s'est  accompli  sous  leurs  yeux. 
Représentativement  :  les  éléments  du  pain  et  du  vin 
sur  l'autel,  soit  avant,  soit  après  la  consécration, 
sont  une  figura  corporis  et  sanguinis  Christi  :  Sicut 
enim  mortis  similitudinem  (Rom.,  vi,  5)  sumpsisti, 
ita  etiam  similitudinem  pretiosi  sanguinis  bibis,  ut 
nullus  horror  cruoris  sit  et  pretium  tamen  opervtur  re- 
demptionis. iv,  20,  col.  443;  v,  25,  col.  452.  —  Efficace- 
ment :  Ce  n'est  point  en  effet  un  simple  rappel  du 
mystère,  puisque  sous  la  similitude  du  précieux 
«  sang  »,  le  fidèle  en  communiant  à  la  victime  reçoit 
«  le  prix  de  la  rédemption  ».  A  la  mandueatioh  du  corps 
eucharistique  est  attachée  la  rémission  des  péchés  : 
Qui  manducavcrit  hoc  corpus,  fiel  ei  remissio  pecca- 
torum.  iv,  24,  28,  col.  444,  446.  Manger  ce  corps, 
c'est  annoncer  la  mort  rédemptrice,  mais  c'est  aussi 
participer  en  cet  aliment  à  la  substance  divine  insé- 
parable de  la  chair  du   Christ. 

3°  En  Afrique.  —  Saint  Optât  de  Milève,  dans  son 
ouvrage  contre  les  donatistes,  De  schismate,  VI,  i, 
P.  L.,  t.  xi,  col.  1065,  1066,  ne  fait  que  des  allusions, 
mais  combien  claires,  à  l'autel,  au  sacrifice  du  corps 
du  Christ,  à  la  descente  du  Saint-Esprit  sur  lesoblats, 
aux  fruits  du  sacrifice  eucharistique.  Le  crime  des 
donatistes  est  d'avoir  renversé  les    autels,  in  quibus 


969 


MESSE    DANS    L'ÉGLISE    LATINE,    SAINT    AUGUSTIN 


970 


et  vos  aliquando  obtulistis,  in  quibus  et  vota  populi 
et  nicmbra  Christi  portata  sunt.  Ces  allusions  expres- 
sives témoignent  nettement  de  la  foi  de  l'Église 
d'Afrique  au  rv"  siècle  au  réalisme  sacrificiel  du 
mystère  eucharistique. 

Saint  Augustin.  -  -  Pas  plus  que  ses  prédécesseurs, 
l'évoque  dllipponc  n'eut  à  prendre  part  à  une  con- 
troverse eucharistique.  Aussi  ne  consacre-t-il  aucun 
traité  ex  pro/essok}a.  doctrine  de  l'Église  sur  ce  point. 
Il  n'en  reste  pas  moins  que  le  mystère  de  l'autel  tient 
une  grande  place  dans  sa  pensée  et  ses  écrits.  Augustin 
est  amené  à  en  parler  fréquemment  soit  pour  en 
instruire  les  néophytes  au  lendemain  de  leur  baptême, 
soit  pour  faire  comprendre  à  ses  fidèles  le  sens  et  la 
portée  du  sacrifice  dont  ils  vivent,  soit  pour  commen- 
ter les  passages  de  l'Écriture  où  il  en  est  question, 
soit  pour  rappeler  la  doctrine  de  l'Église  dans  ses 
controverses  avec  les  pélagiens,  avec  les  manichéens 
et  les  douât istes. 

C'est  sans  doute  surtout  dans  ses  sermons  ad  infan- 
tes, dans  les  homélies  sur  saint  Jean,  dans  la  Cité 
de  Dieu  que  l'on  trouvera  son  enseignement  systéma- 
tique; mais  pour  se  faire  une  idée  complète  de  sa 
doctrine,  il  ne  faudra  négliger  ni  les  sermons,  ni  les 
homélies  sur  les  psaumes,  ni  les  écrits  de  controverse 
où  il  expose  sa  pensée  sur  la  religion,  les  sacrifices  et 
l'Église,  corps  du  Christ. 

Saint  Augustin  nous  apparaît  dans  toutes  ces 
œuvres  en  continuité  avec  le  passé  touchant  la 
doctrine  du  sacrifice  eucharistique.  Il  a  connu  et 
utilisé  les  écrits  de  Basile,  de  Grégoire  de  Nazianze, 
de  Chrysostome.  Par  Hilaire  de  Poitiers  qu'il  loue  pour 
sa  doctrine  sur  la  chair  eucharistique  du  Christ, 
Opus  imp.  contra  Julian.,  VI,  33,  P.  L.,  t.  xlv, 
col.  1587,  il  reçoit  l'influence  d'Origène.  Ambroise, 
Optât  de  Milève  lui  ont  fait  connaître  une  doctrine 
où  l'idée  réaliste  de  la  chair  eucharistique  et  celle 
de  l'identification  du  sacrifice  de  la  croix  et  du  sacri- 
fice eucharistique  sont  fortement  marquées.  De  saint 
Ambroise,  il  ne  semble  pas  cependant  avoir  connu 
le  De  mysteriis;  Grégoire  de  Xysse,  avec  sa  théorie 
sur  la  conversion  eucharistique,  lui  paraît  aussi 
inconnu.  Cf.  K.  Adam,  Die  Eucharistielehre  des  heil. 
Augustin,  Paderborn,  1908,  p.  37-61. —  Il  est  surtout 
!e  témoin  de  l'Église  africaine,  le  continuateur  de 
Cyprien  et  de  Tertullien.  C'est  par  eux  qu'il  faut 
l'expliquer.  Mais,  s'il  a  hérité  de  leurs  idées,  il  faut 
dire  qu'il  a  enrichi  grandement  cette  doctrine  et  l'a 
marquée  de  l'empreinte  de  son  génie.  Par  son  ensei- 
gnement sur  le  sacrifice  eucharistique  comme  par  ses 
autres  doctrines,  il  est  un  maître  de  premier  plan  pour 
les  théologiens  de  l'Occident. 

La  conception  augustienne  du  sacrifice  eucha- 
ristique se  dégage  tout  naturellement  de  ce  qu'en- 
seigne le  docteur  d'Hippone  sur  le  sacrifice  en  général, 
sur  le  sacrifice  absolu  de  la  croix  et  les  sacrifices  rela- 
tifs qui  s'y  rapportent. 

a)  Le  sacrifice  en  général.  -  Le  sacrifice  a  pour  but 
de  nous  unir  à  Dieu.  Aussi,  le  vrai  sacrifice  c'est  toute 
œuvre  accomplie  dans  cette  fin  :  Verum  sacrificium 
est  omne  opus  quod  agitur  ut  suncta  societate  inhœ- 
reamus  Deo.  De  civ.  Dei,  X,  vi,  t.  xli,  col.  283. 

Cette  union  se  produit  par  les  sentiments  intérieurs 
de  la  volonté.  Là  est  l'élément  principal  du  sacrifice. 
Le  sacrifice  visible  est  le  sacrement,  c'est-à-dire  le 
symbole  sacré  du  sacrifice  invisible:  Sacrificium  ergo 
visibile  invisibilis  sacrificii  sacramentum,  id  est  sacrum 
signum  est.  lbid.,  X,  v,  col.  282.  Dieu,  qui  repousse 
le  sacrifice  d'un  animal  égorgé,  veut  le  sacrifice  d'un 
cœur  contrit,  et  le  sacrifice  qu'il  veut  est  représenté 
par  le  sacrifice  qu'il  ne  veut  pas...  Ce  que  tous  appel- 
lent sacrifice  est  le  symbole  du  vrai  sacrifice.  Ibidem. 

De  ce  point  de  vue,  la  miséricorde  est  un  vrai  sacn 


fice.  L'homme  voué  à  Dieu  est  un  sacrifice  en  tant 
qu'il  meurt  au  inonde  afin  de  vivre  pour  Dieu.  Notre 
corps  mortifié  par  la  tempérance  en  vue  de  Dieu  est  un 
sacrifice...  La  cité  rachetée  dans  son  ensemble,  c'est- 
à-dire  la  société  des  saints,  est  le  sacrifice  universel 
dont  Jésus-Christ  est  le  grand  prêtre,  et  dont  le 
sacrement  de  l'autel  est  le  signe  el  qui  est  offert  pour 
faire  de  nous  le  corps  d'une  tète  si  noble.  Ibid.,  X, 
vi,  col.   284. 

fc)  Sacrifice  absolu  et  sacrifices  relatifs.  -  Le  sacri- 
fice par  excellence  est  celui  qui  a  été  offert  par  Jésus- 
Christ  sur  la  croix  :  dans  ce  monde,  en  elîet,  rien  de 
pur  à  offrir  pour  les  hommes  :  seule  la  chair  innocente 
du  Christ  pouvait  être  une  victime  agréable  :  seipsum 
obtulit  mundam  victimam.  Enarr.  in  Ps.  exux, 
n.  G,  t.  xxxvn,  col.  1953. 

Jésus  a  ainsi  réconcilié  et  uni  l'homme  à  Dieu  de 
la  façon  la  plus  étroite  :  Idem  ipse  unus  verusque 
mediator,  per  sacrificium  pacis  reconcilians  nos  Deo, 
unum  cum  illo  maneret  cui  offerebat,  unum  in  se  faceret 
pro  quibus  offerebat,  unus  esset  ipse  qui  offerebat,  et 
quod  offerebat.  De  Trin.,  IV,  xiv,  t.  xlii,  col.  901. 

Le  sacrifice  du  Calvaire  est  au  centre  de  toute  l'éco- 
nomie des  sacrifices  anciens  et  nouveaux.  Ceux  de 
l'Ancien  Testament  l'annonçaient,  celui  du  Nouveau 
le  commémore  :  «  Tous  ces  sacrifices  ont  de  diverses 
manières  symbolisé  le  sacrifice  unique  dont  nous  célé- 
brons la  mémoire.  »  Contra  Faustum,  VI,  v,  t.  xlii, 
col.  231.  «  Toutes  les  choses  qui  sont  appelées  sacri- 
fice ont  lieu  à  la  ressemblance  d'un  certain  vrai 
sacrifice...  Les  unes  en  sont  des  contrefaçons...  les 
autres  annoncent  le  seul  vrai  sacrifice  qui  devait  être 
offert  pour  les  péchés...  Maintenant  de  ce  sacrifice 
consommé  les  chrétiens  célèbrent  la  mémoire  par  la 
sacrosainte  offrande  et  participation  du  corps  et  du 
sang  du  Christ,  unde  jam  peracti  ejusdem  sacrificii 
memoriam  célébrant  sacrosancta  oblatione  et  partici- 
pationc  corporis  et  sanguinis  Christi.  »  Ibid.,  XX,  xvm, 
col.  382,  voir  aussi  xxi,  col.  385. 

Qu'il  n'y  ait  eu  qu'une  seule  immolation  réelle  de 
la  grande  victime,  celle  du  Calvaire,  ceci  ressort  nette- 
ment de  l'Épître  à  Boniface  :  «  Est-ce  que  le  Christ 
n'a  pas  été  immolé  une  seule  fois  en  lui-même,  et 
pourtant  est-ce  qu'il  n'est  pas  immolé  tous  les  jours 
par  les  peuples  en  sacrement,  en  sorte  que  l'on  ne  ment 
pas  lorsqu'on  répond  qu'il  est  immolé?  Si  en  effet  les 
sacrements  n'avaient  pas  quelques  rapports  avec  les 
choses  dont  ils  sont  les  sacrements,  ils  ne  seraient  pas 
du  tout  des  sacrements  »  Epist.,  xcvn,  9,  t.  xxxnr, 
col.  363.  Ce  texte  se  retrouvera  chez  presque  tous  les 
auteurs  du  Moyen  Age;  il  est  classique. 

Nous  sommes  ici  dans  l'ordre  du  signe  visible  :  sur  la 
croix,  il  y  avait  une  immolation  réelle,  à  l'autel  nous 
avons  la  représentation  commémorative  de  cette  immo- 
lation. Le  sacrifice  chrétien  est  par  rapport  au  sacri- 
fice de  la  croix,    un  sacrifice  relatif  commémoratif. 

c)  Le  sacrifice  eucharistique  :  Sa  réalité.  —  Si  le 
sacrifice  eucharistique  est  essentiellement  un  mémo- 
rial, voir  De  clin,  qusest.,  xi,  2,  t.  xl,  col.  49,  il  n'est 
point  pour  cela  une  commémoraison  purement  ver- 
bale et  figurée  de  la  passion,  c'est  Voblation  réelle  et 
véritable  du  corps  du  Christ,  tête  et  membres,  c'est  la 
participation  réelle  au  corps  et  au  sang  de  Jésus- 
Christ,  source  de  vie. 

a.  L'eucharistie  ablution  réelle  de  la  victime  de  la 
croix,  tête  et  membres.  La  pensée  de  saint  Augustin 
sur  ce  point  est  dominée  d'une  part  par  cette  idée 
fondamentale  que  l'Église  est  le  corps  mystique  de 
cette  tête  qu'est  le  Chris!  historique,  et  de  l'autre 
par  l'idée  que  dans  tout  sacrifice  l'offrande  visible 
symbolise  le  sacrifice  invisible. 

y.)  Aspect  symbolique  de  la  réalité  invisible. — -Le 
symbolisme  de  la  messe  est  double  :  il  est  relatif  au 


971 


MESSE    DANS    L'ÉGLISE    LATINE,  SAINT   AUGUSTIN 


972 


corps  du  Christ  tout  entier  tête  et  membres.  Les  élé- 
ments eucharistiques  signifient  tout  d'abord  l'offrande 
et  le  sacrifice  du  Calvaire  :  «  Par  ces  objets  le  Seigneur 
a  voulu  nous  rappeler,  commendarè,  son  corps  et  son 
sang  répandu  pour  nous,  pour  la  rémission  de  nos 
péchés.  »  Serm.,  ccxxvn,  t.  xxxvm,  col.  1099.  «  Sous 
la  forme  d'esclave,  le  Christ  a  mieux  aimé  être  sacri- 
fice que  de  recevoir  le  sacrifice  :  il  est  le  prêtre 
puisqu'il  offre,  il  est  aussi  l'oblation  :  Per  hoc  et 
sacerdos  est  ipse  ofjerens,  ipse  et  oblatio,  Et  il  a  voulu 
que  le  sacrifice  quotidien  de  l'Église  fût  le  signe  de  cette 
réalité.  »  De  civ.,  X,  xx,  t.  xli,  col.  298. 

Les  éléments  eucharistiques  sont  aussi  l'expression 
sensible,  la  traduction  visible  de  l'offrande  de  l'Église  : 
«  Nous  sommes  tous  un  seul  corps  dans  le  Christ  : 
voilà  le  sacrifice  des  chrétiens.  C'est  ce  que  l'Église 
célèbre  dans  le  sacrement  de  l'autel  où  il  lui  est  ensei- 
gné qu'elle  est  elle-même  offerte  dans  la  chose  qu'elle 
offre.  »  De  civ.,  X,  vi,  t.  xli,  col.  284. 

Le  symbolisme  expressif  des  offrandes  eucharistiques 
est  surtout  expliqué  par  Augustin  dans  ses  sermons 
Ad  infantes,  cclxxii,  ccxxvii,  ccxxix.  C'est  à  la 
lumière  de  ce  symbolisme  de  l'eucharistie,  figure  du 
corps  mystique  du  Christ,  que  l'on  comprend  les 
expressions  suivantes  :  «  C'est  votre  mystère  que  vous 
recevez;  c'est  ce  que  vous  êtes  que  vous  ratifiez  en 
répondant  :  amen.»  Serm.,  cclxxii,  t.  xxxvm,  col.  1247  ; 
ccxxix,  col.  1103. 

(3)  La  réalité  invisible.  —  Sous  ce  symbolisme  com- 
plexe se  cache  la  double  offrande  réelle  du  corps  du 
Christ  et  de  ses  membres. 

L'oblation  de  la  victime  jadis  immolée.  —  A  l'autel 
en  effet  comme  sur  la  croix,  Jésus-Christ  est  prêtre 
et  victime.  C'est  là  qu'il  se  révèle  prêtre  selon  l'ordre 
de  Melchisédech  «  Le  livre  de  l'Ecclésiaste  dit  que  le 
seul  bien  de  l'homme  est  de  manger  et  de  boire.  De 
quoi  vraisemblablement  parle-t-il,  sinon  de  ce  qui 
concerne  la  participation  à  cette  table  que  le  prêtre 
médiateur  du  Nouveau  Testament  nous  présente,  selon 
l'ordre  de  Melchisédech  avec  son  corps  et  son  sang. 
A  la  place  de  tous  ces  sacrifices  anciens,  son  corps  est 
offert  et  il  est  distribué  aux  participants.  »  De  civ., 
XVII,  xx,  2,  t.  xli,  col.  555,  556. 

Que  le  corps  offert  sur  l'autel  et  distribué  aux  fidèles 
soit  bien  le  corps  jadis  immolé,  et  non  seulement  le 
corps  mystique,  ceci  ressort  du  contexte  et  d'autres 
passages. 

C'est  le  corps  que  le  Verbe  s'est  bâti  dans  le  sein  de 
la  vierge  Marie.  Ibid.  C'est  le  veau  gras,  jadis  immolé 
par  les  Juifs,  maintenant  offert  et  consommé  dans 
la  célébration  de  l'eucharistie.  Qwest,  ev.,  II,  xxxiii, 
t.  xxxv,  col.  1346.  C'est  l'aliment  sacrificiel  qui  nous 
fut  préparé  par  les  Juifs  au  jour  de  l'immolation  du 
Calvaire  :  ceux-ci,  en  tuant  le  Christ,  nous  préparèrent 
notre  repas  sans  le  savoir.  Serm.,  cxii,  1,4, 5,  t.  xxxvm, 
col.  643  sq.  C'est  le  repas  dans  lequel  les  Juifs  vien- 
nent boire  le  sang  que,  sous  l'empire  de  la  fureur,  ils 
ont  répandu.  Serm.,  lxxvii,  4,  ibid.,  col.  485. 

C'est  «  le  sacrifice  de  notre  prix  »,  où  l'on  distribue 
«  la  sainte  victime  ».  Saint  Augustin  en  parle  à  l'occa- 
sion de  la  mort  de  sa  mère.  Celle-ci  y  assistait  durant 
sa  vie  tous  les  jours,  car  elle  savait  que  là  était  distri- 
buée la  sainte  victime.  Conf.,  IX,  27,  32,  36,t.  xxxn, 
col.  775-778. 

C'est  donc  dans  les  textes  les  plus  divers,  empruntés 
à  différentes  époques  de  la  vie  du  saint  Docteur,  que 
s'affirme  sa  foi  traditionnelle  en  l'oblation  réelle  à 
l'autel  de  la  victime  jadis  immolée  au  Calvaire. 

L'oblation  du  corps  mystique.  —  Mais  sur  l'autel 
Jésus  n'est  pas  seul  à  s'offrir,  c'est  bien  le  corps  mys- 
tique tout  entier,  chef  et  membres,  qui  offre  et  qui 
s'offre.  La  messe,  en  d'autres  termes,  n'est  point  seule- 
ment le  sacrifice  du  corps  et   «  du  sang  que  les  Juifs 


dans  leur  fureur  ont  répandu,  et  que,  convertis,  ils 
reçoivent  comme  prix  de  leur  salut  »,  elle  est  l'expres- 
sion sensible,  mais  très  réelle,  de  l'immolation  de 
l'Église  qui  sur  l'autel  ne  fait  qu'une  seule  et  même 
chose  avec  le  victime  du  Calvaire. 

En  les  configurant  au  Christ  prêtre,  le  baptême 
associe  intimement  les  fidèles  à  son  sacerdoce  et  leur 
donne  qualité  pour  offrir  avec  lui  le  sacrifice  de  la 
messe  (  sans  préjudice  d'ailleurs  de  l'action  du  prêtre 
qui  bénit  et  consacre  les  éléments  eucharistiques). 
Enarr.  in  Ps.  xxvi,  2,  t.  xxxvi,  col.  200. 

C'est  à  l'autel  que  l'Église,  corps  du  Christ,  apprend 
du  Sauveur  qui  est  sa  tête,  à  offrir  :  «  Étant  le  corps 
de  cette  tête,  l'Église  apprend  elle-même  à  s'offrir 
par  la  tête.  Les  sacrifices  anciens  des  saints  étaient 
les  symboles  multiples  et  variés  de  ce  vrai  sacrifice.  » 
De  civ.,  X,  xx,  t.  xli,  col.  298.  Ce  qu'elle  offre,  c'est 
elle-même  incorporée  à  la  victime  du  Calvaire.  «  Ici 
tout  le  corps  rejoint  activement  son  Chef  dans  une 
unique  immolation  »  G.  Gasque,  L'eucharistie  et  le 
corps  mystique,  Paris,  1925,  p.  74. 

«  Le  sacrifice  le  plus  glorieux,  le  plus  excellent  qui 
puisse  lui  être  offert,  c'est  nous-même,  c'est-à-dire 
sa  cité.  Mystérieuse  réalité  que  nous  célébrons  dans 
nos  oblations  bien  connues  des  fidèles.  »  De  civ.,  XIX, 
xxni,  5,  t.  xli,  col.  655.  «  Toute  la  Cité  rachetée,  c'est- 
à-dire  l'assemblée  des  fidèles  et  la  société  des  saints, 
est  le  sacrifice  universel  offert  à  Dieu  par  le  grand 
prêtre  qui  s'est  offert  pour  nous  dans  la  passion  pour 
faire  de  nous  le  corps  d'une  tête  si  noble.  Tel  est  le 
sacrifice  des  chrétiens  :  être  tous  un  seul  corps  en 
Jésus-Christ,  et  c'est  ce  mystère  que  l'Église  célèbre 
dans  ce  sacrement  de  l'autel  où  elle  apprend  à  s'offrir 
elle-même  dans  l'oblation  qu'elle  fait  à  Dieu.  » 
De  civ.,  X,  vi,  t.  xli,  col.  284. 

Le  corps  mystique  ainsi  offert  comprend  tout  d'a- 
bord les  fidèles  vivants  :  «  Les  choses  vouées  sont  les 
choses  offertes  à  Dieu,  surtout  l'offrande  du  saint 
autel,  sacrement  par  lequel  est  exprimé  le  vœu  très 
ardent  selon  lequel  nous  nous  vouons  à  rester  dans  le 
Christ.  C'est  le  sacrement  de  ceci  que  nous  tous  nous 
sommes  un  seul  pain,  un  seul  corps.»  Epist.,  cxlix, 
16,  t.  xxxiii,  col.  637.  Il  renferme  aussi  les  fidèles 
décédés  dans  le  Christ  :  les  martyrs  lui  appartiennent. 
«  Pour  ce  qui  est  du  sacrifice  lui-même,  c'est  le  corps 
du  Christ;  il  n'est  pas  offert  à  eux  (les  martyrs),  car 
eux-mêmes  sont  ce  corps.  »  De  civ.,  XXII,  x,  t.  xli, 
col.  772.  Ainsi,  c'est  l'Église  tout  entière  qui  s'unit 
étroitement  à  son  chef  sur  l'autel  dans  une  seule  et 
même  oblation. 

On  comprend  de  ce  point  de  vue  auguslinien  de 
l'oblation  du  corps  mystique  la  merveilleuse 'unité  du 
sacrifice  chrétien  et  son  identité  avec  celui  du  Calvaire. 
«  L'unité  de  l'Eglise  chrétienne  ne  se  laisse  pas  partager 
en  plusieurs  hosties  et  en  plusieurs  sacrifices.  Tous  ces 
fragments  d'holocaustes,  si  nous  pouvons  ainsi  dire, 
font  partie  d'un  seul  holocauste  d'une  plénitude  uni- 
verselle. Tant  de  victimes  ne  sont  que  les  membres 
d'une  victime  unique  qui  célèbre  sur  la  .croix  son 
oblation  sanglante,  et  dans  l'eucharistie  son  oblation 
non  sanglante,  et  qui  s'incorpore  toute  oblation,  san- 
glante ou  non,  de  ses  membres  comme  des  éléments 
de  sa  propre  immolation.  »  Thomassin,  De  Verbo 
incarn..  I.  X,  xx,  n.  4,  édit.  Vives,  t.  iv,  p.  388. 

b.  L'eucharistie  participation  réelle  au  corps  et  au 
sang  du  Christ.  —  Dans  sa  description  du  sacrifice 
eucharistique,  Augustin  unit  souvent  l'idée  de  commu- 
nion à  celle  d'offrande:  Corpus  efus  offertur  et  partici- 
pantibus  ministratur.  Vitulus  offertur  Patri  et  pascit 
totam  domum,  etc. 

L'offrande  étant  celle  du  corps  jadis  immolé,  la 
communion  se  fait  à  ce  corps  immolé.  Ce  n'est  donc 
point  seulement  une  participation   subjective  à  un 


973 


MF.SSI-:    DANS    L'ÉGLISE    LATINE,   SAINT    AUGUSTIN 


974 


symbole,  c'est  la  participation  à  une  réalité  vivifiante. 
Qui  vult  vivert  habet  ubi vivat,  habei  unde  virât,  accédât, 

credat,  incorporetur  ut  vivi/icetur.  In  Joan.,  tr.  xxvi, 
13,  t.  xxxv,  col.  1C13.  Les  enfants  qui  sont  encore 
incapables  de  comprendre  un  symbole,  de  faire  un 
acte  de  foi,  ne  peuvent  avoir  la  vie,  sans  avoir 
participé  au  corps  eucharistique.  Serm.,  clxxiv,  7, 
t.  xxxviii,  col.  9-11  ;  De  pecc.  mer..  I,  26  et  27,  t.  xliv, 
col.  124. 

Ainsi,  du  fait  de  cette  participation  à  la  victime 
jadis  immolée,  se  réalise  l'incorporation  vivifiante, 
['•agglutination  des  membres  du  corps  du  Christ  à  la 
tête  qui  leur  infuse  la  vie,  ainsi  est  atteint  le  but  du 
sacrifice  eucharistique.  Serm.,  lxxi,  17,  t.  xxxvm, 
col.  453. 

La  participation  au  sacrifice  de  la  croix  dans  le 
sacrifice  eucharistique  est  non  seulement  physique, 
mais  morale.  Le  texte  Nisi  manducaveritis  ne  peut 
nous  commander  une  manducation  capharnaïtique  ; 
c'est  une  figure  nous  ordonnant  de  participer  à  la 
passion  du  Seigneur,  de  nous  remémorer  avec  émotion 
et  pour  notre  profit  que  sa  chair  a  été  crucifiée  et 
blessée  pour  nous  :  Facinus  vel  ftagitium  vidclur  jubere  : 
figura  est  ergo  prxcipiens  passioni  dominicœ  communi- 
candum  et  suaviter  atque  utiliter  recondendum  in  memo- 
ria,  quod  pro  nobis  earo  ejus  crucifixa  est  et  vulneratu 
sit.  De doet.  christ.,  III,  xvi,  24,  t.  xxxiv,  col.  71  et  75. 
Ainsi  s'unissent,  dans  l'adulte  qui  communie  digne- 
ment, la  participation  subjective  et  la  participation 
objective  à  la  victime  du  Calvaire.  L'une  ne  détruit 
pas  l'autre. 

a)  Le  sacrifice  eucharistique  :  Ses  conditions.  — 
A  quelles  conditions  l'offrande  des  éléments  eucha- 
ristiques devient-elle  l'oblation  réelle  du  corps  du 
Christ,  et  permet-elle  la  participation  à  ce  corps? 
A  condition  que,  par  le  fait  de  la  consécration,  béné- 
diction ou  sanctification  qui  s'opère  au  cours  de  la 
liturgie  eucharistique,  les  éléments  du  pain  et  du  vin 
deviennent  le  corps  du  Christ.  Saint  Augustin,  d'accord 
avec  la  tradition,  affirme  ce  devenir  et  l'explique  par 
différents  facteurs  :  une  prière  mystique,  le  signe  de  la 
croix,  et  l'action  invisible  du  Saint-Esprit. 

La  prière  mystique.  —  Elle  est  absolument  requise  : 
Xoster  panis  et  calix  non  quilibet,  sed  certa  consecratione 
mysticus  fit  nobis,  non  nascituk.  Contra  Fauslum,  XX, 
xjii,  t.  xlii,  col.  379:  voir  aussi  De  Trin.,  III,  iv,  10, 
t.  xlii,  col.  873,  874. 

Elle  a  une  certaine  longueur.  Saint  Augustin  s'en 
explique  dans  sa  lettre  à  Paulin  de  N'oie,  en  parlant  des 
precaliones.  oredioncs,  postulationes.  «  Je  préfère  enten- 
dre par  ces  paroles  ce  que  toute  ou  presque  toute 
l'Église  met  en  pratique,  de  telle  sorte  que  nous  tenions 
pour  désignées  par  precationes  les  prières  que  nous 
faisons  dans  la  célébration  des  saints  mystères,  avant 
de  commencer  de  bénir  ce  qui  est  sur  la  table  du 
Seigneur;  par  orationes  les  prières  que  nous  faisons 
lorsqu'on  le  bénit,  le  sanctifie,  le  fractionne  pour  le 
distribuer,  ensemble  de  prières  que  toute  l'Église 
presque  termine  par  l'oraison  dominicale.  »  Epist., 
cxlix,  16,  t.  xxxiii,  col.  636. 

Par  ces  orationes  qui  sont  au  cœur  de  la  messe  et 
par  lesquelles  on  consacre.  Augustin  désigne  sans 
doute  le  canon  en  général.  Ailleurs,  il  précise  davan- 
tage et  semble  bien  affirmer  que  la  force  consécratoire 
se  trouve  dans  ■  une  parole  de  Dieu  »,  la  bénédiction 
du  Christ  :  Panis  Me  sanctificatus  per  verbum  Dei 
corpus  est  Chrisli.  Serm.,  cr.xxvu,  t.  xxxvm,  col.  1099. 
Non  enim  omnis  panis.  sed  accipiens  benedictionem 
Chrisli  fit  corpus  Christi.  Serm.,  ccxxxiv,  2,  col.  1116. 
Il  semble  bien  que  cette  parole  de  Dieu  soit  la  parole 
évangélique  de  l'institution  :  cela  ressort  du  principe 
clairement  établi  que  nous  devons  offrir  le  sacrifice 
uniquement   selon   le  rite  prescrit   par  Jésus-Christ. 


Contra  Faustum,  XX,  xxi,  t.  xi.ii,  col.  385.  Voir  art. 
Épiclèse,  t.  v,  col.  242. 

Le  signe  de  la  croix.  —  Sans  lui,  le  saint  sacrifice 
eucharistique  n'est  pas  accompli  rite.  Di  Joan., 
tr.  cxvm,  5,  t.   xxxv,  col.   1950. 

L'action  de  l'Esprit- Saint.  —  Les  attestations 
d'Augustin  sur  la  vertu  des  paroles  du  Christ  ne 
l'empêchent  point  d'affirmer  en  même  temps  l'action 
invisible  du  Saint-Esprit  dans  la  transformation 
opérée  sur  l'autel.  Non  sanctificalur  ut  sit  tant  magnum 
sacramentum,.nisi  opérante  invisibiliter  Spiritu  Dei. 
De  Trin.,   III,  iv,  10,  t.  xlii,  col.  873,  874. 

Cette  affirmation  cadre  avec  les  principes  généraux 
de  l'évêque  d'Hippone  sur  l'activité  de  l'Esprit  dans 
toute  sanctification  :  Sanctificatio  nu.Ua  divina  et  vera 
est  nisi  ab  Spiritu  Sancto.  Serm.,  vin,  13,  t.  xxxvm, 
col.  72.  Cf.  Qua-st.  in  Ileptat.,  111,84,  t.  xxxiv.col.  711. 
Elle  se  retrouve  équivalemment  chez  ses  contempo- 
rains; chez  Optât,  par  exemple,  ou  Gaudence  de 
Brescia.  Voir  art.  Épiclèse,  t.v,  col.  244.  Les  augusti- 
niens  comme  saint  Fulgence  et  saint  Isidore  de  Séville 
marqueront  d'une  façon  plus  précise  encore  l'impor- 
tance et  le  sens  de  l'invocation  au  Saint-Esprit  dans 
le  sacrifice  eucharistique. 

De  l'ensemble  de  ces  vues  sur  la  messe,  découle  tout 
naturellement  la  vérité  du  sacrifice  chrétien.  La  litur- 
gie eucharistique  tout  comme  le  sacrifice  de  la  croix 
dont  elle  prolonge  l'offrande  est  un  sacrifice  très  vrai. 
Unde  et  in  ipso  verissimo  et  singulari  sacrificio  Domino 
Deo  nostro  agere  gratias  admonemur.  De  spir.  et  tilt., 
xi,  18,  t.  xliv,  col.  211. 

Jésus-Christ  lui-même  a  déterminé  le  rite  par  lequel 
nous  rendons  le  culte  d'adoration  à  Dieu.  «  C'est  un 
crime,  dit  Augustin,  de  sacrifier  aux  martyrs,  mais 
non  de  sacrifier  à  Dieu  dans  les  mémoires  des  martyrs, 
ce  que  nous  faisons  très  fréquemment  selon  le  seul  rite 
avec  lequel  il  nous  a  prescrit  de  lui  sacrifier.  »  Contra 
Faustum,  XX,  xxi,  t.  xlii,  col.  384. 

L'Église  possède  vraiment  un  sacrifice  qu'elle  offre 
tous  les  jours.  C'est  le  sacrifice  unique  prédit  par 
Malachie.  De  civ.,  XIX,  xxm,  5,  t.  xli,  col.  655.  C'est 
le  sacrifice  accompli  pour  la  première  fois  par  Melchi- 
sédech,  quand  ce  prêtre  bénit  Abraham  avec  du  pain 
et  du  vin.  De  civ.,  XVI,  xxn,  col.  500.  Nous  le  voyons 
aujourd'hui  offert  en  tous  lieux  par  le  sacerdoce  du 
Christ  selon  l'ordre  de  Melchisédech. 

C'est  l'unique  sacrifice  toujours  le  même  dont  la 
communion  est  proposée  à  tous  :  Nam  unum  atque 
idem  sacrificium  propter  nomen  Domini,  quod  invoca- 
tur  et  sanctum  est  et  taie  cuique  fit,  quali  corde  adacci- 
piendum  accesserit.  Contra  epist.  Parm.,  II,  vi,  11, 
t.   xliii,  col.  57. 

e)  Le  sacrifice  eucharistique  :  Sa  valeur  et  son  effi- 
cacité. —  Pour  les  vivants.  —  Il  a  pour  effet  de  faire 
entrer  les  bons  dans  une  communion  tout  intime  au 
sacrifice  du  Calvaire  et  de  leur  communiquer  ainsi 
la  vie,  le  prix  de  leur  rédemption,  le  gage  du  salut. 
De  pecc.  mer.,  I,  xxiv,  34,  t.  xliv,  col.  128  et  129; 
In  ps.  CXXV,  9,  t.  xxxvn,  col.  1663.  Il  peut  être 
offert  pour  des  nécessités  individuelles,  même  tempo- 
relles. C'est  ainsi  qu'un  diocésain  d'Augustin  demande 
qu'un  prêtre  offre  le  sacrifice  pour  éloigner  les  démons 
qui  tourmentaient  ses  bêles  et  ses  esclaves.  De  civ., 
XXII,  vm,  6,  t.  xli,  col.  764. 

Pour  les  morts.  —  On  doit  reconnaître,  dit  saint 
Augustin,  «  que  les  âmes  des  défunts  sont  secourues 
par  la  piété  des  vivants,  quand  le  sacrifice  du  Média- 
teur est  offert  pour  elles  ».  Ench.,  ex,  t.  XL,  col.  283. 
«  Il  n'y  a  cependant  à  profiter  de  ces  pratiques  que 
les  âmes  qui,  pendant  leur  vie,  ont  mérité  d'en  tirer 
profit.  Donc,  quand  les  sacrifices,  soit  de  l'autel,  soit 
des  aumônes  sont  offerts  pour  les  défunts,  ils  sont  des 
actions  de  grâces  pour  les  très  bons,  des  propiliations 


975 


MESSE    DANS    L'ÉGLISE    LATINE,    SAINT    AUGUSTIN 


976 


pour  les  médiocrement  mauvais;  ils  n'accordent  aucun 
secours  aux  très  mauvais,  et  sont  seulement  des  conso- 
lations pour  les  vivants.  Quant  à  ceux  pour  lesquels 
ils  sont  utiles,  ou  ils  leur  obtiennent  une  pleine  rémis- 
sion, ou  ils  font  que  la  condamnation  leur  soit  plus 
tolérable.  »  Ibid. 

Ainsi  le  veut  la  tradition  des  Pères  observée  par 
l'Église  universelle  :  on  prie  pour  ceux  qui  sont  morts 
dans  la  communion  du  corps  du  Christ,  lorsqu'on  fait 
leur  mémoire  en  son  lieu  au  cours  de  ce  même  sacrifice, 
et  qu'il  est  mentionné  qu'il  est  également  offert  pour 
eux.  Serm.,  CLXxn. 

/)  Le  sacrifice  eucharistique  :  Sa  place  dans  la  oie 
cultuelle  et  morale  de  l'Église. —  La  valeur  de  l'aliment 
sacrificiel  eucharistique  marque  la  place  de  celui-ci 
dans  l'ensemble  de  la  vie  de  l'Église. 

L'autel  et  la  table  sainte  sont  au  centre  de  la  vie 
religieuse  et  morale  de  la  communauté  chrétienne. 
L'autel  est  la  mensa  magna  où  nous  recevons  le  corps 
du  Christ,  Serm.,  xxxi,  2,  t.  xxxvm,  col.  193,  la 
mensa  potentis.  In  Joan.,  tr.  xm,  2,  t.'xxxv,  col.  1733. 
C'est  le  crime  des  donatistes  d'avoir  élevé  autel  contre 
autel.  Contra  epist  Parm.,  II,  v,  10,  t.  xliii,  col.  56.  — 
L'autel  est  entouré  de  mystère;  seuls  les  fidèles  con- 
naissent ce  mystère  ;  les  catéchumènes  l'ignorent. 
De  la  signification  du  mystère  de  l'autel  et  de  la 
table  sainte,  saint  Augustin  est  amené  à  parler  sou- 
vent; il  y  consacre  des  homélies  spéciales.  Serm., 
ccxxvn,  ccxxix,  cclxxii.  Il  insiste  sur  ce  fait  que 
toute  la  vie  morale  des  catéchumènes  et  des  croyants 
doit  être  dominée  par  la  préoccupation  de  ce  mys- 
tère. De  fide  et  oper.,  vi,  9,  t.  xl,  col.  202;  Epist., 
cuir,  3,  6,  t.  xxxiii,  col.  655;  Serm.,  lvi,  6,  10, 
t.  xxxvm,  col.  381. 

Conclusion.  ■ — ■  La  doctrine  de  saint  Augustin  sur 
le  sacrifice  eucharistique  est  une  pièce  maîtresse  dans 
sa  conception  d'ensemble  sur  la  religion  et  le  salut. 

La  religion  étant  l'ensemble  des  liens  qui  unissent 
l'homme  à  Dieu,  le  sacrifice  est  pour  le  grand  évêque 
l'acte  religieux  par  excellence  qui  nous  fait  entrer  dès 
ici  bas  dans  la  communion  divine,  en  attendant  la 
communion  céleste  dans  la  vision  béatifiante. 

Le  seul  vrai  sacrifice  absolu  qui  est  au  centre  de 
l'histoire  religieuse  de  l'humanité,  c'est  le  sacrifice  de 
Jésus  au  Calvaire  in  forma  servi.  C'est  par  la  participa- 
tion à  cet  unique  sacrifice  que  le  fidè'.e  obtient  le  salut. 

De  ce  sacrifice  une  seule  fois  accompli  par  une 
immolation  réelle,  les  chrétiens  célèbrent  la  mémoire 
par  l'oblation  réelle  de  la  victime  jadis  immolée,  et 
par  la  participation  à  cette  victime.  Le  sacrifice  de 
l'autel  est  essentiellement  relatif  au  sacrifice  de  la 
croix,  en  tant  qu'il  le  représente  réellement  et  nous 
en  applique  le  fruit.  A  l'autel  et  sur  la  croix  c'est  le 
même  prêtre  et  la  même  victime,  sur  la  croix  s'offrant 
elle-même  dans  une  immolation  sanglante,  à  l'autel 
s'offrant  avec  son  corps  mystique  d'une  façon  non 
sanglante  sous  les  traits  figuratifs  de  l'immolation 
passée  par  l'Église. 

Tel  est  le  sacrifice  des  temps  nouveaux,  annoncé  par 
le  sacrifice  de  Melchisédech  et  par  la  prophétie  de 
Malachie,  institué  par  le  Christ  la  veille  de  sa  mort, 
célébré  tous  les  jours  pour  nous  communiquer  la  vie, 
le  prix  de  la  rédemption,  le  gage  de  la  vie  éternelle. 
Bref,  il  atteint  excellement  le  but  du  sacrifice  :  il  nous 
fait  entrer  dans  une  communauté  de  vie  plus  intime 
avec  Dieu,  il  fait  l'unité  entre  les  fidèles  et  leur  chef, 
l'unité  des  fidèles  vivants  entre  eux,  l'unité  de  l'Église 
d'ici-bas  avec  l'Église  du  ciel  et  du  purgatoire.  Ainsi 
cst-il  le  centre  de  la  vie  de  l'Église. 

Par  cette  doctrine,  saint  Augustin  n'innove  point; 
il  met  en  une  lumière  plus  vive  le  point  de  vue  où 
s'étaient  déjà  placés  les  Pères  plus  anciens  :  saint 
Ignace,  saint  Irénée,  saint  Cyprien. 


Grâce  aux  formules  heureuses  qu'il  a  trouvées  pour 
exprimer  les  idées  traditionnelles  et  commenter  les 
paroles  de  saint  Paul  sur  l'unité  du  corps  mystique 
réalisée  par  la  communion  à  un  tel  pain,  I  Cor.,  x, 
17  et  Rom.,  xn,  5,  se  gardera  dans  la  théologie  posté- 
rieur le  sens  d'un  des  aspects  et  des  effets  les  plus 
profonds  du  mystère  eucharistique  :  l'unification 
du  corps  mystique  avec  son  Chef. 

Telle  est  cependant  l'insistance  de  saint  Augustin 
à  mettre  en  relief  cet  aspect  en  face  du  schisme  dona- 
tien,  que  certains  de  ses  commentateurs,  oublieux 
de  la  complexité  de  sa  pensée,  laisseront  tomber  ses 
affirmations  réalistes  sur  l'oblation  du  vrai  corps 
du  Christ,  pour  ne  se  souvenir  que  de  celles  qui 
concernent  le  corps  mystique.  A  raison  même  de  sa 
complexité,  la  doctrine  augustinienne  offre  des  possi- 
bilités de  développement  dans  des  directions  diverses. 
C'est  ainsi  que  Paschase  Radbert  pourra  intégrer  à  sa 
conception  très  réaliste  de  l'eucharistie  des  idées  bien 
authentiquement  augustiniennes,  tandis  que  Scot 
Érigènc,  Ratramne  et  Bérenger,  utilisant  exclusi- 
vement d'autres  affirmations  du  saint  Docteur  sur  le 
symbolisme  eucharistique  et  l'Église  corps  mvstique, 
les  feront  servir  à  une  conception  ultra-spiritualiste 
qui  méconnaît  tout  un   aspect  de  sa  pensée. 

IL  De  saint  Augustin  a  saint  Grégoire.  — 
Durant  cett  période,  la  doctrine  du  sacrifice  de  la 
messe  n'est  point  au  premier  plan  des  préoccupations 
des  Pères. 

C'est  plutôt  dans  les  liturgies,  dans  les  plus  anciens 
éléments  des  sacramentaires  léonien  et  gélasien 
qu'il  faut  aller  chercher  un  témoignage  très  précis  de 
la  foi  vivante  de  l'Église  au  sacrifice  de  l'autel.  Les 
évêques  et  les  Pères  continuent  sans  doute  à  commen- 
ter dans  leurs  homélies  cette  liturgie  pour  les  bar- 
bares venus  du  paganisme  ou  de  l'arianisme.  Mais  leur 
pensée  spéculative  est  tournée  davantage  vers  la 
méditation  des  problèmes  de  la  prédestination  et  de 
la  grâce.  C'est  l'époque  où  l'on  discute  les  doctrines 
augustiniennes  dans  le  sud  de  la  Gaule,  chez  les  Massi- 
lienses.  Si  l'on  expose  les  doctrines  eucharistiques, 
c'est  en  reprenant  les  idées  de  saint  Augustin  et  de 
saint  Ambroise,  et  en  reproduisant  parfois  leurs 
expressions. 

En  somme,  la  doctrine  du  sacrifice  de  la  messe 
progresse  peu;  deux  écrivains  cependant  se  distin- 
guent par  la  précision  qu'ils  apportent  dans  l'exposé 
de  cette  doctrine  :  saint  Fu'.gence  qui  traite  du  sacri- 
fice de  la  messe  dans  un  sens  nettement  augustinien,  en 
insistant  sur  le  but  de  ce  sacrifice,  l'incorporation  au 
Christ,  le  pseudo-Eusèbe  d'Émèse  (Fauste  de  Riez) 
qui  marche  plutôt  sur  les  traces  de  saint  Ambroise,  en 
insistant  surtout  sur  le  miracle  de  la  conversion 
durant  la  messe. 

1°  A  Rome.  —  Saint  Léon  (f  461)  «  s'attache  au 
langage  évangélique  et  au  langage  liturgique,  inter- 
prétés littéralement  ».  P.  Batilîol,  L'eucharistie,  p.  313. 

A  une  époque  sans  controverse  eucharistique,  il  ne 
parle  de  l'eucharistie  que  par  allusion,  comme  d'une 
vérité  admise  de  tous,  pour  en  tirer  un  argument  dans 
les  controverses  christologiques.  Mgr  Batifîol  a  relevé 
les  passages  des  sermons  et  des  épîtres  où  saint 
Léon  fait  plus  spécialement  allusion  au  sacrifice  de  la 
messe  et  à  la  communion.  Voir  art.  Léon  Ier  (Saint), 
col.  288  et  290. 

On  en  peut  tirer  les  conclusions  suivantes  :  1.  C'est 
à  la  cène  que  le  Sauveur  a  institué  le  sacrifice  eucha- 
ristique en  enseignant  à  ses  apôtres  qualis  Deo  hostia 
deberet  offerri,  en  leur  donnant  les  sacrements  de  la 
passion  et  de  sa  mort.  Serm.,  lviii,  3  et 4,  P.  L.,  t.  liv, 
col.  333-335.  —  2.  Il  n'y  a  qu'une  seule  oblation,  un 
seul  sacrifice  qui  conduit  à  leur  perfection  tous  les 
anciens  sacrifices,  et  qui  amène  jusqu'aux  croyants  la 


077 


MESSE    DANS    L'ÉGLISE    LATINE,    LA    FIN    DU    Ve    SILCLE 


978 


vie  qui  vient  du  Calvaire.  Nunc  etiam,  carnalium  sacri- 
fieiorum  varietale  cessante,  omnes  differentias  hostia- 

rum,  una  corporis  et  sanguinis  lui  implet  oblatio. 
Serm.,  ux.  t.  liv,  col.  341.  C'est  toujours  la  même 
victime  qui  est  olïerte  aujourd'hui  et  qui  le  fut  autre- 
fois, et  qui  nous  applique  maintenant  les  fruits  de 
l'oblation  du  Calvaire.  Voir  aussi  EpisL,  ix.  — 3.  On 
doit  réitérer  dans  une  même  journée  l'offrande  du 
sacrifice,  lorsqu'à  raison  d'une  afflucncc  trop  grande 
on  n'a  pu  satisfaire  à  la  dévotion  de  tout  le  peuple 
par  un  premier  sacrifice.  EpisL,  ix,  2,  t.  liv,  col.  626 
et  627.  —  4.  Saint  Léon  emploie  dans  la  même  épître 
ix.  au  passage  cité,  le  mot  missa  pour  désigner  la  litur- 
gie eucharistique  :  sur  le  mot  missa  employé  dans  le 
même  sens,  voir  Innocent  Ier,  EpisL,  xvn,  12,  P.  L., 
t.  xx,  col.  535. 

2°  A  Ravenne.  —  Saint  Pierre  Chrysologue  (f  450) 
n'offre  que  des  allusions,  mais  pleines  de  doctrines,  à 
l'eucharistie  sacrifice.  En  quelques  lignes  sont  évo- 
quées à  la  fois  l'identité  de  la  victime  de  la  croix  et  de 
la  victime  de  l'autel,  la  continuité  qui  existe  entre 
l'incarnation  et  l'eucharistie,  l'efficacité  de  la  commu- 
nion à  la  victime  de  l'autel.  Serrn.,  Lxvn,  P.  L., 
t.  lu,  col.  392. 

3°  Sud  de  la  Gaule.  —  Jean  Cassien  (f  435),  comme 
saint  Pierre  Chrysologue  à  Ravenne,  affirme  la  foi 
traditionnelle  à  l'identité  du  sacrifice  de  la  cène,  de  la 
croix  et  de  l'autel;  il  montre  l'efficacité  de  ce  vrai 
sacrifice  qui  arrache  les  âmes  à  l'enfer  pour  les  élever 
au  ciel.  De  cœnob.  inst.,  1.  III,  c.  m,  P.  L.,  t.  xlix, 
col.  124. 

Gennade  (2e  moitié  du  Ve  siècle)  dans  un  parallèle 
entre  le  martyr  et  le  communiant,  fait  allusion  au 
caractère  commémorât  if  de  l'eucharistie,  De  eccl. 
dogm.,  c.  lxxiv,  P.  L.,  t.  lviii,  col.  997. 

Fausle  de  Riez  (t  492)  est  un  des  écrivains  du  v°  siè- 
cle dont  le  langage  eucharistique  est  le  plus  précis; 
il  a  lu  saint  Cyprien,  saint  Augustin,  surtout  saint 
Ambroise.  L'homélie  Magnitudo  qui  lui  est  attribuée 
représente  une  tradition  doctrinale  qui  est  en  partie 
grecque  et  en  partie  ambrosienne;  c'est  «le  langage 
ambrosien  mis  au  point  des  controverses  du  temps 
de  saint  Cyrille  ».  P.  Batiffol  :  Noiwelles  éludes  docu- 
mentaires sur  la  sainte  eucharistie,  dans  Revue  du 
Clergé  Français,   t.   lx,   p.   540. 

On  a  dit  à  l'art.  Eucharistie,  col  1180,  combien 
son  langage  est  précis  en  ce  qui  concerne  le  miracle 
de  la  conversion  substantielle  qui  s'opère  à  la  consé- 
cration. Il  ne  l'est  pas  moins  touchant  le  sacrifice  de 
l'autel,  son  caractère  commémoratif,  son  efficacité 
essentiellement  relative  à  celle  du  sacrifice  du  Calvaire, 
sa  nature  qui  consiste  dans  l'offrande  de  la  rédemption. 
El  quia  corpus  assumptum  ablaturus  erat  ab  oculis 
nostris...  necessarium  erat  ut  nobis  in  hac  die  sacra- 
mentum  corporis  et  sanguinis  sui  consecraret,  ut  cole- 
retur  vel  jugitsr,  jure  per  mgsterium,  quod  semel  ofje- 
rebatur  in  pretium;  ut  quia  quotidiuna  et  indefessa 
currebat  pro  hominum  salute  redemptio,  perpétua 
essel  redemptoris  oblatio.  el  perennis  illa  victima  viveret 
in  memoria  el  prœsens  semper  esset  in  gralia.  Vera, 
unica  et  perjecta  hoslia  fide  existimanda,  non  specie  ; 
nec  exterioris  censenda  visu  hominis,  sed  interioris 
afjectu...   Hom.   Magnitudo,   P.  L.,  t.   xxx,  col.  272. 

Ainsi,  nous  célébrons  à  l'autel,  sous  le  voile  du 
mystère  ce  qui  a  été  offert  une  fois  sur  la  croix  pour 
notre  rançon;  c'est  l'offrande  perpétuelle  de  la  ré- 
demption pour  que  la  victime  éternelle  vive  sans  cesse 
dans  le  souvenir,  et  soit  toujours  présente  avec  la 
même  efficacité.  Oblation  de  la  victime  du  Calvaire, 
la  messe  dans  son  acte  central,  la  consécration,  est 
l'œuvre  du  prêtre  invisible  qui  opère,  parles  paroles 
efficaces  de  l'institution,  la  conversion  miraculeuse 
des  éléments  en  son  corps  et  en  son  sang. 


La  fortune  des  idées  et  des  formules  de  Lauste  de 
Riez  sera  très  grande  au  Moyen  Age  ;  voir  M.  Lepin, 
L'idée  du  sacrifice  de  ht  messe.  Paris,  1926,  p.  1 4-47. 
Les  défenseurs  du  réalisme  eucharistique  utiliseront  cet 
auteur  qu'ils  citeront  sous  le  nom  d'Eusôbc  d'Émèse, 
pour  exposer  l'idée  de  conversion  substantielle. 

Saint  Avit  de  Vienne  (f  518),  dans  sa  lettre  à  Gonde- 
baud,  nous  renseigne  surtout  sur  la  signification  du 
mot  missa...  Missam  facere  veut  dire  d'une  façon 
générale  renvoyer  ;  on  faisait  le  renvoi  non  seule- 
ment dans  les  églises  mais  dans  les  prétoires.  Epist., 
i,  P.  L.,  t.  lix,  col.  199.  C'est  ainsi  que  le  mot  était 
employé  depuis  longtemps  pour  désigner  le  renvoi  des 
catéchumènes  du  service  eucharistique.  S.  Augustin, 
Serm.,  lxix,  8,  P.  L.,  t.  xxxvm,  col.  324.  Voir  Rott- 
manner,  Ueber  neuere  und  altère  Deutungen  des  Wortes 
Missa,  dans  Tùbinger  theol.  Quartalschri/t,  1883, 
p.  531-557;  Fortescue,  La  messe.  Étude  sur  la  liturgie 
romaine,  trad.  Bourlinhon,  p.  526-528;  Batiffol,  Leçons 
sur  la  messe,  p.  166  et  167.  On  le  retrouve  employé 
dans  le  même  sens  au  début  du  vi*  siècle  par  un 
concile  de  Lérida  en  524,  can.  4.  Mansi,  Concil.,  t.  vin, 
col.  613. 

L'évêque  de  Vienne  aime  à  se  représenter  le  mystère 
chrétien  comme  la  prise  de  possession  par  le  peuple 
fidèle  de  l'héritage  que  le  Christ  lui  a  laissé  par  testa- 
ment. Ce  testament  nous  livre  non  pas  ses  biens  seule- 
ment, mais  sa  substance,  son  corps  et  son  sang.  C'est 
à  la  veille  de  sa  mort  qu'il  a  institué  l'ordre  de  ce 
libamen  éternel.  Ex  sermone  de  natali  calicis,  P.  L., 
t.  ux,  col.  321. 

En  comparant  dans  un  poème  la  messe  à  la  man- 
ducation  pascale,  il  laisse  entendre  que  l'un  et  l'autre 
repas  sacrificiel  supposent  une  immolation.  De  quelle 
nature,  il  ne  nous  le  dit  point  : 

Tu    cognosce    tuam    salvanda    in    plèbe    figuram. 
Ut   quoeumque   loco   sanctus    mactabitar   Agnus, 
Atque   cibo    sanction   porrexerit    hostia   corpus 
Rite  sacrum,   celebret  vitse   promissa  sequentis. 

Poem.,  v,  P.  L.,  t.  lix,  col.  360  D. 

Mutianus  le  scolastique  (vi°  siècle).  —  Par  la  tra- 
duction des  homélies  de  saint  Jean  Chrysostome  qu'il 
exécuta  à  l'instigatioh  de  Cassiodore,  cet"  auteur  va 
faire  connaître  aux  théologiens  latins  la  riche  doctrine 
de  l'illustre  commentateur  grec  sur  le  sacrifice  eucha- 
ristique. En  particulier,  la  passage  de  l'hom.  xvn  qui 
aborde  la  question  de  l'unité  du  sacrifice  chrétien  va 
devenir  classique. 

D'après  l'Épître  aux  Hébreux,  nous  n'avons  qu'une 
seule  hostie,  et  elle  n'a  été  offerte  qu'une  fois.  Comment 
cependant  pouvons-nous  l'offrir  tous  les  jours?  Voici 
la  réponse  de  Jean  Chrysostome  :  l'unité  de  sacri- 
fice se  tire  de  l'unité  de  victime;  c'est  toujours  la 
même  victime  qui  est  offerte  à  l'autel  et  sur  la  croix. 
Il  faut  citer  le  texte  : 

In  Christo  semel  ohlata  est  (hostia  potens  ad  saiutem 
sempiternam).  Quid  ergo  nos?  Nunc  per  singulos  dies 
offerimus  :  offeriimis  quidem,  sed  ad  recorclationem  facien- 
tes  mortis  ejus;  et  una  est  liœc  hostia,  non  moitié.  Quomodo 
una  est  et  non  multse?  Kt  quia  semel  oblata  est  illa,  ohlata 
est  in  sancta  sanctorum;  hnc  aulrm  sacrificium  exemptât 
est  illius.  Idipsum  semper  offerimus;  nec  nunc  quidem  alium 
agnum,  crastina  alium,  sed  semper  idipsum.  Proindeunum 
est  hoc  sacrificium...  t'nus  ubique  est  Christus,  et  hic 
plenus  existens  et  illic  plenus,  iinum  corpus.  Sic-ut  enim  qui 
ubique  offertur  unum  corpus  est,  ila  etiam  et  iinum  sacri- 
licium.  Pontifex  autein  noster  ille  est  qui  hostiara  mundan- 
tem  nos  obtulit.  Ipsam  offerimus  cl  nunc,  quae  tune  oblata 
quidem  consumi  non  potest.  Hoc  autem  quod  nos  facimus, 
in  commémorât!  >nem  quidem  fit  ejus  quod  factum  est.  i  Hoc 
enim  facile,  inquit,  in  meam  commemorationem.  ■  Non 
aliud  sacrificium  sicut  pontifex,  sed  idipsum  semper  farinais 
magis  aulem  recordationem  sacrifîcii  operamur.  Enarratio 
in  epistolam  ad  Hebrseos,  hom.  xvn,  :i,  /'.  '>'.,  t.  i.xui, 
col.  349-350. 


979 


MESSE  DANS     L'ÉGLISE    LATINE,    LA    FIN    DU    Ve  SIÈCLE 


rso 


Sur  la  fortune  de  ce  texte  chez  les  théologiens 
postérieurs,  voir  Lepin,  op.  cit.,  p.  43  et  44. 

4°  En  Afrique.  —  Saint  Fulgence  de  Ruspe.  ■ — 
Tandis  que  les  auteurs  précédents,  à  la  suite  de  saint 
Ambroise,  s'en  tiennent  au  réalisme  liturgique  et 
insistent  sur  la  présence  à  l'autel  de  la  victime  du 
Calvaire,  l'évèque  de  Ruspe,  aussi  fidèle  disciple  de 
saint  Augustin  dans  sa  doctrine  eucharistique  que 
dans  son  enseignement  sur  la  grâce,  va  encore  accen- 
tuer le  point  de  vue  de  son  maître  et  envisager  tout 
particulièrement  la  messe  comme  l'oblation  du  corps 
mystique  du  Christ. 

A  travers  ses  écrits,  le  sacrifice  eucharistique  nous 
apparaît  par  rapport  à  la  croix  comme  une  commé- 
moraison  et  une  action  de  grâces,  par  rapport  ajix 
fidèles  comme  l'acte  de  l'Esprit-Saint  qui  les  incorpore 
au  Christ. 

a)  La  messe  comfhémoraison  et  action  de  grâces  de 
l'immolation  passée.  —  Le  sacrifice  de  l'Église  est 
essentiellement  commémoratif  et  figuratif  d'une  immo- 
lation passée;  c'est  pourquoi  il  est  d'abord  une  action 
de  grâce  pour  l'immolation  rédemptrice.  Ideo  in  ipso 
sacrifieio  corporis  Christi  a  gratiarum  actione  incipimus 
ut  Chrislum  non  dandum,  sed  datum  in  veritate  mons- 
tremus,  et  in  eo  quod  gratias  agimus  Deo  in  oblatione 
corporis  et  sanguinis  Christi,  cognoscamus  non  adhuc 
occidendum  Christum  pro  noslris  iniquilatibus,  sed 
occisum  nec  redimendos  nos  illo  sanguine,  sed  redemptos. 
Epist.,  xiv,  44,  P.  L.,  t.  lxv,  col.  432  C. 

Même  idée  dans  le  De  ftde,  I.  I,  60,  col.  699  :In  Mis 
enim  carnalibus  victimis,  significatio  carnis  fuit 
quam...  ipse  fuerat  oblaturus,  in  isto  autem  sacrifieio, 
gratiarum  actio  et  commemoratio  carnis  Christi  quam 
pro  nobis  obtulit. 

b)  L'activité  de  l'Esprit-Saint  dans  le  sacrifice 
eucharistique  en  vue  de  l'incorporation  des  fidèles  au 
Christ.  —  Saint  Augutin  avait  déjà  faits  allusion  à 
l'intervention  de  l'Esprit-Saint  dans  le  sacrifice.  Ci- 
dessus,  col.  974.  Son  disciple  fut  amené  à  préciser  le 
sens,  la  nature,  les  conséquences  de  cette  intervention. 

Fulgence  se  pose  ex  professa  la  question  de  savoir 
pourquoi  l'on  demande  à  la  messe  l'envoi  de  l'Esprit- 
Saint.  Car  scilicel  si  omni  Tiinitati  sacrificium  offertur, 
ad  sanctificandum  oblationis  nostrœ  munus,  Sancti 
Spirilus  tantummissio postuletur;  quasi  vero  ipse  Pater 
Deus  sacrificum  sibi  oblalum  sanctificare  non  possit; 
aut  ipse  Filius  sanctificare  nequeal  sacrificium  corporis 
sui  quod  offerimus  nos...  aut  ila  Spiritus  Sanctus  ad 
ronsecrandum  Ecclesiw  sacrificium  miltendus  sit,  tan- 
quam  Pater  aut  Filius  sacrificantibus  desil?  Ad  Moni- 
mum,  II,  vi,  P.  L.,  t.  i.xv,  col.  184. 

On  demande  cet  envoi,  répond-il,  pour  que  l'Esprit 
vienne  mettre  dans  le  cœur  des  fidèles  les  dons  d'unité 
et  de  charité;  ainsi  contribuera-t-il  à  édifier  le  corps 
mystique  du  Christ,  comme  il  a  fait  naître  son  corps 
historique  du  sein  de  la  vierge  Marie.  Ipsa  ergo  gratia 
spirilalis  per  unilatem  pacis  et  caritatem  corpus  Christi 
per  dies  singulos  œdificare  non  desinit,  quœ  in  utero 
Virginis  donum  sapientiœ  quod  est  capul  hujus  corporis 
fabricavit.  Ibid.,Ti,  col.  189.  Ainsi  nous  donnera-t-il 
d'être  les  membres  véritables  de  ce  corps  mystique 
dont  nous  possédons  l'expression  sensible  sur  l'autel. 
Dono  autem  carilatis  hoc  nobis  confertur  ut  hoc  in  veri- 
tate simus  quod  in  sacrifieio  mijstice  celebramus.  Ibid. 

Bref,  l'activité  sacrificielle  de  l'Esprit-Saint  à  la 
messe  est  ordonnée  à  l'édification  progressive  de  ce 
corps  mystique  du  Christ.  C'est  le  développement 
d'un  des  aspects  de  la  doctrine  augustinienne.  Saint 
Fulgence,  à  la  différence  des  Grecs,  se  tait  sur  l'activité 
de  l'Esprit  touchant  la  conversion  des  éléments  eucha- 
ristiques. L'idée  de  conversion  substantielle  est  en 
dehors  de  sa  perspective,  comme  elle  avait  été  en 
dehors  de  celle  de  saint  Augustin. 


Cette  doctrine  de  l'incorporation  des  fidèles  au 
corps  mystique  du  Christ  par  l'Esprit  entraîne  pour 
Fulgence  des  conséquences  touchant  la  portée  des 
sacrifices  qui  se  font  en  dehors  de  l'Église,  et  touchant 
la  nécessité  de  l'eucharistie  pour  le  salut.  Ceux  qui 
sont  séparés  du  corps  mystique  ne  peuvent  avoir  l'Es- 
prit qui  réside  dans  l'Église  :  leurs  sacrifices  sont  donc 
privés  de  l'action  sanctificatrice  de  cet  Esprit  divin 
et  ne  peuvent  être  acceptés  de  Dieu.  Solius  enim  Eccle- 
siie  Deus  delettatur  sacrificiis  quie  sacrificia  Deo  facit 
imitas  spirilalis.  Ad  Monim.,  II,  xi,  col.  191.  Pour 
devenir  eux-mêmes  un  sacrifice  agréable  à  Dieu  et 
l'offrir,  les  hérétiques  et  schismatiques  doivent  revenir 
à  l'unité  catholique.  II,  xn  col.    192. 

Saint  Fulgence  semble  bien  étranger  ici  à  l'idée 
qu'un  schismatique,  en  prononçant  les  paroles  sacra- 
mentelles, puisse  consacrer  validement  le  corps  du 
Christ.  Il  se  tait  tout  au  moins  sur  cette  question 
précise.  Ce  qui  l'intéresse  avant  tout,  c'est  l'incorpo- 
ration mystique  au  Christ  qui  lui  apparaît  impossible 
en  dehors  de  l'unité  catholique. 

En  tout  ceci,  n'est-il  point  dans  la  tradition  de 
l'Église  africaine,  d'un  saint  Cyprien  en  particulier 
pour  qui  il  n'y  avait  point  de  baptême  valide  en  dehors 
de  l'Église  catholique?  Il  faudra  les  analyses  de  la 
théologie  classique  au  xic  et  au  xne  siècle,  touchant  les 
distinctions  à  faire  entre  validité  et  efficacité  du  sacri- 
fice, entre  corps  historique  et  corps  mystique  du 
Christ,  pour  faire  la  lumière  complète  sur  la  question 
de  la  valeur  des  sacrifices  en  dehors  de  l'Église.  Voir 
M.  de  la  Taille,  Mijsterium  fidei,  c.  vi,  p.  395-430. 

Une  autre  conséquence  de  la  doctrine  de  Fulgence 
sur  l'incorporation  mystique  par  l'Esprit,  c'est  la 
façon  dont  il  comprend  la  nécessité  de  l'eucharistie.  — 
L'Esprit-Saint  a  déjà  commencé  son  œuvre  d'incor- 
poration du  fidèle  au  Christ  par  le  baptême  ;  aussi 
point  n'est  absolument  besoin  du  sacrifice  eucharis- 
tique pour  obtenir  le  salut  d'une  âme  déjà  unie  au 
Christ  par  ce  sacrement.  Le  baptême  en  effet  nous  fait 
déjà  membres  du  Christ,  non  seulement  participant, 
mais  hosties  de  son  sacrifice.  Notre  incorporation  est 
commencée  de  ce  fait.  Le  baptisé  par  la  régénération 
devient  ce  qu'il  vient  chercher  à  l'autel  :  fit  quod  est 
de  sacrifieio  sumpturus  altaris.  Epist.,  xn,  24-26, 
col.  390-392.  Nous  avons  ici  un  écho  de  la  doctrine 
augustinienne  dans  les  sermons  Ad  infantes.  L'évèque 
de  Ruspe,  de  fait,  cite  ici  tout  un  de  ces  sermons, 
col.  391  et  392. 

Ainsi,  dans  le  pratique,  le  fidèle  mourant  avec  le 
seul  baptême  ne  se  trouve  point  privé  de  la  partici- 
pation du  sacrement  eucharistique,  quand  il  se  trouve 
être  lui-même  déjà  par  le  baptême  ce  que  se  sacrement 
signifie,  un  membre  du  corps  du  Christ.  Quando  ipse 
hoc  quod  illudsaeramentumsignificatinvenitur,  col.  392. 

L'insistance  de  saint  Fulgence  à  mettre  en  relief 
l'idée  de  l'oblation  du  corps  mystique,  et  à  voir  dans 
l'incorporation  au  Christ  le  but  principal  de  l'eucha- 
ristie, l'amène  à  laisser  dans  l'ombre  l'aspect  réaliste 
de  la  pensée  augustinienne  touchant  l'oblation  du 
corps  du  Christ  jadis  immolé.  Il  ne  méconnaît  pas 
pour  autant  cet  aspect;  il  sait  affirmer  à  l'occasion 
la  portée  salutaire  du  sacrifice  de  l'autel  :  Sacramenlum 
corporis  sui  et  sanguinis  dédit  quod  ad  salulem  fidelium 
oportebal  inslilui.  Epist.,  xiv,  43,  col.  431.  Il  distingue 
dans  l'eucharistie  comme  deux  réalités  dont  l'une  nor- 
malement produit  l'autre  :  la  participation  objective 
au  corps  et  au  sang  du  Christ,  et  la  commémoraison 
subjective  de  la  passien.  Nam  et  ipsa  participatio 
corporis  et  sanguinis  Domini,  cum  ejus  panem  man- 
ducamus  et  calicem  bibimus,  hoc  utique  nobis  insinuât 
ut  moriamur  mundo  et  vitam  nostram  habcamus  cum 
Christo  in  Deo...  Sic  fit  ut  omnes  fidèles  qui  Deum  et 
proximum  diligunt,  etiamsi  non  bibant  calicem  corporeie 


98 1 


MISSE     DANS    L'ÉGLISE    LATINE,    SAINT    GRÉGOIRE 


982 


passtoais,  bibant  tamcn  calicem  dominicœ  caritalis. 
Contra  Fabinn..  fragin.  xxviu,  col.  789-790. 

III.  De  saint  Grégoire  a  l'époque  de  Charle- 
magne.  —  Parmi  les  écrivains  ecclésiastiques  dont  le 
témoignage  sur  le  sacrifice  de  la  messe  mérite  d'être 
relevé  à  cette  époque  soit  pour  sa  valeur  propre,  soit 
pour  l'autorité  qu'il  a  exercée  sur  les  âges  suivants,  il 
faut  citer  tout  d'abord  saint  Grégoire  le  Grand,  puis 
saint  Isidore  de  Séville,  le  vénérable  Bède  et  le  pseudo- 
Germain.  On  ne  peut  méconnaître  non  plus  l'inlluence 
de  la  piété  populaire  sur  le  mouvement  théologique  à 
cette  époque. 

1°  Saint  Grégoire  le  Grand  (t  604).  — Moraliste  plus 
que  théologien  spéculatif,  plus  soucieux  de  transmettre 
au  peuple  chrétien  dans  ses  Homélies  et  Dialogues 
les  vérités  substantielles  qu'il  a  recueillies  ;>  l'école 
d'un  Augustin  ou  d'un  Ambroise,  que  de  pousser 
encore  l'analyse  de  ces  doctrines,  Grégoire  excelle  à 
les  envisager  sous  leur  aspect  pratique.  C'est  ainsi 
qu'admirablement  adapté  au  caractère  du  peuple  et 
du  clergé  de  l'époque,  il  fait  ressortir  avant  tout 
devant  eux  l'efficacité  de  la  messe  pour  obtenir  les  grâces 
les  plus  diverses,  et  en  particulier  la  délivrance  des 
âmes  du  purgatoire.  Par  les  enseignements,  les  récits 
ou  légendes  de  ses  Dialogues  et  de  ses  Lettres,  il  ouvre 
une  nouvelle  voie  qui  sera  fréquentée  par  tout  le 
Moyen  Age.  Enseignements  et  Técits,  si  souvent  cités, 
contribueront  beaucoup  à  faire  l'éducation  eucharis- 
tique des  générations  suivantes.  Sur  leur  influence, 
voir  Ad.  Franz,  Die  Messe  im  deutschen  Mittelalter, 
p.  1-10,  et  Lepin,  op.  cit.,  p.  40.  41. 

1.  Signification  du  mot  «  messe  ».  —  Le  mot  de  messe, 
que  nous  avons  vu  employé  par  Avit  au  sens  de  congé 
et  de  renvoi,  reçoit  au  temps  de  saint  Grégoire  et 
même  avant  ce  pape  l'acception  que  nous  lui  connais- 
sons aujourd'hui.  C'est  alors  qu'il  commence  à  devenir 
l'expression  technique  du  sacrifice  eucharistique. 
Grégoire  l'emploie  sous  sa  forme  plurielle  :  missarum 
solemnia.  Voir  P.  Batiffol,  Leçons  sur  la  messe,  p.  107. 
La  forme  plurielle  missœ,  missarum  solemnia,  se  main- 
tint au  Moyen  Age.  pense  Fortescue,  peut-être  comme 
un  souvenir  des  deux  anciennes  missœ,  celle  des  caté- 
chumènes et  celle  des  fidèles.  La  messe,  p.  527. 

Plus  éclairantes  sur  le  caractère  sacrificiel  de  l'eu- 
charistie sont  les  expressions  suivantes  que  l'on 
retrouve  souvent  sous  la  plume  de  Grégoire  :  immolatio 
sacrée  oblationis,  hosiiam  salutarem  immolare,  offerre 
sacrificium  victimœ  salutaris,  hostiam  sacrse  oblationis 
immolare,  oblatio  sacramenti,  offerre  sacra  mysteria. 
Voir  Dialogues,  passim.  surtout  IV,  lv,  lvii,  lviii, 
lix,  P.  L.,  t.  lxxvii,  col.  416  sq. 

2.  Xalure  et  efficacité  de  la  messe.  —  On  trouve  à 
la  fin  des  Dialogues  un  passage  classique  qui  dit  clai- 
rement la  nature  et  l'efficacité  du  sacrifice  eucharis- 
tique :  «  Il  nous  faut  donc  à  fond  mépriser  le  siècle 
présent,  et  offrir  à  Dieu  chaque  jour  un  sacrifice  de 
larmes,  chaque  jour  l'hostie  de  sa  chair  et  de  son  sang. 
Car  voilà  la  victime  unique  qui  sauve  l'âme  de  la  mort 
éternelle,  qui  renouvelle  mystérieusement  la  mort  de 
ce  Fils  unique,  qui,  bien  que  ne  pouvant  plus  subir 
la  mort  depuis  sa  résurrection,  et  quoique  vivant 
d'une  vie  immortelle  et  incorruptible,  est  cependant 
immolé  de  nouveau  pour  nous  dans  ce  mystère  de 
l'oblation  sacrée.  C'est  bien  en  effet  son  corps  que 
l'on  y  reçoit,  sa  chair  qui  est  partagée  pour  le  salut 
du  peuple,  son  sang  qui  est  répandu,  non  plus  par  les 
mains  des  infidèles,  mais  dans  la  bouche  des  croyants. 
Songeons  donc  à  ce  qu'est  pour  nous  ce  sacrifice  qui 
pour  notre  pardon  reproduit  sans  cesse  en  l'imitant 
la  passion  du  Fils  unique.  Car,  qui  donc  parmi  les 
fidèles  pourrait  en  douter'?  A  l'heure  de  l'immolation, 
les  cieux  s'ouvrent  à  la  voix  du  prêtre,  les  chœurs  des 
anges   sont   présents  à  ce   mystère   de   Jésus-Christ. 


Le  ciel  et  la  terre  sont  associés;  c'est  l'union  entre 
ici-bas  et  lù-haut,  l'unité  entre  le  monde  visible  et 
l'invisible.  Mais  il  est  nécessaire  qu'en  accomplissant 
ces  choses  nous  nous  immolions  nous-mêmes  dans  la 
contrition  du  cœur:  car  nous  qui  célébrons  les  mystères 
de  la  passion  du  Seigneur,  nous  avons  le  devoir  d'imi- 
ter ce  que  nous  accomplissons.  Alors  vraiment  l'hostie 
sera  offerte  à  Dieu  pour  nous,  lorsque  nous  nous  serons 
faits  nous-mêmes  l'hostie  »  Dial.,  1.  IV,  c.  lviii,  lix, 
P.  L.,  t.  lxxvii,  col.  425,  traduction  Lepin,  op.  cit., 
p.  40  et  81.  Même  idée  sur  l'efficacité  toute  spéciale 
du  sacrifice  de  l'autel.  Homil.  in  Ev.,  1.  II,  xxxvii,  7, 
t.  lxxvi,  col.  1278  D  :  Mactemus  in  ara  ejus  hostias 
placationis...  Singulariter  namque  ad  absolutionem 
nostram  oblata  cum  lacrymis...  hostia  suffragatur,  quia 
is  qui  in  se  resurgens  a  morluis,  jam  non  moritur, 
adhuc  per  hanc  in  suo  mysterio  pro  nobis  iterum 
patitur.  Nam  quoties  ci  hostiam  suœ  passionis  offeri- 
mus,  toties  ad  absolutionem  nostram  passionem  illius 
reparamus. 

Ces  deux  textes  vont  à  montrer  l'efficacité  du  sacri- 
fice de  la  messe  pour  les  vivants.  C'est  en  partant  du 
principe  qu'il  vaut  mieux  se  libérer  à  l'égard  de  la 
justice  divine  soi-même  de  son  vivant  que  d'attendre 
d'autres  sa  libération  après  sa  mort,  que  saint  Grégoire 
est  amené  à  dire  comment  le  sacrifice  de  l'autel  peut 
servir  à  cette  libération. 

La  raison  de  son  efficacité  se  tire  de  sa  nature  qui 
comporte  une  double  immolation  sacrificielle  :  celle  de 
la  victime  du  Calvaire,  et  celle  des  fidèles  qui  doivent 
imiter  la  passion.  Ce  n'e§t  point  à  dire  que  la  messe 
renouvelle  effectivement  l'immolation  sanglante  du 
Calvaire,  le  Christ  ne  meurt  plus,  il  ne  subit  aucune 
modification  réelle,  il  est  incorruptible,  mais  elle  imite, 
elle  reproduit  par  mystère,  c'est-à-dire  par  manière 
de  symbole  expressif,  la  passion  du  Seigneur,  elle 
comporte  sur  l'autel  au  moment  de  l'immolation  quo- 
tidienne la  présence  de  la  victime  jadis  immolée  en 
vue  d'unir  le  ciel  à  la  terre. 

Le  caractère  représentatif  de  l'immolation  eucha- 
ristique consiste  en  ce  fait  que  le  corps  du  Christ  est 
pris  et  partagé  pour  le  salut  du  peuple,  que  son  sang 
est  répandu  dans  la  bouche  des  fidèles  :  «  C'est  donc  à  la 
communion  que  le  saint  docteur  voit  réalisé  le  rappel 
sensible  de  la  passion.  »  Lepin,  op.  cit.,  p.  87.  Saint 
Grégoire  aime  à  illustrer  cette  doctrine  de  l'utilité  du 
sacrifice  pour  les  vivants  par  des  exemples  :  entre 
autres  celui  de  cette  femme  qui  faisait  offrir  le  sacrifice 
pour  son  mari  captif  et  obtenait  que  les  liens  du 
prisonnier  tombassent  tous  les  jours  à  cette  heure. 
Dial.,  IV,  lvii,  t.  lxxvii,  col.  424. 

A  la  suite  de  saint  Augustin,  le  grand  pape  montre 
aussi  l'efficacité  de  la  messe,  pour  les  défunts.  Il  le  fait 
avec  d'autant  plus  d'insistance  que  s'épanouit  alors 
davantage  dans  la  conscience  chrétienne,  la  croyance 
à  la  communion  des  saints  et  au  dogme  du  purga- 
toire. «  Le  dogme  du  purgatoire,  en  se  dégageant 
complètement  à  l'époque  que  nous  étudions,  entraîne 
comme  conséquence  une  estime  de  plus  en  plus  grande 
de  la  messe  comme  sacrifice  expiatoire  et  propitia- 
toire, et  comme  moyen  de  soulager  les  défunts.  Saint 
Grégoire  a  sur  ce  point  donné,  surtout  par  ses  Dia- 
logues, une  impulsion  décisive.  A  l'interrogation  de 
Pierre  :  Quidnam  ergo  esse  polerit  quod  mortuorum  valeat 
animabus  prodesse?  le  pape  répond  :  .S7  culpse  posl 
morlcm  insolubiles  non  sint,  mullum  solet  animas  eliam 
post  mortem  sacra  oblatio  hostile  salutaris  adjuvare, 
ita  ut  hanc  nonnunquam  ipsse  defunctorum  animie 
expeterc  oideantur,  et  il  raconte  immédiatement  à 
l'appui  (le  son  assertion  deux  traits  dont  le  second  est 
l'origine  de  la  dévotion  du  trentain  grégorien.  Dial., 
IV,  lv.  Cette  indication  de  saint  Grégoire  a  été  suivie 
et  elle  a  dû    contribuer   pour  sa   part    à  introduire 


os:; 


MESSE    DANS    L'ÉGLISE    LATINE,    SAINT    ISIDORE 


984 


l'usage  des  messes  basses  ou  privées  qui  font  leur 
apparition  vers  son  époque.  »  fixeront,  Histoire  des 
dogmes,  3°  édit.,  t.  ni,  p.  386. 

3.  La  misse  apostolique.  —  Nous  n'avons  pas  à  nous 
occuper  ici  de  l'activité  liturgique  du  grand  pape; 
mais  il  faut  souligner  du  point  de  vue  théologique  ce 
qu'il  dit  dans  sa  lettre  à  Jean  de  Syracuse  sur  la  place 
du  Pater  à  la  messe,  aux  origines  et  à  son  époque. 
Epist.,  IX,  12,  t.  lxxvii,  col.  957.  «  Nous  disons  la 
prière  du  Seigneur  immédiatement  après  le  canon, 
inox  post  precem,  parce  que  c'était  la  pratique  des 
apôtres  de  consacrer  l'offrande  du  sacrifice,  oblalionis 
hostiam,  par  cette  seule  prière,  ad  ipsam  solummodo 
orationem  ;  aussi  il  me  paraissait  bien  regrettable  que 
nous  dussions ,  dire  la  prière,  preeem,  que  quelque 
savant  a  composée  sur  l'oblation  sans  avoir  à  dire 
la  prière  transmise  par  notre  Rédempteur,  sur  son 
corps  et  son  sang,  et  ipsam  tradilionem  quant  Redcmp- 
tor  noster  composuit  super  ejus  corpus  et  sanguinem 
non  diceremus.  » 

Il  nous  paraît  clair  que  saint  Grégoire  oppose  ici 
la  propre  prière  du  Seigneur,  le  Pater,  à  la  prière,  le 
canon,  composée  par  un  savant,  scholasticus.  On  peut 
en  conclure  qu'aux  yeux  de  Grégoire  cette  prière 
—  le  canon  ■ —  composée  par  un  scholasticus  n'a  pu 
•être  employée  par  les  apôtres,  puisqu'elle  n'existait 
pas  alors.  Saint  Grégoire  n'a  point  ici  la  pensée  que 
le  texte  du  canon  est  d'origine  apostolique. 

Il  semble  clair  aussi  qu'à  Rome  au  temps  de  saint 
Grégoire  on  ne  disait  pas  le  Pater  sur  l'hostie  consacrée, 
quoiqu'au  temps  de  saint  Augustin  on  le  disait  déjà 
•en  Afrique.  C'est  le  pape  Grégoire  qui  a  inauguré  à 
Rome  l'usage  de  le  dire  aussitôt  après  le  canon.  Pour 
quelle  raison  a-t-il  fait  ce  changement?  Il  semble  nous 
le  dire  en  déclarant  que  les  apôtres  consacraient  en 
récitant  seulement  l'oraison  dominicale,  qu'il  oppose 
nettement  à  la  prière  liturgique  courante.  Amalaire, 
sur  la  foi  de  cette  lettre,  n'hésitera  pas  à  admettre  le 
pouvoir  consécrateur  du  Pater.  Liber  officialis,  IV, 
xxvi,  Ribl.  nat.,  cod.  lat.  9421,  d'après  M.  Andrieu, 
Immixtio  et  consecratio,  p.  34  et  35.  On  se  souviendra 
encore  longtemps  de  cette  prétendue  consécration 
apostolique  par  la  seule  récitation  du  Pater  chez  les 
liturgistes  postérieurs  :  ainsi  Honorius  d'Autun, 
Gemma  animas,  III,  xevi,  P.  L.,  t.  clxxii,  col.  667  et 
668;  un  missel  du  xn°  siècle  de  Colmar  cité  dans 
Andrieu,  p.  34  et  35,  n.  4;  ainsi  encore  Bernon  de 
Reichenau,  P.  L.,  t.  clxii,  col.  1055  à  1057.  On  pour- 
rait aisément  multiplier  ces  exemples,  qui  se  retrou- 
veraient  jusqu'au   xve   siècle. 

Aussi  de  nombreux  savants,  Bona,  De  la  liturgie, 
trad.  Lobry,  Paris,  Vives,  1874,  1. 1,  p.  147-149,  L.  Du- 
■chesne,  Origines  du  culte  chrétien,  4e  édit.,  p.  187, 
n.  2,  Vacant,  Histoire  de  la  conception  du  sacrifice  de 
la  messe,  p.  25,  Fortescue,  La  messe,  p.  478,  J.  Brink- 
trine,  Der  MessopferbegrifJ,  admettent-ils  l'interpré- 
tation proposée  par  les  liturgistes  anciens  et  voient 
•dans  cette  assertion  de  saint  Grégoire  une  méprise  du 
grand  pape.  Probst  cependant  est  d'un  avis  différent  ;  il 
voit  dans  ipsa  oratio  une  allusion  au  canon  ;  parce  que, 
dit-il,  lorsque  saint  Grégoire  veut  parler  du  Pater  il 
ajoute  toujours  l'épithète  dominicale.  Voir  Fortescue 
p.  478.  Mgr  Batiffol  adopte  cette  manière  de  voir. 
L'eucharistie,  7»  éd.,  p.  353;  de  même  Casel,  dans 
Jahrbuch  fur  Lilurgiemvissenschaft,  Murster-en-W., 
1924,  p.   176. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  cette  opinion  sur  la  messe 
apostolique,  il  reste  que  le  grand  pape  est  à  l'aurore  du 
Moyen  Age  le  théologien  de  l'efficacité  du  sacrifice 
eucharistique  :  il  est  l'initiateur  du  mouvement  qui 
va  pousser  le  clergé  et  les  fidèles  à  envisager  spéeula- 
tivement  la  messe  surtout  dans  ses  effets,  et  à  chercher 
pratiquement    à    mieux    s'en    approprier   les    fruits. 


2°  Saint  Isidore  de  Sêuille  (t  636).  ■ —  A  côté  de  saint 
Grégoire,  l'évêque  de  Séville  est  un  des  maîtres  les 
plus  écoulés  du  haut  Moyen  Age  sur  la  théologie  de  la 
messe. 

On  doit  chercher  chez  lui  moins  un  système  person- 
nel d'idées  bien  liées  sur  l'eucharistie  sacrifice  qu'un 
écho  autorisé  des  témoignages  des  Pères,  et  particu- 
lièrement de  saint  Augustin  touchant  cette  question. 
Il  procède  à  ce  sujet,  selon  sa  méthode  habituelle, 
par  voie  d'analyse  d'étymologies  ou  de  définitions. 
C'est  ainsi  qu'on  trouvera  sa  pensée  sur  la  messe 
dans  une  explication  des  notions  connexes  de  sacrifice, 
d'oblation,  de  sacrement.  Isidore  connaît  encore  le 
mot  missa  dans  le  sens  de  renvoi  :  Missa,  tempore 
sacriflcii,  est  quando  cedechumeni  feras  mittuntur. 
Etym.,\l,  xix,  4,  P.  L.,  t.  lxxxii,  col.  252.  La  messe 
est  pour  lui  le  vrai  sacrifice  des  chrétiens.  Jubilamus 
in  illo  scilicet  vero  sacrificio,  cujus  sanguine  salvatus 
est  mundus.  De  eccl.  ofj.,  I,  xiv,  t.  lxxxiii,  col.  752. 

Ce  sacrifice  institué  par  Jésus-Christ  à  la  cène 
consiste  pour  nous  à  faire  ce  que  le  Maître  a  fait. 
Ibid.,  I,  xvni,  col.  754.  L'eucharistie  est  un  sacri- 
fice parce  qu'elle  comporte  une  sanctification,  une 
sacrification,  une  consécration  des  éléments  offerts. 
Le  sacrifice,  en  effet,  fait  passer  une  chose  de  l'état 
profane  à  l'état  sacré. 

Le  sacrifice  est  ainsi  appelé,  en  tant  que  chose  faite 
sacrée  (quasi  sacrum  factum)  parce  que,  par  le  moyen 
d'une  prière  mystique,  il  est  consacré  en  mémoire  de  la 
passion  du  Seigneur  pour  nous.  Nous  appelons  donc 
sur  son  ordre  corps  et  sang  du  Christ  ce  qui,  étant  pris 
des  fruits  de  la  terre,  se  trouve  sanctifié  et  devient 
sacrement  par  l'opération  invisible  de  l'Esprit  de  Dieu. 
Ce  sacrement  du  pain  et  du  calice,  les  Grecs  l'appellent 
eucharistie,  ce  qui  signifie  en  latin  bonne  grâce.  Et 
qu'y  a-t-il  de  meilleur  que  le  corps  et  le  sang  du  Christ? 
Etym.,  VI,  xix,  38,  t.  lxxxii,  col.  255. 

Ainsi  la  messe  comme  sacrifice  supposera  d'abord 
une  oblation  du  pain  et  du  vin  que  l'on  apporte  sur 
l'autel  en  vue  de  les  sacrifier  c'est-à-dire  de  les  rendre 
sacrés  :  Fertum  enim  dicitur  oblatio  quœ  altari  ofjertur 
et  sacrificatur  a  pontifteibus,  a  quo  ofjertorium  nomi- 
natur.  Ibid.,  24,  col.  254. 

Ce  n'est  point  ici  une  oblation  quelconque,  mais  une 
oblation  sacrificielle.  On  peut  offrir  en  effet  des  dons 
d'argent  ou  proprement  un  sacrifice.  Il  s'agit  ici  d'un 
sacrifice,  sacrificium  autem  est  viclima,  et  quœcumque 
cremantur  in  ara,  seu  ponuntur.  A  la  messe,  il  s'agit 
d'une  consécration  du  pain  et  du  vin  qui  peut  être 
dite  immolation  :  Immolatio  ab  antiquis  dicta  eo  quod 
in  mole  altaris  posita  victima  cœderetur,  unde  et  maclalio 
post  immolationem  est.  Nunc  autem  immolatio  pani 
et  calici  convenit,  libatio  autem  tanlummodo  calicis 
oblatio  est.  Ibid,  31. 

Comment  se  fait  cette  consécration?  Par  la  vertu 
de  l'Esprit-Saint  qui  opère,  durant  la  sexta  oratio, 
entre  le  Sanctus  et  le  Pater,  la  «  conformation  »  de 
l'oblation  au  corps  et  au  sang  du  Christ.  De  eccl.  ofjic, 
I,  xv,  t.  lxxxiii,  col.  752-753.  Saint  Isidore  n'écarte 
point  par  là  l'utilité  et  la  nécessité  des  paroles  de  l'ins- 
titution. De  substantia  sacramenti  sunt  verba  a  sacer- 
dote  in  sacro  prolata  mgsterio  scilicet  :  Hoc  est  corpus 
meum.  Epist.,  vu,  ad  Redemptum,  t.  lxxxiii,  col.  905. 
Au  terme  de  la  consécration  des  éléments,  il  y  a  le 
sacrement  du  corps  du  Christ  :  Sanctipcata  tamen  per 
Spiritum  Sanctum  in  sacramentum  divini  corporis 
transeunt.  De  eccl.  offic,  I,  lviii,  t.  lxxxiii,  4,  col.  755; 
cf.  Etym.,  VI,  xix,  38,  t.  Lxxxn,  col.  255.  Dans  la 
communion,  les  fidèles  recevront  la  réalité  invisible, 
la  virlus  divina  qui  se  cache  sous  les  apparences  vi- 
sibles du  pain  et  du  vin  :  Cette  réalité,  qu'Isidore 
nomme  «  conformation  du  sacrement  avec  le  corps 
du  Christ  »,  c'est  le  corps  du  Christ,  manifestum  est 


985 


MESSE    DANS    L'ÉGLISE    LATINE,    SAINT    BEDE 


986 


enim  eos  viverc  qui  corpus  ejus  attingunt.  De  ceci.  o)J., 
I,  xviii, 8,  t.Lxxxm  col.  750.  Isidore  regarde  le  sacri- 
fice de  la  messe  non  seulement  comme  utile  aux 
vivants  dans  la  communion,  mais  comme  utile  aux 
fidèles  défunts  pour  la  rémission  de  certains  de  leurs 
péchés  :  il  en  appelle  pour  l'établir  aux  paroles  du 
Maître.  Mat  th..  xn,  32,  à  la  coutume  apostolique  et 
à  saint  Augustin,  De  civitate  Dei,  XXI,  xxiv,  et 
De  cura  pro  mortuis,  c.  i  et  xxvm. 

Dans  l'ensemble  de  sa  doctrine,  il  s'inspire  surtout 
du  Docteur  d'Hippone.  Avec  lui,  il  insiste  sur  le  rôle 
de  l'Esprit-Saint  d'une  part,  de  la  prière  mystique 
d'autre  part,  dans  la  consécration  des  éléments. 
Plus  nettement  que  lui  il  met  en  relation  l'idée  de 
consécration  avec  l'idée  foncière  du  sacrifice. 

En  résumé,  d'après  Isidore  de  Séville,  la  messe  est 
un  sacrifice  en  tant  qu'elle  est  «  la  sanctification  », 
la  <i  consécration  »,  «  la  sacrification  »  des  éléments 
eucharistiques  ofïerts  sur  l'autel,  par  la  vertu  du  Saint- 
Esprit  au  moment  de  la  prière  mystique.  Cette  consé- 
cration a  pour  effet  d'élever  les  éléments  à  la  dignité 
de  sacrement  du  corps  du  Christ,  de  donner  aux  fidèles 
la  réalité  et  la  vertu  de  ce  corps,  de  remettre  les  péchés 
des  fidèles  qui  sont  en  purgatoire.  Elle  est  faite  en 
mémoire  de  la  passion.  Cette  définition  est  anthro- 
pocentrique, elle  va  à  nous  dire  beaucoup  plus  ce 
qu'est  pour  nous  le  sacrifice  dans  ses  effets,  qu'à 
expliquer  ce  qu'il  est  par  rapport  à  Dieu. 

3°  Bède  le  Vénérable  (t  735).  —  Esprit  encyclopé- 
dique comme  Isidore  de  Séville,  comme  lui  disciple  de 
saint  Augustin,  il  est  avec  lui  l'une  des  voix  écoutées 
qui  font  connaître  aux  théologiens  de  l'époque  caro- 
lingienne d'abord,  aux  écrivains  du  Moyen  Age  en- 
suite, les  vérités  traditionnelles  sur  la  messe.  Dans 
ses  Homélies  et  Commentaires,  il  tend  surtout  à  mon- 
trer dans  la  messe  la  perpétuelle  commémoraison 
qui  rappelle  symboliquement  et  efficacement  la  pas- 
sion et  la  mort  du  Christ. 

1.  La  messe  commémoraison  symbolique  de  la  pas- 
sion. —  Le  symbolisme  des  éléments  consacrés  est 
développé  dans  le  sens  augustinien  et  isidorien;  Bède 
insiste  comme  ses  prédécesseurs  sur  la  nécessité  de 
mêler  l'eau  au  vin  pour  que  le  tout  symbolise 
l'offrande  du  corps  mystique.  In  Luc.,  1.  VI,  P.  L., 
t.  xcn,  col.  597;  voir  aussi  De  tabern.,  1.  II,  c.  il,  t.  xci, 
col.  428;  Exp.  in  Lev.,  vu,  t.  xci,  col.  343. 

Geiselmann,  Die  Eucharistielehre  der  Vorscho- 
lastik,  Paderborn,  1926,  p.  48,  cite  une  série  de  textes 
où  Bède  pousserait  très  loin  ce  symbolisme  et  présen- 
terait les  sacrements,  et  particulièrement  l'eucharistie 
comme  une  «  compensation  »  de  la  présence  personnelle 
du  Sauveur.  «  Pour  Bède,  écrit-il,  les  sacrements  sont 
un  remplacement  (Ersatz)  de  la  présence  personnelle. 
Ils  sont  le  manteau  laissé  sur  terre  par  Élie.  En  mon- 
tant au  ciel  le  Maître  a  laissé  à  l'Église  les  sacrements, 
les  signes  de  l'humanité  qu'il  avait  prise  (Homil., 
1.  II,  ix,  P.  L.,  t.  xciv,  col.  180).  L'eucharistie,  elle 
aussi,  est  un  remplacement  (Ersatz)  de  la  présence 
personnelle.  Le  mystère  eucharistique  est  aussi  le 
tombeau  vide  du  matin  de  Pâques.  Les  anges  qui 
entourent  le  mystère  du  Corps  du  Christ  sont  les 
consolateurs  de  notre  regret  de  ne  pas  trouver  le  corps 
du  Seigneur  (Homil.,  1.  II,  iv,  ibid.,  col.  151,  152).  » 
Nous  expérimentons,  d'ailleurs,  positivement  la 
présence  de  la  divinité  du  Sauveur  dans  l'eucharistie. 
Si  au  lendemain  de  sa  résurrection  il  n'est  plus  présent 
par  son  humanité  qui  est  au  ciel,  il  est  présent  divi- 
nitus,  par  sa  divinité  qui  remplit  le  ciel  et  la  terre,  à 
tous  ceux  qui  le  désirent.  Il  nous  sera  ainsi  présent 
particulièrement  dans  la  fraction  du  pain,  cum  sacra- 
mentum  ejus  corporis,  casta  ac  simplici  conscientia 
sumimus.  Homil.,  1.  II,  m,  t.  xciv,  col.  148.  —  Si  les 
saintes  femmes    cherchaient    avec  tant    d'ardeur    le 


corps  mort  de  Notre-Seigneur,  combien  plus  convient- 
il  que  nous,  qui  le  savons  ressuscité  des  morts,  monté 
aux  cieux,  partout  présent  par  la  présence  de  sa  divi- 
nité, qui  potenlia  diuinœ  majestatis  ubique  prwsenlem 
cognovimus,  nous  nous  tenions  avec  révérence  sous  ses 
regards  et  célébrions  ainsi  ses  mystères!  Ibid.,].  II,  iv, 
col.  150. 

Dans  ces  passages,  Bède  évidemment  ne  parle  point 
de  multilocation  d'un  même  corps,  mais  d'ubiquité  de 
la  divinité  du  Sauveur;  il  semble  qu'il  oppose  ici  l'ha- 
bitation localisée  du  corps  du  Christ  au  ciel,  à  l'omni- 
présence de  sa  divinité  sur  la  terre  :  il  s'orienterait 
ainsi,  du  moins  dans  ces  textes,  vers  «  un  spiritualisme 
excessif  ».  Geiselmann,  op.  cit.,  p.  49. 

Mais  il  ne  faut  pas  que  ces  textes,  qui  semblent 
faire  abstraction  de  la  présence  de  la  victime  du 
Calvaire  à  l'autel,  fassent  oublier  d'autres  textes  très 
clairs,  où  Bède  affirme  qu'à  l'autel  nous  offrons  le 
corps  et  le  précieux  sang  qui  nous  a  rachetés,  corpus 
sacrosanctum  et  preliosum  Agni  sanguinem  quo  a 
pecc(dis  redempti  sumus,  denuo  Deo  in  profectum  nostrœ 
salutis  immolamus.   Ibid.,  1.   II,  i,  col.  139. 

2.  La  messe  comme  mémorial  e/Jlcace  de  la  passion.  ■ — 
La  messe  est  un  sacrifice  dont  celui  de  Melchisédech 
était  la  figure,  «  que  Jésus-Christ  a  offert  le  premier,  et 
qu'il  a  confié  à  l'Eglise  pour  qu'elle  l'offrît  perpétuelle- 
ment en  rémission  des  péchés  ».  Hexaem.,  1.  III,  t.  xci, 
col.  151. 

Comme  à  la  cène  et  au  Calvaire,  le  Christ  est  offert 
sur  l'autel  in  remissionem  peccatorum.  Sans  doute,  le 
baptême  remet  aussi  les  péchés,  Homil.,  1.  I,  xiv, 
t.  xciv,  col.  75,  mais  l'efficacité  spéciale  du  sacrifice 
de  la  messe  pour  effacer  les  péchés  lui  vient  de  ce 
qu'il  contient,  et  de  ce  que  l'on  y  reçoit  le  corps  et  le 
sang  rédempteurs.  Cum  panis  et  vini  creatura  in 
sacramentum  carnis  et  sanguinis  ejus  incfjabili  Spiritus 
sanclifteatione  trans/ertur,  sicque  corpus  et  sanguis  illius 
non  infidelium  manibus  ad  perniciem  ipsorum  jun- 
ditur  et  occiditur  sed  fidelium  orc  sumitur  ad  salutem. 
Ibid. 

Pour  conférer  aux  éléments  sacrificiels  cette  effica- 
cité, il  faut  une  double  action  divine  :  celle  de  l'Esprit- 
Saint  qui  les  sanctifie, relie  du  Christ  présent  surl'autel 
qui  les  consacre.  Jésus...  altaribus  sacrosanctis  inter 
immolandum,  utpote  proposita  consecralurus  adesse  non 
dubitatur.  In  Luc,  1.  VI,  t.  xcn,  col.  597  D.  Rien 
d'étonnant  qu'au  terme  de  cette  action,  il  y  ait  sur 
l'autel  comme  aliment  offert  aux  fidèles  la  chair  de  la 
victime  jadis  immolée  au  Calvaire,  convivium,  caro  et 
sanguis.  In  Gen.,  iv,  xxxi,  t.  xci,  col.  217  D  et 
259  B;  In  Samuel,  1.  I,  c.  n,  t.  xci,  col.  506  C; 
Homil.,  1.  II,  xxiii,  t.  xciv,  col.  261.  Cette  partici- 
pation au  corps  et  au  sang  du  Christ  est  d'une  si 
haute  valeur  que,  sans  elle,  il  n'y  a  pas  de  vie  éter- 
nelle. Hexaem.,  1.  III,  t.   xci,  col.   151  C. 

Il  n'y  a  donc  point  de  doute,  Bède  est  un  témoin 
de  la  doctrine  du  réalisme  sacrificiel  de  la  commémo- 
raison eucharistique.  On  peut  souligner  chez  lui  le 
souci  augustinien  de  distinguer  entre  lesacramenlum  et 
la  i>irtus  sacramenti,  d'établir  un  étroit  parallèle  entre 
le  baptême  et  l'eucharistie,  de  concevoir  le  contenu 
du  sacrement  de  l'eucharistie  comme  une  vertu  ; 
le  fait  aussi  de  parler  avec  insistance  de  l'absence 
du  corps  du  Christ  ici-bas  d'une  part,  et  de  l'omni- 
présence active  de  sa  divinité  surtout  dans  la  fraction 
du  pain  d'autre  part;  tout  cela  dénote  sans  doute  une 
tendance  à  voir  surtout  dans  l'eucharistie  Paspecl 
spiritualiste  et  dynamique. 

Mais  ne  voir  que  cet  aspect  serait  méconnaître  ce 
réalisme  traditionnel  qu'il  reçoit  de  ses  prédécesseurs, 
et  particulièrement  de  la  liturgie  :  il  utilise  en  même 
temps  qu'Augustin,  Ambroise,  Grégoire,  Isidore  de 
Séville  et  d'autres;  dans  son  milieu  il  trouve  la  liturgie 


987 


MESSE    DANS    L'EGLISE    LATINE,   LE    PSEUDO-GERMAIN 


988 


romaine, le  sacramcntaire  grégorien,  les Ordines  romani, 
des  livres  du  type  gélasien.  Il  est  ainsi  à  la  fois  l'écho 
vivant  de  ce  réalisme  liturgique  et  traditionnel,  et  des 
tendances  spiritualistes  dynamiques  de  l'augustinisme. 

La  messe  est  pour  lui  le  sacrifice  dans  lequel  l'Église, 
instrument  de  l'action  divine  du  Fils  et  de  l'Esprit- 
Saint,  offre  ce  que  Jésus-Christ  a  offert  à  la  cène  :  le 
pain  et  le  vin  destinés  à  devenir  le  corps  et  le  sang  du 
Christ.  Ces  éléments  consacrés  deviennent  le  sacrement 
du  corps  du  Christ  pour  la  rémission  des  péchés,  le 
salut  des  vivants  et  des  fidèles  défunts.  Non  seule- 
ment ce  sacrifice  rappelle  la  passion,  mais  il  en  commu- 
nique les  fruits.  C'est  un  mémorial  efficace  :  la  sacro- 
sainte  oblation  du  corps  du  Christ,  une  participation 
réelle  à  la  victime  du  Calvaire;  ce  n'est  point  un 
reiiouvellcmerft  de  l'immolation  réelle  de  la  croix, 
mais  un  rappel  figuratif  de  cette  immolation. 

4°  Le  pseudo-  Germain  (fin  du  vnc  siècle).  —  Les 
deux  lettres  liturgiques  qui  passent  pour  être  l'œuvre 
de  saint  Germain  de  Paris  (milieu  du  vie  sièc'e)  ne 
sauraient  être  de  ce  personnage. 

Dom  Wilmart  a  relevé  la  dépendance  de  ces  lettres 
à  l'égard  du  De  ecelesiaslicis  officiis  d'Isidore,  voir 
art.  Germain  de  Paris,  dans  le  Diction,  d'archéol. 
chrét.,  t.  vi,  col.  1101  et  1102.  —  De  plus  ces  lettres 
citent  les  Dialogues  de  saint  Grégoire,  1.  IV,  c.  lviii, 
P.  L.,  t.  lxxvii,  col.  427.  Comparer  ces  mots  de 
Grégoire,  Summis  ima  sociari,  terrena  cœlestibus  jungi, 
ad  sacerdotis  voeem  cselos  aperiri,  avec  ces  expressions 
du  pseudo-Germain  :  quia  tune  cœlestia  terrenis  mis- 
centur  et  ad  orationem  sacerdotis  cceli  aperiuntur. 
Epist.,  i,  P.  L.,  t.  lxxii,  col.  91  B.  Ce  n'est  pas  saint 
Grégoire  qui  est  le  plagiaire  :  le  passage  cité  de  lui  est 
trop  cohérent  pour  être  fait  de  pièces  rapportées. 
Il  reste  que  la  dépendance  soit  du  côté  de  notre  auteur  : 
celui-ci  est  donc  postérieur  à  saint  Grégoire  qui  écrit 
ses  Dialogues  vers  593.  Il  ne  peut  être  saint  Germain 
mort  en  576.  Les  lettres  du  pseudo-Germain,  posté- 
rieures aussi  à  Isidore  de  Séville,  seraient  de  la  fin 
du  viic  siècle  :  quelle  que  soit  d'ailleurs  leur  date 
exacte,  elles  reflètent  probablement  une  liturgie 
traditionnelle  dans  le  milieu  de  Bourgogne  et  nous 
en  donnent  l'interprétation. 

«  Les  lettres  ont  pour  dessein  premier,  voire  unique, 
de  révéler  les  mystères,  mysteria,  carismala,  de  déclarer 
le  sens  spirituel,  les  raisons  profondes  des  rites  et  des 
usages  qu'elles  retracent.  »  A.  Wilmart,  art.  cité, 
col.  1065.  Premières  manifestations  d'un  courant 
allégorique  dans  l'interprétation  de  la  messe  qui  se 
retrouvera  dans  Amalaire. 

La  messe  nous  y  apparaît  dès  les  premières  lignes 
comme  la  somme  des  charismes,  comme  l'oblation 
faite  en  commémoraison  de  la  mort  du  Christ  pour 
le  salut  des  vivants  et  le  repos  des  défunts,  col.  89  A. 
Il  faut  relever  ici  du  point  de  vue  théologique  l'in- 
fluence isidorienne,  et  la  conception  originale  de 
l'auteur  sur  la  contraction  envisagée  comme  une 
immolation  réelle  faite  par  un  ange. 

1.  Influence  isidorienne.  —  La  partie  de  la  messe  qui 
va  du  Sanclus  au  Pater  est  centrale  :  c'est  l'heure  de 
l'oblation.  Les  paroles  du  Christ  y  opèrent  «  la  trans- 
formation »  du  pain  en  son  corps  et  du  vin  en  son 
sang,  panis  vero  in  corpore,  et  vinum  trans/ormalur  in 
sanguine,  dicenle  Domino,  col.  93  A. 

2.  La  messe  comme  immolation  réelle,  œuvre  d'un 
ange.  —  A  propos  de  la  messe  pascale,  l'auteur  parle 
d'un  ange  qui  vient  bénir  la  matière  du  sacrifice,  tout 
de  même  que  la  résurrection  du  Christ  eut  un  ange 
pour  témoin  :  Angélus  Dei  ad  sécréta  super  altare  tan- 
quam  super  monumentum  descendit,  et  ipsam  hostiam 
benedicit  instar  illius  angeli  qui  Christi  resurrectionem 
evangelizavit.   Epist.,  n,  col.  96  D. 

C'est  de  même  à  l'activité  de  cet  ange  que  se  ratta- 


che ce  qui  se  passe  durant  le  rite  de  la  conjractio  et  de 
la  commixtio.  Ce  rite  complète  la  consécration  et  a 
pour  l'auteur  une  importance  considérable  :  Conjractio 
vero  et  commixtio  corporis  Domini  tantis  mysteriis 
declarata  antiquitus  sanctis  Patribus  fuit,  ut  dum 
sacerdos  oblationem  con/rangerel,  videbalur  quasi  angé- 
lus Dei  membra  fulgcntis  pueri  cultro  concidere  et 
sanguinem  ejus  excipiendo  colligere,  ut  vivucius  cre- 
derent.  Epist.,  i,  col.  94  A. 

«  La  contraction  de  l'espèce  du  pain  faite  par  le 
célébrant  n'est  pas  pour  notre  liturgiste  simplement 
un  rappel  du  geste  du  Sauveur  rompant  le  pain  à  la 
cène  afin  de  le  distribuer  aux  apôtres  :  la  contraction 
lui  suggère  que  le  corps  du  Christ  est  coupé  comme 
avec  un  couteau  pour  que  le  sang  en  soit  recueilli 
dans  le  calice.  Il  attribue  ce  symbolisme  à  des  saints 
Pères  qu'il  dit  anciens.  »  P.  Batiffol,  Études  de  liturgie, 
p.  270.  Nous  avons  ici  une  conception  ultra-réaliste 
de  l'immolation  de  l'autel  :  elle  est  loin  de  la  conception 
symbolique  d'un  saint  Augustin  et  d'un  saint  Gré- 
goire; elle  est  en  dehors  du  grand  courant  traditionnel 
qui  voit  dans  le  sacrifice  de  l'autel  non  une  immolation 
réelle,  mais  le  rappel  symbolique  de  l'immolation  du 
Calvaire.  Pour  justifier  cette  interprétation,  l'auteur 
déclare  qu'elle  a  été  expliquée  anciennement  aux 
saints  Pères  par  des  miracles.  Il  en  appelle  au  témoi- 
gnage de  la  version  latine  des  apophtegmata  Patrum 
faites  par  les  Bomains  Pelage  et  Jean  autour  de  l'an- 
née 560.  Voir  Revue  bénédictine,  1922,  t.  xxxiv,  p.  185, 
et  Verba  seniorum,  dans  les  Vite  Patrum,  1.  V,  sect. 
xvin,  3,  P.  L.,  t.  lxxiii,  col.  978-979.  Il  y  est  question 
d'un  vieil  anachorète  qui  ne  croyait  pas  à  la  présence 
réelle.  Ses  frères  lui  démontrèrent  que  telle  n'est  pas 
la  foi  catholique.  L'anachorète  ne  se  rendit  pas  et 
demanda  un  miracle  qui  fût  une  révélation  du  mystère 
eucharistique.  Le  dimanche,  quand  les  pains  furent 
posés  sur  l'autel,  les  assistants  virent  comme  un 
enfant  gisant  sur  l'autel.  Et  comme  le  prêtre  étendait 
les  mains  pour  rompre  le  pain,  un  ange  du  ciel  des- 
cendit et,  ayant  un  couteau  à  la  main,  il  coupa  cet 
enfant  et  il  recevait  son  sang  dans  le  calice.  Le  vieil 
ermite  s'approcha  pour  communier  et  il  reçut  lui 
seul  de  la  chair  ensanglantée  et  il  crut.  Ses  frères  lui 
dirent  :  «  Dieu  connaît  la  nature  de  l'homme  et  quelle 
ne  peut  se  nourrir  de  chair  crue  :  c'est  pourquoi  il 
transforme  son  corps  en  pain  et  son  sang  en  vin  pour 
ceux  qui  le  reçoivent  avec  foi.  »  Cette  explication, 
matérielle,  massive,  plutôt  imaginative  trouvera  sans 
doute  quelques  échos  dans  la  suite.  On  retrouvera 
le  récit  des  Vitee  Patrum  à  côté  d'autres  récits  dans 
Paschase;  mais  Paschase  n'en  tirera  point  les  conclu- 
sions que  tire  pseudo-Germain.  Plus  tard,  la  conception 
de  particules  de  chair  du  Christ  correspondant  aux 
parties  du  pain  rompu  sur  l'autel  attirera  les  sar- 
casmes de  Bérenger.  Les  théologiens  antibérengariens 
se  garderont  bien  de  défendre  cette  vue  matérialiste, 
contraire  à  la  meilleure  tradition.  L'interprétation  de 
pseudo-Germain  qui  conçoit  la  messe  comme  une 
immolation  réelle  opérée  par  un  ange,  n'est  donc  fondée 
que  sur  un  récit  légendaire  et  s'écarte  des  conceptions 
communes  des  Pères  latins  touchant  l'immolation 
figurative  de  l'autel. 

5"  Doctrine  et  piété  :  leur  influence  respective  dans  la 
multiplication  des  messes,  l'apparition  des  messes 
votives,  la  spécification  des  intentions.  —  On  n'aurait 
qu'une  idée  incomplète  de  l'importance  du  développe- 
ment de  la  doctrine  de  l'efficacité  de  la  messe  à  la 
fin  de  l'âge  patristique,  si  l'on  ne  tenait  compte  de 
l'influence  de  la  piété  chrétienne  comme  facteur  de  ce 
développement. 

«  Les  premiers  évêques  tenaient,  semble-t-il,  à  pré- 
senter à  Dieu  tous  les  fidèles  et  tous  leurs  vœux  réunis 
sur  le  même  autel.  Aussi,  à  l'époque  des  Pères,  celé- 


989    MESSE  DANS  L'ÉGLISE  LATINE,  LA  EIN  DE  L'AGE  PATRISTIQUE   990 


brait-on  un  petit  nombre  dé  messes.  Le  synode  d'Au- 
xerre.  teniien  578.  défendait  encore  dédire  deux  messes 
le  même  jour  au  même  autel...  Jusqu'au  xii°  siècle  on 
recommandait  ensemble  à  la  messe  toutes  les  inten- 
tions des  assistants  et  des  bienfaiteurs  de  l'Église. 
Voir  concile  de  Lérida  en  Espagne  tenu  en  (>i>0, 
canon  19.  i  Vacant,  Histoire  de  la  conception  du  sacrifice 
de  la  messe,  p.  26. 

Si  la  messe  publique,  présidée  par  l'évêque  entouré 
de  la  communauté  chrétienne,  offerte  pour  les  besoins 
spirituels  et  temporels  de  toute  l'Égiisc,  de  la  cité 
et  particulièrement  des  offrants,  restait  en  quelque 
sorte  la  règle  idéale,  rendue  vivante  et  expressive  par 
les  prières  même  de  la  liturgie,  il  fallait  cependant 
pour  la  pratique  multiplier  les  messes,  pour  donner  aux 
populations  la  facilité  d'y  assister;  il  fallait  aussi 
répondre  aux  besoins  légitimes  des  fidèles  qui  vou- 
laient qu'on  célébrât  des  messes  à  leurs  intentions. 
Plus  le  peuple  connut  et  apprécia  la  valeur  de  la  messe, 
plus  il  voulut  s'en  approprier  personnellement  les 
fruits  De  là,  à  côté  des  messes  stationales,  les  messes 
privées.  Nous  les  voyons  apparaître  à  l'occasion  de 
l'anniversaire  d'un  défunt  dès  le  temps  de  Tertullien. 
Saint  Augustin  y  fait  allusion,  et  recommande  cet 
usage.  Enchiridion,  ex.  «  La  messe  célébrée  dans  les 
cimetières  sur  la  tombe  d'un  défunt  à  l'anniversaire 
de  la  mort  est  le  type  de  la  messe  privée,  par  contraste 
avec  la  messe  stationale.  Des  messes  privées  peuvent 
être  célébrées  ailleurs  que  dans  les  cimetières  et  à 
d'autres  intentions  que  les  défunts  »  P.  Batilïol, 
Leçons  sur  la  messe,   p.   44. 

C'est  ainsi,  nous  l'avons  vu,  qu'un  fidèle  demande  à 
Augustin  de  lui  envoyer  un  prêtre  pour  offrir  la  messe 
à  ses  intentions  particulières.  Vers  le  milieu  du 
ve  siècle,  l'auteur  du  De  promissionibus  et  prœdictio- 
nibus,  parle  d'une  messe  d'action  de  grâces  pour  la 
délivrance  d'une  possédée.  IV,  x,  P.  L.,  t.  li,  col.  842. 
Noir  aussi  l'allusion  à  une  messe  pro  liberatione 
populi,  dans  Grégoire  de  Tours,  De  gloria  marlyrum, 
xin,  P.  L.,  t.  lxxi,  col.  718.  Ainsi  était-on  amené  tout 
naturellement  à  une  spécialisation  des  intentions,  et 
plus  tard  à  l'établissement  des  messes  votives  pour 
exprimer  ces  intentions  particulières. 

Il  n'est  pas  difficile  de  déduire  des  prières  de  la 
messe  dans  les  Constitutions  apostoliques,  où  elles  se 
trouvent  réunies  dans  une  même  demande,  toutes  les 
différentes  intentions  qui  s'exprimeront  ensuite  sépa- 
rément dans  des  messes  votives  spéciales.  D'après 
la  liturgie  des  Constitutions,  on  prie  pro  pace,  pro 
familia,  pro  episcopo,  pro  infirmis,  pro  dœmoniaco,  pro 
serenilate  aeris,  pro  frugibus,  pro  vivis,  pro  defunctis, 
pro  picnilenlibus,  pro  rege.  Voir  Franz,  Die  Messe  im 
deulschen  Mittelalter,  p.  166. 

Cette  création  des  messes  votives  pour  exprimer 
les  intentions  particulières  du  peuple  commence  avant 
que  ne  soit  réunie  la  collection  du  sacramentaire 
léonien,  lequel  en  effet  en  contient  déjà  un  certain 
nombre. 

Le  gélasien  marque  un  riche  développement  du 
nombre  de  ces  messes  :  il  en  contient  soixante.  Que 
ces  messes  soient  à  rattacher  au  fond  primitif  du 
gélasien  ou  datent  des  vie  et  vu»  siècles,  elles  mani- 
festent les  besoins  de  la  vie  des  cloîtres  et  de  la  piété 
populaire  en  face  des  calamités  publiques  ou  des 
misères  individuelles.  La  liturgie  gallicane  et  le  sacra- 
mentaire grégorien  connaissent  aussi  ces  messes.  Sur 
les  messes  votives,  voir  Franz,  op.  cit.,  p.  114  à  154. 

La  spécification  des  intentions  devait  entraîner  la 
multiplication  des  messes.  Celle-ci  dut  se  faire  plus 
grande  encore  du  fait  de  l'importance  croissante  accor- 
dée par  la  piété  chrétienne  aux  fruits  de  la  messe. 
Tout  contribuait,  au  début  du  Moyen  Age,  à  mettre  en 
relief  cette  importance,  et  le  développement  de  la  foi 


au  purgatoire,  et  la  croyance  bien  vivante  au  dogme 
de  la  communion  des  saints,  et  la  doctrine  ainsi  que 
les  récits  de  saint  Grégoire. 

C'est  alors,  du  vi°  au  ix«  siècle,  que  s'exercent  les 
influences  décisives  qui  amènent  à  généraliser  l'usage 
qui  s'est  perpétué  jusqu'à  nous  :  celui  d'offrir  chaque 
messe  pour  une  intention  spéciale.  Les  fidèles,  convain- 
cus que  chaque  messe  étant  un  sacrifice  propitiatoire 
et  impétratoire  a  une  valeur  déterminée  aux  yeux 
de  Dieu,  auront  à  cœur  de  faire  oITrir  autant  de  messes 
qu'ils  ont  d'intentions  spéciales.  Dans  leur  piété  pour 
les  âmes  du  purgatoire,  ils  aiment  à  faire  offrir  une 
série  de  messes  pour  leurs  défunts.  D'où  la  pratique  de 
multiplier  la  célébration  privée.  D'autre  part,  la  dévo- 
tion, le  pieux  désir  d'accomplir  aussi  souvent  que  pos- 
sible une  action  si  sainte  stimuleront  aussi  les  prêtres 
à  la  célébration  privée.  L'acceptation  enfin  d'un 
honoraire  pour  cette  célébration  devait  naturellement 
agir  dans  le  même  sens.  On  connaît  des  cas  de  célé- 
bration quotidienne  dès  le  vie  siècle.  Dans  les  siècles 
suivants,  la  pratique  se  répandit  largement.  Voir 
Fortescue,  op.  cit.,  p.  245. 

C'est  ainsi  que,  sous  la  pression  delà  logique  vivante 
de  la  piété  populaire,  guidée  d'ailleurs  par  la  doctrine 
des  théologiens,  s'accomplissait  une  évolution  qui  a 
produit  des  effets  très  importants  pour  la  liturgie,  le 
droit  canonique  et  même  l'architecture  religieuse. 
«  L'antique  système  de  l'assistance  de  tout  le  clergé 
avec  communion  ou  même  concélébration  fut  rem- 
placé depuis  le  haut  Moyen  Age  par  la  messe  séparée 
dite  par  chaque  prêtre  isolément.  »  Fortescue,  op.  cit., 
p.  244. 

6°  Conclusions  :  L'idée  du  sacrifice  de  la  messe  d'après 
les  Pères  latins  du  IV'  au  IX'  siècle.  —  Les  Pères  dont 
nous  venons  d'analyser  les  textes  eucharistiques,  sauf 
saint  Augustin,  chacun  pris  à  part,  ne  révèlent  qu'un 
aspect  de  la  doctrine  sacrificielle  :  celui  qu'ils  exposent 
à  l'occasion  d'un  commentaire,  d'une  homélie; 
aucun  ne  songe  à  donner  ex  pro/esso  un  exposé  syn- 
thétique de  la  doctrine  complète  de  l'Église  sur  le 
sacrifice  eucharistique.  Cependant,  leurs  textes 
éclairés  les  uns  par  les  autres,  envisagés  dans  leur 
ensemble,  représentent  comme  le  grand  courant  de  la 
tradition  patristique  latine  sur  le  sacrifice  de  la  messe. 
Ils  vont  prendre,  du  moins  les  principaux,  un  relief 
exceptionnel  dans  la  théologie  des  trois  siècles  sui- 
vants. Théologiens  et  prédicateurs  y  trouveront  l'ex- 
pression concrète  de  la  foi  de  l'Église  et  la  norme  pra- 
tique de  leur  enseignement.  C'est  dire  qu'il  y  a  tout 
intérêt  à  en  essayer  la  synthèse  après  en  avoir 
présenté  l'analyse.  De  ce  point  de  vue,  on  peut 
dégager  les  conclusions  suivantes  : 

1.  L'eucharistie  contient  un  sacrifice.  C'est  une 
idée  que  l'on  ne  discute  pas;  les  Pères  la  reçoivent 
de  la  tradition. 

2.  Le  sacrifice  eucharistique  est  essentiellement  un 
mémorial  du  sacrifice  de  la  croix;  il  inaugure,  comme 
dit  saint  Jérôme,  le  culte  de  la  passion  ;  il  est,  d'après 
tous  les  Pères,  essentiellement  relatif  au  sacrifice  de  la 
croix. 

3.  A  ce  titre  de  mémorial,  il  suppose  dans  le  passé 
l'immolation  rédemptrice  qui  est  unique;  son  rôle  est 
de  la  représenter  symboliquement,  d'en  continuer 
l'oblation,  d'y  faire  participer  les  fidèles,  d'en  commu- 
niquer les  effets,  d'en  perpétuer  ainsi  efficacement  le 
souvenir. 

a)  La  messe  immolation  purement  mystique  ou  repré- 
sentative de  l'immolation  réelle  du  Calvaire.  -  -  Tous  les 
Pères,  aussi  bien  saint  Augustin  que  saint  Ambroisc, 
aussi  bien  saint  Isidore  de  Séville  (pie  saint  Grégoire 
le  Grand,  parlent  d'une  immolation  à  l'autel. 

Mais  quelle  idée  faut-il  se  faire  de  cette  immolation? 
Ils  ne  connaissent  qu'une  immolation  réelle  rédemp- 


991     MESSE  DANS  L  ÉGLISE  LATINE,  LA  FIN  DE  L'AGE  PATRISTIQUE     992 


tricc,  suffisante  pour  nous  mériter  le  salut,  c'est  celle 
qui  fut  consommée  au  Calvaire.  Le  Christ  désormais  ne 
meurt  plus:  il  est  incorruptible.  «  Ce  n'est  pas  seule- 
ment l'idée  d'immolation  sanglante,  ou  de  mise  à  mort 
effective  qui  doit  être  écartée  nettement  de  l'eucha- 
ristie; c'est  toute  idée  d'une  modification  quelconque 
qui  affecterait  réellement  le  corps  du  Christ,  à  raison 
de  son  immolation  sur  l'autel.  Qu'on  prenne  l'un  après 
l'autre  les  témoignages  que  nous  avons  cités,  aucun 
Père  ne  paraît  soupçonner  qu'il  faille  chercher  dans 
l'état  du  Christ  eucharistique  un  amoindrissement  ou 
un  changement  quelconque  qui  pourrait  équivaloir, 
d'aussi  loin  qu'on  voudra,  à  une  réalité  d'immolation.  » 
Lepin,  op.  cit.,  p.  85. 

Il  ne  peut  être  question  dans  l'action  accomplie  à 
l'autel  que  d'une  commémoraison  de  l'immolation 
sanglante  réalisée  sur  la  croix.  Cette  action  comporte 
une  simple  image  ou  "figure  d'immolation.  Saint  Augus- 
tin parle  de  l'immolation  «  en  sacrement  »,  c'est-à-dire 
en  similitude;  saint  Grégoire  dira  que  l'immolation 
de  l'autel  se  fait  per  myslerium,  c'est-à-dire  par 
manière  de  mystère,  de  symbole  expressif,  qu'elle 
comporte  une  imitation  de  la  passion  du  Sauveur. 
Saint  Ambroise  avait  parlé,  lui  aussi,  de  l'immolation 
du  Christ  prêtre  à  la  cène.  Or  le  Christ,  à  la  cène,  ne 
s'immolait  point  réellement,  mais  offrait  la  victime 
qui  devait  être  immolée. 

Seul  le  pseudo-Germain  se  représente  imaginative- 
ment,  dans  le  rite  de  la  contraction,  l'action  de  l'ange 
comme  un  acte  d'immolation  réelle. 

En  quoi  le  sacrifice  eucharistique  est-il  une  commé- 
moraison figurative  du  sacrifice  de  la  croix?  Certai- 
nement d'abord  par  le  symbolisme  du  pain  et  du  vin 
qui  représentent  le  corps  du  Christ  rompu  et  son  sang 
répandu.  La  plupart  des  Pères  ont  insisté  sur  ce 
symbolisme. 

Saint  Ambroise,  saint  Grégoire  et  ceux  qui  l'ont 
suivi  semblent  placer  aussi  le  rapport  de  l'eucharistie 
à  l'immolation  sanglante  du  Calvaire  dans  la  commu- 
nion. Encore  faut- il  reconnaître  que  saint  Grégoire 
parle  de  la  consécration  comme  de  «  l'heure  de  l'immo- 
lation ». 

Saint  Isidore  rattache  l'idée  de  commémoraison  de 
la  Passion  à  la  consécration  :  «  11  est  consacré  en 
mémoire  de  la  passion  pour  nous  »,  dit-il  dans  sa  défi- 
nition du  sacrifice.  De  même  Bède  dans  son  homélie 
xiv,  P.  L.,  t.  xciv,  col.  75  A  :  «  A  l'autel  est  reproduit 
un  mémorial  de  la  passion.  »  Mais  comment?  Par  la 
consécration  sans  doute  dont  il  est  parlé  dans  le 
contexte,  mais  aussi  par  la  communion  dont  notre 
auteur  parle  dans  les  mêmes  termes  que  saint  Grégoire. 

Si  ces  Pères  ont  une  tendance  à  faire  état  de  la 
consécration  pour  y  trouver  une  représentation  sen- 
sible de  la  Passion,  il  faut  reconnaître,  avec  M.  Lepin, 
qu'ils  n'indiquent  aucunement  la  manière  dont  la 
consécration  réaliserait  cette  figure.  Du  symbolisme 
de  la  double  consécration  qui  semble  poser  d'abord 
le  corps,  puis  le  sang  à  part  comme  tiré  du  corps,  les 
Pères  latins  ne  se  sont  pas  préoccupés. 

b)  La  messe  oblation  de  la  victime  jadis  immolée  au 
Calvaire  et  présente  sur  l'autel.  —  Plus  importante  dans 
la  perspective  des  Pères  est  l'idée  d'offrande  pour  expli- 
quer le  caractère   sacrificiel  du  mémorial  de  l'autel. 

La  parole  de  saint  Augustin  contre  Fauste,  Unde  jam 
christiani  peracli  ejusdem  sacrificii  memoriam  célé- 
brant sacrosancla  oblatione  corporis  et  sanguinis 
Christi,  cf.  col.  971,  ne  résume  pas  seulement  sa 
pensée  et  celle  de  ses  disciples,  elle  exprime  une  vérité 
traditionnelle.  Saint  Ambroise,  comme  son  disciple, 
met  l'essentiel  du  sacrifice  dans  l'offrande.  Pour  les 
deux  grands  docteurs,  à  l'autel  c'est  l'oblation  de 
la  même  victime  qui  a  été  offerte  à  la  cène  et  sur  la 
croix. 


Nous  offrons  à  la  messe  le  corps  immolé  et  le  sang 
versé  dans  la  forme  où  le  Christ  l'offrit  à  fa  cène,  et 
nous  a  donné  le  pouvoir  de  l'offrir.  Nous  l'avons  vu 
et  entendu  à  la  cène  offrant  son  sang,  dit  saint 
Ambroise,  et  nous  l'imitons  comme  nous  pouvons  dans 
l'offrande  de  son  corps. 

Nous  faisons  ce  que  le  Christ  a  fait  à  la  cène,  dit 
saint  Isidore,  hoc  fit  a  nobis  quod  Dominus  jecit.  Et 
Bède  déclare  que  Jésus-Christ  a  le  premier  offert  le 
sacrifice  de  son  corps  à  la  cène,  et  nous  laisse  l'ordre 
de  l'offrir.  A  la  cène,  l'oblation  était  faite  de  la 
victime  qui  allait  être  immolée;  à  l'autel,  l'oblation 
est  faite  de  la  victime  qui  a  été  immolée. 

Il  y  a  une  différence  cependant  :  le  Christ  a  offert 
lui-même  à  la  cène  :  à  l'autel  il  offre,  par  l'Église.  Encore 
faut-il  affirmer  de  sa  part  un  certain  rôle  sacerdotal  à 
l'autel  comme  à  la  cène  et  au  Calvaire. 

Le  Christ  est  à  la  fois  prêtre  et  victime  de  notre 
sacrifice  quotidien,  «  celui  qui  offre  et  ce  qui  est  offert  », 
dit  saint  Augustin.  Comment  est-il  prêtre  à  l'autel? 
Sans  aucun  doute  parce  qu'il  a  donné  aux  prêtres  le 
pouvoir  de  l'offrir,  mais  aussi,  selon  certains  Pères, 
parce  qu'il  «  s'offre  lui-même  ».  Saint  Ambroise,  le 
pseudo-Eusèbe  d'Émèse  ont  insisté  spécialement  sur 
son  activité  sacerdotale  à  l'autel  -et  l'ont  considérée 
comme  actuelle.  Cette  activité  paraît  liée  à  la  consé- 
cration, car,  d'après  saint  Ambroise,  le  Christ  se 
révèle  offrant  quand  la  parole  sanctifie  le  sacrifice 
offert  :  Ipse  ofjerre  manifestatur  in  nobis,  cujus  sermo 
sanclificat  sacrificium  quod  ofjertur.  Elle  s'exerce  parti- 
culièrement dans  l'intercession  du  ciel.  «  A  prendre  à 
la  lettre  les  expressions  de  l'évêque  de  Milan,  ce  qui 
se  passe  sur  notre  autel  terrestre  serait  l'image  de  ce 
qui  se  réalise  sans  voile  dans  la  vérité  du  ciel.  » 
Lepin,  op.  cit.,  p.  94. 

Fauste  de  Riez  et  Bède  le  Vénérable  attribuent  au 
Christ  «  prêtre  invisible  »  l'œuvre  de  la  consécration, 
et  paraissent  de  ce  fait  présenter  cette  consécration 
comme  l'acte  sacrificiel  par  excellence.  Saint  Augustin, 
tout  en  attribuant  comme  saint  Ambroise  la  consé- 
cration à  la  reproduction  sur  le  pain  et  le  vin  des 
paro'es  et  des  gestes  de  la  cène,  Cont.  litter.  Petit., 
ii,  69,  envisage  surtout  la  part  très  active  de 
l'Église  dans  l'oblation  du  sacrifice  de  l'autel.  Le 
rôle  sacerdotal  du  Christ  s'exerce  surtout  dans  la 
volonté  du  Sauveur  manifestée  par  l'institution  de 
l'eucharistie  jamais  rétractée  et  toujours  persévé- 
rante, de  faire  offrir  par  l'Église  son  corps  et  son  sang, 
et  dans  la  collation  du  pouvoir  de  l'offrir.  Sous  cette 
impulsion  divine  l'Église  est  prêtre  et  victime  à  l'autel, 
Lepin,  op.  cit.,  p.  95. 

Dans  cette  perspective  patristique  du  sacrifice 
oblation,  quel  est  le  rôle  de  la  consécration?  Elle  est 
tout  au  moins  l'acte  surnaturel  voulu  par  le  Christ 
qui  rend  présente  la  victime  offerte  sur  l'autel  :  elle 
conditionne  logiquement  l'oblation  de  cette  victime. 
Pour  les  Pères  qui  voient  dans  la  consécration  un 
acte  sacerdotal  du  Christ  elle  est  plus.  L'idée  de  sacer- 
doce étant  corrélative  à  celle  de  sacrifice,  on  en 
conclura  que  le  sacrifice  eucharistique  est  réalisé  par 
le  fait  même  de  la  consécration.  Isidore  de  Séville  en 
expliquant  la  notion  de  sacrifice  par  l'idée  de  consé- 
cration conduit  aussi  à  voir  dans  l'acte  proprement 
consécrateur  la  raison  fondamentale  du  sacrifice.  De 
même  les  Pères  qui  insistent  sur  les  rapports  d'iden- 
tité de  l'oblation  de  la  messe  et  de  l'oblation  de  la  cène, 
sur  la  nécessité  d'offrir  avec  les  paroles  de  l'institution 
comme  le  Christ  a  offert,  nous  induisent  à  la  même 
conclusion. 

Comment  ont-ils  conçu  «  le  rapport  entre  ia  consé- 
cration qui  rend  le  Christ  présent,  l'immolation 
mystique  qui  affecte  sa  présence,  et  l'oblation  qui  se 
fait  de  lui  :  sont-ce  trois  actes  réellement    distincts, 


993       MESSE    DANS   L'ÉGLISE   LATINE,    LA   RENAISSANCE    CAROLINGIENNE       994 


ou  sont-ils  réunis  en  un  seul  pour  ne  se  distinguer  que 
formellement?  »  Lepin,  p.  94.  Ils  ne  se  sont  pas  posé 
ce  problème;  ils  ont  vu  l'importance  centrale  de  la 
consécration  au  sacrifice  de  l'autel,  puisqu'ils  l'ont 
attribuée  à  l'activité  divine  du  Christ  et  de  l'Esprit- 
Saint,  mais  ils  n'ont  pas  eu  la  préoccupation  de  définir 
ce  sacrifice. 

c)  La  messe  participation  au  corps  du  Christ.  — 
Mémorial  du  sacrifice  du  Calvaire,  le  sacrifice  de 
l'autel  ne  l'est  pas  seulement  par  l'oblation  de  la 
victime  de  la  croix,  il  l'est  aussi  par  la  participation 
réelle  à  cette  victime  dans  la  communion. 

La  communion  est  en  effet,  à  côté  de  la  consécration, 
un  des  sommets  de  la  messe.  Comme  l'oblation  de  la 
cène,  celle  de  la  messe  est  orientée  naturellement  vers 
une  communion  à  la  victime  ofTerte.  Ce  n'est  pas  à 
dire  cependant  que,  pour  les  Pères,  le  sacrifice  de  la 
messe  ne  soit  constitué  avant  la  communion.  Ce  que 
saint  Augustin  dit  de  la  valeur  du  sacrifice  de  la  messe 
pour  les  défunts,  les  possédés,  ce  que  saint  Grégoire 
rapporte  de  cette  valeur  pour  les  prisonniers,  pour  les 
absents,  montre  que  le  sacrifice  de  la  messe  possède  du 
fait  de  sa  seule  oblation,  indépendamment  de  la  com- 
munion de  ceux  qui  y  sont  intéressés,  sa  valeur  pro- 
pitiatoire et  impétratoire.  La  communion  ne  constitue 
pas  mais  complète  le  sacrifice  de  la  messe. 

d)  La  messe  communication  de  la  vertu  rédemptrice 
de  la  croix.  —  Tous  les  Pères  s'entendent  à  distinguer 
entre  l'oblation  rédemptrice  qui  mérite  une  fois  pour 
toutes  le  salut,  et  l'oblation  de  la  messe  qui  applique 
aux  vivants  et  aux  défunts  le  prix  de  la  rédemption. 
La  réflexion  théologique  et  la  piété  populaire  prenant 
de  plus  en  plus  conscience  de  cette  valeur  dérivée  de 
la  croix  et  reconnue  au  sacrifice  de  l'autel,  les  messes  se 
multiplient. 

e)  La  messe  participation  subjective  au  mystère  de  la 
passion.  —  Les  Pères  aiment  enfin  à  insister  sur  la 
nécessité  d'ajouter,  au  cours  de  la  messe,  à  la  partici- 
pation objective  au  sacrifice  du  Calvaire  par  l'offrande 
et  la  communion,  la  participation  subjective  des  fidèles 
par  le  souvenir  du  mystère  de  la  croix  et  la  pratique  de 
la  charité  chrétienne. 

Le  fidèle  apprend  du  Christ  sur  l'autel  à  s'offrir 
lui-même.  «  Puisque  nous  célébrons  les  mystères  de 
la  passion,  il  nous  faut  imiter  ce  que  nous  faisons, 
donc  nous  immoler  nous-mêmes  dans  la  contrition 
du  cœur.  Alors  l'hostie  sera  vraiment  ofTerte  à  Dieu, 
quand  nous  serons  faits  nous-mêmes  cette  hostie.  » 
Ces  paroles  de  saint  Grégoire  résument  bien  la  pensée 
de  la  tradition  et  particulièrement  de  saint  Augustin 
sur  la  nécessité  de  cette  participation  subjective  au 
mystère  de  la  passion. 

IV.  Les  débuts  de  la  Renaissance  carolin- 
gienne. ■ —  Le  mouvement  théologique  de  cette  époque 
reçoit  son  orientation  de  la  réforme  carolingienne  : 
celle-ci  se  fait  sur  le  terrain  liturgique  et  patristique. 
C'est  dire  qu'elle  n'est  point  ordonnée  à  la  spécula- 
tion, mais  demeure,  comme  la  pensée  de  la  liturgie 
et  des  Pères,  d'inspiration  surtout  pratique.  Ce  n'est 
point  tout  pour  Charlcmagne  d'introduire  en  son 
empire  la  liturgie  romaine;  il  veut  en  faire  donner 
l'intelligence  au  clergé  et  au  peuple. 

De  là  naît  ou  du  moins  se  développe  sous  son 
inspiration,  un  nouveau  genre  d'écrits  théologiques  : 
VExpositio  missse.  On  s'efforce  d'y  saisir  le  sens  des 
mots  et  des  cérémonies  de  la  messe.  A  cette  enquête, 
les  théologiens  apportent  des  états  d'esprit  diffé- 
rents :  méthode  allégorique  avec  Amalaire  qui  traite 
chaque  mot,  chaque  cérémonie  de  la  messe  comme  un 
mystère  à  expliquer,  méthode  plus  sobre,  plus  objec- 
tive avec  Florus  qui  interprète  davantage  la  messe 
à  la  lumière  des  Pères.  C'est  dans  les  différentes 
Exposiliones  missœ  de  la  première  moitié  du  ix«  siècle 


qu'il  faut  chercher  l'expression  de  la  théologie  cou- 
rante d'après  laquelle  étaient  alors  formés  les  prêtres. 

Plus  important  encore  que  l'influence  liturgique 
est  le  retour  à  la  tradition  patristique.  La  théologie 
de  l'époque  est  essentiellement  positive.  Il  lui  sullit 
d'abord  d'être  un  écho;  elle  répète  dans  ses  compila- 
tions ce  qu'ont  dit  les  anciens,  sans  songera  mettre  de 
l'unité  dans  l'exposé  varié  de  leurs  doctrines.  Mais 
bientôt  va  se  poser  le  problème  de  leur  harmonisa- 
tion; dans  le  cercle  érudit  de  Charles  le  Chauve,  la 
question  sera  de  savoir  quelle  est  la  part  de  figure  et  de 
vérité  qu'il  faut  reconnaître  dans  le  mystère  de  l'autel, 
d'après  l'enseignement  des  Pères.  Pour  répondre  à 
cette  question,  les  textes  de  saint  Augustin  et  de  saint 
Ambroise  surtout,  d'autres  textes  patristiques  aussi 
vont  être  étudiés,  confrontés  bien  des  fois.  L'un  des 
fruits  principaux  de  la  controverse  inaugurée  au 
milieu  du  ixe  siècle,  et  terminée  seulement  par  la 
condamnation  de  Bérenger  au  xie  siècle,  sera  de  mettre 
en  meilleur  relief  l'accord  des  Pères  dans  l'affirmation 
du  réalisme  sacrificiel  de  l'autel. 

Il  faut  noter  enfin  une  troisième  influence  qui 
s'exerce  aussi  dans  un  même  sens  réaliste  et  pratique  : 
c'est  celle  de  la  piété  chrétienne.  Tout  imprégnée 
qu'elle  est  de  la  pensée  reçue  de  la  tradition,  à  savoir 
que  l'eucharistie  est  le  moyen  par  excellence  d'incor- 
poration au  Christ  et  de  propitiation  pour  les  vivants 
et  les  morts,  elle  est  pénétrée  de  plus  en  plus  d'un  vif 
désir  de  s'assurer  les  fruits  de  la  messe  :  elle  multiplie 
les  oblations  et  par  le  fait  les  messes  privées. 

Or  ce  mouvement  qui  se  développe  surtout  au 
ixe  siècle  a  sa  répercusion  chez  les  théologiens.  L'im- 
portance accordée  aux  fruits  de  la  messe  s'accuse  dans 
leurs  écrits,  on  y  envisage  la  messe  surtout  dans  ses 
fins  et  ses  effets.  On  parlera  souvent  du  sacrifice  eucha- 
ristique comme  d'un  mémorial,  comme  d'une  figure, 
mais  dans  cette  atmosphère  vivante  de  la  piété  de 
l'époque,  il  ne  pourra  être  question  d'un  mémorial 
vide.  A  l'autel,  on  reconnaît  sans  doute  qu'il  y  a 
bien  la  commémoraison  d'une  immolation  passée,  la 
figure  de  ce  corps  céleste  qui  se  révélera  un  jour  dans 
la  gloire,  la  figure  aussi  du  corps  mystique  qu'est 
l'Église,  mais  l'on  n'oublie  point  que,  sous  ce  mémorial 
figuratif,  il  y  a  la  réalité  du  corps  du  Christ  qui  vient 
s'offrir  pour  son  Église  et  se  donner  aux  âmes  pour  se 
les  incorporer.  Aussi  longtemps  que  la  réflexion  théo- 
logique se  développera  sans  perdre  contact  avec  la 
piété  qui  véhicule  le  réalisme  traditionnel,  aussi  long- 
temps les  théologiens  seront  unanimes  à  défendre  ce 
réalisme.  Ce  n'est  qu'en  dehors  de  cette  atmosphère, 
en  contradiction  avec  la  piété  du  vulgaire,  comme  dira 
Bérenger,  que  la  vérité  du  sacrifice  eucharistique  sera 
mise  en  discussion  et   deviendra  un  problème. 

Il  n'y  a  pas  lieu  de  dresser  ici  une  nomenclature 
complète  des  travaux  de  cette  époque  qui  ont  rapport 
au  sacrifice  eucharistique;  ce  serait  pour  une  bonne 
part  répéter  ce  qui  a  été  dit  à  l'art.  Eucharistie, 
col.  1209-1221  et  1232.  Il  suffira  d'analyser  les  princi- 
paux témoignages  concernant  le  sacrifice  que  l'on 
trouve  dans  les  traités  liturgiques,  recueils  canoniques 
et  travaux  De  corpore  et  sanguine  Christi. 

1°  Charlemagne  et  son  entourage.  —  1.  Charlemagne 
ne  s'est  point  contenté  seulement  de  donner  un  élan 
nouveau  à  la  réforme  liturgique  inaugurée  sous  Pépin 
le  Bref;  lui-même,  à  l'occasion,  a  exposé  sa  propre 
pensée  sur  la  messe;  il  s'est  préoccupé  surtout  do 
promouvoir  chez  les  prêtres  et  le  peuple  une  intelli- 
gence plus  profonde  du  mystère  de  l'autel. 

Dans  les  Livres  carclins  écrits  sous  son  inspiration, 
on  le  voit  s'élever  incidemment  contre  des  expres- 
sions qui  tendraient  à  compromettre  le  réalisme  sacri- 
ficiel :  «  Le  Christ,  dit-il,  a  placé  le  mémorial  de  sa 
très   sainte  passion  non    dans  une  image  ou  œuvre 


DUT.    DE   THEOL.    CATHOL. 


X.  —  32 


995        MESSE   DANS  L'ÉGLISE   LATINE,  LA    RENAISSANCE  CAROLINGIENNE 


996 


d'art  quelconque,  mais  dans  la  consécration  de  son 
corps  et  de  son  sang.  »  II,  xxvn,  P.  L.,  t.  xcvm, 
col.  1094,  et  IV,  xiv,  col.  1214. 

Les  questionnaires  qu'adresse  l'empereur  aux  évê- 
ques,  les  enquêtes  qu'il  fait  auprès  d'eux  suscitent  des 
réponses  qui  sont  de  véritables  traités  de  théologie. 
Parmi  elles,  l'une  des  plus  remarquables,  celle  de 
Théodulphe  d'Orléans,  touche  à  la  question  du  sacrifice 
de  la  messe  :  Hoc  mysterium  sacrificii  Ecclcsia  célé- 
brât offerens  panem,  propter  panem  verum  qui  de  cœlo 
descendit,  vinum  pro  eo  qui  dixit  :  Ego  sum  vilis  vera, 
ni  per  visibilem  sacerdotum  oblationcm  et  invisibilem 
Sancti  Spiritus  consecralionem  panis  et  vinum  in  cor- 
poris  et  sanguinis  Domini  transeant  dignilalem.  De 
ordine  baptismi,  xvm,  P.  L.,  t.  cv,  col.  240. 

Ainsi  le  sacrifice  de  l'autel  emporte  autre  chose 
qu'une  visibilis  oblatio:  il  est  une  invisibilis  Sancti  Spi- 
ritus consccratio,  qui  aboutit  à  faire  passer  le  pain  et  le 
vin  en  la  dignité  du  corps  et  du  sang  du  Christ,  et  à 
faire  de  ce  corps  l'aliment  de  nos  âmes,  le  moyen  d'in- 
corporation physique  au  Christ,  ut  in  corpore  Christi 
trajecto  et  Me  in  Christo  maneal,  et  Christus  in  eo.  C'est 
sous  des  expressions  originales  la  doctrine  tradition- 
nelle ramassée  en  quelques  mots. 

2.  Alcuin,  n'fst  point  seulement  aux  côtés  de  Char- 
lemagne  le  meilleur  ouvrier  de  la  réforme,  le  premier 
liturgiste  de  son  temps;  il  se  révèle  aussi,  dans  ses 
commentaires  et  dans  ses  lettres,  exégète  et  théologien 
curieux  de  posséder  une  juste  idée  doctrinale  de  la 
messe. 

Esprit  profondément  traditionnel,  préoccupé  de  ne 
point  s'égarer  dans  les  profondeurs  des  questions,  il 
se  contente  de  reproduire  les  sentences  des  Pères. 
Epist.,  clxv,  P.  L.,  t.  c,  col.  431  D,  cf.  Epist.,  ad  Gislam 
et  Rich  trudam,  col.  744  B.  Ses  autorités  sont  saint 
Augustin  d'abord,  puis  saint  Grégoire,  saint  Jérôme, 
Bède  son  compatriote,  saint  Jean  Chrysostome  dont 
il  utilise  largement  le  commentaire  de  i'Épître  aux 
Hébreux.  Dans  le  sien,  il  insiste  surtout  sur  les  rap- 
ports de  la  messe  avec  le  sacrifice  de  la  croix,  et  les 
explique  à  la  lumière  de  l'homélie  xvn  de  saint  Jean 
Chrysostome. 

Le  sacrifice  de  la  croix  v  apparaît  comme  le  sacrifice 
absolu,  unique  et  perpétuel,  parce  que  parfait.  Il  est 
parfait,  parce  que  l'oblation  sanglante  faite  une  fois 
pour  toutes  par  le  Christ  souverain  prêtre,  est  suffi- 
sante pour  nous  sauver  à  jamais.  In  Hebr.,  t.  c, 
col.  1067,  1068,  1077, 1054,  1078,  1081  ;  Epist.,  clxv, 
col.  434. 

La  messe  n'est  pas  moins  un  sacrifice,  identique 
à  celui  de  la  croix,  mais  relatif  cependant.  Elle 
comporte  l'oblation  de  la  victime  unique  du  Calvaire; 
de  là  l'unité  et  l'identité  du  sacrifice  chrétien  sur  la 
croix  et  sur  tous  les  autels  : 

Elle  est  relative  à  l'immolation  de  la  croix  qu'elle 
commémore  et  dont  elle  applique  les  fruits  ;  il  ne 
peut  être  question  pour  le  Christ  d'être  de  nouveau 
immolé.  Ofjerimus  quidem  sed  ad  recordidionein  facien- 
dam  mortis  ejus...  Hoc  autem  sacrificium  [crucis] 
exemplar  est  illius...  Non  aliud  sacrificium  sicut  pon- 
ti/ex,  sed  idipsum  semper  facimus  ;  ma  gis  autem  rscor- 
dationem  sacrificii  operamur.  In  Hebr.,  x,  1,  t.  c, 
col.  1077  BC. 

Ce  n'est  point  cependant  une  nuda  commemoratio, 
puisque  la  messe  comporte  la  présence  de  la  victime 
jadis  immolée  et  possède  de  ce  chef  une  valeur  de 
propitiation  et  d'intercession.  Epist.,  xli,  t.  c,  col.  203 
A;  In  Joan.,  1.  V,  c.  xxxi,  col.  915,  etc.  Confiant  dans 
cette  valeur,  Alcuin  (simple  diacre)  demande  dans 
presque  toutes  ses  lettres  à  ses  amis  prêtres  de  ne 
point  l'oublier  dans  leurs  intercessions  au  mémento. 

Notons  enfin  qu' Alcuin  a  l'occasion  de  rappeler  à 
certains  qui  voulaient  offrir  du  sel  à  l'autel,  que  seuls 


le  pain,  le  vin  et  l'eau  sont  la  matière  du  sacrifice  eucha- 
ristique. Epist.,   xc,  t.  c,  col.  289. 

3.  Les  plus  anciennes  expositions  de  la  messe.  — 
Écrites  sous  l'impulsion  de  Charlemagne  qui  voulait 
faire  donner  au  clergé  des  paroisses  une  meilleure  intel- 
ligence des  prières  du  sacrifice,  ces  compositions 
offrent  un  spécimen  curieux  des  connaissances  théo- 
logiques et  liturgiques  que  l'on  estimait  indispensables 
au  prêtre;  elles  sont  ainsi  des  témoins  de  la  conception 
que  se  faisaient  de  la  messe  les  prêtres  et  les  fidèles  au 
début  du  ixe  siècle. 

Ces  expositions  anonymes  s'inspirent  toutes  plus  ou 
moins  des  idées  théologiques  d'Isidore  de  Séville. 

a)  L'exposition  Primum  in  ordine,  P.  L., 
t.  cxxxvm,  col.  1173-1187,  la  plus  ancienne  sans 
doute  des  compositions  de  ce  genre,  parue  vraisem- 
blablement avant  819,  voir  Geiselmann,  Die  Eucha- 
ristielehre  der  Vorscholastik,  p.  74  et  75,  s'inspire 
incontestablement  en  son  exorde  des  chapitres  corres- 
pondants du  traité  de  saint  Isidore  sur  les  offices 
ecclésiastiques.  A.  Wilmart,  art.  Expositio  missœ  du 
Diction,  d'arch.,  t.  v,  col.  1021.  La  glose  elle-même 
du  canon  est  aussi  de  même  inspiration.  Même  notion 
du  sacrifice  :  Sacrificiel,  id  est  sacra  (acta,  quia  prece 
mystica  consecranlur  in  memoriampro  nobis  dominiese 
passionis.  Loc.  cit.,  col.  1178  D.  Même  affirmation  de 
l'intervention  de  l'Esprit  dans  cette  consécration; 
même  caractéristique  du  sacrifice  comme  mystère  de 
grâce  divine;  même  conception  augustinienne  du  corps 
mystique  du  Christ.  En  commentaire  de  ces  mots  du 
canon  :  ut  nobis  corpus  et  sanguis  fiât  dilectissimi 
Filii,  nous  lisons  :  id  est  ut  nos  efficiamur  corpus  ejus 
et  nobis  divinilus  tradat  in  myslerio  divinœ  gratiœ 
panem  qui  de  cœlo  descendit,  ut  sicut  visibili  pane  et 
polu  reficitur  corpus,  et  invisibili  animas  noster  recree- 
tur  ac  potetur.  Col.  1180  D.  La  consécration  y  appa- 
raît comme  l'acte  central  du  sacrifice,  elle  est  le  fait 
des  prêtres  seuls.  Col.  1182  A.  Le  Supplices  demande 
l'acceptation  du  sacrifice  et  en  retour  l'effusion  de 
grâces  dans  la  réception  du  corps  et  du  sang  du 
Christ,  «  car  c'est  le  Christ  notre  paix  que  nous 
recevons  ».  Col.  1185  B. 

b)  L'exposition  Dominus  vobiscum,  P.  L.,  t.  cxlvii, 
col.  191-200,  renferme  comme  la  précédente  une  glose 
littérale  du  canon  :  elle  offre  avec  celle-ci  des  coïn- 
cidences frappantes  tenant  à  une  dépendance  directe 
ou  indirecte.  Cf.  Wilmart,  art.  cité,  col.  1021. 

Elle  définit  à  peu  près  de  la  même  façon  le  sacrifice  : 
sacrificia  sunt  quœ  cum  oralionibus  consecranlur. 
Col.  194  D.  A  la  différence  de  la  première  exposition 
elle  met  en  relief  dans  son  commentaire  de  la  consé- 
cration l'idée  de  conversion  miraculeuse.  Col.  196  B. 
Tandis  que  l'oblation  nous  appartient,  la  consécration 
est  l'œuvre  divine,  le  fait  du  Père  :  Nos  rationabililer 
ofjerimus,  Pater  omnipotens  sanctificat.  Ipse  voluit 
per  nos  panem  et  vinum  ofjerri  sibi  et  ipsa  divinilus 
consecrari.  Col.  196  A.  Enfin  le  commentaire  du  Nobis 
quoque  peccatoribus  indique  en  termes  précis  le  but 
propitiatoire  du  sacrifice.  Col.  197  D. 

c)  L'exposition  Quotiens  contra  se,  P.  L.,  t.  xevi, 
col.  1481-1502,  est  antérieure  à  Amalaire.  L'auteur, 
pour  donner  une  idée  du  mystère  eucharistique,  cite 
longuement  le  beau  texte  du  saint  Grégoire  :  Hœc 
namque  singulariter  viclima...,  Dialog.,  1.  IV,  c.  lviii, 
P.  L.,  t.  lxxvii,  col.  425.  Il  complète  son  commen- 
taire en  faisant  appel  à  l'idée  isidorienne  de  mystère. 
Derrière  le  prêtre  visible  qui  commence  la  consécra- 
tion après  le  Sanctus,  il  y  a  l'action  invisible  et  secrète 
de  l'Esprit  qui  consacre  et  opère  l'effet,  du  sacrifice  : 
quam  consecralionem  corporis  et  sanguinis  dominici 
semper  in  silenlio  célébrât  quia  Sanctus  in  eis  manens 
Spiritus  eumdem  sacramentorum  lalenler  operatur  efjec- 
tum.  Col.  1496  B. 


997 


MESSE    DANS    L'ÉGLISE    LATINE,   AMALAIRE    DE    METZ 


998 


Ainsi  s'accordent  ces  différentes  expositions  à  mettre 
en  relief  l'œuvre  divine  de  la  consécration  comme  le 
point  central  de  la  messe. 

2°  Amalaire  de  Metz  et  l'iorus  de  Lyon.  —  Il  faut 
considérer  ensemble  ces  deux  auteurs  qui  ont  été 
amenés  à  s'opposer  l'un  à  l'autre. 

1.  Amalaire  (t  837).  —  Tandis  que  les  anciens  au- 
teurs d'Expositions  de  la  messe  s'attachaient  à  faire 
du  canon  une  glose  littérale  à  la  lumière  des  Pères, 
Amalaire  inaugure  une  interprétation  nouvelle,  selon 
la  méthode  allégorique  et  symholique;  sur  son  rôle 
liturgique,  voir  Diction,  d'arch.,  t.  i,  col.  1323-1333, 
et  ici,  1. 1,  col.  933.  Nous  avons  à  marquer  sa  place  dans 
le  mouvement  théologique  du  ixe  siècle. 

On  se  méprendrait  sur  son  rôle,  si  l'on  ne  voyait 
dans  le  prêtre  de  Metz  que  le  créateur  d'un  courant 
relativement  nouveau  dans  l'interprétation  des  prières 
de  la  messe,  que  le  propagateur  de  vues  assez  ori- 
ginales touchant  certains  modes  extraordinaires  de 
consécration;  il  est  aussi  et  d'ahord  un  témoin  érudit 
de  la  tradition  patristique  touchant  le  sacrifice  eu- 
charistique. 

On  cherchera  surtout  l'expression  de  sa  pensée 
dans  le  De  ecclesiasticis  officiis,  1.  III,  c.  v-xxxvn, 
P.  L.,  t.  cv,  col.  1108-1157.  Cet  ouvrage  fut  écrit 
vers  827,  puis  retouché  vers  832  après  un  second 
voyage  à  Rome  et  un  assez  long  séjour  à  Corbie.  — 
Les  Eclogœ  de  officio  missse,  ibid,  col.  1315  sq.,  écrites 
postérieurement  et  quelques  lettres  :  Epist.  ad  Rant- 
garium,  col.  1333,  ad  Gunlradum,  col.  1336,  complè- 
tent nos  renseignements  sur  la  doctrine.  Sur  la  valeur 
des  Eclogœ  comme  sources  de  sa  pensée,  voir  Ephe- 
merides  lilurgicee,  1927,  t.  xli,  fasc.  1. 

a)  Aspect  traditionnel  de  son  témoignage  sur  le  sacrifice 
de  la  messe.  —  Disciple  d'Alcuin,  Amalaire  est  comme 
lui  très  attaché  aux  Pères  et  particulièrement  à  saint 
Augustin.  Il  l'affirme  lui-même,  De  eccl.  off.,  Prœfatio 
altcra,  col.  988.  Ses  autorités  sont,  à  côté  de  saint 
Augustin,  saint  Isidore  de  Séville,  Bède,  saint  Gré- 
goire et  surtout  saint  Cyprien. 

Suivant  leur  doctrine,  la  messe  consiste  essentielle- 
ment pour  lui  dans  la  reproduction  de  la  cène,  selon 
l'ordre  du  Christ,  et  dans  ce  sens  il  cite  saint  Cyprien. 
De  eccl.of}.,  1.   III,  c.  xxiv,  col.  1140  C. 

Aussi  regarde-t-il  comme  la  partie  essentielle  de  la 
messe  la  consécration,  faite  en  vue  de  mettre  sur  l'autel 
l'aliment  des  fidèles,  chants  et  lectures  n'ayant  qu'une 
importance  secondaire.  Ibid.,  III,  prœf.,  col.  1101. 
Dans  cette  perspective,  les  cérémonies  de  la  messe 
ne  sont  que  le  vêtement  du  corps  du  sacrifice  :  elles 
reproduisent  successivement  ce  que  le  Seigneur  a 
ordonné  de  faire  en  peu  de  mots.  Ainsi  l'action  de 
grâce  se  fait  au  Yere  dignum  et  justum  est,  la  consécra- 
tion par  le  récit  même  de  la  cène,  la  fraction  avant 
la  communion. 

Reproduction  de  la  cène,  la  messe  comporte  des 
liens  très  intimes  avec  la  croix.  Pour  les  décrire,  Ama- 
laire trouve  des  expressions  pleines  et  heureuses  : 
elle  est  la  continuation,  dans  son  identité,  du  sacrifice 
de  la  croix  :  Quoniam  una  hostia  Chrislns  oblalus  est 
pro  justis  et  injustis,  idem  sacrificium  permanct  in  altari 
quod  ante  positum  est.  7è;d.,IV,xxiv,  col.  1140.  Elle  n'en 
est  pas  moins  la  commémoraison  figurative  de  la  pas- 
sion, In  sacramento...  passio  Christi  in  promptu  est.  III, 
xxv,  col.  1141  B.  Yoiraussi  Prœfatio  altéra,  col.  989  AB. 
Le  prêtre  à  l'autel  est  le  représentant  du  Christ.  A 
lui  seul  comme  tel    d'offrir  le   sacrifice.  Col.  1132  B. 

Ce  n'est  point  qu'Amalaire  méconnaisse  la  part 
active  que  doivent  prendre  les  fidèles  au  sacrifice. 
Disciple  de  saint  Augustin,  il  ne  se  contente  point,  à 
la  suite  du  maître,  de  marquer  l'union  des  fidèles  au 
Christ  dans  une  même  oblation;  dans  celte  ohlation 
sacrificielle  qui  se  déroule  au  cours  de  la  messe,  il 


détermine  la  part  active  de  l'Église  et  celle  du  Christ. 
De  l'offertoire  jusqu'à  la  consécration,  c'est  l'oblation 
de  ceux  qui  sous  la  figure  du  pain  et  du  vin,  qu'ils 
apportent  à  l'autel,  s'immolent  mystiquement;  c'est 
le  sacrifice,  des  parfaits,  car,  détachés  de  toute  alïection 
terrestre,  les  fidèles  offrent  à  Dieu  avec  les  anges  un 
sacrifice  du  cœur.  De  ccclcs.  off.,  1.  III,  c.  xix,  xxi, 
xxm,  col.  1126-1138.  Après  l'oblation  des  fidèles, 
celle  du  Christ,  le  sacrifice  universel  qui  rend  présente 
sur  l'autel  la  victime  du  Calvaire  :  Hic  credimus  nalu- 
ram  simplicem  punis  et  vini  mixli,  verli  in  naiuram 
ralionabilem,  scilicel  corporis  et  sanguinis  Christi.  III, 
xxiv,  col.  1141  B.  —  La  fin  de  la  messe  du  Nobisquoque 
peccatoribus  jusqu'à  la  communion  prépare  par  le 
sacrifice  intérieur  du  repentir  sacrificium  pœnitcntium, 
et  consacre  par  la  communion  l'incorporation  des 
fidèles  au  Christ. 

Par  la  messe,  nous  forçons  le  Seigneur  en  quelque 
sorte  à  se  souvenir  du  prix  infini  de  son  sang  et  à 
nous  l'appliquer.  Le  sacrifice  de  l'autel,  comme  ses 
prières  l'indiquent,  possède  une  efficacité  divine  en 
faveur  de  l'Église,  des  offrants,  du  célébrant.  III, 
xxm,  col.  1138  D.  L'Ancien  Testament  lui-même 
nous  renseigne,  d'après  Amalaire,  sur  les  causes  en  vue 
desquelles  nous  devons  offrir  le  sacrifice  ;  pro  volis, 
pro  sponlaneis,  pro  peccato,  pro  regno,  pro  sanctuario, 
pro  Juda...  III,  xix,  col.  1127  C. 

b)  Vues  nouvelles  sur  le  caractère  figuratif  de  la 
messe;  oppositions  qu'elles  rencontrent.  Leur  succès  au 
Moyen  Age.  —  D'un  principe  fondé  en  tradition  à 
savoir  que  la  messe  commémore  et  représente  la 
passion,  Amalaire  fut  amené  à  faire  des  applications 
nouvelles,  ingénieuses  parfois,  très  souvent  contes- 
tables. 

Dès  que  l'on  regardait  les  paroles  de  saint  Paul, 
quoliescumque  manducabitis...  mortem  Domini  annun- 
tiabitis,  comme  un  précepte  de  se  souvenir  de  la 
passion,  «il  était  naturel  de  penser  que  l'Église  avait 
établi  les  cérémonies  qui  précédent  et  qui  suivent 
la  consécration,  pour  l'aider  (le  prêtre)  à  l'accomplir. 
On  se  trouvait  ainsi  amené  à  chercher  dans  les  céré- 
monies de  la  messe  un  tableau  destiné  à  rappeler  la 
mort  et  même  la  vie  de  Jésus-Christ.  »  Vacant,  op.  cit., 
p.  30. 

Tout  y  poussait  Amalaire,  et  le  goût  des  fidèles  pour 
un  symbolisme  naïf,  et  les  inspirations  de  son  imagi- 
nation ardente,  et  la  curiosité  de  pénétrer  à  fond  le  sens 
mystérieux  des  cérémonies,  sans  le  frein  d'une  raison 
critique  qui  sût  confesser  ses  ignorances.  Cf.  la  fin  de  la 
préface,  col.  992  D.  Ainsi,  sans  tenir  compte  de  l'ori- 
gine des  diverses  prières  liturgiques,  vit-il  dans  la  messe 
une  image  de  toute  la  vie  de  Jésus-Christ  depuis  sa 
naissance  jusqu'à  son  ascension.  L'entrée  de  l'évêque 
dans  l'Église  lui  rappelle  la  venue  du  Christ  sur  cette 
terre,  III,  v,  col.  1108.  L'introït  et  le  Kyrie  lui  font 
penser  même  à  la  préparation  de  la  venue  du  Messie 
par  les  prophètes.  Il  rattache  au  Gloria  in  excelsis  la 
naissance  du  Sauveur,  à  l'épître  la  prédication  de  saint 
Jean-Baptiste,  à  l'évangile  la  prédication  du  Sauveur 
lui-même,  col.  1113. 

Avec  l'offertoire  commence  l'interprétation  d'une 
autre  période  de  la  vie  du  Christ  :  la  passion  et  les 
événements  qui  la  préparent.  Le  Dominus  vobiscum  par 
lequel  s'ouvre  cette  partie  rappelle  l'entrée  triom- 
phale de  Jésus  à  Jérusalem,  col.  1128;  la  déposition 
des  oblats,  la  visite  au  temple  où  le  Sauveur  se  pré- 
sente à  son  Père  pour  son  immolation  future,  col.  1128, 
la  préface,  l'hymne  d'action  de  grâces  après  la  cène 
avant  la  passion,  col.  1133.  Les  trois  premières  orai- 
sons du  canon  rappellent  les  trois  prières  du  Christ 
au  Jardin  des  oliviers. 

On  s'attendrait  à  ce  que  l'auteur  continuât  son 
interprétation  allégorique  pour   le  récit  de  l'institu- 


999 


MESSE     DANS     L'ÉGLISE     LATINE,  AMALAIRE    DE   METZ 


1000 


tion,  à  ce  qu'il  regardai  la  double  consécration  séparée 
du  pain  et  du  vin,  comme  une  image  expressive  de  la 
séparation  réelle  du  corps  et  du  sang  sur  la  croix. 
11  n'en  est  rien.  Amalaire  explique  cette  partie  de  la 
messe  comme  l'imitation,  la  répétition  littérale  des 
paroles  et  des  gestes  du  Christ  à  la  cène,  en  vue  de  la 
conversion  du  pain  et  du  vin  au  corps  et  au  sang  de 
Jésus-Christ. 

La  partie  suivante  est  interprétée  au  point  de  vue 
du  symbolisme  de  la  passion  :  à  l' Unde  et  memores,  le 
Christ  rendu  présent  avec  son  corps  et  son  sang 
paraît  monter  en  croix,  au  Supplices  te  rogamus, 
l'inclination  profonde  du  prêtre  représente  le  Christ 
penchant  la  tête  pour  rendre  le  dernier  soupir,  col.  1142. 
Le  Nobis  quoque  peccatoribus  prononcé  à  haute  voix 
au  milieu  du  silence  du  canon,  exprime  le  cri  et  le 
dernier  soupir  du  Sauveur  mourant;  les  demandes  du 
Pater  marquent  le  repos  de  sa  sépulture.  La  fraction 
de  l'hostie  rappelle  l'incident  du  Christ  ressuscité 
rompant  le  pain  avec  les  disciples  d'Emmaùs,  en 
même  temps  qu'elle  désigne  les  trois  états  de  son 
corps  sacré,  col.  1153  et  1154,  et  Eclogae,  col.  1328. 
Voir  Vacant,  op.  cit.,  p.  30,  31;  Lepin,  op.  cit.,  p.  118 
et  119. 

On  sait  que  le  symbolisme  attribué  à  la  fraction 
de  l'hostie  fut  particulièrement  contesté.  Amalaire 
expliquait  la  signification  des  trois  fragments  dans 
lesquels  le  prêtre  partage  l'hostie,  en  disant  que  le 
corps  du  Christ  a  une  triple  forme  :  triforme  est  corpus, 
col.  1154  D  :  le  corps  né  de  la  vierge  Marie  et  ressuscité 
représenté  par  le  fragment  mêlé  au  calice,  le  corps 
qui  est  sur  la  terre,  représenté  par  le  fragment  qui 
sert  à  la  communion,  enfin  le  corps  qui  gît  dans  les 
sépultures  représenté  par  le  troisième  fragment  qu'on 
laissait  sur  l'autel.  «  A  bien  l'entendre,  sa  pensée  n'est 
point  théologiquement  erronée.  Le  corps  du  Christ 
en  tant  que  semblable  à  nos  corps  mortels,  envisagé  à 
trois  instants  différents  de  son  existence,  avait  eu 
réellement  un  triple  aspect,  une  triple  apparence. 
Mais  il  n'eût  pas  fallu  en  faire  un  corps  triforme. 
L'expression  était  équivoque;  elle  devait  froisser  des 
susceptibilités  et  provoquer  des  polémiques.  »  Heur- 
tevent,  Durand  de  Troarn,  Paris,  1912,  p.  174.  Pour  la 
fortune  de  la  phrase  d'Amalaire  sur  le  corpus  triforme, 
voir  art.  Eucharistie,  col.  1211  à  1213. 

Amalaire  fut  attaqué  par  Florus  dans  trois  lettres, 
P.  L.,  t.  exix,  col.  71-96,  et  par  Agobard,  évêque  de 
Lyon,  Liber  contra  libros  quatuor  Amalarii  abbalis, 
P.  L.,  t.  civ,  col.  339-350.  Ses  adversaires  lui  repro- 
chaient d'avoir  attribué  trois  corps  différents  à  Jésus- 
Christ,  d'avoir  admis  le  stercorianisme,  et  d'avoir 
expliqué  la  messe  d'une  façon  ridicule  :  il  fut  condamné 
pour  ses  expressions  malheureuses  sur  le  corpus 
triforme  et  son  stercorianisme  au  synode  de  Quierzy- 
sur-Oise  en  838. 

Florus  cependant  n'avait  pu  faire  censurer  la 
méthode  allégorique  comme  telle  avec  l'ensemble  des 
explications  qu'elle  inspirait  à  Amalaire.  Aussi  le 
mouvement  qui  avait  poussé  le  liturgiste  de  Metz  à 
chercher  le  signe  sensible  de  la  vie  et  surtout  de  la 
passion  dans  le  canon  de  la  messe,  allait  se  développer 
à  travers  le  Moyen  Age.  Bernold  de  Constance  dans 
le  Micrologue,  Honoré  d'Autun,  Rupert  de  Deutz, 
Guillaume  de  Saint-Thierry,  Pierre  le  Vénérable  déve- 
lopperont un  symbolisme  analogue.  On  retrouvera 
de  même  une  partie  des  explications  d'Amalaire  dans 
René  d'Auxerre,  Othlon  de  Saint-Emmeran,  Odon  de 
Cambrai,  Hildebert  du  Mans,  dans  les  ouvrages  sur 
le  sacrifice  de  la  messe  d'Innocent  III,  d'Albert  le 
Grand,  de  saint  Bonaventure,  dans  le  commentaire 
du  Livre  des  sentences  et  la  Somme  théologique  de  saint 
Thomas,  IIP,  q.  lxxxiii,  a.  4,  et  dans  beaucoup 
d'explications  de  la  messe  jusqu'à  nos  jours.  Cf.  Lepin, 


op.  cit.,  p.  118-121;  Vacant,  op.  cit.,  p.  34,  35.  Sans 
doute,  le  courant  secondaire  que  représentent  les 
liturgistes  symbolistes  à  la  suite  d'Amalaire  n'a  point 
enrichi  le  dogme,  ni  fait  progresser  la  connaissance 
objective  du  sens  littéral  des  prières  de  la  messe;  il 
faut  du  moins  lui  reconnaître  le  mérite  d'avoir  main- 
tenu bien  vivante  devant  l'âme  imaginative  des  fidèles 
du  Moyen  Age  cette  idée  vraiment  traditionnelle  qu'il 
a  diffusée  :  la  messe  commémore  en  le  représentant 
le  sacrifice  de  la  croix. 

Amalaire  a  lui-même  reconnu  les  déficits  et  le  côté 
subjectif  de  la  méthode  quand,  interrogé  au  synode 
de  Quierzy  sur  l'origine  de  certaines  de  ses  vues  nou- 
velles, il  répondit  qu'il  les  avait  tirées  de  son  propre 
fonds  et  non  des  saints  Pères,  in  suo  spirilu  se  legisse 
respondil.  Florus,  Opusculum  de  causa  fidei,  P.  L., 
t.  exix,  col.  82  A. 

c)  Explication  théologique  de  la  liturgie  des  présanc- 
tifiés. —  Sur  cette  question,  voir  l'excellent  ouvrage 
de  M.  Andrieu  :  Immixtio  et  Consecratio,  que  nous 
résumons. 

La  liturgie  des  présanctifiés  est  un  service  de  com- 
munion avec  l'eucharistie  réservée  d'une  précédente 
célébration.  C'est  en  somme  la  fin  de  la  messe;  à 
partir  du  Pater  inclusivement,  voir  Fortescue,  op.  cit., 
p.  249.  Importée  d'Orient,  cette  liturgie  fut  d'abord 
adoptée  à  Rome,  puis  incorporée  au  sacramentaire 
gélasien;  elle  pénétra  avec  lui  dans  le  royaume  des 
Francs.  «  L'office  des  présanctifiés  répondait  à  un 
désir  de  piété  :  il  permettait  de  communier  au  jour 
anniversaire  de  la  passion,  tout  en  respectant  l'an- 
tique tradition  qui  interdisait  d'offrir  le  sacrifice 
pendant  les  deux  derniers  jours  de  la  grande  semaine.  » 
Andrieu,  op.  cit.,  p.  21;  Innocent  Ier,  Epist.,  xxv,  7, 
P.  L.,  t.  xx,  col.  555.  En  vue  de  la  communion  sous  les 
deux  espèces,  on  réservait  tout  d'abord  le  pain  et  le 
vin  consacrés.  Dès  le  début  du  ixe  siècle,  la  liturgie  des 
présanctifiés  ne  comporte  plus  que  la  préconsécra- 
tion du  pain.  Le  vendredi  saint  le  calice  apporté  sur 
l'autel  ne  contient  que  du  vin  ordinaire.  Avant  la 
communion  un  fragment  de  pain  consacré  est  plongé 
dans  le  calice.  C'est  cette  forme  de  la  liturgie  qu'Ama- 
laire  avait  sous  les  yeux  et  qu'il  entreprit  de  commen- 
ter dans  le  De  ecclesiasticis  officiis  en  expliquant 
VOrdo-romanus  de  la  semaine  sainte.  Il  donne  de  cette 
liturgie  des  interprétations  diverses  dans  les  éditions 
successives  de  son  livre  : 

Première  explication  :  Théorie  de  la  consécration 
par  contact.  —  Dans  la  1"  édition  on  lit,  1.  I,  c.  xv, 
après  une  courte  description  de  la  cérémonie  :  Sanc- 
tificalur  enim  vinum  non  consecratum  per  sanctificatum 
panem,  et  postea  communicant  omnes,  d'après  Hittorp, 
De  divinis  catholicis  officiis,  Paris,  1610,  col.  1445, 
cité  dans  Andrieu,  p.  34. 

Amalaire  témoigne  ici  qu'il  croit  à  la  consécration 
du  vin  par  le  contact  du  pain  «  sanctifié  ».  Il  n'y 
a  pas  de  doute  :  suivant  la  tradition  ancienne  le  verbe 
sanctificare  désigne  ici  la  consécration  eucharistique. 
Voir  les  textes  du  me  au  xnc  siècle  rassemblés  par 
Andrieu,  p.  38-41. 

Deuxième  explication  :  Théorie  de  la  consécration  par 
le  Pater.  —  Amalaire  ayant  découvert  la  lettre  de 
saint  Grégoire  le  Grand  à  Jean  de  Syracuse,  voir 
ci-dessus  col.  983,  y  trouva  l'idée  de  la  consécration 
par  la  seule  récitation  du  Pater  qui  aurait  été  pratiquée 
par  les  apôtres. 

Dès  lors  «  Amalaire  n'hésite  pas  à  admettre  le  pou- 
voir consécrateur  de  l'oraison  dominicale.  Et  comme 
VOrdo  romanus  prescrit  de  la  réciter  le -vendredi  saint 
à  l'office  des  présanctifiés,  notre  liturgiste  en  conclut 
qu'il  ne  serait  pas  nécessaire  de  réserver  le  corps  du 
Sauveur  à  la  messe  du  jeudi  saint.  La  récitation  du 
Pater  suffirait  à  consacrer  le  pain,  comme  elle  suffit 


1001 


MESSE    DANS    L'ÉGLISE    LATINE,    FLORUS    DE    LYON 


1002 


à  consacrer  le  vin.  Pour  ce  dernier,  Amalaire  ne  paraît 
plus  songer  au  rôle  sanctificateur  du  rite  de  l'immixtio  : 
Si  militer  et  dubitatio  au/ertur  de  die  l'arasceves  de  qua 
aliqui  dubitant  utrum  in  ea  corpus  Domini  consecretur 
an  non.  In  eadem  die  apostolica  consecralio  rccolitur 
quœ  tantum  dominicain  orationem  super  corpus  et 
sanguinem  Domini  dicebat.  lgitur  nisi  esset  admo- 
nitum  ex  Romano  ordine  ut  reservaretur  corpus  Domini 
a  quinta  feria  usque  in  sextam,  non  esset  necessarium 
reservari,  quoniam  suffïceret  sola  oratio  dominica  ad 
consecrandum  corpus,  sicul  sufficil  ad  consecrandum 
vinum  et  aquam.  IV,  xxvi,  dans  le  Codex  M.  9421 
de  la  Bibl.  nationale.  Andrieu,  p.  35. 

Troisième  explication  :  hiterdiction  par  la  tradition 
romaine  de  «  célébrer  les  sacrements  »  pendant  les  deux 
jours  qui  précèdent  Pâques.  —  A  la  suite  d'un  voyage 
à  Rome  où  il  put  s'instruire  directement  de  la  bouche 
même  de  l'archidiacre,  Amalaire  fut  amené  à  mo- 
difier considérablement  ses  premières  vues  sur  la 
liturgie  des  présanctifiés.  Le  vendredi  saint  ni  le 
pape,  ni  les  assistants  ne  communiaient;  dès  lors  les 
deux  premières  explications  devenaient  inutiles,  si 
l'on  voulait  s'en  tenir  à  la  tradition  romaine. 

Aussi  écrivit-il  dans  l'édition  définitive  de  I,  xv  : 
In  superius  memorato  libro  [ordine  Romano]  inveni 
scriplum  ut  duo  presbyleri  afferant  post  salulalionem 
crucis  corpus  Domini  quod  pridie  reservalum  fuit,  et 
calicem  cum  vino  non  consecralo  quod  tune  consecretur 
et  inde  communicet  populum.  De  qua  observalione 
inlerrogavi  romanum  arehidiaconum  et  ille  respondit  : 
In  ea  slalione  ubi  aposlolicus  salutat  crucem  nemo  ibi 
communicat.  Qui  juxta  ordinem  libelli  per  commix- 
tionem  panis  et  vini  consecral  vinum,  non  observât  tra- 
ditionem  Ecclesiœ,  de  qua  dicit  Innocentius  isto  biduo 
sachamenta  penitus  non  celebrari.  P.  L.,  t.  cv, 
col.  1032.  Ainsi  ce  serait  aller  contre  la  tradition  de 
l'Église  que  de  continuer  désormais  à  consacrer  le  vin 
par  l'immixtion  de  l'hostie,  non  pas  que,  sur  l'efficacité 
consécratoire  du  rite  du  mélange,  la  pensée  d'Ama- 
laire  fût  changée,  mais  parce  que  ce  serait,  «  célébrer 
les  sacrements  »,  malgré  la  défense  d'Innocent  Ier.  — 
Semblablement  l'édition  définitive  se  tait,  pour  la 
même  raison,  sur  la  consécration  par  le  Pater. 

Ceci  n'empêche  pas  que  l'on  se  souviendra  encore 
longtemps  de  la  «  messe  apostolique  »  c'est-à-dire  de 
l'idée  de  la  prétendue  consécration  par  la  seule  réci- 
tation du  Pater  que  la  lettre  de  saint  Grégoire  avait 
inspirée  à  Amalaire. 

La  théorie  amalarienne  de  la  consécration  par  con- 
tact est  de  toute  évidence  injustifiable,  n'ayant  point 
de  racine  dans  la  spéculation  théologique  antérieure. 
Exprime-t-elle  cependant  une  idée  propre  à  Ama- 
laire? De  ce  que  nous  trouvons  sous  la  plume  de  ce 
liturgiste  la  plus  ancienne  expression  de  cette  théorie, 
il  ne  s'en  suit  pas  qu'il  en  soit  l'inventeur.  Et  du  fait 
que  cette  théorie  ne  lui  fut  jamais  reprochée,  on  peut 
conclure  qu'elle  ne  choquait  point,  et  devait  être  une 
donnée  du  milieu.  Si  elle  n'a  pu  naître  de  la  spécula- 
tion désintéressée  des  théologiens  au  courant  des  vues 
patristiques,  elle  a  pu  être  suggérée  par  des  besoins 
pratiques  à  une  époque  où  l'on  avait  des  idées  fort 
imprécises  au  sujet  de  la  théologie  sacramentaire, 
peut-être  au  vra'  siècle.  Depuis  longtemps,  en  vue  de 
la  distribution  de  la  communion  sous  les  deux  espèces, 
on  mélangeait  le  précieux  sang  au  vin  ordinaire  dans 
les  églises  de  Rome;  depuis  le  jour  où  avait  cessé  la 
réserve  du  vin,  on  «  sanctifiait  »  le  calice  à  la  messe  des 
présanctifiés  par  l'immixtion  d'une  parcelle  d'hostie, 
de  même  pour  faire  communier  en  viatique  pratiquait- 
on  l'usage  de  l'hostie  trempée  dans  du  vin.  Voir 
M.  Andrieu,  p.  5-152.  On  devait  réfléchir  sur  ces 
usages  et  en  chercher  une  explication  plausible.  Ama- 
laire, à  la  suite  d'autres  sans  doute,  crut  la  trouver 


dans  la  théorie  de  la  consécration  par  contact.  Grâce 
à  l'influence  de  ses  ouvrages,  cette  théorie  fut  vite 
popularisée,  on  la  rencontre  chez  le  pseudo-Alcuin. 
Liber  de  divinis  ofjiciis,  P.  L.,  t.  ci,  col.  1211;  chez 
Bernold,  Micrologus,  c.  xix,  P.  L.,  t.  eu,  col.  989; 
chez  Rupert  de  Deutz,  De  divinis  ofjiciis,  1.  VI, 
c.  xxiii,  P.  L.,  t.  clxx,  col.  167  sq. 

Ce  ne  sera  qu'au  xne  siècle,  quand  les  théologiens 
auront  énoncé  avec  netteté  les  conditions  essentielles 
de  la  consécration  eucharistique,  que  la  théorie  sera 
l'objet  d'une  protestation  formelle  et  d'une  condamna- 
tion définitive.  Cette  théorie  d'ailleurs  ne  fut  jamais 
universellement  admise.  «  Une  multitude  de  livres  du 
haut  Moyen  Age,  tels  que  ceux  de  Paris,  de  Cluny, 
sont  entièrement  muets  sur  les  effets  consécratoires  de 
l'immixtion.»  M.  Andrieu,  p.  245,  cf.  p.  153-184,  les 
livres  liturgiques  contraires  à  la  théorie  de  la  consé- 
cration par  contact. 

2.  Florus  (t  860).  —  En  face  de  l'interprétation 
souvent  subjective,  allégorique,  d'Amalaire,  le  savant 
diacre  de  Lyon  ne  se  contente  point  d'une  critique 
purement  négative;  il  propose,  à  son  tour,  une  inter- 
prétation plus  objective,  plus  réaliste,  plus  strictement 
traditionnelle  des  prières  de  la  messe,  tout  d'abord 
dans  son  Exposilio  missœ,  écrite  vers  835,  P.  L.,t.cxix, 
col.  15-72,  puis  un  peu  plus  tard  dans  ses  trois  Opus- 
cula  adversus  Amalarium,  ibid.,  col.  71-95. 

Il  caractérise  très  heureusement  sa  méthode  dès 
le  début  de  son  exposition,  col.  15  et  16.  Son  œuvre 
ne  sera  pas  seulement  une  compilation,  mais  une 
utilisation  judicieuse  des  écrits  des  Pères  et  des 
anciennes  liturgies  en  vue  non  plus  d'une  exposition 
purement  littérale,  mais  d'un  commentaire  du  sens 
profond  et  de  l'esprit  du  texte.  C'est  la  transition  entre 
l'ancienne  Exposilio  missœ  et  les  traités  De  corpore 
et  sanguine  Domini.  La  pensée  de  l'auteur  s'y  meut 
surtout  dans  le  cadre  de  la  tradition  augustinienne 
sur  le  sacrifice  chrétien;  Florus  y  insiste  particuliè- 
rement sur  l'excellence,  le  caractère  commémoratif, 
les  conditions  de  réalisation  et  l'efficacité  du  sacrifice 
eucharistique. 

a)  Excellence  du  sacrifice  nouveau.  —  Son  intro- 
duction au  commentaire  du  canon  établit  cette  excel 
lence  par  rapport  au  sacrifice  d'Aaron. 

Elle  ressort  de  la  qualité  du  prêtre  et  de  la  victime 
de  ce  sacrifice  nouveau  :  c'est  Jésus-Christ,  le  Verbe 
anéanti  dans  l'incarnation  et  obéissant  jusqu'à  la 
mort  pour  devenir  dans  son  humanité  notre  sacrifice 
et  notre  nourriture.  Expos.,  3,  col.  17.  C'est  donc  par 
lui  que  l'Église  offre  à  Dieu  ses  demandes  et  ses  louan- 
ges. 22,  col.  33.  Comme  prêtre,  il  continue  éternelle- 
ment son  interpellation  médiatrice  en  présentant 
devant  son  Père  son  humanité.  4,  col.  18-20;  23, 
col.  34.  L'activité  sacerdotale  du  prêtre  du  Nouveau 
Testament  ne  se  perpétue  pas  seulement  au  ciel, 
mais  sur  terre  dans  le  sacrifice  commémoratif  de  la 
messe. 

b)  Caractère  commémoratif  du  sacrifice  chrétien.  — 
Florus  ne  se  contente  point  de.  souligner  fortement 
dans  les  termes  de  saint  Fulgence,  le  caractère  central 
du  sacrifice  de  la  croix  et  le  caractère  commémoratif 
du  mystère  de  l'autel,  4,  col.  20;  17,  col.  30 j  il  cherche 
à  déterminer  comment  se  fait  cette  commémoraison 
de  la  croix  à  la  messe.  Elle  ne  consiste  point  comme  le 
pense  Amalaire  en  une  représentation  symbolique  de 
la  vie  et  de  la  passion  du  Christ;  elle  ne  se  fait  point 
en  raison  des  paroles  prononcées,  mais  en  raison  des 
mystères  qui  s'accomplissent  sur  l'autel  :  Illius  ergo 
panis  et  calicis  oblatio  morlis  Clirisli  est  commsmoratio 
et  annuntialio  quœ  non  tain  verbis  quam  mysteriis 
ipsis  agitur,  per  quœ  noslris  menlibus  mors  illa  pretiosa 
allius  et  forlius  commendatur.  63,  col.  54.  Ces  mystères 
non    seulement    évoquent,    représentent    le  sacrifice 


1003 


MESSE    DANS    L'ÉGLISE     LATINE,    FLORUS     DE    LYON 


1004 


passé,  mais  le  renouvellent  en  quelque  sorte,  et  nous 
en  appliquent  la  vertu . 

Ils  l'évoquent  par  le  pain,  et  le  mélange  de  vin 
et  d'eau  qui  représentent  la  passion,  ils  le  rappellent 
en  remettant  devant  notre  esprit  la  charité  divine 
qui  a  inspiré  le  sacrifice  de  la  croix,  62  et  63,  col.  54 
et  55;  ils  le  représentent  surtout  d'une  façon  réaliste 
en  mettant  à  la  disposition  des  fidèles  sa  force  vivi- 
fiante par  l'oblation  qui  se  fait  à  l'autel  du  corps 
du  Christ,  et  par  la  participation  à  ce  corps  jadis 
immolé  :  quia  in  participatione  corporis  et  sanguinis 
sui,  vivificam  suam  morlem  nos  annuntiare  voluit. 
64,  col.  55. 

Sur  l'autel  se  trouve  la  véritable  oblation  en 
laquelle  le  Christ  est  offert,  58,  col.  51,  le  calice  dans 
lequel  le  sang  immmaculé  est  contenu.  60,  col.  53. 
Là,  on  reçoit  l'hostie  vraie  et  perpétuelle  qui  commu- 
nique la  vertu  salutaire  de  la  passion.  59,  col.  51. 

L'oblation  commémorative  de  l'autel  ne  comporte 
point  évidemment  d'immolation  réelle.  In  oblatione... 
cognoscamus  non  adhuc  occidendum  Christum...  sed 
occisum.  17,  col.  30  . 

c)  Conditions  de  réalisation  du  sacrifice  chrétien.  — 
Florus  les  résume  dans  son  1er  opuscule  contre  Ama- 
laire  :  Simplex  e  frugibus  panis  conficilur,  simplex  e 
botris  vinum  liquatur:  accedit  ad  hase  ofjsrentis  Ecclesiee 
fides,  accedit  mysticee  précis  consecratio,  accedit  divinœ 
virtutis  infusio;  sicque  miro  et  ineffabili  modo  quod 
est  naturaliter  ex  germine  terreno  panis  et  vinum  e/ficitur 
spiritualiter  corpus  Christi,  id  est  vitse  et  salutis  nostras 
mysterium...  Corpus  igitur  Christi,  ut  prœdictum  est, 
non  est  in  specie  visibili,  sed  in  virtute  spiritali.  Opusc, 
i,  9,   col.   77  D. 

a.  Rôle  de  l'Église  (accedit  ad  hœc  ofjerentis  Ecclesiee 
fides).  —  L'Église  tient  un  grand  rôle  dans  l'action 
sacrificielle  :  c'est  elle  tout  entière  qui  offre,  en  raison 
de  sa  participation  au  sacerdoce  du  Christ.  "Voir 
l'explication  des  mots  qui  tibi  offerunl  hoc  sacrificium 
laudis.  Expos,  missse,  52,  col.  48.  A  côté  de  l'oblation 
de  la  passion  et  en  union  avec  elle,  l'Église  par  les 
prêtres  s'offre  elle-même  avec  ses  adorations,  sa  dévo- 
tion, car  tous  élus  et  mortels  sont  le  sacrifice  de 
l'image  agréable  à  Dieu.  Ibid.,  58,  col.  50.  Dans  un 
riche  commentaire  du  Supplices  te  rogamus,  à  la 
lumière  de  saint  Augustin,  Florus  montre  comment  le 
sacrifice  de  la  terre  se  raccorde  à  celui  du  ciel.  L'autel 
sublime  invisible,  d'où  Dieu  reçoit  un  sacrifice  éternel 
de  louanges,  c'est  l'ensemble  des  élus,  anges  et  hommes, 
qui  aident  les  fidèles  de  la  terre  à  offrir  leur  oblation; 
à  cet  autel  unique  nous  sommes  unis  ici-bas  par  la 
foi,  en  attendant  l'union  dans  la  contemplation,  car 
toute  la  cité  rachetée,  c'est-à-dire  l'immense  assem- 
blée des  saints  est  offerte  à  Dieu  en  sacrifice  universel 
par  le  grand  prêtre  du  ciel.  Ibid.,  66,  col.  58  et  59; 
Opusc,  ii,  16,  col.  91. 

Telle  est  aux  yeux  de  Florus  la  nécessité  de  l'union 
avec    l'Église    pour      l'offrande      sacrificielle,     qu'en 
dehors  de  cette  union,  il  n'y  a  pas  de  vraie  sacrifice  : 
quia  veri  sacrificii  extra  catholicam  Ecclesiam  locus  non  , 
est...  Expos.,  53,  col.  49  B. 

b.  Rôle  de  la  prière  consécratoire  (accedit  mysticee 
précis  consecratio).  - —  Certaines  expressions  de  Florus 
semblent  être  un  écho  de  l'idée  isidorienna  d'après 
laquelle  la  prière  consécratoire  va  du  Sanctus  au  Pater. 
Voir  l'explication  des  premiers  et  des  derniers  mots 
du  canon,  Expos.,  42,  col.  43;  73,  col.  64.  Il  reconnaît 
pourtant  une  importance  capitale  aux  paroles  du 
Christ  dans  la  consécration,  et  marque  en  des  formules 
très  claires  la  part  principale  du  divin  prêtre,  et  la 
part  subordonnée  des  prêtres  humains  et  de  l'Église 
dans  l'action  consécratoire  et  l'oblation.  Sans  les 
paroles  et  la  vertu  du  Christ  pas  de  consécration  : 
Sine   quibus...    nulla   pars   Ecclesiee  conficere   potest... 


Christi  ergo  virtute  et  verbis  consecratur  et  consecra- 
bitur.  60,  col.  52  C. 

Le  Père  consacre  et  accepte  l'oblation  sanctifiée 
par  le  Fils.  Celui-ci  la  lui  transmet,  interpelle  pour 
nous  dans  son  humanité,  et  se  fait  propice  à  nous  dans 
sa  divinité.  43,  col.  44.  Il  est  le  médiateur  unique 
par  qui  l'oblation  de  l'Église  peut  arriver  au  Père  : 
Quod  ergo  offert  Ecclesia.  offert  per  illum.  50,  col.  47  A. 

Le  Supplices  semble  être  un  moment  solennel  de 
la  prière  consécratoire  :  Fit...  aliquod  incomprehen- 
sibile...  ut  per  angeliea  minisleria  et  supplicationes 
tanquam  de  sublimi  altari  divinœ  majestatis  conspectibus 
offerantur,  cum  adstantibus  sibi  minisiris  cœlestibus, 
Christus,  ut  proposita  consecret  adesse  credendus  est. 
66,  col.  60.  Ainsi  l'action  sacerdotale  du  Christ 
s'exerce  à  l'autel  dans  la  consécration  comme  telle; 
d'une  oblation  actuelle  du  Fils  de  Dieu  par  lui-même 
à  la  messe,  notre  auteur  ne  dit  rien. 

A  l'autel  le  prêtre  humain  offre  et  supplie  en  imitant 
ce  qu'a  fait  le  Christ  :  Ille  sacerdos  vice  Christi  vere 
fungitur,  quidquid  Christus  fecit  imitatur  et  sacrificium 
verum  et  plénum  tune  offert  in  Ecclesia  Deo  Patri  si 
sic  incipit  offerre  quomodo  ipsum  Christum  videt  obtu- 
lisse.  Opusc,  h,  16,  col.  91;  cf.    Expos.,    43,  col.  44. 

c.  Rôle  de  l'Esprit-Saint  (accedit  divinœ  virtutis 
infusio).  —  L'Esprit-Saint  met  dans  le  sacrifice  sa 
vertu  divine  :  Petimus  ut  hoc  Spiritu  tuo  sanctifiées,  ut 
quod  nostrse  humilitatis  geritur  officio  tune  virtutis 
implealur  effectu.  Expos.,  44,  col.  44. 

Ainsi  au  terme  de  cette  action  harmonieuse  de 
l'Église,  du  Christ  et  de  l'Esprit-Saint  se  trouve  sur 
l'autel  la  victime  en  qui  le  sacrifice  de  la  croix  non 
seulement  est  représenté,  mais  renouvelé,  répété, 
imité,  de  nouveau  mystiquement  immolé,  sans  que 
pour  cela  la  victime  jadis  immolée  connaisse  une  mort 
nouvelle.  Expos.,  63,  col.  55;  59,  col.  62. 

C'est  le  très  vrai  et  unique  sacrifice  des  chrétiens, 
16,  col.  30,  où  l'on  boit  le  sang  qui  a  coulé  du  côté 
du  Christ,  63,  col.  55,  où  l'on  reçoit  le  Christ  lui-même 
en  nourriture...  prœparavit  cibum  seipsum,  59,  col.  52; 
Opusc,  ii,  7,  col.  85,  et  8,  col.  88. 

Il  .n'y  faut  point  voir  en  effet  le  corps  du  Christ 
selon  le  mode  d'être  matériel  qu'il  avait  ici-bas,  il  faut 
le  concevoir  comme  une  puissance  vivifiante  de  l'ordre 
spirituel  :  Prorsus  panis  ille  sacrosanctœ  oblationis 
corpus  est  Christi,  non  malerie  vel  specie  visibili,  sed 
virtute  et  potentia  spiriluali...  Opusc,  i,  9,  col.  77. 
Cette  terminologie  prépare   celle  de  Ratramne. 

d.  Efficacité  du  sacrifice  chrétien.  —  Ce  sacrifice  a 
une  valeur  salutaire  qui  s'étend  à  tous  ceux  qui  appar- 
tiennent au  corps  du  Christ,  vivants  et  défunts.  Expos., 
68,  col.  61.  Le  commentaire  du  mémento  des  vivants 
est  encore  fait  dans  la  perspective  des  messes  à  inten- 
tion collective.  Ibid.,  51,  col.  47. 

Conclusion.  —  De  cette  analyse  on  peut  conclure 
que  l'œuvre  de  Florus  constitue  un  des  témoignages 
les  plus  solides  et  les  plus  riches  qui  aient  été  rendus  à 
la  doctrine  du  sacrifice  eucharistique  au  ixe  siècle.  Par 
ses  qualités  de  méthode  et  de  fond,  il  méritait  de  s'im- 
poser à  la  méditation  des  théologiens  et  liturgistes  du 
Moyen  Age.  En  fait,  nous  le  retrouverons  utilisé  dans 
la  suite  par  plusieurs  auteurs.  Les  ouvrages  publiés 
aux  xe  et  xie  siècles  ne  furent  guère  que  des  compila- 
tions de  Florus  et  d'Amalaire.  Encore  faut-il  consta- 
ter que  l'aire  d'influence  du  diacre  lyonnais  est 
moins  grande  que  celle  d'Amalaire;  peut-être  faut-il 
l'attribuer  à  ce  que,  par  son  élévation  doctrinale  et 
sa  méthode  sévère,  Florus  parlait  moins  à  l'âme  Ima- 
ginative des  fidèles  de  son  temps  que.  le  symboliste 
Amalaire. 

3°  Raban  Maur  avant  la  controverse  paschasienne.  ■ — 
Abbé  de  Fulda,  puis  archevêque  de  Mayence,  le  disciple 
d'Alcuin   travailla  toute   sa  vie  à  mettre  ses  vastes 


100c 


MESSE    DANS    L'ÉGLISE    LATINE,    RABAN    MAUR 


1006 


connaissances  au  service  de  l'éducation  du  clergé 
d'Allemagne.  C'est  le  but  qu'il  poursuit  tout  particu- 
lièrement dans  le  De  instilationne  clericorum,  P.  L., 

t .  cvn,  col.  293-420.  et  dans  le  Liber  de  sacris  ordinibus, 
t.  cxn,  col.  1166-1192.  Il  est  amené  à  y  traiter  ex 
professo  de  la  messe  :  De  inst.,  1.  I,  c.  xxxi,  xxxn  et 
xxxm  (iadditio  de  missa,  col.  321  est  tirée  d'Amalaire, 
De  sacris  ordinibus,  c.  xix):  il  le  fait  suivant  sa  manière 
habituelle  en  compilateur  à  la  science  vaste,  mais 
d'emprunt.  Dom  \Yilmart  a  montré,  art.  Exposilio 
missa-  du  Diction,  d'arch.,  col.  1029,  comment  Raban 
est  tributaire  des  deux  anciennes  Expositions  ano- 
nymes :  Primum  in  ordine  et  Dominus  vobiscum, 
ci-dessus,   col.    996. 

De  cette  compilation  on  peut  tenter  de  dégager 
la  pensée  propre  de  Raban  en  s'aidant  des  homélies, 
commentaires  et  lettres  du  même  auteur.  Voir 
Geisclmann,  Die  Eucharistielchre,  p.  105-122  ;  Renz, 
op.  cit.,  p.  671-073;  Franz,  op.  cit.,  p.  399-401. 

Après  avoir  rappelé  le  sens  étymologique,  De  inst., 
I.  xxxn.  t.  cvn, col.  322,  et  la  définition  isidorienne  du 
sacrifice  de  la  messe,  ibidem,  col.  321,  l'abbé  de  Fulda 
se  plaît  à  mettre  en  relief  l'aspect  commémoratif  et 
dynamique  du  sacrifice  eucharistique. 

1.  Aspect  commémoratif  de  la  messe.  - —  La  messe  est 
essentiellement  le  mémorial  du  sacrifice  de  la  croix, 
memoria  redemptionis  nostra-,  In  7am  ad  Cor.,  xi, 
t.  cxn,  col.  103  B;  elle  l'est  à  la  façon  d'un  sacrement 
qui  est  à  la  fois  signe  et  application  d'une  vertu 
dérivée  de  la  rédemption.  Signe  évocateur  d'un  fait 
passé,  elle  remplit  par  rapport  à  l'immolation  du 
Calvaire  le  rôle  que  remplissait  la  Pâque  juive 
par  rapport  à  l'immolation  de  l'agneau  pascal  à  la 
sortie  d'Egvpte.  In  Matth.,  1.  VIII,  t.  cvn,  col. 
1105-1106. 

Comme  la  cène,  elle  évoque  le  mystère  de  la  croix 
qu'elle  célèbre  :  De  inst.,  I,  xxxi,  t.  cvn,  col.  316; 
cf.  In  Levit.,  I.  VI,  c.  xxi,  t.  cvm,  col.  502.  Si  le 
mélange  d'eau  et  de  vin  signifie  le  sang  et  l'eau  qui 
sont  sortis  du  côté  du  Christ,  De  inst.,  I,  xxxi,  t.  cvn, 
col.  316,  la  fraction  du  pain  rappelle  le  brisement  de 
son  corps,  In  Matth.,  1.  VIII,  t.  cvn,  col.  1106  A,  le 
calice  et  la  patène  l'ensevelissement  du  Seigneur. 
De  sacris  ord.,  xix,  t.  cxn,  col.  1179  B.  Le  pain,  fait 
de  plusieurs  grains,  et  le  vin,  fruit  de  plusieurs  grappes, 
font  penser  à  l'unité  des  fidèles,  tandis  que  le  mélange 
d'eau  et  de  vin  figure  l'incorporation  des  fidèles  au 
Christ.  De  inst.,  I,  xxxi,  t.  cvn,  col.  320  C. 

Là  pourtant  n'est  point  le  sens  profond  de  la  messe; 
il  faut  dépasser  l'aspect  sensible,  évocateur  du  passé, 
pour  atteindre  la  réalité  salutaire  qui  se  cache  sur 
l'autel,  et  qui  établit  les  relations  profondes  entre  le 
sacrifice  eucharistique  et  celui  du  Calvaire.  In  Lev., 
1.  II,  c.  xi,  t.  cvm,  col.  334;  1.  VI,  c.  xvm,  col.  493. 

A  l'autel  et  sur  la  croix,  il  y  a  identité  de  victime; 
l'autel  est  la  demeure  du  corps  du  Christ.  In  Lev., 
1.  VI,  c.  xvn,  co!.  488.  C'est  là  que  sont  offerts  et  dis- 
tribués la  chair  et  le  sang  du  Christ.  In  Josue,  1.  III, 
c.  xvn,  t.  cvm,  co!.  1108,  et  In  I  Cor.,  xi,  t.  cxn, 
col.  105.  De  là  l'unité  du  sacrifice  de  la  croix  fondée 
sur  l'unité  de  victime.  Raban  Maur  l'affirme  en  des 
termes  empruntés  à  Jean  Chrysostome.  In  Hebr., 
1.  XXVIII,  c.   x,  t.  cxn,  col.  780. 

A  la  suite  d'Augustin  et  de  Cyprien,  il  marque  l'inti- 
mité du  lien  qui  existe  entre  la  messe,  1  incarnation 
et  la  rédemption  :  Ad  hoc  enim  incarnatus  est  ut 
immolarelur  ;  carnem  autem  ejus  quœ  inepla  erat  ad 
comedendum  ante  passionem,  aptam  cibo  post  passionem 
fecit.  Si  enim  non  fuisset  crucifixus,  sacrificium  corporis 
ejus  minime  comederemus,  comedimus  mine  cibum, 
sumentes  ejus  memoriam  passionis.  In  Lev.,  1.  I,  c.  n, 
t.  cvm,  col.  259.  Ici.  comme  dans  un  autre  texte 
emprunté  à  saint  Ambroise,  le  caractère  commémoratif 


de  la  messe  est  rattaché  surtout  à  la  communion.  Cf. 
In  I  Cor.,  xi,  t.  cxn,  col.  103. 

Ce  n'est  point  qu'il  confonde  messe  et  communion. 
Communier  n'est  point  célébrer  le  sacrifice;  ainsi 
le  vendredi  saint  l'on  communie  sans  célébrer  pour 
cela  le  sacrifice  de  la  messe  :  De  inst.,  1.  II,  c.  xxxvn, 
t.  cvn,  col.  349.  En  résumé,  célébrer  la  messe,  c'est 
offrir  et  accomplir  exactement  ce  que  le  Seigneur  a 
fait  à  la  cène  en  mémoire  de  sa  passion.  De  inst., 
I,   xxxn,  t.  cvn,  col.  322  B. 

2.  Aspect  dynamique  de  la  messe.  —  Malgré  le  réa- 
lisme sacrificiel  immanent  aux  textes  qui  viennent 
d'être  cités,  malgré  l'affirmation  d'une  conversion 
miraculeuse  du  pain  et  du  vin  au  corps  et  au  sang  du 
Christ  empruntée  à  l'ancienre  Exposilio  missœ,  Domi- 
nus vobiscum,  De  sacris  ordin.,  xix,  t.  cxn,  col.  1184 
et  1185,  la  pensée  de  Raban  resterait  orientée  en  un 
certain  nombre  de  textes  vers  une  conception  sym- 
boliste dynamiste  du  sacrifice  de  la  messe.  Voir 
Geiselmann,  op.  cit.,  p.  113-122.  Dans  cette  per- 
spective, la  conversion  opérée  par  la  consécration 
impliquerait  plutôt  une  élévation  du  pain  et  du  vin 
consacrés  à  une  plus  haute  dignité  et  fonction  qu'une 
transformation  radicale  de  leur  être  :  Hœc  dona  sunt 
visibilia,  sanctificata  per  Spiritum  Sanctum,  in  sacra- 
mentum  divini  corporis  iranseunt.  De  inst.,  I,  xxxi, 
t.  cvn,  co).  319  A;  In  Eccli.,  1.  VII,  c.  vm,  t.  cix, 
col.  992  B. 

Par  analogie  avec  l'incarnation,  Raban  concevrait 
l'eucharistie  comme  une  sanctification  et  pénétration 
par  la  grâce  des  éléments  qui  persistent  :  Quia  tu 
sanctificasti  corpus  tuum,  quando  homincm  in  Deum 
assumpsisti  et  nunc  sanctifica  hune  panem,  ut  corpus 
tuum  fiât.  De  sacris  ord.,  xix,  t.  cxn,  col.  1186  D; 
quem  videlicet  panem  certi  queque  gratia  sacramenti, 
priusquam  frangeret,  benedixit,  quia  naturam  huma- 
nam  quum  passurus  assumpsit  ipse...  gratia  divinse 
virtutis  implevit.  In  Matth.,  1.  VIII,  t.  cvn,  col.  1106  A. 
Par  analogie  avec  les  autres  sacrements,  baptême  et 
confirmation,  il  verrait  dans  l'eucharistie  un  double 
élément  :  la  réalité  sensible  symbolique  et  la  grâce 
attachée  à  cette  réalité,  la  créature  corporelle  et  la 
vertu  spirituelle,  Valimentum  corporis  et  la  virtus  qui 
produit  l'incorporation  au  Christ.  De  inst.,  I,  xxxi, 
t.  cvn,  col.  316-318. 

En  raison  de  cette  série  de  textes,  Geiselmann  pense 
que  Raban  n'est  point  arrivé  à  harmoniser  deux 
conceptions  du  mystère  eucharistique  qui  tendent 
logiquement  à  s'opposer  :  l'une  réaliste,  impliquant 
la  conversion  substantielle,  ne  serait  chez  l'abbé  de 
Fulda  que  superficielle,  l'autre  symboliste  et  dyna- 
miste représenterait  mieux  la  tendance  profonde  de  sa 
pensée.  Il  reste  que  Raban  dans  de  nombreux  textes, 
empruntés  à  ses  ouvrages  les  plus  divers,  professe  le 
réalisme  le  plus  net,  au  point  que  le  sang  rédempteur 
et  le  vin  consacré  sont  regardés  par  lui  comme  iden- 
tiques et  produisent  les  mêmes  effets  :  Lavavit  in 
vino  stolam  suam  sive  carnem  suam  in  sanguine 
passionis,  sive  sanclam  Ecclesiam  illo  vino  qui 
pro  multis  effunditur  in  remissionem  pcccalorum. 
In  Gen.,  1.  VI,  c.  xv,  t.  cvn,  col.  660  C.  Cependant, 
lorsque  la  question  se  posera  nettement  de  savoir  si 
le  corps  qui  est  sur  l'autel  est  identique  au  corps  histo- 
rique, il  la  résoudra  plutôt  dans  le  sens  du  symbolisme 
dynamiste,  et  qualifiera  d'erreur  l'opinion  «  de  quelques- 
uns  qui  ne  pensent  pas  sainement  du  corps  et  du  sang 
du  Seigneur»,  d'après  laquelle  le  corps  eucharistique 
serait  identique  au  corps  qui  est  né  de  Marie  :  Cui 
errori  quantum  potuimus  ad  Egilum  abbatem  scri- 
bentes,  de  corpore  ipso  quid  vere  credendum  sit  aperui- 
mus.  Pœnitent.,  xxxm,  t.  ex,  col.  493.  Sa  conception 
d'ensemble  sur  l'eucharistie  le  classera  parmi  les 
adversaires  de  Paschase. 


1007 


MESSE     DANS     L'EGLISE     LATINE,    WALAFRID    STRABON 


1008 


4°  Walafrid  Slrabon  (t  849),  disciple  de  Rabari, 
s'inspire  comme  son  maître  dans  sa  doctrine  sur  la 
messe  surtout  de  saint  Augustin  :  avec  Raban,  il  aime 
à  envisager  la  messe  comme  mémorial  salutaire  de  la 
rédemption.  De  rébus  eccl.,  xvt,  P.  L.,  t.'cxiv,  col.  936  ; 
In  Luc,  xxn,  19,  col.  338;  In  I  Cor.,  xi,  23,  col.  539. 
Voir  Geiselmann,  op.  cit.,  p.  122-126. 

Il  faut  souligner  ici  le  souci  et  le  sens  de  l'histoire 
vraiment  extraordinaire  pour  son  époque  qu'apporte 
Walafrid  dans  l'étude  du  sacrifice  chrétien.  Sa  réflexion 
théologique  porte  d'une  part  sur  la  messe  primitive  et 
son  évolution,  d'autre  part  sur  la  messe  telle  qu'on  la 
célèbre  au  milieu  du  ixe  siècle. 

1.  La  messe  primitive.  ■ —  La  reproduction  de  la 
cène,  telle  est  la  partie  essentielle  de  la  messe.  De 
rébus  eccl.,  xvi,  t.  cxiv,  col.  639. 

Aussi  les  apôtres  et  ceux  qui  les  suivent  offraient-ils 
la  messe  sans  toutes  les  cérémonies  extérieures  et 
prières  que  nous  avons  aujourd'hui.  D'après  la 
tradition  des  anciens,  cette  messe  ressemblait  à  ce 
que  nous  voyons  aujourd'hui  le  jour  du  vendredi 
saint  avec  cependant  en  plus  le  commémoraison  de  la 
passion  :  elle  comprenait  ainsi  i  ette  commémoraison, 
l'oraison  dominicale,  la  fraction  et  la  communion. 
Ibid.,  xxi,  col.  944  AB.  A  ces  prières-  et  cérémonies 
essentielles  les  Grecs  et  les  Latins  ajoutèrent  ensuite 
ce  qu'ils  jugèrent  convenable. 

Après  l'assertion  de  Walafrid  concernant  le  noyau 
central  de  la  liturgie  primitive,  on  ne  peut  voir  dans 
l'intervention  d'Alexandre  Ier  au  sujet  du  canon, 
telle  qu'il  la  comprend,  qu'une  prescription  spéciale 
pour  mieux  ordonner  la  partie  de  la  messe  qui  commé- 
more la  passion  et  non  une  insertion  absolument 
nouvelle  de  cette  commémoraison  dans  le  canon. 
Ibid.,  xxii,  col.  949. 

2.  La  messe  contemporaine.  —  Walafrid  décrit  au 
c.  xxn  de  son  œuvre  la  messe  telle  qu'il  l'a  sous  ses 
yeux.  C'est  la  messe  romaine.  L'action  ou  canon  en 
est  la  partie  essentielle.  On  appelle  cette  partie  action, 
parce  qu'on  y  fait  les  sacrements  du  Seigneur,  canon, 
parce  qu'on  y  trouve  la  norme  régulière  de  la  confec- 
tion de  ces  sacrements,  xxn,  col.  950  A.  La  messe 
légitime  est  celle  où  assistent  le  prêtre,  le  répondant, 
l'offrant,  le  communiant  :  la  composition  des  prières 
de  la  messe  l'implique  et  le  démontre.  Notre  auteur 
connaît  cependant  des  messes  dites  par  le  prêtre  seul, 
sans  servant,  sans  assistant;  on  peut  penser,  dit-il, 
que  dans  ces  messes,  que  l'on  appellera  plus  tard 
solitaires,  il  y  a  comme  coopérateurs  ceux  pour  qui  le 
sacrifice  est  offert,  ou  les  fidèles  censés  présents  dont 
le  prêtre  tient  la  place  lorsqu'il  dit  certaines  réponses, 
xxn,  col.  951. 

Mais  la  réflexion  théologique  de  l'auteur  se  concentre 
sur  deux  problèmes  que  pose  la  pratique  de  l'époque  : 
la  multiplication  des  oblations  et  des  messes. 

Multiplication  des  oblations.  — -  Le  mouvement  de 
piété  qui  entraînait  depuis  longtemps  les  fidèles  à 
demander  qu'on  célébrât  des  messes  à  leur  inten- 
tion spéciale  paraît  s'être  amplifié  encore  à  l'époque 
de  Walafrid  Strabon.  Celui-ci  nous  apprend,  en  effet, 
que  de  son  temps  certains  fidèles  plus  attentifs  au 
nombre  des  oblations  qu'à  leur  valeur  salutaire,  pas- 
saient d'une  messe  à  l'autre  pour  présenter  autant 
d'offrandes  qu'ils  voulaient  recommander  d'intentions, 
xxn,  col.  948.  Il  blâme  ceux  qui  font  ainsi  leurs  obla- 
tions inordinate,  et  rappelle  qu'il  vaut  mieux  assister 
à  la  messe  tout  entière  que  d'y  faire  une  offrande  et 
partir  sans  attendre  la  fin  :  agir  ainsi,  c'est  laisser 
son  offrande  inachevée. 

Multiplication  des  messes.  —  La  multiplication 
des  oblations  entraînait  la  multiplication  des  messes  ; 
plusieurs  prêtres  se  mirent,  en  effet,  à  dire  deux  ou 
trois  messes  par  jour  pour  satisfaire   aux  demandes 


des  fidèles  et  à  leur  propre  dévotion.  Tous  cependant 
n'agissaient  point  ainsi  et  certains  s'en  tenaient  à 
une  seule  messe  par  jour.  Cette  pratique  variée  impli- 
quait des  appréciations  théologiques  différentes  sur 
la  valeur  de  la  messe.  Walafrid  les  analyse  fort  bien 
«  Certains,  dit-il,  ne  célèbrent  la  messe  qu'une  fois  par 
jour,  pensant  que  ce  seul  souvenir  de  la  passion  suffit  à 
toutes  les  nécessités;  d'autres  jugent  plus  convenable 
de  réitérer,  deux,  trois  et  même  autant  de  fois  qu'ils 
le  peuvent  dans  ce  même  jour,  croyant  fléchir  la 
miséricorde  de  Dieu  d'une  manière  d'autant  plus 
efficace  qu'ils  célèbrent  plus  souvent  ce  mémorial 
de  la  passion  du  Sauveur.  Ces  derniers  s'appuient 
probablement  sur  l'usage  de  l'Église  romaine  qui  dit 
deux  ou  trois  messesdans  une  même  solennité,  comme 
cela  a  lieu  dans  le  jour  de  la  Nativité  du  Seigneur  et 
aux  fêtes  de  quelques  saints.  En  quoi,  je  ne  vois  rien 
d'absurde.  »  xxi,  col.  943.  A  cette  occasion,  il  rappelle 
d'une  part  l'exemple  du  pape  Léon  III  (t  816)  qui 
disait  quelquefois  sept  ou  neuf  messes  par  jour,  et 
d'autre  part  celui  de  saint  Boniface  (t  755)  qui  ne 
disait  qu'une  messe  par  jour  :  c'étaient  deux  hommes 
également  recommandables.  Aussi  Walafrid  reconnaît- 
il  à  chacun  la  liberté  d'agir  suivant  sa  conscience. 
xxi,  col.  943. 

Même  jugement  large  et  nuancé  sur  la  croyance  à 
la  nécessité  d'une  intention  spéciale  exclusive  pour 
obtenir  les  grâces  spéciales  demandées.  Ce  serait, 
pense-t-il,  une  erreur  assez  grave  de  croire  que  l'on 
ne  peut  recommander  ensemble  à  la  messe  toutes  les 
intentions  de  ceux  pour  qui  on  offre  le  sacrifice,  comme 
si,  pour  obtenir  les  grâces  demandées,  on  devait 
nécessairement  offrir  une  oblation  particulière  pour 
une  intention  spéciale,  prier  uniquement  pour  les 
vivants  ou  pour  les  morts,  car  nous  savons,  dit-il,  la 
valeur  universelle  du  sacrifice  de  la  messe,  xxn, 
col.  948.  Affirmer  le  contraire  eût  été  condamner  la 
pratique  de  l'intention  collective  des  offrants  reçue 
dans  l'ancienne  Église.  Les  commentaires  des  Expositio 
missse,  y  compris  celui  de  Florus,  ne  connaissent  encore 
que  celle-là. 

Mis  en  présence  du  courant  de  piété  qui  pousse  de 
plus  en  plus  les  fidèles  à  se  persuader  qu'on  obtient 
plus  sûrement  les  grâces  pour  lesquelles  une  messe  est 
offerte  exclusivement,  Walafrid  ne  le  condamne  pas, 
mais  le  comprend,  pourvu  qu'il  s'inspire  de  la  dévo- 
tion, et  non  d'une  méconnaissance  de  la  valeur  uni- 
verselle du  sacrifice.  Quod  si  cui  placet  pro  singulis 
singulatim  offcrre,  pro  solius  devotionis  amplitudine  et 
orationum  augendarum  devotione  id  faciat,  non  autem 
pro  stulta  opinione  qua  putet  unum  Dei  sacramentum 
non  esse  générale  medicamenlum.  xxn,  col.  948.  La 
même  conscience  de  la  portée  générale  de  la  messe 
lui  fait  rappeler  que  le  sacrifice  de  l'autel  n'est  point 
seulement  utile  à  ceux  qui  offrent  et  communient, 
mais  à  leurs  amis  qui  partagent  leur  foi  et  leur  dévo- 
tion, xxn,  col.  951. 

Ainsi,  au  moment  où  se  multipliaient  de  plus  en  plus 
les  oblations  et  la  célébration  des  messes  privées,  où 
l'on  avait  tendance  à  ramener  la  piété  eucharistique 
à  des  vues  trop  individualistes,  Walafrid  sut-il  oppor- 
tunément rappeler  le  principe  de  la  portée  générale 
du  sacrifice  chrétien,  mettre  en  garde  la  piété  des 
fidèles  contre  les  déviations  faciles,  et  marquer  l'accord 
essentiel  du  nouveau  courant  avec  les  principes  tradi- 
tionnels qui  inspiraient  l'usage  reçu  communément 
jusqu'alors  des  intentions  collectives. 

Nous  verrons  comment  l'usage  de  dire  plusieurs 
messes  par  jour,  afin  de  satisfaire  aux  demandes  des 
fidèles,  entraînera  des  abus  à  l'avenir  et  sera  combattu 
alors  par  l'Église.  Mais  un  usage  déjà  pratiqué  au 
temps  de  Walafrid  se  perpétuera  et  sera  de  plus  en  plus 
accrédité  dans  l'Église  :  celui   d'offrir   chaque  messe 


1009      MESSE    DANS  L'ÉGLISE  LATINE,   LA    CONTROVERSE  DU   IX*   SIÈCLE      1010 


pour  une  intention  spéciale,  et  de  recevoir  pour  cette 
intention  une  offrande  en  nature  ou  en  argent. 

V.  La  controverse  eucharistique  du  ix«  siècle. 
—  Le  traité  De  corpore  et  sanguine  Domini  de  Paschase 
Radbert,  abbé  de  Corbie  en  Picardie  (f  851  ou  860) 
marque  une  date  importante  dans  l'histoire  du  déve- 
loppement théologique  de  la  doctrine  eucharistique. 

A  l'art.  Eucharistie  on  a  souligné  cette  importance 
pour  l'histoire  du  dogme  dans  son  ensemble;  il  reste 
à  en  montrer  la  portée  pour  la  théologie  du  sacrifice 
de  la  messe.  Sans  doute,  la  question  qui  se  pose  au 
milieu  du  ixe  siècle  ne  vise  pas  directement  le  saint 
sacrifice:  il  s'agit  de  marquer  la  part  de  vérité  et  de 
figure  qui  se  trouve  dans  le  mystère  chrétien,  de 
savoir  si  le  corps  eucharistique  est  identique  au  corps 
historique  du  Christ.  Mais  qui  ne  voit  que,  plus  on 
insistera  sur  l'aspect  vérité  de  ce  mystère,  plus  aussi 
l'on  mettra  en  valeur  le  réalisme  sacrificiel  du  mystère, 
plus  au  contraire  on  insistera  sur  son  aspect  figu- 
ratif, sur  la  distinction  entre  le  corps  eucharistique 
et  le  corps  historique,  sur  la  présence  in  virtute  ou 
in  potentia  verbi,  plus  aussi  l'on  glissera  vers  une  con- 
ception symboliste  dynamiste  de  la  messe? 

Tandis  que  Paschase  avec  Hincmar,  en  utilisant 
largement  l'héritage  du  passé,  en  complet  accord  avec 
la  liturgie  et  la  piété  de  tous,  vont  préciser  et  déve- 
lopper la  conception  réaliste  du  sacrifice  de  l'autel, 
d'autres  auteurs,  Ratramne,  Raban  Maur,  l'auteur 
anonyme  des  Dicta  cujusdam  sapientis,  P.  L.,  t.  cxn, 
col.  1510-1518,  Jean  Scot  Érigène,  Druthmar,  vont 
s'opposer  aux  idées  proposées  par  Paschase  et  défen- 
dre une  conception  du  sacrifice  de  la  messe  plus  ou 
moins  apparentée  à  un  symbolisme  dynamiste.  Cette 
controverse  n'aura  de  conclusion  dogmatique  qu'au 
xie  siècle  avec  la  condamnation  de  Rérenger.  Nous 
en  suivrons  la  répercussion  jusque-là.  Nous  mar- 
querons aussi  les  réactions  réciproques  de  la  doctrine 
et  de  la  piété  à  cette  époque. 

1°  Début  de  la  controverse.  —  1.  Paschase  Radbert; 
sa  doctrine  surtout  d'après  le  De  corpore.  —  L'abbé  de 
Corbie  est  à  la  fois  un  continuateur  et  un  initiateur. 

Comme  ses  prédécesseurs,  Alcuin,  Amalaire  et 
Florus,  il  ne  veut  point  faire  œuvre  personnelle; 
comme  eux  il  utilise  l'œuvre  du  passé.  A  son  disciple 
Placide,  en  exposant  sa  méthode,  il  énumère  les  doc- 
teurs catholiques  dont  il  a  reproduit  la  lettre  ou  l'esprit, 
utilisé  l'enseignement  :  Cyprien,  Ambroise,  Hilaire, 
Augustin,  Jean  Chrysostome,  Jérôme,  Grégoire  (le 
Grand),  Hésichius.  Bède,  De  corp.,  prol.,  P.  L.,  t.  cxx, 
col.  1268. 

Il  ne  se  contente  point  cependant  de  récapituler 
le  passé,  il  inaugure  un  nouveau  genre  littéraire  qui 
donne  plus  à  la  réflexion  théologique  et  à  la  synthèse 
que  les  anciennes  expositions  de  la  messe.  Le  De 
corpore  est  le  premier  d'une  longue  série  d'ouvrages 
qui  cherchent  à  donner  l'intelligence  du  mystère  non 
plus  en  glosant  plus  ou  moins  littéralement  les  prières 
de  la  messe,  mais  en  synthétisant  la  pensée  des  Pères 
autour  des  problèmes  qui  sont  alors  agités. 

Deux  questions  visent  directement  le  sacrifice  : 
Quid  sil  inler  immolationes  velerum  figurasque  lega- 
lium  et  inter  sacramenlum  corporis  et  sanguinis  ? 
v,  col.  1280,  1281.  Quid  necesse  fuerit  quod  semel 
geslum  est  in  re,  Christum  quolidie  immolari,  vel  quid 
boni  tribuant  hsec  mysteria  digne  accipienlibus?  îx, 
col.  1293-1294. —  Si  l'on  ne  trouve  point  chez  Paschase 
la  question  du  sacrifice  traitée  dans  son  ensemble,  il 
est  facile  cependant  de  dégager  sa  conception  sacri- 
ficielle tant  du  De  corpore  que  de  ses  œuvres  posté- 
rieures :  Expos,  in  Matth.,  1.  XII,  c.  xxvi,  ibid., 
col.  875  sq.;  Epist.  ad  Erudegardum,  ibid,  col.  1351- 
1366.  Pour  y  réussir  il  faut  d'abord  rappeler  les 
principes    directeurs    de   sa    théologie    de  la  messe, 


envisager  ensuite  à  leur  lumière  le  mystère  de  l'autel 
comme  une  œuvre  divine,  et  comme  une  réalité 
complexe  à  double  aspect. 

a)  Principes  directeurs  de  sa  théologie  de  la  messe.  — 
La  théologie  de  Paschase  sur  ce  point  est  dominée 
par  sa  conception  d'ensemble  sur  la  théodicée  et  les 
réalités  sacramentelles. 

Le  principe  générateur  de  sa  doctrine,  mis  en  relief 
dès  la  première  page  de  son  traité,  c'est  le  dogme  de 
la  toute-puissance  divine.  De  corp.,  i,  1,  col.  1268. 
La  messe  est  une  œuvre  de  cette  toute-puissance. 

Tout  sacrement  par  ailleurs  est  une  réalité  à  double 
aspect  :  l'un  extérieur  qui  tombe  sous  les  sens,  c'est 
la  figure,  l'autre  invisible  qui  se  cache  sous  cet 
extérieur  symbolique  c'est  la  vérité.  Illud  fidei  sacra- 
menlum... jure  simul  veritas  et  figura  dicitur,  ut  sil 
figura  vel  character  verilalis  quod  exterius  sentitur; 
veritas  vero  quidquid  de  hoc  mysterio  interius  recte 
intelligitur  aut  creditur.  iv,  2,  col.  1278.  Dans  cette 
perspective,  la  messe  est  l'œuvre  divine  dans  laquelle 
sous  la  figure  de  ce  qui  se  passe  à  l'autel  se  cache  et  se 
révèle  à  la  fois  la  vérité  de  l'oblation  actuelle  de  la 
victime  du  Calvaire. 

b)  La  messe  œuvre  divine.  —  En  tant  qu'œuvre  de 
la  toute-puissance  divine,  elle  réclame  notre  foi 
comme  les  miracles  de  l'Ancien  Testament.  Dieu  l'a 
voulu  et  il  l'a  dit  :  il  n'y  a  sur  l'autel  après  la  consé- 
cration, sous  la  figure  du  pain  et  du  vin  que  la  chair 
et  le  sang  du  Christ,  identique  à  la  chair  qui  est  née 
de  la  vierge  Marie,  i,  2,  col.  1269. 

C'est  l'œuvre  de  la  Trinité  tout  entière,  xin,  1, 
col.  1315.  Pour  la  comprendre,  il  faut  l'envisager 
dans  la  lumière  des  œuvres  divines  :  passage  de  la  mer 
Rouge,  conception  virginale,  multiplication  des  pains, 
création.  Pour  la  saisir,  il  faut  la  voir  à  travers  la 
figure  qui  la  signifie,  i,  3;  iv,  3. 

c)  La  messe  réalité  complexe  sous  son  double  aspect  : 
figura  et  veritas.  —  a.  Son  aspect  figuratif.  — ■  Tout  ce 
que  l'on  voit  à  l'autel,  matière  du  sacrifice,  action  du 
prêtre,  tout  a  une  fonction  figurative. 

Le  double  symbolisme  des  éléments  constitutifs 
du  sacrifice,  soit  par  rapport  au  corps  et  au  sang 
du  Christ,  soit  par  rapport  au  peuple  fidèle  est  exposé 
d'après  les  Pères  au  c.  x  :  Cur  in  pane  et  in  vino  hoc 
myslerium  celebratur?  Quant  au  mélange  de  vin  et 
d'eau,  c'est  pour  nous  figurer  la  passion,  l'eau  et  le 
sang  sortis  du  corps  du  Christ  que  les  Apôtres  ont 
institué  ce  rite,  xi,  1,  col.  1307. 

L'action  du  prêtre  à  l'autel  est,  elle  aussi,  figure  de 
ce  qui  s'est  passé  sur  la  croix  et  de  ce  que  fait  encore 
aujourd'hui  le  souverain  prêtre  à  l'autel.  Sans  doute 
c'est  le  prêtre  visible  qui  bénit,  fait  action  de  grâces, 
immole,  rompt  le  pain  consacré,  le  distribue  aux 
fidèles,  mais  son  action  n'est  que  figurative  et  secon- 
daire; derrière  lui,  il  faut  voir  l'action  divine  du  sou- 
verain prêtre  dont  il  est  l'instrument.  Ainsi,  dans  la 
consécration,  n'est-il  qu'un  interprète  :  Sacerdos  non 
ex  se  dixit  quod  ipse  creator  corporis  et  sanguinis  esse 
possit,  quia  si  hoc  possel,  quod  absurdum  est,  creator 
crealoris  fierel.  xn,  2,  col.  1312.  Ainsi  dans  la  distri- 
bution de  la  communion  n'est-il  qu'un  figurant 
derrière  lequel  le  vrai  prêtre  agit  et  discerne  les  bons 
et  les  mauvais  communiants,  vm,  3,  col.  1288. 

C'est  encore  l'aspect  figuratif  qui  est  mis  en  relief 
lorsque  Paschase  parle  d'immolation  mystique  : 
Christus  myslice  immolatur.  ix,  1,  col.  1294.  Cette 
immolation  mystique  s'oppose  à  l'immolation  en  soi 
qu'elle  commémore.  «  Lorsque  nous  confessons,  dit-il, 
que  le  Christ  est  immolé  chaque  jour  en  mystère,  cette 
affirmation  se  rapporte  à  ce  qui  est  célébré  sous  forme 
de  sacrement,  et  qui  n'a  été  réalisé  qu'une  seule  fois, 
savoir  lorsqu'il  a  été  immolé  en  personne  pour  le 
salut  du  monde.  La  mort  du  Christ  n'est  pas  réitérée 


1C11 


MESSE     DANS    L'EGLISE    LATINE,   PASCHASE    RADBERT 


1012 


en  fait,  mais  il  est  immolé  chaque  jour  en  mystère 
afin  que  nous  recevions  dans  le  pain  ce  qui  a  été 
suspendu  à  la  croix,  et  dans  le  calice  ce  qui  a  coulé  du 
côté  du  Christ.  »  Epist.  ad  Frudeg.,  col.  1353.  Voir  aussi 
De  corp.,  ix,  1,  6,  col.  1293,  1297.  Par  quelle  partie  de 
la  messe  est  figurée  à  l'autel  l'immolation  du  Calvaire? 
Il  ne  paraît  pas  que  Paschase  se  soit  posé  la  question. 
Tout  au  plus  peut-on  conclure  d'un  passage  du  De 
corpore,  xix,  3,  col.  1328,  qu'il  met  en  rapport  la  consé- 
cration avec  l'idée  de  production  du  Christ  à  l'état 
de  victime  apparemment  immolée.  Mais  ici  sa  pensée 
va  plutôt  à  la  figuration  de  la  passion  par  le  calice 
dont  le  contenu  fait  penser  au  sang  répandu  :  sanguinis 
vero  in  calice  ac  si  in  passione  fusus  est.  Il  n'établit 
point  de  rapport  entre  le  calice  du  sang  et  le  corps 
juxtaposé.  Aussi  faut-il  conclure,  avec  M.  Lepin,  que 
l'idée  d'une  immolation  figurée  par  l'acte  de  sépara- 
tion du  corps  et  du  sang  est  loin  de  l'esprit  de  Pas- 
chase. 

b.  Son  aspect  réel  et  divin. —  Derrière  le  prêtre  visible 
et  l'ensemble  des  rites  extérieurs,  il  faut  voir  par  la 
foi  la  vérité  qui  se  cache,  m,  2,  col.  1275.  Cette  vérité 
c'est  le  corps  et  le  sang  du  Christ  identiques  avec  son 
corps  historique,  c'est  la  personne  du  Verbe  incarné, 
prêtre,  victime,  autel  du  sacrifice  eucharistique. 

Le  Christ  est  le  prêtre  véritable  du  sacrifice  chré- 
tien dans  la  vertu  de  l'Esprit.  C'est  le  souverain  prêtre 
selon  l'ordre  de  Melchisédech  qui  consacre,  crée,  offre, 
distribue  la  victime  à  l'autel  et  interpelle  pour  nous. 
Ce  rôle  se  manifeste  surtout  à  la  consécration  :  celle-ci 
est  le  point  culminant  de  la  messe;  elle  s'opère  in 
sacerdotio  Christi.  xn,  1,  col.  1311. 

Vue  par  rapport  au  Christ  qui  l'opère  par  sa  parole 
dans  la  vertu  de  l'Esprit,  elle  est  une  création  : 
in  verbo  et  virtute  Spiritus  Sancii  nova  fil  creatura  in 
corpore  creatoris  ad  nostrœ  reparationis  salulem.  xn, 
3,  col.  1312;  cf.  iv,  1,  col.  1277.  Efficace  comme  la 
parole  :  crescile  et  multiplicamini,  la  parole  divine 
accompagnée  de  la  bénédiction  et  de  la  fraction  produit 
une  nouvelle  créature,  xv,  1,  2,  col.  1322,  1323,  et  Exp. 
in  Matth.,  1.  XII,  c.  xxvi,  col.  892. 

C'est  dans  la  vertu  de  l'Esprit  que  s'opère  cette 
œuvre  semblable  à  l'incarnation  :  Voluit  in  mysterio 
hune  pancm  et  vinum  vere  carnem  suam  et  sanguinem 
consecratione  Spiritus  Sancti  polentialiter  creari,  crean- 
dos  vero  quolidic  immolari,  ut  sicut  de  Virgine  per 
Spiritum  vera  caro  sine  coïtu  creatur,  ita  per  eumdem 
ex  substantia  panis  ac  vini  mijstice  idem  corpus  et 
sanguis  consecretur.  iv,  1,  col.  1277.  Du  point  de  vue 
des  éléments  qui  reçoivent  l'action  divine,  cette 
opération  est  une  conversion  radicale  du  pain  et  du 
vin  au  corps  et  au  sang  du  Christ,  xx,  2;  xv,  1, 
col.  1330,  1322  et  passim. 

Le  rôle  du  Christ  prêtre  s'affirme  aussi  dans  la 
communion.  On  ne  peut  recevoir  la  chair  du  Christ 
que  de  sa  main,  la  prendre  que  là  où  elle  est,  sur  l'autel 
de  son  corps,  vm,  1,  3;  xm,  1,  col.  1280,  1288,  1311. 
Comme  prêtre  enfin  Jésus-Christ  s'offre  actuellement 
à  l'autel  et  interpelle  pour  nous  :  Se  Patri  offerendo, 
idoneus  exorator  intervenit.  vm,  8  col.  1293. 

Le  Christ  victime.  —  Au  terme  de  l'action  sacerdotale 
du  souverain  prêtre  à  la  messe,  il  y  a  le  vrai  corps  et  le 
vrai  sang  du  Christ  identique  à  son  corps  historique, 
produit  sur  l'autel  pour  y  être  offert  et  vraiment  immolé 
quoiqu'en  mystère.  C'est  la  thèse  centrale  de  Pas- 
chase. Voir  ii,  iv,  v,  vu  et  x. 

La  messe  est  la  répétition  de  l'oblation  du  Calvaire, 
quoique  celle-ci  seule  soit  rédemptrice,  ix,  1,  col.  1293. 
Quoiqu'il  n'y  ait  pas  d'immolation  suivie  de  mort  à 
l'autel,  il  y  a  cependant  une  véritable  immolation 
in  mysterio  :  non  enim  jam  morilur,  sed  tamen  in 
mysterio  veraciter  immolatus  in  ablutionem  delictorum 
comeditur.  n,  3,  col.  1274. 


Le  mystère  eucharistique  ne  mérite  proprement  ce 
nom  qu'à  condition  qu'il  y  ait  à  la  messe  une  mise  en 
état  de  victime  de  la  chose  offerte.  En  fait,  on  dit 
que  le  prêtre  immole  à  l'autel,  parce  que  le  Christ 
est  mis  à  l'état  de  victime,  viclimatur,  soit  comme 
une  hostie  pour  le  péché,  soit  comme  un  aliment  sacri- 
ficiel de  salut.  Non  enim  immolatio  recte  dicitur  juxla 
proprietalem  nominis  et  verbi,  nisi  et  mactatio  victimse 
consequatur.  Attamen  in  pane  islo  et  vino  sacerdos 
recte  immolare  dicitur  quoniam  in  eo  Christus  ut  ita 
falcar,  Deo  Patri  in  hac  oblatione,  ac  si  hoslia  pro 
peccalis  nostris  seu  in  cibo  salulis  viclimatur.  Exp.  in 
Matth,,  xxvi,  col.  894  D.  Voir  aussi  Epist.  ad  Frudeg., 
col.  1358  C.  L'identité  de  victime  à  la  Croix  et  sur 
l'autel  crée  l'unité  d'immolation.  Exposilum,  col.  1358 
CD. 

En  quoi  consiste  cette  immolation  réelle  quoique 
mystérieuse  qui  n'aboutit  point  à  la  mort  de  la 
victime,  mais  à  sa  mise  en  état  de  nourriture?  On 
peut  le  déduire  de  quelques  expressions  de  Paschase. 
Elles  sont  d'un  réalisme  qui  tranche  sur  la  tendance 
des  théologiens  antérieurs  à  chercher  dans  l'eucharistie 
un  rite  seulement  figuratif  de  l'immolation  sanglante 
du  Calvaire.  Ainsi  la  phrase  suivante  :  Is  qui  jam 
non  morilur,  adhuc  per  hanc  (hostiam)  in  suo  mysterio 
pro  nobis  iterum  patilur.  Nam  quolies  ei  hostiam  suse 
passionis  ofjerimus,  toties  nobis  ad  absolutionem  nos- 
tram  passionem  illius  reparamus.  De  corp.,  ix,  11, 
col.  1302  B.  A  la  prendre  à  la  lettre,  elle  impliquerait 
que  le  Christ  dans  le  mystère  eucharistique  endure  de 
nouveau  sa  passion,  palitur. 

Ainsi  encore  les  récits  de  miracles  eucharistiques 
que  Paschase  présente  comme  révélateurs  du  mystère. 
Tel  le  prodige  où  saint  Basile  est  montré  au  moment 
de  la  communion  tenant  un  enfant  entre  ses  mains 
et  le  partageant  aux  fidèles,  xiv,  2,  col.  1317.  Telle 
l'histoire  racontée  par  l'abbé  Arsénius,  citée  déjà  par 
le  pseudo-Germain,  d'après  laquelle  l'ange  au  moment 
de  la  fraction  immole  le  Christ  enfant  et  reçoit  son 
sang  dans  le  calice,  xiv,  col.  1318-1319. 

Toutes  ces  expressions  et  images  témoignent  par 
elles-mêmes  d'un  ultra-réalisme.  Il  faut  les  corriger 
sans  doute  par  celles  où  notre  auteur  déclare  que  le 
Christ  a  une  seule  fois  souffert  dans  sa  chair,  ix,  5, 
col.  1297  B,  que  ce  qui  se  passe  à  l'autel  est  spirituel, 
Epist.  ad  Frudeg.,  col.  1356  B,  qu'il  réprouve  enfin 
l'idée  d'un  partage  du  Christ  en  morceaux  :  Unus 
idemque  Christus  consumi  non  potest  denlibus,  nec 
dividi  per  parles.  Ibid.,  col.  1358  A. 

De  tout  cet  ensemble  de  textes  il  résulte  cependant 
que  l'immolation  du  Christ  à  l'autel  pour  Paschase 
n'est  pas  seulement  figurative,  elle  est  réelle:  elle 
implique  une  mactatio,  une  mise  en  état  de  victime 
«  qui  est  instituée  à  ses  yeux  par  le  fait  que  le  Christ 
est  rendu  présent  à  l'état  de  nourriture.  Cette  façon 
de  concevoir  les  choses,  il  faut  en  convenir,  diffère 
de  tout  ce  que  nous  avons  vu  jusqu'à  présent.  Elle 
tranche  sur  la  pensée  générale  des  Pères,  telle  qu'elle 
nous  est  clairement  apparue.  Elle  s'écarte  de  la  ten- 
dance qu'ont  montré  jusqu'ici  tous  les  théologiens,  et 
Paschase  lui-même,  à  chercher  dans  l'eucharistie  un 
rite  proprement  figuratif  de  l'immolation  sanglante.  » 
Lepin,  op.  cit.,  p.  124. 

Le  Christ  autel  du  sacrifice.  —  Prêtre  et  victime  du 
sacrifice  de  la  messe,  le  Christ  en  est  aussi  l'autel  d'où 
l'on  reçoit  le  corps  eucharistique.  Pas  n'est  besoin 
pour  comprendre  le  sens  de  la  prière,  Jubé  hsec 
perferri  in  sublime  allare  luum,  de  songer  à  un  mou- 
vement local  qui  transporterait  le  pain-consacré  sur 
un  autel  lointain  en  face  de  la  majesté  divine.  Dieu 
et  ses  mystères  sont  en  dehors  de  l'espace.  De  corp., 
vin,  2,  col.  1287  C.  Après  la  consécration,  le  corps  et 
le  sang  du  Christ,  pain  descendu  du  ciel,  sont  là  sur 


1013       MESSE  DANS  L'ÉGLISE   LATINE,  LES  ADVERSAIRES  DE   PASCHASE       1014 


l'autel.  L'autel  céleste  n'est  rien  autre  chose  que  le 
corps  du  Christ  sur  lequel  sont  offerts  les  vœux  de 
fidèles  et  d'où  l'on  reçoit  la  chair  eucharistique.  Ibid. 

Ainsi  le  corps  glorifié  du  Christ  apparaît-il  à 
Paschase  comme  la  source  d'où  «  pullule  »  par  un 
miracle  semblable  a  celui  de  la  multiplication  des 
pains,  de  l'huile  et  de  la  farine,  à  celui  de  la  multipli- 
cation des  individus  dans  la  nature,  la  chair  du  Christ 
à  travers  les  siècles  et  l'espace.  Pullulât  ergo  Ma  ubcrlas 
carnis  Christi,  et  manet  integer  Christus,  quia  natura 
manente  intégra  etiam  in  creaturis,  ad  jussum  ejus 
cuncta  exubérant,  xii,  1,  col.  1311  B.  Ainsi  du  corps 
céleste  devenu  notre  autel,  recevons-nous  la  chair 
eucharistique  qui  nourrit  tous  ceux  qui  sont  dans  le 
corps  mystique  du  Christ.  Un  tel  sacrifice  ne  peut 
qu'être  éminemment  utile  aux  vivants  et  aux  morts  : 
Hac  enim  hoslia  animœ  purganliir,  peccata  solvuntur, 
vitia  pelluntur,  dœmones  fugantur,  virtutes  aequiruntur, 
salus  animarum  et  corporum  possidetur,  totus  mundus 
salvalur.  ix,  11,  col.  1302  B.  Il  a  pour  fin  de  remettre 
les  fautes  quotidiennes,  ix,  2,  col.  1294  C,  de  placer 
dans  l'Église  un  arbre  de  vie,  ix,  3,  col.  1295,  de  nous 
incorporer  au  Christ  et  de  faire  ainsi  l'unité  de  son 
corps  mystique,  ix,  4,  col.  1296,  de  rappeler  au  monde 
la  mort  du  Christ  et  la  charité  qui  est  à  la  base  de  ce 
bienfait.   Ibid.,  col.  1297. 

Paschase  va  même  jusqu'à  parler  d'expiation  per- 
pétuelle, cujus  sacerdos  Christus...  expiât  et  offert  se 
ipsum  pro  nobis  quotidie  ante  conspeclum  divinœ  majes- 
talis.  xn,  4,  col.  1315.  Ces  expressions  ont  besoin 
d'être  lues  à  la  lumière  de  celles  où  il  affirme  le 
caractère  exclusivement  rédempteur  et  suffisant  rie 
la  passion  :  Per  unam  eamdemque  mortis  passionem 
semel  salvaverit   mundum.  ix,   1,  col.  1293. 

De  cette  analyse  on  conclura  tout  naturellement 
que  Paschase,  aussi  bien  pour  la  théologie  du  sacrifice 
que  pour  celle  du  sacrement  eucharistique,  marque  une 
date  très  importante  dans  l'histoire  de  la  doctrine 
catholique.  Aussi  s'étonne-t-on  de  trouver  chez  A.  Har- 
narck,  ce  jugement  sommaire  :  «  Rabdert  n'est  pas  le 
théologien  de  la  messe  catholique.  »  Lehrbuch  der 
Dogmengeseh.,  3<  édit.,  t.  m,  p.  293.  Sans  doute,  il 
s'est  plu  à  marquer  particulièrement  les  rapports 
entre  l'incarnation  et  l'eucharistie,  comme  d'ailleurs 
saint  Ambroise  et  d'autres  l'avaient  fait  avant  lui, 
mais  il  a  su  mettre  en  non  moindre  relief  les  rapports 
qui  unissent  la  messe  à  la  passion.  Par  sa  thèse  cen- 
trale sur  l'identité  du  corps  eucharistique  avec  la 
corps  né  de  la  vierge  Marie  et  crucifié,  il  a  été  amené 
à  préciser  et  à  développer  le  réalisme  traditionnel,  en 
soulignant  l'identité  de  prêtre  et  de  victime  sur  la 
croix  et  à  l'autel. 

2.  Courant  opposé  au  réalisme  de  Paschase  :  Le 
symbolisme  dynamisle  de  Ratramne;  Raban  Maur  ; 
l'auteur  anonyme  des  Dicta  cujusdam  sapien- 
tis;  Jean  Scot  Érigène  ;  le  moine  Druthmar.  —  Le 
réalisme  de  Paschase  n'était  pas  nouveau  :  il  ne 
faisait  que  développer  des  points  de  vue  traditionnels, 
affirmés  depuis  longtemps  d'une  façon  explicite,  soit 
en  Orient  avec  saint  Cyrille  de  Jérusalem,  saint  Jean 
Chrysostome,  saint  Cyrille  d'Alexandrie,  soit  en 
Occident  avec  saint  Ambroise,  le  pseudo-Eusèbe 
d'Émèse;  il  se  faisait  l'interprète  de  la  liturgie  et  de 
la  piété  populaire. 

Ses  idées  pourtant  ne  devaient  point  trouver  un 
accueil  favorable  chez  certains  auteurs  qui,  impres- 
sionnés par  une  série  de  textes  de  saint  Augustin 
où  le  symbolisme  de  la  messe  est  fortement  affirmé, 
interprétaient  faussement  ou  inadéquatement  la  doc- 
trine eucharistique  du  grand  docteur.  Ceux-ci  s'orien- 
taient dès  lors  vers  une  conception  purement  figura- 
tive de  la  messe. 

a)   Ratramne  (t   868).  —  Consulté  par  Charles    le 


Chauve  sur  la  question  qui  divisait  alors  les  esprits, 
le  moine  de  Corbie  écrivit  vers  859  son  traité  De 
corpore  et  sanguine Domini,  P.  L.,  t.  cxxi,  col.  125-170. 

a.  Définitions.  —  Pour  résoudre  le  problème,  il 
recherche  si  l'eucharistie  se  fait  in  mysterio  an  in 
veritate,  si  elle  contient  quelque  chose  de  secret  sous- 
trait aux  yeux  du  corps,  ou  si  tout  s'y  passe  en 
pleine  évidence,  si  le  corps  qui  est  né  de  la  vierge 
Marie,  qui  est  ressuscité  et  qui  est  assis  à  la  droite 
du  Père,  est  identique  au  corps  eucharistique  ou 
différent  de  lui.  4,  5,  col.  129-130.  Pour  répondre 
à  cette  question,  il  définit  préalablement  les  con- 
cepts de  figura,  de  veritas  et  de  mysterium. 

La  figura  est  une  chose  qui,  d'une  façon  voilée,  fait 
entendre  une  autre  chose  plus  élevée.  7,  col.  130. 
Ainsi,  voulant  parler  du  Verbe  nous  l'appellerons  le 
pain  vivant,  la  véritable  vigne.  Figura  a  le  sens  de 
signe,  similitude  ou  symbole.  —  Le  concept  de  veritas 
implique  celui  d'évidence,  de  chose  manifeste  et  sans 
mystère  ;  ainsi  cette  affirmation  :  le  Christ  est  né 
et  a  souffert,  est  veritas,  nuda  et  aperta  significatio. 
8,  col.  130.  —  Tout  mystère  exclut  l'idée  d'évidence, 
de  veritas.  Si  le  mystère  eucharistique  ne  se  fait 
point  sub  figura,  ce  n'est  plus  un  mystère.  9,  col.  131. 

Tout  le  traité  va  à  montrer  que  le  mystère  eucharis- 
tique est  figura  et  non  veritas,  et  à  déterminer  ce  que 
ce  mystère  implique  comme  élément  caché,  soustrait 
à  la  perception  des  sens.  Ratramne  le  conçoit  sur  le 
type  de  tout  sacrement.  Or  un  sacrement  comprend 
une  réalité  corporelle  et  une  vertu  divine  qui  se  cache 
derrière  cette  réalité,  pour  opérer  le  salut.  48,  col.  147. 
Ainsi  l'eucharistie  sera-t-elle  composés  de  deux  choses  : 
un  élément  visible  qui  sera  un  symbole  et  une  figure, 
un  élément  invisible  qui  sera  une  puissance  du  Verbe, 
une  vertu  de  la  substance  divine.  49,  col.  147. 

Dans  cette  perspective,  l'acte  central  de  la  messe,  la 
consécration,  demeure  encore  un  acte  de  la  puissance 
de  l'Esprit-Saint,  mais  semblable  à  celui  qui  s'exerce 
à  l'égard  de  tout  autre  sacrement  :  il  laisse  inchangé 
dans  leur  substance  le  pain  et  le  vin;  il  en  fait  seule- 
ment un  sacrement,  c'est-à-dire  un  symbole  auquel 
est  attachée  une  vertu  divine;  il  ne  met  pas  sur  l'autel 
la  chair  et  le  sang  dû  Christ,  une  victime  identique 
à  celle  du  Calvaire,  mais  il  fait  de  la  messe  une  pure 
commémoraison  de  sacrifice  passé  de  la  croix,  une 
action  de  grâces  pour  ce  sacrifice.  Te'le  est  bien.sem- 
ble-t-il,  la  conclusion  qui  se  dégage  des  textes  où 
Ratramne  parle  des  effets  de  la  consécration  et  du 
caractère  sacrificiel  de  la  messe. 

b.  Conception  de  la  consécration.  ■ —  Ratramne 
emploie  des  expressions  paschasiennes  pour  marquer 
l'effet  de  la  consécration,  mais  il  les  vide  de  leur  sens 
réaliste.  Il  déclare  sans  doute  qu'il  n'est  pas  permis 
de  dire,  même  de  penser,  que  les  éléments  consacrés 
ne  sont  pas  le  corps  du  Christ.  15,  col.  134;  cf.  10, 
col.  131  ;  25,  col.  138.  Mais  ailleurs  il  rejette  nettement 
la  notion  de  conversion  et  de  présence  substantielle. 
Pas  plus  que  l'eau  versée  dans  le  calice,  le  vin  n'est 
changé  par  la  consécration  :  Si  vinum  illud  sancti- 
firalum...  in  Christi  sanguincm  corporalitcr  convertitur, 
aqua  quoque...  in  sanguin?m  populi  credentis  necesse  est 
corporaliter  convertetur...  At  videmus  in  aqua  secun- 
dum  corpus  nihil  esse  conversum,  consequenter  ergo 
et  in  vino  nihil  corporaliter  ostensum.  75,  col.  160; 
cf.  19,  90,  12,  14,  15,  16.  La  relation  du  pain  et  du  vin 
sur  l'autel  au  corps  et  au  sang  du  Christ  est  la  même 
que  celle  de  l'eau  par  rapport  aux  croyants  :  c'est  une 
relation  symbolique  de  signe  à  chose  signifiée  :  Hoc 
autem  quod  supra  mensam  dominicam  positum  est 
mysUrium  continct  illius  (Christi)  sicut  etiam  identidem 
mysterium  conlinet  populi  credentis.  96,  col.  168. 

Mais  si  la  consécration  laisse  inchangés,  d'après  lui 
le  pain  et  le  vin,  elle  opère  cependant  un  changement 


1015       MESSE   DANS  L  ÉGLISE  LATINE,  LES  ADVERSAIRES  DE  PASCHASE       1016 


spirituel.  Au  terme  de  ce  changement,  il  n'y  a  pas 
qu'un  signe  nu,  mais  un  sacramentum,  c'est-à-dire  un 
signe  salutaire.  C'est  un  corps  et  sang  spirituel  : 
Sub  velamento  corporci  partis,  corporel  vini,  spirilalc 
corpus,  spiritalisque  sanyuis  existit.  16,  col.  135.  C'est 
quelque  chose  d'invisible,  d'impalpable,  d'incorrup- 
tible, 63,  col.  153;  c'est  une  puissance  du  Verbe  :  Pa- 
tenter osiendit  secundum  quod  habealur  corpus  Christi, 
videlicet  secundum  quod  sit  in  eo  spiritus  Christi,  id  est 
divini  polenlia  Verbi  quœ  non  solum  animam  pascit, 
verum  etiam  purgat.  64,  col.  153.  Ce  ne  peut-être 
le  corps  historique;  car  nous  n'avons  pas  dans  l'eu- 
charistie la  Veritas  carnis,  mais  le  sacramentum  carnis  ; 
ce  sacramentum  contient  une  similitude  de  la  véritable 
chair;  c'est  en  réalité  du  pain;  en  symbole,  c'est -le 
corps  du  Christ  :  Hœc  vero  caro  quœ  nunc  simililudinem 
illius  in  mysterio  continet,  non  est  specie  caro,  sed 
sacramento  ;  siquidem  in  specie  panis  est,  in  sacramento 
verum  Christi  corpus.  57,  col.  151.  Sur  le  sens  de  species 
dans  Ratramne,  voir  Geiselmann,  op.  cit.,  p.  211  sq. 
La  chair  qui  a  été  crucifiée  et  qui  est  née  de  la  vierge 
Marie  était  étendue,  faite  d'os  et  de  nerfs,  unie  à  une 
âme  raisonnable;  la  chair  spirituelle  qui  est  sur  l'autel 
selon  son  aspect  extérieur  n'est  point  étendue,  n'a  pas 
d'âme,  nulla  rationali  substantia  vegetat'a  ;  selon  qu'elle 
e;-t  source  de  vie,  elle  est  une  vertu,  spiritualis  est 
potentiœ,  et  invisibilis  effictentiœ,  divtnœque  virtulis. 
72,  col.   159. 

La  chair  eucharistique  n'est  point  la  chair  ressus- 
citée  :  celle-ci  était  palpable,  visible,  celle-ci  ne  l'est 
pas.  89,  col.  165.  D'ailleurs  le  corps  eucharistique 
n'est  qu'un  gage,  qu'une  image,  annonciatrice  de  la 
vérité  future.  87,  col.  164.  Les  Juifs  au  désert  ont 
mangé  la  même  nourriture  spirituelle  que  les  fidèles; 
ils  ont  été  rassassiés  de  la  même  chair,  mais  qu'ont-ils 
reçue  :  une  vertu  du  Verbe,  spiritualis  Verbi  potes- 
tas.  22,  col.  137.  Dans  l'un  et  l'autre  cas,  c'est  le 
Christ  qui  nourrit  les  croyants  par  la  vertu  du  Verbe  : 
Non  corporis  gustu,  nec  corporali  sagina,  sed  spiritualis 
virtute  Verbi.  26,  col.  139,  D'où  la  différence  totale  entre 
le  corps  du  Christ  glorifié  et  le  corps  eucharistique  : 
Apparet  ttaque  quod  multa  differentia  separentur  quan- 
tum est  tnter  ptgnus  et  eam  rem  pro  qua  pignus  tradttur, 
et  quantum  tnter  imagtnem  et  rem  cujus  est  Imago, 
et  quantum  tnter  speciem  et  verilatem.  89,  col.  165. 

Radbert  n'a  point  mal  compris  son  compagnon 
de  cloître,  ainsi  que  ses  partisans,  quand  il  leur  a  repro- 
ché leur  symbolisme  dynamiste  :  Volunt  exlenuare  hoc 
verbum  corporis  quod  non  sit  vera  caro  Christi  quœ 
nunc  in  sacremento  celebratur.  Nescio  quid  volenles 
plaudere  ac  fingere  quasi  quœdam  vtrlus  stt  carnis 
et  sangutnis  tn  sacramento  et  non  sit  vera  caro...  Exp.  in 
Matth.,  xxvi,  P.  L.,  t.  cxx,  col.  1356.  Ce  sera  d'ailleurs 
pour  cette  erreur  que  le  livre  de  Ratramne  sera,  deux 
siècles  plus  tard,  brûlé  à  Verceil  ;  c'est  dans  ce  sens  que 
Bércmger  se  réclamera  de  lui.  Sur  l'interprétation  de 
Ratramne,  voir  Schwane,  Dogmengeschichte  der  miltleren 
Zelt,  1882,  p.  633;  Vacant,  op.  cit.,  p.  32  et  33,  n.  2; 
Geiselmann,  op.  cit.,  p.  176  à  218.  Dans  un  sens  plus 
favorable  à  l'orthodoxie  de  Ratramne,  voir  Vernet, 
art.  Eucharistie,  col.  1222  sq.;  Lepin,  op.  cit., 
p.  112,  125  et  141;  A.  Nâgle,  Ratramnus  und  die 
heilige  Eucharistie,  Vienne,  1903. 

c.  Conception  du  sacrifice.  ■ —  Elle  résulte  des  vues 
générales  de  Ratramne  sur  la  consécration  et  l'eucha- 
ristie sacrement.  Il  ne  peut  y  avoir  qu'une  conception 
symboliste  et  dynamiste  du  sacrifice  de  la  messe. 

Pas  plus  que  le  peuple  croyant,  la  victime  du  Cal- 
vaire n'est  substantiellement  sur  l'autel;  nous  n'avons 
là  qu'une  pure  similitude  de  la  passion.  Ratramne 
prétend  l'établir  par  deux  textes  de  saint  Augustin  : 
celui  du  De  doctrina  christlana  et  la  Lettre  à  Bonlface 
Le  premier  écrit,  en  commentant  l'ordre  de  manger    I 


la  chair  du  Fils  de  l'homme,  avait  dit  :  Figura  est 
prœcipiens  passioni  Domini  communicandum  et  fideliter 
recondendum  in  memoria  quod  pro  nobis  ejus  caro 
(Tucifixa  et  vulnerata  sit.  Ratramne  en  conclut  que  les 
mystères  du  corps  du  Christ  sont  une  commémoraison 
purement  figurative  de  la  passion.  33,  34,  col.  141. 
Il  tire  la  même  conclusion  de  la  Lettre  à  Boni/ace. 
3',  col.  143.  Ces  paroles  interprétées  à  la  lumière  du 
contexte  montrent  que  seul  le  corps  dans  lequel  le 
Christ  a  souffert  est  vérité;  le  corps  eucharistique  n'est 
que  symbole  ou  image.  36,  37,  col.  143 

Ainsi,  vide  de  la  présence  corporelle  du  Christ  qui 
a  souffert,  image  salutaire,  pleine  seulement  de  la 
vertu  du  Verbe  et  non  de  la  substance  de  son  corps, 
le  sacrifice  de  pain  et  de  vin  qu'offre  l'Église  ne  peut 
être  qu'une  action  de  grâces,  une  commémoraison  du 
sacrifice  passé,  un  rappel  de  l'unique  oblation  du 
Calvaire.  Cf.  39,  col.  144;  90,  col.  166.  Les  sacrifices 
anciens  étaient  la  figure  du  sacrifice  à  venir  de  la 
croix,  celui  de  l'autel  est  la  figure  de  ce  sacrifice  passé. 
91,  col.  166.  Ce  sacrifice  de  l'autel  a  pour  but  de  nous 
rappeler  à  la  mémoire  ce  qui  a  eu  lieu  au  Calvaire,  et 
dans  ce  souvenir  de  nous  faire  participer  à  la  grâce 
rédemptrice  méritée  par  la  passion  :  In  figuram  sive 
memoriam  dominicœ  morlis  ponantur,  ut  quod  gestum 
est  in  prœterito,  prœsenti  revocet  memoriœ  ;  ut  illius 
passtonts  memores  efjectt  per  eam  effîctamur  divini 
muneris  consortes,  per  quam  sumus  a  morte  llberatl. 
100,  col.  170.  Par  cette  conception  symboliste-dyna- 
miste  du  sacrifice  de  l'autel,  Ratramne  s'écarte 
nettement  du  réalisme  traditionnel  exposé  par  Pas- 
chase. 

b)  Raban  Maur.  ■ —  Hériger  de  Lobbes  classe  l'abbé 
de  Fulda  parmi  les  adversaires  de  la  thèse  pascha- 
sienne  de  l'identité  de  la  chair  historique  du  Christ 
et  de  celle  qui  est  aujourd'hui  offerte  sur  l'autel. 
De  corpore  et  sanguine  Domini,  P.  L.,  t.  cxxxix, 
col.  179  D. 

C'est  à  bon  droit  puisque  Raban  Maur  rejette  dans 
le  Pœnitentiale  ad  Hertbaldum  la  thèse  centrale  de 
Paschase,  et  renvoie  à  sa  propre  lettre  à  Égil  pour 
l'expQsé  de  sa  doctrine.  Possédons-nous  encore  cette 
lettre?  Mabillon  l'avait  conjecturé  et  avait  cru  pou- 
voir l'identifier  avec  l'opuscule  trouvé  sans  suscription 
dans  un  ms.  de  Gembloux  sous  ce  titre  :  Dicta  cujus- 
dam  sapientis  de  corpore  et  sanguine  Domini  adversus 
Radbertum.  Toutefois  Mabillon  ne  présentait  cette 
identification  que  comme  une  conjecture.  C'est  sur  la 
foi  de  cette  identification  problématique  que  cet 
opuscule  figure  parmi  les  œuvres  de  Raban,  P.  L., 
t.  cxn,  col.  1510-1518.  Déjà  A.  Vacant  avait  rejeté 
d'un  mot  cette  identifidation  :  «  Cette  lettre  a  été 
attribuée  à  Raban  Maur,  mais  ce  dernier  n'a  émis 
aucune  théorie  semblable  dans  la  partie  authentique 
du  traité  de  la  messe  qu'il  nous  a  laissé.  »  Op.  cit., 
p.  32,  n.  1.  Geiselmann,  par  une  analyse  serrée  du 
style,  de  la  doctrine  prédestinatienne  de  l'auteur 
opposée  à  celle  de  Raban,  du  caractère  spéculatif  de 
l'ouvrage,  différent  de  la  manière  impersonnelle  et 
toute  positive  de  l'abbé  de  Fulda,  semble  bien  avoir 
établi  l'inauthenticité  de  cette  œuvre.  Op.  cit., 
p.  223-240.  Il  n'y  faut  donc  plus  chercher  la  doctrine 
positive  que  Raban  opposait  à  Paschase  dans  sa  lettre 
à  Égil  et  se  contenter  de  reconnaître  notre  ignorance 
sur  ce  point. 

c)  L'auteur  anonyme  des  Dicta  cujusdam  sapientis 

DE    CORPORE    ET    SANGUINE    DOMINI    ADVERSUS    RAD- 

pertum.  —  Cet  opuscule  anonyme  contient  une  cri- 
tique de  la  doctrine  paschasienne  et,  un  exposé 
positif  de  la  pensée  de  l'auteur  sur  le  sacrifice  de  la 
messe.  P.  L.,  t.  cxn,  col.  1510-1518. 

a.  Critique  de  Paschase.  —  L'auteur  commence  par 
rendre  un  hommage  éclatant  à  la  foi  traditionnelle  : 


1017      MESSE   DANS  L'ÉGLISE  LATINE,  LES   ADVERSAIRES    DE   PASCHASE       1018 


tout  fidèle  doit  croire  Indubitablement  que  le  corps 
du  Christ  placé  sur  l'autel  est  la  vraie  chair  du  Christ  ; 
il  le  fait  eu  ternies  empruntés  à  Paschase  et  attribués 
à  saint  Augustin.  Op.  cit.,  1,  col.  1511-1512.  Sur  ce 
problème  des  extraits  de  Paschase,  voir  Lepin,  op.  cit., 
p.  759-783. 

Sa  pensée  profonde  est  cependant  loin  de  celle  de 
Paschase  :  Il  repousse  d'abord  la  thèse  chère  à  Pas- 
chase de  l'identité  du  corps  du  Christ  à  l'autel  et  au 
Calvaire;  il  le  fait  en  s'appuyant  sur  saint  Ambroise 
et  saint  Augustin.  Il  s'étonne  de  voir  mise  la  thèse  pas- 
chasienne  sous  le  nom  de  saint  Ambroise.  2,  col.  1513. 
Elle  serait  d'ailleurs  opposée  à  saint  Augustin  :  celui-ci 
distingue  trois  corps  du  Christ,  l'Église,  le  corps  eucha- 
ristique et  le  corps  assis  à  la  droite  de  Dieu.  Ce  faisant, 
le  grand  docteur  discute  comme  si  la  pensée  d'Am- 
broise  ne  lui  agréait  point,  ita  disputât  beatus  Augus- 
tinus  quasi  non  ci  placuerit  quod  sanctus  dixit  Ambro- 
sius.  3,  col.  1513.  Ces  paroles  révèlent  chez  l'anonyme, 
pour  la  première  fois  à  notre  connaissance,  le  senti- 
ment d'une  diversité  de  doctrine  entre  Ambroise  et 
Augustin. 

Il  critique  ensuite,  comme  étant  d'un  réalisme  exa- 
géré, les  passages  où  Paschase  semble  affirmer  l'exis- 
tence d'une  réelle  souffrance  dans  la  victime  de  l'autel  : 
Quoties  missarum  solemnia  celebrantur,  toties  Dominum 
pâli  prœdicat.  6,  col.  1516  et  1517.  Il  rejette  cette  thèse 
comme  inviaisemblable  :  de  nouvelles  souffrances  du 
Christ  ne  pourraient  venir  en  effet  que  du  prêtre  qui 
sacrifie,  du  Père  qui  sanctifie  les  choses  consacrées,  du 
Fils  qui  vivifie  les  communiants,  de  l'Esprit  par 
lequel  Dieu  crée  et  consacre,  du  peuple  ou  de  l'Église, 
toutes  choses  inadmissibles.  6,  col.  1516,  1517.  De 
telles  souffrances  d'ailleurs  seraient  inutiles  :  une  seule 
passion  suffit  pour  détruire  tous  les  péchés  des  élus. 
Point  n'est  besoin  d'imaginer  de  nouvelles  passions 
pour  sauver  les  réprouvés  :  le  Christ  n'est  pas  mort 
pour  eux.  6,  col.  1516.  La  célébration  de  la  messe  ne 
comporte  pas  plus  de  souffrances  que  la  cène.  6, 
col.  1517.  Bien  moins  encore  qu'alors  elles  sont  possi- 
bles aujourd'hui  :  le  Christ  est  impassible.  Il  n'a 
soutTert  vraiment  qu'une  fois;  bref,  notre  auteur  re- 
jette avec  ironie  l'idée  d'un  renouvellement  de  la 
passion  à  l'autel,  chaque  fois  que  !e  sacrement  du 
corps  du  Christ  y  est  offert.  G,  col.  1517. 

b.  Conception  positive  de  la  messe.  —  Toute  la  con- 
ception sacrificielle  de  notre  auteur  repose  sur  la  dis- 
tinction qu'il  croit  augustinienne  du  triple  corps  du 
Christ,  corps  eucharistique,  corps  né  de  Marie  et  corps 
mystique  à  savoir  l'Église.  3,  col.  1513. 

Le  corps  eucharistique  est  l'œuvre  du  Christ  glorifié, 
souverain  prêtre.  Par  les  paroles  :  «  Ceci  est  mon 
corps  »,  les  éléments  eucharistiques  deviennent  le 
corps  du  Christ,  4,  col.  1514,  sont  divinement  consacrés. 

3,  col.  514.  Le  Christ,  s'il  ne  souffre  pas  sur  l'autel,  veut 
exercer  néanmoins  son  activité  dans  la  consécration, 
consecrando  venil  verterc,  7,  col.  1517,  verum  corpus 
creare,  consecrare.  6,  col.  1517.  Au  terme  de  cette  acti- 
vité divine  se  trouve  sur  l'autel  le  corps  eucharistique 
sumplibile,  qui  entre  au  moment  de  la  prière  Jubé  hœc 
perjerri  en  relation  très  intime  avec  le  corps  glorifié 
inconsumplibile  :  Ad  illa  verba  Hoc  est  corpus 
meum  fil  corpus  Domini,  et  supplicante  sacerdole, 
corpus  Domini  sumplibile  transjerlur  in  corpus  Domini 
nalum   de    Virgine   quod  est  penitus   inconsumplibile. 

4,  col.  1514. 

Par  le  fait  de  cette  relation,  une  vertu  du  corps  du 
Christ  qui  vit  au  ciel  est  communiquée  à  son  corps 
qui  est  sur  l'autel  pour  sanctifier  les  fidèles  qui  for- 
ment son  corps  mystique.  Voir  Vacant,  p.  32.  Ce  n'est 
point  le  corps  céleste  qui  nous  est  donné,  mais  ce 
qui  est  en  lui,  ce  qui  vient  de  lui,  tout  en  le  laissant 
dans   son    intégrité   absolue.   4,   col.    1514.    C'est,  en 


d'autres  termes,  un  fruit  qui  vient  de  lui  et  qui  est 
réservé  aux  seuls  élus  :  Dat  electis  tantummodo  suis 
fructum  suum.  3,  4,  5. 

Aussi  la  messe  est-elle  au  centre  d'un  grand  orga- 
nisme surnaturel  :  au  ciel,  le  corps  glorifié,  source  de 
grâces,  sur  l'autel,  le  corps  eucharistique,  moyen  et 
canal  de  grâces,  dans  l'Église,  le  corps  mystique,  nourri 
et  fortifié  par  la  chair  vivifiante;  en  haut,  la  chair 
inconsumptibilis,  dans,  invescibilis,  sur  l'autel,  la  chair 
sumplibilis,  data,  vescenda,  sumenda,  dans  l'Église,  la 
chair  corruptibilis,  accipiens,  vescens,  sumens.  Ces 
trois  chairs  forment  une  naturelle  unité.  7,  col.  1518. 
Mais  cette  unité  organique  est  semblable  à  celle  des 
deux  natures  dans  la  personne  du  Christ,  à  celle  de 
l'homme  et  de  la  femme,  qui  dans  le  mariage  ne  for- 
ment qu'une  seule  chair.  C'est  dire  qu'elle  laisse 
subsister  une  grande  différence  entre  le  corps  glorifié 
du  Christ,  et  le  corps  eucharistique.  Celui-ci  n'est 
pas  homme  :  Istud  non  est  homo,  tandis  que  le  Christ 
glorifié  est  Dieu  et  homme.  Nous  aurions  ainsi  deux 
grandeurs  différentes  au  ciel  et  à  l'autel  :  Aliud  spe- 
cialiter  corpus  Christi  quod  sedet  ad  dexteram  Dei, 
et  aliud  spccialiter  istud  quod  diuinitus  creatur.  Ces 
deux  choses  cependant  formeraient  une  unité  dont 
le  principe  serait  dans  la  divinité  du  Verbe  qui  pénètre 
à  la  fois  le  corps  glorifié  et  le  corps  eucharistique  : 
Ob  id,  non  duo  sont  corpora  sed  unum,  licet  aliud  spe- 
cialiter  illud,  aliud  istud  ;  quia  prorsus  adeps  Me 
jrumenti  id  est  divinilas  Verbi  facit  ut  unum  sit  corpus 
agni.  7,  col.  1517.  Cf.  Geiselmann,  op.  cit.,  p.  222-239. 
Ainsi  donc,  malgré  ses  formules  réalistes  du  début, 
l'anonyme  est  bien,  comme  Ratramne,  un  adversaire 
de  Paschase  et  de  son  réalisme  sacrificiel.  Comme 
Ratramne,  il  aboutit,  en  prétendant  s'autoriser  de 
saint  Augustin,  à  une  conception  symboliste-dynamiste 
qui  vkle  le  sacrifice  de  la  messe  de  la  présence  substan- 
tielle du  corps  glorifié,  et  ne  laisse  sur  l'autel  qu'un 
sacramentum  pénétré  de  la  vertu  du  Verbe. 

d)  Jean  Scot  Érigène.  —  Le  grand  spéculatif,  disciple 
du  pseudo-Denys,  néoplatonicien  de  tendance,  appelé 
en  France  par  Charles  le  Chauve  pour  être  mis  à  la 
tête  de  l'École  du  palais,  a  certainement  écrit  sur 
l'eucharistie  de  façon 'à  donner  prise  à  là  critique. 
Voir  art.  Érigène,  t.  v,  col.  402-434,  spécialement, 
405,  406;  art.  Eucharistie,  col.  1213. 

Hincmar,  vers  860,  lui  reproche  entre  autres  choses 
sa  conception  purement  figurative  de  la  messe. 
De  prsedestinatione,  xxxi,  P.L.,  t.  cxxv,  col.  296  1). 
Un  autre  contemporain,  Adrewald  de  Fleury,  écrit 
un  traité  De  corpore  contre  ses  «  inepties  ».  P.  L., 
t.  cxxiv,  col.  947-954. 

Point  n'est  besoin  pour  expliquer  ces  jugements  que 
Scot  ait  écrit  un  traité  spécial  De  corpore  et  sanguine 
Domini.  L'opinion  au  xie  siècle,  sans  doute,  lui  en 
attribuait  un.  Mais  «  le  livre  qui  circule  sous  son  nom 
au  xie  siècle  est  certainement  le  traité  de  Ratramne  ». 
Voir  la  preuve  de  cette  identification  dans  Heur- 
tevent,  Durand  de  Troarn,  appendice,  p.  253-285. 
Ce  que  nous  lisons  dans  les  œuvres  existantes  de 
l'Érigène,  particulièrement  dans  ses  commentaires  sur 
l'Exposition  de  la  hiérarchie  céleste  et  sur  l'Exposition 
de  la  hiérarchie  ecclésiastique,  ce  que  nous  savons  de 
l'orientation  générale  de  sa  pensée,  ce  que  nous  trou- 
vons dans  ses  passages  eucharistiques  suffit  à  légi- 
timer le  jugement  d'Hincmar.  Sa  conception  générale 
de  la  religion  et  du  salut,  une  sorte  de  monophysisiiK' 
dont  il  a  trouvé  le  germe  dans  pseudo-Denys,  le 
porte  à  minimiser  l'importance  de  l'humanité  et  par 
conséquent  de  la  chair  du  Christ  dans  l'œuvre  rédemp- 
trice, à  faire  évanouir  en  quelque  sorte  l'humanité 
glorifiée  dans  la  divinité.  In  cœlest.  hier.,  c.  m,  P.  /.., 
t.  cxxii,  col.  175  D.  Cf.  :  Carnem  Christi  versam  jam 
in  spirilum,  jam  in   ipsum  Deum,  De  divis.  nalurse, 


1019        MESSE    DANS  L'ÉGLISE  LAT1NK,  LES   DÉFENSEURS  DE   PASCHASE 


1020 


1.  V,  c.  xxxvin,  t.  r.xxn,  col.  993  13;  humanitus  Christi 
iinum  cum  dcilule  jacta  nullo  loco  conlinetur,  nullo 
lempore  movetur,  nulla  forma  seu  sexu  circumscribitur. 
lbid.,  c.   xx,  col.  891  B. 

D'autre  part  sa  conception  sacramentaire  l'oriente 
vers  le  symbolisme.  C'est  une  erreur,  à  ses  yeux,  que 
de  penser  que  les  sacrements  ne  signifient  rien  de  plus 
élevé  en  dehors  d'eux.  In  cœlest.  hier.,  c.  n,  col.  171. 
C'est  au  nom  de  ce  principe  qu'il  attaque  probable- 
ment Paschase  dans  le  passage  suivant  :  Quid  ergo 
ad  hanc  magni  theologi  Dionysii  prœclarissimam  tubam 
respondenl,  qui  visibilem  cucharistiam  nihil  aliud  signi- 
fleare  prœter  se  ipsam  volunt  asserere,  dum  clarissime 
prœfata  tuba  clamet  non  Ma  sacramenla  visibilia 
colenda,  neque  pro  veritate  amplexanda,  quia  signifi- 
caliva  veritatis  sunt.  In  cœlest.  hier.,  c.  i,  col.  140  C. 

Dans  le  même  passage,  il  semble  bien  se  rattacher 
à  une  conception  symboliste  de  l'eucharistie.  Quelle 
est,  en  effet,  selon  lui  la  signification  de  l'eucharistie 
visible  que  les  prêtres  célèbrent  tous  les  jours?  Elle 
est  typica  similitudo  spiritualis  participationis  Jesu, 
quem  fideliter  solo  intellectu  gustamus,  hoc  est,  intelli- 
gimus.  Ibid.  Elle  est  donc,  continue-t-il,  le  type  de  la 
participation  de  Jésus  par  la  foi,  en  attendant  la  parti- 
cipation dans  la  contemplation. 

La  messe  ainsi  comprise  est  bien,  comme  Hinc- 
mar  l'a  remarqué,  un  pur  mémorial  du  Christ, 
moyen  de  participation  salutaire  à  Jésus  par  la  foi 
comme  le  baptême,  mais  vide  de  la  présence  du  vrai 
corps  du  Christ.  Voir  Gciselmann,  op.  cit.,  p.  134- 
142.  Par  son  spiritualisme  néoplatonicien  et  son 
symbolisme,  Scot  Érigène  mérite  d'être  compté  parmi 
les  adversaires  les  plus  avancés  du  réalisme  tradition- 
nel exposé  alors  par  Paschase. 

e)  Druthmar,  moine  tout  d'abord  de  l'abbaye  de 
Corbie,  puis  de  Stavelot  après  840,  écrivit  dans  ce 
dernier  couvent  son  Expositio  in  Matthœum.  Le  com- 
mentaire de  l'institution  de  l'eucharistie  y  est  «  d'un 
symbolisme  aigu  »  selon  la  juste  expression  de  F.  Ver- 
net,  art.  Eucharistie,  col.  1215;  il  suppose  chez 
l'ancien  moine  de  Corbie  la  même  inspiration  que 
chez  Ratramne. 

La  cène  y  apparaît  comme  la  consommation  de 
l'ancienne  alliance,  le  commencement  d'une  économie 
de  grâces  nouvelles,  et  d'un  nouveau  sacrifice.  Exp. 
in  Matth.,  P.  L.,  t.  evi,  col.  1476.  Ce  sacrement  est 
un  acte  symbolique,  évocateur  du  don  du  Christ  sur 
la  croix  et  de  son  amour  rédempteur,  c'est  le  lien 
d'amour  qui  relie  ceux  qui  restent  à  l'ami  absent  : 
Deus  prœcepit  agi  a  nobis  transferens  spiritualiter 
corpus  in  panem,  vinum  in  sanguinem,  ut  per  hsec 
duo  memoremus  quee  fecit  pro  nobis  de  corpore  et  san- 
guine suo,  et  non  simus  ingrati  tam  amanlissimœ 
charilali,  col.  1476  et  1477.  Ce  qui  s'est  fait  une  fois 
doit  être  rappelé  tous  les  jours  en  figure. 

En  quoi  consiste  cette  figuration  de  la  passion  ? 
En  ce  que,  d'abord,  par  leur  nature  le  pain  et  le  vin 
sont  aptes  à  signifier  les  effets  de  la  messe.  Le  vin, 
source  de  joie  et  de  force,  figure  admirablement 
l'action  divine  du  sang  du  Christ.  Le  pain,  réconfort 
du  cœur  de  l'homme,  est  bien  fait  pour  être  le  sym- 
bole de  l'amour  divin,  pour  mettre  sous  nos  yeux 
surtout  ce  pain  spirituel  de  la  divinité,  source  de  vie 
et  de  mouvement  pour  tout  homme,  col.  1476.  L'au- 
teur pense  ici  non  au  corps  du  Christ,  mais  à  la 
divinité  omniprésente  à  toute  créature. 

Les  éléments  du  pain  et  du  vin  remplissent  leur 
fonction  sacramentelle,  dès  qu'ils  sont  entrés  sur 
l'autel  en  relation  avec  le  corps  et  le  sang  du  Christ  : 
ceci  se  fait  par  un  acte  spirituel  qui  transfère  le  pain 
au  corps  et  le  vin  au  sang  du  Christ.  S'agit-il  de 
conversion  substantielle?  Il  ne  paraît  pas;  il  s'agit 
plutôt  d'une  relation  très  intime  établie  entre  le  pain 


et  le  corps  du  Christ;  hoc  est  corpus  meum  id  est  in 
sacramento.  Ainsi  Druthmar  ne  parlera-t-il  pas  d'une 
manducation  du  corps  du  Christ,  mais  d'une  parti- 
cipation toute  spirituelle  qui  établit  une  inhabitation 
mystique  du  fidèle  dans  le  Christ-Dieu  :  Qui  manducat 
carnem...  hoc  est  qui   manet  in  me  et  ego  in  eo.  Cum 

VIDEBITIS     FILIUM    HOMINIS    ASCENDENTEM    UBI    ERAT, 

lune  intelligetis  non  de  carne  corporis  dixisse,  quia 
caro  homini  ad  manducandum  nihil  prodest.  Munet 
quis  in  Deo  cujus  membrum  est,  manet  Ipse  in  nobis 
cum  sumus  templum  ejus.  Qui  perseveruveril  hic  sal- 
uus  erit.  Exp.  in  Joan.,  P.  L.,  t.  evi,  col.  1517  C.  C'est 
ainsi,  sans  doute,  par  cette  communion  mystique  à 
la  divinité,  que  le  nouveau  sacrifice  n'est  point  une 
ligure  vide,  mais  une  réalité  pleine  de  grâce. 

Cette  conception  du  nouveau  sacrifice  institué  par 
le  Christ  est  certes  loin  du  réalisme  traditionnel;  son 
spiritualisme  exagéré  éclate  lorsque  le  moine  de  Sta- 
velot, se  taisant  sur  la  présence  du  corps  du  Christ 
à  l'autel,  parle  du  pain  spirituel  comme  de  la  divinité 
dans  laquelle  hommes  et  créatures  se  meuvent  et 
vivent,  ou  de  la  communion  comme  d'une  inhabitation 
de  la  divinité  (et  non  du  corps  du  Christ)  en  nous. 

Une  telle  conception  a  des  airs  de  parenté  avec  celle 
de  Ratramne  et  s'explique  sans  doute  par  le  même 
milieu,  les  mêmes  influences,  le  même  scrupule  exagéré 
de  ne  point  matérialiser  l'eucharistie. 

2°  Réplique  de  Paschase,  Hincmar,  Adrevald, 
Haijmon  d'Alberstadt.  —  On  se  divisait  donc  vers  le 
milieu  du  ixc  siècle  sur  la  question  de  l'identité  du 
corps  eucharistique  avec  le  corps  historique,  et  cette 
division  entraînait  deux  conceptions  différentes  de  la 
messe. 

En  face  de  la  déviation  symboliste-dynamiste,  Pas- 
chase, Hincmar  et  Adrevald  de  Fleury  vont  défendre 
la  tradition  intégrale. 

1.  Paschase,  dans  YExposilum  in  Matthœum  xxti, 
avait  déjà  devant  les  yeux  ses  adversaires  :  Audiant 
qui  volunt  extenuare  hoc  verbum  corporis  quod  non  sii 
vera  caro  Christi,  volentes  plaudere  quasi  quœdam 
virlus  sit  carnis.  P.  L.,  t.  cxx,  col.  1356. 

Sur  la  fin  de  sa  vie,  il  reprenait  sa  thèse  pour  la  pré- 
ciser et  la  défendre  dans  sa  lettre  à  Frudegarde,  qui 
était  hésitant.  La  raison  de  ce  trouble,  c'était,  pour 
Frudegarde  du  moins,  l'autorité  de  saint  Augustin  et 
particulièrement  le  texte  du  De  doctrina  christiana 
que  l'on  objectait  à  la  thèse  de  Paschase. 

L'abbé  de  Corbie,  sans  rien  abandonner  de  sa  doc- 
trine, la  formula  plus  nettement  encore  et  l'appuya 
sur  l'Écriture,  sur  l'autorité  des  Pères  aussi  bien 
d'Augustin  que  d'Ambroise,  enfin  sur  la  raison. 

La  thèse  est  formulée  en  fonction  de  l'erreur  :  Le 
Christ  est  sur  l'autel,  non  in  figura,  sed  in  re  et  in 
proprietale  atque  in  natura,  quœ  vita  naluraliter  ut 
Deus  exislit,  et  ideo  non  virlus  tanlum,  sed  proprielas 
naiurœ  jure  creditur.  Episl.,  col.  1362  AB. 

Il  la  fonde  sur  l'Écriture  qu'il  ne  permet  point  que 
l'on  minimise.  Le  Maître  n'a  pas  dit  :  Hoc  est  vel  in  hoc 
mysterio  est  quœdam  virtus  vel  figura  corporis  mei, 
sed  non  ficte  :  Hoc  est  corpus  meum.  Col.  1357  A.  Pour 
fortifier  Frudegarde,  il  demande  à  saint  Augustin  des 
textes  qui  éclaireront  les  expressions  plus  ou  moins 
obscures  échappées  à  la  plume  du  grand  évêque.  Si 
Paschase  ne  fut  pas  toujours  heureux  dans  son  choix, 
et  s'il  lui  arriva  de  citer  comme  texte  de  saint  Augustin 
des  extraits  d'un  auteur  inconnu  du  vme  ou  ixe  siècle, 
il  faut  reconnaître  qu'il  employa  légitimement  dans 
son  argumentation  un  texte  très  réaliste  que  l'on 
trouve  dans  plusieurs  commentaires  de  .psaumes  de 
saint  Augustin  :  Hoc,  inquit,  postea  biberunt  in  calice 
credenles,  quod  fuderunt  in  cruce  sœvienles.  Col.  1354  Be. 
A  la  lumière  de  ces  textes  il  fit  de  la  Lettre  à  Boni  face 
et  du  De  doctrina  christiana,  une  exégèse  conforme  au 


1021       MESSE    DANS    L'ÉGLISE    LATINE,   LES   DÉFENSEURS  DE  PASCHASE       1027 


réalisme,  et  montra  que  la  doctrine  de  ces  écrits 
s'harmonisait  avec  celle  de  saint  Ambroise.  Il  cita 
enfin  de  nouveaux  témoignages  patristiques  bien 
choisis  de  Cyprien.  Eusèbe  d'Émèse,  Grégoire,  Cyrille 
d'Alexandrie.  De  ces  témoignages  négligés  par  Ra- 
trainne  se  dégageait  une  impression  puissante  de 
réalisme  sacrificiel.  Ils  seront  repris  souvent  plus 
tard  par  les  auteurs  soucieux  de  défendre  l'idée  tra- 
ditionnelle de  l'eucharistie  et  du  sacrifice  de  la  messe. 
Voir  I.epin,  op.  cit.,  p.  37-47. 

En  face  de  ce  mystère  de  l'autel,  Paschase  rappelle 
aussi  la  part  de  la  foi  et  de  la  raison  :  celle  de  la  foi, 
recevoir  comme  les  apôtres  le  mystère  jadis  institué  : 
col.  1359  A;  celle  de  la  raison  :  confesser  sa  faiblesse 
devant  le  mystère  de  l'autel  comme  devant  celui  de 
l'incarnation,  col.  1358  B. 

Paschase  mourut  vers  860  sans  avoir  vu  le  triomphe 
de  ses  idées:  mais  ses  efforts  ne  furent  pas  vains;  en 
luttant  pour  la  thèse  de  l'identité  du  corps  historique 
et  du  corps  eucharistique,  il  luttait  pour  la  défense  du 
caractère  essentiel  du  mystère  de  l'autel  :  l'identité  du 
prêtre  et  de  la  victime  à  la  messe  et  sur  la  croix.  Sans 
doute,  longtemps  encore  les  esprits  vont  rester  par- 
tagés sur  la  thèse  de  l'identité  :  chez  les  uns  les  deux 
tendances  réaliste  et  dynamiste  coexisteront  ;  chez 
d'autres,  l'opposition  au  réalisme  persistera;  d'autres 
se  rallieront  de  plus  en  plus  au  réalisme  de  Paschase  : 
sa  position  n'avait-elle  point  pour  elle  la  piété  tradi- 
tionnelle et  l'ensemble  des  témoignages  patristiques? 
La  lutte  contre  Bérenger  sera  surtout  menée  d'après 
la  méthode  et  les  arguments  de  Paschase,  et  la 
condamnation  de  l'archidiacre  de  Tours  sera  la 
conclusion  dogmatique  toute  naturelle  de  la  lutte 
engagée  sous  Charles  le  Chauve  par  Paschase  en 
faveur  du  réalisme  du  mystère  eucharistique. 

2.  Hincmar  (j  882)  ne  se  contenta  point  de  rejeter 
comme  une  nouveauté  la  conception  de  Scot  sur  la 
messe,  pur  mémorial  de  la  croix;  à  la  suite  de  Pas- 
chase et  comme  lui,  il  sut  faire  la  synthèse  des  points 
de  vue  d'Ambroise  et  d'Augustin,  et  en  s'inspirant, 
non  seulement  de  ces  deux  autorités,  mais  surtout 
de  Florus  et  de  Bède,  il  exposa  la  doctrine  du  sacrifice 
chrétien.  Pour  lui  comme  pour  Paschase,  le  Christ 
est  à  la  fois  prêtre,  victime  et  autel  du  sacrifice  chré- 
tien. 

Le  prêtre  éternel  identique  à  la  cène,  à  l'autel  et  au 
ciel.  —  Jésus-Christ  dans  son  incarnation  est  devenu 
notre  prêtre.  Prêtre  éternel,  il  a  institué  lui-même  le 
mystère  de  notre  foi  :  De  cavendis  viliis,  c.  vm,  P.  L., 
t.  cxxv,  col.  913  AB.  A  l'autel,  il  continue  d'exercer 
son  activité  sacerdotale  par  la  puissance  miraculeuse 
de  sa  parole  dans  la  consécration  :  Jésus  qui  altaribus 
sacrosanclis  inter  immolandum,  utpote  proposita  conse- 
craturus,  adesse  non  dubitatur.  Id.,  c.  ix,  col.  915  B. 
C'est  Dieu  qui  consacre  par  les  paroles  évangéliques  : 
Deus  enim  adest  verbis  suis  evangelicis  sine  quibus 
sacramentum  non  consccralur,  et  ipse  sanctificat  sacra- 
menlum  suum  et  (acit  seipsum.  Id.,  c.  x,  col.  924  15. 

La  parole,  jadis  créatrice,  puis  source  de  miracles 
chez  les  prophètes  et  dans  l'Évangile,  garde  le  pouvoir 
de  changer  la  nature  du  pain  et  du  vin  au  corps  et  au 
sang  du  Christ.  Col.  917,  927.  Aussi,  quel  que  soit  le 
prêtre  visible,  fût-il  schismatique,  hérétique  ou  immo- 
ral, s'il  respecte  la  tradition  dans  la  forme  du  sacrifice, 
la  messe  demeure  valide,  car  elle  est  toujours  l'œuvre 
du  prêtre  éternel.  Col.  924  D.  C'est  un  point  de  vue 
opposé  à  celui  de  Florus. 

Enfin,  ce  qui  se  passe  à  l'autel  se  raccorde  avec  ce 
qui  se  passe  au  ciel  :  là,  le  Christ  prêtre  s'offre  perpé- 
tuellement pour  nous.  On  dirait  que  le  sacrifice  terrestre 
n'est  que  l'aspect  visible  du  sacrifice  céleste  où  le  Christ 
offre  pour  nous  un  holocauste  ininterrompu,  par  le 
fait  qu'il  montre  sans  cesse  au  Père  la  chair  qu'il  a 


prise  pour  nous  dans  son  incarnation.  Tous  les  mots 
sont  à  peser  dans  la  formule  pleine  qui  suit  :  Non 
ergo  in  /lelibus,  non  in  actibus  nostris,  sed  in  aduoeati 
nostri  allegatione  confidamus,  qui  pro  nobis  sine  inler- 
rnissione  liolocauslum  Redemplor  piissimus  immolât, 
quia  sine  cessalione  Patri  suam  pro  nobis  incarnationem 
demonstrat.  Ipsa  quippe  incarnatio  noslrœ  est  emun- 
dationis  oblatio.  Cumque  se  Iwminem  oslendit,  delicla 
hominis  interveniens  diluit,  et  humanitatis  suse  mi/sterio 
perenne  sacri/icium  immolât,  quia  hsec  sunt  quœ  mundal 
sacerdos  pro  nobis  factus  et  sacrificium  et  allure.  Id., 
c.  vin,  col.  913.  L'idée  de  sacrifice  paraît  bien  être  ici 
rattachée  surtout  à  l'incarnation. 

La  victime  identique  à  la  cène,  sur  la  croix  et  à 
l'autel.  —  Notre  Pâque  éternelle,  c'est  le  Christ  immolé, 
id.,  c.  ix,  çol.  917,  que  le  prêtre  éternel  consacre  sur 
l'autel.  Hincmar  proclame  en  termes  très  réalistes  la 
vérité  du  sacrifice  de  l'autel  qui  renouvelle  l'offrande 
et  l'immolation  de  la  passion.  Prœdicate  occisum  et 
offerte  in  suo  mysterio  immolandum,  et  quotidie  pro 
vobis  id  est  pro  peccatoribus  mortuum  crédite.  C.  x, 
col.  922  B. 

Ainsi  le  fidèle  vient-il  chercher  à  l'autel  le  corps  tout 
chaud  du  crucifié  et  boire  son  sang  vermeil,  corpus 
crucifixi  in  ara  crucis  torridum  sumens,  una  cum  ejus 
cruore  roseo  de  latere  crucifixi  profuso.  Ibid., col.  928  A. 
De  là  cette  conclusion  naturelle  :  dans  l'Église  pas  de 
vrai  sacerdoce,  pas  de  vrai  sacrifice  en  dehors  du 
sacerdoce  et  du  sacrifice  propitiatoire  du  Christ  prêtre 
et  victime.   Ibid. 

L'autel  du  sacrifice  chrétien.  ■ —  C'est  l'humanité 
du  Christ  :  Altare  enim  de  terra  Deo  facere,  est  incar- 
nationem mediatoris  adorare.  C.  vm,  col.  912. 

3.  Adrei'ald  moine  de  Fleury  (|  vers  878),  défendit 
aussi  la  vérité  du  sacrifice  eucharistique  contre  les 
«  inepties  »  de  Jean  Scot,  dans  un  traité  dont  une  partie 
a  été.  publiée  par  d'Achéry,  Spicilegium,  t.  i,  p.  150  : 
De  corpore  et  sanguine  Christi,  reproduit  dans  P.  L., 
t.  cxxiv,  col.  947-954.  Ce  recueil  se  compose  de  sen- 
tences de  Pères,  en  particulier,  de  saint  Jérôme,  de 
saint  Augustin  et  de  saint  Grégoire. 

4.  Haymon  d' Alberstadt  (f  853),  dans  quelques-unes 
des  homélies  qui  lui  -sont  attribuées,  Homil.,  lxiii, 
lxiv,  lxvi,  lxxii,  se  montre  comme  Paschase  un 
témoin  du  réalisme  sacrificiel.  Voir  surtout  Hom., 
lxiv,  P.  L.,  t.  cxviii,  col.  363  C  :  Mcrito  idem  panis  in 
carnem  Domini  mutalur,  non  per  figuram  neque  per 
umbram,  sed  per  verilatem.  Credimus  enim  quod  in 
veritate  caro  est  Christi. 

3"  Suites  de  la  controverse  paschasienne. — ■  Les  impul- 
sions variées  données  aux  études  du  mystère  eucha- 
ristique durant  la  première  moitié  du  ixc  siècle  vont 
demeurer  agissantes  après  la  controverse  paschasienne. 
C'est  ainsi  que  l'ancienne  Exposilio  missse  :  Dominus 
vobiscum  sera  rééditée  au  xe  siècle  et  corrigée,  de  façon 
à  marquer  les  paroles  de  l'institution  comme  moment 
de  la  consécration,  suivant  les  données  de  la  liturgie 
romaine.  Voir  Geiselmann,  Sludien  zu  fruhmitlelal- 
terlichen  Abendmahlschriften,  p.  88,  et  Die  Eucharistie 
lehre  der  Vorscholastik,  p.  81.  C'est  ainsi  que  l'influence 
d'Amalaire  se  perpétuera  par  VExpositio  missœ  :  Pro 
mullis.  Voir  Wihnart,  art.  Expositio  missœ  du  Diction, 
d'arch.,  t.  v,  col.  1022.  Celle  de  Florus  va  se  continuer 
par  Rémi  d'Auxerre. 

Tandis  que  les  idées  de  Paschase  vont  avoir  un 
large  écho  chez  les  moines  de  Cluny,  et  grâce  aux 
œuvres  de  Gézon  de  Tortone,  Liber  de  corpore  et  san- 
guine Domini,  P.  L.,  t.  cxxxvu,  col.  376-106,  et  de 
Ratifier  de  Vérone  :  Excerptum  ex  dialogo  confessio- 
nali,  c.  xv,  P.  L.,t.  cxxxvi, col,  403-401,  et  c  inclusion, 
col.  444,  la  tradition  de  Ratramne  va  trouver  un 
disciple  et  un  propagateur  dans  Aelfrik  (t  1020).  La 
tendance   à   expliquer  la  constitution   et    l'unité    du 


1023      MESSE   DANS  L'ÉGLISE   LATINE,  LES  AUTEURS  DU  X*  SIÈCLE      1C24 


sacrifice  eucharistique  non  par  l'identité  de  la  victime 
de  l'autel  et  de  la  croix,  mais  par  l'unité  du  Verbe 
omniprésent  à  toutes  les  hosties,  va  se  retrouver  chez 
le  pseudo-Primasius,  Rémi  d'Auxerre  et  Hériger  de 
Lobbcs.  Au  seuil  du  xi»  siècle,  Gérard  de  Cambrai  uti- 
lisera les  pensées  d'Augustin,  de  Bède  et  de  Paschase 
pour  défendre  la  vérité  du  sacrement  et  du  sacrifice 
eucharistique  contre  les  cathares.  Ces  auteurs  ne  font 
guère  progresser  la  théologie  du  sacrifice  de  la  messe; 
aussi  sufTira-t-il  de  signaler  ce  qu'ils  peuvent  avoir 
d'original. 

1.  Explication  de  l'identité  du  sacrifice  de  la  croix 
et  du  sacrifice  de  l'autel  par  l'unité  du  Verbe  omni- 
présent.—  On  la  trouve  dans  le  pseudo-Primasius,  dans 
un  commentaire  de  l'Épître  aux  Corinthiens,  P..L., 
t.  cxvii,  col.  567-577,  et  dans  Rémi  d'Auxerre. 

Ces  différents  auteurs,  à  la  suite  de  l'anonyme  de 
la  lettre  à  Égil.ne  se" contentent  point  d'aflirmer  l'unité 
du  sacrifice  chrétien,  l'identité  du  sacrifice  de  l'autel 
et  de  celui  du  Calvaire,  de  démontrer  cette  identité 
par  l'unité  de  la  victime  toujours  la  même;  ils  en 
cherchent  l'explication  dans  l'unité  du  Verbe  omni- 
présent :  c'est  cette  unité  du  Verbe,  possédant  partout 
le  même  corps  qui  fonde  l'unité  de  sacrifice.  Voir 
Geiselmann,  Die  Eucharistielehre,  c.  ni;  §2,  p.  171-176. 

Telle  est  la  pensée  exprimée  par  l'auteur  inconnu 
d'un  commentaire  publié  sous  le  nom  de  Primasius  : 
In  Episiolam  ad  Hebrœos,  P.  L.,  t.  lxviii,  col.  685  sq. 
Aptissime  ergo  animadvsrtendum  est,  quia  divinilas 
Verbi  Dei,  quœ  una  est,  et  omnia  replet  et  iota  ubique  est 
ipsa  facit  ut  non  sint  plura  sacrificia,  sed  unum,  licet 
a  mullis  ofjeratur,  et  sit  unum  corpus  Christi  cum 
illo  quod  suscepit  in  utero  virginali,  non  multa  corpora; 
...  proinde  unum  est  hoc  sacrificium  Christi  non  diversa, 
sicut  illorum  erant.  Nam,  si  aliter  esset,  multi  essent 
Christi,  quod  absit.  Llnus  ergo  ubiqu;  est,  et  hic  plenus 
existais  et  illic;  plénum  unum  corpus  ubique  habens. 
Et  sicut  qui  ubique  offertur  unum  corpus  est,  non  multa 
corpora,  ita  etiam  et  unum  sacrificium.  Col.  748  B. 
L'auteur  semble  déduire  ici  l'identité  du  sacrifice  chré- 
tien, et  son  unité,  ainsi  que  l'omniprésence  du  même 
corps  sur  tous  les  autels  de  l'ubiquité  du  Verbe;  il 
n'est  pas  nécessaire  de  souligner  ce  qu'a  de  défectueux 
une  telle  déduction,  puisqu'elle  implique  la  confusion 
entre  une  propriété  particulière  à  la  divinité  du  Verbe, 
et  le  fait  miraculeux  de  la  multiplication  du  corps  du 
Christ. 

On  retrouve  la  même  idée  chez  Rémi  d'Auxerre 
(t  908).  Son  Expositio  misses  «  vaut  surtout  par  sa 
dépendance  de  celle  de  Florus  dans  la  seconde  partie. 
De  plus,  elle  eut  la  fortune  d'être  comprise  dans  le 
De  divinis  officiis  de  pseudo-Alcuin  dont  elle  forme  le 
chapitre  xl,  et  grâce  à  ce  contexte,  elle  servit  assez 
longtemps  à  défendre  des  idées  qui  perdaient  la 
faveur.  »  Vv'ilmart,  art.  cit.,  col.  1206.  La  plupart  du 
temps,  cet  auteur  se  contente  de  transcrire  le  texte  de 
Florus;  c'est  dans  une  de  ses  rares  additions  à  ce 
texte,  qu'il  introduit  sa  théorie  des  rapports  entre  le 
corps  eucharistique  et  le  corps  historique,  même  l'ex- 
plication de  ceux-ci  par  l'ubiquité  du  Verbe  :  Quia 
sicut  divinitas  Verbi  Dei  una  est,  quœ  totum  implet 
mundum,  ita  licet  multis  locis  et  innumerabilibus  diebus 
illud  corpus  consecretur,  non  sunl  tamen  multa  corpora 
Christi,  neque  multi  calices,  sed  unum  corpus  Christi  et 
unus  sanguis  cum  eo  quod  sumpsit  in  utero  Virginis  et 
quod  dédit  apostolis.  Divinilas  enim  Verbi  replet  illud 
quod  ubique  est  et  conjungit  ac  facit  ut,  sicut  ipsa  una 
est,  ita  conjungatur  corpori  Christi  et  unum  corpus  ejus 
sit  in  veritaie.De  celebratione  missœ,  P.  L.,  t.  ci,  col.  1260. 

On  retrouve  des  idées  semblables  dans  le  commen- 
taire de  la  première  aux  Corinthiens,  P.  L.,  t.  cxvii, 
col.  567-575,  qui  figure  dans  P.  L.,  sous  le  nom 
d'Haymon  d'Alberstadt,  mais  pourrait  être  de  Rémi. 


Même  souci  en  efTet  de  mettre  en  relief  la  vérité  du 
corps  qui  est  offert  sur  l'autel,  Cum  jam  licet  panis 
videalur,  in  veritate  corpus  Christi  est,  col.  572  D; 
même  conception,  mais  plus  explicitement  affirmée, 
de  la  constitution  du  corps  eucharistique  fait  de  pain 
et  d'une  vertu  divine  :  Panis  quem  quotidie  consecrant 
sacerdotes  in  Ecclesia,  cum  virlute  divinitalis  quœ 
illum  replet  panem,  verum  corpus  Christi  est,  col.  572  C; 
même  conception  de  la  divinité  omniprésente  comme 
principe  d'unité  entre  le  corps  eucharistique  et  le 
corps  historique  :  Divinitatis  enim  plenitudo  quœ 
fuit  in  illo,  replet  et  istum  panem,  et  ipsa  divinilas  quœ 
implet  cœlum  et  terram,  ipsa  replet  corpus  Christi  quod 
a  multis  sacerdolibus  per  universum  orbem  sanclificatur, 
et  facit  unum  corpus  esse,  col.  564  C  ;  même  conception 
enfin  de  l'unité  du  corps  mystique,  fruit  de  la  com- 
munion au  corps  eucharistique.   Ibid. 

Cette  théorie,  loin  d'expliquer  comme  la  tradition 
le  faisait,  l'unité  du  sacrifice  chrétien  par  l'identité 
absolue  de  la  victime  présente  sur  l'autel  avec  la 
victime  du  Calvaire,  présuppose  la  différence  du  corps 
eucharistique  et  du  corps  historique,  se  fonde  sur  une 
théorie  dynamiste  qui  supprime  en  fait  la  présence 
du  vrai  corps  du  Christ  à  l'autel,  pour  n'admettre 
comme  victime  du  sacrifice  chrétien  qu'un  pain 
pénétré  d'une  vertu  divine  :  c'est  la  divinité  même  du 
Verbe  qui,  immanente  par  son  ubiquité  jadis  à  la 
victime  du  Calvaire  et  maintenant  à  tous  les  pains 
consacrés,  unifie  par  sa  vertu  omniprésente  toutes  les 
hosties  du  sacrifice  chrétien. 

2.  Explication  de  l'unité  du  sacrifice  chrétien  par 
l'identité  du  corps  du  Christ  offert  sur  la  croix  et  à 
l'autel.  ■ —  Cette  théorie  est  surtout  présentée  par 
Rathier,  évêque  de  Vérone  (t  974),  à  la  fin  de  son 
ouvrage  :  Excerptum  ex  dialogo  confessionali.  Rathier 
y  recommande  et  y  transcrit  quœdam  excerpla  ex  opus- 
culis  cujusdam  Paschasii  Radberti.  P.  L.,  t.  cxxxvi, 
col.  444  A. 

C'est  bien,  en  effet,  la  doctrine  paschasienne  de 
l'identité  du  corps  du  Christ  à  l'autel  et  à  la  cène 
qui  se  dégage  de  l'ensemble  de  ses  écrits.  Prœloquio- 
rum,  1.  III,  16,  P.  L.,  t.  cxxxvi,  col.  231  ;  Synodica  ad 
presb.,  îv,  ibid.,  col.  557A  :  Qui  ergo  panis,  ipse  est 
agnus,  qui  agnus,  ipse  Christus,  qui  Christus,  ipse 
est  Pascha,  qui  Pascha,  ipse  pro  nobis  immolatus.  Il 
faut  noter  cependant  les  hésitations  de  sa  pensée  sur 
l'objectivité  du  sacrilice  des  indignes.  Touchant 
l'objectivité  du  sacrifice  dignement  offert,  point  de 
doute  :  Nam  de  digno  oblato  sacrificio,  quod  caro  sit 
nihil  hœsito.  Sur  l'objectivité  du  sacrifice  des  indignes, 
il  avoue  sa  perplexité.  Cependant,  appuyé  sur  les 
témoignages  de  saint  Jean  Chrysostome  et  de  saint 
Augustin,  il  conclut  dans  le  sens  traditionnel  à  une 
objectivité  identique  dans  les  deux  cas  :  Hoc  itaque 
sensu  mihi  videlur  idem  esse  hoc  sacrificium  bono  quod 
malo,  digno  quod  indigno,  sed  non  idem  prœstare.  De 
contemptu  canonum,  i,  21,  P.  L.,  t.  cxxxvi,  col.  510. 

On  retrouve  chez  l'évêque  de  Vérone  un  écho  de 
la  pensée  amalarienne  sur  l'importance  du  Pater, 
dans  la  consécration  eucharistique  :  Cum  vero  illa 
specialissimc  oratione  censeretur  oblatio  populo  porri- 
genda,  ubi  Deo  dicitur  :  Pater  noster.  Ibid.,  col.  511  A. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  ces  deux  derniers  points,  il 
reste  que  Rathier  est  un  excellent  témoin  du  réalisme 
sacrificiel  de  la  messe  au  xe  siècle.  Voir  dans  le  même 
sens  Gézon  de  Tortone,  dans  le  traité  cité  plus  haut. 

3.  Explication  ultra  spirilualisle  des  rapports  du 
sacrifice  de  la  croix  et  de  celui  de  l'autel  :  Thèse  de  la 
distinction  entre  le  corps  historique  du  Christ  et  le  corps 
eucharistique.  ■ —  Comme  représentant  de  cette  idée, 
il   faut   citer   Aelfric   (t   vers    1020). 

Cet  auteur  se  fait  l'écho,  à  la  fin  du  x°  siècle,  de  la 
pensée    de   Ratramne   sur   la   non-identité   du   corps 


1025    MESSE    DANS   L'ÉGLISE   LATINE,  LES  AUTEURS  DU   X«  SIÈCLE    1026 


eucharistique  et  du  corps  historique  du  Christ.  S'il 
parle  de  conversion  du  pain  et  du  vin  in  corpus  spiri- 
tuelle, in  sanguinem  spiritualem,  Epist.  ad  Wulf- 
slanum,  clans  J.  M.  Routh,  Scriptorum  ecclesias.opus- 
cula,  3e  édit.,  Oxford.  1858,  t.  n,  p.  107-168,  il  la 
conçoit  a  la  façon  de  Katramme  et  voit  sur  l'autel  un 
corps  tout  dillérent  de  celui  qui  était  sur  la  croix: 
Xon  est  idem  corpus  quo  passus  est,  dit-il  clairement. 
Son  est  corpus  Christi  corporaliter,sed  spiritualiter,  non 
corpus  illud  quo  passus  est,  sed  corpus  illud  de  quo 
locutus  est  :  Hoc  est  corpus  mf.u.m.  Ces  phrases  et 
d'autres  qui  équipaient  l'eucharistie  avec  la  nourri- 
ture spirituelle  du  désert  révèlent  en  Aelfric  un  héritier 
de  la  pensée  de  Ratramne,  un  théologien  qui  compro- 
met comme  lui  la  vérité  du  sacrifice  de  la  messe  et 
son  identité  avec  celui  de  la  croix. 

On  pourrait  relever  des  tendances  semblables  dans 
un  traité  anonyme  du  ixe  ou  du  x»  siècle  :  Responsio 
cujusdam  de  corpore  et  sanguine  Domini,  publié  par 
L.  d'Achéry,  Spicilegium,  Paris,  1723,  p.  149  sq.,  et 
dans  les  écrits  d'Atton  de  Verceil,  In  Epist.  I,  ad 
Corinth.,  xi,  P.  L.,  t.  cxxxiv,  col.  379.  Voir  Geisel- 
mann.  Die  Eucharistielehre,  p.  2(53-267. 

4.  Essai  de  synthèse  des  explications  précédentes  par 
Hériger  (t  1007).  —  L'abbé  de  Lobbes  est  un  esprit 
conciliateur  qui  connaît  fort  bien  la  controverse 
suscitée  au  temps  de  Paschase,  et  continuée  sous  ses 
yeux  touchant  la  question  de  l'identité  du  corps  eucha- 
ristique avec  le  corps  historique  du  Christ.  Il  en  voit 
la  portée  chez  ses  contemporains.  De  corpore  et  san- 
guine Domini,  i,  P.  L.,  t.  cxxxix,  col.  180  B.  Il  en  sait 
la  complexité  à  raison  de  la  diversité  des  opinions  des 
Pères,  mais  il  estime  que  ces  diversités  doivent  se 
réduire  à  l'unité.  Ibid.,  col.  179  et  180.  Il  en  fait  con- 
naître objectivement  les  partenaires  principaux,  d'un 
côté  Paschase  avec  l'appui  de  nombreux  Pères  et  parti- 
culièrement de  saint  Ambroise,  de  l'autre  Raban  dans 
la  lettre  à  Égil  et  Ratramne  avec  l'appui  de  saint 
Jérôme,  et  l'autorité  de  saint  Augustin.  En  faveur  de 
la  thèse  de  l'identité,  il  cite  Ambroise,  le  pape  Léon, 
Basile  (en  réalité  saint  Jean  Chrysostome),  le  pape 
Grégoire  (le  Grand);  en  faveur  d'une  certaine  diversité 
il  apporte  le  témoignage  de  Jérôme,  de  Fulgence  et 
d'Eusèbe  d'Émèse  (en  réalité  Fauste  de  Riez).  Loin 
d'en  conclure  comme  certains  de  ses  contemporains  à 
une  opposition  de  ces  autorités,  il  affirme  au  contraire 
qu'elles  se  complètent.  Hoc  dici  figurate,  et  tamen 
corpus   Christi  esse   in   veritatc.    Ibid.,  iv,  col.    182  B. 

Il  ne  lui  suffit  point  de  marquer  l'état  de  la  question, 
il  en  propose  une  solution  qui  aboutit  à  un  essai 
d'explication  de  l'unité  de  sacrifice  de  la  messe.  Cette 
solution  s'inspire  tout  à  la  fois  de  la  pensée  de 
Paschase  en  ce  qu'elle  affirme  l'identité  de  la  chair 
eucharistique  et  de  fa  chair  née  de  la  vierge  Marie, 
de  celle  de  Ratramne  en  ce  qu'elle  ne  néglige  point 
l'aspect  symbolique  du  mystère  de  l'autel,  de  celle  de 
la  lettre  à  Égil,  et  de  pseudo-P.rimasius,  en  ce  qu'elle 
leur  emprunte  leur  formule  pour  expliquer  l'unité 
complexe  et  organique  des  trois  corps  du  Christ. 
Hériger  défend  le  réalisme  traditionnel  de  Paschase 
contre  les  exagérations  du  symbolisme  de  Ratramne, 
Exaggcralio,  Codex  gandav.  900,  fol.  35  :  O  Ratramne, 
hic  prœlermisisli  :  Liqucl,  inquit  Ambrosius,  quod 
prœler  naturœ  ordinem  Virgo  generauit,  et  hoc  quod 
con/icimus  ex  virgine  est.  Voir  aussi  fol.  40,  Dummler, 
-\> nés    Archiv,  t.  xxvi,  p.  755. 

Il  n'a  pas  de  peine  à  montrer  que  les  expressions 
symboliques  des  Pères  ne  vont  pas  contre  ce  réalisme 
eucharistique,  mais  font  connaître  un  autre  aspect 
vrai  du  mystère  :  figura  est,  dum  punis  et  vinum  extra 
videtur,  veritas  autem  dum  corpus  et  sanguis  Christi  in 
veritute  intérim  creditur.  De  corp.,  iv,  P.  L.,  t.  cxxxix, 
col.  182  C. 

DICT.    DE   TIIÉ0L.    CATH. 


Il  reconnaît  cependant  que  la  thèse  de  l'identité 
absolue  chère  à  Paschase  a  besoin  d'ôtre  expliquée. 
Il  la  commente  en  empruntant  les  termes  de  la  lettre 
à  Égil  (voir  ci-dessus,  col.  1016)  qui  insiste  à  la  fois  sur 
l'unité  organique  des  trois  corps  historique,  eucharis- 
tique et  mystique  et  sur  leurs  aspects  divers.  Ibid.,  vu, 
col.  186.  Il  insiste  encore  plus  loin  sur  cette  distinctio 
sacrifteii  dans  un  schéma  figuratif,  dont  il  donne 
L'explication  suivante  :  Chrislus  inconsumptibilis, 
invescibilis,  dal  ab  ipso  eucharistiam  sumendam,  ves- 
cendam,  datam  ex  ipso;  Ecclesia  corpus  ejus  sumens, 
vescens,  accipit  ab  ipso  datam.  Ibid.,  vin,  col.  186. 

Ainsi  au  sommet  et  à  la  source  de  l'organisme  unique 
de  la  vie  surnaturelle,  il  y  a  le  vrai  corps  ressuscité, 
inséparable  de  la  divinité,  au  centre  le  corps  eucha- 
ristique qui,  par  le  contact  mystérieux  opéré  au  Jubé 
hœc  perferri  entre  l'hostie  et  le  Christ  glorifié,  pontife, 
hostie  et  autel  de  sacrifice,  devient  «  connaturel  et 
conforme  à  celui-ci  »,  puis  le  corps  mystique  des  fidèles 
qui,  par  la  communion  du  corps  eucharistique,  est 
établi  en  connaturalité  avec  le  corps  ressuscité.  Que  la 
conformité,  la  connaturalité  ou  unité  du  corps  eucha- 
ristique soit  à  entendre  dans  le  sens  d'une  identité 
mystérieuse  de  ce  corps  avec  le  corps  historique  du 
Christ,  cela  résulte  de  l'ensemble  de  la  doctrine  d'Héri- 
ger.  Cette  identité  de  la  victime  de  l'autel  avec  le  corps 
historique  du  Christ  fonde  l'unité  du  sacrifice  de  la 
messe. 

Pour  établir  cette  unité,  Hériger  en  appelle  au 
témoignage  d'un  sage  :  Sed,  ut  ait  quidam  sapiens,  non 
ob  hoc  plures  carnes  vel  corpora,  sicut  nec  milita 
sacrificia  sed  unum,  licet  a  multis  offeratur,  per  loca 
diversa  et  tempora.  Quia  divinitas  Verbi  Dei,  quœ 
una  est  et  omnia  replet  et  tota  ubique  est,  ipsa  facit,  ut 
non  plura  sint  sacrificia,  sed  unum,  licet  a  multis  ofje- 
ratur, et  sit  unum  corpus  Christi  cum  illo  quod  suscepit 
in  utero  virginali.  Vere  enim  credendum  est  in  ipsa 
immolationis  hora,  cselos  aperiri  et  illud  angelico  minis- 
terio  in  sublime  deportari  altare  quod  est  ipse  Chrislus, 
qui  et  pontifex  et  hostia,  contactuque  illius  unum  fieri. 
Ibid.,  vm,  col.   187. 

«  Toutes  mes  recherches  pour  identifier  cette  cita- 
tion sont  demeurées  jusqu'à  présent  sans  résultat  », 
écrivait  dom  G.  Morin,  au  sujet  de  ce  texte,  Revue 
bénéd.,  1908,  t.  xxv,  p.  11.  Geiselmann  y  voit  une 
citation  libre  de  Rémi  d'Auxerre.  Die  Eucharistielehre, 
p.  275.  Cette  citation  nous  paraît  mieux  encore  s'iden- 
tifier pour  la  plus  grande  partie  avec  le  passage  du 
pseudo-Primasius  cité  plus  haut,  col.  1023.  Hériger, 
comme  ce  dernier,  fait  reposer  son  argumentation,  en 
faveur  de  l'unité  du  sacrifice  chrétien,  sur  l'ubiquité 
du  Verbe,  existant  tout  entier  partout  le  même,  insé- 
parablement uni  à  un  seul  corps  qui  est  identique  à 
celui  que  le  Christ  a  pris  dans  le  sein  de  la  vierge  Marie. 
Par  cet  appel  au  principe  de  l'ubiquité  du  Verbe, 
Hériger  se  rapproche  de  ceux  qui  soulignent  par 
ailleurs  la  diversité  entre  le  corps  eucharistique  et  le 
corps  historique;  il  reste  que,  malgré  ces  explications 
assez  obscures,  il  est  au  début  du  xi6  siècle  un  témoin 
de  la  doctrine  traditionnelle  défendue  par  Paschase 
touchant  l'identité  du  corps  historique  et  du  corps 
eucharistique. 

Il  se  fait  aussi  le  défenseur  direct  de  la  doctrine  de 
ce  théologien  touchant  la  nature  du  sacrifice  de  l'au- 
tel; il  montre  qu'elle  n'implique  point  de  nouvelles 
souffrances  et  une  nouvelle  passion  du  Christ,  comme 
le  prétend  à  tort  l'anonyme  de  la  lettre  à  Égil.  Ibid., 
ix,  col.  187. 

5.  Défense  de  la  doctrine  sur  le  caractère  sacrificiel 
de  la  messe  contre  les  cathares  :  Gérard  d?  Cambrai  et 
le  synode  d'Arras.  ■ —  lin  dehors  des  questions  d'écoles 
qui  portent  sur  l'unité  et  la  nature  du  sacrifice  eucha- 
ristique,  l'activité  théologique  s'exerce  au  cours  du 

X.  —  33 


1027     MESSE  DANS  L'ÉGLISE   LATINE,  .LA   CONTROVERSE    BÉRENGARIENNE     1028 


xi"  siècle,  contre  des  erreurs  radicales  qui  vont  jusqu'à 
rejeter  le  sacerdoce,  la  présence  réelle  et  le  sacrifice 
de  la  messe,  jusqu'à  demander  la  destruction  des 
églises  et  des  autels.  Raoul  Glaner  (f  1050)  nous  fait 
connaître  quelques-uns  de  ces  hérétiques  exécutés  à 
Orléans  en  1022.  Hislor.,  1.  III,  c.  vu,  P.  L.,  t.  cxlii, 
col.  659. 

En  1025,  Gérard,  évêque  de  Cambrai,  tient  contre 
eux  un  synode  à  Arras.  Les  Actes  de  ce  synode  expo- 
sent la  doctrine  de  l'Église  en  face  de  l'erreur  opposée. 
Les  hérétiques  prétendent  ne  reconnaître  dans  le 
sacrement  de  l'autel  que  ce  que  les  sens  nous  y  révè- 
lent :  nisi  quod  corporis  oculis  intuetur,  et  hoc  tanquam 
vile  negotium  respicit.  Acta  synodi  Atreb.,  P.  L.,  t.  cxlii, 
col.  1311  D.  En  face  de  cette  erreur,  évèques  et  fidèles 
professent  que  le  sacrement  du  corps  et  du  sang  du 
Christ  est  le  gage  de  notre  rédemption,  qu'il  contient 
la  même  chair  que  celle  qui  est  née  et  qui  a  souffert, 
que  le  mystère  eucharistique  ne  peut  être  consacré 
que  sur  un  autel  saint.   Ibid.,  col.   1312  B. 

Les  Actes  insistent  sur  le  caractère  sacrificiel  de  ce 
mystère  en  définissant  la  messe  selon  la  formule  isi- 
dorienne.  La  messe  est  à  la  fois  le  mémorial  d'une 
chose  passée  et  une  réalité  présente  :  Quod  quidem 
sacrifteium  de  pane  et  vino  cum  aqua;  ineffabili  sancti- 
ficatione,  cruce  et  verbis  illius  in  altari  consecratur 
dumque  passionis  et  resurrectionis  atque  in  eselum 
ascensionis  ibidem  salutifera  memoria  agitur,  verum 
ac  proprium  corpus  ipsius  Domini  et  sanguis  verus  ac 
proprius  efficitur  quamvis  aliud  esse  videatur.  Ibid., 
col.  1278  D.  Voir  aussi,  col.  1281  B,  le  commentaire 
des  mots  :  Hoc  facile  in  meam  commemorationem. 

L'autel  est  sacré;  c'est  l'image  du  sépulcre  du 
Christ  sur  lequel  le  sang  du  véritable  agneau  est 
offert.  Ibid.,  col.  1287  C.  Sans  doute  il  y  a  un  mystère 
en  ce  que  le  même  agneau,  partout  offert  et  consommé, 
reste  intact  et  vivant;  il  faut  s'y  soumettre  en  croyant 
fidèle.  Les  âmes  plus  sensibles  aux  choses  \isibles 
qu'aux  réalités  invisibles  en  trouveront  d'ailleurs  la 
révélation  dans  les  miracles  eucharistiques.  Ibid., 
col.   1281  sq. 

VI.  La  controverse  bérengarienne  du  xic  siècle. 
■ —  L'activité  théologique  est  excitée  au  xie  siècle  et 
au  commencement  du  xne  siècle  par  la  controverse  de 
Bérenger.  La  doctrine  de  l'archidiacre  de  Tours  tend 
à  ruiner  la  conception  réaliste  du  mystère  eucharisti- 
que; aussi  donne-t-elle  lieu  à  de  nombreuses  réfuta- 
tions qui  vont  mettre  en  un  meilleur  relief  l'idée  tra- 
ditionnelle de  la  vérité  du  sacrifice  chrétien.  Voir 
art.  Eucharistie,  col.  1217-1216,  et  art.  Bérenger, 
t.  ii,  col.   722. 

1°  Bérenger.  —  1.  Origine  de  sa  doctrine.  —  «  La 
controverse  provoquée  par  Bérenger  n'est  que  la 
reprise  de  la  discussion  ouverte  jadis  devant  Charles 
le  Chauve.  »  Batilïol,  L'eucharistie,  p.  380. 

Bérenger  systématise  et  accentue,  en  effet,  les  idées 
de  Batramne  qu'il  connaît  sous  le  nom  de  Jean  Scot; 
tandis  que  Lanfranc  son  adversaire  est  le  défenseur 
des  idées  de  Paschase.  «  Ingelram  de  Chartres  m'a 
appris,  écrit-il  à  Lanfranc,  un  bruit  qui  court.  Il 
paraîtrait  que  tu  vois  avec  déplaisir,  bien  plus,  que 
tu  as  qualifié  d'hérésie  les  idées  de  Jean  Scot  sur  le 
sacrement  de  l'autel,  idées  par  lesquelles  il  s'écarte 

de  la  manière  de  voir  de  Paschase  que  tu  as  adoptée 

Examine  sans  mépris  ce  que  je  dis.  Si  Jean  Scot  dont 
nous  approuvons  les  idées  eucharistiques  te  paraît 
hérétique  tu  dois  également  faire  des  hérétiques 
d'Ambroise,  de  Jérôme,  d'Augustin,  sans  parler  de 
tous  les  autres.  »  P.  L.,  t.  cl,  col.  63.  Traduction 
d'après  Heurtevent,  Durand  de  Troarn,  p.  130.  Ainsi, 
dès  le  début  de  la  controverse,  Bérenger  établit  ses 
positions  sur  la  ligne  de  Ratramne  et  en  appelle  aux 
mêmes  autorités  que  lui. 


2.  .S'a  conception  symbolisle-dynamisle  de  l'eucharistie. 
■ —  Quoi  qu'il  en  soit  des  idées  précises  qu'il  soutient 
alors,  il  fait  l'impression  à  ses  contemporains  d'avoir 
une  conception  symboliste-dynamiste  du  mystère 
eucharistique. 

Adelmann  de  Liège  (t  1062),  dans  une  lettre  De 
eucharistiœ  sacrumento  publiée  en  entier  dans  Heurte- 
vent,  op.  cit.,  p.  287-303,  lui  reproche  son  symbolisme  : 
!)<■  corpore  et  sanguine  Domini  sentire  uidearis...  non 
esse  vzrum  corpus  Christi...  sed  figuram  quamdum  et 
similitudinem.  P.  288. 

Même  reproche  chez  le  moine  Anastase  (t  1086)  dans 
une  lettre  à  l'abbé  Gérald,  De  verilate  corporis  et  san- 
guinis  Domini  :  post  consecrationem  panem  esse  mate- 
rialiter,  et  corpus  Domini  figuraliler  tuntum  et  non  vsra- 
citer.  P.  L.,  t.  cxlix,  col.  433  C.  De  même  Wolphelme 
abbé  de  Brunwiller  (t  1091),  dans  une  lettre  à  Mégin- 
hard.  De  sacrum,  eucharistiœ,  P.  L.,  t.  cliv,  col.  413. 

Aux  yeux  de  Hugues  de  Langres  (t  1051),  l'un  des 
premiers  adversaires  de  Bérenger,  celui-ci  soutient 
qu'il  n'y  a  sur  l'autel  qu'une  vertu  salutaire  du  corps 
du  Christ,  et  non  identiquement  ce  corps  :  le  sacre- 
ment de  l'autel  n'est  le  corps  du  Christ  que  ob  solam 
s(dutis  potentiam,  per  polentiam  simile.  De  corp.  et 
sang.  Christi,  P.  L.,  t.  cxlii,  col.  1327  et  1328.  Voir 
aussi  Durand  de  Troarn  dans  son  De  corp.  et  sang. 
Christi,  vers  1058,  1.  I,  P.  L.,  t.  cxlix,  col.  1377. 

D'ailleurs  les  définitions  que  donne  alors  Bérenger 
du  sacrement  et  du  sacrifice  dans  sa  réponse  à  Adel- 
mann sont  toutes  orientées  vers  le  symbolisme,  par 
exemple  celle-ci  :  Sacrificia  visibilia  signa  sunt  invi- 
sibilium  sicut  verba  sonantia  signa  sunt  rerum. 

3.  Conséquences  de  cette  conception  touchant  le  sacrifice 
de  la  messe.  —  a)  La  messe  n'implique  point  la  pré- 
sence sur  l'autel  de  la  victime  jadis  immolée. 

Entre  le  symbole  qui  est  le  sacrifice  visible  et  la 
réalité  invisible  qu'il  signifie,  Bérenger  met  toute  la 
distance  du  ciel  à  la  terre.  En  effet,  le  corps  du  Christ 
dans  sa  réalité  n'est  nulle  part  ici-bas,  mais  seulement 
au  ciel  jusqu'au  jour  du  jugement;  dire  le  contraire 
c'est  aller  contre  les  prophéties  de  David,  contre  les 
saints  apôtres  Pierre  et  Paul,  contre  les  Écritures 
authentiques.  De  sacra  ccena,  éd.  Vischer,  1834,  p.  157 
et  149,  etc. 

On  conçoit  que,  dans  cette  perspective,  la  conception 
traditionnelle  qui  voit  dans  la  messe  une  œuvre  mira- 
culeuse de  transsubstantiation  soit  ruinée.  Bérenger 
s'insurge  contre  cette  conception  défendue  par  Lan- 
franc, au  nom  même  de  la  justice  divine.  Il  est  incom- 
patible avec  la  religion  chrétienne  d'admettre  la  dis- 
parition du  pain  et  du  vin  sur  l'autel  et  l'apparition 
du  corps  du  Christ.  P.  91. 

Le  sacrifice  de  l'Église,  loin  de  comporter  une  dis- 
parition des  éléments  par  la  consécration,  entraîne 
de  ce  fait  une  élévation  de  ces  éléments  à  une  dignité 
nouvelle,  celle  de  sacrement  ou  symbole  salutaire  du 
vrai  corps  du  Christ  qui  est  au  ciel  ;  Omne  quod  sacretur 
necessario  in  melius  proi>;hi,  minime  absumi  per  corrup- 
tioncm  subjecti.  P.  146  et  248.  Le  canon  de  la  messe 
témoignerait  dans  ce  sens,  p.  277;  si  le  sacrifice  de 
l'autel  comportait  à  un  moment  donné  la  disparition 
du  pain  et  du  vin,  le  Christ  ne  serait  plus  le  prêtre 
selon  l'ordre  de  Melchisédech;  il  n'offrirait  plus  vrai- 
ment le  pain  et  le  vin.  P.  125. 

Ainsi,  les  éléments  du  sacrifice,  par  le  fait  de  leur 
consécration,  deviennent  des  objets  sacrosaints,  por- 
teurs d'une  vertu  divine,  p.  127,  230,  significatifs  par 
leur  similitude  d'un  objet  qu'ils  ne  contiennent  pas, 
le  corps  historique  du  Christ.  Le  pain  de  l'autel  est  la 
chair  du  Christ,  comme  le  Christ  est  la  pierre  angu- 
laire :  Panis  altaris  est  corpus  Christi,  eo  locutionis 
dicitur  génère,  quo  dicitur  :  Christus  est  summus  angu- 
laris    lapis.    P.    145,    194.    Aussi    Bérenger    défend-il 


1H2!»     MESSE  DANS  L'ÉGLISE  LATINE,  LA   CONTROVERSE   lSÉRENCxARIENNE     1030 


coniiiu'  l'expression  de  la  vérité  les  mois  de  Ratramne 
condamnés  à  Verceil  :  quœ  in  <illuri  consecrantur  esse 
figurant,  signum,  pignus  corporis  et  sanguinis  Domini. 
P.  37  et  43. 

b)  Il  n'y  a  qu'une  seule  ablution  au  sens  absolu.  ■ — 
Le  Christ  ne  s'est  offert  véritablement  qu'une  fois; 
le  sacrifice  de  l'Église  ne  peut  être  qu'un  mémorial 
par  rapport  au  sacrifice  passé  :  l'na  est  Ecclesiœ 
hostia  et  non  multa'...  quia  semel  oblatus  est  Christus, 
sacrificium  vero  Ecclesiœ  exemption  est  sacrificii  Christi. 
Entendre  ces  expressions  d'un  renouvellement  par 
l'Église  de  l'offrande  de  la  victime  présente  sur  l'autel, 
jadis  immolée  au  Calvaire,  ce  serait  multiplier  le 
Christ.  P.  131  et  191. 

Entre  les  sacrifices  de  l'Ancien  Testament  et  celui 
de  l'Église,  il  n'y  a  d'autre  distinction  que  celle  de 
signes  différents;  les  anciens  étaient  le  symbole  d'une 
chose  à  venir  ;  l'immolation  du  Calvaire,  le  sacrifice 
de  l'Église  est  la  commémoraison  de  cette  chose. 
P.  4.3.  Bref  le  sacrifice  de  l'Église  est  un  pur  mémorial. 
«  Le  pain  et  le  vin  subsistent  après  la  consécration 
comme  ils  existaient  avant.  Ils  sont  appelés  chair  et 
sang  du  Seigneur,  parce  que,  célébrés  dans  l'Église  en 
mémoire  de  la  chair  crucifiée  et  du  sang  répandu,  ils 
nous  rappellent  le  souvenir  de  la  passion  du  Seigneur, 
et  en  le  rappelant  nous  invitent  à  crucifier  incessam- 
ment notre  propre  chair  avec  ses  vices  et  ses  convoi- 
tises. »  C'est  en  ces  termes  que  la  théorie  est  résumée 
par  Lanfranc,  De  corp.,  xxn,  P.  L.,  t.  cl,  col.  440. 

Dans  la  logique  de  cette  conception,  il  n'y  a  point 
de  place  pour  une  communion  réelle  au  corps  et  au 
sang  du  Christ.  Bérenger  rejette  celle-ci  comme  un 
flagitium  :  le  sang  du  Christ  nous  est  proposé  dans 
la  communion  de  la  même  façon  que  dans  le  baptême, 
non  sensualiter.  P.  222.  La  communion  consiste  à  se 
reposer,  à  se  complaire  par  la  foi,  par  le  souvenir  dans 
l'incarnation  et  la  passion  du  Verbe,  acquiescendo  sibi 
in  incarnatione  et  passione  Verbi.  P.  254,  255;  p.  223, 
et  aussi  p.  71,  248.  Il  y  a  dans  ces  textes  non 
seulement  toutes  les  apparences,  comme  le  dit  Heur- 
tevent,  mais  l'affirmation  nette  et  d'ailleurs  cohé- 
rente avec  l'ensemble  du  système,  d'une  communion 
purement  spirituelle,  à  l'occasion  de  la  manducation 
du  pain  consacré  qui  ne  contient  point,  mais  symbolise 
le  corps  du  Christ.  Par  cette  communion,  le  fidèle 
reçoit  verœ  naturee  Christi  virtutem,  mais  non  le  corps 
du  Sauveur.  P.  250.  Voir  Heurtevent,  op.  cit.,  p.  213. 

Ainsi  Bérenger,  tout  en  conservant  certaines  maniè- 
res traditionnelles  de  parler  de  la  messe,  les  vide  de 
leur  contenu.  Il  fait  du  mystère  de  l'autel  un  pur 
mémorial  salutaire;  par  sa  conception  symboliste, 
dynamiste,  il  compromet,  bien  plus,  il  détruit  la  notion 
traditionnelle  de  la  vérité  du  sacrifice  eucharistique, 
de  l'unité  et  de  l'identité  de  celui-ci  avec  le  sacrifice 
du  Calvaire. 

2°  Réponse  des  théologiens  et  du  magistère  ecclé- 
siastique. —  En  face  de  Bérenger  qui  prétend  s'auto- 
riser de  la  dialectique,  de  l'exégèse  et  de  la  tradition 
des  Pères  pour  rejeter  ce  qu'il  appelle  l'erreur  de  Pas- 
chase  et  du  vulgaire,  l'Église  va  réagir  par  la  voix 
des  théologiens  et  le  magistère  des  conciles. 

En  dehors  des  auteurs  cités  plus  haut  qui  firent 
entendre  la  réfutation  de  la  première  heure,  il  faut 
nommer  surtout  Durand  de  Troarn,  Lanfranc,  Guit- 
mond  d'Aversa,  Alger  de  Liège,  voir  Eucharistie, 
col.  1218,  1228,   1230;  Lepin,  op.  cit.,  p.   17-20. 

Ces  auteurs  ne  se  contenteront  point  d'affirmer  la 
doctrine  de  la  transsubstantiation  ;  à  l'erreur  de  Béren- 
ger qui  fait  du  pain  et  du  vin  le  seul  objet  du  sacrifice 
de  la  messe,  ils  opposeront  l'affirmation  traditionnelle 
de  la  présence  du  Christ  sur  l'autel  comme  victime  du 
sacrifice  eucharistique,  et  mettront  ainsi  en  meilleur 
relief   la   vérité   de  ce  sacrifice.   Ils  se  préoccuperont 


aussi  de  déterminer  la  part  qu'il  faut  faire  à  l'élément 
figuratif  et   commémorât  if  dans  sa   célébration. 

1.  La  vérité  du  sacrifice  eucharistique  :  Son  unité 
et  son  identité  avec  celui  de  lu  cène  et  du  Calvaire.  ■ — ■ 
Dès  1048,  Hugues  de  Langres  insistait  contre  Bérenger 
sur  la  valeur  religieuse  de  la  vérité  de  la  présence  per- 
sonnelle du  Christ  à  l'autel  :  là  se  trouve,  par  un 
miracle  de  transformation  rapide  et  invisible,  Celui  en 
qui  sont  toute  choses.  Il  y  est  comme  prêtre,  victime, 
autel  et  tabernacle.  De  corpore  et  sanguine  Christi, 
P.  L  ,  t.  cxlii,  col.  1329  et  1332. 

Durand  de  Troarn,  comme  l'évêque  de  Langres,  est 
préoccupé  de  sauvegarder  la  même  doctrine  centrale. 
Dès  le  début  de  son  De  corpore,  il  dénonce  le  symbo- 
lisme de  son  adversaire.  P.  L.,  t.  cxlix,  col.  1377.  Il 
lui  oppose  la  doctrine  réaliste  des  Pères,  Ambroise, 
Eusèbe,  Bède,  non  aliqua  phanlasmalis  vacua  imagine, 
c.  xix,  col.  1405,  non  per  cassam  veritatis  figuram,  c.  m, 
col.  1382  D. 

Par  la  parole  du  Christ,  le  sang  qui  nous  a  rachetés 
est  rendu  présent  sur  l'autel,  col.  1397  D.  L'oblation 
de  la  victime  du  Calvaire  peut  être  répétée  sans 
préjudice  pour  l'unité  et  la  vérité  du  sacrifice  rédemp- 
teur. La  chair  du  Christ  n'a-t-elle  pas  été  deux  fois 
offerte  par  le  Christ  lui-même,  à  la  cène  et  sur  la 
croix,  la  première  fois  in  sacramento,  la  seconde  fois 
in  pretio?  m,  col.  1381. 

Par  les  paroles  Hoc  facite,  le  Christ  n'a-t-il  point 
ordonné  de  reproduire  sur  l'autel  son  oblation  :  ut 
me  videre  spiritualiter,  sentire  prœsentialiter,  habere 
valeatis  indubitanter?  m,  col.  1381.  Ainsi  a-t-il  institué 
l'unique  sacrifice  chrétien  en  vue  de  la  propitiation 
des  péchés  :  unicum  ac  spéciale  instituit  sacrificium 
quo  et  Deus  mundo  propitietur  et  mortalis  infirmitas 
quotidianis  eum  sceleribus  ostendens  reconciliationem. 
ii,  col..  1381. 

Lanfranc,  dans  son  traité  De  corpore  et  sanguine 
Domini,  écrit  vers  1070,  discute  avec  vigueur  les 
assertions  de  Bérenger  sur  le  sacrifice  eucharistique. 
Celui-ci  avait  ainsi  décrit  la  messe  :  Sacrificium  Eccle- 
siœ duobus  constat,  duobus  conficitur,  visibili  et  invi- 
sibili,  sacramento  et  re  sacramenti;  quœ  tamen  res,  id 
est  Christi  corpus,  si  esset  prœ  oculis,  visibilis  esset 
sed  eievata  in  cœlum  sedensque  ad  dexteram  Patris  usque 
in  tempora  restitulionis  omnium  cœlo  devocari  non 
poterit,  cité  par  Lanfranc,  De  corp.,  x,  P.  L.,  t.  cl, 
col.  421. 

L'abbé  du  Bec  retient  la  première  partie  de  la 
définition  de  Bérenger  et  en  tire  une  conclusion  oppo- 
sée :  la  res  sacramenti  sur  l'autel  est  inséparable  du 
sacramentum.  L'objet  du  sacrifice  eucharistique  c'est 
le  corps  et  le  sang  du  Christ  présents  à  la  fois  au  ciel 
et  sur  l'autel.  Ibid.,  xn,  xix,  col.  422,  435.  Penser 
autrement  ce  serait  aller  contre  le  témoignage  de 
l'Église  entière  qui  atteste  la  présence  du  vrai  corps 
du  Christ  à  l'autel  et  son  identité  avec  celui  du 
Christ  au  Calvaire,  xxn,  xxm,  col.  440,  442.  L'unité 
du  sacrifice  chrétien  vient  de  l'unité  de  la  victime 
offerte  tous  les  jours  et  jadis  réellement  immolée. 

Guilmond  se  fait  l'écho  des  mêmes  doctrines  dans 
son  De  corporis  et  sanguinis  Jesu  Christi  veritate  in 
eucharislia  libri  très,  P.  L.,  t.  cxlix,  col.  1427-1494, 
surtout  1.  I,  col.  1433  et  1434;  1.  II, col.  1455,  1459-60; 
1.  III,  col.  1473-1474,  1500. 

Alger  de  Liège  (f  1130)  composa  son  beau  traité 
De  sacramentis  corporis  et  sanguinis  dominici,  vers 
1120.  P.  L.,  t.  clxxx,  col.  739-856.  On  y  trouve 
envisagées  et  examinées  avec  beaucoup  de  finesse  les 
différentes  questions  qui  préoccupent  alors  les  esprits 
sur  le  sacrement  et  le  sacrifice  de  l'eucharistie. 

a.  Vérité  du  sacrifice  de  la  messe.  —  Cette  question 
est  étudiée  au  1.  II,  c.  m  :  «Pourquoi  le  sacrifice  de 
l'Église    ne  consiste-il  point  dans  le   seul   sacrement 


1031     MESSE   DANS  L'EGLISE   LATINE,   LA  CONTROVERSE  RERENGARIENNE     1032 


figuratif,  ni  dans  la  seule  présence  réelle  du  corps 
et  du  sang  du  Christ  et  pourquoi  dans  les  deux 
réunis?  »  Col.  815-821. 

La  célébration  du  corps  du  Christ,  répond  Alger, 
n'est  point  seulement  un  mémorial  vide  et  une  figure. 
Autrement,  la  Nouvelle  Alliance  ne  serait  point  supé- 
rieure à  l'Ancienne.  Le  Christ  nous  apporte  la  réalité. 
Col.  816. 

b.  Identité  de  victime  et  de  prêtre  à  la  messe  et  au 
Calvaire.  —  Notre  sacrifice  quotidien  est  le  mîm3 
que  celui  par  lequel  Jésus-Christ  s'est  offert  sur  la 
croix,  à  raison  de  l'identité  de  victime  olïerte,  quan- 
tum ad  eamdem  veram  hic  et  ibi  corporis  substanliam. 
I,  xvi,  col.  786.  Cette  victime  à  l'autel  ce  n'est  pas 
seulement  le  corps  naturel  du  Christ  immolé  sar  la 
croix,  c'est  aussi  très  véritablement  son  corps  mys- 
tique. Alger  «  traduit  cette  vérité  par  une  formule 
remarquable  :  In  altari,  Ecclesia  concorporalis  et 
consacramentalis  est  Christo.  L'Église  forme  avec  le 
Christ  sur  l'autel  un  seul  corps  et  un  seul  sacremjnt, 
et  par  conséquent  une  seule  oblation.  »  Lepin,  op.  cit., 
p.  143;  Alger,  ibid.,  I,  xvi,  col.  789. 

Victime  du  sacrifice,  le  Christ  universel  et  éternel 
est  aussi  le  vrai  prêtre  du  sacrifice  eucharistique.  III, 
vm,  col.  840,  841.  De  là  l'efficacité  de  ce  sacrifice, 
même  offert  par  des  prêtres  indignes. 

c.  Efficacité  des  oblations  eucharistiques.  —  Le  pro- 
blème se  pose  de  concilier  la  vérité,  l'efficacité,  la 
multiplicité  des  oblations  quotidiennes  avec  l'unité, 
la  vérité,  la  suffisance  de  l'oblation  rédemptrice  du 
Christ.  Alger  le  résout  en  déduisant  la  similitude 
d'effets  produits  à  l'autel  et  au  Calvaire  de  la  pré- 
sence de  la  même  victime  :  prorsus  eadem  hic  et  ibi 
nostree  salutis  est  gratia;  hic  et  ibi  vera,  sufficiens  et 
semper  necessaria,  quia  hic  et  ibi  idem  verus  Christus 
potens  est  ad  omnia.  I,  xvi,  col.  787  C.  Cette  phrase 
veut  être  lue  à  la  lumière,  de  celle  où  il  affirme  la 
pleine  suffisance  du  sacrifice  de  la  croix  :  Licet  enim 
ejus  oblatio  in  cruce  semel  suffecerit  ad  omnium  salulem 
et  redemptionem.  Col.  787  B. 

Autre  problème  :  celui  de  la  valeur  des  messes 
offertes  par  des  prêtres  in  digues.  Peu  importe  pour 
la  validité  du  sacrifice  que  le  ministre  soit  bon  ou 
mauvais,  catholique  ou  hérétique  et  schismatique; 
l'essentiel  est  qu'il  opère  selon  les  rites  le  sacrifice 
que  le  prêtre  invisible  consacre.  III,  ix,  col.  842. 
Comment  alors  justifier  l'affirmation  (alors  courante) 
d'après  laquelle  le  schismatique  ne  consacre  pas  le 
corps  du  Christ?  Cette  parole,  dit  Alger,  ne  se  rapporte 
pas  au  corps  naturel  du  Sauveur  qui  est  réellement 
consacré,  mais  à  son  corps  mystique  intégral,  tête  et 
membre,  dont  le  schismatique  ne  peut  produire  l'unité. 
Hors  de  l'Église,  il  ne  peut  s'unir  lui-même  au  Christ 
et  à  l'Église,  universum  corpus  Christi,  caput  scilicel 
cum  membris,  non  conficit.  III,  xn,  col.  847B. 

2.  Le  caractère  commémoratif  et  figuratif  de  la  messe. 
■ —  La  vérité  du  sacrifice  eucharistique  n'exclut  point 
en  lui  le  caractère  de  commémoraison  et  de  figure  que 
la  tradition  lui  assigne. 

Durand  de  Troarn  reconnaît  ce  caractère  à  la  cène  et 
au  sacrifice  quotidien  qui  la  renouvelle  :  véritable 
oblation  de  la  chair  du  Seigneur  pour  la  vie  du  monde, 
la  cène  préfigurait  sous  un  signe  sensible,  in  sacra- 
mento,  l'immolation  réelle  et  efficace,  in  pretio,  du 
Calvaire.  De  corp.,  ni,  P.  L.,  t.  cxlix,  col.  1381. 
«  Reproduction  de  la  cène,  notre  sacrifice  quoti- 
dien consiste  donc  lui-même  en  une  figuration  rétro- 
spective de  l'immolation  réelle  de  la  croix.  Et  qui 
pourrait  nier,  accorde-t-il  à  Bérenger,  qu'on  appelle 
à  bon  droit  similitude  ou  figure  ce  qui  représente, 
représentât,  la  passion  du  Fils  unique,  réalisée  une 
fois  pour  toutes  précédemment?  L'auteur  en  vient  à 
cette  formule  très  remarquable:  «  Parce  que  le  Christ 


ressuscité  d'entre  les  morts  ne  meurt  plus,  nous  pro- 
clamons chaque  jour  sa  mort  passée,  afin  d'obtenir 
par  elle  plus  promptement  la  miséricorde  du  Père. 
Ainsi  ce  mystère  de  salut  est  à  la  fois  significatif  de  la 
mort  du  Seigneur  et  productif  de.  la  réconciliation 
humaine,  mortis  dominiese  significativam,  reconcilia- 
tionis  humanx  effectivam.  »  Lepin,  op.  cit.,  p.  105; 
Durand  de  Troarn,  xi,  col.  1392;  xvi,  col.  1401. 

On  retrouve  chez  Lanfranc  la  même  idée  d'immola- 
tion figurative  dans  des  passages  où  il  commente  la 
lettre  à  Boniface  :  «  Ainsi  lorsqu'est  brisée  l'hostie, 
lorsque  le  sang  est  versé  du  calice  dans  la  bouche  des 
fidèles,  quelle  autre  chose  est-elle  signifiée  que  l'immo- 
lation du  corps  du  Seigneur  en  croix  ?  »  Lanfranc, 
De  corp.,  xm,  P.  L.,  t.  cl,  col.  422-423.  «  De  même  que 
l'immolation  de  sa  chair  qui  est  accomplie  par  les 
mains  du  prêtre  est  appelée  passion,  mort,  crucifie- 
niiiit  du  Christ,  non  pour  la  réalité  de  la  chose,  mais 
pour  la  signification  du  mystère,  rei  verilate,  sed  signi- 
fiante mysterio,  ainsi  le  sacrement  de  la  foi  est  la 
foi.  »  Id.,  xiv,  col.  423-425. 

A  l'idée  d'immolation  figurative  Lanfranc  joint 
celle  de  commémoraison  :  «  Cette  mort  est  proclamée 
dans  le  sacrement  du  corps  du  Christ  en  ce  qu'elle 
est  célébrée  chaque  jour  par  les  fidèles  en  mémoire  de 
sa  imrt.  »  In  Epist.  I  ad  Cor.,  col.  194  B. 

De  l'ensemble  des  textes  de  l'abbé  du  Bec,  il  résulte 
que  la  représentation  de  l'immolation  sanglante  se 
fait  à  la  communion  par  la  fraction  de  l'hostie  et 
l'effusion  du  sang  répandu  dans  la  bouche  des  fidèles. 
C'est  l'idée  des  Pères,  ibid.,  col.  424.  Lanfranc  semble 
y  ajouter  un  symbolisme  nouveau  tiré  du  fait  que  la 
communion  a  lieu  au  corps  et  au  sang  pris  séparé- 
ment: Sumitur  quidem  caro  per  se,  et  sanguis  per  se, 
non  sine  certi  mysterii  ratione.  Ibid.,  col.  425. 

Guitmond  en  face  des  mêmes  problèmes  et  des  mêmes 
objections  donne  des  réponses  semblables.  La  frac- 
tion du  pain,  comme  l'immolation  du  Christ  à  l'autel, 
sont  des  images.  De  corp..  1.  I,  P-  L-,  t.  clxix,  col.  1434. 
L'idée  de  signe  et  de  figure  trouve  son  application 
dans  la  célébration  de  l'eucharistie,  elle  est  en  conne- 
xion avec  celle  de  commémoraison  de  la  passion.  Ce 
que  saint  Augustin  appelle  signe  ou  figure,  ce  n'est 
pas  la  nourriture  de  l'autel,  mais  la  célébration  du 
corps  du  Seigneur.  C'est  ce  que  nous  croyons,  «  car 
toutes  les  fois  que  se  fait  la  célébration  du  corps  du 
Seigneur,  nous  ne  réitérons  pas  la  mise  à  mort  du 
Christ,  non  iterum  occidimus,  mais  nous  rappelons  sa 
mort  dans  cette  célébration  et  par  cette  célébration. 
La  célébration  elle-même  est  une  sorte  de  commémo- 
raison de  la  passion  du  Christ.  La  commémoraison  de 
la  passion  signifie  la  passion  elle-même.  En  consé- 
quence, la  célébration  du  corps  et  du  sang  du  Christ 
est  un  signe  de  la  passion  du  Christ.  La  célébration 
de  la  messe  n'est  pas  la  passion  même  du  Seigneur. 
Elle  est  par  rapport  à  celle-ci  une  simple  commémo- 
raison significative,  significativa  commémorai io.  »  Ibid. 
1.  II,  col.  1455-1456.  Ces  derniers  mots  traduisent 
bien  l'idée  de  Guitmond  :  celle  d'immmolation  figura- 
tive et  commémorative. 

Alger  reprend  la  même  idée  et  l'expose  avec  beau- 
coup de  force.  Non  seulement  il  la  fait  valoir  «  en 
mettant  en  opposition  vérité  et  figure,  immolation 
réelle  et  immolation  imaginaire  ou  représentative  », 
Lepin,  p.  107,  mais  il  ébauche  la  raison  profonde  du 
caractère  figuratif  du  sacrifice  eucharistique.  Tout 
d'abord,  il  explique  le  fait  :  «  que  si  notre  sacrifice  est 
appelé  une  copie,  exemplum,  c'est-à-dire  une  figure 
ou  une  image,  figura  vel  forma,  de  celui  qui  a  été  offert 
une  fois,  ce  n'est  pas  que  le  Christ  soit  ici  essentielle- 
ment autre  qu'il  était  là,  mais  pour  montrer  que,  sur 
la  croix  une  fois,  et  sur  l'autel  chaque  jour,  il  est  offert 
et  immolé  d'une  façon  différente,  là  dans  la  vérité  de 


1033 


MESSE    DANS    L'ÉGLISE    LATINE,  LA    FIN    DU    XI«    SIÈCLE 


103 'i 


la  passion  qui  l'a  mis  à  mort  pour  nous,  ici  sous  une 
figure  et  une  image  de  cette  passion,  figure  et  image 
telles  que  le  Christ  ne  souffre  plus  en  réalité,  mais 
seule  la  mémoire  de  sa  passion  est  véritablement 
renouvelée  pour  nous  chaque  jour.  »  De  sacr.,  I,  xvi, 
P.  I...  t.  clxxx,  col.  786.  La  passion  à  l'autel  est 
simplement  représentée  :  quasi  pati  reprivsentatus, 
col.  787  D,  non  vero,  sed  imaginario  actu,  col.  788  C, 
ipso  mysterio  significante.  1.  xvm,  col.  793  B. 

Où  se  trouve  à  la  messe  cette  image  expressive  de 
la  passion?  Dans  la  fraction  du  pain,  redit  Alger  de 
I.iége  après  Rcmi  d'Auxerrc.  Florus  et  d'autres.  I, 
\i.\.  col.  795.  Mais  il  va  plus  loin  et  pense  la  trouver 
aussi  dans  le  broiement  du  pain,  comme  dans  l'effu- 
sion du  vin.  «Pourquoi,  se  demande-t-il,  la  consécra- 
tion et  la  communion  sous  les  espèces  séparées?  — 
C'est  que  le  Christ  lui-même  a  introduit  ce  rite  dans 
l'Église,  il  a  consacré  et  donné  à  part  son  corps  et  son 
sang  pour  la  division  non  de  sa  propre  substance,  mais 
du  symbole  qui  devait  la  représenter;  le  pain  broyé 
par  les  dents  devant  signifier  sa  chair  broyée  dans  la 
passion,  et  le  vin  répandu  dans  la  bouche  des  fidèles 
le  sang  tiré  de  son  côté.»  II,  vin,  col.  826A. 

De  ce  caractère  figuratif,  il  recherche  la  raison  : 
Cur  visibile  sacrificium  invisibili  Deo  fiât?  II,  h.  Cur 
sacrificium  Ecclesiœ  non  constet  solo  sacramento,  vel 
corpore  et  sanguine  sine  sacramento,  cur  utrcqiie?  II,  ni. 
Alger  n'en  appelle  point  ici  à  une  notion  générale  du 
sacrifice  qui  impliquerait  à  titre  d'élément  essentiel 
une  figure  d'immolation;  pas  plus  pour  lui  que  pour 
ses  contemporains  le  problème  de  l'essence  du  sacrifice 
n'est  posé.  Il  cherche  ailleurs  sa  réponse.  L'homme, 
être  corporel  et  spirituel  à  la  fois,  a  toujours  besoin 
d'extérioriser  son  offrande  intérieure  :  le  sacrifice 
visible  ne  fait  qu'exprimer  le  sacrifice  invisible  que 
nous  sommes.  II,  n,  col.  815.  La  célébration  du  corps 
du  Christ  a  besoin  de  figures,  autant  pour  cacher  à 
nos  regards  le  corps  et  le  sang  du  Seigneur  que  pour 
soustraire  à  ceux  des  infidèles  nos  mystères.  Les 
merveilles  qui  s'accomplissent  sous  ces  signes  exercent 
notre  foi  comme  les  miracles  qui  parfois  les  décou- 
vrent nous  la  confirment.  Car  le  sacrifice  n'a  pas  pour 
fin  de  nous  rendre  oisifs,  mais  de  nous  faire  porter  des 
fruits.  II.  m.  col.  819.  Nous  devons  d'ailleurs  pour 
participer  à  cette  immolation,  figurative  de  l'immola- 
tion passée  du  Christ,  reproduire  en  nous  la  passion 
du  Sauveur,  par  le  crucifiement  actuel  de  notre 
chair.  I,  xx,  col.  797. 

Cette  conception  traditionnelle  du  sacrifice  eucha- 
ristique, fait  de  vérité  et  de  figures,  Alger  de  Liège, 
comme  les  autres  antagonistes  de  Bérenger,  la  défend 
au  nom  des  Pères  et  des  théologiens  ;  il  faut  souligner 
ici  avec  Lepin,  op.  cit.,  p.  20,  la  «  valeur  intrinsèque  et  la 
partie  considérable  de  l'information  fournie  par  l'éco- 
làtre  de  Liège  sur  l'idée  du  sacrifice  eucharistique  ». 
La  synthèse  qu'il  propose  est  sans  doute  la  plus  riche 
et  la  plus  harmonieuse  qui  ait  été  faite  alors  des  divers 
éléments  de  la  tradition  patristique.  Elle  intègre  aussi 
bien  les  idées  d'Ambroise  sur  la  conversion  substan- 
tielle, que  celles  d'Augustin  sur  le  caractère  symbo- 
lique de  la  célébration  eucharistique  et  sur  l'oblation 
du  corps  mystique.  Alger  fournit  ainsi  le  meilleur 
commentaire  aux  décisions  prises  contre  Bérenger  en 
1079.  De  ces  décisions,  comme  de  ce  commentaire, 
ressort  bien  nette  la  même  doctrine  :  par  le  mystère 
de  la  prière  sacrée  et  des  paroles  du  Sauveur,  la 
messe  implique  une  conversion  substantielle  qui  met 
sur  l'autel,  pour  y  être  offert  sous  les  signes  de  son 
Immolation  passée,  le  corps  du  Christ  identique  à  la 
victime  du  Calvaire  et  cela,  non  lanlum  per  siynum  et 
uirlulem  sacramenti,  sed  in  propriztute  nuturœ  et  veri- 
tate  substantiee.  Profession  de  (oi  imposée  ù  Bérenger, 
Denzinger-Ban.,  n.  355. 


VIL   RÉSULTATS  ACQUIS  A  LA  FIN   DU    XIe   SIÈCLK. 

Les  analyses  un  peu  longues  qui  précèdent  nous  per- 
mettent de  résumer  brièvement  le  mouvement  doc- 
trinal qui  s'est  fait  du  ix°  siècle  au  début  du  xne 
et  d'en   marquer  les   résultats. 

1°  Existence  du  sacrifice  de  la  messe.  —  Il  va  de  soi, 
pour  les  premiers  théologiens  comme  pour  les  Pères, 
que  la  messe  est  le  sacrifice  de  l'Église.  Le  jour  où 
certains  hérétiques  cathares  rejetteront  l'idée  de  sacer- 
doce, d'autel  et  de  sacrifice  chrétien,  ils  se  verront 
immédiatement   condamnés  au  synode   d'Arras. 

Si  Bérenger  professe  de  fausses  idées  sur  la  messe, 
il  ne  rejette  point  cependant  le  caractère  sacrificiel 
de  celle-ci  :  elle  est  pour  lui,  comme  pour  l'ensemblc- 
de  la  tradition,  le  sacrifice  de  l'Église. 

2°  Efficacité  du  sacrifice  de  la  messe.  ■ —  Que  la  messe 
contienne  la  vertu  du  sacrifice  de  la  croix,  nous 
communique  l'efficacité  de  la  rédemption,  c'est  aussi 
une  vérité  qui  est  admise  et  soutenue  par  tous  les 
théologiens   de   l'époque,   même    par  Bérenger. 

3°  Vérité  ou  réalité  du  sacrifice  de  la  messe,  son 
unité  et  son  identité  avec  celui  de  la  cène  et  de  la  croix.  — 
Les  premiers  théologiens  ont  reçu  de  la  tradition  anté- 
rieure l'affirmation  de  la  réalité  du  sacrifice  eucharis- 
tique; ils  la  proclament,  nous  l'avons  vu,  dans  leurs 
ouvrages. 

Mais  cette  vérité  va  subir  une  éclipse  dans  certaines 
âmes,  du  jour  où  sera  posée  la  question  de  la  part  de 
vérité  et  de  figure  à  reconnaître  dans  le  mystère  eucha- 
ristique. Batramne,  tout  d'abord,  en  faisant  de  la  célé- 
bration du  corps  du  Christ  un  simp'e  mémorial,  vide 
de  la  présence  substantielle  du  Sauveur,  Bérenger  en 
reprenant  cette  thèse  et  en  attaquant  directement 
la  transsubstantiation  et  la  présence  réelle,  tendent 
par  le  fait  à  ruiner  du  même  coup  la  vérité  du  sacrifice 
de  la  messe.  De  même  ceux  qui,  rejetant  l'identité  du 
corps  eucharistique  et  du  corps  historique  du  Christ 
cherchent  à  expliquer  l'unité  du  sacrifice  chrétien  par 
l'unité  du  Verbe  omniprésent  à  toutes  les  hosties, 
compromettent  à  leur  tour  cette  vérité. 

En  face  de  ces  erreurs  ou  de  ces  obscurcissements, 
Pasehase  Badbert  et  Hincmarauix*  siècle,  les  anta- 
gonistes de  Bérenger  au'xie  siècle,  établissent  !a  thèse 
de  l'identité  du  corps  eucharistique  et  du  corps  histo- 
rique du  Sauveur  et  vont,  par  le  fait  même,  préciser  et 
développer  la  doctrine  de  la  vérité  du  sacrifice  eucha- 
ristique. Ils  le  feront  en  insistant  sur  l'identité  du 
prêtre  et  de  la  victime  à  l'autel,  à  la  cène  et  au  Cal- 
vaire. 

1.  Le  prêtre  du  sacrifice  eucharistique.  —  La  messe 
est  pour  les  théologiens  de  cette  époque  une  œuvre 
miraculeuse  et  divine,  semblable  à  celle  de  l'incarna- 
tion et  de  la  création,  aux  miracles  des  prophètes,  et 
de  l'Évangile  :  l'action  seule  du  prêtre  visible  ne  peut 
l'expliquer. 

L'auteur  de  la  Confessio  fulei  résume  bien  la  pensée 
commune  en  ces  mots  :  «  Des  yeux  du  corps,  je  vois  à 
l'autel  un  prêtre  qui  offre  du  pain  et  du  vin,  cepen- 
dant par  le  regard  de  la  foi,  dans  la  pure  lumière  du 
cœur,  j'aperçois  le  prêtre  souverain,  le  vrai  pontife, 
Notre-Seigneur  Jésus-Christ  s'offrant  lui-même.  » 
Confessio  fidei,  IV,  i,  P.  L.,  t.  ci,  col.  1087. 

Mais  comment  faut-il  concevoir  l'action  sacerdotale 
que  le  Christ  exerce  au  cours  de  la  messe?  • —  Cer- 
tains théologiens,  comme  Florus,  voient  surtout  cette 
action  du  prêtre  invisible  dans  la  consécration  comme 
telle,  en  tant  qu'elle  est  un  acte  transsubstantiateur, 
accompli  par  les  divines  paroles  dans  la  puissance  de 
l'Esprit-Saint.  D'autres,  comme  Pasehase,  Iliiieinar, 
l'auteur  île  la  Confessio  fidei,  Rémi  d'Auxerre,  aiment 
à  la  considérer  dans  l'oblation  actuelle  proprement 
dite  du  sacrifice  parle  Christ  lui-même.  D'autres,  enfin. 
rapportent  plutôt  l'oblation  eucharistique  à  l'activité 


1035 


MESSE    DANS    L'ÉGLISE   LATINE,  LA    FIN    DU    XI*   SIÈCLE 


1036 


de  l'Église  tout  entière,  qui  par  ses  prêtres  offre,  sur 
l'ordre  du  Christ  et  avec  son  pouvoir,  le  sacrifice  du 
corps  et  du  sang  jadis  immolés  sur  la  croix.  Ainsi 
Amalaire,  Alcuin,  Florus,  Alger. 

Aux  yeux  des  théologiens  qui  insistent  sur  l'obla- 
tion  actuelle  du  Christ,  son  activité  sacerdotale 
s'exerce  particulièrement  au  ciel  :  le  sacrifice  de  la 
messe  leur  apparaît  comme  une  réalité  divine  à 
double  face,  l'une  symbolique,  mystérieuse,  celle  que 
nous  avons  sous  les  yeux,  où  le  prêtre  visible  semble 
avoir  la  part  principale,  l'autre  où  se  découvre  dans 
le  ciel  la  réalité  du  sacrifice  chrétien  dans  l'oblation 
perpétuelle  de  la  victime  du  Calvaire.  Dans  ce  sens 
les  premiers  théologiens  «  parlent  volontiers  de  «  l'in- 
terpellation »  toute-puissante  du  Christ  eucharistique, 
s'offrant  à  son  Père  sous  le  voile  du  sacrement,  comme 
il  le  fait  à  découvert  dans  le  ciel...  Au  témoignage  de 
l'apôtre,  le  Christ"  a  été  fait  à  jamais  pontife  selon 
l'ordre  de  Melchisédech,  afin  d'intercéder  pour  nous, 
en  s'offrant  lui-même  à  Dieu  le  Père.  Cet  accord  de  notre 
oblation  terrestre  à  l'oblation  du  Christ  est  si  essentiel 
que  Paschase  s'exprime  comme  si  le  sacrifice  commen- 
çait véritablement  d'être  offert  au  Jubé  hœc  perferri.  » 
Lepin,  p.  132-133. 

Hincmar  en  parlant  de  cette  oblation  dira  que  le 
Christ  céleste  offre  pour  nous  un  holocauste  inin- 
terrompu par  le  fait  qu'il  présente  au  Père  la  chair 
qu'il   a   prise   pour   nous. 

Alger  verra  signifié,  dans  la  prière  Jubé  hœc  perferri, 
le  Fils  qui  dans  le  ciel  olîre  lui-même  le  sacrifice  au 
Père,  «  prêtre,  hostie  et  autel  de  son  oblation  ».  Même 
idée  dans  Adelmann  de  Brescia,  De  euch.  sacr.  ad 
Berengarium,  P.  L.,  t.  cxliii,  col.  1293. 

De  la  précision  ainsi  apportée  aux  textes  antérieurs, 
il  résulterait,  selon  ces  théologiens,  «que  notre  sacrifice 
tient  sa  valeur  propre  de  l'oblation  que  le  Christ  fait 
au  Père  de  :  on  humanité  sainte,  marqué  d'un  certain 
signe  de  l'immolation  qu'il  a  voulu  subir  pour  nous  ». 
Lepin,  p.  135. 

De  ces  conceptions  découlent  des  conclusions  toutes 
naturelles  sur  le  rôle  du  prêtre  visible.  Celui-ci  est 
l'instrument,  le  représentant  visible  du  souverain 
prêtre  :  dès  lors  la  valeur  du  sacrifice  eucharistique 
est  indépendante  du  mérite  personnel  du  ministre. 
Le  prêtre  visible  est  aussi  dans  l'oblation  même  le 
représentant  de  l'Église  tout  entière  qui  offre  par  lui 
et  en  lui  son  sacrifice.  Cette  thèse  est  plus  particu- 
lièrement chère  aux  théologiens  d'inspiration  augus- 
tinienne. 

2.  La  victime  du  sacrifice  eucharistique.  —  Le  Christ 
rendu  présent  sur  l'autel  est  la  victime  de  l'oblation 
eucharistique,  il  n'est  produit  sur  l'autel  que  pour  être 
offert,  immolé  à  la  gloire  de  Dieu  le  Père  et  partagé  aux 
fidèles  pour  se  les  incorporer. 

Les  premiers  théologiens  du  ixc  siècle,  Alcuin,  Ama- 
laire, Florus,  l'affirment  à  l'occasion  ;  l'identité  de 
victime  et  l'unité  d'hostie  à  la  cène,  à  la  croix  et  à 
l'autel  est  pour  eux  la  raison  qui  fonde  l'identité  et 
l'unité  du  sacrifice  chrétien  avec  celui  de  la  croix. 

Cette  thèse  deviendra  centrale  chez  Paschase;  elle 
sera  de  nouveau  mise  en  relief  par  les  adversaires  de 
Bérenger.  Les  paroles  suivantes  de  Lanfranc  la  résu- 
ment :  His  testimoniis  innolcscil  quod  vera  Chrisii  caro 
verusque  ejus  sanguis  in  mensa  dominica  immolctur, 
comedatur,  bibatur  corporaliter.  spirilualiter,  incompre- 
hensibiliter.  De  corp.,  xix,  P.  L.,  t.  cl,  col.  435.  Ainsi, 
grâce  à  la  double  controverse  du  ixe  et  du  milieu  du 
XIe  siècle,  la  thèse  traditionnelle  de  la  vérité,  de  l'unité 
et  de  l'identité  de  la  victime  de  l'autel  avec  celle  de 
la  cène  et  du  Calvaire  est  proclamée  et  démontrée 
avec  plus  de  force  que  jamais.  Elle  triomphe  facile- 
ment de  l'erreur  de  Bérenger,  qui  voudrait  réduire 
le  sacrifice  de  l'autel  à  n'être  qu'un  sacrifice  de  pain 


et  de  vin,  pure  commémoraison  de  celui  de  la  croix; 
elle  finit  par  éliminer  l'opinion  de  ces  théologiens  qui 
cherchaient  une  explication  à  l'unité  du  sacrifice 
chrétien  dans  l'unité  du  Verbe  omniprésent  à  toutes 
les  oblations  eucharistiques. 

Selon  la  doctrine  commune,  le  corps  et  le  sang  du 
Christ  ne  sont  pas  seulement  présents  sur  l'autel;  ils 
y  sont  réellement  offerts.  Le  mot  d'oblation  revient 
sans  cesse  sous  la  plume  des  théologiens  pour  caracté- 
riser le  sacrifice  chrétien. 

Le  corps  et  le  sang  du  Christ  y  sont  aussi  immolés, 
mais  d'une  façon  figurative.  La  victime  de  l'oblation 
eucharistique,  c'est  le  Christ  mystique  tête  et  membre, 
c'est-à-dire  la  société  des  saints,  l'Église  faite  hostie 
une  avec  son  Sauveur.  Cette  thèse  augustinienne  est 
chère  à  Alcuin,  Amalaire,  Florus  ;  elle  est  développée 
surtout  par  Alger.  Paschase  ne  la  méconnaît  point; 
il  l'indique  sans  y  insister.  On  pourrait  la  retrouver 
chez  la  plupart  des  auteurs  étudiés,  elle  est  tradi- 
tionnelle. 

4°  Caractère  figurutij  et  commémoratif  du  sacrifice 
de  la  mess?.  —  Tout  en  admettant  la  vérité  du  sacrifice 
de  la  messe,  les  premiers  théologiens  du  ixe  au  xne 
siècle  ont  tous  reconnu  le  caractère  figuratif  et  commé- 
moratif de  la  célébration  du  corps  du  Christ.  Batramue 
et  Bérenger  n'ont  dévié  que  pour  avoir  exclusivement 
mis  en  relief  cet  aspect   figuratif  de  la  messe. 

Si  les  théologiens  de  cette  époque  parlent  d'immola- 
tion à  l'autel,  c'est  dans  le  sens  d'oblation  commé- 
morative  et  figurative  de  l'unique  immolation  réelle 
du  Calvaire.  "Voir  Lepin,  p.  98.  Les  controverses  du 
IXe  au  xic  siècle  donneront  seulement  l'occasion  de 
préciser  cet  aspect  figuratif  de  la  messe  :  «  Tous  décla- 
rent hautement  qu'il  ne  saurait  être  question  d'immo- 
lation réelle.  Tous  unanimement,  à  la  suite  des  Pères, 
rangent  l'immolation  de  l'autel  dans  la  catégorie  des 
figures  ou  des  signes,  les  uns  la  présentent  de  préfé- 
rence comme  immolation  commémorative,  c'est-à-dire 
figure  d'immolation  passée,  les  autres  comme  immo- 
lation mystique  :  c'est-à-dire  figure  d'immolation 
simplement  réelle;  le  plus  grand  nombre  mêlant  les 
deux  points  de  vue  d'ailleurs  similaires.  »  Lepin,  p.  99. 
Paschase,  nous  l'avons  vu,  ferait  exception  :  il  semble 
bien  admettre,  comme  correspondant  à  l'immolation 
figurative  qui  se  voit,  une  immolation  réelle,  invisible 
qui  met  mystérieurcment  le  Christ  sur  l'autel  à  l'état 
de  victime  en  le  faisant  notre  nourriture. 

Quant  à  savoir  en  quoi  consiste  l'asp  et  figuratif 
de  la  messe,  nos  auteurs  répondent  à  cette  question, 
soit  en  développant  le  symbolisme  des  Pères,  en  insis- 
tant surtout  sur  la  fraction  et  la  communion  comme 
figures  d'immolation  réelle,  soit  en  suivant  le  courant 
créé  par  Amalaire  d'après  lequel  le  canon  entier,  voire 
même  la  messe  dans  son  ensemble,  figurent  et  commé- 
morent la  passion  du  Seigneur. 

5°  Les  traits  essentiels  du  sacrifice  de  la  messe.  — 
La  question  de  l'essence  du  sacrifice  de  la  messe  ne 
s'est  pas  posée  pour  elle-même  devant  les  théologiens 
que  nous  étudions.  On  ne  les  voit  point  ranger  dans 
une  synthèse  bien  unifiée  les  sacrifices  de  la  cène,  de 
la  croix  et  du  Calvaire  en  partant  d'une  définition 
générale  du  sacrifice.  Ils  ont  utilisé  cependant  de  préfé- 
rence la  définition  transmise  par  Isidore  de  Séville  et, 
dans  la  perspective  de  cette  définition,  ils  ont  regardé 
comme  point  central  de  la  messe  la  consécration,  car 
de  la  chose  profane  qu'est  le  pain  et  le  vin  celle-ci 
fait  une  chose  sacrée  le  corps  et  le  sang  du  Christ  à 
offrir  en  commémoraison  de  la  passion. 

L'idée  d'oblation  est  prépondérante  chez  tous  ces 
écrivains;  c'est  un  trait  commun  qu'ils  reconnaissent 
à  la  cène,  à  la  croix  et  à  l'autel.  La  réalité  du  sacrifice 
eucharistique  n'est  pas  seulement  liée  à  la  présence  du 
corps  et  du  sang  du  Christ  sur  l'autel,  mais  aussi  à 


L037 


MESSE    DANS    L'ÉGLISE    LATINE,  DÉBUT    DE    LA    SCOLASTIQUE 


1038 


l'oblation  en  vue  de  laquelle  est  produite  cette  pré- 
sence. Cette  oblation  est  essentiellement  relative  à 
l'oblation  centrale  du  Calvaire.  1. 'immolation  réelle 
ou  niist  à  mort  du  Christ,  n'est  aucunement  requise 
pour  l'ensemble  de  ces  théologiens  afin  que  la  messe 
soit  un  vrai  sacrifice.  Nous  en  conclurons  qu'elle  n'est 
point  pour  eux  essentielle  à  un  vrai  sacrifice.  En  re- 
vanche, ta  commémoraison  sensible  de  l'immolation 
réelle  du  Calvaire  est  bien  un  trait  essentiel  qu'ils 
reconnaissent  unanimement  dans  la  messe  telle  que  le 
Christ  l'a  instituée.  S'ensuil-il  que  tout  sacrifice  pour 
être  un  vrai  sacrifice  doive  impliquer  soit  une  immo- 
lation réelle,  soit  au  moins  une  immolation  figurative? 
Ils  ne  le  disent  point.  Ils  constatent  seulement  le  fait  : 
au  centre  de  l'économie  sacrificielle,  il  y  a  l'oblation 
sanglante  du  Calvaire:  à  la  cène,  il  y  a  oblation  de  la 
victime  à  immoler  sur  la  croix;  dans  l'Église,  il  y  a 
oblation  de  la  victime  jadis  immolée. 

Est-il  essentiel  à  la  messe  que  la  commémoraison 
sensible  de  l'immolation  passée  soit  liée  à  un  acte 
symbolique  précis,  censé  représentatif  de  cette  immo- 
lation? Les  théologiens  de  cette  époque  ne  se  posent 
pas  la  question  ex  professo.  A  leurs  yeux,  si  la  commé- 
moraison de  l'immolation  passée  est  essentielle  au 
sacrifice  de  la  messe,  «  elle  peut  être  quelque  chose  de 
plus  large,  de  plus  général  qu'une  rite  particulier, 
figurant  l'acte  proprement  dit  d'immolation  ».  Lepin, 
p.  132.  Les  uns  à  la  suite  d'Amalaire  la  rattachent  à 
l'ensemble  du  canon,  les  autres  la  voient  soit  dans 
la  fraction,  soit  dans  la  communion.  Aucun  ne 
semble  incliné  à  chercher  cette  commémoraison  dans 
la  double  consécration  séparée  du  Corps  et  du  sang 
du  Christ. 

En  somme  les  précurseurs  de  la  théologie  scolas- 
tique  ne  se  sont  pas  préoccupés  de.  définir  les  traits 
essentiels  de  la  messe;  ils  les  ont  plutôt  décrits,  et  dans 
cette  description  se  trouvent  enveloppés  les  éléments 
d'une  définition  postérieure. 

Dans  cette  perspective,  la  messe  apparaît  essentielle- 
ment comme  l'œuvre  divine  du  prêtre  invisible  opérée 
dans  la  puissance  de  l'Esprit  par  la  prêtre  visible, 
organe  du  Christ  et  de  l'Église.  En  vertu  de  l'action 
efficace  des  paroles  divines,  par  une  merveilleuse 
conversion  du  pain  et  du  vin,  le  corps  et  le  sang  jadis 
offerts  en  sacrement  à  la  cène,  offerts  en  oblation 
sanglante  et  rédemptrice  au  Calvaire,  sont  produits 
sur  l'autel  pour  y  être  offerts  jusqu'à  la  fin  des  temps 
en  union  avec  l'Église,  cela  en  commémoraison  figu- 
rative de  l'immolation  réelle  du  Calvaire.  Tel  est  le 
vrai  sacrifice  des  chrétiens  qui  est  à  la  fois,  par  rapport 
à  Dieu,  louange,  action  de  grâces,  impétration  et  pro- 
pitiation  pour  les  vivants  et  les  morts,  par  rapport 
à  la  cène,  reproduction  du  geste  du  Christ,  par  rapport 
au  Calvaire,  commémoraison  vivante  qui  représente, 
continue  et  applique  chaque  jour  l'oblation  rédemp- 
trice en  vue  de  l'incorporation  de  tous  les  fidèles  au 
Christ  mystique. 

VII f.  Les  débuts  de  la  scolasttque  :  le  xii°  siè- 
cle. ■ —  Au  point  de  vue  de  la  théologie  de  la  messe 
aussi  bien  qu'à  d'autres  points  de  vue,  cette  période 
que  nous  pouvons  arrêter  au  IVe  concile  du  Latran 
(1215)  constitue  une  époque  de  transition;  les 
influences  antérieures,  liturgiques  et  patristiques,  con- 
tinuent tout  naturellement  à  se  faire  sentir;  mais  à  ces 
influences  du  passé  s'ajoute  un  effort  nouveau  dans  le 
sens  d'une  élaboration  rationnelle  de  la  matière  tradi- 
tionnelle. 

Liturgistes,  canonistes,  théologiens  polémistes  ou 
didactiques  donnent  suivant  des  méthodes  diverses 
leur  concours  à  cet  effort   dogmatique. 

Sans  reprendre  ici  une  étude  ex  professo  des  prin- 
cipales sources  d'information  qui  a  été  faite  à  l'art. 
Eucharistie,  col.  1233-1267,  on  s'efforcera  de  déga- 


ger la  doctrine  qu'elles  contiennent  en  la  considérant 
avant  Pierre  Lombard,  dans  l'œuvre  du  Maître  des 
Sentences,  après  l'apparition  de  celte  œuvre  jusqu'au 
concile    du    Latran. 

1"  Avant  Pierre  Lombard.  --  1.  La  messe  dans  1rs 
commentaires  liturgiques.  -  Au  début  du  xii"  siècle  se 
fait  sentir  un  renouveau  liturgique 

«  Deux  ouvrages  marquent  la  reprise  de  ce  mouve- 
ment :  le  Mierologus,  écrit  demeuré  longtemps  ano- 
nyme, attribué  généralement  aujourd'hui  à  Bernolddc 
Constance  (f  1100),  et  le  De  divinis  officiis  de  Rupert 
(t  1135)  abbé  de  Dcutz,  près  de  Cologne,  l'un  et  l'autre 
traitant  d'abord  de  l'ordinaire  de  la  messe,  puis  des 
offices  de  l'année,  tous  deux  dans  la  ligne  tracée  par 
Amalaire.  Du  traité  de  Rupert  dérive,  semble-t-il, 
l'ouvrage  analogue  qu'Honoré  d'Autun  publia  quel- 
ques années  après  sous  le  titre  Gemma  animœ.  » 
Lepin,  op.  cit.,  p.  23. 

Comme  études  spécialement  consacrées  à  une  expli- 
cation liturgique  et  dogmatique  de  la  messe,  il  faut 
citer  encore  la  paraphrase  remarquable  d'Odon  de 
Cambrai  (t  1113),  Expositio  in  canonem  missœ,  P.  L., 
t.  clx,  col.  1053-1070;  le  De  sacrificio  missœ  attribué 
à  Alger  de  Liège  (f  1130),  P.  L.,  t.  clxxx,  col.  853- 
85G;  la  paraphrase  en  vers  de  Hildebert  du  Mans 
(t  1133),  Versus  de  mysterio  missœ,  P.  L.,  t.  clxxi, 
col.  1177-1196;  lç  Liber  de  expositione  missœ,  mis  sous 
le  même  nom,  col.  1153-1176;  le  bel  ouvrage  d'Etienne 
de  Beaugé  (t  1136),  Traclalus  de  sacramento  altaris, 
P.  L.,  t.  clxxii,  col.  1273-1308;  enfin  le  De  officia 
missœ,  P.  L.,  t.  cxciv,  col.  1889-1896.  Dans  l'ensemble 
de  ces  commentaires  la  messe  apparaît  surtout  comme 
l'oblation  du  Christ  avec  ses  membres  dans  l'unité 
d'un  même  corps,  en  vue  de  commémorer  en  le  repré- 
sentant par  tout  ce  qui  se  passe  sur  l'autel  le. sacrifice 
de  la  passion.  Les  commentateurs  aiment  à  envisager 
cette  oblation  sous  ses  différents  aspects  :  ils  disent  ce 
qu'est  la  chose  offerte,  qui  sont  les  offrants,  par  quel 
acte  se  fait  l'oblation  sacrificielle,  quel  en  est  le  but 
commémoratif  et  figuratif,  et  aussi  l'utilité. 

a)  L'objet  de  l'oblation.  —  a.  Le  Christ,  tête  du  corps 
mystique.  —  Tous  les  liturgistes,  en  expliquant  le 
canon,  affirment  que,  par  une  conversion  merveilleuse, 
la  chose  offerte  sur  l'autel  est  non  pas  le  pain  et  le 
vin,  mais  le  Christ  lui-même.  Ils  le  font  cependant  avec 
des  expressions  différentes  qui  cachent  des  conceptions 
parfois  assez  diverses. 

Odon  de  Cambrai  trouve,  pour  exprimer  la  foi 
traditionnelle,  des  mots  d'une  clarté  parfaite  :  Solum 
Christi  corpus  et  sanguis  est  hostia  in  omnibus  bene- 
dicla...  hostia  quœ  Deus  est...  P.  L.,  t.  clx,  col.  1061  et 
1062.  De  même  Etienne  de  Beaugé:  (Christus)quolidie 
sine  vulnere  sacrificatur.  lpse  sacrifex  est  et  sacrificium 
hostia  et  sacerdos,  quia  Deus  est  et  homo.  P.  L.,  t.  clxxii, 
col/ 1280  D. 

Rupert  de  Deutz,  au  premier  abord,  semble  affirmer 
la  même  chose  lorsqu'il  dit  :  Non  ergo  solum  panem 
et  vinum  quœ  corporaliler  videntur,  sed  et...  Verbum 
Dei  Filium  Dei  offert  sancla  Ecclesia.  De  div.  off., 
1.  II,  c.  il,  P.  L.,  t.  clxx,  col.  34.  Sa  conception  du 
sacrifice  eucharistique  et  de  son  unité  à  travers  le 
temps  et  l'espace,  est  loin  d'être  cependant  la  concep- 
tion traditionnelle;  elle  se  rattache  à  celle  de  l'ano- 
nyme auteur  de  la  lettre  à  Égil,  à  celle  aussi  de  Rémi 
d'Auxerre.  La  matière  ou  substance  du  sacrifice  est 
pour  lui  double  :  faite  d'une,  matière  terrestre  et  d'une 
matière  céleste,  d'un  côté  le  pain,  de  l'autre  le  Verbe, 
c'est  le  pain  déifère,  panis  deifer.  Col.  35  C,  40  C. 

Ce  qui  fait  l'unité  du  corps  eucharistique  et  du  corps 
né  de  la  vierge  Marie,  ce  qui  constitue  ensuite  l'unité 
du  sacrifice  chrétien,  c'est  le  même  Verbe  qui  autrefois 
a  pris  un  corps  dans  le  sein  de  la  Vierge,  et  qui  en 
prend  un  aujourd'hui  sur  l'autel  en  assumant  le  pain. 


1039 


MESSE  DANS  L'ÉGLISE   LATINE,    DÉBUT   DE  LA  SCOLASTIQUE 


1040 


.S'f>  Yerbum  Palris  carni  et  sanguini,  quem  de  utero 
Virginis  assumpseral,  et  pani  et  vino  quod  de  allari 
assumpsit,  médium  interveniens,  iinuni  sacriflcium  cffi- 
cit.  II,  ix,  col.  40;  cf.  II,  n,  col.  35. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  la  multiplicité  des  hosties,  il  y 
a  unité  de  sacrifice  :  Unilas  Verbi  unilatem  efflcit 
sacrificii.  Ibid.  Mais,  objectera-t-on,  le  prêtre  qui 
sacrifie  ne  participe-t-il  pas  lui-même  à  une  grâce  du 
V.erbe?  Entre  cette  participation  partielle  et  la  pléni- 
tude qui  se  répand  dans  le  pain  il  y  a,  déclare  Rupert, 
une  grande  différence.  Ibid.  De  cette  conception  toute 
dynamique  de  l'objet  du  sacrifice  découle  une  concep- 
tion très  spéciale  de  la  communion;  elle  est  comme 
une  irradiation  sur  nous,  à  travers  le  pain  et  le  vin 
de  la  vraie  divinité  et  de  la  vraie  humanité  du  Fils 
de  Dieu  :  Vivo  flumine  super  panem  et  vinum  c'on- 
fluenle  tant  veram  divinitatem,  veramque  humanilatem 
Christi  in  cash  sedentis  et  regnantis  excipimus,  quam 
veram  substantiam  ignis  a  sole,  supposila  cryslalli 
sphœra  exigua,  fere  quotidie  mutuare  possumus.  II,  v, 
col.  38. 

On  s'étonne  de  rencontrer  après  la  controverse 
bérengarienne  une  conception  aussi  équivoque  sur 
l'objet  du  sacrifice  eucharistique.  Elle  ne  pouvait  que 
mériter  les  critiques  de  théologiens  .soucieux  de  la 
vérité  traditionnelle.  Aussi  Guillaume,  abbé  de  Saint- 
Thierry  de  Reims,  releva-t-il  justement  ce  qu'il  y  avait 
d'erroné  dans  cette  conception  du  eorpus  sacrificii, 
il  rappela  le  fait  de  la  transsubstantiation  méconnu 
par  Rupert,  dénonça  l'impanation  qu'impliquait  sa 
théorie,  et  formula  en  une  lettre,  aussi  charitable  que 
ferme,  la  vérité  oubliée  de  l'identité  du  corps  céleste 
et  du  corps  sacrifié  à  l'autel.  Epist.  ad  quemdam  mon., 
P.  L.,  t.  clxxx,  col.  341-345.  Ce  n'est  donc  point  sans 
raison  que  Baronius,  Bellarmin,  Vasquez  et  Suarez 
ont  fait  écho  à  ces  critiques  d'un  contemporain  de 
Rupert. 

b.  Le  corps  mystique,  du  Christ  uni  à  son  chef.  — 
Nos  liturgistes  interprètent  le  texte  de  la  messe  à  la 
lumière  de  la  tradition  augustinienne,  et  aiment  à 
montrer  sur  l'autel,  à  côté  de  l'oblation  du  Christ, 
celle  de  ses  membres.  La  messe  comprend  comme  élé- 
ment essentiel  la  propre  et  totale  oblation  du  corps 
mystique. 

Honoré  d'Autun  l'affirme  en  un  langage  un  peu 
subtil  qui  illustre  les  vues  d'Amalaire.  Dans  le  sacrifice 
grandiose  de  la  société  des  saints,  il  distingue  diffé- 
rentes sortes  d'oblations  ou  sacrifices  :  celui  des  anges 
et  des  esprits  bienheureux  signifié  par  la  préface,  celui 
des  innocents,  des  apôtres,  des  martyrs,  des  confesseurs 
qu'il  trouve  commémoré  dans  le  canon  :  c'est  sous 
une  forme  originale,  l'affirmation  du  caractère  uni- 
versel de  l'oblation  eucharistique  qui  a  pour  but 
l'union  de  tous  à  la  tête  du  corps  mystique.  Gemma 
animas,  I,  lviii,  P.  L.,  t.  clxxii,  col.  561. 

De  même  Isaac  de  Stella  «  ramasse  dans  une  vaste 
synthèse  où  entrent  des  éléments  assurément  fort 
discutables,  mais  qui  ne  laisse  pas  d'ouvrir  sur  la 
messe  une  perspective  grandiose,  les  divers  aspects  de 
ce  grand  mystère  de  l'Église,  prêtre  et  victime  avec  le 
Christ  dans  une  même  oblation  qui  commence  sur 
l'autel  eucharistique  et  se  consomme  sur  l'autel  du 
ciel  ».  Lepin,  op.  cit.,  p.  144.  Isaac  de  Stella,  Epistola 
de  officio  missas,  P.  L.,  t.  cxciv,  col.  1890. 

b)  Les  offrants  :  le  prêtre  et  les  cooperateurs  de  l'obla- 
tion. Les  messes  solitaires.  —  a.  Rôle  principal  du 
Christ  et  de  l'Église.  —  Les  liturgistes  aiment  à 
rappeler  à  l'occasion  la  doctrine  du  sacerdoce  uni- 
versel du  Christ  :  c'est  au  Christ  mystique  uni  à  la 
société  des  saints  que  revient  à  l'autel  le  principal 
rôle  dans  l'oblation.  De  là  le  rôle  secondaire  du  prêtre 
visible  :  il  n'est  que  le  mandataire  du  Christ  et  de 
l'Église. 


b.  Rôle  secondaire  du  prêtre  visible  et  des  fidèles.  — 
Puisque  le  Christ  est  le  vrai  prêtre  de  la  messe,  peu 
importe,  au  point  de  vue  delà  validité  du  sacrifice,  la 
qualité  morale  de  l'instrument  qu'il  emploie.  Tout 
prêtre  catholique,  bon  ou  mauvais,  consacre  valide- 
inent.  Les  simoniaques,  à  raison  de  leur  foi  intégrale 
catholique,  consacrent  validement  eux  aussi.  Honoré 
d'Autun,  Eucharislion,  vi,  P.  L.,  t.  clxxii,  col.  1253. 

Comme  l'Église  aussi  a  sa  part  essentielle  dans 
l'oblation,  ceux  qui  sont  séparés  d'elle  ou  en  dehors 
d'elle,  les  hérétiques,  les  schismatiques,  les  gentils 
ne  peuvent  faire  le  sacrement  eucharistique.  Ainsi 
Honoré  d'Autun,  loc.  cil.  Cf.  Odon  de  Cambrai  :  Non 
est  locus  veri  sacrificii  extra  catholicam  Ecclesiam. 
Exposilio  in  canonem,  P.  L.,  t.  clx,  col.  1061  ;  Etienne 
de  Beaugé,  De  sacr.  ait.,   P.  L.,  t.  cLXxn,  col.  1200. 

Ces  vues  qui  exigent  l'adhésion  au  corps  mystique 
du  Christ  pour  offrir  le  corps  eucharistique  ne  cadrent 
point  complètement  avec  la  doctrine  plus  nuancée  de 
Paschase  et  d'Alger  de  Liège.  Elles  seront  éliminées 
plus  tard. 

Mandataire  de  l'Église  à  l'autel,  le  prêtre  a  normale- 
ment des  cooperateurs  actifs  qui  offrent  avec  lui  le 
corps  du  Christ  :  Offerimus  vinum  et  oblatam,  ipsi 
offerunt  mentem  sanctam  et  devotam,  dit  Etienne  de 
Beaugé,  ibid.,  col.  1288  D. 

Le  mode  de  cette  coopération  a  pu  varier  au  cours 
des  siècles.  Jadis  les  fidèles  participaient  à  l'oblation 
en  offrant  la  farine  pour  le  sacrifice.  Lorsqu'on  commu- 
nia moins,  le  peuple  prit  l'habitude  d'offrir  des  deniers 
au  lieu  de  farine  et  de  pain  :  Qui  tamen  denarii  in 
usum  pauperum  qui  membra  sunt  Christi  cédèrent,  vel 
in  aliquid  quod  ad  hoc  sacriflcium  pertineret.  Honoré 
d'Autun,  Gemma  animas,  I,  lxv,  P.  L.,  t.  clxxii, 
col.  565.  Selon  la  pratique  et  l'esprit  de  l'Église  pri- 
mitive, on  ne  célébrait  point  ordinairement  la  messe 
sans  l'assemblée  des  fidèles.  Pour  des  causes  diverses,  le 
nombre  des  assistants  diminua  dans  la  suite.  L'auteur 
du  Micrologus  rappelle  qu'il  est  extrêmement  conve- 
nable pour  que  les  prières  de  la  messe  gardent  un 
sens,  que  le  prêtre  célèbre  toujours  la  messe  au 
moins  devant  deux  assistants.  Il  appuie  cette  décla- 
ration d'un  décret  attribué  par  lui  aux  papes 
Anaclet  et  Soter.  Micrologus,  n,  P.  L.,  t.  eu, 
col.  979. 

Cependant,  en  se  fondant  sur  le  principe  que  le 
prêtre  à  l'autel  agit  comme  représentant  de  toute 
l'Église,  certains  liturgistes  de  l'époque,  comme  Pierre 
Damien,  Odon  de  Cambrai,  Etienne  de  Beaugé,  mon- 
trèrent que  la  pratique  des  messes  solitaires  n'avait 
rien  d'absurde.  Odon  commente  ainsi  les  paroles  du 
canon  :  El  omnium  circumstcinlium.  «  A  l'origine  on 
ne  célébrait  point  de  messes  sans  l'assemblée  des 
fidèles;  mais  dans  la  suite  s'établit  dans  l'Église  et 
surtout  dans  les  monastères  l'usage  des  messes  soli- 
taires. Comme  il  n'y  a  pas  d'assemblée  que  l'on  puisse 
saluer  au  pluriel,  et  comme  aussi  il  n'est  pas  permis  de 
changer  les  salutations  faites  au  pluriel,  les  célébrants 
se  tournent  vers  l'Église  et  disent  que,  dans  l'Église, 
ils  saluent  les  fidèles  qui  composent  l'Église»,  et  peu 
après,  il  ajoute  :  «  Selon  ce  sens,  ici  par  le  mot  cir- 
cumstantes,  on  entend  tous  les  fidèles  de  n'importe  quel 
pays,  qui,  unis  entre  eux  et  au  chef  suprême,  forment 
un  seul  et  même  corps.  »  Exposil.,  P.  L.,  t.  clx, 
col.  1057.  Etienne  de  Beaugé  dit  très  sensiblement  la 
même  chose,  De  sacr.  ait.,  P.  L.,  t.  clxxii,  col.  1289. 

De  ces  paroles,  résulte  clairement  que,  dans  les 
monastères,  on  disait  parfois  la  messe  sans  que  per- 
sonne y  assistât ,  sans  même  de  ministre  pour  répondre  : 
d'où  le  nom  de  «  messes  solitaires  »  données  à  ces 
offices.  Que  ce  ne  fût  là  qu'une  tolérance,  «  c'est  ce  que 
démontrent  les  décrets  canoniques  qui,  abolissant  tout 
privilège  de  ce  genre,  défendent  absolument  qu'aucun 


1041 


MESSE    DANS   L'ÉGLISE   LATINE,    DÉBET   DE  LA   SCQLASTIQUE 


1042 


prêtre  dise  la  messe  étant  seul  et  sans  quelqu'un  qui 
lui  réponde.  »  Cardinal  Bona,  De  la  liturgie,  t.  i, 
p.  151-155,  Paris.  1874. 

c)  L'acte  essentiel  de  l'oblation  eucharistique.  — 
Le  moment  de  la  consécration  est  comme  l'âme  du 
sacrifice  :  Cum  ad  summi  sacramenti  verticem,  cum  ad 
ipsam  perventum  est  sancti  sacrifiai  mentern,  disparet 
sermo.  Rupert,  De  div.  off.,  II,  vin,  P.  L.,  t.  clxx, 
col.  39. 

La  prière  Supplices  te  rogamus  a  pour  les  liturgistes 
de  cette  époque,  comme  pour  leurs  prédécesseurs,  une 
importance  toute  spéciale  :  elle  marque  l'acceptation 
de  l'oblation  :  Hic  oblala.  ibi  accepta,  non  mutatione 
loci...,  sed  quia  Deus  est  ubique  non  fit  loci  mutatione, 
ut  (onjungalur  Deo  de  pane  jacta  caro...  Hostiam  per- 
ferri  in  sublime  altare  quod  est  nisi  oblationem  nostram 
conjungi  Yerbo,  uniri  Yerbo,  fieri  Deum,  et  per  eam 
nos  in  Deum  assumi  et  vota  nostra  acceptari.  Odon, 
Expos,   in  canonem,   P.  L.,  t.   clx,  col.   1067  A. 

En  dehors  de  la  consécration  normale  par  les 
paroles  de  Xotre-Seigneur,  le  Micrologus,  à  la  suite 
d'Amalaire,  reconnaît  pour  le  vendredi  saint  la  consé- 
cration par  contact  :  Xam  ordo  romanus  in  Parasceve 
vinum  non  consecratum  cum  dominica  oratione  et 
Dominici  corporis  immissione  jubet  consecrare,  ut 
populus  possit  plene  communicare.  xix,  P.  L.,  t.  cli, 
col.  989.  En  rappelant  les  prières  prononcées  le 
vendredi  saint  sur  le  corps  du  Christ,  Honoré  déclare 
qu'autrefois  était  ainsi  célébrée  la  messe  apostolique. 
Gemma,  III,  xcvi.  P.  L.,  t.  clxxii,  col.  668. 

d)  Le  but  commémoralif  et  figuratif  de  l'oblation 
eucharistique.  —  Les  liturgistes  développent  les  vues 
d'Amalaire  sur  le  but  commémoratif  de  la  messe. 
Rupert,  De  div.  op.,   II,  x,  P.  L.,  t.  clxx,  col.  42. 

Le  canon  entier,  d'après  le  Micrologus,  commémore 
la  passion  du  Seigneur.  Le  prêtre  y  tient  les  mains 
étendues  moins  pour  marquer  la  dévotion  de  son  âme 
élancée  vers  Dieu  que  pour  y  signifier  l'extension  du 
corps  du  Christ  sur  la  croix.  Les  cinq  conclusions 
identiques  per  Dominum  font  penser  aux  cinq  bles- 
sures, et  l'inclination  profonde  du  prêtre  pendant  le 
Supplices  rappelle  le  Christ  inclinant  sa  tête  pour 
mourir,  xvi,  P.  L.,  t.  eu,  col.  987.  On  retrouve  le 
même  symbolisme  chez  Honoré  d'Autun,  Gemma,  I, 
xlvi,  P.  L.,  t.  clxxii,  col.  558.  De  même  Rupert, 
De  div.  ofj.,  IL  xn,  xv,  xvi,  t.  clxx,  col.  43,  45,  46. 
Celui-ci  insiste  surtout  sur  le  caractère  représentatif 
des  signes  de  croix. 

•  Le  symbolisme  exposé  par  Rupert  est  repris  d'un 
bout  à  l'autre  par  Etienne  de  Beaugé  qui  se  contente 
de  le  condenser  en  formules  plus  nerveuses  et  plus 
pieuses.  C'est  sans  doute  sous  l'influence  de  ce  sym- 
bolisme mystique  appliqué  à  la  liturgie,  que  Guillaume 
de  Saint-Thierry  allègue  comme  signes  représentatifs 
de  la  passion,  non  seulement  la  fraction  de  l'hostie, 
mais  encore  l'ensemble  des  gestes  par  lesquels  le 
prêtre  prend  le  corps  du  Sauveur,  l'élève,  l'abaisse, 
f  radio,  depositio,et  elsvatio  ejus  et  ceelera.  »  Lepin,  op. 
cil.,  p.  120.  Cf.  Etienne  de  Beaugé,  loc.  cit.,  xiii-xvii, 
P.  L.,  t.  clxxii,  col.  1287-1301;  Guillaume,  De  sacra- 
mento  allaris,  ix,  P.  L.,  t.  clxxx,  col.  356. 

2.  La  messe  d'après  les  canonisles.  —  Les  grands 
recueils  canoniques  de  la  première  moitié  du  xnc  siècle 
coordonnent  les  témoignages  les  plus  autorisés  et  les 
plus  significatifs  de  l'époque  patristique  et  de  la  pre- 
mière époque  théologique. 

En  distribuant  ces  témoignages  en  un  certain  nom- 
bre de  chapitres  pourvus  de  titres  saillants  qui  gui- 
dent les  recherches  et  stimulent  la  réflexion,  non  seule- 
ment les  décrétistes  constituent  une  mine  très  riche 
'<  d'autorités  »  qui  sera  exploitée  par  les  théologiens, 
mais  ils  fixent  en  quelque  sorte  les  questions  qui  seront 
de  préférence  traitées  dans  les  écoles. 


Tandis  que  les  théologiens  de  l'âge  précédent  pui- 
saient leurs  documents  soit  dans  les  manuscrits  des 
Pères,  soit  dans  des  chaînes  ou  des  florilèges,  soit  déjà 
dans  les  recueils  de  Réginon  de  Pri'im  et  de  Burchard 
de  Worms,  ceux  de  l'âge  suivant  iront  chercher  dans 
les  œuvres  d'Yves  de  Chartreset  deGratlen  une  docu- 
mentation de  première  importance  sur  l'eucharistie 
en  général,  et  le  "sacrifice  de  la  messe  en  particulier. 

Yves  de  Chartres  (t  1116),  traite  de  la  messe  dans  le 
Decretum  et  la  Panormia. 

La  deuxième  partie  du  Decretum  a  pour  objet  le 
sacrement  du  corps  du  Christ  et  la  messe  :  De  missa 
et  aliorum  sacramentorum  sanctilale.  Quelques  titres 
de  chapitre  ont  directement  rapport  à  l'idée  de  sacri- 
fice; ainsi  le  c.  vi  :  Non  mentiri  eum  qui  dicit  Christian 
impassibilem  et  immortalem  quolidie  in  sacramenlo 
immolari.  On  y  montre,  surtout  d'après  l'Épître  à 
Boniface  de  saint  Augustin,  qu'il  ne  peut  être  question 
à  l'autel  que  d'une  immolation  figurative.  Decretum, 
II,  iv,  P.  L.,  t.  clxi,  col.  136-140.  Ainsi  le  c.  ix,  qui 
définit  le  sacrifice  d'après  Lanfranc  :  Sacrificium 
Ecclcsiœ  duobus  confici,  duobus  conslare  :  id  est  visibili 
elementorum  specie,  et  invisibili  Domini  noslri  Jesu 
Chrisli  carne  et  sanguine.  Ibid.,  col.  152-160.  Ainsi 
les  c.  xi- xv  qui  traitent  de  la  matière  du  sacrifice. 
De  même  le  c.  xv  qui  marque  la  raison  d'être  de  la 
commémoraison  de  la  passion  à  la  messe. 

Plus  riche  encore,  au  point  de  vue  de  la  messe,  est 
la  Panormia.  Les  titres  suivants  mettent  bien  en 
relief  les  questions  qui  préoccupaient  alors  les  écoles. 
Ils  sont  tirés  du  1.  I,  De  sacramenlo  eucharisties  et  de 
celebratione  missarum  :  c.  cxxxvn,  Sacramentum  et  res 
sacramenti  sacrificium  perficiunt  ;  c.  cxxxix,  Quid 
significat  f  radio  hostise  et  sanguinis  polalio,  (var.  Dum 
hostia  frangitur,  passio  Christi  ad  memoriam  reducitur)  ; 
c.  cxli,  Carnis  et  sanguinis  comestio  et  potatio  domini- 
ez mortis  est  commemoralio  ;  c.  cxlii  et  cxLin,  Quo- 
modo  intelligendum  est  Semel  immolatus  est  Chris- 

TUS    ET    QUOTIDIE   IMMOLATUR?    C.    CXLIV,    Hostia    qiUV 

semel  immolata  est,  in  recordatione  suée  mortis  quolidie 
ofjertur,  col.  1075-1077.  Il  s'agit  surtout  dans  ces 
chapitres  de  mettre  en  relief  le  caractère  commémo- 
ratif et  figuratif  de  la  messe. 

«  Quant  à  la  doctrine  des  Pères,  alléguée  sur  divers 
points,  elle  est  censée  empruntée  tout  particulière- 
ment à  saint  Ambroise  et  à  saint  Augustin.  Mais,  sous 
le  nom  de  saint  Ambroise,  on  trouve  cité,  c.  cxliv, 
le  célèbre  passage  du  commentaire  de  l'Épître  aux 
Hébreux  que  nous  savons  être  de  saint  Jean  Chry- 
sostome.  Sous  le  nom  de  saint  Augustin  et  avec 
référence  à  la  lettre  de  l'évèque  d'Hippone  à  Boniface, 
on  voit  reproduit,  c.  cxliii,  non  plus  le  texte  de  cette 
lettre,  mais  le  commentaire  qu'en  a  donné  Lanfranc. 
Comme  extrait  du  livre  des  Sentences  d'Augustin 
publié  par  Prosper  se  trouve  allégué,  c.  cxxxix,  un 
morceau   du   même  Lanfranc.  »  Lepin,  op.  cit.,  p.  29. 

Gratien  (t  1158),  dans  sa  Concordia  discordanlium 
canonum,  traite  lui  aussi,  part.  III,  dist.  II,  du  sacri- 
fice eucharistique  et  en  expose  les  sources  principales. 

Ce  sont  à  peu  près  les  mêmes  cadres,  les  mêmes 
questions  que  chez  Yves  de  Chartres.  Dist.  II,  De  cons., 
c.  xxxii,  P.  L.,  t.  cLxxxvn,  col.  1745  :  Quid  'sit  sacri- 
ficium? c.  xxxvn,  col.  1748  ;  Dum  hostia  frangitur, 
passio  Christi  ad  memoriam  redit;  c.  li.  col.  1755  : 
Quomodo  Christus  sit  immola/us  semel,  et  quomodo 
quolidie  immoletur  ?  c.  lui,  col.  1756  :  Hostia  quiv  semel 
oblala  est,  in  rcconlutioncm  suœ  mortis  quolidie  offertur; 
c.  i.xxu,  col.  1767  :  Quotidianum  sacrificium  non  esl 
reileratio  passionis,  sed  commemoralio. 

Comme  à  Yves  de  Chartres,  il  arrive  à  Gratien 
de  citer  des  extraits  de  Paschase  et  de  Lanfranc  sous 
le  nom  d'Augustin.  Quoi  qu'il  en  soit  de  l'imperfection 
de  sa  critique,  sa  collection  de  textes  sera  <  comme 


1043 


MESSE  DANS  L'ÉGLISE  LATINE,   DÉBUT  DE  LA  SCOLAS  TIQUE 


1044 


le  grenier  d'abondance  auquel  viendront  s'approvi- 
sionner les  siècles  suivants  ».  Lepin,  op.  cil.,  p.  70. 

3.  La  messe  chez  les  théologiens.  —  a)  Théologie  polé- 
mique contre  les  cathares,  vaudois  et  autres  sectes  héré- 
tiques :  Pierre  le  Vénérable.  —  Tandis  que  Bérenger 
s'était  contenté  de  nier  la  vérité  du  corps  eucharisti- 
que du  Christ,  et  avait  maintenu,  quoiqu'en  le  défor- 
mant, le  caractère  sacrificiel  de  l'eucharistie,  les 
partisans  de  Pierre  de  Bruys  dans  la  première  moitié 
du  xii"  siècle,  en  arrivèrent  à  formuler  une  erreur 
plus  radicale. 

Ils  niaient  la  légitimité  de  l'oblation  eucharistique, 
en  affirmaient  l'inanité  et  l'inefficacité  pour  les  dé- 
funts. Sur  l'histoire  de  cette  erreur  voir  art.  Bruys, 
t.  h,  col.  1151-1156  et  art.  Eucharistie,  t.  v,  col. 
1239-1243.  En  les  réfutant  dans  son  Traclalus  con- 
tra Petrobrusianos,  P.  L.,  t.  clxxxix,  col.  719-850, 
Pierre  leVénérable  fut  amené  à  apporter  des  précisions 
touchant  la  définition  et  la  nécessité  du  sacrifice  en 
général,  sa  permanence,  le  caractère  relatif  et  corn- 
mémoratif  du  sacrifice  eucharistique,  son  efficacité 
pour  les  défunts. 

a.  Définition  du  sacrifice.  —  Pierre  le  "Vénérable 
décrit  le  sacrifice  comme  le  signe  caractéristique  de 
l'attitude  religieuse  de  l'humanité  en.  face  de  Dieu, 
principe  et  fin  de  toutes  choses.  Cum  signo  sacrifi- 
ciorum  semper  suos  Deus  ab  alienis  secreveril,  cum 
divinam  servitulem  ab  humanis  obsequiis  hoc  signo 
discreverit...  Col.  790  B. 

Le  sacrifice,  en  effet,  est  l'acte  par  excellence  du 
culte  dû  proprement  et  uniquement  à  Dieu.  «  Par  cet 
acte,  dit  Pierre,  se  trouve  signifié  que  l'homme  est  le 
sujet  de  Dieu  seul,  qu'au-dessus  de  lui  il  ne  recon- 
naît, suivant  sa  condition  originelle,  que  Dieu  comme 
son  seul  principe  et  sa  fin  suprême,  qu'il  veut  se  sou- 
mettre à  lui  et  lui  obéir,  comme  à  son  auteur,  à  son 
maître,  et  à  son  rémunérateur.  L'hommage  exté- 
rieur sert  de  signe  à  la  disposition  intérieure  de 
l'âme  qui  ne  peut  être  reconnue  que  par  des  signes 
extérieurs.  Ainsi  se  trouve  représentée  la  sujétion 
totale  de  l'homme,  corps  et  âme,  à  Dieu.  »  Col.  791  D 

Nous  avons  ici  un  développement  authentique  de 
l'idée  augustinienne  du  sacrifice.  Comme  le  note 
M.  Lepin,  «  cette  définition  met  à  la  base  du  sacrifice 
la  disposition  intérieure  de  soumission  et  d'hommage, 
non  un  acte  extérieur  et  proprement  dit  d'immola- 
tion. Le  sacrifice  du  Christ  lui-même  ne  consiste  pas 
précisément  dans  l'acte  qui  a  immolé  le  Sauveur, 
mais  bien  dans  sa  libre  offrande  à  la  mort  par  obéis- 
sance, à  son  Père.  »  Lepin,  op.  cit.,  p.  137.  C'est  le  sens 
de  cette  phrase  de  Pierre  :  «  On  dit  que  le  Christ 
s'est  offert  lui-même,  parce  qu'il  a  donné  librement 
et  spontanément  sa  vie.  »  Col.  797  A. 

b.  Perpétuité  de  l'hommage  sacrificiel  sous  la  variété 
des  sacrifices.  —  En  fait,  les  âmes  religieuses  de  tous 
les  temps  ont  offert  à  Dieu  l'hommage  sacrificiel. 

Une  peut  en  être  autrement,  le  culte  divin,  dans  ce 
qu'il  a  de  fondamental,  ne  peut  jamais  être  périmé 
dans  le  monde.  Col.  790-795.  Seule  a  varié  la  forme 
sacrificielle.  Col.  796.  L'Église  offre  sur  ses  autels  pour 
la  rémission  des  péchés  une  victime  qui  l'emporte  en 
excellence  sur  les  victimes  de  l'Ancien  Testament.  A 
la  pluralité  de  ces  victimes  impuissantes  a  succédé  la 
victime  unique  qui  suffit  à  racheter  tous  ceux  qui 
l'offrent.  Bos,  vilulus,  aries,  agnus...  implent  altaria 
Judœorum  ;  solus  agnus  Dei  altari  superponitur  chris- 
tianorum.  Col.  796  B. 

c.  Relation  du  sacrifice  de  l'Église  à  celui  de  la  croix. 
—  Le  sacrifice  de  l'Église  est  identique  à  celui  de  la 
croix.  Les  pétrobrusiens,  qui  reconnaissent  la  réalité 
sacrificielle  de  la  passion,  devraient  confesser  la  réalité 
du  sacrifice  de  l'Église  :  c'est  le  même  sacrifice  offert 
une  seule  l'ois  sur  la  croix  par  le  Christ  lui-même,  offert 


sur  l'ordre  du  Sauveur,  chaque  jour  à  l'autel  par  son 
peuple.  Col.  798.  L'Église  offre  pour  elle-même  celui 
qui  s'est  offert  pour  elle  :  et  ce  que  le  Christ  a  fait  une 
fois  en  mourant,  elle  le  fait  toujours  elle-même  en 
offrant.  Col.  789. 

d.  Le  but  de  l'institution  de  la  messe.  —  C'est  la 
commémoraison  du  Christ.  Col.  811  D.  Aucun  homme 
ne  saurait  être  sauvé  qu'en  aimant  le  sacrifice  qui  le 
sauve.  Le  Christ  le  savait.  Aussi  a-t-il  institué  le  sacri- 
fice eucharistique  qui  à  la  fois  signifie  son  corps  et 
son  sang  et  contient  la  réalité  de  ce  qu'il  signifie  : 
lia  signum  est  ut  sil  (amen  idem  quod  signal,  col.  812  D, 
tout  cela  afin  «  de  rappeler  plus  vivement  sa  mort, 
d'exciter  plus  complètement  notre  amour,  de  nous 
appliquer  plus  pleinement  la  rémission  des  péchés  ». 
Col.  814  B. 

Cette  commémoraison  est  figurative.  Sans  doute 
elle  comporte  à  l'autel  la  présence  du  corps  et  du  sang 
jadis  immolé  sur  la  croix  et  rappelle  ainsi  plus  vive- 
ment que  tous  les  discours  le  drame  du  Calvaire,  col. 
813;  mais  elle  n'implique  nullement  le  renouvellement 
de  l'immolation  passée,  «  car,  bien  que  l'on  dise  du 
Christ  qu'il  est  immolé  dans  l'eucharistie,  il  n'y 
souffre  ni  douleur,  ni  mort  comme  autrefois.  On  dit 
qu'il  est  immolé,  lorsque,  demeurant  inviolable  en 
lui-même,  il  est  brisé,  partagé,  mangé  à  l'autel,  car 
par  ces  divers  signes  et  d'autres  semblables  la  mort 
du  Seigneur  est  aussi  pleinement  que  possible  repré- 
sentée, maxime  reprsesenlalur  ».  Col.  812  D.  Comment 
se  fait  cette  représentation?  En  quelque  sorte  natu- 
rellement, à  raison  des  signes  employés.  Pour  Pierre, 
disciple  de  Lanfranc,  «  la  fraction  et  la  communion 
sont  les  signes  naturels  de  la  passion.  Mais  cette  repré- 
sentation lui  paraît  aussi  fondée  sur  une  volonté 
positive  de  l'apôtre.  Si  Paul  en  effet  n'a  point  parlé  à 
l'occasion  du  sacrifice  eucharistique  du  souvenir  de 
l'incarnation,  de  la  circoncision,  du  baptême,  de  la 
résurrection  et  de  l'ascension,  c'est  parce  qu'il  vou- 
lait par  là  montrer  dans  la  mort  du  Seigneur  la  plus 
grande  de  ses  œuvres,  celle  à  laquelle  le  monde  doit 
la  vie  et  le  salut.  »  Col.  813  A. 

e.  Utilité  de  la  messe  pour  les  défunts.  ■ —  Aux  néga- 
tions hérétiques  touchant  l'efficacité  de  la  messe 
pour  les  défunts,  Pierre  oppose  la  pensée  et  la  pra- 
tique de  l'Église.  Il  fonde  la  foi  chrétienne  sur  la 
croyance  à  la  communion  des  saints,  sur  le  fait  que 
l'Écriture  parle  de  fautes  remises  dans  l'autre  vie; 
il  en  appelle  au  témoignage  des  Pères,  Ambroise, 
Augustin,  Grégoire,  Jérôme.  Il  construit  ainsi  un 
traité  théologique  complet  sur  la  valeur  de  la  messe 
pour  les  défunts.  Col.  819-847. 

b)  Premiers  essais  de  théologie  scolastique.  —  L'appli- 
cation de  la  méthode  dialectique  aux  données  de  la 
tradition  se  développe  de  plus  en  plus  au  xne  siècle, 
et  se  révèle  soit  dans  les  monographies  consacrées  à 
l'étude  de  l'eucharistie,  soit  dans  les  premiers  essais 
de  Sommes   théologiques. 

a.  Monographies.  —  Parmi  celles  qui  s'intéressent 
dans  une  certaine  mesure  à  la  question  du  sacrifice, 
il  faut  citer  le  beau  traité  de  Guillaume  de  Saint- 
Thierry,  De  sacramenlo  altaris  liber,  P.  L.,  t.  clxxx, 
col.   341-366. 

L'auteur  y  défend  la  présence  du  corps  du  Christ 
à  l'autel  contre  les  tendances  ultra-spiritualistes 
de  Bupert  de  Deutz,  voir  col.  1038,  et  marque  nette- 
ment la  différence  qu'il  faut  faire  entre  l'ubiquité 
naturelle  au  Verbe  et  la  multilocation  miraculeuse 
du  corps  du  Christ  qui  se  fait  là  seulement  où  il  y  a 
la  rédemption  à  appliquer.  Sicut  enim  exigit  nécessitas 
salulis  humame  ut  adsit  ubi  opus  est,  sic  eliam  exigit 
ut  sic  adsit  corpus  ejus  sicut  opus  est.  n,  col.  348  sq. 
Il  insiste,  au  c.  x,  sur  le  caractère  mystique  et  figu- 
ratif    de    l'immolation    de    l'autel    :    Non    enim    a 


1045 


MESSE    DANS    L'ÉGLISE    LATINE,    PIERRE    LOMBARD 


1046 


nobis  impie  occiditur,  sed  sacrificaiur,  et  hoc  modo 
mortem  Domini  annunciamiis.  Col.  358;  cf.  362. 

On  retrouver;!  lu  même  idée  sur  le  caractère  figu- 
ratif de  la  messe  dans  le  fragment  de  traité  attribué 
à  saint  Anselme.  Epist..  IV.c.vn,  P.  L.,X.  clix,  col.  257. 

Sur  les  autres  écrits  de  circonstance  de  l'époque 
qui  peuvent  fournir  quelques  indications  sur  la  messe, 
voir  Lepin, op.  cil.,  p. 24-26. 

b.  Premières  synthèses.  ■ —  On  s'attendrait  à  voir  les 
auteurs  des  premières  Sommes  donner  à  la  question 
du  sacrifice  eucharistique  une  belle  place  dans  leur 
vaste  plan  d'ensemble.  En  fait,  cette  question  n'est 
guère  qu'effleurée.  Dans  l'eucharistie,  ils  considéraient 
surtout  le  point  de  vue  du  sacrement. 

Ainsi  Hugues  de  Saint- Victor  (t  1141),  dans  le 
De  sacramentis.  ne  consacre  qu'une  chapitre  très  court 
à  la  célébration  de  la  messe;  c'est  un  résumé  des  défi- 
nitions traditionnelles.  De  sacramentis  christianœ  fidei, 
1.  II,  part.  VIII.  c.  xiv,  P.  L.,  t.  clxxvi,  col.  472. 
Un  des  disciples  de  Hugues  de  Saint-Victor  et  d'Abé- 
lard,  peut  être  Hugues  de  Mortagne  (voir  M.  Chossat, 
La  Somme  des  Sentences,  œuvre  de  Hugues  de  Mor- 
tagne, Louvain,  1924),  dans  sa  Summa  sententiarum, 
étudie  l'eucharistie  surtout  comme  sacrement.  A  noter 
cependant  quelques  indications  relatives  au  sacrifice 
de  la  messe.  Après  avoir  insisté  sur  la  présence  de  la 
victime  du  Calvaire  à  l'autel,  il  met  en  relief  le  carac- 
tère figuratif  de  la  fraction  et  de  la  communion  par 
rapport  à  l'immolation  de  la  croix  :  Cum  igitur  fran- 
{jitur  hostia,  dum  sanguis  de  calice  in  ora  fideliurr 
Junditur,  quid  aliud  quam  Domini  corporis  in  cruce 
immolatio  ejusque  sanguinis  de  latere  efjusio  désigna- 
is? Tract.  VI,  c.  vin,  P.  L.,  t.  clxxvi,  col.  145.  En 
vertu  du  principe  d'après  lequel  le  prêtre  à  l'autel 
agit  au  nom  de  toute  l'Église,  l'auteur  se  rallie  à  l'opi- 
nion de  ceux  qui  affirment  l'invalidité  des  messes 
célébrées  par  les  excommuniés  et  les  hérétiques  mani- 
festes. Ibid.,  c.  ix,  col.  146. 

Robert  Pullus,  dans  ses  Sentences,  fournit  aussi 
quelques  indications  sur  le  sacrifice.  Il  y  traite  de  la 
matière  du  sacrifice,  1.  VIII,  c.  h;  du  caractère  figu- 
ratif du  mélange  d'eau  et  de  vin,  c.  m;  de  la  représen- 
tation de  la  passion  à  la  messe,  c.iv.  Il  prouve  c.  vi,  que 
l'eucharistie  est  validement  consacrée  par  des  prêtres 
indignes.  P.  L.,  t.  clxxxvi,  col.  961,  963,  964,  968. 

«  Le  peu  de  place  donné  à  l'étude  du  sacrifice  de  la 
messe  dans  ces  premiers  essais  de  théologie  scolastique 
montre  clairement  que  l'attention  des  écoles  n'est  pas 
portée  sur  ce  point...  Le  dogme  du  sacrifice  n'ayant 
pas  subi  d'attaque  directe,  n'est  l'objet  d'aucune 
investigation  particulièrement  approfondie.  »  Lepin, 
op.  cit.,  p.  26. 

2°  Pierre  Lombard  (t  1164).  ■ —  L'enseignement  du 
Maître  des  Sentences  sur  la  messe  mérite  un  examen 
attentif,  d'abord  parce  qu'il  est  un  approfondissement 
de  la  pensée  traditionnelle,  mais  surtout  parce  qu'il 
se  trouve  être,  un  écho  assez  riche  de  cette  pensée 
et  que  son  influence  se  fera  sentir  jusqu'au  concile  de 
Trente  et   au   delà. 

Comme  ses  devanciers  immédiats,  Pierre  Lombard 
donne  surtout  son  attention  à  l'eucharistie  comme 
sacrement:  il  n'aborde  ex  professo  la  question  du  sacri- 
fice qu'à  la  dernière  page  de  la  dist.  XII  du  livre  IV. 
Il  pose  ainsi  le  problème  :  On  demande  si  ce  que  fait 
le  prêtre  est  appelé  au  sens  propre  sacrifice  ou  immo- 
lation, et  si  le  sacrifice  est  immolé  chaque  jour  ou 
bien  s'il  n'a  été  immolé  qu'une  fois?  La  question  est 
complexe  et  ne  va  pas  sans  laisser  dans  l'esprit  une 
équivoque.  Faut-il  prendre  les  deux  termes  sacrifice 
et  immolation  pour  synonymes'?  De  l'emploi  de  ces 
deux  mots  distincts  et  plus  encore  de  l'ensemble  de 
la  réponse  qui  va  suivre,  il  résulte  qu'ils  ne  sont  poinl 
complètement  équivalents. 


A  la  question  ainsi  posée  le  Maître  répond  en  mon- 
trant qu'il  y  a  dans  la  messe  un  sacrifice  parce  que  il 
y  a  sur  l'autel  représentation  de  L'immolation  du 
Calvaire,   et   oblation   de   la    victime  jadis   immolée. 

1.  La  messe  comme  représentation  du  sacrifice  du 
Calvaire.  —  «  Ce  qui  est  offert  et  consacré  par  le 
prêtre  est  appelé  sacrifice  et  oblation,  parce  que  c'est 
la  mémoire  et  la  représentation  du  vrai  sacrifice  et  de 
la  sainte  immolation  accomplie  sur  l'autel  de  la  croix. 
Une  seule  fois  le  Christ  est  mort  en  croix  et  y  a  été 
immolé  en  lui-même,  mais  chaque  jour  il  est  immolé 
dans  le  sacrement,  parce  dans  le  sacrement  il  est  fait 
mémoire  de  ce  qui  a  été  accompli  une  fois.  »  L.  IV, 
dist.  XII,  n.  7,  P.  L.,  t.  cxcn,  col.  866.  C'est  dire  que 
l'immolation  réelle  du  Calvaire  est  le  sacrifice  par 
excellence,  que  la  messe  n'est  sacrifice  que  par  sa  rela- 
tion essentielle  «  au  vrai  sacrifice  »  accompli  une  seule 
fois  sur  la  croix.  Elle  est  un  sacrifice  relatif,  souvenir 
et  image  du  véritable  sacrifice  constitué  par  la  mort 
rédemptrice  de  la  croix.  La  représentation  sensible 
de  l'immolation  passée  ne  consiste  point  dans  une 
modification  sensible  qui  affecterait  le  Christ  impas- 
sible, soit  au  moment  de  la  consécration,  soit  au 
moment  de  la  fraction  et  de  la  communion.  Ibid., 
n.  5,  col.  865.  Pierre  Lombard  ne  voit  point  encore 
dans  la  double  consécration  l'image  expressive  de  la 
séparation  du  corps  et  du  sang  qui  eut  lieu  au  Calvaire. 
Si  la  séparation  des  espèces  l'intéresse,  c'est  au  point 
de  vue  de  la  communion  et  de  l'effet  rédempteur  signi- 
fié. Jésus-Christ,  en  choisissant  le  pain  et  le  vin 
comme  éléments  du  sacrifice,  a  voulu  montrer  qu'il  a 
pris  la  nature  humaine  tout  entière,  corps  et  âme, 
afin  de  la  racheter  tout  entière.  Dist.  XI,  n.  6, 
col.  863. 

Il  place  surtout  la  représentation  sensible  de  l'immo- 
lation du  Calvaire  dans  la  fraction  et  la  communion. 
Dist.  XII,  n.  6,  col.  866. 

2.  La  messe  comme  oblation  de  l'Église.  —  Mémorial 
et  représentation  sensible  de  l'unique  immolation 
réelle  du  Calvaire,  la  messe  n'est  point  seulement  une 
image  de  sacrifice.  D'accord  avec  l'ensemble  de  la 
tradition,  le  Lombard  reconnaît  en  elle  un  sacrifice 
réel. 

Sous  l'aspect  commémorât  if  et  représentatif  de  la 
messe  se  cache  une  réalité  sacrificielle  :  l'offrande  de  la 
victime  du-  Calvaire.  «  Le  passage  si  remarquable 
de  saint  Jean  Chrysostome,  reproduit  par  le  Maître 
des  Sentences  ne  contient  pas  seulement  l'idée  d'un 
rappel  de  la  mort  soufferte  sur  la  croix,  recordatio  ; 
il  y  est  aussi  question  d'une  «  offrande  »  de  la  victime 
autrefois  immolée,  ofjerimus,  ofjertur.  L'immolation, 
semble-t-on  nous  dire,  est  passée;  mais  la  victime 
est  présente,  et  son  oblation  actuelle.  Or  cette  double 
réalité  de  la  présence  de  la  victime  et  de  son  actuelle 
oblation  paraît  bien  être  ce  qui  constitue  hic  et  nunc 
un  vrai  et  réel  sacrifice,  malgré  qu'on  ait  une  simple 
image  commémorative  de  l'immolation.  »  Ces  paroles  de 
M.  Lepin,  op.  cit.,  p.  153,  expriment  bien  la  conclusion 
du  Maître-  des  Sentences  lui-même:  «De  là  il  ressort  que 
ce  qui  se  passe  à  l'autel  est  un  sacrifice  et  est  appelé 
ainsi  à  juste  titre.  Le  Christ  a  été  offert  une  fois,  et 
il  est  offert  chaque  jour,  mais  d'un  manière  différente 
autrefois  et  aujourd'hui.  »  Dist.  XII,  n.  7,  col.  866. 
Le  concile  de  Trente  adoptera  la  même  formule. 
L'identité  d'oblation  fonde  l'identité  de  sacrifice; 
de  part  et  d'autre,  c'est  toujours  la  même  victime 
offerte.  La  différence  entre  le  sacrifice  de  l'autel  et 
celui  de  la  croix  réside  dans  le  mode  de  l'oblation. 
Sur  la  croix,  le  Christ  s'est  offert  lui-même  une  fois 
en  hostie  efficace  de  rédemption  d'une  façon  san- 
glante: sur  l'autel,  nous  l'offrons  et  nous  nous  offrons 
conjointement  avec  lui,  victimes  d'un  seul  et  même 
sacrifice  non    sanglant,   dans   le  but    de  faire  dériver 


1047 


MESSE    DANS   L'ÉGLISE    LATINE,   PIERRE    LOMBARD 


1048 


jusqu'à  nous  la  vertu  de  la  croix.  Dist.  VIII,  n,  4, 
col.  857;  dist.  XI,  n.  7,  col.  864';  dist.  XII,  n.  7, 
col.   8li(i. 

Pierre  Lombard,  comme  Pierre  le  Vénérable,  comme 
les  augustiniens,  souligne  le  rôle  actif  de  l'Église 
à  l'autel  :  il  en  tire  des  conclusions  sur  la  validité 
de  la  messe.  Au  sein  de  l'Église  catholique,  quelle 
que  soit  la  qualité  morale  du  ministre,  le  sacrifice 
s'accomplit...  quia  Spirilus  Sanctus  vivificat.  En  dehors 
de  TÉglise,  pour  les  excommuniés  et  les  hérétiques 
notoires  il  ne  peut  être  question  de  célébrer  valide- 
ment  :  ceux-ci  nt  peuvent  parler  au  nom  de  l'Église. 
Autre  raison  :  La  messe,  dit  le  Lombard,  suppose  au 
Jubé  heec  perferri  l'intervention  des  anges;  l'héré- 
tique et  le  schismatique  ne  peuvent  escompter  cet.te 
intervention  :  Éx  his  colligitur  quod  heereticus  a  catho- 
lica  Ecclcsia  prœcisus  niqueat  hoc  sacramentum  confi- 
ccre,  quia  sancti  an'geli...  lune  non  adsunt  quando 
hœreticus  vel  schismaticus  hoc  mysterium  temere  cele- 
brare  prwsumit.  Dist.  XIII,  n.  1,  col.  868.  Cette 
conclusion  erronée  sera  rejetée  par  la  théologie  pos- 
térieure. 

Tandis  que  le  Maître  des  Sentences  met  surtout  en 
évidence  le  rôle  du  prêtre  comme  mandataire  de 
l'Église  dans  l'oblation  eucharistique,  il  se  tait  sur  les 
rapports  de  celui-ci  avec  le  prêtre  invisible.  Le  Christ 
dans  cette  perspective  apparaît  prêtre  du  sacrifice 
chrétien,  surtout  en  ce  qu'il  fait  offrir,  sur  son  ordre, 
par  l'Église  l'oblation  de  son  corps  et  de  son  sang 
rendus  présents  sur  l'autel  par  la  vertu  de  ses  paroles. 
L'ensemble  de  la  doctrine  est  d'inspiration  augus- 
tinienne. 

Conclusion.  ■ —  La  vérité  du  sacrifice  eucharistique 
est  tout  à  fait  indépendante  d'une  immolation  actuelle 
de  la  victime  offerte.  Dépend-elle,  du  moins,  d'une 
représentation  sensible  de  l'immolation  passée  ? 
M.  Lepin  pense  que  non  :  l'essence  du  sacrifice  eucha- 
ristique, d'après  lui,  est  constituée  par  autre  chose 
qu'une  immolation  réelle  ou  figurative,  savoir  par 
l'oblation  réelle  du  Christ  réellement  présent  dans 
le  sacrement.  Op.  cit.,  p.  156. 

C'est,  semble-t-il,  ne  point  tenir  assez  de  compte 
du  premier  aspect  de  la  pensée  du  Lombard,  selon 
laquelle  la  messe  est  appelée  sacrifice,  parce  qu'elle  est 
la  représentation  du  sacrifice  de  la  croix.  Cet  aspect 
n'exclut  point  le  second  :  celui-ci  le  complète.  Pour 
notre  auteur,  comme  pour  ses  prédécesseurs,  la  messe 
est  une  réalité  complexe  à  double  aspect,  l'un  exté- 
rieur et  visible,  l'autre  intérieur  et  invisible,  tous 
deux  essentiels.  Par  son  extérieur,  pain  et  vin,  frac- 
tion et  communion,  elle  est  surtout  rappel  et  représen- 
tation de  la  passion;  par  sa  réalité  profonde,  elle  est. 
oblation  actuelle;  substantiellement  identique  à  celle 
du  Calvaire.  L'idée  de  la  messe,  telle  que  l'a  décrite 
le  Maître  des  Sentences,  pourrait  ainsi  se  définir  : 
L'oblation  par  l'Église  sur  l'ordre  du  Christ,  du  corps 
et  du  sang  du  Seigneur,  présents  sur  l'autel  sous  les 
signes  commémoratifs  de  l'immolation  passée,  en  vue 
d'appliquer  aux  fidèles  la  vertu  de  cette  immolation 
rédemptrice. 

3°  Les  successeurs  immédiats  de  Pierre  Lombard.  — 
1.  Les  liturgistes.  ■ —  Durant  la  seconde  moitié  du 
xiie  siècle,  plusieurs  auteurs  traitent  de  la  messe  au 
point  de  vue  liturgique  :  Jean  Beleth  vers  1160 
dans  le  Rationale  divinorum  officiorum,  c.  xxxiv-lii, 
P.  L.,  t.  coi,  col.  43-58;  Robert  Paululus  (t  1178), 
De  aeremoniis,  sacramentis,  officiis  et  observationibus 
ecclesiasticis,  1.  II,  c.  xi-xli,  P.  L.,  t.  clxxvii,  col.  416- 
438;  Pierre  le  Peintre,  vers  1170,  Traclalus  de  sacro- 
sanctis  venerabilis  sacramenti  eucharistiœ  mysteriis, 
P.  L.,  t.  cevn,  col.  1135-1154;  Sicard  de  Crémone 
(t  1215),  Mitrale  seu  de  officiis  ecclesiasticis  summa, 
1.  III  passim,  P.  L.,  t.  ccxm,  col.  89-148.  On  pour- 


rait citer  ici  Lothaire  de  Segni,  le  futur  Innocent  III, 
De  sacrofancto  altari  myslerio,  P.  L.,  t.  ccxvn, 
col.  774-916.  Comme  son  livre  est  aussi  spéculatif 
que  liturgique,  nous  l'étudierons  plus  loin  comme  un 
écho  de  l'enseignement  à  la  fois  scolastique  et  litur- 
gique sur  la  messe  à  la  veille  du  IVe  concile  du 
Latran. 

a)  Conception  de  la  messe.  ■ —  Tous  ces  auteurs 
mettent  en  relation  le  sacrifice  de  l'autel  avec  l'immo- 
lation sanglante  de  la  croix,  mais  c'est  pour  affirmer, 
à  la  suite  de  Pierre  Lombard  et  de  la  tradition,  que 
l'immolation  de  l'autel  n'est  que  sacramentelle,  repré- 
sentative, figurative  de  celle  du  Calvaire.  Hoslia  dicta 
est  immolalio  quod  isthic  Christus  sacramentaliler  immo- 
letur,  quod  in  verilute  semel  pro  peccalis  nostris  in  cruce 
est  immolatus.  Jean  Beleth,  Rationale,  c.  xlii,  P.  L., 
t.  ccn,  col.  51:  Sicard,  Mitrale,  1.  VI,  c.  xm,  t.  ccxm, 
col.  320. 

Robert  Paululus,  il  est  vrai,  semble  faire  appel  à 
l'idée  de  destruction  pour  éclairer  la  notion  de  sacri- 
fice eucharistique.  Il  divise  la  messe  en  trois  parties 
qui  représentent  comme  trois  actions  ou  trois  formes 
du  sacrifice.  La  première  va  de  l'offertoire  au  Qui 
pridie,  c'est  l'oblation  du  serviteur.  Elle  consiste  pour 
le  serviteur  qui  est  l'homme  à  renoncer  au  pain  et  au 
vin  pour  l'offrir  à  Dieu.  En  offrant  ainsi  les  principaux 
aliments  de  sa  vie,  l'homme  semble  détruire  cette 
vie,  s'immoler,  puisqu'il  renonce  à  ce  qui  la  soutient 
et  ne  veut  désormais  tenir  que  de  Dieu  ce  qui  lui  est 
strictement  nécessaire.  Par  cette  union  personnelle  à 
l'immolation  du  corps  et  de  l'âme  du  Christ,  il  devient 
participant  de  la  passion.  La  victime  secondaire  qui 
est  l'homme  s'associe  ainsi  mystiquement, par  l'immo- 
lation intérieure  que  figure  le  renoncement  au  pain 
et  au  vin,  à  l'immolation  de  la  victime  principale  jadis 
réalisée  au  Calvaire  et  figurée  maintenant  sur  l'autel. 
Ce  que  l'auteur  veut  inculquer  ici,  c'est  l'union  étroite 
du  peuple  chrétien  à  l'oblation  du  Sauveur  :  panem  et 
vinum  ofjerendo  quœ  in  victu  vitse  animalis  principa- 
lia  sunl,  seipsos  et  sua  omnia,  id  est  totum  suum  victum 
ofjerre  dicantur.  De  ofj.  eccl.,  II,  xxix,  P.  L.,  t.  clxxvii, 
col.  430.  Cf.  aussi  col.  428. 

Après  l'oblation  du  serviteur,  vient  l'oblation  du 
corps  et  du  sang  du  Christ,  du  vrai  et  parfait  sacrifice 
que  le  prêtre  terrestre  offre  dans  la  vertu  d'en  haut. 
C.  xxxn  et  xxxm,  col.  431  et  432.  Cette  seconde  partie 
du  sacrifice  trouve  son  couronnement  dans  une  troi- 
sième action  qui  se  fait  par  la  coopération  du  monde 
invisible  :  Rogat  sacerdos  per  manus  angeli  sui,  vide- 
licet  custodis,  secum  eo  sacrificium  perferri,  ut  virtuti 
sacramenti  ipsius  communicet,  ut  per  corpus  Christi 
quod  in  cselo  est  et  de  altari  visibili  in  terra  suscipitur, 
ad  summam  propitiationem  Dei  perveniat  et  ei  uniri 
mersalur...,  c.  xxxiv,  col.  433. 

Sicard  de  Crémone  s'inspire  d'Amalaire  dans  son 
explication  symbolique  de  la  messe,  et  de  Rupert  dans 
sa  conception  de  la  victime  du  sacrifice  eucharistique. 
A  l'exemple  de  ce  dernier,  il  distingue  une  double 
substance  du  sacrifice,  l'une  matérielle  et  terrestre, 
Mitrale,  1.  III,  c.  vi,  P.  L.,  t.  ccxm,  col.  116.  La  sub- 
stance divine,  c'est  le  Verbe.  Ad  prolationem  istorum 
verborum  hoc  est  corpus  meum,  panis  divinitus  trans- 
substantiatur  in  carnem  ;  divina  enim  mater ialis 
substantiel  hujus  sacrificii  est  Verbum  quod  ad  elemen- 
tum  accedens  perficil  sacramentum;  sic  Verbum  carni 
unitum  efficit  hominem  Christum.  Ibid.,  col.  129  B. 

b)  Critique  de  la  consécration  par  contact;  messe  des 
présanctifiés  et  messe  apostolique.  —  L'attention  que 
les  théologiens  de  l'époque  donnaient  de  plus  en  plus 
à  la  question  du  moment  précis  ou  de  la  forme  de  la 
consécration,  leur  conviction  de  plus  en  plus  raisonnée 
que  cette  forme  consiste  uniquement  dans  les  paroles  : 
«  Ceci  est  mon  corps  »  devaient  amener  les  liturgistes,  à 


1049        MESSE  DANS  L'ÉGLISE  LATINE,  LES    SUCCESSEURS  DU  LOMBARD 


1050 


leur  suite.  à  reviser  la  vieille  concept  ion  de  la  consé- 
cration par  contact,  et  à  se  faire  une  idée  plus  théolo- 
gique de  la  messe  des  présanctifiés  et  de  la  messe 
apostolique. 

C'est  ainsi  que,  d'après  Robert  Paululus,  les  apôtres, 
De  consacraient  pas  uniquement  par  l'oraison  domi- 
nicale, mais  prononçaient  auparavant  la  formule  trans- 
mise par  le  Sauveur.  De  o/J.  eccl.,  II,  xi,  t.  clxxvii, 
col.  416.  Jean  Beleth  rejette  expressément  la  croyance 
à  la  consécration  par  contact.  Il  accepte  la  phrase  sanc- 
tificatur....  Mais  il  l'interprète  en  faisant  une  distinction 
que  les  progrès  de  la  terminologie  vont  rendre  clas- 
sique. Sanctifier,  explique-t-il,  n'est  pas  synonyme 
de  consacrer.  Il  faut  donc  renoncer  à  croire,  quoi  qu'en 
disent  certains  auteurs,  que  le  vin  du  calice  à  la 
messe  des  présanctifiés  soit  changé  au  sang  du  Christ  : 
Est  enim  difjerentia  inter  consecratum  et  sanctificatum. 
Consecratum  dicitur  quod  in  consecrationc,  ut  ita  dicam, 
transsiibslantiatur.  Sanctificatum  vero  est  quod  per 
l'erborum  significationem  efjicitur  sanction  sine  aliqua 
Iranssubstantiatione.  Ration.,  c.  xcix,  P.  L.,  t.  ccn, 
col.  104  A.  Voir  Andrieu,  op.  cit.,  p.  47  sq. 

Jean  Beleth  sera  désormais  suivi  par  ceux  qui 
connaîtront  la  théologie  de  l'École.  Toutefois  pendant 
longtemps  encore  la  théorie  amalarienne  subsistera 
dans  des  milieux  moins  éclairés.  Mais  cette  doctrine 
ne  pourra  que  disparaître  avec  une  meilleure  connais- 
sance de  la  tradition,  incompatible  qu'elle  est  avec  les 
principes  formulés  par  les  théologiens  catholiques 
sur  la  forme  unique  et  nécessaire  de  la  consécration 
eucharistique.  Andrieu,  p.  54. 

c)  Témoignage  et  jugement  sur  la  pratique  des 
messes  sèches  et  bifaciales.  —  Jean  Beleth  témoi- 
gne de  la  pratique  des  messes  sèches  à  son  époque; 
il  ne  la  condamne  pas  :  Neminem  debere  uno  eodemque 
die  duas  celebrare  missas  cum  uno  sacrificio,  vel  cum 
duobus,  sed  unam  cum  sacrificio,  et  aliam  siccam. 
Ration.,  c.  li,   P.  L.,  t.   ccn,  col.   58. 

La  messe  sèche  était  une  messe  sans  offertoire,  ni 
consécration,  ni  communion.  Elle  s'était  introduite 
sans  doute  pour  donner  satisfaction  à  la  piété  des 
fidèles  qui  réclamaient  un  nombre  de  messes  de  plus 
en  plus  grand.  L'Église,  pour  empêcher  les  abus  qui 
se  glissaient  dans  l'usage  de  la  pluralité  des  messes, 
avait  bien  fait  des  lois  restrictives,  voir  art.  Binage, 
t.  n,  col.  893  et  894.  Mais  la  dévotion  indiscrète  des 
fidèles  et  des  prêtres  cherchait  une  compensation  à  ces 
restrictions  dans  la  pratique  de  messes  qui  contenaient 
les  prières  ordinaires  de  l'office  sauf  le  canon.  Plus  tard 
Durand  de  Mende  (t  1296)  dans  son  Rational  décrira 
ainsi  cette  sorte  de  messe  :  «  Personne  ne  peut  célébrer 
deux  messes  avec  un  seul  sacrifice,  ou  une  seule  messe 
avec  deux  sacrifices...  Le  prêtre  peut  aussi  célébrer 
une  seule  messe  avec  le  sacrifice,  et  une  autre  sèche. 
On  dit  messe  sèche,  parce  que,  si  le  prêtre  ne  peut  pas 
consacrer  parce  qu'il  a  peut-être  déjà  célébré,  ou 
pour  une  autre  cause,  il  peut,  après  avoir  pris  l'étole 
lire  l'épître  et  l\vangile,  dire  l'oraison  dominicale 
et  donner  la  bénédiction;  de  plus,  si  par  dévotion 
et  non  par  superstition,  il  veut  dire  tout  l'office  de  la 
messe  sans  offrir  le  sacrifice,  qu'il  prenne  tous  les 
vêtements  sacerdotaux  et  qu'il  célèbre  la  messe  dans 
son  ordre  jusqu'à  la  fin  de  l'offrande,  passant  outre 
la  secrète  qui  appartient  au  sacrifice.  Mais  il  peut 
dire  la  préface.  Cependant,  qu'il  ne  dise  rien  du  canon, 
qu'il  n'ait  ni  calice  ni  hostie,  et  qu'il  ne  dise,  ni  ne 
fasse  rien  de  ce  qui  se  dit  ou  se  fait  sur  le  calice  ou  sur 
l'eucharistie.  »  Rational,  traduction  Barthélémy,  1.  VI, 
c.  i,  n.   23,  t.  n,  p.   12  et  13. 

On  peut  deviner  à  quels  abus  pouvait  prêter  cette 
pratique  utilisée  par  des  prêtres  cupides.  Pierre  le 
Chantre  met  en  garde  ses  contemporains  contre  elle; 
il  montre  le  vide  des  messes  sèches  :  Missa  sicca  quse 


est  sine  gratia  et  humore  confectionis  eucharistie  non 
celebratur  pro  fidelibus.  Verbum  abbreviatum,  c.  xxix, 
P.   L.,  t.  cev,  col.   106. 

La  messe  sèche  fut  usitée  sur  la  mer  (missa  nautica) 
lorsque  le  mouvement  du  bateau  rendait  la  célébra- 
tion de  la  véritable  messe  dangereuse  ou  impossible. 

A  condition  que  l'on  ne  voie  dans  cette  messe 
qu'une  prière  et  non  un  sacrifice,  la  chose  en  soi  n'était 
point  absolument  condamnable.  D'après  Fortescue 
«  les  chartreux  ont  encore  un  nudum  officium  qui  est 
tout  simplement  une  messe  sèche  »  et,  d'après  le  tra- 
ducteur de  cet  auteur,  «  la  bénédiction  des  Rameaux 
au  missel  romain  est  un  exemple  classique  de  messe 
sèche.  Mais  la  première  partie  de  l'office  du  vendredi 
saint  n'est-elle  pas  une  messe  sèche  y  compris  la 
prière  des  fidèles?  »  Fortescue,  La  messe,  p.  252. 

Les  messes  bi-  ou  trifaciales.  —  C'est  par  contre  un 
détestable  abus  que  Pierre  le  Chantre  dénonce  avec 
force  dans  l'usage  des  messes  doubles  ou  triples, 
missse  bifaciativ,  trifaciatœ.  Elles  consistaient  en  ce 
que  le  célébrant  disait  d'abord  deux  ou  plusieurs  fois 
la  messe  jusqu'à  la  préface,  et  ajoutait  une  seule  fois 
le  canon  pour  compléter  le  tout.  «  Pierre  assigne  pour 
principe  à  cet  abus  l'avarice  de  certains  prêtres  qui, 
sachant  bien  qu'il  ne  leur  était  point  permis  de  célébrer 
plusieurs  fois  dans  un  jour,  imaginèrent  cette  inser- 
tion de  plusieurs  messes  afin  de  satisfaire  à  la  dévo- 
tion de  plusieurs  personnes  qui  demandaient  qu'on 
célébrât  pour  elles,  et  de  toucher  ainsi  plusieurs  hono- 
raires. »  Cardinal  Bona,  De  la  liturgie,  t.  i,  p.  176. 
Pierre  condamne  cette  pratique  comme  monstrueuse 
et  contraire  à  l'institution  et  à  la  pratique  de  l'Église. 
Verb.  abbrev.,  c.  xxix,  col..  104.  Voir  aussi  Ad.  Franz, 
Die  Messe  im  deutschen  Mittelalter,  p.  73-86. 

2.  Les  théologiens.  —  a)  Les  premiers  disciples  de 
Pierre  Lombard,  Bandinus  et  Pierre  de  Poitiers 
envisagent  la  messe  sous  le  même  angle  que  le  maître, 
et  insistent  comme  lui  sur  le  caractère  représentatif  et 
symbolique  de  l'immolation  de  l'autel.  «  De  même 
qu'une  peinture  représente  ce  dont  elle  est  l'image,  et 
de  même  que  l'image  reçoit  le  nom  de  la  chose  qu'elle 
signifie,...  ainsi  l'immolation  eucharistique  porte  le 
nom  de  l'immolation  vraie  qui  n'a  eu  lieu  qu'une  fois.  » 
Pierre  de  Poitiers,  Sentent.,  1.  V,  c.  xm,  P.  L.,  t.  ccxi, 
col.  1256  D. 

b)  Beaudoin  de  Cantorbéry  (f  1190),  dens  son  Liber 
de  sacramento  altaris  est  plus  original.  En  recherchant 
la  signification  des  sacrifices  de  l'ancienne  Alliance, 
«  il  donne  une  interprétation  que  nous  retrouverons 
plus  tard  chez  un  bon  nombre  de  théologiens,  et  que 
plusieurs  prétendront  appliquer  au  sacrifice  en  général, 
au  sacrifice  de  l'eucharistie  en  particulier  ».  M.  L-epin, 
p.  160.  Cette  généralisation,  toutefois,  est  loin  de  sa 
pensée. 

a.  Les  sacrifices  anciens. —  D'après  lui,  ceux-ci  signi- 
fiaient trois  choses  :  la  faute  de  l'homme,  le  châtiment 
de  l'homme,  la  grâce  du  pardon.  Ils  avaient  donc  sur- 
tout un  sens  expiatoire.  L'homme  par  sa  faute  était 
coupable  de  mort;  la  loi  ne  lui  demandait  point  cepen- 
dant de  s'immoler,  mais  d'offrir  le  prix  de  sa  rédemp- 
tion. Par  la  mort  des  victimes  que  l'on  immolait  en 
quelque  sorte  à  la  place  de  l'homme,  celui-ci  se  pro- 
clamait coupable  et  digne  de  mort  pour  sa  faute. 
De  sacr.  ait.,  1'.  /..,  t.  c<:iv.  col.  647.  L'immolation 
sanglante  des  victimes  symbolisait  ainsi  l'idée  d'expia- 
tion. 

b.  Le  sacrifice  du  Christ  ne  tire  point  cependant  sa 
valeur  de  la  crucifixion  elle-même  comme  destruction; 
il  vaut  comme  œuvre  d'amour  :  In  illa  c/Jusione 
sanguinis  non  solum  operuta  est  persequentium  ini- 
qnitas,  sed  operata  est  et  Salualoris  chcwitas...  Noii 
iniquitas,  sedehuritas  operata  est  salutem...  Htec  Christi 
char i las  in  morte  Christi  fuit  violenlior  quum  Judieo- 


1051 


MESSE  DANS  L'ÉGLISE  LATINE,  LES  GRANDS   SCOLASTIQUES 


1052 


um  iniquitas,...  Tradidit  et  se  Filius,  et  hoc  ex  churitule. 
lbid.,  col.  608.  Saint  Thomas  s'inspirera  de  la  môme 
pensée  dans  sa  théologie  du  sacrifice  rédempteur. 

c.  Le  sacrifice  eucharistique  ne  comporte  point, 
enfin,  pour  lui,  de  destruction  :  Baudouin  insiste,  en 
se  recommandant  de  saint  Augustin  commenté  par 
Lanfranc,  sur  le  caractère  figuratif  de  l'immolation  de 
l'autel  :  Immolatio  hœc  non  est  occisionis,  sed  signi- 
fications et  reprœsenlationis.  Ibid.,  col.  772  B.  Cet 
auteur  se  tient  donc,  en  définitive,  comme  le  remar- 
que M.  Lepin,  op.  cit.,  p.  161,  sur  la  position  très  simple 
de  Pierre  Lombard  et  de  ses   disciples. 

c)  Innocent  III.  ■ —  Le  traité  De  sacro  altaris  n.ijslcrio 
libri  sex,  P.  L.,  t.  cc.xvn,  col.  773-916,  de  Lothaire  de 
Segni  (Innocent  III,  f  1213)  est  à  la  fois,  par  rapport 
à  la  théologie  du  xn*  siècle,  un  écho  et  un  reflet,  et  par 
rapport  à  la  théologie  de  l'âge  suivant  une  source 
souvent  consultée.  Plusieurs  chapitres  de  cet  ouvrage 
ont  un  rapport  direct  au  sacrifice  de  la  messe. 

L'auteur  y  insiste  sur  la  part  active  de  l'Église. 
A  la  suite  de  Pierre  Lombard,  il  rappelle  que  le  prêtre 
offre  le  sacrifice,  non  point  en  son  nom  propre,  mais  au 
nom  de  toute  l'Église.  L.  III,  c.  vet  vi,  col.  843  et  845. 
«  Hors  de  l'Église,  dit-il,  on  n'offre  point  validement 
le  sacrifice  de  la  messe.  Extra  unitatem  Ecclesiœ  non 
est  locus  offerendi  sacrificium  unitatis.  C.  ix,  col.  848  D. 
Il  met  aussi  en  relief  cette  vérité  traditionnelle  que 
le  sacrifice  rentre  dans  le  culte  de  latrie  et  qu'il  n'est 
offert  qu'à  Dieu  seul.  C.  v,  col.  843.  Acte  d'adoration, 
il  s'adresse  également  aux  trois  personnes  de  la  Tri- 
nité. C.  vin,  col.  847.  Il  est  offert  pour  tous  les  fidèles, 
vivants  et  défunts,  appartenant  au  corps  de  l'Église, 
en  vue  de  leurs  biens  spirituels  et  temporels,  le  tout 
pour  le  salut  éternel.   III,  v,  vi  et  vn,  col.   843-846. 

La  consécration  en  est  le  cœur  et  le  point  culminant, 
cor  divini  sacrificii.  IV,  i,  col.  851.  Innocent  III 
ne  songe  point  d'ailleurs  à  présenter  la  double  consé- 
cration comme  une  image  de  la  séparation  du  corps 
et  du  sang  de  Jésus-Christ.  Il  voit  cette  image  dans 
les  cérémonies  liturgiques  instituées  par  l'Église.  C'est 
pour  mettre  devant  nos  yeux  cette  image  que  l'Église 
a  joint  aux  paroles  de  la  messe  des  signes  nombreux. 
Dans  le  canon  les  paroles  ont  surtout  trait  à  la  consé- 
cration, les  signes  à  l'histoire  de  la  passion.  Ainsi  les 
signes  qui  sont  faits  après  la  consécration  sur  le  corps 
divin  du  Sauveur,  représentent  ce  qui  s'est  passé 
durant  la  semaine  sainte  jusqu'à  la  mort  du  Seigneur. 
V,  il,  col.  888. 

Bref,  la  messe  est  le  mémorial  salutaire  qui  figure, 
représente,  rappelle  le  sacrifice  sanglant  du  Calvaire, 
non  seulement  parce  qu'elle  est  dans  ses  cérémonies 
l'image  physique  de  la  passion,  mais  parce  qu'elle 
contient  la  victime  de  cette  passion  et  nous  en  applique 
les  mérites.  III,  iv,  col.  842  et  843;  IV,  xliii, 
col.   883  et  884. 

d)  Les  conciles  et  les  professions  de  foi  du  XIIe  siècle. 
—  L'Église  sans  doute  n'a  point  au  xne  siècle  à  inter- 
venir comme  au  xie  par  une  série  de  réunions  conci- 
liaires contre  une  erreur  eucharistique  semblable  à 
celle  de  Bérenger;  elle  a  cependant  occasion  de  tou- 
cher à  la  question  du  sacrifice  de  la  messe  dans  les 
décrets  ou  professions  de  foi  qu'elle  édicté  surtout 
contre  les  cathares. 

Ainsi,  au  concile  de  Lombers  près  d'Albi,  en  1176, 
on  rappelle  en  face  de  l'hérésie  que  seul  le  prêtre  a 
pouvoir  de  consacrer  le  corps  du  Christ,  on  affirme  la 
vertu  toute-puissante  des  paroles  consécratoires, 
malgré  l'indignité  du  ministre,  on  déclare  que  le 
corps  du  Christ  ne  peut  être  consacré  que  dans  les 
églises.  Mansi,  Concil.,  t.  xxn,  col.  162,  163. 

En  1210,  le  concile  de  la  province  de  Sens  tenu  à 
Paris  condamne  les  amauriciens  :  ceux-ci,  en  vertu 
d'une  erreur  connexe  à  leur  panthéisme,  affirmaient 


la  présence  du  Christ  sous  les  accidents  du  pain  et 
du  vin  avant  les  paroles  de  la  consécration,  qui  ne 
produiraient  pas,  mais  constateraient  seulement  la 
présence  réelle.  Ibid.,  col.  809. 

l'n  décret  synodal  d'Odon  de  Paris  implique  une 
décision  ferme  sur  le  moment  de  la  consécration  et  de 
l'élévation  :  l'rxcipitur  presbyleris  ut,  cum  in  canone 
missse  incœpcrinl  qui  pridie  lenentes  hosliam,  ne  élèvent 
eam  statim  nimis  aile,  ita  quod  possit  ab  omnibus  uideri 
a  populo,  sed  quasi  unie  pectus  detineant  donec  dixerinl  : 
iioc  est  corpus  meum,  et  tune  élèvent  eam  ut  possit 
ab  omnibus  videri.  Ibid.,  col.  682. 

En  1208,  Innocent  III,  dans  une  lettre  à  l'évêque 
de  Tarragone,  mentionne  une  profession  de  foi 
imposée  aux  Vaudois.  Elle  vise  à  la  fois  l'objet,  le 
prêtre  et  les  conditions  de  validité  du  sacrifice  de  la 
messe,  quelles  que  soient  les  dispositions  morales  du 
célébrant.  Mais  celui-ci  doit  être  prêtre,  et  prononcer 
avec  une  intention  «  fidèle»  les  paroles  traditionnelles. 
Epist.,  cxc.vi,  P.  L.,  t.  ccxv,  col.  1511. 

Enfin  la  définition  portée  par  le  IVe  concile  du 
Latran  formule  et  résume  nettement  la  doctrine 
précisée  et  défendue  par  les  théologiens  de  l'époque 
contre  les  erreurs  bérengariennes  et  vaudoises,  soit 
au  point  de  vue  de  la  transsubstantiation,  soit  au  point 
de  vue  du  sacrifice.  Una  vero  est  fidelium  universalis 
Ecclesia,  in  qua  idem  ipse  sacerdos  el  sacrificium  Jésus 
Christus...  Et  hoc  utique  sacramenlum  nemo  polest 
conficere  nisi  sacerdos  qui  fuerit  rite  ordinalus.  Mansi, 
Concil.,  t.  xxii,  col.  982.  Nous  avons  là,  rappelé  dans  une 
incidente,  comme  en  passant,  l'essentiel  de  la  doctrine 
traditionnelle  sur  la  vérité  du  sacrifice  de  la  messe. 
La  messe  est  une  oeuvre  divine,  poleslate  divina,  où  le 
Christ  est  prêtre  et  victime  tout  à  la  fois.  Le  ministre 
humain  de  ce  sacrifice  est  le  pr;tre  ordonné  selon  la 
volonté  du  Christ. 

IX.  Les  grands  théologiens  du  xme  siècle.  — 
La  longue  période  qui  va  du  IVe  concile  du  Latran 
à  l'apparition  de  l'erreur  protestante  ne  connaît  point 
de  controverse  qui  intéresse  directement  le  sacrifice 
eucharistique. 

A  Ja  fin  du  xive  siècle  et  au  commencement  du 
xve,  Wiclef  et  Jean  Huss  propageront  sans  doute  des 
erreurs  eucharistiques:  mais  celles-ci  viseront  sur- 
tout la  transsubstantiation  et  n'attaqueront  pas  direc- 
tement la  messe.  Aussi  les  questions  de  vérité  et 
d'essence  du  sacrifice  eucharistique  ne  sont-elles  point 
traitées  ex  professo  par  les  théologiens  de  cette 
époque,  comme  elles  le  seront  plus  tard  au  moment 
de  la  controverse  protestante.  L'attention  et  l'effort 
rationnel  se  portent  vers  l'exposé  précis  de  la  doctrine 
sacramentelle  de  l'eucharistie  et  vers  l'interprétation 
rationnelle  de  la  transsubstantiation  ;  ils  ne  vont  point 
à  établir  une  synthèse  achevée,  définitive,  qui,  à  la 
lumière  d'une  théorie  générale  sur  la  religion  et  le 
sacrifice,  donnerait  une  définition  précise  de  la  messe. 

Les  meilleurs  théologiens  de  cette  époque  se  con- 
tentent, soit  à  l'occasion  de  l'étude  des  sacrifices 
anciens,  soit  dans  leur  analyse  du  sacrifice  de  la  croix 
et  de  celui  de  l'autel,  de  résumer  et  d'approfondir 
l'enseignement  de  leurs  prédécesseurs;  ils  ramassent 
ainsi  les  matériaux,  posent  les  bases,  tracent  les  lignes 
de  l'édifice  futur  beaucoup  plus  qu'ils  ne  l'achèvent 
et  ne  le  couronnent.  Parmi  les  principaux  ouvriers  de 
cette  œuvre  lente  d'élaboration  théologique,  on  peut 
distinguer    des    précurseurs,    puis    des    chefs    d'école. 

1°  Les  précurseurs.  —  Dans  ce  commencement  du 
xinc  siècle,  si  fécond  en  commentaires  des  Sentences  et  en 
œuvres  synthétiques  encore  inédites,  on. peut  signaler 
quatre  précurseurs  immédiats  de  l'Ange  de  l'École  : 
Alexandre  de  Halès  (t  1245).  Guillaume  d'Auvergne 
(t  1249),  saint  Bonaventure  (t  1274),  et  le  bienheureux 
Albert  le  Grand  (tl280).  Voir  leurs  articles  et  Lepin, 


1053 


MESSE   DANS  L'ÉGLISE   LATINE,    LES    GRANDS  SCOL  ASTIQUES 


1054 


op.  cit.,  p.  164  et  165.  Ils  font  progresser  l'analyse 
théologique  de  la  messe,  soit  en  approfondissant  la 
notion  du  sacrifiée,  soit  en  précisant  l'idée  d'oblation 
et  d'immolation  eucharistique. 

1.  La  notion  générale  de  sacrifice.  — •  Alexandre  de 
Halès  s'inspire  à  la  fois  de  saint  Augustin  et  de  saint 
Isidore  de  Séville  dans  sa  théorie  du  sacrifice. 

De  l'évèque  d'Hippone  il  cite  cette  définition  :  Sacri- 
ficium  ergo  visibile  invisibilis  sacri ficii  sacramentum  seu 
sacrum  signum  est.  Summa,  III11,  q.  lv,  membr.  4, 
a.  1.  A  sa  suite,  il  insiste  sur  le  sacrifice  intérieur  ; 
de  là  cette  belle  formule  tirée  de  saint  Augustin  : 
«  L'homme  consacré  au  nom  de  Dieu,  en  tant  qu'il 
meurt  au  monde  pour  vivre  à  Dieu,  est  un  sacrifice  », 
p.  IV",  q.  i,  membr.  G,  a.  2;  de  là  cette  distinction  d'un 
double  sacrifice  dans  le  mystère  de  la  croix  :  Sacri  fi- 
cium  Christi  ad  nostram  redemptionem  duplex  fuit 
spiriluale  et  corporale.  Spiriluale  fuit  sacri ficium  devo- 
tionis  et  amoris  scdutis  humani  generis,  quod  sacri  fi- 
cium obiulit  in  mente.  Corporale  fuit  sacri  ficium  mortis 
quam  sustinuit  in  cruce  vel  quœ  rcprœsentatur  in  sacra- 
mento.  P.  II Ia,  q.  lv,  membr.  4,  a.  8,  ad  2um.  Il  reprend 
aussi  la  définition  d'Isidore  de  Séville,  mais  pour  la 
compléter.  «  Le  sacrifice  est  une  oblation  qui  à  la  fois 
devient  sacrée  par  l'offrande  et  qui  consacre  ou  sanc- 
tifie l'offrant  pourvu  qu'il  soit  bien  disposé.  »  P.  IID, 
q.  lv,  membr.   1,  a   1. 

Guillaume,  évêque  de  Paris,  dira  à  peu  près  dans 
les  mêmes  termes  :  sacrifier,  c'est  offrir  pour  rendre 
saint  et  le  don  offert,  et  celui  qui  offre,  et  celui  pour 
qui  on  offre.  De  legibus,  c.  xxiv,  Opéra,  Paris,  1674, 
t.  i,  p.  72.  «  C'est  donc  l'offrande  qui  est  la  raison 
essentielle  du  sacrifice;  de  la  chose  offerte,  elle  fait 
une  chose  sacrée,  en  la  transférant  au  domaine  de 
Dieu.  »  Lepin,  op.  cit.,  p.  174.  L'idée  n'est  pas  nouvelle; 
nous  l'avons  trouvée  chez  saint  Ambroise,  saint 
Augustin  et  ses  disciples;  mais  elle  va  prendre,  à  partir 
du  xiu8  siècle,  un  relief  nouveau  dans  la  théologie  de 
la  messe  et  s'adjoindre  plus  intimement  la  considéra- 
tion de  sanctification  de  l'offrant.  Cette  idée  d'offrande 
va  dominer  de  plus  en  plus  jusqu'à  Vasquez.  Vacant, 
op.  cit.,  p.  39. 

Alexandre  de  Halès  et  Guillaume  nous  révèlent  le 
sens  qu'ils  attachent  à  l'oblation  sacrificielle  surtout 
par  leur  interprétation  des  sacrifices  anciens:  «Ceux-ci 
ont  été  institués  en  premier  lieu  pour  le  culte  et  l'fcon- 
neur  à  rendre  à  la  divine  majesté.  En  second  lieu, 
parce  qu'ils  signifient  le  véritable  sacrifice,  savoir  le 
sacrifice  universel  du  Rédempteur  et  le  sacrifice  spé- 
cial de  l'âme  fidèle.  Troisièmement  pour  donner  aux 
hommes  une  forte  impression  de  la  justice  divine,  car 
par  cela  même  qu'ils  offraient  et  égorgeaient  des  ani- 
maux, iis  se  reconnaissaient  dignes  de  mort.  Enfin, 
ces  sacrifices  étaient  agréables  à  Dieu,  parce  qu'ils 
inspiraient  confiance  en  la  miséricorde  divine  par 
l'amour  de  la  bonté.  Les  sacrifices  faisaient  pour  ainsi 
dire  des  hommes  les  commensaux  de  Dieu,  et  la  com- 
mensalité  est  bien  la  plus  étroite  des  unions,  le  plus 
efficace  moyen  d'intimité.  Aussi,  comme  Dieu  ne  pou- 
vait communier  à  ceux  qui  lui  offraient  le  sacrifice, 
envoyait-il  parfois  le  feu  du  cie;  et  celui-ci  consumait 
et  mangeait  en  quelque  sorte,  à  sa  place,  la  part  qui  lui 
était  offerte.  »  P.  IIIa,  q.  lv,  membr.  4,  a.  2.  Guillaume 
de  Paris  expose  les  mêmes  idées  en  des  termes  à  peu 
près  identique.  De  legibus,  c.  xxiv.  t.  i,  p.  72.  Il  insiste 
sur  le  sens  de  l'immolation  des  victimes  comme  signifi- 
catrice  de  la  justice  et  de  la  miséricorde  divine.  «  De 
même  que  cet  animal  est  entre  mes  mains  et  que  je  peux, 
à  volonté,  le  tuer  ou  l'épargner,  ainsi  nous  sommes 
entre  vos  mains  et  par  justice  vous  pouvez  nous  mettre 
à  mort  pour  nos  péchés,  ou  nous  faire  mis  rico  de.» 

Plusieurs  théologiens,  après  le  concile  de  Trente, 
fonderont  sur  cette  considération  toute  une  théorie  du 


sacrifice-destruction.  II  faut  remarquer,  avec  M.  Lepin, 
que  Guillaume  de  Paris,  tout  comme  Alexandre  de 
Halès,  «  énumère  quatre  fins  du  sacrifice  :  l'adoration, 
l'action  de  grâces,  l'union.  La  réparation  ou  satisfac- 
tion à  la  justice  n'en  est  qu'un  élément  partiel,  non 
le  principal,  encore  moins  l'essentiel  ».  Lepin,  p.  176. 
Le  fait  est  que  l'évèque  de  Paris  ne  fait  point  entrer 
cette  considération  dans  la  définition  générale  du  sacri- 
fice; l'élément  essentiel  qui  constitue  d'après  lui  cette 
définition,  c'est  l'offrande. 

2.  L'oblation  eucharistique.  — •  a)  Son  objet.  Le 
sacrifice  eucharistique,  pour  nos  auteurs,  consiste 
essentiellement  dans  une  oblation,  l'oblation  du  Christ 
jadis  immolé,  et  offert  actuellement  en  union  avec  son 
corps  mystique  sur  l'autel.  C'est  là  ce  qui  le  constitue 
différent  de  tous  les  autres  symboles  salutaires,  c'est 
là  ce  qui  en  fait  l'efficacité. 

a.  Elle  est  l'offrande  de  Jésus  lui-même.  —  Collatio 
gratiœ  majoris  effwaciœ  vel  minoris  non  est  causa  quare 
corpus  Christi  est  prœsentialiter  in  hoc  sacramento,  sed 
repreesentatio  divinœ  passionis  cum  iteratione  oblalionis 
qua  ipse  prœsens  corporalitcr  Palri  offerebatur  ;  quo- 
niam  non  posset  oblatio  iterari,  nisi  prœsens  esset  in 
sacramento  cujus  oblatio  in  ipso  iteratur.  Alexandre  de 
Halès,  Summa,  p.  IVa,  q.  x,  membr.  7,  a.  3. 

Guillaume,  de  son  côté,  établit  qu'une  âme  exempte 
de  péché,  pleine  de  vertu,  serait  un  sacrifice  parfait, 
parce  qu'elle  serait  comme  un  parfum  d'agréable 
odeur,  et  un  brasier  de  charité  offert  à  Dieu.  De  legibus, 
c.  xxvin,  p.  100.  Telle  fut  l'âme  de  Jésus  sur  la  croix. 
Ibid.,  p.  101.  Or,  c'est  cette  même  victims  jadis 
immolée  qui  est  offerte  par  le  prêtre  à  l'autel  pour  la 
sanctification  du  peuple  :  «  De  tous  les  sacrifices  que 
le  prêtre  peut  offrir,  Jésus-Christ,  prêtre  souverain, 
est  lui-même  le  plus  digne  d'être  agréé  de  Dieu  et  de 
l'apaiser  :  le  Christ  est  en  effet  tout  consumé  des  feux 
de  sa  charité  et  pour  l'excellence  de  sa  sainteté  même 
très  agréable  à  la  majesté  divine.  »  De  sacrum,  ewhir., 
c.  il,  p.  435.  Selon  la  définition  générale  du  sacrifice, 
l'oblation  du  Christ  faite  à  la  messe  sanctifie  tout  le 
peuple  chrétien. 

«  L'oblation  de  la  victime  jadis  immolée  sur  la  croix 
reste  la  seule  oblation  convenable  de  la  Loi  nouvelle  », 
dit  saint  Bonaventure,  Breviloquium,  art.  VI,  c.  ix, 
édit.  de  Quaracchi,  t.  v,  p.  274  a.  En  tant  que  la  messe 
contient  cette  oblation,  elle  est  un  mémorial  vivant. 
Comm.  in  Lucam,  c.  xxn,  n.  27,  t.  vu,  p.  547. 

Albert  le  Grand  insiste  lui  aussi  sur  l'offrande  eucha- 
ristique de  Jésus-Christ  à  Dieu,  mais  surtout  en  la 
distinguant  de  l'état  d'immolation  où  Jésus  a  été 
constitué  sur  la  croix  par  l'iniquité  des  Juifs.  Il  le  fait 
en  répondant  à  la  question  classique  :  Est-ce  que  le 
Christ  est  immolé  en  chaque  sacrifice?  «  Le  Christ, 
dit-il,  est  très  véritablement  immolé  chaque  jour  en 
ce  sens  qu'il  est  offert  en  sacrifice.  Car  l'immolation 
signifie  l'acte  d'oblation  du  côté  de  la  chose  offerte,  et 
le  sacrifice  signifie  le  même  acte  du  côté  de  l'effet  pro- 
duit. D'où,  comme  du  côté  de  la  chosa  offerte,  l'obla- 
tion jadis  faite  demeure  toujours  capable  d'être  renou- 
velée, en  renouvelant  l'acte  de  cette  oblation  nous 
immolons  et  sacrifions  toujours.  Il  n'en  va  pas  de 
même  de  la  crucifixion.  Celle-ci  ne  signifie  point  l'acte 
d'oblation  du  côté  de  la  chose  offerte,  mais  plutôt 
l'horrible  forfait  des  Juifs,  et  il  n'y  a  pas  lieu  de  le 
renouveler.  On  comprend  dès  lors  dans  quel  sens  notre 
immolation  n'est  pas  purement  représentative,  mais 
réelle.  L'immolation  vraie  implique  deux  choses  : 
une  chose  immolée  et  son  oblation.  L'oblation  n'est 
pas  purement  représentative,  mais  renouvelée  en 
toute  vérité;  pour  la  mise  à  mort  et  la  crucifixion 
il  n'en  va  pas  de  même;  elle  n'est  que  rappelée,  que 
figurée,  i  /n  IV11'",  dist.  XIII,  a.  23,  édit.  Vives, 
Paris,  1894,  t.  xxix,  p.  369. 


1055 


MESSE   DANS  L'ÉGLISE  LATINE,  LES   GRANDS  SOLASTIQUES 


1056 


Le  sacrifice  de  la  messe  ne  consacre  pas  seulement 
l'offrande  mais  sanctifie  ceux  pour  lesquels  il  est 
offert.  Par  rapport  aux  sacrifices  anciens,  Albert 
appelle  la  messe  «  le  seul  sacrifice  de  vérité,  parce  que 
seule  elle  produit  et  contient  en  elle-même  par  la 
grâce  du  corps  et  du  sang  de  .Jésus-Christ  ce  qu'elle 
signifie,  et  parce  que  seule  elle  renferme  la  source  d'une 
abondante  sanctification.  »  De  sacrant,  euchar.,  dist. 
V,  iv,  t.  xxi,  p.  350. 

b.  Le  sacrifice  eucharistique  est  aussi  l'offrande  du 
corps  mystique  du  Christ.  —  C'est  la  pensée  de  tous  nos 
auteurs. 

Albert  le  Grand  la  fait  valoir  tout  spécialement. 
«  C'est  encore  la  merveille  du  plan  divin,  dit-il  que 
l'iiostie  de  no.tre  sacrifice  ne  fasse  qu'un  avec  ceux 
pour  qui  elle  est  offerte,  car  en  s'offrant  à  son  Père,  le 
Christ  offre  tous  ceux  dont  il  a  pris  la  nature,  qu'il  a 
purifiés  de  son  sang  et  qu'il  s'est  incorporés.  »  De 
sacram.  euchar.,  dist.  V,  m,  t.  xxi,  p.  90. 

A  la  suite  de  Cyprien  et  de  ses  successeurs,  avec  ses 
contemporains,  Albert  rappelle  dans  ce  sens  le  sym- 
bolisme du  pain  et  du  vin  :  c'est  cette  idée  mère  de 
l'union  de  l'Eglise  à  l'oblation  du  Christ  qu'il  montre 
impliquée  dans  les  prières  de  la  messe.  Ainsi  voit-il 
dans  les  trois  prières  du  début  du  canon  ce  qu'il 
appelle  une  triple  communion  de  l'Église  à  la  victime 
offerte,  dans  l'élévation  non  seulement  l'offrande  du 
corps  du  Christ,  mais  aussi  l'offrande  de  tous  ceux 
qui  lui  sont  unis,  dans  la  prière  Jubé  hœc  perferri,  cette 
demande  «  que  l'Église  militante,  corps  mystique  du 
Christ,  étant  unie  à  ce  vrai  corps  qui  est  contenu  dans 
le  sacrement,  monte  vers  l'autel  de  la  majesté  divine 
pour  lui  être  offerte  dans  la  gloire,  comme  elle  est 
offerte  ici  dans  la  grâce  du  sacrement.  »  Id.,  dist.  VI, 
i,  n.  6,  p.  103;  voir  Lepin,  op.  cit.,  p.  181  et  182. 

On  comprend  que,  dans  cette  perspective,  la  com- 
munion joue  un  rôle  très  important  dans  le  sacrifice 
puisqu'elle  réalise  parfaitement  l'incorporation  de 
l'Église  à  son  chef.  Elle  est,  selon  Alexandre  de 
Halès,  «  le  complément  du  sacrifice  ».  Summa,  p.  IVa, 
q.  i,  membr.  2,  a.  4.  Telle  est  l'oblation  sacrificielle 
qui  sera  offerte  ici-bas  aussi  longtemps  que  durera 
le  monde  ;  d'ailleurs,  selon  la  doctrine  augustinienne, 
Alexandre  ajoute  :  «  Ce  sacrifice  demeurera  au  ciel, 
là  où  ne  cessera  pas  l'action  de  grâces;  là  se  perpétuera 
l'universel  sacrifice  qu'est  l'assemblée  des  saints, 
offerte  par  le  grand  prêtre  à  Dieu  le  Père.  »  P.  IVa, 
q.  i,  membr.   G,   a.   2. 

c.  Le  prêtre.  —  Le  prêtre  principal  de  la  messe 
c'est  le  Christ.  Mais,  tandis  que  Guillaume  et  Albert 
le  Grand  aiment  à  voir  à  la  messe  principalement  l'of- 
fice du  Christ,  Alexandre  de  Halès  préfère,  à  l'exemple 
de  Pierre  Lombard,  montrer  le  Christ  «  offert  »  par 
l'Église,  c'est-à-dire  par  le  prêtre  au  nom  de  l'Église. 
Tel  est  aussi  le  langage  habituel  de  saint  Bonaventure. 
Lepin,  op.  cit.,  p.  180. 

Le  prêtre  visible  a  un  rôle  dépendant  et  subordonné 
à  l'autel.  De  sa  dépendance  à  l'égard  de  l'Église 
Guillaume  d'Auvergne  tire  une  conclusion  contes- 
table :  les  apostats  et  les  hérétiques  ne  consacrent  pas 
validement,  nihil  agunt  ex  parte  Ecclesiee  catholicœ 
cujus  ncque  mintios,  neque  ministros  se  gerunt,  neque 
ex  parte  perfida'  factionis.  De  sacram.  ordinis,  c.  vi. 
En  quoi  il  ne  fait  que  rester  fidèle  à  une  opinion 
depuis  longtemps  reçue.  Voir  M.  de  la  Taille,  Alyste- 
riam  fidei,  c.  vi,  p.  395-425.  Albert  le  Grand  au  con- 
traire, In  IVam,  dist.  XIII,  q.  xi,  a.  30,  et  saint 
Bonaventure,  In  IVnm,  dist.  XIII,  a.  1,  q.  i,  vont 
faire  prévaloir  le  principe  que  tout  prêtre  consacre 
validement  s'il  en  a  l'intention  et  observe  la  forme  de 
l'Église. 

d.  La  râleur.  —  L'oblation  eucharistique  n'a  qu'une 
valeur  dérivée  de    l'oblation    du  Calvaire;  mais  elle 


possède  toute  l'efficacité  de  celle-ci.  Du  premier  point 
de  vue,  Alexandre  de  Halès  dira  :  «  L'immolation  de 
la  passion  a  été  plus  excellente  que  celle  de  l'autel  »: 
du  second,  il  ajoutera  :  «  L'oblation  de  l'autel  doit 
avoir  une  efficacité  aussi  grande  que  celle  de  la  croix, 
puisqu'elle  tire  son  efficacité  de  celle-ci.  »  Sum.,  p.  IVa, 
q.  x,  membr.  7,  a.  3. 

Guillaume  de  Paris  voit  dans  l'immolation  du 
Calvaire  le  paiement  du  prix  du  rachat  du  monde 
entier,  dans  l'oblation  quotidienne  de  l'hostie  qui 
nous  a  rachetés  l'application  de  ce  prix  à  ceux-là 
seuls  que  le  Prêtre  éternel  veut  gratifier  de  ce  don. 
De  sacram.  euchar.,  c.  v,  t.  i,  p.  427  b. 

e.  L'immolation  eucharistique.  —  Comme  leurs 
prédécesseurs,  les  précurseurs  de  saint  Thomas  sont 
d'accord  à  reconnaître  que  l'immolation  du  Christ 
dans  l'eucharistie  est  d'ordre  figuratif.  Ainsi  Alexan- 
dre de  Halès.  Sum.,  p.  IVa,  q.  x,  membr.  8,  a.  1. 

Albert  le  Grand  écrit,  il  est  vrai  :  Immolalio  nostra 
non  tanlum  est  reprœsentativa  sed  immolatio  vera  id  est 
rei  immolatœ  oblatio  per  manus  sacerdotum,  In  7Vum, 
dist.  XIII,  q.  xi,  a.  23,  t.  xxix,  p.  371.  Il  parle  de 
spiritualis  mactatio  et  immolatio:  il  dit  :  Devocamus  ad 
aram  Ecclesiœ  omni  die  mysterialiter  mactandum  et 
immolandum  manibus  sacerdotum.  De  sacram.  euchar., 
dist.  VI,  tract,  i,  c.  i,  n.  3,  t.  xxi,  p.  93.  Mais  le 
contexte  nous  révèle  que  l'immolation  vraie,  l'immo- 
lation mystérieuse,  la  mise  à  mort  spirituelle  de  la 
messe  ne  comporte  rien  autre  chose  que  l'oblation  de 
la  victime  jadis  immolée,  sous  un  signe  représentatif 
de  la  passion. 

Nos  théologiens  sont  moins  unanimes  dans  la  dési- 
gnation des  signes  sensibles  qui  figurent  l'immolation 
passée.  Alexandre  de  Halès  cherche  ces  signes  dans  la 
consécration,  particulièrement  dans  la  consécration 
du  sang.  «  Pourquoi,  se  demande-t-il,  le  sacrement 
de  l'eucharistie  est-il  consacré  sous  deux  espèces'.' 
Il  y  en  a,  dit-il,  plusieurs  raisons.  La  première  est 
le  double  motif  de  l'institution  de  ce  sacrement.  Il  a 
été  institué  d'abord  pour  l'accroissement  de  la  charité, 
et  cela  est  signifié  par  le  sacrement  du  corps  du  Christ 
sous  l'espèce  du  pain...  En  second  lieu  pour  la  mémoire 
du  bienfait  de  la  rédemption  laquelle  s'est  accomplie 
par  l'effusion  du  sang  du  Christ.  »  Sum.,  p.  IVa,  q.  x, 
membr.  2,  a.  2.  Ainsi  la  consécration  du  sang  est-elle 
mise  en  rapport  symbolique  avec  la  passion  du  Sau- 
veur. Il  ne  s'agit  point  ici  de  montrer  dans  la  sépara- 
tion comme  telle  des  deux  espèces  l'image  de  la  sépa- 
ration du  corps  et  du  sang  du  Christ,  mais  de  présenter 
la  consécration  du  vin  comme  une  image  du  sang 
répandu.  A  la  suite  de  saint  Grégoire,  de  Lanfranc, 
Alexandre  voit  le  signe  de  l'acte  même  d'immolation 
dans  la  communion  «  Lorsque  l'hostie  est  rompue, 
lorsque  le  sang  coule»  du  calice  dans  la  bouche  des 
fidèles,  qu'est-il  signifié,  sinon  l'immolation  du  corps 
du  Christ  en  croix  et  l'effusion  du  sang  de  son  côté.  » 
Sum.,  p.  IVa,  q.  xi,  membr.  2,  a.  4. 

Albert  le  Grand  expliquera  la  présence  d'un  double 
élément  sur  l'autel  par  la  nécessité  de  figurer  l'ali- 
mentation spirituelle  complète.  De  sacram.  euch., 
dist.  VI,  tract,  n,  c.  i,  p.  102.  Comme  signe  représen- 
tatif de  la  passion,  il  signale  seulement  l'élévation  de 
l'hostie:  «Parce  signe  est  rappelé  sans  cesse  à  notre 
souvenir  comment  il  a  été  élevé  sur  la  croix  et  a  attiré 
tout  à  lui.  »  Id.,  dist.  VI,  tract,  i,  n.  3,  p.  93. 

En  résumé,  les  précurseurs  de  saint  Thomas  s'accor- 
dent à  trouver  le  trait  essentiel  de  la  messe  dans  l'obla- 
tion du  corps  et  du  sang  du  Christ  jadis  immolé. 
«  Fermes  sur  le  caractère  purement  figuratif  ou  comme- 
moratif  de  l'immolation  du  Christ  à  l'autel,  ces  théolo- 
giens paraissent  aussi  incertains  que  leurs  devanciers 
de  ce  qui  constitue  à  la  messe  cette  figuration  ou 
commémoraison  sensible.  »  Lepin,  op.  cit.,  p.  166. 


1057 


MESSE    DANS    L'ÉGLISE    LATINE,    SAINT    THOMAS 


10. ">S 


2°  Les  chefs  d'écoU  de  la  théologie  et  de  la  liturgie.  — 
La  seconde  moitié  du  xiii"  siècle  ,  l'âge  d'or  de  la 
scokistique.  voit  fleurir  deux  chefs  d'école  dont  l'in- 
fluence fut  immense,  saint  Thomas  (t  1274)  et  Duns 
Scot  (t  1308).  A  côté  d'eux  vers  la  fin  du  siècle  paraît 
un  grand  liturgiste  qui  lui  aussi,  dans  son  domaine, 
exerça  sur  les  âges  suivants  une  maîtrise  incontes- 
table'. 

1.  Saint  Thomas  d'Aquin.  —  En  ce  qui  concerne 
l'eucharistie,  il  est  surtout  le  théologien  de  la  trans- 
substantiation, et  le  poète  de  l'office  du  très  Saint- 
Sacrement;  du  sacrifice  de  la  messe,  il  ne  s'est  occupé 
qu'en  passant.  Mais  ce  qu'il  en  a  dit  résume  avec  bon- 
heur l'enseignement  traditionnel,  porte  la  marque  de 
la  précision  et  de  la  clarté  de  son  génie,  et  de  plus  offre 
un  thème  très  suggestif  aux  théologiens  qui  l'ont  suivi. 

On  trouvera  sa  pensée  sur  le  sacrifice  de  la  messe 
exprimée  surtout  dans  son  commentaire  de  la  l'e  Epitre 
aux  Corinthiens,  dans  celui  des  Sentences,  et  dans 
la  Somme  théologique.  Pour  la  saisir,  on  peut  analyser 
d'abord  son  enseignement  direct  sur  le  sacrifice  eucha- 
ristique, l'interpréter  ensuite  à  la  lumière  de  sa 
doctrine  sur  le  sacrifice  en  général  et  sur  les  sacrifices 
historiques  en  particulier. 

a)  Enseignement  direct  sur  le  sacrifice  eucharistique. 
■ —  La  pensée  de  saint  Thomas  sur  la  messe  gravite 
autour  des  deux  idées  suivantes  :  l'idée  de  représen- 
tation ou  de  commémoraison  de  la  passion  d'une  part, 
l'idée  d'oblation  d'autre  part.  En  cela  saint  Thomas 
continue  le  point  de  vue  complexe  de  Pierre  Lombard. 

L'eucharistie,  dit-il,  a  le  caractère  de  sacrifice, 
parce  qu'elle  est  une  représentation  ou  une  commé- 
moraison de  la  passion  du  Seigneur  dans  laquelle  fut  le 
vrai  sacrifice  :  Hoc  sacramentum  habet  triplicem  signi- 
ficutionem  :  unam  quidem  respectu  prateriti  in  quan- 
tum est  commemorativum  dominicœ  passionis  in  qua 
fuit  verum  sacrificium  et  secundum  hoc  nominatur 
sacrifïcium.  IIIa,  q.  lxxiii,  a.  4,  corp.  et  ad  3um;  et 
q.  lxxix,  a.  7. 

L'eucharistie  a  aussi  le  caractère  de  sacrifice  en 
tant  qu'elle  est  offerte  :  Hoc  sacramentum  simul  est 
sacrificium  et  sacramentum  :  sed  rationem  sacrificii 
habet  in  quantum  offertur;  rationem  autem  sacramenti 
in  quantum  sumitur.  Ibid.,  q.  lxxix,  a.  5. 

a.  La  messe  est  une  représentation  de  la  passion.  — 
Saint  Thomas  recherche  à  quel  titre  elle  l'est  et  com- 
ment. 

a)  A  quel  titre  ?  —  Elle  l'est  doublement,  comme 
image  expressive  de  la  véritable  immolation  réalisée 
au  Calvaire,  et  comme  participation  aux  fruits  de  cette 
immolation. 

Elle  est  d'abord  l'image  expressive  de  la  passion. 
«  Selon  la  parole  de  saint  Augustin  à  Simplicianus, 
on  a  coutume  de  donner  au»  images  les  noms  des 
objets  qu'elles  représentent  :  ainsi  en  contemplant 
un  tableau  ou  une  fresque  nous  disons  :  voilà  Cicéron 
et  voici  Salluste.  Or  la  célébration  de  ce  sacrement, 
on  l'a  dit  plus  haut,  q.  lxxix,  a.  1,  est  une  image 
représentative  de  la  passion  du  Christ  qui  est  la 
vraie  immolation  :  Imago  qusedam  est  repraoscnlativa 
passionis  Chrisli,  quee  est  vera  ejus  immolatio.  C'est 
pourquoi  la  célébration  de  ce  sacrement  est  appelée 
immolation  du  Christ.  De  là  ce  que  dit  saint  Ambroise 
sur  l'Épître  aux  Hébreux  :  «  Dans  le  Christ  a  été  offerte 
une  seule  fois  l'hostie  qui  a  puissance  pour  nous  sauver 
a  jamais.  Et  nous  donc,  n'offrons-nous  pas  tous  les 
jours?  Oui,  mais  en  souvenir  de  sa  mort.  »  I II-', 
q.  lxxxiii,  a.  1.  De  ce  point  de  vue  la  messe  est  figu- 
rative de  l'immolation  du  Christ  comme  les  sacrifices 
anciens. 

Mais  elle  est  de  plus  une  participation  aux  fruits 
de  l'immolation  du  Calvaire.  La  messe  est  aussi  appelée 
immolation  «  sous  le  rapport  de  l'effet  de  la  passion 

DICT.    DE  THÉOL.   CATH. 


du  Christ,  en  ce  que  par  ce  sacrement  nous  sommes 
faits  participants  du  fruit  de  la  passion.  De  là  ce  qui 
est  dit  dans  une  secrète  d'un  dimanche  :  «  Chaque  fois 
qu'est  célébrée  la  mémoire  de  cette  hostie,  s'exerce 
l'œuvre  de  notre  rédemption.  »  Sous  le  premier  rap- 
port, on  peut  dire  que  le  Christ  était  immolé  même 
dans  les  hosties  figuratives  de  l'Ancien  Testament. 
Mais  sous  le  second  rapport,  il  est  propre  à  ce  sacre- 
ment que  le  Christ  soit  immolé  dans  sa  célébration.  « 
Ibid. 

(3)  En  quoi  consiste  à  la  messe  celte  représentation 
commémorative  de  la  passion  '?  —  Tandis  qu'Albert  le 
Grand  n'avait  cherché  ce  rappel  figuratif  que  dans 
l'élévation,  et  avait  critiqué  avec  force  le  mou- 
vement allégorique  venu  d'Amalaire  jusqu'à  lui,  voir 
Ad.  Franz,  op.  cit.,  p.  470-473,  saint  Thomas,  à  la 
suite  d'Amalaire,  d'Innocent  III,  et  de  ses  successeurs, 
cherche  dans  l'ensemble  des  cérémonies  de  la  messe 
comme  un  tableau  de  la  passion.  Tout  en  effet  à  la 
messe  concourt  à  nous  donner  de  la  passion  une  vive 
impression;  les  paroles  prononcées,  les  gestes,  la 
matière  du  sacrifice,  le  prêtre,  l'autel,  le  calice.  Les 
paroles  n'évoquent  point  évidemment  les  gestes  des 
Juifs  à  l'égard  du  Christ  :  le  Sauveur  n'est  point 
crucifié  à  l'autel;  elles  rappellent  seulement  les  actes 
de  Jésus-Christ  vis-à-vis  de  son  Père;  l'oblation  sacri- 
ficielle, voilà  ce  qui  dure,  car  l'hostie  offerte  est 
éternelle;  elle  a  été  offerte  jadis  par  le  Christ,  elle  est 
offerte  maintenant  par  ses  membres.  In  I  Vnm,  dist.  XII. 
exp.  textus.  A  côté  des  paroles,  les  gestes  eux  aussi  sont 
représentatifs  :  ainsi  les  multiples  signes  de  croix  faits 
sur  l'hostie  et  le  calice,  les  inclinations,  l'extension  des 
bras  après  la  consécration,  tous  ces  symboles  sont  expli- 
qués d'après  la  tradition  allégorique,  non  seulement 
dans  les  écrits  de  jeunesse,  mais  dans  la  Somme,  IIP. 
q.  lxxxiii,  a.  5.  Saint  Thomas  résume  l'explication 
des  signes  de  croix  par  ces  mots  qui  marquent  bien 
la  relation  profonde  de  la  messe  au  calvaire  :  Potest 
autem  brevius  dici  quod  consecratio  hujus  sacramenti 
et  acceptalio  hujus  sacrificii  et  fructus  ipsius  procedit 
ex  virtute  crucis  Christi,  et  ideo  ubicumque  fit  mentio 
de  aliquo  horum,  sacerdos  cruce  signatione  utitur. 
Ibid.,  ad  2um. 

La  double  matière  du  sacrifice,  d'abord  en  elle-même, 
et  aussi  dans  son  oblation,  dans  sa  consécration  et  à  la 
communion,  évoque  elle  aussi  la  passion  :  Oportuit  ergo 
ad  dominicam  passionem  repriesentandam,  seorsum 
proponi  pancm  et  vinum,  quie  sunt  corporis  et  sanguinis 
sacramentum.  Catena  aurea  in  Matth.,  xxvi,  8.  Même 
idée,  III11,  q.  lxxiv,  a.  7,  ad  2um;  voir  aussi  In  /VUI". 
dist.  XI,  q.  h,  a.  1  :  Et  ideo  separatim  in  hoc  sacramentu 
offerri  débet  signum  corporis  et  signum  sanguinis, 
duplici  materia  existenti. 

Saint  Thomas  déclare  cependant,  comme  le  remarque 
M.  Lepin,  cette  représentation  réalisée  plus  essen- 
tiellement dans  la  consécration,  en  tant  que  le  corps  et 
le  sang  du  Christ  y  apparaissent  rendus  présents 
séparément  l'un  de  l'autre.  Lepin,  op.  cit.,  p.  186. 
Il  s'agit  bien,  en  effet,  de  la  consécration  comme 
telle,  comme  partie  précise  et  distinctive  de  la  messe. 
dans  les  textes  suivants  :  Reprœscntatio  dominicic  pas- 
sionis agitur  in  ipsa  consecratione  hujus  sacramenti.  in 
qua  non  débet  corpus  sine  sanguine  consecrari.  III', 
q.  lxxx,  a.  12,  ad  3um;  q.  lxxvi,  a.  2,  ad  l""1  : 
Hoc  valet  ad  repriesentandam  passionem  Chrisli,  in 
qua  seorsum  fuit  sanguis  a  corpore  separatus,  unde 
et  in  forma  consecrationis  sanguinis  fit  mentio  de  cjus 
cfjusione.  Le  calice  représente  le  san^'  à  l'état  répandu 
et  séparé.  IIP,  q.   lxxxiii,  a.  2,  ail  2""'. 

L'importance  reconnue  à  la  double  consécration 
comme  image  expressive  de  la  séparation  du  corps  et 
du  sang  du  Christ,  n'empêche  pas  le  Docteur  angé- 
lique  de  montrer  dans  le  rite  de  la  fraction  et  dans  celui 


X. 


34 


1059 


MESSE    DANS    L'EGLISE    LATINE,    SAINT   THOMAS 


106C 


de  la  communion  sous  les  deux  espèces  une  image  de 
la  passion.  III-1  q.  lxxvii,  a.  7;  q.  i.xxiv,  a.  1  :  In  hoc 
sacramento  quod  est  memoriale  dominicœ  passionis, 
scorsum  sumitur  partis  ut  sacramenlum  corporis,  et 
vinum  ut  sacramenlum  sanguinis. 

L'autel  lui-même,  tout  comme  la  célébration  de 
l'eucharistie  dans  son  ensemble,  fait  penser  à  ia  pas- 
sion. Sicut  celebratio  hujus  sacramenti  est  imago  reproe- 
s'entativa  passionis  Clirisli,  ila  altare  est  reprsesentati- 
vum  crucis  ipsius,  in  qua  Christus  in  propria  specie 
immolatus  est.  IIIa,  q.  lxxxiii,  a.  1,  ad  2um. 

De  même  le  prêtre  visible  ne  fait  que  figurer  le 
prêtre  insivible  au  nom  et  dans  la  vertu  duquel  il 
consacre.  C'est  ainsi  que  le  Christ  est  à  la  messe 
quodammodo,  prêtre  et  hostie.  IIIa,  q.  lxxxiii,  a.  1, 
ad  3um.  Ainsi  donc,  la  représentation  sensible  de  la 
passion  est  attachée  à  l'ensemble  de  la  messe,  mais 
plus  particulièrement,  à  la  consécration.  A  raison 
de  ce  caractère  figuratif,  la  messe  est  appelée,  est 
dite  un  sacrifice,  elle  possède  la  raison  essentielle  de 
sacrifice.  Ce  n'est  là  cependant  qu'un  aspect  de  l'eu- 
charistie. 

b.  La  messe  est  une  oblalion  sacrificielle  —  On  peut 
affirmer  sans  crainte,  avec  M.  Lepin,  op.  cit.,  p.  189, 
qu'aux  yeux  de  saint  Thomas,  l'oblation  tient  une 
place  nécessaire  et  importante  dans  le  sacrifice  de  la 
messe.  Cela  résulte  de  la  façon  dont  le  saint  Docteur 
parle  de  l'objet,  du  prêtre  et  de  la  valeur  de  l'obla- 
tion eucharistique. 

a)  L'objet  de  l'oblation.  —  Au  commencement  de  la 
messe,  pour  saint  Thomas,  comme  pour  la  liturgie,  il 
y  a  tout  d'abord  l'offrande  matérielle  du  pain  et  du 
vin  qui  est  nôtre  avec  sa  faiblesse,  et  qui  est  destinée 
à  devenir  le  corps  du  Christ  par  la  consécration.  Di 
ce  point  de  vue  de  l'oblation  initiale  le  docteur  angé- 
lique  parle  du  vin  qui  est  offert  à  part;  par  là  s'expli- 
que ce  qu'il  dit  de  l'offertoire  :  Sic  igilur,  populo 
prœparato,  consequentur  acceditur  ad  celebralionem 
mijslcrii,  quod  quidem  et  offertur  ut  sacrificium,  et 
consecralur  et  sumitur  ut  sacramenlum.  Unde  primo 
peragitnr  oblatio,  secundo  consecratio  malcriec  oblalœ, 
tertio  cjusdem  perceptio.  IIIa,  q.  lxxxiii,  a.  4.  Il 
oppose  ici  l'offertoire,  partie  de  la  messe  où  se  fait 
l'oblation  sacrificielle  à  la  consécration  et  la  commu- 
nion, qu'il  met  plutôt  en  rapport  avec  le  sacrement. 
Mais,  remarquons-le,  il  ne  s'agit  ici  que  d'un  aspect, 
l'aspect  initial,  visible  du  sacrifice.  Sous  cet  aspect 
il  y  a  la  réalité  invisible,  l'oblation  principale  de  la 
victime  du  Calvaire  :  Sacerdos  in  persona  omnium 
sanguinem  offert  et  sumit.  IIIa,  q.  lxxx,  a.  12,  ad  3um; 
il  y  a  l'unique  hostie  du  Nouveau  Testament  qui  fonde 
l'unité  de  sacrifice.  IIIa,  q.  lxxxiii,  a.  1,  ad  lum.  A  quel 
moment  précis  s'accomplit  cette  offrande  principale 
de  la  victime  ?  Saint  Thomas  ne  semble  point  préoc- 
cupé de  résoudre  cette  question.  Sans  doute  il  écrit  : 
Hoc  sacramenlum  perficilur  in  consecralione  eucharisties 
in  qua  sacrificium  offertur.  IIla,  q.  lxxxii,  a.  10.  Mais, 
comme  le  contexte  l'indique,  par  consécration  notre 
auteur  entend  plutôt  ici  l'acte  de  confection  du  sacre- 
ment dans  son  ensemble  que  le  moment  précis,  que  la 
partie  centrale  de  la  messe  opposée  aux  autres  parties. 
Consecrare  entre  ici  en  parallèle  avec  baptizare;  il 
est  pris  par  saint  Thomas  comme  synonyme  de 
celebrare.  Abslinere  a  consecralione  équivaut  à  a 
celebratione  abslinere.  La  confection  du  sacrement  est 
ici  opposée  à  l'usage  du  sacrement.  La  préoccupation 
ne  va  donc  point  à  déterminer  le  moment  précis  où 
s'opère  à  la  messe  le  sacrifice,  mais  à  montrer  la  néces- 
sité qui  s'impose  au  prêtre  non  chargé  d'âmes  de 
célébrer  quand  même,  car  s'abstenir  de  consacrer, 
c'est-à-dire  de  célébrer,  serait  par  le  fait  s'abstenir  du 
sacrifice.  Pourquoi?  Parce  que  c'est  dans  la  consé- 
cration, c'est-à-dire  dans  la  confection  du  sacrement 


qu'est  offert  le  sacrifice.  De  là,  on  conclura  seulement 
que  l'oblation  du  sacrifice  est  inséparable  de  la  confec- 
tion du  sacrement.  Ce  n'est  qu'indirectement,  du  fait 
que,  pour  saint  Thomas,  le  moment  essentiel  de  la 
confection  du  sacrement  se  trouve  dans  le  moment 
précis  de  la  consécration,  que  l'on  déduira  que  l'obla- 
tion principale  du  sacrifice  a  lieu  à  ce  moment.  Saint 
Thomas  laisse  d'ailleurs  entendre  qu'au  Supra  quse 
propilio,  le  sacrifice  est  accompli  :  Petit  hoc  sacrifi- 
cium peractum  esse  a  Deo  acceptum.  IIP,  q.  lxxxiii, 
a.  4. 

Enseigne-t-il  à  la  suite  de  saint  Augustin  et  de 
ses  disciples  l'offrande  de  l'Église  à  côté  de  celle  du 
Christ  dans  le  sacrifice  de  l'autel?  Il  faut  reconnaître 
tout  au  moins  que,  si  le  saint  Docteur  fait  allusion  à 
cette  doctrine,  il  n'a  point  mis  dans  une  lumière  aussi 
vive  que  ses  prédécesseurs  augustiniens  cette  vue 
traditionnelle  et  liturgique.  En  commentant  les  prières 
qui  concernent  à  la  messe  l'union  de  l'Église  et  du 
Christ,  il  est  plus  préoccupé  de  présenter  cette  union 
comme  un  effet  du  sacrement  que  comme  une  matière 
de  l'oblation  sacrificielle,  q.  lxxiv,  a.  1,  6. 

P)  Le  prêtre  de  l'oblation.  —  Le  Christ  n'est  point 
seulement  offert  comme  hostie  sur  l'autel;  il  est  d'une 
certaine  façon  le  prêtre  de  l'oblation  eucharistique. 
Le  sacrifice  de  l'autel  n'est  point  autre  en  effet  que 
le  sacrifice  de  la  croix,  il  en  est  la  commémoraison  : 
Sacrificium  quod  quotidie  in  Ecclesia  offertur  non  est 
aliud  a  sacrificio  quod  ipse  Christus  obtulit,  sed  ejus 
commemoratio,  unde  Augustinus  dicil,  in  l.  X,  De  civi- 
late  Dei,  c.  XX  ;  «  Sacerdos  ipse  Christus  offerens,  ipse 
et  oblatio,  cujus  rei  sacramenlum  quolidianum  esse 
voluit  Ecclesise  sacrificium.  »  IIP,  q.  xxii,  a.  3,  ad  2um. 
Comment  concevoir  ce  rôle  sacerdotal  du  Christ 
à  la  messe?  Faut-il  considérer  son  oblation  comme 
simplement  virtuelle,  en  tant  que  l'intention  et  le 
mérite  de  son  sacrifice  historique  continuent  à  valoir 
devant  Dieu,  à  la  façon  d'un  acte  moral  unique  jamais 
rétracté,  ou  bien  peut-on  la  concevoir  comme  actuelle, 
c'est-à-dire  comme  un  acte  nouveau  répétant  le 
premier?  Saint  Thomas,  en  fait,  ne  dit  expressément 
nulle  part  qu'à  l'autel  le  Christ  s'offre  actuellement  lui- 
même  :  il  ne  semble  connaître  d'oblation  actuelle  du 
Christ  que  celle  jadis  réalisée  au  Calvaire  et  que  s'ap- 
proprie l'Église  :  Et  hoc  modo  semel  oblata  est  per 
Christum  quod  quotidie  per  membra  ipsius  offeri  possit. 
In  IVum  sent.,  dist.  XII,  expos,  text. 

C'est  le  même  point  de  vue  dans  la  Somme,  où  il 
traite  du  sacerdoce  éternel  du  Christ.  Dans  l'office 
de  ce  sacerdoce  il  distingue  deux  choses  :  l'oblation 
elle-même  du  sacrifice  sur  la  croix,  et  la  consomma- 
tion du  sacrifice  qui  consiste  à  amener  le  monde  entier 
à  obtenir  la  fin  du  sacrifice,  c'est-à-dire  l'union  à  Dieu. 
Il  n'y  a  point  à  renouveler  la  mort,  la  passion,  la 
vertu  de  l'unique  oblation  qui  dure  éternellement. 
IIP,  q.  xxn,  a.  5,  corp.  et  ad  2um  :  Licet  passio  et  mors 
Chrisli  non  sint  iteranda,  tamen  virtus  illius  hoslise 
semel  oblattç  permanet  in  mlernum.  Il  n'y  a  qu'à  appli- 
quer cette  vertu,  qu'à  faire  participer  l'Église  à  l'obla- 
tion du  Christ,  qu'à  communiquer  aux  fidèles  le  vrai 
sacrifice  du  Christ.  Enfin  saint  Thomas  souligne  aussi 
d'une  part  l'unité  de  l'oblation  faite  par  le  Christ  lui- 
même,  et  d'autre  part  la  multiplicité  des  oblations 
faites  par  ses  membres.  IIIa,  q.  lxxxiii,  a.  1. 

Pourquoi  le  Sauveur  demeure-t-il  cependant  à 
l'autel  le  prêtre  principal,  et  pourquoi  le  prêtre 
humain  n'est-il  seulement  qu'un  mandataire?  Parce 
que  celui-ci  n'agit,  ne  parle  qu'au  nom  et  dans  la  vertu 
du  Christ  au  moment  de  la  consécration  :  Sacerdos 
gerit  imaginem  Chrisli  in  cujus  persona  et  virlute  verba 
pronuntiat  ad  consecrandum,  et  ita  quodammodo  idem 
est  sacerdos  et  hoslia.  Ibid.,  ad  3um.  Sans  doute  saint 
Thomas  ne  dit  nulle  part  que  le  prêtre  humain  offre 


1061 


MESSE     DANS    L'ÉGLISE    LATINE,   SAINT  THOMAS 


10(2 


dans  la  consécration  au  nom  du  Christ,  mais  nous 
savons  qu'à  ses  yeux  l'oblation  du  sacrifice  est  liée 
étroitement  à  la  consécration.  On  peut  en  conclure 
que  le  Christ  en  donnant  au  prêtre  par  les  paroles  : 
i  laites  ceci  en  mémoire  de  moi  »  le  pouvoir  de  poser 
par  la  consécration  la  présence  réelle  de  la  victime 
immolée,  lui  donne  par  le  fait  la  possibilité,  bien  plus 
l'ordre  et  le  pouvoir  de  l'offrir. 

Pour  jouir  de  ce  pouvoir,  il  suffit  d'être  ministre 
du  Christ  par  l'ordination;  quiconque  l'a  obtenu  ne 
peut  le  perdre.  Saint  Thomas  trouve,  dans  une  meil- 
leure connaissance  des  exigences  du  caractère  sacer- 
dotal, la  réponse  définitive  à  la  qi^stion  de  la  validité 
des  messes  des  hérétiques  ou  des  schismatiques.  La 
messe  dite  par  un  prêtre  légitimement  ordonné  est 
toujours  valide  :  >  Le  sacrifice  suit  la  condition  du  sacre- 
ment; par  le  fait  que  la  consécration  pose  sur  l'autel 
la  présence  réelle,  elle  pose  l'oblation;  car  il  suffit 
qu'il  y  ait  consécration  valide,  pour  qu'il  y  ait,  du 
même  coup,  vrai  sacrifice,  fût-il  offert  par  un  héré- 
tique, un  schismatique  ou  un  excommunié,  auquel  cas 
il  serait  seulement  privé  de  ses  fruits.  »  Lepin,  op.  cit., 
p.  210.  En  d'autres  termes,  d'après  saint  Thomas,  tout 
ce  qui  est  fait  par  un  ministre  hors  de  l'Église  au 
nom  du  Christ  dans  la  célébration  du  sacrifice,  est 
valide;  tout  ce  qui  est  fait  au  nom  de  l'Église  dont  il 
est  séparé,  est  nul.  IIIa,  q.  lxxxii,  a.  6;  a.  7.  ad  3um. 

y)  Valeur  de  l'oblation  eucharistique.  —  Saint  Thomas 
ne  traite  point  ex  professo  de  la  valeur  du  sacrifice 
de  la  messe:  il  se  contente  d'en  dire  quelques  mots  dans 
l'exposé  de  la  q.  lxxix  :  Lie  eflectibus  sacramenti 
eucharislias. 

Ce  sacrement,  déclare-t-il,  produit  dans  l'homme 
l'effet  que  la  passion  a  produit  dans  le  monde,  c'est- 
à-dire  la  rémission  des  péchés  :  Per  hoc  sacramentum 
reprœsenlatur,  quod  est  passio  Christ i,  et  ideo  efjeclum 
quem  passio  Christi  fecil  in  mundo,  hoc  sacramentum 
facit  in  homine  unde  et  ipse  Dominus  dicit,  Matth., 
xxvi  :  «  Hic  est  sanguis  meus  qui  pro  mullis  effundetur 
in  remissionem  peccatorum.  »  Ibid.,  a.  1. 

La  messe  comme  sacrifice  a  une  valeur  satisfac- 
toire  pour  la  peine  due  aux  péchés,  proportionnelle 
à  la  dévotion  de  ceux  qui  l'offrent  ou  de  ceux  pour  qui 
elle  est  offerte.  A.  5.  Elle  est  utile  comme  sacrifice 
non  seulement  à  ceux  qui  communient,  mais  à  tous 
ceux  pour  qui  elle  est  offerte.  A.  7.  Multiplier  les 
messes,  c'est  multiplier  les  oblations  du  sacrifice,  c'est 
par  conséquent  multiplier  l'effet  du  sacrifice.  A.  7, 
ad  3um.  Pas  plus  que  la  passion  dont  il  est  le  mémorial, 
le  sacrifice  de  la  messe  n'opère  magiquement;  il  n'a 
son  effet  que  chez  ceux  qui  sont  de  l'Église,  et  cela 
dans  la  mesure  de  la  dévotion  de  chacun.  A.  7,  ad  2um. 

b)  Interprétation  de  cet  enseignement  à  la  lumière  de 
l'ensemble  de  la  doctrine  thomiste  sur  le  sacrifice.  — 
Saint  Thomas  est  augustinien  dans  sa  définition  du 
sacrifice  :  la  sacrifice  est  un  acte  de  religion  qui  tend 
à  honorer  Dieu.  Cet  acte  a  deux  aspects,  l'un  intérieur, 
l'autre  extérieur.  Le  sacrifice  extérieur  signifie  le 
sacrifice  intérieur  qui  est  au  fond  le  vrai  sacrifice, 
celui  par  lequel  l'âme  s'offre  à  Dieu;  il  a  pour  but  de 
nous  unir  à  Dieu  comme  à  notre  principe  et  à  notre  fin. 
Contra   Génies,  1.  III,  c.  cxx. 

L'oblation  spirituelle  est  ainsi  au  cœur  du  sacrifice; 
celui-ci  se  range  dans  le  genre  oblation,  mais  toute 
oblation  n'est  pas  un  sacrifice.  Il  faut  déterminer  ce 
qui  est  nécessaire  pour  qu'une  oblation  soit  sacrifice. 
Saint  Thomas  le  fait  dans  cette  définition  :  Sacrificia 
proprie  dicuntur  quando  circa  res  Deo  oblatas  aliquid 
fit  sicui  quod  animalia  occidcbunlur  et  comburebanlur, 
quod  punis  /rangitur  et  comedilur  et  benedicilur.  Et  hoc 
ipsum  nomen  sonat  :  nam  sacrificium  dicilur  ex  hoc  quod 
homo  facit  aliquid  sacrum.  IIB-II»,  q.  lxxxv,  a.  3, 
ad  3um. 


L'expression  choisie  l'indique,  circa  res  oblatas 
aliquid  fil,  l'action  exercée  sur  la  chose  offerte,  est 
quelque  chose  d'indéterminé.  En  ce  qui  concerne 
l'eucharistie,  l'action  qui  est  faite  sur  la  chose  offerte, 
à  savoir  le  pain  et  le  vin  destinés  à  devenir  le  corps  et 
le  sang  du  Christ,  c'est  la  fraction,  la  communion  et  la 
consécration.  Toutes  ces  actions  concourent  à  faire 
passer  la  matière  offerte  de  l'état  profane  à  l'état  sacré 
de  victime  divine.  Voir  J.  Rivière,  Sur  la  définition 
du  sacrifice  dans  saint  Thomas,  dans  Revue  des 
Sciences  religieuses,   1921,  1. 1,  p.  228-332. 

Il  n'est  pas  besoin  de  souligner  ici  que  saint  Thomas 
n'envisage  nullement  une  immutation  physique,  une 
modification  intrinsèque  du  Christ  glorifié  ;  cette  vue 
irait  contre  l'ensemble  de  sa  doctrine.  Cependant 
ses  commentateurs  partiront  de  cette  formule  pour 
affirmer  une  modification  physique  de  la  victime 
eucharistique.  «  Trois  siècles  plus  tard,  la  question 
principale  agitée  dans  l'École  sera  de  savoir  quelle  est 
l'action  physique  accomplie  sur  la  victime  qui  consti- 
tue l'essence  du  sacrifice  de  la  messe.»  Vacant,  p.  46. 

On  trouve  un  peu  plus  loin,  chez  saint  Thomas,  une 
autre  définition  du  sacrifice  qui  semble  favoriser 
l'idée  que  l'objet  offert  doit  être  consumé  et  détruit  : 
Si  aliquid  exhibealur  in  cullum  divinum  quasi  in  ali- 
quid sacrum,  quod  inde  fieri  debeat  consumendum,  et 
oblatio  est  et  sacrificium.  IIa-IIœ,  q.  lxxxvi,  a.  1. 

Cependant,  <  à  y  regarder  de  près,  on  remarque  que 
la  destruction  dont  il  s'agit  n'est  pas  précisément 
voulue  pour  elle-même  et  en  tant  que  telle;  elle  est 
ordonnée  à  une  sorte  de  production  qui  en  résulte. 
C'est  plutôt  un  acte  de  transformation  intrinsèque  de 
la  matière  offerte,  la  faisant  passer  à  un  état  supérieur, 
un  acte  de  sublimation,  si  l'on  peut  ainsi  dire,  en 
vertu  duquel  elle  devient  une  chose  sacrée,  transférée 
ainsi  au  domaine  de  Dieu:  Consumendum...  in  aliquid 
sacrum  quod  inde  fieri  debeat.  »  Lepin,  op.  cit.,  p.  195. 
Saint  Thomas  ne  s'arrête  point  d'ailleurs  à  creuser 
ses  définitions  et  à  en  montrer  les  applications  aux 
différents  sacrifices.  Il  s'inspire  cependant  de  l'idée 
d'oblation  spirituelle  pour  montrer  que  la  passion  est 
un  vrai  sacrifice.  IIIa,  q.  xlviii,  a.  3,  ad  3um.  Le 
caractère  sacrificiel  de  celle-ci  consiste  en  ce  que  le 
Christ  s'est  offert  volontairement  sous  la  pression  d'un 
immense  amour.  L'immolation  sanglante  est  un  forfait 
des  Juifs.  C'est  en  tant  qu'acte  d'oblation  plein  d'amour 
que  la  passion   de  Jésus  a  été   un  véritable  sacrifice. 

Dans  la  logique  vivante  de  cette  doctrine,  on  verrait 
l'essence  du  sacrifice  de  la  messe  qui  est  une  commé- 
moraison  vivante  de  celui  de  la  croix,  dans  le  renou- 
vellement des  mêmes  dispositions  d'amour  et  d'obéis- 
sance qui  constituaient  l'oblation  du  Calvaire.  Mais, 
reconnaissons-le,  saint  Thomas  n'a  point  tiré  cette 
conséquence  ni  appliqué  sa  définition  au  sacrifice  de 
l'autel.  Sa  synthèse  de  l'idée  de  sacrifice  est  ébauchée, 
mais  non  achevée;  il  a  du  moins  posé  les  grandes 
lignes  de  l'édifice  définitif. 

Conclusion  sur  l'idée  de  la  messe  dans  saint  Thomas. 
—  En  éclairant  son  enseignement  direct  sur  l'eucha- 
ristie, comme  oblation  et  comme  représentation  de 
l'immolation  du  Calvaire,  par  ses  principes  généraux 
touchant  le  sacrifice,  on  sera,  semble-t-il,  dans  la 
logique  immédiate  de  sa  pensée  en  formulant  les 
conclusions  suivantes  : 

Le  sacrifice  de  la  messe  consiste  essentiellement 
dans  une  oblation  :  celle  du  pain  et  du  vin  destinés  à 
devenir  par  le  fait  de  la  consécration,  l'Hostie  sainte, 
le  corps  et  le  sang  du  Christ,  infiniment  dignes  d'être 
offerts  à  Dieu. 

Cette  offrande  que  la  prêtre  fait  à  l'autel  d'une  part 
sur  l'ordre  et  en  la  personne  du  Christ  par  la  vertu 
duquel  il  consacre,  d'autre  part  au  nom  de  l'Eglise, 
est  un  sacrifice  identique  à  celui  de    la  croix,  car  il 


1063 


MESSE    DANS    L'ÉGLISE    LATINE,    DUNS    SCOT 


1064 


contient  invisiblement  la  victime  jadis  offerte  d'une 
façon  sanglante  par  le  Christ  lui-même  sur  la  croix; 
l'Église  s'y  approprie,  pour  l'offrir  sur  l'ordre  et  en  la 
personne  du  Sauveur,  cette  victime;  elle  y  figure  d'une 
façon  sensible  la  passion.  D'une  certaine  façon,  c'est 
le  même  prêtre  et  la  même  victime. 

Cette  oblation  prend  figure  de  sacrifice  grâce  à 
certaines  actions  exercées  autour  de  l'hostie,  particu- 
lièrement la  double  consécration  distincte.  Celle-ci  en 
effet  inaugure  l'oblation  sacrificielle,  non  seulement 
parce  que  c'est  par  elle  que  le  prêtre  mandataire  et 
instrument  du  Christ  produit  et  offre  la  victime  à  Dieu, 
mais  parce  qu'en  mettant  le  corps  et  le  sang  du  Sau- 
veur sous  les  espèces  séparées  du  pain  et  du  vin,  il 
représente  par  une  image  très  vive  l'immolation 
rédemptrice  du  Calvaire.  Cette  oblation  se  continue  de 
la  consécration  à  la  communion.  Ce  n'est^pas  sans 
raison  que  saint  Thomas  note  comme  actions  exercées 
autour  de  la  chose  offerte  la  fraction  et  la  manduca- 
tion.  De  la  consécration  à  la  communion  le  Christ  ne 
cesse  d'être  offert,  «  non  seulement  sous  ce  signe  per- 
manent de  sa  mort  sanglante  qui  est  l'état  de  sépa- 
ration où  continuent  d'être  au  point  de  vue  sensible 
son  corps  et  son  sang,  mais  encore  sous  ces  signes 
actifs  de  sa  passion  que  sont  la  fraction  et  la  manduca- 
tion.  »  Lepin,  op.  cit.,  p.  209.  Notons  que  saint  Tho- 
mas laisse  dans  l'ombre  la  question  de  l'oblation 
du  corps  mystique,  et  aussi  la  question  des  rapports 
du  sacrifice  terrestre  à  l'activité  céleste  du  Christ 
devant  son  Père. 

A  cette  offrande  qui  se  renouvelle  sans  cesse  sur 
l'autel  est  attachée  non  point  une  expiation  nouvelle, 
mais  l'application  des  mérites  rédempteurs,  obtenus 
une  fois  pour  toutes  sur  la  croix,  afin  de  nous  rendre 
Dieu  propice,  de  faire  participer  tous  les  fidèles  au 
sacrifice  du  Calvaire,  et  de  les  incorporer  ainsi  au 
Christ  victime,  glorifié  éternellement. 

2.  Durand  de  Mende.  —  Durand,  évêque  de  Mende, 
est  le  maître  de  la  théologie  liturgique  à  la  fin  du 
xiii'  siècle. 

Dans  son  ouvrage  intitulé  Ralionale  divinorum 
officiorum,  il  recueille  au  1.  IV  tout  ce  qui  a  été 
dit  d'important  sur  la  messe  par  les  principaux 
liturgistes  et  théologiens  depuis  Amalaire,  en  prenant 
pour  guide  Innocent  III.  Il  s'inspire  aussi  particu- 
lièrement de  Sicard  de  Crémone,  de  Hugues  de 
Saint- Victor,  de  Guibert  de  Tournai,  de  Guillaume 
d'Auxerre,  de  Pierre  Comestor,  de  Robert  Paululus 
et  de  Beleth.  «  Édité  à  Mayence  dès  les  origines  de 
l'imprimerie  en  1459  et  réédité  au  moins  quarante- 
trois  fois  jusqu'à  1500,  le  Rationale  a  exercé  une 
influence  considérable.  »  Lepin,  op.  cit.,  p.  218.  On 
le  citera  ici  d'après  l'édit.  de  Lyon,  l540. 

a)  On  y  trouve  particulièrement  mis  en  relief,  selon 
la  méthode  allégorique  d'Amalaire,  le  caractère  figu- 
ratif et  commémorait!  de  la  messe  :  elle  est  le  mémorial 
par  excellence  de  la  passion. 

«  Nous  avons  un  triple  mémorial  de  la  passion.  Le 
premier  se  présente  à  notre  vue  dans  les  images  et  . 
peintures.  C'est  pour  cela  que  l'image  du  crucifié 
est  figurée  sur  les  missels  et  dans  les  églises.  Le  secoi.d 
frappe  l'ouïe  comme  la  prédication  de  la  passion  du 
Christ.  Le  troisième  se  manifeste  au  goût  comme  le 
sacrement  de  l'autel,  où  la  passion  du  Christ  est  évi- 
demment exprimée,  patenter  exprimilur.  »  L.  IV,  c.  xlh, 
p.  178.  Le  sacrifice  quotidien,  ajoute-t-il,  est  un  mémo- 
rial non  un  renouvellement  de  la  passion,  comme- 
moratio,  non  ileralio  passionis.  Il  cherche  le  pourquoi 
de  cette  commémoraison  et  en  voit  trois  causes  prin- 
cipales :  «  Parce  que  ceux  qui  travaillent  à  la  vigne 
ont  besoin  de  se  restaurer  tous  les  jours;  secondement 
pour  que  par  ce  sacrement  les  néophytes  soient  incor- 
porés au  Christ;  troisièmement  pour  que  le  souvenir 


de  la  passion  du  Christ  se  grave  tous  les  jours  dans 
l'esprit  des  fidèles,  afin  qu'ils  puissent  l'imiter.  » 
Ibid. 

11  veut  aussi  en  expliquer  le  comment.  Il  voit  la 
figuration  de  l'immolation  du  Calvaire  représentée 
tant  par  les  formules  que  par  les  cérémonies,  et  parti- 
culièrement par  les  croix  du  canon.  Comme  Amalaire, 
il  ne  fait  point  entrer  en  ligne  de  compte  la  double 
consécration  comme  représentation  sensible  de  la 
passion;  il  trouve  plutôt  cette  figuration,  avec  Gré- 
goire, dans  la  communion.  L.  IV,  c.  li,  p.  196. 

b)  L'évêque  de  Mende,  à  la  suite  de  saint  Augustin 
et  d'Isidore  de  Séville,  met  aussi  le  caractère  sacrificiel 
de  la  messe  en  relation  intime  avec  les  idées  d'obla- 
lion  et  de  consécration  :  Sacrificia  dicunlur  quia  sacri- 
ficantur  et  offeruntur  pro  peccalis  nostris,  ut  nos  sacros 
efficiant.  L.  IV,  c.  xxxvi,  p.  156. 

Il  défend  ce  caractère  contre  certains  hérétiques  de 
son  temps  qui  le  contestent.  Quidam  perversi  heeretici 
nobis  ad  prensumptionem  magnam  reputant  quia  sacri- 
ficamus  et  consecrationem  hostiae  sacrificium  appella- 
mus.  L.  IV,  c.  xxx,  p.  141 .  Sur  ces  hérétiques  négateurs 
du  sacrifice  de  la  messe  et  précurseurs  du  protestan- 
tisme, notre  auteur  avait  dit  plus  haut  :  Dicunt  eticun 
quod  Eccles-ia  nec  missam,  nec  malulinas  cantavit, 
nec  Christus,  nec  apostoli  eam  instituerunt.  Sed  id 
quod  missa  reprœsentat  ab  evangelislis  cœna  vocalur. 
L.  IV,  c.  i,  p.  88,  89. 

Il  analyse  la  messe  et  distingue,  comme  le  fera  plus 
tard  Duns  Scot,  entre  consécration  et  oblation  :  Cum 
autem  oraverit  pro  hostia  iranssubslantianda,  eamquc 
jam  transsubstantiatam  Patri  obtulerit,  nunc  orat  pro 
ipsius  acceptatione.  L.  IV,  c.  xun,  p.  180.  Les  prières 
et  cérémonies  liturgiques  lui  montrent  que,  dans  cette 
oblation,  l'Église  s'unit  au  Christ  comme  victime. 
L.  IV,  c.  xxx,  xlii,  xux,  p.  142,  176,  182. 

Toutes  ces  idées  sont  le  patrimoine  commun  de  la 
théologie  de  l'époque  :  aussi  le  Rationale  s'impose-t-il 
à  l'attention  du  théologien,  moins  par  l'originalité  des 
points  de  vue  de  l'auteur  que  par  la  richesse  des  ques- 
tions abordées  et  des  solutions  traditionnelles  exposées. 
Il  est  un  curieux  répertoire  des  problèmes  théolo- 
giques et  liturgiques  que  l'on  se  posait  dans  les  écoles 
à  la  fin  du  xme  siècle.  On  y  remarquera  le  jugement 
indulgent  de  l'auteur  pour  la  coutume  des  messes 
sèches,  et  sa  juste  réprobation  pour  celle  des  messes 
bi/aciales.  L.   IV,  c.  xxxm,  xxxiv,  p.  90,  91. 

3.  Duns  Scot  (t  1308).  —  Le  Docteur  subtil,  comme 
saint  Thomas,  ne  s'est  occupé  du  sacrifice  eucharis- 
tique qu'incidemment  : 

Dans  son  commentaire  des  Sentences,  loin  de  pré- 
ciser et  de  développer  la  doctrine  du  Lombard  sur  ce 
point,  il  la  signale  seulement  d'un  mot  :  Sequilur  Ma 
pars.  Post  hoc  quœritur,  quœ  potest  poni  incidentalis 
in  ista  dislinclione...  In  ista  enim  déterminai  de  eucha- 
ristia  sub  ratione  sacrificii.  In  IVum  sent.,  dist.  XII, 
n.  1,  édit.  de  Lyon,  1639,  t.  vin,  p.  701.  Ses  préoccu- 
pations sont  ailleurs;  elles  vont  surtout  ici  à  déter- 
miner la  situation  des  accidents  eucharistiques  sans 
substance. 

La  question  quodlibélale  XX  veut  donner  une  solu- 
tion pratique  à  la  question  de  la  valeur  de  la  messe; 
ce  faisant  elle  nous  renseigne  aussi  sur  la  pensée  de 
Scot  touchant  la  nature  du  sacrifice  eucharistique. 

a)  Nature  du  sacrifice  eucharistique.  —  a.  La  messe 
consiste  avant  tout  et  essentiellement  dans  l'oblation 
faite  par  l'Église  et  acceptée  par  Dieu  de  la  victime 
présente  actuellement  sur  l'autel  et  jadis  offerte  au 
Calvaire.  Il  ne  suffit  point,  en  effet,  de  la  seule 
présence  du  Christ  à  l'autel;  il  faut  qu'il  y  ait  oblation 
de  la  victime  pour  que  la  messe  ait  valeur  de  sacrifice  : 
Illud  bonum  sacrificii  non  corresponde  preecise  bono 
contento   in    eucharistia;    illud    enim    bonum    sequalc 


1065 


MESSE    DANS    L'ÉGLISE    LATINE,    DUNS    SCOT 


1066 


est,  quando  eucharistia  servalur  in  pyxide  et  lamen  non 
hanc  mquivalel  Ecclesia,  sicut  quando  ofjerlur  in  missa, 
et  sive  hoc  indistincte  dicatur  oblatio  eucharistia,  sive 
sit  consecratio,  sive  perceptio,  sive  oblatio,  vel  operalio 
aliqua  sacerdotis  in  persona  Ecclesiœ.  Ultra  ergo 
bomim  contention  in  eucharistia,  requiritur  oblatio 
eucharistie.    Quodl.,  xx,  n.  21,  t.  xn,  p.  529. 

D'après  Duns  Scot,  l'oblatio  saeramenti  se  distingue 
des  autres  prières  de  la  messe  :  elle  suppose  dans  son 
intégrité  la  double  consécration;  elle  est  «  l'immola- 
tion »  du  corps  et  du  sang  du  Christ  dont  la  communion 
nous  fait  participants.  7/i  7Vum  sent.,  dist.  XIII, 
q.  il.  t.  vin.  p.  810.  Tenendum  est  ut  quotiescumque 
sacerdos  corpus  et  sanguinem  immolai,  loties  percep- 
tioni  corporis  et  sanguinis  participent  se  prœbeat. 
Dist.  VIII,  q.  m,  t.  vm, p.  460. 

b.  L'oblation  sacrificielle  de  l'autel  implique  la 
représentation  objective  du  sacri/ice  de  la  croix.  Iden- 
tique à  ce  sacrifice  à  raison  de  la  victime  offerte  tou- 
jours la  même,  elle  s'en  distingue  toutefois  à  un 
double  titre  comme  une  représentation  réelle  se  dis- 
tingue de  la  chose  représentée,  comme  une  prière  se 
différencie  du  motif  puissant  invoqué  pour  la  faire 
aboutir  :  Fil  missa  tam  reprœsenlando  illam  oblationem 
in  cruce  quam  per  eam  obsecrando,  ut  scilicel  per  eam 
Deus  acceptel  sacrificium  Ecclesiœ.  Obsecratio  autem 
communiter  fit  per  aliquid  magis  acception  ei  qui  roga- 
lur,  quam  sit  sibi  supplicatio  obsecrantis.  Quodl.,  xx, 
n.  22,  t.   xn,  p.  529. 

Sans  doute  y  a-t-il  aussi  d'autres  rites  qui  évoquent 
la  passion,  mais,  à  la  différence  de  ces  rites,  la  messe 
contient  une  commémoraison  plus  spéciale  de  l'obla- 
tion offerte  par  le  Christ  sur  la  croix.  En  effet,  la 
victime  offerte  à  l'autel  est  celle  du  Calvaire.  Ce  n'est 
point  cependant  le  Christ  qui  offre  immédiatement 
le  sacrifice  de  la  messe  ;  il  ne  s'est  offert  de  cette 
façon  qu'une  fois  :  Elsi  hic  ofjeratur,  non  lamen  hic 
immédiate  offert  sacrificium  juxla  illud,  Hebr.,  ix, 
«  neque  ut  seepe  offerat  semetipsum  »,  et  ibidem  : 
•  Chrislus  semel  oblatus  est  »  ,  supplc  a  seipso  afférente, 
alioquin  videretur  quod  unius  missœ  celebratio  itqui- 
valerel  passioni  Chrisli,  si  idem  esset  offerens  immé- 
diate et  oblatus.  Ibidem. 

Le  Christ  reste  toutefois  le  prêtre  principal  de  la 
messe,  Quodl.,  xx,  n.  2,  p.  515,  car  s'il  n'y  concourt 
point  immédiatement,  il  l'offre  en  quelque  façon  en  ce 
sens  qu'il  la  fait  offrir  :  Eslo  quod  acceptaretur  ratione 
voluntalis  Chrisli  ut  offerentis  hoc  est  inslituenlis  obla- 
tionem, et  dantis  sibi  valorem  et  aeceptalionem,  lamen 
non  sequivalerel,  nec  acceptaretur  ut  passio.  Ibid. 

Le  prêtre  immédiat  de  l'oblation  eucharistique,  la 
volonté  qui  offre  actuellement  la  victime  sacrée  et  la 
rend  particulièrement  digne  d'être  acceptée,  c'est 
la  volonté  de  l'Église,  au  nom  et  dans  la  dépendance 
de  qui  le  sacrifice  est  offert  :  Missa  non  solum  valet 
virlule  meriti  personalis  sacerdotis  offerentis,  sed  etiam 
virlule  meriti  generalis  Ecclesige  in  cujus  persona  per 
ministrum  communem  ofjerlur  sacrificium.  Quodl.,  xx, 
n.  1,  p.  515. 

c.  En  quoi  consiste  à  la  messe  cette  représentation 
objective  de  l'oblation  du  Calvaire  ?  Scot  ne  le  dit  pas 
clairement.  A  lire  ces  mots  du  commentaire  des  Sen- 
tences, en  dehors  du  contexte  général  de  la  doctrine 
de  Scot,  ofjerlur  hostia  non  consecrata  et  lune  est  sacri- 
ficium cl  non  sacramenlum.  In  7Vum  sent.,  dist.  XIII, 
q.  il,  n.  5,  t.  vm,  p.  811,  on  serait  tenté  de  croire  que 
le  Docteur  subtil  voit  dans  l'offertoire  la  partie  essen- 
tielle de  la  messe.  Cette  phrase,  comme  celle  de  saint 
Thomas,  ofjerlur  eucharistia  ut  sacrificium,  consecra- 
titr  et  sumitur  ut  sacramenlum.  Sum.,  IIIa,  q.  ixxxm, 
a.  4,  veut  être  entendue  d'une  façon  large.  Il  s'agit 
ici,  pour  les  deux  grands  docteurs,  de  l'oblation  dans  sa 
phase  initiale,  sans  exclure  le  développement  de  cette 


oblation  qui  a  son  point  culminant  dans  l'offrande 
du  Christ  présent  sur  l'autel.  L'oblation  proprement 
sacrificielle  présuppose  logiquement  la  consécration. 
Celle-ci  produit  le  Christ  pour  qu'il  soit  offert.  C'est 
dans  la  répétition  de  ce  qu'a  fait  le  Christ  à  la  cène, 
que  se  trouve  plus  spécialement  la  représentation 
commémorative  de  l'oblation  de  la  croix.  Certum 
est  autem  quod  missa  non  xquivalet  passioni  Christi, 
licel  specialius  valeat  pro  quanlo  ibi  est  specialior 
commemoralio  oblationis  quam  Chrislus  obtulit  in  cruce 
juxla  illud.,  Luc,  xxn  et  I  Corinth.,  xi,  «  Hoc  facile  in 
meam  commemoralionem  ».  Quodl.,  xx.,  n.  22,  p.  529. 

La  double  consécration  a  sans  doute,  selon  Scot, 
pour  but  de  figurer  l'alimentation  intégrale.  In  7Vum 
sent.,  dist.  VIII,  q.  i,  t.  vin,  p.  408.  Mais  ne  signifie- 
t-elle  point  aussi  à  ses  yeux,  comme  pour  saint  Thomas, 
la  séparation  réelle  du  corps  et  du  sang  du  Christ. 
C'est  du  moins  ce  que  l'on  peut  conclure  de  ces  paroles  : 
Hoc  ergo  tenendum  est  quod  corpus  Christi,  ut  est 
primum  signalum  specie  panis  et  contenlum,  non  inclu- 
dit  animam,  nec  accideniia  nec  sanguinem.  In  7Vum 
sent.,  dist.  X,  q.  iv,  t.  vm,  p.  532. 

d.  Rapports  des  doctrines  de  Duns  Scot  et  de  saint 
Thomas.  —  Quoi  qu'il  en  soit  de  ce  détail,  il  reste  que 
Duns  Scot,  comme  saint  Thomas,  voit  dans  la  messe, 
avec  la  tradition,  une  représentation  objective  de 
l'immolation  du  Calvaire  et  une  oblation  renouvelée 
de  cette  immolation. 

Mais,  plus  que  le  Docteur  angélique,  il  pousse  l'ana- 
lyse de  la  distinction  qui  existe  entre  la  représenta- 
tion et  la  chose  représentée;  plus  que  lui,  il  met  l'accent 
sur  l'idée  d'oblation  comme  trait  essentiel  du  sacrifice 
eucharistique,  plus  loin  que  lui  et  ses  prédécesseurs, 
il  pousse  jusqu'à  ses  conséquences  extrêmes  l'analyse 
de  cette  vérité  traditionnelle  si  fortement  énoncée 
dans  l'Épître  aux  Hébreux  :  7/  n'y  a  qu'une  oblation 
du  Christ  faite  par  lui-même,  pour  assurer  d'une 
manière  absolument  satisfaisante  le  salut;  en  consé- 
quence la  messe  qui  se  répète  à  travers  le  temps  et 
l'espace  ne  peut  être  qu'un  sacrifice  subordonné  à 
celui  de  la  croix,  c'est  l'oblation,  le  sacrifice  de  l'Église. 
Sans  doute,  dans  l'un  et  l'autre  sacrifice  c'est  toujours 
la  même  victime  qui  est  offerte  :  de  ce  point  de  vue 
il  y  a  identité  absolue  entre  la  croix  et  l'autel.  C'est 
le  sentiment  commun  de  la  tradition.  Mais  au  point 
de  vue  de  l'initiative  immédiate  du  sacrificateur,  il 
n'y  a  qu'identité  relative. 

Saint  Thomas  l'avait  déjà  noté  d'un  mot,  soit  en 
présentant  le  sacrifice  du  Calvaire  comme  seul  offert 
par  le  Christ  et  celui  de  l'autel  comme  offert  par  les 
membres  de  son  corps  mystique,  soit  en  répondant  à 
l'objection  qui  niait  l'identité  des  deux  sacrifices  par 
une  distinction  :  Sacerdos  gerit  imaginem  Chrisli  in 
cujus  persona  et  virlule  pronunliat  ad  consecrandum 
et  ila  quodammodo  idem  sacerdos  et  hostia.  Duns  Scot 
va  s'appliquer  à  caractériser  davantage  la  différence 
qui  existe  entre  l'oblation  du  Christ  et  l'oblation  de 
l'Église,  et  à  analyser  la  part  respective  du  Christ  et 
de  l'Église  à  l'autel. 

A  l'autel,  le  Christ  n'est  pas  le  sacrificateur  immédiat. 
Autrement,  une  seule  messe  équivaudrait  à  la  passion  : 
Unius  misses  celebratio  œquivalerel  passioni  Chrisli, 
si  idem  esset  offerens  immédiate  et  oblatio.  Quodl., xx, 
n.  22,  t.  xn,  p.  529.  Comme  l'a  remarqué  le  P.  de  la 
Taille,  Esquisse  du  mystère  de  la  foi,  p.  68  et  69,  elle 
est  assurément  ignorée  de  saint  Thomas  aussi  bien 
que  de  Duns  Scot,  étrangère  à  toute  la  tradition 
scolastique  aussi  bien  qu'à  la  tradition  patristique 
(du  moins  à  la  tradition  augustinienne)  l'opinion  qui 
multiplie  les  offrandes  personnelles  du  Christ  de  messe 
en  messe.  «  S'il  y  a  intervention  personnelle,  réitérée, 
du  Seigneur  en  qualité  d'oblatcur  actuel  cl  formel, 
d'oblateur   qui    répète    son    geste    d'oblation    indéfi- 


1067 


MESSE   DANS  L'EGLISE  LATINE,  LA  THEOLOGIE  NOMINALISTE 


1068 


niment,  comment  échapper  à  cette  conclusion  que  le 
sacrifice  de  nos  autels  est  coordonné  et  non  pas  subor- 
donné à  celui  de  la  Rédemption,  car  enfin  le  Christ 
n'est  pas  au-dessus  du  Christ,  ni  ce  qu'il  ferait  aujour- 
d'hui moins  digne  que  ce  qu'il  fit  alors.  »  Ces  paroles 
du  P.  de  la  Taille,  Esquisse,  p.  68,  sont  un  écho  fidèle 
du  sentiment  de  Scot.  Elles  ne  vont  nullement  à 
exclure  le  rôle  sacerdotal  du  Christ  à  l'autel.  Pour 
Scbt,  le  Christ  y  demeure  sacrificateur  médiat,  en  ce 
sens  qu'il  donne  le  pouvoir  et  l'ordre  d'offrir.  Mais, 
sous  cette  réserve  que  l'Église  agit  en  dépendance  du 
Christ,  c'est  à  elle  que  revient  le  rôle  d'of/rir  immédia- 
tement la  victime  jadis  immolée  sur  la  croix.  Etant 
donnée  la  toute-suflisance  de  l'oblation  unique  offerte 
au  Calvaire  pour  la  rédemption  du  monde,  le  Sauveur 
n'a  plus  à  agir  «  par  une  nouvelle  démarche  personnelle 
et  propre  procédant. de  lui  à  son  Père  ».  De  la  Taille, 
p.  70.  Il  ne  reste  plus  à  l'Église  qu'à  s'approprier  pour 
l'offrir  elle-même  directement,  en  application  de  la 
vertu  rédemptrice,  la  victime  jadis  offerte  au  Cal- 
vaire :  elle  le  fait  tous  les  jours  en  dépendance  et  en 
vertu  de  l'acte  oblateur  qui  préside  aux  siens,  «  qui 
les  domine,  qui  les  contient  et  les  pénètre,  et  les  com- 
plète leur  donnant  l'efficace,  et  ce  qu'il  ont  d'unité  à 
travers  le  temps  et  l'espace.  »  De  la  Taille,  Esq.,  p.  69. 

De  la  conception  de  Scot  sur  la  nature  du  sacrifice 
eucharistique  découlent  naturellement  des  consé- 
quences touchant  la  valeur  et  la  validité  de  la  messe. 

b)  Valeur  et  validité  de  la  messe.  —  Parce  qu'offerte 
immédiatement  par  le  Christ  au  Calvaire,  l'oblation 
de  la  passion  a  une  valeur  infinie.  Parce  qu'offerte 
par  l'Église  et  acceptée  en  raison  du  mérite  général 
de  celle-ci,  la  messe  n'a  pas  la  même  valeur  que  le 
sacrifice  de  la  croix  :  cette  valeur  est  finie.  Quodl., 
xx,  n.  22,  p.  515.  Elle  correspond  au  mérite  de  l'Église  : 
Palet  ex  dictis  quia  virtus  sacriftcii  non  adse-quatur 
valori  ejus  qui  continetur  in  sacrificio,  sed  corresponde! 
merito  in  Ecclesia,  non  adœqualur  mcrito  passionis 
Chrisli,  sicul  diclum  est  inferius,  sed  pro  tanlo  ad  illud 
plus  accedit  pro  quanlo  illam  passionem  speeialius 
représentât,  et  ita  virtule  illius  speeialius  Deum  plaçât 
et  bonum  impelrat,  quantum  ad  mcritum  commune. 
Ibid.,  p.  535. 

En  conséquence,  una  missa  dicta  pro  duobus  non 
tanlum  valet  hoc  modo  isti  quam  valcret  si  pro  eo  solo 
diceretur.  Quodl.,  xx,  n.  51,  p.  517. 

Quant  à  la  validité  de  la  messe,  elle  dépend  essen- 
tiellement de  la  volonté  de  l'Église  au  nom  de  laquelle 
le  sacrifice  est  offert.  Que  vaut  alors  la  messe  d'un 
hérétique  ou  d'un  schismatique  dont  la  volonté  est 
séparée  de  l'Église?  Pierre  Lombard  avait  soutenu 
qu'un  tel  prêtre  ne  consacre  pas  validement,  puisqu'il 
n'offre  point  au  nom  de  l'Église.  Saint  Thomas,  cri- 
tiquant à  juste  titre  cette  opinion,  au  nom  de  l'ina- 
missibilité  du  pouvoir  d'agir  in  persona  et  in  virtule 
Chrisli  attaché  à  l'ordination,  en  avait  conclu  à  la 
validité  des  messse  dites  par  les  hérétiques  et  les 
schismatiques.  Duns  Scot  distingue  :  «  Les  prêtres 
séparés  de  l'Église,  dit-il,  consacrent,  mais  ils  n'offrent 
pas  vraiment,  car  consacrer  et  offrir  sont  choses  sépa- 
rables  et  séparées.  L'oblation  n'est  pas  de  l'essence  de 
la  consécration.  L'eucharistie,  en  effet,  peut  être 
consacrée  sans  qu'elle  soit  nécessairement  offerte. 
Ainsi  on  offre  l'eucharistie  non  consacrée  à  l'offer- 
toire et  c'est  le  sacrifice,  non  le  sacrement,  de  même 
que  l'hostie  consacrée  gardée  dans  la  pyxide  est  sacre- 
ment, sans  être  là  pour  le  sacrifice.  In  IVum  sent., 
dist.  XIII,  q.  n,  n.  5,  t.  vin,  p.  811.  Ainsi  l'hérétique 
pourra  consacrer  validement,  car  il  peut  avoir  l'in- 
tention de  faire  ce  que  fait  l'Église,  par  là  qu'il  veut 
faire  d'une  façon  générale  ce  qu'a  fait  le  Christ.  Il 
n'offre  point  cependant  le  sacrifice,  puisqu'il  est 
séparé  de  l'Église  en  la  dépendance   de  laquelle  il 


devrait  offrir.  —  Cette  opinion  subtile  de  Scot  sur 
l'invalidité  du  sacrifice  des  prêtres  séparés  de  l'Église 
n'aura  point  d'avenir  et  sera  éliminée  de  la  théologie. 

Conclusion  sur  la  conception  scolisle  du  sacrifice 
eucharistique.  —  On  admirera  sans  doute  la  logique 
de  cette  conception  qui  explique  si  bien  tout  ce  qui 
est  impliqué  dans  la  tradition  augustinienne  sur  l'eu- 
charistie comme  sacrifice  de  V ïiqlise. 

Il  faut  reconnaître  cependant  que  les  vues  de  Scot 
sur  la  messe  n'enveloppent  point  d'une  façon  adé- 
quate et  explicite  tout  le  champ  de  la  tradition. 
On  n'y  trouve  point  interprétées  les  affirmations  si 
nettes  de  saint  Ambroise,  de  Paschase,  d'Hincmar 
sur  l'activité  permanente  du  Christ  à  l'autel  et  au  ciel 
où  il  continue  à  «  s'offrir  »  d'une  certain  façon,  et  à 
présenter  à  son  Père  son  humanité  comme  victime 
glorifiée.  Tout  un  courant  de  la  tradition  demeure 
de  ce  fait  en  dehors  de  sa  synthèse. 

De  même  cette  synthèse  dans  son  appréciation  de 
ta  messe  tient  uniquement  compte  du  sentiment  de 
celui  qui  offre  (l'Église),  et  non  du  prix  de  ce  qui  est 
offert.  Incomplète  de  ces  différents  chefs,  elle  a  du 
moins  le  mérite  de  mettre  en  excellent  relief  le  carac- 
tère subordonné,  relatif  du  sacrifice  de  l'Église,  par 
rapport  au  sacrifice  unique  du  Christ  :  Celui-là  per- 
pétue celui-ci  en  le  représentant,  en  le  commémo- 
rant, en  l'appliquant. 

X.  Les  continuateurs  des  grands  scolastiques 
aux  xjve  et  xve  siècles.  —  La  longue  période  qui  va 
du  commencement  du  xive  à  la  fin  du  xv»  siècle  est, 
pour  le  sujet  de  la  messe,  une  époque  de  transition  ; 
elle  offre  dans  son  ensemble  peu  d'originalité,  peut-être 
parce  qu'elle  est  moins  connue  que  les  précédentes.  Les 
théologiens  de  cette  époque  se  contentent  ordinaire- 
ment de  transmettre  les  idées  traditionnelles  qu'ils 
trouvent  présentées  chez  Pierre  Lombard,  saint 
Thomas  et  Duns  Scot.  La  théologie  de  la  messe  n'offre 
point  pour  eux  un  intérêt  nouveau;  aussi  leur  suffit-il 
d'exposer  la  doctrine  courante.  A  l'occasion  cepen- 
dant, ils  émettent  sur  la  nature  ou  la  valeur  de  la 
messe  des  vues  fragmentaires  qui  précisent  heureuse- 
ment.telle  ou  telle  idée  antérieure. 

1°  Les  sources.  —  On  serait  tenté  d'aller  chercher 
leur  pensée  dans  les  nombreux  commentaires  édités 
ou  manuscrits  du  livre  qui  contiuue  à  être  le  manuel 
des  écoles  :  les  Sentences  de  Pierre  Lombard.  Voir  la 
liste  de  ces  commentaires,  Lepin,  op.  cit.,  p.  214-221, 
et  Hurter,  Nomenclator  litterarius,  3e  édit.,  1906,  t.  n, 
p.  442  sq.  C'est  là  en  effet,  1.  IV,  dist.  XII,  que  le  maître 
s'occupe  du  sacrifice  eucharistique. 

En  fait  on  sera  étonné  de  constater  la  pauvreté  des 
renseignements  fournis  sur  la  messe  par  les  commen- 
tateurs de  ce  passage.  Plusieurs  de  nos  auteurs  n'expli- 
quent point  la  partie  du  texte  où  il  est  spécialement 
question  du  sacrifice.  Les  questions  relatives  au  sacre- 
ment les  préoccupent  uniquement.  «  La  plupart  ont 
leur  attention  si  absorbée  par  ces  dernières  questions 
que  l'on  ne  trouve  dans  le  reste  même  de  leur  œuvre 
aucun  renseignement  utile  sur  le  problème  ,qui  nous 
occupe.  Tels  Henri  de  Gand,  Pierre  de  la  Palu,  Pierre 
d'Auriol,  François  de  Meyron,  Michel  de  Bologne, 
Pierre  d'Ailly,  Jean  Capréolus,  Tartaret.  Les  autres, 
c'est-à-dire  Noël  Hervé,  Durand  de  Saint-Pourçain, 
Thomas  de  Strasbourg,  Adrien  VI,  dans  les  articles 
qu'ils  consacrent  à  l'étude  directe  du  sacrement 
touchent  transitoirement  à  la  question  du  sacrifice.  » 
Lepin,  op.  cil,  p.  217.  Parfois,  ils  n'en  disent  qu'un  mot. 
Ainsi,  Richard  de  Médiavilla,  Super  IV  libros  sent., 
Brescia,  1591,  t.  iv,  p.  158:  Circa  lilteram...  quolidie 
immolatur  id  est  ejus  immolatio  reprœsentalur. 

On  trouvera  un  meilleur  écho  de  la  doctrine  ensei- 
gnée à  cette  époque  dans  d'autres  ouvrages  compo- 
sés, soit  par  ces  mêmes  commentateurs  des  Sentences, 


1069 


MESSE  DANS  L'ÉGLISE  LATINE,    LA  THÉOLOGIE  NOMINALISTE 


1070 


soit  par  des  auteurs  contemporains,  exégètes,  prédi- 
cateurs ou  théologiens  mystiques.  Citons  les  princi- 
paux :  parmi  les  exégètes.  Nicolas  de  Lyre  (f  vers 
1349),  liibliorum  sacrorum  cum  glossa  ordinaria  et 
Nicolai  Lyrani  expositionibus  litterali  ae  morali, 
additionibus  insuper  et  replicis,  Lyon,  1545;  Alphonse 
de  Tostat  (f  1  155),  Opéra  omnia,  Cologne,  1613, 16  vol. 
in-folio:  parmi  les  controversistes  mystiques,  Gerson 
(t  1429).  Opéra  omnia,  Anvers,  1706;  Nicolas  de  Cues 
(t  1461).  Opéra,  Laie,  1565;  parmi  les  sommistes, 
disciples  de  saint  Thomas  :  saint  Antonin  (t  1459), 
Summa  theologica  in  IV  partes  distributa,  Vérone, 
1740,  4  in-fol.:  Denys  le  Chartreux,  Summa  fidei 
orthodoxie.  Anvers,  1569,  2  in-fol.;  Silvestre  de  Prié- 
rias  (Mazolini),  voir  ci-dessus,  col.  474  sq.),  Summa 
summarum,  Lyon,   1519. 

Il  faut  faire  une  place  à  part  parmi  les  sources  de 
la  théologie  de  la  messe,  à  la  fin  du  xve  siècle,  à  la 
vaste  synthèse  doctrinale,  morale,  canonique,  litur- 
gique et  ascétique  de  Gabriel  Biel  (t  1495)  sur  les 
paroles  et  les  rites  du  sacrifice  eucharistique  :  Sacri 
canonis  missse  expositio  resolutissima,  litteralis  ae 
mistica,  in-fol.,  Bàle,  1510.  Elle  s'impose  d'abord  à 
l'attention  du  théologien  par  l'ampleur  des  questions 
qui  y  sont  posées  et  résolues.  Le  lecteur  se  rendra  faci- 
lement compte  de  cette  ampleur  à  parcourir  l'excel- 
lente table  qui  se  trouve  à  la  fin  de  l'édition  de  Bâle, 
particulièrement  aux  mots  sufjragia  pro  de/unctis, 
applicatio  fructus  missœ  et  sacrificii,  conseerationis 
materia,  forma,  hostiœ  fractio,  frequentatio,  institutio, 
expositio  canonis,  où  les  questions  de  la  valeur  de 
la  messe  sont  traitées  plus  à  fond  qu'on  ne  l'avait  fait 
jusque-là.  Elle  s'impose  non  moins  par  la  largeur 
de  son  témoignage  sur  la  messe.  Elle  ne  nous  apporte 
point  sans  doute  des  vues  originales,  Gabriel  Biel  a 
conscience  d'être  un  écho;  il  déclare  lui-même  avoir 
tout  emprunté  à  ses  anciens  maîtres;  en  fait  la  compa- 
raison de  son  Expositio  avec  le  Correclorium  de  son 
maître  Eggeling  montre  que  le  disciple  a  incorporé  à 
son  ouvrage  tout  l'enseignement  du  maître.  Voir 
Franz,  Die  Messe  im  deutschen  Mittelalter,  p.  537-555. 
Mais  cette  dépendance  à  l'égard  de  la  tradition 
vivante  dans  l'école  ne  fait-elle  point  la  valeur  de  son 
témoignage?  «  Comme  il  pratique  un  sage  éclectisme, 
comme  il  expose  bien  les  idées  d'autrui,  on  peut  dire 
qu'en  lui  on  entend  presque  toute  l'École.  »  Art.  Biel, 
t.  n,  col.  817. 

Cette  synthèse  s'impose  enfin  à  l'attention  du 
théologien  par  la  place  qu'elle  tient  dans  l'histoire 
au  moment  le  plus  critique  de  la  doctrine  de  la  messe. 
N'est-elle  point  professée  et  écrite  vingt  ans  seulement 
avant  Luther.  Le  réformateur  l'a  connue  et  étu- 
diée; il  en  a  apprécié  l'importance,  puisqu'il  déclare 
lui-même  que  le  livrt  de  Biel  sur  le  canon  de  la 
messe  est  le  meilleur  que  possèdent  les  catholiques. 
Tischreden,  édit.  Weimar,  T.  R.,  t.  m,  n.  3146, 
3722.  Luther  sur  ce  point  a  vu  juste.  Mais  ceci 
précisément  le  condamne.  Les  écrits  du  théologien 
de  Tubingue,  Y  Expositio  missse  aussi  bien  que  les 
résumés  qui  en  dérivent,  Epithoma  expositionis 
canonis  missse,  Tubingue,  1499,  Expositio  brevis  et 
interlinearis  sacri  canonis  missœ  (Hain,  Reperlorium, 
n.  3178-3182),  peuvent  fournir  une  réponse  pertinente 
à  ces  deux  questions  que  pose  le  mouvement  réfor- 
mateur contre  la  messe  :  L'enseignement  catholique 
du  temps  méritait-il  les  attaques  dont  il  fut  l'objet 
de  la  part  des  réformateurs;  préparait-il  la  réforme? 
Une  étude  approfondie  de  l'idée  de  la  messe  dans 
Biel.  serait,  croyons-nous,  la  meilleure  démonstra- 
tion historique  de  la  rupture  de  continuité  qui  existe 
entre  l'enseignement  traditionnel  du  dernier  des  sco- 
lastiques,  et  les  diatribes  novatrices  de  Luther  contre 
la  messe. 


2°  Le  témoignage  des  documents.  ■ —  Ce  témoignage 
porte  principalement  sur  deux  points  :  la  nature  et  la 
valeur  du  sacrifice  eucharistique. 

1  Nature  du  sacrifice  eucharistique.  —  La  messe  y 
apparaît  comme  un  sacrifice  essentiellement  subor 
donné  à  celui  du  Calvaire  :  elle  est  de  celui-ci  le  mémo- 
rial efficace,  l'oblation  faite  par  l'Église. 

a)  La  messe  mémorial  ou  représentation  efficace  de 
l'immolation  rédemptrice.  ■ —  a.  Tous  nos  auteurs,  à  la 
suite  des  grands  maîtres,  sont  unanimes  à  voir  dans 
l'immolation  du  Christ  à  l'autel  une  simple  image 
ou  figure  commémorative  de  l'unique  immolation 
réelle  du  Calvaire.  Plusieurs,  selon  la  pensée  et  la 
formule  même  de  saint  Thomas,  insistent  sur  ce  fait 
que  la  messe  ne  représente  pas  seulement  le  sacrifice 
de  la  croix,  mais  nous  en  applique  les  fruits. 

Selon  Bichard  de  Médiavilla,  elle  est  une  «  immola- 
tion »  représentée;  elle  «  nous  met  sous  l'influence  de  la 
passion  et  fait  descendre  ses  effets  jusqu'à  nous  ». 
Super  I  Visent.,  dist.  XII,  dist.  XIII,  t.  iv,  p.  158, 165. 

D'après  Denys  le  Chartreux,  «  la  raison  pour 
laquelle  la  célébration  de  ce  mystère  est  appelée  immo- 
lation du  Christ  est  qu'elle  est  une  image  représen- 
tative de  l'immolation  du  Christ  sur  la  croix,  et  qu'elle 
nous  faits  participants  du  fruit  de  la  passion  du  Sei- 
gneur. »  Sum.,  1.  IV,  a.  116,  t  n.  p.  275.  Elle  est 
appelée  hostie  ou  sacrifice,  d'après  Durand  de  Saint- 
Pourçain,  parce  que  c'est  un  spécial  mémorial  de  la 
passion  du  Seigneur.  In  IVum  sent.,  dist.  VIII,  q.  i, 
n.  9,  fol.  267  a.  Nicolas  de  Lyre  affirme  qu'à  la  messe 
il  n'y  a  pas  réitération  du  sacrifice  (par  excellence), 
mais  commémoraison  quotidienne  de  l'unique  sacri- 
fice jadis  offert  sur  la  croix.  In  Hebr.,  x,  op.  cit., 
t.  vi,  fol.  152. 

Gabriel  Biel  insistera  à  son  tour  sur  l'unité  de  l'obla- 
tion rédemptrice  et  le  caractère  commémoratif  de  la 
messe.  <"elle-ci  est  «  l'image  représentative  de  la  passion 
qui  est  la  vraie  immolation  du  Christ  ».  Expos.,  lect. 
lxxxv,  fol.  253.  Il  n'y  a  qu'une  seule  oblation  du 
Christ  qui  implique  de  sa  part  une  intervention  per- 
sonnelle, immédiate,  rédemptrice  :  c'est  l'oblation  du 
Calvaire.  Notre  oblation  n'est  pas  la  réitération  de  cette 
unique  oblation,  elle  en  est  la  représentation  :  Hœc 
quidem  una  causa  fuit  instilutionis  sacramenii,  ut 
ipsius  esset  signum  memoriale  et  representativum  istius 
summi  sacrificii  quod reapse oblulit  in  cruce...  InChristo 
semel  oblata  est  hostia  ad  salulem  sempiternam  polens... 
Unde  nostra  oblatio  non  est  reiteratio  suse  oblationis, 
sed  reprsesentalio.  Leet.  liv,  fol.  143.  On  appelle  sacri- 
fice et  oblation  la  consécration  et  la  communion 
eucharistique  pour  deux  raisons  :  parce  que  ces  deux 
rites  représentent  la  passion  et  en  sont  le  mémorial, 
parce  qu'il  sont  le  principe  causal  et  actif  des  mêmes 
effets  :  Sed  ex  aliis  duabus  causis  eucharisliœ  elebratio 
et  sumptio  sacrificium  est  et  oblatio  :  tum  quia  illias 
sacrificii  veri...  reprœsenlativa  est  et  memoriale,  tum 
quia  similium  effectuum  operativa  et  principium 
causale.  Lect.  lxxxv,  fol.  253. 

b.  En  quels  rites  de  la  messe  se  trouve  réalisé 
ce  caractère  figuratif,  unanimement  reconnu,  au  sacri- 
fice eucharistique? 

Les  opinions  sur  ce  point  restent  assez  divergentes 
comme  elles  l'étaient  d'ailleurs  dans  la  tradition 
antérieure;  cependant  la  pensée  de  saint  Thomas 
s'impose  de  plus  en  plus. 

Durand  de  Saint-Pourçain  rappelle  le  vieux  sym- 
bolisme augustinien  des  grains  de  blé  moulus  et  des 
raisins  pressés  pour  signifier  l'amertume  de  la  passion. 
In  IV"m  sent.,  dist.  XI,  q.  iv,  ad  2um,  n.  13,  fol.  276. 
Denys  le  Chartreux  fait  intervenir  la  fraction 
comme  sacrement  de  la  passion.  Sum.,  1.  IV.  a.  106, 
n.  3,  p.  269.  Nicolas  de  Cues  voit  le  mémorial  sen- 
sible de  la  mort   du  Christ  surtout  dans  la  commu- 


1071  MESSE  DANS   L'ÉGLISE    LATINE,   LA    THÉOLOGIE   NOMINALISTE         1072 


nion,  sensibili  masticulione  et  calicis  sumptione.  Exci- 
talionum,  1.  IV,  Ex  sermone:  «  Memoriam  fecit  mirabi- 
lium  »,  Opéra,  p.  447. 

D'autres,  à  la  suite  de  saint  Thomas,  insistent  davan- 
tage sur  la  valeur  significative  de  la  consécration,  soit 
qu'ils  voient  cette  signification  dans  la  seule  consé- 
cration du  calice,  soit  qu'ils  la  trouvent  mieux  expri- 
mée dans  la  double  consécration  distincte.  Ainsi  Noël 
Hervé  :  «  La  passion  est  signifiée  plus  expressivemenl 
par  le  sang  que  par  le  corps,  et  surtout  par  le  sang 
répandu  qui  suppose  la  blessure.  »  In  I  Vura  sent., 
dist.  VIII,  q.  ii,  Paris,  1647,  p.  342.  De  même  Thomas 
de  Strasbourg,  In  IV"m  sent,  dist.  XI,  q.  n,  a.  3, 
ad  lUIn,  Venise,  1564,  fol.  Î17  :  «  La  consécration  du 
sang  doit  se  faire  à  part,  distincte,  afin  que  soit  expres- 
sément signifié  que,  dans  la  passion  du  Christ,  son 
sang  a  été  séparé  de  son  corps  par  effusion.  »  Même 
idée  et  expressions  semblables  chez  Nicolas  de  Lyre. 
In  Matth.,  xxvi;  In  Lucam,  xxn. 

Gerson  et  Biel  unissent  très  intimement  la  consé- 
cration et  la  communion  comme  représentation  sen- 
sible de  la  passion  du  Christ. 

Figurée  déjà  par  les  espèces  du  pain  et  du  vin,  la 
séparation  du  corps  et  du  sang,  dit  Gerson,  l'est  encore 
par  la  double  communion  du  prêtre'  à  ces  espèces. 
Tract,  contra  hœresim  de  communione  laicorum  sub 
utraque  specie,  dans  Opéra  omnia,  t.  i,  col.  460. 

D'après  Biel,  la  signification  de  L'eucharistie  est 
complexe.  C'est  surtout  le  vin  consacré  dans  le  calice 
qui  représente  le  mieux  la  mort  sanglante,  soit  au 
moment  des  paroles  de  la  consécration,  soit  dans  la 
communion  :  «  Dans  la  passion  s'est  opéré  notre  rachat 
par  l'effusion  du  sang,  cela  est  signifié  par  le  sacre- 
ment du  sang  sous  l'espèce  liquide  du  vin.  Dans  la 
communion,  l'effusion  du  sang  est  également  signi- 
fiée :  In  sumptione  sub  specie  vini,  redemptio  nostra 
per  sanguinis  Christi  cfjusionem.  Lect.  lu,  fol.  135  a. 
C'est  avec  raison  que  l'on  dit  :  ceci  est  le  calice  de  mon 
sang,  «  parce  que  le  sang  du  Christ  est  signifié  comme 
répandu  pour  notre  rançon  et  servi  en  breuvage  pour 
notre  réfection.  Mentionné  seul,  le  sang  resterait  à 
l'état  indéterminé;  mis  en  rapport  avec  le  calice,  il  est 
offert  comme  répandu  et  présenté  pour  être  bu  ». 
Ibid.,  fol.  136.  Ce  qui  rend  plus  expressive  encore 
cette  représentation  du  sacrifice  du  Calvaire,  c'est  que 
le  sang  est  consacré  séparément  dans  le  calice,  de 
même  qu'autrefois  il  a  été  séparé  du  corps  du  Sauveur  : 
Unde  ad  reprœsentandum  dislinclius  passionem  Christi 
in  immolatione  hujus  sacrificii,  sanguis  separatim 
in  calice  consecratur,  quia  in  passione  Christi  sanguis  a 
corpore  Christi  fuit  separatus.  Lect.  liv,  fol.  143  d. 
Le  pain  consacré  figure  plutôt  l'incarnation  et  l'union 
du  corps  mystique  à  son  chef.  Lect.  lu,  fol  135.  Aux 
yeux  de  Richard  de  Médiavilla,  les  espèces  du  pain 
et  du  vin  sont  le  signe  non  seulement  du  corps  naturel 
du  Christ,  mais  aussi  de  son  corps  mystique,  la  sainte 
Église.  In  IVam  sent.,  dist.  VIII,  a.  1,  q.  I,  p.  96; 
dist.  XI,  a.  2,  q.  i,  p.  138. 

b)  La  messe  comme  oblation  par  l'Église  de  la  victime 
jadis  immolée  au  Calvaire.  —  Nos  théologiens  ne  se 
contentent  point  de  souligner  le  caractère  représen- 
tatif de  la  messe  et  sa  participation  réelle  à  l'efficacité 
du  sacrifice  du  Calvaire,  lorsqu'ils  veulent  justifier 
l'appellation  de  sacrifice  qui  appartient  évidemment 
au  sacrifice  de  l'autel.  Ils  éprouvent  parfois  le  besoin 
de  préciser  en  quoi  consiste  le  sacrifice  eucharistique. 

Dans  ce  dessein,  ils  s'éclairent  des  définitions 
anciennes  et  nouvelles  du  sacrifice;  un  certain  nombre, 
et  des  meilleurs,  s'avançant  dans  la  voie  tracée  par 
saint  Augustin  et  plus  récemment  par  Pierre  Lombard, 
saint  Thomas,  saint  Bonaventure,  et  surtout  Duns 
Scot,  aiment  à  chercher  dans  l'idée  d'oblation  le  trait 
essentiel  de  la  constitution  du  sacrifice  de  la  messe. 


a.  Anciennes  dé/initions.  —  Ils  continuent  d'abord 
à  s'inspirer  des  définitions  traditionnelles  de  saint 
Augustin  et  de  saint  Isidore. 

Ainsi  saint  Bernardin  (f  1444),  De  cultu  sanclissimse 
Trinitatis,  serin,  ix,  9,  c.  n,  Opéra,  Lyon,  1650,  t.  i, 
p.  39  :  Sacrificium  dicitur  ex  hoc  quod  homo  facit 
aliquid  sacrum. 

Saint  Antonin  va  mettre  sur  le  même  plan  que  les 
anciennes  définitions  la  définition  récente  de  saint 
Thomas;  bien  plus  il  semble  donner  celle-ci  comme 
la  définition  propre  du  sacrifice  :  Proprie  lamsn, 
secundum  Thomam,  dicitur  sacrificium,  quum  aliquid 
fi!  circa  res  Deo  oblatas.  Unde  sacrificium  dicitur  quia 
homo  facit  aliquid  circa  sacrum  ut  quum  frangitur, 
comedilur  et  benedicitur.  Sum.  theol.,  part.  III,  tit.  xii, 
c.  ix,  §  3,  t.  m,  col.  543.  Il  éclaire  la  définition  thomiste 
par  celle  d' Isidore  :  Sacrificium  dicitur  tanquam  sacrum 
factum,  quia  prece  mijstica  consecratur  pro  nobis  in 
memoriam  passionis.  Conformément  à  ces  vues,  l'action 
exercée  autour  de  la  matière  offerte  paraît  réalisée 
à  la  messe,  au  milieu  de  la  prière  mystique  qui  rend 
cette  matière  sacrée,  par  les  différents  rites  de  la 
fraction,  de  la  consécration  et  de  la  communion,  les 
paroles  dites  et  les  signes  de  croix  accomplis;  tout 
cela  est  opéré  pour  signifier  la  passion.  Ibid.,  et  tit. 
xni,  c.  v,  t.  m,  col.  587-589. 

b.  Définitions  nouvelles  par  l'oblation.  ■ — ■  Gerson 
propose  une  définition,  nouvelle  plus  encore  par  la 
forme  que  par  le  fond;  elle  est  ainsi  conçue  :  «  Une 
oblation  faite  à  Dieu,  en  reconnaissance  de  son  sou- 
verain domaine.  »  Tract,  super  Magnificat,  i,  Opéra, 
t.  iv,  col.  413. 

Cette  définition  comprend  deux  éléments.  Dans 
le  premier  :  «  oblation  faite  à  Dieu  »,  Gerson,  selon 
l'esprit  de  saint  Augustin  et  de  saint  Thomas,  à  la 
suite  d'Alexandre  de  Halès,  de  Guillaume  de  Paris, 
et  de  Duns  Scot,  met  particulièrement  en  relief  le 
rôle  de  l'oblation  dans  le  sacrifice.  Dans  le  second  : 
«  en  reconnaissance  de  son  souverain  domaine  »,  il 
souligne  le  but  du  sacrifice.  Comment  le  sacrifice  en 
général  et  le  sacrifice  eucharistique  en  particulier 
témoignent-ils  cette  reconnaissance?  Est-ce  par  un 
acte  de  destruction  de  la  matière  offerte,  qui  procla- 
merait ainsi  le  domaine  absolu  de  Dieu  sur  sa  créa- 
ture '?  Certains  théologiens  le  penseront  plus  tard. 
Gerson,  lui,  ne  fait  nulle  part  appel  à  cette  idée,  et 
il  semble  bien  qu'elle  soit  en  dehors  de  la  perspective 
dans  laquelle  il  envisage  le  sacrifice.  Sa  description 
de  la  messe  ne  comporte  que  l'idée  d'offrande  agréable 
et  non  celle  de  destruction  :  «  Sous  la  seule  apparence 
d'un  peu  de  pain  sur  l'autel,  d'un  peu  de  vin  dans 
le  calice,  nous  consacrons  et  nous  offrons  en  parfum 
de  suavité  au  Seigneur  un  sacrifice  incomparable- 
ment plus  agréable.  »  Ibid.,  m,  col.  419.  Il  oppose  ici 
le  sacrifice  nouveau  aux  sacrifices  de  la  Loi  ancienne 
qui  comportaient  de  multiples  égorgements  d'ani- 
maux. 

Les  vues  de  Nicolas  de  Cues,  comme  celles  de 
Gerson,  vont  à  définir,  sous  une  même  inspiration 
traditionnelle,  le  sacrifice  eucharistique  par  l'oblation. 
En  quelques  mots,  d'une  profondeur  magnifique,  le 
grand  mystique  marque  la  place  de  «  la  suprême  obla- 
tion »  au  centre  du  plan  divin,  et  fait  voir  les  liens 
qui  unissent  les  mystères  de  la  création,  de  l'incarna- 
tion, de  la  messe  et  de  la  consommation  de  tous  dans 
l'unité  de  la  vie  éternelle. 

Dieu  est  l'Architecte  qui,  par  la  création,  construit 
le  temple  du  monde  au  centre  duquel  il  veut  un  autel, 
et  sur  cet  autel  une  oblation  toute  de  gloire.  Le  Verbe 
incarné  est  à  la  fois,  comme  l'ont  dit  Paschase  et 
Hincmar,  l'autel,  le  prêtre  et  la  victime  de  ce  sacri- 
fice :  Sicut  arlifex  concepit  œdem  sacram,  quse  non  est 
œdes  sacra  sine  altari,   ut  altare  sit  pars  œdis  sacrse, 


1073 


MESSE  DANS   L'EGLISE  LATINE,  LA   THÉOLOGIE    NOMINALIS1E 


L074 


et  /'mis  œdis  sacrx  est  allure,  et  finis  altaris  est  oblalio 
quœ  est  signum  honorificenliiv  Dei;  sic  Deus  lotum  mun- 
ilum  creauit  in  uno  mine  settrnitatis,  quasi  œdem  unam 
sacram.  in  quo  ultare  est  Christus.  et  ipse  oblalio  est 
suprenuv  honorificentiœ  Dei.  in  quo  coincidit  allure  cum 
oblatione,  ut  ipse  sit  finis  completus,  tam  creaturarum 
quam  causée  enatiortis  earum.  Excitât.,  I.  IV,  Ex 
sermone  :   «  Vidi  civitatem  sanctam  »,  Opéra,  p.  452. 

Cette  «  oblation  d'honneur  suprême  rendu  à  Dieu  » 
se  continue  dans  le  sacrifice  eucharistique.  Nous  y 
trouvons  le  Christ  qui  est  là  notre  hostie,  notre  autel, 
notre  sacrifice.  Là  s'accomplit  l'acte  sacerdotal  du 
corps  mystique.  Nous  offrons  en  lui,  nous  nous  immo- 
lons en  lui,  nous  nous  conformons  à  lui  en  commu- 
niant à  lui,  afin  d'obtenir  en  union  avec  lui  la  vie 
éternelle  :  Omnes  ibi  sacramentum  Deo  Patri  obtulimus; 
omnes  in  Christo  immolati;  omnes  ad  ipsius  commu- 
nionem  admissi.  Usque  ad  altare,  hoc  est  usque  ad 
ipsum  Christum  qui  in  nobis  est,  et  nos  ipsos  in  Mo; 
et  quod  Deus  Pater  hanc  oblationem  recipiet,  et  nos  ipsius 
in  Christo  Jesu  suœ  communionis  participes  faciet  et 
seterna  vita  reficiet...  Excitât.,  1.  IV,  Ex  sermone  :  «  Memo- 
riam  fecit  mirabilium  »,  Opéra,  p.  446-447.  Nicolas  de 
Cues  fait  ici  un  écho  magnifique  à  la  définition  de  saint 
Augustin  :  Sacrificium  christianum  mulli  unum  corpus 
sumus. 

Gabriel  Biel  connaît  la  définition  de  Gerson  aussi 
bien  que  celle  de  saint  Augustin,  il  pense  qu'en  somme 
celle-là  revient  à  celle-ci  :  Sacrificium  cullus  quidam 
est  soli  Deo  débitas. ..  sive,  ut  alii  dicunt,  est  oblatio 
jacta  Deo  in  recognitionem  supremi  dominii,  et  redit 
in  idem.  Expos.,  lect.  lxxxv,  fol.  252  d.  Les  ana- 
lyses du  théologien  de  Tubingue  vont  à  approfondir 
cette  notion  d'oblation  sacrificielle,  et  à  marquer  le 
rapport  qui  existe  entre  l'oblation  unique  du  Christ 
au  Calvaire,  et  les  multiples  oblations  de  l'Église 
à  l'autel. 

Ce  rapport  est  sous  certains  aspects  un  rapport  d'i- 
dentité. ■ —  Biel  le  souligne  avec  les  expressions  de  saint 
Ambroise  :  Ecce  dicit  B.  Ambrosius  quod  unum  est 
sacrificium  quod  obtulit  Christus  et  quod  nos  ofjerimus 
quamvis  non  eodem  modo  ofjeratur.  Lect.  liv,  fol..  143. 
Ailleurs  il  dit  que  la  messe  contient  le  même  sacrifice  : 
In  7Vum  sent.,  dist.  VIII,  q.  i.  Il  entend  ici  par  sacri- 
ficium le  sacrifice  au  sens  passif,  c'est-à-dire  la  chose 
offerte  en  sacrifice.  La  raison  de  l'identité  du  sacrifice 
de  l'autel  avec  celui  de  la  croix,  c'est  en  effet  l'identité 
de  victime  offerte  sur  l'autel  aux  mêmes  fins  que  sur 
la  croix,  à  savoir  l'apaisement  de  la  justice  divine 
offensée,  et  l'imploration  du  salut  éternel.  Voilà 
pourquoi  notre  messe  est  à  bon  droit  appelée  un  sacri- 
fice. In  /V'um  sent.,  dist.  XII,  q.  n;  Expos.,  lect. 
lxxxv,  fol.  253 d. 

Cependant  entre  l'oblation  de  l'autel  et  celle  du 
Calvaire,  il  y  a  des  différences  qui  touchent  à  l'offran- 
et  à  la  chose  offerte. 

A  la  croix,  c'est  Jésus-Christ  lui-même  qui  offrit 
en  personne  et  tout  seul  par  une  démarche  actuelle, 
immédiate,  allant  jusqu'à  la  mort  et  obtenant  une 
fois  pour  toutes  la  rédemption  :  Semel  oblalus  est  in 
semetipso  Christus,  tantum  quotidie  immolatur  in 
sacramenlo  quod  ita  intelligendum  est  quia  in  manifes- 
talione  sui  corporis  semel  in  cruce  pependit,  offerens 
seipsum  hostiam  vivam,  passibilem  et  mortalem,  vivo- 
rum  et  mortuorum  redemplionis  efficacem.  Lect.  lui, 
fol.  143.  Dans  ce  sens  il  n'y  a  qu'une  seule  oblation, 
qui  n'est  pas  à  répéter  par  le  Christ  lui-même  actuelle- 
ment, immédiatement,  formellement  à  chaque  messe  : 
Xoslra  oblatio  non  es't  reiteralio  suœ  oblationis.  Lect. 
Lin,  fol.  143.  Maintenant  à  l'autel,  c'est  l'Église  qui 
offre  conjointement  au  Christ  :  agrégée  comme  un 
corps  à  la  tête,  elle  entre  en  participation  active  au 
sacerdoce  du  Christ  pour  offrir  la  victime  jadis  immo- 


lée sur  la  croix,  et  s'offrir  avec  celle-ci  afin  de  s'appro- 
prier les  fruits  de  la  rédemption.  La  messe  est  l'acte 
sacerdotal  du  corps  mystique.  Biel  développe  cette 
doctrine  augustinienne,  lect.  lxxxv.  fol.  253rf,  en 
commentant  le'  texte  :  Hoc  est  sacrificium  christia- 
norum  :  mulli  unum  corpus  sumus. 

Cette  action  de  l'Église  ne  s'extree  point  toutefois 
à  l'autel  sur  le  même  plan  que  celle  du  Christ  :  celle-là 
est  subordonnée  à  celle-ci  en  tant  qu'elle  n'agit  que 
par  sa  vertu.  En  revanche,  ce  n'est  plus  la  personne 
du  Christ  qui  offre  par  elle-même  à  l'autel  comme  sur 
la  croix;  à  la  messe  elle  n'offre  que  par  notre  entre- 
mise; c'est  encore  le  Christ,  mais  par  nous.  Biel,  avec 
plus  de  précision  encore  que  ses  prédécesseurs,  déve- 
loppe cette  idée  traditionnelle  :  la  messe  est  le  sacri- 
fice de  l'Église.  Il  distingue  à  l'autel  un  double  offrant: 
l'un  qui  offre  immédiatement  et  personnellement, 
l'autre  qui  offre  médiatement  et  principalement. 

Le  premier  c'est  le  prêtre  qui  consacre;  l'autre, 
celui  qui  offre  médiatement  et  principalement,  c'esl 
l'Église  :  Primus  est  sacerdos  consecrans  et  sumens 
sacramentum  quia  ita  in  persona  sua  auclorilate  tantum 
divina  hsec  perficit  quœ  nemo  alius  in  sic  offerendo 
secum  concurrit;  offerens  vero  médiate  et  principaliter 
est  Ecclesia  militons  in  eufus  persona  sacerdos  offert 
cujus  est  in  offerendo  minister.  Est  enim  hoc  sacrificium 
lotius  Ecclesiœ.  Lect.  xxvi,  fol.  50  d.  Ainsi,  il  n'y  a  pas 
de  messe  proprement  privée;  en  chaque  messe,  c'est 
bien  l'Église  tout  entière  qui  tient  comme  offrante  le 
rôle  principal,  et  qui,  par  le  fait,  est  intéressée. 

De  la  part  de  la  chose  offerte,  il  y  a  aussi  une 
différence.  Au  Calvaire  la  victime  offerte  fut  effective- 
ment immolée;  dans  l'oblation  de  l'autel,  on  commé- 
more sans  la  renouveler  l'immolation  passée  en  la 
représentant  ;  non  propter  iteratam  mortem,  sed  per 
morlis  semel  passœ  rememorativam  reprœsentationem. 
Lect.  xxvn,  fol.  54;  cf.  lect.  lui,  fol.  143  :  Ab  ipso 
quidem  oblatum  est  in  mortem,  a  nobis  non  in  mortem, 
quia  Christus  resurgens  ex  morluis  jam  non  moritur,  sed 
in  morlis  recordationem  ofjertur  a  nobis.  Unde  nostra 
oblalio  non  est  reileratio  suœ  oblationis,  sed  reprœ- 
sentatio. 

Bref,  l'unité  du  sacrifice  chrétien  n'exclut  pas  selon 
Biel  une  certaine  pluralité.  L'unité  se  prend  de  la 
chose  offerte  en  sacrifice,  numériquement  une,  tou- 
jours la  même  de  la  croix  à  la  messe,  du  fait  que 
l'immolation  effective  du  Calvaire  a  constitué  une  fois 
pour  toutes  la  victime  de  l'autel  :  «  Notre  victime, 
c'est  celle  qu'a  faite  le  Calvaire  et  qu'éternise  le  ciel.  » 
M.  de  la  Taille,  Esquisse,  p'.  21.  Elle  se  prend  aussi 
de  l'unité  du  geste  oblateur  du  Christ,  en  tant  qu'il 
n'est  point  répété  indéfiniment  par  lui,  mais  suffit 
surabondamment  à  parfaire  la  rédemption.  Elle  se 
prend  enfin  de  l'unité  du  corps  mystique  qui  agit 
dans  l'oblation  d'une  façon  conjointe  et  subordonnée 
à  l'action  du  Christ  au  Calvaire.  La  multiplicité  vient 
de  la  diversité  des  oblations  de  l'Église  à  travers 
l'espace  et  le  temps;  cette  diversité  n'est  point  étran- 
gère à  l'unité  du  sacrifice  du  Calvaire,  puisqu'elle 
ne  fait  que  commémorer  ce  sacrifice,  contenir  et  offrir 
la  même  valeur,  en  appliquer  les  fruits.  La  messe 
est  essentiellement  le  sacrifice  de  l'Église  qui  perpétue 
celui  du  Christ  au  Calvaire,  en  se  subordonnant  à  lui 
pour  nous  l'appliquer.  In  IVum  sent.,  dist.  VIII,  q.  i. 

2.  Valeur  du  sacrifice  eucharistique.  — ■  Les  vues  de 
nos  auteurs  sur  la  nature  de  la  messe  comme  oblation 
de  l'Église  essentiellement  subordonnée  à  l'unique 
oblation  rédemptrice  du  Calvaire  entraînent  des  consé- 
quences pratiques  touchant  l'appréciation,  les  facteurs 
et  l'utilisation  de  la  valeur  de  la  messe.  Elles  leur  per- 
mettent de  critiquer  justement  les  erreurs  plus  ou 
moins  répandues  dans  le  peuple  touchant  la  valeur 
du  sacrifice  chrétien. 


MESSE  DANS  L'ÉGLISE  LATINE,  LA  THÉOLOGIE  NOMINALISTE 


1076 


a)  Leur  appréciation  de  la  valeur  de  la  messe.  — 
Tous  s'entendent  à  proclamer  qu'elle  ne  produit  pas 
la  rédemption  opérée  une  fois  pour  toutes  au  Calvaire. 
Elle  nous  en  applique  les  fruits. 

Tous  reconnaissent  sa  grande  valeur  pour  nous 
réconcilier  avec  Dieu  et  nous  unir  à  lui  :  «  Elle  est 
offerte  à  Dieu,  dit  Richard  de  Médiavilla,  pour  nous 
réconcilier  avec  lui  ou  nous  unir  avec  lui  plus  forte- 
ment. »  In  /Vumse7rf.,dist.XIII,a.  l,q.n,  t.iv,  p.  161. 
C'est  la  doctrine  traditionnelle  exposée  selon  l'esprit 
de  saint  Augustin  et  de  saint  Thomas. 

On  retrouve  aussi  les  mêmes  idées  et  les  mêmes 
termes  que  chez  saint  Thomas  dans  Durand  de  Saint- 
Pourçain  :  «  En  tant  qu'elle  est  un  certain  sacrifice 
très  agréab'.e.à  Dieu,  la  messe  a  une  vertu  satisfac- 
toire,  pour  remettre  la  peine  due  par  celui  pour  qui  elle 
est  offerte,  qu'il  s'agisse  de  péché  mortel  ou  de  véniel, 
qu'il  s'agisse  des  vivants  ou  des  défunts.  »  In  IVum 
sent.,  dist.  XII,  q.  iv,  n.  5,  fol.  279. 

Pour  Biel,  c'est  un  sacrifice  qui  ne  peut  qu'être 
agréable  à  Dieu  en  tant  qu'il  émane,  par  l'intermé- 
diaire du  lieutenant  qu'est  le  prêtre  humain,  du  Sau- 
veur, prêtre  principal.  Lect.  lxxxv,  fol.  253  d. 

Plusieurs,  toutefois,  déclarent  que  la  valeur  de  la 
messe  est  limitée;  elle  ne  peut  être  infinie  comme 
la  valeur  du  sacrifice  de  la  croix.  Elle  est  limitée, 
d'après  Durand  de  Saint-Pourçain,  à  la  mesure  de  la 
dévotion  du  ministre  qui  offre,  du  bon  plaisir  divin 
et  de  la  disposition  de  celui  pour  lequel  elle  est  offerte. 
Ibid.  Elle  ne  peut  être  infinie,  déclare  Biel,  car  la  messe 
est  un  acte  qui  émane  immédiatement  de  l'Église  et 
de  son  représentant  le  prêtre,  et  à  ce  titre  sa  valeur 
est  finie.  Quant  à  la  valeur  qui  lui  vient  de  l'institu- 
tion du  Christ,  elle  est  aussi  finie  :  l'eucharistie 
contient  sans  doute  la  grâce  infinie;  mais  sa  valeur 
satisfactoire  reste  finie.  Le  mérite  de  l'oblation  du 
Christ  à  la  messe  est  moindre  que  sur  la  croix  :  à  la 
croix,  le  Christ  s'est  offert  immédiatement  à  la  mort 
rédemptrice;  à  l'autel  l'offrande  du  Christ  est  renou- 
velée, mais  par  nous;  son  immolation  n'est  point 
renouvelée,  mais  seulement  représentée.  Qui  douterait 
que  sa  mort  effective  ne  soit  d'un  plus  grand  prix 
que  la  représentation  de  cette  mort?  Longe  minus  est 
meritum  oblationis  Christi  in  sacramento  missœ  quam 
juerit  ejus  in  cruce.  In  cruce  enim  Christus  se  immédiate 
oblulit...,  in  officio  autem  missœ  idem  sacrificium  est  et 
oblalio,  non  propler  iteratam  morlem,  sed  per  mortis 
semel  passée  rememorativam  reprœsenlationem.  Quis 
aul?m  dubitat  esse  majoris  efficaciœ  morlem  semel  in 
sanguini.s  effusione...  Patris  eonspectui  ofjerre  quam 
lantum  mortis  semel  passœ  memoriam.  Lect.  xxvn, 
fol.  54  d.  Biel  en  conclut  que,  plus  le  fruit  limité  de  la 
messe  sera  divisé  entre  un  plus  grand  nombre,  moindre 
sera  ce  fruit  pour  chacun.  Ibid.,  fol.  55  c. 

b)  Les  sources  de  cette  valeur.  ■ —  La  messe  tire  sa 
valeur  d'une  part  de  l'œuvre  accomplie,  ex  opère 
operato,  d'autre  part  de  la  personne  du  célébrant, 
ex  opère  operantis. 

a.  Valeur  ex  opère  operato.  —  En  ce  qui  concerne 
l'œuvre  accomplie  :  oblation,  consécration  et  commu- 
nion, Biel  distingue  encore  deux  sources  de  mérite, 
l'une  qui  tient  à  l'institution  du  Christ,  l'autre,  qui 
tient  à  la  sainteté  de  l'Église  qui  offre. 

En  vertu  de  l'institution,  le  Sauveur  s'est  déterminé 
à  attacher  à  la  messe  certains  effets  gratuits  et  salu- 
taires :  c'est-à-dire  la  rémission  des  péchés  et  la  grâce 
sanctifiante.  Dès  lors,  même  si,  par  impossible,  il  n'y 
avait  aucune  sainteté  dans  l'Église,  la  messe  garderait 
encore  son  utilité  du  fait  de  son  institution.  Lect. 
xxvi,  fol.  50  d. 

Mais  la  messe  comme  sacrifice  tire  principalement 
sa  valeur  de  la  sah-teté  de  l'Église  qui  l'offre.  Biel, 
à  la  suite   de  saint  Thomas  et   de   Duns   Scot,  part 


de  ce  principe  que  dans  tout  sacrifice  Dieu  tient 
davantage  compte  du  sentiment  de  celui  qui  offre 
que  du  prix  de  ce  qu'il  offre.  C'est  ainsi  que  le  sacri- 
fice de  la  croix  fut  très  agréable  à  Dieu,  parce  qu'il 
émanait  du  cœur  de  son  Fils.  Il  en  eût  été  au  rement 
si  les  Juifs  l'avaient  offert.  C'est  ainsi  que  l'eucha- 
ristie n'est  pas  précisément  accueillie  comme  sacri- 
fice, à  raison  de  son  contenu  d'une  valeur  d'ailleurs 
incomparable,  mais  à  raison  de  la  sainteté  de  son 
oblation  par  l'Église  :  Eucharistia  non  prœcise  ratione 
rei  contenta  plene  acceplalur  sed  oporlel  quod  sit  oblata. 
Hoc  enim  bonum  in  eucharistia  conlenlum  quantum 
reservalur  in  pyxide  et  quantum  ofjertur  in  altari 
sed  tantum  non  œquivalet  Ecclesiœ  reservalum  in 
pyxide  et  oblalum  in  officio  missœ.  Ultra  igitur  bonum 
contentum  in  eucharistia  ad  hoc  quod  proficiat  Ecclesiœ, 
requiritur  oblalio,  et  ad  hoc  quod  oblatio  sit  placita  et 
accepta,  requiritur  quod  of/erens  sit  placens  et  acceptus. 
Ibid. 

A  ce  titre  d'oblation  de  l'Église  universelle,  le  sacri- 
fice de  l'autel  sera  toujours  agréable  à  Dieu;  car  la 
sainteté  de  l'Église  qui  olîre  par  le  prêtre  est  indé- 
fectible, malgré  ses  inévitables  fluctuations.  Dans  la 
mesure  où  variera  cette  sainteté,  variera  aussi,  à  un 
moment  de  l'histoire  ou  à  l'autre,  la  valeur  de  la  messe. 
Lect.  xxvi,  fol.  51. 

Adrien  VI  (f  1523)  soutient  les  mêmes  principes 
sur  la  source  principale  de  la  valeur  du  sacrifice,  en 
examinant  la  question  de  la  messe  d'un  mauvais 
prêtre.  Il  distingue  entre  la  valeur  du  sacrifice  en 
lui-même  ou  de  l'oblation,  et  celle  des  prières  adressées 
à  Dieu  au  cours  de  la  cérémonie  pour  les  vivants  et 
pour  les  morts.  Le  sacrifice  eucharistique  tient  une 
valeur  propre  du  fait  qu'il  est  offert  au  nom  de  l'Église 
universelle  et  de  la  part  de  cette  Église  :  Aliud  est 
de  valore  sacrificii  seu  oblationis  quœ  ibi  fit,  et  aliud 
de  valore  orationum  quœ  Domino  porriguntur  pro  vivis 
et  defunctis.  Primum  enim  valet  ex  opère  operato... 
Omnis  missa  fil  vice  universalis  Ecclesiœ  et  ejus  com- 
missione,  et  ideo  ipsius  missœ  alius  est  valor  ministri 
exsequentis,  et  alius  ex  parte  Ecclesiœ  commitlentis. 
In  /Vum  sent.,  Paris,  1528,  fol.  28  b. 

b)  Valeur  ex  opère  operantis.  —  A  côté  du  rôle  indé- 
fectible de  l'Église  dans  l'oblation  du  sacrifice,  il  y 
a  le  rôle  du  célébrant.  Selon  le  degré  de  ferveur  de 
celui-ci,  la  messe  sera  plus  ou  moins  agréable  à  Dieu. 
Il  est  évident  que  la  messe  d'un  bon  prêtre  est  meil- 
leure que  celle  d'un  mauvais  prêtre.  Mais  quelle  que 
soit  la  malice  de  celui-ci,  il  restera  toujours  que 
l'Église  offre  par  lui.  Du  fait  que  la  messe  demeure 
le  sacrifice  de  l'Église  universelle,  elle  sera  toujours 
agréable  à  Dieu.  Biel,  Expos.,  lect.  xxvi,  fol.  50; 
xxvn,  fol.  53. 

c)  Utilisation  de  cette  valeur.  —  Bien  que  la  valeur 
essentielle  de  la  messe  ne  vienne  point  du  mérite 
personnel  du  célébrant,  c'est  à  celui-ci  pourtant 
d'appliquer,  de  dispenser  ses  fruits,  à  raison  de  la 
place  qu'il  tient  dans  l'Église  et  de  l'ordre  qu'il  a 
reçu.  Le  célébrant  non  est  tantum  nuncius  et  organum 
sed  etiam  minister  et  dispensator.  Lect.  xxvi,  fol.  50  b. 

C'est  à  lui  que  tout  d'abord  revient  d'une  façon 
1res  spéciale  une  part  du  sacrifice  :  cette  part  lui 
appartient  plus  qu'à  personne  :  elle  est  à  lui  avant  de 
pouvoir  être  communiquée  aux  autres  par  charité. 
Ibid..  fol.  51a  Mais,  d'une  façon  très  générale,  la  messe 
profite  à  toute  l'Ég'ise;  le  célébrant  re  peut  exclure 
personne,  mais  doit  renfermer  tous  ceux  qui  appar- 
tiennent à  l'Église  dans  son  intention  habituelle. 
L'Église  seule  peut  restreindre  l'ampleur  de  la  prière 
du  prêtre.  En  retranchant  du  corps  mystique  ceux 
qu'elle  excommunie  elle  les  retranche  de  la  parti- 
cipation aux  grâces  du  corps  eucharistique.  Encore 
faut-il  reconnaître  que,  s'ils  sont  excommuniés  injus- 


1077  MESSE   DANS   1  /ÉGLISE  LATINE,    LA  THÉOLOGIE  NOMINALISTE 


1078 


temenl  et  s'ils  demeurent  par  la  charité  dans  le  corps 
mystique,  ils  continuent,  en  vertu  même  de  leur 
appartenance  devant  Dieu  à  ce  corps,  de  participer 
à  ses  grâces  et  à  sa  vie.  Le  prêtre  ne  doit  point  nommer 
les  excommuniés  au  cours  du  sacrifice,  mais  il  peut 
très  bien  par  charité  prier  en  particulier  pour  leur 
conversion. 

Enfin,  tout  naturellement,  la  messe  est  utile  à 
ceux  pour  qui  elle  est  spécialement  offerte.  Ibid. 
On  dit  :  spécialement  cl  non  très  spécialement;  car 
l'ordre  de  la  charité  veut  que  le  fruit  de  la  messe  aille 
d'abord  de  cette  façon  très  spéciale  à  celui  qui  offre. 
Elle  ne  leur  est  pas  seulement  utile  d'une  façon  très 
générale,  à  la  façon  dont  elle  est  utile  à  tous  les  mem- 
bres de  l'Église;  autrement  les  prières  spéciales  de 
l'Église  pour  ceux  qui  demandent  l'oblation,  vivants 
et  défunts,  n'auraient  pas  de  sens.  A  titre  de  membres 
plus  actifs  à  la  messe,  ceux  qui  demandent  le  sacrifice 
ont  droit  à  de  spéciales  largesses    Ibid 

Riel,  à  la  suite  de  saint  Thomas,  IIIa,  q.  lxxix, 
a.  7,  fait  remarquer  qu'il  n'est  point  nécessaire  de 
communier  pour  participer  aux  fruits  de  la  messe. 
La  messe,  en  tant  que  sacrifice,  a  un  effet  de  propi- 
tiation  pour  enlever  les  fautes  mortelles  ou  vénielles 
et  les  peints  dues  à  ces  fautes  non  seulement  de  ceux 
qui  communient,  mais  de  tous  ceux  pour  qui  elle  est 
offerte  et  cela  dans  la  mesure  de  leur  disposition. 
Elle  agit  sur  ceux  qui  sont  bien  disposés  à  la  façon 
d'une  prière  toute-puissante  qui  leur  obtient  la  grâce 
de  la  contrition.  Avec  saint  Thomas,  In  I  Vnm  sent., 
dist.XI  I.  q.  v,  a  2,  il  remarque  enfin  qu'elle  ne  requiert 
pas  préalablement  une  vie  spirituelle  en  acte,  mais 
seulement  en  puissance.  Et  si  l'on  dit  au  contraire 
qu'il  n'y  a  de  sacrifice  que  pour  les  membres  du  Christ, 
cette  expression,  appliquée  à  certains,  doit  être  ainsi 
comprise  :  pour  qu'ils  deviennent  des  membres  du 
Christ  Lect.LXXXV,  fol.  254  b. 

d)  Critioue  des  superstitions  ou  abus  touchant  l'appré- 
ciation de  la  messe.  —  Nos  auteurs  rencontrent  sur  leur 
chemin  un  certain  nombre  de  conceptions  inexactes, 
dont  les  unes  vont  à  surexalter  la  valeur  de  la 
messe,  tandis  que  d'autres,  au  rebours,  la  déprécie- 
raient. Ouelle  est  leur  attitude  par  rapport  à  ces 
abus    ? 

a.  Exagération  de  la  valeur  de  la  messe.  —  a)  Appre-  . 
dation  populaire  de  la  messe.  —  A  côté  des  justes 
appréciations  de  la  messe  par  la  théologie  savante,  se 
développe  dans  le  peuple,  aux  xive  et  xve  siècles,  une 
conception  parfois  mêlée  d'erreur  touchant  les  fruits 
que  l'on  attend  de  l'assistance  au  sacrifice. 

Le  peuple  veut  savoir  d'une  façon  très  précise 
quel  sont  les  bienfaits  spirituels  et  temporels  qu'il 
peut  attendre  de  l'audition  de  la  messe.  De  là  pour 
satisfaire  à  cette  curiosité  la  difiusion  dans  les  ser- 
monnaires  de  formules  concises  énonçant  les  fructus, 
les  utilitales,  les  virtutes  de  la  messe.  On  y  insiste 
beaucoup  sur  les  avantages  temporels  que  procure  la 
messe.  Ainsi  dans  la  Summula  Raymundi,  Strasbourg, 
150-1,  fol.  6,  on  lit  cette  formule  :  Prima  (virtivi) 
est  quia  si  aliquis  daret  pauperibus  omnia  quie  haberet.. 
tantam  ci  non  prodesset  sicul  si  digne  audiret  unam 
missam.  — ■  Seconda  virlus  est  quod  infra  auditionem 
missœ  animœ  consanguineorum  non  patiuntur  penam 
in  purgatorio.  —  Terlia  virlus,  quia  infra  auditionem 
missœ  non  ef/icitur  senec  nec  infirmabitur.  —  Quarto 
virlus  quod  post  auditionem  missœ  omnia  quœ  sumuntur 
magis  conveniunt  naturœ  quam  antea.  —  Quinta  virtus 
est  quod  missa  plus  petit  coram  divina  majestale  quam 
omnes  oraliones  quœ  jiunl  in  loto  mundo,  quia  est  oratio 
Ecclesiœ.  —  Szxta  virtus  est  quod  una  missa  cum  devo- 
tione  audila  in  vita  plus  valet  quam  centum  post 
vitam... 

Ces  formules  vont  se  précisant  et  se  développant  : 


certaines  comptent  douze  fruits  de  la  messe.  Voir  le 
ms.  de  Saint-Gall  418,  fol.  286,  cité  dans  Franz, 
Die  Messe,  im  deutschen  Mittelalter  :  Die  Fruchle  der 
Messe,  p.  45,  59.  Elles  insistent  de  plus  en  plus  sur 
les  bénédictions  temporelles  attachées  au  sacrifice. 
Bref,  elles  forment,  comme  le  remarque  Franz,  un 
mélange  de  vérité  et  d'erreur,  d'espérances  fondées, 
et  de  folles  illusions,  de  pieuses  pensées  et  de  supersti- 
tion dangereuses.  Elles  insistent  sans  doute  sur  la 
nécessité  des  bonnes  dispositions  chez  ceux  qui 
entendent  la  messe.  Cependant  le  peuple  sans  culture 
qui  les  entendra  oubliera  facilement  les  dispositions 
requises  pour  ne  retenir  que  la  sûreté  des  résultats 
promis.  Ces  abus  ou  ces  déviations  de  l'appréciation 
populaire  fourniront  bientôt  à  Luther  matière  à  de 
faciles  plaisanteries. 

fi)  Réaction  des  théologiens  contre  ces  abus.  - —  Ce 
matérialisme  du  peuple  et  parfois  de  certains  clercs 
dans  l'appréciation  du  rôle  de  la  messe  devait  provo- 
quer une  réaction  critique  chez  les  évêques  catholi- 
ques réformateurs,  chez  les  mystiques  et  les  théolo- 
giens. 

Nicolas  de  Cues,  aux  vues  si  hautes  sur  la  messe, 
ne  pouvait,  dans  ses  synodes,  que  s'attaquer  à  ces 
superstitions,  et  détruire  les  légendes  sur  lesquelles 
elles  prétendaient  s'appuyer.  Voir  Bickell,  Synodi 
Brixinenses  sœculi  XV,  Inspruck,  1880,  p.  44  à  46. 
Les  mystiques  Tauler  et  Eckhard,  avec  leur  souci 
d'intérioriser,  de  spiritualiser  la  religion,  tout  en  appré- 
ciant sainement  la  haute  valeur  de  la  messe,  ne  pou- 
vaient que  blâmer  l'erreur  de  ceux  qui  donnaient  une 
trop  grande  estime  à  l'assistance  tout  extérieure  au 
sacrifice.  Voir  Linsenmeyer,  Geschichte  der  Predigl 
in  Deutschland  von  Karl  dem  Gr.  bis  zum  Ausgang  des 
14.  Jahrhunderts,  Munich,  1886. 

De  même  le  chancelier  Gerson  va  protester  contre 
cette  matérialisation  de  la  messe  dans  son  petit  écrit  : 
Quœdam  argumentatio  adversus  eos  qui  publiée  volunt 
dogmatizare  seu  prœdicarz  populo,  quod  si  quis  audit 
missam,  in  illo  die  non  erit  excus,  nec  morielur  morte 
subitanea  et  talia  multa.  Opéra,  t.  n,  p.  521-523.  Il 
dénonce  ces  superstitions  comme  «  un  retour  au  ju- 
daïsme ».  Il  les  montre  dénuées  de  tout  fondement  en 
Écriture  et  en  raison;  il  invite  ses  lecteurs  à  se  défier 
des  textes  des  Pères  que  l'on  apporte  en  leur  faveur, 
et  qui  sont  probablement  inauthentiques.  Tout  ceci, 
sans  préjudice  pour  la  valeur  réelle  de  la  messe,  dont 
il  célèbre  l'ampleur  universelle  dans  son  traité  ix  sur 
le  Magnificat,  t.  iv,  p.  419  sq. 

Nicolas  Jauer  (t  1437)  et  Denys  le  Chartreux 
<t  1469)  s'élèvent  aussi  énergiquement,  en  Allemagne, 
contre  une  appréciation  superstitieuse  de  la  messe 
Voir  A.  Franz,  Der  Magistcr  Nicolaus  Magni  de 
Jawor,  Fribourg,  1898,  p.  187;  Denys,  Contra  vitia 
superstitionis,  art.  9,  Cologne,  1533,  p  613.  De  même 
Busch,  le  réformateur  des  monastères  du  nord  de 
l'Allemagne  :  De  reformatione  monasteriorum,  dans 
Gcschichtsquellcn  der  Provinz  Sachsen,  t.  iv  b. 
p.  729. 

Gabriel  Biel  dans  sa  lect  xvi,  fol.  29,  30,  énonce 
les  principes  très  prudents  qu'il  faut  suivre  dans  la 
lutte  contre  ces  usages  superstitieux  :  recommander  au 
peuple  beaucoup  de  simplicité  et  de  droiture  dans  ses 
intentions;  il  lui  suffit  en  somme  de  s'unir  à  toutes 
les  intentions  de  l'Église;  qu'on  lui  apprenne  à  éviter 
les  vaines  observances,  qu'on  le  mette  en  garde  surtout 
contre  l'idée  des  recettes  infaillibles  pour  se  concilier 
Dieu  ou  les  saints.  Biel  en  appelle  sur  ce  point  à 
Gerson  dans  son  traité  De  directione  cordis.  11  faut 
citer  aussi  V  Explicalio  missœ  de  Paul  Wann,  mort  vers 
1500,  où  cet  auteur  attaque  avec  vigueur  les  usages 
superstitieux  qui  viennent  s'ajouter  aux  rites  com- 
mandés par  l'Église.  Voir  le  ms.  lai ,  176.5 1  de  la  Biblio- 


1079 


MESSE   DANS  L'ÉGLISE  LATINE,  LA  THÉOLOGIE  NOMINALISTE 


1080 


lhèque  d'Élat  de  Munich,  fol.  60,  61,  et  Franz,  Die 
Messe...,  p.  304-307. 

b.  Dépréciation  de  la  valeur  de  la  messe.  ■ —  a)  Ten- 
dances à  mésestimer  la  messe.  —  A  la  tendance  qui 
portait  le  peuple  à  exagérer  la  valeur  ex  opère  operato 
de  la  messe  et  à  oublier  sa  valeur  ex  opère  operanlis, 
s'opposait,  dans  certaines  âmes  qui  s'apparentaient 
plus  ou  moins  aux  anciennes  sectes  vaudoises,  la  ten- 
dance à  méconnaître  cette  valeur  ex  opère  operato, 
et  à  ne  tenir  compte  que  de  la  valeur  ex  opère  ope- 
ranlis du  sacrifice  eucharistique. 

Dans  ces  milieux  vaudois  répandus  en  Italie,  en 
France  et  en  Allemagne,  on  rejetait  comme  inutiles 
certaines  cérémonies  de  'a  messe,  ainsi  que  l'usage 
des  vêtements  sacerdotaux  et  on  contestait  la  valeur 
de  la  messe  pour  les  défunts.  Voir  Huck,  Dogmen 
historischer  Beitrag  zur  Geschichle  der  Wahhnser,  1897.. 
p.  48,  et  Dollinger,  Beitràge  zur  S^ctengesch.,  t.  n, 
p.  310,  n.  79  et  80  :  Item  omnia  verba  sacra  missœ 
dicunt  et  credunt  esse  superflua  et  nihil  ad  missœ  offi- 
cium  pertinere  exceplis  solis  verbis  consecralionis  et 
Pater  noster.  Item  dicunt  et  credunt  presbyteros  célé- 
brantes loties  peccare  quoties  dicunt  et  exprimunt  nornina 
sanclorum  in  Missa;  p.  313  :  Item  dicunt  omnia 
verba  missœ  et  omnia  paramenta  ad  missam  spectantia 
esse  de  errore  prseter  verba  consecrationis;  p.  307  : 
Item  dicunt  et  credunt  vigilias,  missas  et  orationes  eccle- 
siasticas  et  quœlibetalia  sufjragia  Ecclesiœ  pro  defunctis 
facta  nullius  esse  roboris;  p.  298  :  Dicunt  ctiam  quod 
licet  malus  sacerdos  non  confteiat  propicr  peccata 
sua,  lamen  in  ore  ipsius  hœretici  recipientis  conver- 
titur  in  carnem  Christi  propter  mérita  sua.  Voir 
VExplicatio  missœ  du  ms.  lat.  377  (1366)  de  Munich, 
cité  dans  Franz,  ibidem,  p.  310 

On  trouve  des  opinions  de  ce  genre  reprochées  à 
Jean  de  Wesel,  en  1479,  dans  un  jugement  de  l'inqui- 
sition de  Mayence.  «  Le  Christ,  disait-il,  n'a  pas  parlé 
de  sanctifier  des  fêtes;  il  n'a  donné  d'autres  prières 
que  l'oraison  dominicale...  Mais  la  messe  s'est  bien 
alourdie  dans  la  chrétienté.  Saint  Pierre  célébrait  la 
messe  en  consacrant  après  récitation  du  Pater  et  en 
se  communiant  lui-même  et  les  autres,  et  tout  était 
expédié.  Aujourd'hui  il  faut  qu'un  prêtre  vous  reste 
debout,  au  froid,  une  heure  et  plus,  à  se  ruiner  la 
santé.  »  Ortvinus  Gratius,  Fasciculus  rerum  expeten- 
darum  ac  jugiendarum,  Cologne,  1535,  fol.  163  Dans 
ces  propositions  l'auteur  incriminé  n'attaque  pas 
directement  la  doctrine  ecclésiastique  de  la  messe; 
il  se  contente  d'exalter  d'une  façon  exagérée  ce  qu'il 
croit  avoir  été  la  messe  apostolique.  Il  est  comme  un 
dernier  écho  de  l'opinion  depuis  longtemps  critiquée 
d'Amalaire  sur  la  messe  primitive. 

Plus  scabreuses  sont  les  opinions  du  théologien 
Wessel  Harmenss  Gansfort,  voir  Wesselii  opéra,  Gro- 
ningue,  1614,  p.  818,  819.  Il  part  d'un  principe  excel- 
lent :  La  messe  doit  être  pour  ceux  qui  y  assistent  une 
commémoraison  du  sacrifice  du  Calvaire  dans  la  con- 
templation de  la  passion.  Mais  il  en  tire  des  consé- 
quences exagérées  :  obligation,  sous  peine  de  péché, 
de  ne  faire  aucune  autre  prière  que  celles  qui  rappel- 
lent la  passion.  Ibid.,  De  sacramento  Eucharistiœ  et 
audienda  missa.  p.  658. 

Autre  conséquence  :  la  valeur  de  la  messe  se  mesure 
au  degré  d'union  de  l'assistant  avec  la  passion  du 
Sauveur.  Ce  n'est  point  de  l'honoraire  donné,  de 
l'intention  du  célébrant  que  dépend  cette  valeur,  elle 
tient  au  degré  de  compassion  de  l'assistant  :  Hab«t 
enim  missa  unicuique  quantum  spirita'iter  immutalur 
et  proficit,  non  quantum  dîsiderat  qui  célébrât.  Ibid., 
p.  818.  Wessel  attaque  l'opinion  reçue,  d'après 
laquelle  une  messe  a  moins  de  valeur  lorsqu'elle 
est  offerte  pour  plusieurs  au  lieu  de  l'être  pour  une 
seule  personne.  Le  rayonnement  du  soleil  de  la  passion 


est  aussi  puissant,  quel  que  soit  le  nombre  de  ceux  qui 
s'y  réchauffent.  Dans  cette  pespective,  la  messe  ne 
servira  aux  ûmes  du  purgatoire  que  dans  la  mesure 
de  leur  compassion  en  vertu  du  principe  :  Missa  nihil 
prodest  nisi  compatienti.  Ces  âmes  ont-elles  une 
compassion  parfaite,  la  messe  ne  leur  est  pas  néces- 
saire :  Palet  quia  perjecte  compati,  perfecte  amure  est. 
Per/ecte  amans  solio  dignior  est  quam  purgalorio,  sive 
celebrclur,  sive  non  ceiebrelur,  animœ  in  purgalorio 
quanto  paliendo  projecerint,  tanto  conregnabunt.  Aliéna 
compassio,  puta  celebrantis,  non  pro  mensura  hosliœ, 
non  pro  mensura  compassionis,  non  pro  mensura 
devolœ  intercessionis  arbilrariœ  sufjragatur  existen- 
tibus  in  purgatorio.  Opéra,  p.  919,  cité  dans  Franz, 
p.  313.  Une  telle  doctrine  insiste  tellement  sur  le 
facteur  dévotion,  sur  la  valeur  ex  opère  operanlis  de 
l'assistance  à  la  messe,  qu'elle  méconnaît  parfois  la 
valeur  en  soi  du  sacrifice  chrétien.  Reconnaissons 
pourtant  que  nulle  parole  de  Wessel  ne  va  à  nier  le 
caractère  sacrificiel  de  la  messe. 

(3)  Opposition  catholique  à  ces  opinions.  —  Ces  opi- 
nions sont  en  contradiction  aussi  bien  avec  la  théolo- 
gie classique  qu'avec  la  pratique  de  l'Église  et  la  piété 
populaire  qui  s'en  inspire. 

Aussi  théologiens,  clercs,  fidèles  sont-ils  unanimes 
à  reconnaître  une  valeur  ex  opère  operato  à  la  messe. 
La  tendance  serait  plutôt,  nous  l'avons  vu,  chez  le 
peuple  à  exagérer  cette  valeur  et  à  oublier  l'autre 
facteur  de  l'efficacité  de  la  messe  :  les  dispositions 
morales  de  ceux  qui  y  assistent  et  pour  qui  elle  est 
offerte.  Mais  la  raison  ne  perd  pas  ses  droits.  La  théo- 
logie classique  d'un  Gerson  et  d'un  Biel  est  attentive 
à  défendre  contre  toute  fausse  appréciation  la  part 
respective  de  l'un  et  l'autre  facteur  de  l'efficacité  de 
la  messe. 

Ce  qu'était  alors  la  doctrine  commune  sur  ces 
points,  à  la  fin  du  xve  et  au  commencement  du 
xvie  siècle,  nous  le  saisissons  particulièrement  dans 
l'article  Missa  du  lexique  théologique  d'Altenstaig. 
Cet  ouvrage,  publié  d'abord  à  Haguenau  en  1517, 
fut  souvent  réédité  dans  la  suite;  il  reflète  la  pensée 
des  -théologiens  alors  classiques  :  Hugues  de  Saint- 
Victor,  Pierre  Lombard,  saint  Thomas,  Duns  Scot, 
Richard  de  Médiavilla,  Brulefer,  Biel,  Gerson, 
Pierre  d'Ailly  (!e  cardinal  de  Cambrai)  y  sont  cités. 
On  y  saisit  en  quelques  phrases  précises  la  doctrine 
courante  sur  les  origines  et  le  développement  de  la 
messe,  sur  la  valeur  respective  de  ses  cérémonies, 
sur  la  part  qui  revient  au  prêtre  dans  l'efficacité  de 
celles-ci.  Altenstaig,  Vocabularius  theologiœ,  Hague- 
nau, 1517,  fol.  152. 

A  la  suite  de  Hugues  de  Saint- Victor,  De  sacra- 
mentis,  1.  II,  part.  VIII,  l'auteur  fait  remonter  à  saint 
Pierre  la  célébration  de  la  première  messe,  à  saint 
Jacques  et  à  saint  Basile  de  Césarée,  la  disposition 
ordonnée  du  sacrifice  :  ordinem  celebrandœ  missœ,  à 
d'autres  les  additions  qui  ont  été  faites  ad  decorem 
et  solemnilalem.  Avec  saint  Bonaventure,  In  IVum 
sent.,  dist.  XIII,  q.  iv,  il  fait  différence  dans  la  messe 
entre  l'essentiel  qui  est  toujours  acquis,  quelle  que 
soit  la  valeur  morale  du  célébrant,  et  l'accidentel 
qui  varie  selon  les  dispositions  de  celui-ci.  Il  concède,  , 
de  ce  point  de  vue,  que  mieux  vaut  donc  la  messe  d'un 
bon  prêtre,  qui  provoque  davantage  à  la  dévotion. 
«  Et  si  quelqu'un  préfère  entendre  la  messe  d'un 
prêtre  dévot,  je  crois  qu'il  fait  bien,  pourvu  toutefois 
qu'il  croie  que  pour  l'essentiel  cette  messe  ne  dé- 
passe point  en  valeur  celle  que  célèbre  un  pécheur.  » 
Il  rappelle  la  juste  formule  de  Richard,  In  IVum 
sent.,  dist.  XIII,  q.  vm  :  Non  habel  efficaciam  ex 
opère  operato  solum  sed  ex  sanctitate  et  devotione  ope- 
ranlis. 

Il  note  enfin  la  valeur  symbolique  des  vêtements 


1081        MESSE  DANS    L'ÉGLISE  LATINE,  A    LA    VEILLE   DE   LA    RÉFORME       1082 


et  des  prières  de  la  messe  en  vue  de  la  représentation 
à  l'autel  du  mystère  de  notre  rédemption.  Ibid. 

CONCLUSION  GÉSÉRALE  :  L'IDÉE  CATHOLIQUE  DE 
LA     MESSE   A   LA    VEILLE  DE    LA   RÉFORME.    Il  est 

intéressant  de  noter  ici  les  principaux  traits  de  l'idée 
vivante  de  la  messe  dans  la  conscience  et  la  pratique 
de  l'Église  à  la  veille  de  l'hérésie  protestante. 

L'article  cité  d'Altenstaig.  comme  résumé  des  théo- 
logiens contemporains  et  particulièrement  de  Biel, 
peut  y  aider  et  par  son  silence  sur  certains  points  et 
par  ses  développements  sur  certains  autres. 

1°  Vérité  du  sacrifice  eucharistique.  —  Il  n'y  a  point 
alors  pour  le  théologien  et  le  fidèle  catholique  de 
question  à  résoudre  touchant  la  vérité  du  sacrifice 
eucharistique.  Cette  vérité  va  de  soi  :  elle  est  une 
donnée  traditionnelle  qu'on  ne  discute  pas.  C'est  le 
critérium  à  la  lumière  duquel  les  théologiens  ont 
tour  à  tour  combattu,  au  xie  siècle,  les  néomanichéens 
d'Orléans  et  d'Arras,  au  xne,  les  partisans  de  Pierre 
de  Bruys,  au  xiiic,  ceux  qui  rejettent  le  caractère  sacri- 
ficiel de  la  messe  en  alléguant  le  témoignage  de  l'Évan- 
gile où,  disent-ils,  il  est  question  de  «  cène  »  et  non  de 
«  sacrifice  ».  Malgré  la  survivance  dans  certains  milieux 
hérétiques  des  tendances  vaudoises,  l'Église  vit  en 
possession  tranquille  de  sa  croyance,  quinze  fois  sécu- 
laire, à  la  vérité  du  sacrifice  eucharistique.  Le  dernier 
des  scolastiques,  Biel,  le  maître  de  Luther,  parle  dans 
son  Explicatio  misses  de  cette  vérité  sur  le  même  ton 
irénique  que  saint  Thomas. 

2°  Xalure  du  sacrifice  eucharistique.  —  Pas  plus  que 
la  vérité  sacrificielle  de  la  messe,  la  définition,  l'es- 
sence du  sacrifice  eucharistique  ne  fait  l'objet  des 
préoccupations  théologiques  de  l'époque.  Altenstaig 
consacre  toute  une  page  à  recueillir  les  définitions 
étymologiques  de  la  messe,  pas  une  ligne  à  la  recher- 
che d'une  définition  réelle  qui  essaie  de  préciser  dans 
une  formule  les  traits  essentiels  du  sacrifice  de  l'autel. 
La  question  d'essence  n'est  pas  posée. 

Ce  qui  s'affirme  nettement  dans  la  théologie  de 
l'époque,  c'est  une  tendance  commune  à  envisager 
de  plus  en  plus,  conformément  à  la  tradition,  la  messe 
comme  une  oblalion.  Ce  qui  caractérise  la  célébration 
de  l'eucharistie  comme  un  sacrifice,  ce  qui  en  fait 
la  valeur  particulière  aux  yeux  de  saint  Thomas,  de 
Duns  Scot  et  de  Biel,  c'est  l'oblation.  A  cette  oblation 
eucharistique  contribuent  de  nombreux  agents  divins 
angéliques  et  humains,  mais  de  façon  différente. 
Gerson  le  rappelle  :  Est  una  oblatio  et  plures  offerunt. 
Offert  Filius,  offert  Spiritus  Sanctus,  ofjerunl  angeli, 
offerunt  sacerdoles,  offerunt  fidèles  assistentes.  Tract., 
ix,  in  Magnificat. 

Jésus  demeure  le  grand  prêtre  de  cette  oblation. 
C'est  la  vérité  traditionnelle  reconnue  de  tous.  .Mais 
il  n'offre  point  à  l'autel  comme  il  offrit  à  la  cène  et  au 
Calvaire.  Alors  il  s'offrait  lui-même,  seul,  en  une  immo- 
lation sanglante  rédemptrice.  Aujourd'hui,  il  offre, 
mais  il  n'offre  que  par  notre  entremise. 

La  messe  est  essentiellement  le  sacrifice  de  l'Église, 
■  l'affaire  de  l'Eglise  ».  M.  de  la  Taille,  Esquisse,  p.  22. 
«  Seule,  elle  interpose  une  oblation  nouvelle,  bien  que 
subordonnée  à  l'unique  oblation  du  Christ,  prêtre 
principal  dont  elle  tire  sa  vertu.  La  messe  est  dès  lors, 
en  ce  qu'elle  apporte  de  nouveau,  une  démarche  des 
hommes  vers  Dieu,  mais  non  plus  le  propre  et  actuel 
mouvement  du  Christ  vers  son  Père.  »  Ibid.  Selon  une 
doctrine  traditionnelle,  magistralement  exposée  déjà 
par  saint  Augustin,  reprise  bien  des  fois  par  des  disci- 
ples comme  Alcuin,  Amalaire,  Alger  de  Liège,  systé- 
matisée par  Pierre  Lombard  et  saint  Thomas,  mise 
en  un  relief  plus  puissant  encore  par  Scot  et  Biel,  la 
messe  apparaît  de  plus  en  plus  nettement,  à  la  veille 
de  la  Béforme,  comme  l'oblation  faite  par  l'Église, 
sur  l'ordre  et  dans  la  puissance  du  Christ  de  la  victime 


jadis  immolée  au  Calvaire,  offerte  de  nouveau  sur 
l'autel  en  union  avec  tous  les  membres  du  corps  mys- 
tique, en  vue  de  commémorer  en  la  représentant 
l'unique  immolation  réelle  rédemptrice  de  la  croix, 
pour  nous  en  appliquer  les  fruits,  nous  rendre  ainsi 
Dieu  propice  et  nous  unir  à  Lui. 

Dans  cette  perspective,  il  n'est  point  question  de 
rechercher  comment  le  Christ  devient  victime  à 
l'autel.  C'est  un  problème  inexistant,  sans  signifi- 
cation aucune  pour  l'esprit  des  théologiens  antérieurs 
à  la  Réforme  que  celui-ci  :  «  Étant  donné  que  la  messe 
est  un  sacrifice,  et  qu'il  n'y  a  pas  de  vrai  sacrifice  sans 
une  vraie  victime,  dire  ce  qui  est  fait  au  Christ  dans 
la  messe  pour  le  mettre  en  état  de  victime.  Problème 
qui  n'apparaît  nulle  part  avant  le  milieu  du  xvie  siècle 
et  pour  cause  :  le  Christ  n'était  pas  à  mettre  en  état 
de  victime;  il  y  est  à  perpétuité  de  par  son  sacrifice 
unique,  consommé  par  la  gloire.  »De  la  Taille,  Esquisse, 
p.  18.  La  réalité  du  sacrifice  eucharistique  n'est 
nullement  liée  à  la  réalité  d'une  immolation  du  Christ 
à  l'autel  :  il  n'y  a  qu'une  immolation  effective,  celle 
du  Calvaire.  La  messe  est  un  sacrifice,  parce  qu'elle 
est  une  oblalion;  elle  est  un  sacrifice  identique  à  celui 
du  Calvaire,  parce  qu'à  l'autel  l'Église  s'approprie  la 
victime  elle-même  du  Calvaire,  pour  l'offrir  en  repré- 
sentant son  immolation  passée. 

C'est  aussi  un  problème  inexistant  pour  nos  théolo- 
giens que  celui  qui  consisterait  à  concilier  l'unité  de 
l'oblation  rédemptrice  toute  suffisante  faite  par  le 
Christ  au  Calvaire,  avec  une  multiplicité  d'oblations 
qui  répéteraient  indéfiniment  le  geste  oblateur  du 
Calvaire  par  une  intervention  personnelle  actuelle, 
immédiate  du  Sauveur,  et. qui  devraient,  par  le  fait, 
avoir  la  valeur  surabondante  de  la  passion.  La  ques- 
tion pour  eux  ne  se  posait  point  ainsi.  Ils  enseignent 
unanimement,  selon  l'affirmation  de  l'Epître  aux 
Hébreux,  l'unité  de  l'oblation  rédemptrice,  en  tant 
qu'elle  est  émanée  jadis  immédiatement  de  l'âme  du 
Christ.  Cette  unique  oblation  en  tant  que  telle  n'est 
point  renouvelée  par  le  Sauveur  à  l'autel.  Elle  est 
renouvelée  par  l'Église  son  corps  mystique.  Par  la 
multiplicité  de  ses  oblations  subordonnées  à  l'unique 
oblation  du  Christ,  l'Église  sur  l'ordre  et  dans  la  puis- 
sance du  Christ,  prêtre  éternel,  s'approprie  activement 
la  victime  du  Calvaire  pour  l'offrir  et  s'appliquer  les 
fruits  surabondants  de  sa  rédemption.  La  messe  est 
essentiellement  l'acte  sacerdotal,  dépendant,  subor- 
donné sans  doute,  mais  effectif  de  l'Église,  corps 
mystique  du  Christ. 

Les  théologiens  du  xiv5  et  xv°  siècle,  en  mettant 
en  un  si  puissant  relief  le  caractère  ecclésiastique  du 
sacrifice  eucharistique,  ont  été  certes  des  disciples  très 
fidèles  de  l'ancienne  tradition,  telle  que  nous  la  trou- 
vons exposée  chez  Irénée  et  Augustin.  Ont-ils  fait 
droit  cependant  aux  affirmations  d'un  Ambroise,  d'un 
Paschase  et  d'un  Ilintmar,  dans  lesquelles  ces  auteurs 
nous  montrent  le  Christ  s'ofîrant  lui-même  à  la  messe, 
continuant  à  présenter  au  ciel  l'oblation  de  son  huma- 
nité? On  doit  reconnaître  que  cet  aspect  de  la  vérité 
reste  en  dehors  de  leur  vue  directe.  Mais  leur  doctrine 
ne  l'exclut  point.  lin  reproduisant,  à  l'occasion,  la 
doctrine  traditionnelle  sur  le  Christ,  prêtre  éternel,  et 
sur  les  prêtres  humains,  vicaires  du  Christ  à  l'autel, 
des  auteurs,  comme  Biel,  Altenstaig,  reconnaissent 
équivalemment  que  le  Christ  «  s'offre  »  à  l'autel,  en 
tant  du  moins  qu'il  offre  par  notre  entremise,  «  notre 
oblation  s'exerçant  en  vertu  de  la  sienne,  en  vertu  de 
cette  unique  oblation,  émanée  jadis  du  Christ,  mais 
toujours  opérante  comme  une  cause  universelle  à 
l'égard  de  loules  les  oblations  particulières  et  subor- 
données, qui  l'étendent  dans  le  temps  et  dans  l'espace, 
à  l'universalité  de  l'Église».  De  la  Taille,  op. cit.,  p.  19. 
Telle  est  bien,  semble-t-il,  le  sens  de  la  doctrine  tradi- 


1083 


MESSE  DANS  L'ÉGLISE  LATINE,   A    LA    VEILLE    DE  LA   RÉFORME 


1084 


Uonnelle  professée  à  la  veille  de  la  Réforme  par 'la 
théologie  de  l'École  sur  la  nature  du  sacrifice  eucha- 
ristique. 

3°  Valeur  de  la  messe.  —  C'est  bien  l'un  des  points 
les  plus  vivants  de  la  théologie  de  la  messe  au  xv  siè- 
cle que  celui  qui  concerne  l'appréciation  de  la  valeur 
du  sacrifice  eucharistique:  Altenstaig  consacre  a  cette 
question  tout  un  paragraphe  important  de  son  arti- 
cle; il  y  résume  la  doctrine  courante,  telle  qu'elle 
résulte  des  analyses  de  Scot,  Quodl.  xx,  de  Iirulefer, 
//]/  Vu,n  sent.,  dist.  XIII,  q.  iv,  de  Biel,  Expos.,  lect. 
xxvi  et  de  Pierre  d'Ailly,  In  IVum  seul.,  q.  v,   a.   1. 

Cette  doctrine  fait  une  place  à  la  fois  au  rite  lui- 
même  posé,  et  aussi  aux  dispositions  morales  du  célé- 
brant dans  1 '.appréciation  de  cette  valeur.  Biel,  auquel 
renvoie  Altenstaig  en  disant  :  Gabriel  doclissime  in 
canone  scripsit,  analyse  très  clairement,  lect.  xxv,  les 
sources  de  la  valeur  e.r  opère  operalo  de  la  célébration 
de  la  messe  :  c'est  l'institution  du  Christ  lui-même, 
c'est  particulièrement  la  sainteté  de  l'Église  qui  offre. 
Toute  la  théologie  de  l'époque  est  dominée  par  ce 
principe  déjà  posé  par  saint  Thomas.  «  Dans  les  rela- 
tions entre  l'homme  et  Dieu,  comme  dans  celles  d'un 
homme  à  un  autre,  pour  apprécier  la  valeur  d'un  geste 
libéral,  il  y  a  encore  plus  à  tenir  compte  du  sentiment 
de  celui  qui  offre  que  du  prix  de  ce  qu'il  offre.  Et 
ainsi  la  valeur  de  notre  geste,  à  nous,  tout  en  emprun- 
tant de  l'hostie  à  laquelle  il  se  réfère  un  surcroît 
incomparable  de  valeur,  ou  pour  mieux  dire  un  coeffi- 
cient incalculable,  restera  néanmoins  fonction  d'une 
quantité  finie,  qui  est  celle  de  la  sainteté  oblatrice.  » 
Ces  expressions  d'un  maître  contemporain  traduisent 
bien  la  doctrine  reçue  dans  l'Église  à  la  veille  de  la 
Réforme  touchant  la  valeur  de  la  messe.  De  la  Taille, 
ibid.,  p.  23. 

Dans  cette  doctrine  qui  fait  sa  place  aux  disposi- 
tions morales  de  ceux  qui  participent  au  sacrifice, 
l'Église  tient  les  principes  qui  permettent  à  ses  réfor- 
mateurs, théologiens  et  mystiques,  de  critiquer  les 
abus  ou  superstitions  qui  se  glissent  à  cette  époque 
dans  l'appréciation  populaire  de  la  messe.  Altenstaig 
rappelle  dans  son  article,  à  la  suite  de  Gerson,  le 
caractère  superstitieux  d'une  conception  trop  maté- 
rielle et  intéressée  de  la  messe  :  Superslitiosum  est, 
frivolum,  temerarium  et  vanuin,  imo  nocivum  asserere, 
per  auditionem  missœ  talia  vel  lalia  bona  lemporalia 
quemquam  assecuturum. 

Pour  ruiner  une  telle  doctrine  si  bien  équilibrée,  si 
vivante  dans  la  théologie  de  l'École,  aussi  bien  que 
dans  les  meilleures  âmes,  il  faudra  que  la  Réforme 
s'attaque  aux  principes  traditionnels  mêmes  qui  fon- 
dent l'appréciation  catholique  de  la  valeur  de  la 
messe.  Il  faudra  nier  d'une  part  l'institution  de  la 
messe  comme  sacrifice  par  le  Christ,  il  faudra  d'autre 
part  nier  la  valeur  du  sentiment  de  l'Église  univer- 
selle qui  offre  la  messe.  Luther  en  viendra  bientôt 
à  ces  négations,  mais  ce  n'est  point  dans  la  théologie 
de  l'École  qu'il  en  puisera  les  germes. 

Si  l'on  veut  trouver  une  préparation  au  mouvement 
de  la  Réforme  contre  la  messe,  il  faut  la  chercher  dans 
les  tendances  de  ces  sectes  vaudoises  qui,  au  cours  du 
Moyen  Age,  attaquaient  l'institution  de  la  messe 
comme  sacrifice  par  le  Christ,  rejetaientle  sacerdoce 
chrétien,  proclamaient  la  corruption  de  l'Église,  lui 
niaient  la  sainteté  indéfectible  et  ne  reconnaissaient 
d'autre  sacerdoce  que  celui  des  parfaits.  Il  faut  la 
chercher  aussi  dans  ces  tendances  immanentes  dans 
certains  milieux  à  la  piété  populaire,  qui  consistaient 
à  matérialiser  en  quelque  sorte  la  valeur  de  la  messe. 
Ces  tendances  sans  doute  n'atteignent  nullement 
l'Église;  elles  n'émanaient  pas  de  sa  doctrine  et  de  ses 
directives  pratiques,  sa  théologie  les  réprouvait,  les 
meilleurs   de   ses   membres   les   attaquaient.    Il  n'en 


reste  pas  moins  vrai  qu'elles  pouvaient  devenir  et 
elles  vont  rapidement  devenir  pour  les  réformateurs 
l'occasion  d'une  réaction  excessive. 

Sous  prétexte  de  condamner  des  superstitions 
comme  celles  qui  ont  été  plus  haut  signalées,  de  reje- 
ter des  dévotions  qui  pouvaient  facilement  prêter  à 
des  abus,  comme  la  missa  sicca  décrite  et  approuvée 
par  Durand  de  Mende  et  présentée  comme  légitime 
par  Altenstaig,  les  réformateurs  vont  s'insurger 
contre  l'appréciation  catholique  de  la  messe.  Ils  ne 
pourront  la  rejeter  qu'en  brisant  avec  une  pratique, 
une  liturgie  traditionnelle,  avec  une  interprétation 
quinze  fois  séculaire  de  la  parole  du  Christ  :  Hoc 
facile  in  meam  commemorationem.  C'était  dans  la 
logique  de  leur  système  qui  allait  à  rejeter  la  valeur 
de  l'Église  comme  interprète  de  l'Écriture.  Luther  le 
proclame  lui-même.  Pour  prouver  que  le  prêtre  à 
l'autel  n'accomplit  point  une  œuvre  bonne,  n'offre 
point  un  sacrifice,  mais  propose  un  testament  et  pré- 
sente un  signe,  il  en  appelle  à  l'Ecriture  contre  la 
tradition.  «  Voilà  le  témoignage  clair  de  l'Écriture. 
Contre  lui,  rien  ne  peut  prévaloir,  ni  le  canon,  ni  les 
autorités  des  Pères.  La  parole  même  d'un  ange  y 
contredirait  en  vain.  »  De  captivitate  babylonica, 
édit.  de  Weimar,  t.  vi,  p.  524.  Recueillons  enfin  sur 
les  lèvres  du  réformateur  le  témoignage  de  sa  rupture 
consciente  avec  la  tradition.  Il  nous  dira,  ce  témoi- 
gnage, ce  que  Luther  lisait  lui-même  dans  la  con- 
science vivante  de  l'Église,  à  savoir  :  la  croyance 
commune  à  la  réalité  et  à  la  valeur  du  sacrifice  de 
la  messe  :  Tcrtia  captivilas  ejusdem  sacramenti 
est  longe  impiissimus  abusus  quo  factum  est,  ut  fere 
nihil  hodie  in  Ecclesia  receplius  et  magis  persuasum 
quam  missam  esse  opus  bonum  et  sacrificium.  Ibid., 
p.  512. 

I.  Sources.  —  Les  principaux  textes  concernant  la  théo- 
logie de  !a  messe  dans  l'Église  latine  ont  été  indiqués  au 
cours  de  cet  article.  D'ailleurs  la  bibliographie  des  sources 
de  cette  théologie  est,  pour  une  bonne  part,  identique  à 
celle  qui  concerne  le  sacrement  de  l'eucharistie;  voir  l'art. 
Eucharistie,  col.  1182  etll83;  col.  1232  et  1233;  col  1234- 
1302  passim:  col.  1302-1326  passim. 

II:  Travaux.  —  On  consultera  les  travaux  cités  a  l'art. 
Eucharistie.  11  nous  suffit  de  signaler  ici  les  travaux  rela- 
tivement récents  qui  apportent  une  contribution  à  l'étude 
de  la  théologie  de  la  messe  du  iv*  au  xvr  siècle. 

1°  Ouvrages  catholiques.  —  J.  Bach,  Die  Dogmengeschi- 
chie  des  Miltelallcrs  vam  chrislologischen  Slandpuncle, 
Vienne,  t.  i,  1874,  t.  v,  1875;  J.  Scliwane,  Dogmen- 
geschichte  der  miittercn  Zeit,  1882;  A.  Vacant,  La  conception 
du  sacrifice  de  la  messe  dans  la  tradition  de  l'Église  latine, 
dans  L'Université  catholique,  juin,  juillet  et  août  1S94, 
t.  xvi,  cité  ici  d'après  le  tiré  à  nart;  P.  Schanz,  Die  Lehrevon 
den  heiligen  Sacramentel!  der  katholischen  Kircbe,  Fribourg- 
en-B.,  1893;  Fr.  Ser.  Renz,  Die  Geschichte  des  Mcssopfer- 
begri/Js  oder  der  aile  Glaube  und  die  neuen  Theorien 
iiber  das  Wesen  des  unbluiigen  Opters,  2  vol.,  Dillingen  et 
Freising,  1902;  \.  Franz,  Oie  Messe  imdeulsclwn  Mittetalter, 
1902;  J.Turmel,  Histoire  de  la  théologie  positive,  Paris,  1904; 
P.  Batiftol,  L'eucharistie,  la  présence  réelle  et  la  transsub- 
stantiation, Ie  édit.,  1905,  7e  édit  ,  1920;  c'est  à  cette 
dernière,  sauf  contre  indication,  que  se  rapportant  les  réfé- 
rences ;  du  même,  Leçons  sur  la  Messe,  Ie  édit.,  1918,  8e  édit., 
1922;  K.  Adam,  Die  Eucharislielehre  des  heiligen  Augustin, 
dans  les  Forschungen  2iir  christtichen  Litcratur  und  Dogmen- 
geschichle,  t.  xiv;  J.  'fixeront,  Histoire  des  dogmes,  Paris, 
1909-1912,  3  vol.;  J.  Lebreton,  art.  Eucharistie  diiDiction. 
apologét.  ;  Adrien  Fortescue,  La  messe  :  Étude  sur  la  liturgie 
romaine,  traduit  par  A.  Boudinhon,  Paris,  1920;  M.  de  la 
Taille,  Myslerium  fidei  :  De  augustissimo  corporis  et  san- 
guinis  Christi  sacrificio  alque  sacramenlo  elucidationcs  50 
in  3  libros  dislmcta;  Paris,  1921;  du  même,  Esquisse  du 
mystère  de  la  foi,  suivie  de  quelques  éclaircissements,  Paris, 
1924;  M.  Andrieu,  Immixtio  et  consecratio,  Paris,  1924; 
J.  Geiselmann,  Die  Eucharistielehre  der  Vorscholaslik, 
dans  les  Forschungen  7ur  chrisilichen  Literatur  und  Dog- 
mengeschichle,  t.  xv,  Paderborn,  1926;  M.  Lepin,  L'idée  du 
sacrifice  de  la  messe  d'après  les  théologiens  depuis  l'origine 


L035 


MESSE    ET    RÉFORMATEURS,    LUTHER 


lusi; 


jusqu'à  nos  iours,  1926,  Paris;  on  trouvera  dans  ce  magistral 
ouvrage  non  seulement  une  anthologie  des  morceaux 
les  plus  importants  de  la  littérature  patristique  et  théolo- 
gique concernant  le  sacrifice  de  la  messe,  non  seulement  une 
analyse  aussi  complète  que  possible  de  la  pensée  des  Pères 
et  des  théologiens  dans  son  développement  touchant  l'idée 
de  ce  sacrifice,  mais  une  synthèse  qui)  fondée  sur  cette 
analyse,  contribue  encore,  même  après  le  chef-d'œuvre  du 
Père  de  la  I  aille,  a  mieux  faire  comprendre  la  messe,  et  a 
mieux  saisir  parmi  les  opinions  théologiques  contempo- 
raines celle  qui  est  en  continuité  plus  profonde  avec  la  tra- 
dition ancienne. 

2°  Ouvrages  non  catholiques.  — ■  C.  G.  Gore,  Dissertations 
on  subiects  connected  witli  the  Incarnation,  3a  édit.,  1907; 
du  même,  The  Bodu  of  Christ,  3"  édit.,  Londres,  1903; 
F.  Loofs,  Leitfaden  zum  Studium  der  Dogmengeschichle, 
4"  édit.,  Halle,  1906;  du  même,  art.  Abendtnahl,  dans 
Prolest.  Realeneiieloiiàdic,  t.  i  ;  A.  Harnack,  Lehrbuch  der 
Dogmengeschichte,  4e  édit.,  Fribourg,  1910;  R.  Seeberg, 
Lehrbuch  der  Dogmengeschichle,  3"  édit.,  Leipzig,  1913; 
F.  Kattenbusch,  ait.  Messe,  dans  Protest.  Realencgelopàdie, 
t.  xit;  R.  Lawson,  L'eucharistie  dans  saint  Augustin,  dans 
Reime  d'histoire  et  de  littérature  religieuses,  nouv.  sér.,  t.  VI, 
1920,  p.  99  sq.,  472  sq.;  F.  Wiegang,  Dogmengeschichte  des 
Mitlelalters  und  der  Neazeit,  Leipzig,  1919;  G.  Wetter, 
AUchrislliche  Liturgien  :  I.  Das  christliche  Mysterium, 
Gœttingue,  1921;  IL  Das  christliche  Opfer,  1922;  H.  Lietz- 
mann,  Messe  und  Herrenmahl.  Eine  Studic  zur  Geschichlc 
der   Liturgie,   Ronri,    1926.  A.  Gaudel. 

IV.  LA  MESSE  DURANT  LA  PÉRIODE  DE  LA 
RÉFORME     ET     DU    CONCILE     DE    TRENTE.    — 

Jusqu'ici  la  doctrine  catholique  du  sacrifice  de  la 
messe  n'a  pas  rencontré  sur  son  chemin  de  sérieuses 
oppositions.  D'où  il  suit  qu'autant  elle  s'installe  paisi- 
blement dans  la  spéculation  des  écoles,  autant  elle 
tient  peu  de  place  dans  les  actes  ecclésiastiques  offi- 
ciels, le  magistère  ordinaire  suffisant  à  maintenir  et  à 
propager  une  croyance  que  personne  encore  ne  contes- 
tait. Avec  la  Réforme,  au  contraire,  allait  surgir 
l'opposition  la  plus  directe  et  la  plus  violente  :  ce  qui 
fournirait  à  l'Église  l'occasion  de  dresser  en  face  de 
ses  contradicteurs  la  définition  solennelle  de  sa  foi. 
—  I.  Négations  de  la  Réforme.  II.  Réaction  de  la 
théologie  catholique  (col.  1099).  III.  Définitions  du 
concile  de  Trente  (col.  1112). 

I.  Négations  de  là  Réforme.  —  De  graves  dissen- 
timents éclatèrent,  dès  la  première  heure,  entre  les 
réformateurs  sur  le  sens  et  la  valeur  de  l'eucharistie. 
Mais  tous,  luthériens  ou  sacramentaires,  furent 
d'accord  pour  refuser  à  la  messe  le  caractère  sacri- 
ficiel que  la  chrétienté  lui  avait  toujours  reconnu. 
Voir  M.  Lepin,  L'idée  du  sacrifice  de  la  messe  d'après 
les  théologiens,  p.  241-252;  Fr.-S.  Renz,  Die  Geschichte 
des  Messopfer-Beyrifls,  t.  n,  p.  1-35. 

/.  ÉOLISES  luthériennes.  —  Il  était  réservé  à  la 
Réforme  allemande  tout  à  la  fois  de  déchaîner  la 
guerre  contre  l'Église  catholique  et  d'organiser  les 
communautés  acquises  au  nouvel  Évangile.  Si  la  pre- 
mière tâche  autorisait  le  radicalisme  doctrinal  le  plus 
complet,  la  seconde  appelait  quelques  ménagements 
à  l'égard  des  usages  reçus.  La  position  théorique  et 
pratique  des  Églises  luthériennes  sur  la  messe  se  res- 
sent de  cette  double  inspiration. 

1°  Doctrine  de  Luther.  —  Tous  ses  principes  et  toutes 
ses  passions  de  réformateur  s'accordaient  chez  Luther 
à  lui  faire  rejeter  la  doctrine  traditionnelle  de  la  messe. 
Voir  Luther,  t.  ix,  col.  1305-1306.  Aussi  ce  point  est-il 
un  de  ceux  sur  lesquels  il  devait  particulièrement 
s'acharner.  La  raison  en  est  qu'il  avait  le  sentiment 
de  s'attaquer  par  là,  non  pas  à  un  détail  seulement, 
mais  à  la  pierre  angulaire  de  la  citadelle  catholique. 
Triumphata  missa  puto  nos  totum  papam  triumphare, 
alfirmait-il  dans  son  écrit  Contra  Henricum  regem 
Angliae  (1522),  édit.  de  Weimar  (désignée  dans  la 
suite  sous  le  sigle  \V.),  t.  x  b,  p.  220.  L'importance  de 
l'enjeu  explique  aisément  la  violence  de  l'assaut. 


1.  Débuts  de  la  lié/orme.  Prêtre  et  moine,  Lu  Hier 
avait,  non  seulement  étudié,  niais  vécu  la  doctrine 
de  l'Église  sur  le  sacrifice  de  la  messe.  Aussi  a-t-on  pu 
en  relever  de  multiples  échos  dans  les  écrils  de  sa 
période  catholique.  J,  Kostlin.  I.utlwrs  Théologie, 
3«  édit.,  Stuttgart,  1901, 1. 1,  p.  96-98. 

Un  trait  cependant  semble  déjà  suggérer  la  direction 
de  ses  tendances  futures.  Luther  n'admet  pas  que  la 
communion  eucharistique  soit  séparée  de  la  parole  de 
Dieu.  Dict.  sup.  Psalt.  (1513-1510),  ps.  ex,  W.,  t.  iv, 
p.  236  :  Simul  enim  sacramentum  et  Evangelium  est 
sumendum.  D'où  il  concluait,  Decem  prxcepta...  prse- 
dicata  populo  (1518),  W.,  t.  i,  p.  441-445  :  Ideo  non 
licet  missam  perficere  sine  evangelio,  privatam  privalo, 
publicam  publico.  Voir  de  même  son  explication  du 
Pater  en  allemand  (1519),  W.,  t.  il,  p.  112.  Mais  ceci 
ne  signifie  pas  qu'il  élève  encore  de  doute  sur  la  réa- 
lité du  sacrifice  de  la  messe.  Kostlin,  op.  cit.,  p.  146. 

Il  n'y  a  pas  lieu  d'insister  sur  le  fait  que  Luther 
donne  parfois  à  la  messe  le  nom  de  sacrificium  laudis. 
Voir,  par  exemple.  Dict.  sup.  Ps.,  xlix,  1  et  14,  W., 
t.  m,  p.  280,  282-283.  Car  cet  aspect  très  réel  n'empêche 
pas  qu'elle  en  présente  aussi  d'autres  et  le  réformateur 
admet,  aux  mêmes  endroits,  que  la  messe  agit  ex  opère 
operato,  encore  qu'il  incite  à  y  ajouter  le  sacrifice 
personnel. 

Dans  un  sermon  en  langue  allemande  sur  le  Saint- 
Sacrement,  imprimé  en  1520,  W.,  t.  vi,  p.  78-83, 
Luther  gardait  encore  le  silence  sur  la  question  de  sa 
valeur  sacrificielle.  Kostlin,  op.  cit.,  p.  203-264.  Mais 
il  n'allait  pas  tarder  à  marquer  son  opposition  à  cet 
article  de  la  foi  catholique. 

Sa  conviction  était  déjà  faite  dans  son  célèbre  ser- 
mon sur  les  bonnes  œuvres  (1520),  W.,  t.  vi,  p.  231, 
où  il  l'esquisse  en  quelques  mots  et  annonce  pour  plus 
tard  un  plus  long  développement.  Ce  fut  l'objet  d'un 
sermon  spécial  «  sur  le  Nouveau  Testament,  c'est-à- 
dire  sur  la  sainte  messe  »,  qui  parut  la  même  année. 
lbid.,  p.  353-378.  L'auteur  y  soutient  l'idée  que  de 
concevoir  la  messe  comme  un  sacrifice  est  «  le  pire  des 
abus  »,  p.  365,  qu'elle  n'est  pas  autre  chose  qu'un  tes- 
tament, c'est-à-dire  un  bienfait  reçu  de  Dieu,  et  non 
pas  une  offrande  faite- à  Dieu.  Il  n'y  a  là  de  sacrifice 
que  dans  les  prières  d'action  de  grâces  que  nous 
adressons  à  Dieu  en  reconnaissance  des  biens  reçus  de 
lui.  Et  Luther  de  se  référer  à  l'époque  primitive  où  les 
fidèles  portaient  à  l'église  des  dons  en  nature,  que  le 
prêtre  bénissait  et  sur.  lesquels  il  prononçait  une  orai- 
son eucharistique.  De  cet  usage  il  voit  une  survivance 
dans  le  rite  de  l'offertoire:  mais,  à  partir  de  là,  rien 
dans  la  messe  n'atteste  qu'elle  soit  un  sacrifice. 

La  même  doctrine  se  fait  jour  dans  le  De  captivilate 
babylonica  (1520),  où  il  mentionne  comme  «  troisième 
captivité  »  du  Saint-Sacrement  le  fait  qu'il  soit  conçu 
comme  une  bonne  œuvre  et  un  sacrifice.  Ibid.,  p.  512. 
D'après  lui.  il  ressort  de  l'Écriture  que  la  messe  est 
d'abord  et  avant  tout  un  testament,  c'est-à-dire  pro- 
missio  remissionis  peccatorum  a  Deo  nobis  farta,  et  talis 
promissio  quœ  per  mortem  Filii  Dei  firmala  sil,  p.  513, 
promesse  qui  s'accompagne  d'un  signe  sensible,  savoir 
le  sacrement  du  pain  et  du  vin,  p.  518,  mais  qui  ne 
saurait  avoir  d'autre  but  ni  d'autre  elïet  que  d'exciter 
en  nous  la  foi  qui  justifie.  P.  517-520.  C'est  donc  une 
prétention  impie  que  de  vouloir  en  faire  une  bonne 
œuvre  applicable  aux  autres,  p.  521  :  ce  caractère 
peut  tout  au  plus  convenir  aux  prières  dont  la  messe 
est  l'occasion.  P.  522.  F.lle  n'est  pas  davantage  un 
sacrifice  :  le  Christ  n'a  pas  célébré  un  acte  rituel,  mais 
un  repas;  tout  ce  qui  s'est  ajouté  depuis  à  celte  sim- 
plicité de  la  première  cène  n'est  qu'un  cérémonial 
sans  valeur.  La  même  conclusion  résulte  des  prémisses 
antérieurement  établies  sur  l'essence  de  la  messe  : 
Répugnât  missam   esse  sacrificium,   cum   illam  reci- 


1087 


MESSE    ET    RÉFORMATEURS,   LUTHER 


108s 


piamus,  hoc  vero  demus.  P.  523-524.  Si  quelques  fôr-    I 
mules  de  la  liturgie  parlent  encore  de  sacrifice,  il  faut 
l'entendre  des  oraisons  qui  accompagnaient  jadis  le 
rite  de  l'offrande  et  qui  lui  ont  survécu.  P.  524-525. 

Il  est  d'ailleurs  notable  que  l'âpreté  même  de  son 
opposition  oblige  le  réformateur  à  convenir  que  la  tra- 
dition lui  est  contraire.  Est  longe  impiissimus  Me 
abusus,  s'écrie-t-il  dès  le  début  de  son  attaque,  ibid., 
p.-  512,  quo  jaclum  est  ut  fere  niltil  sit  hodie  in  Ecclesia 
receplius  ac  magis  persuasum  quam  missam  esse  opus 
bonum  et  sacrificium...  Rem  arduam  et  quam  forte  sit 
iinpossibile  convelli  aggredior,  ut  quœ  tanto  sœculorum 
usu  firmata  omniumque  eofisensu  probala.  Cf.  p.  522- 
523  :  Inaudit  a  et  stupenda  dico...  Jam  et  alterum  scanda- 
lum  amovendum  est...  quod  missa  creditur  passim  esse 
sacrificium  qiiod  ofjertur  Deo.  In  quam  opinionem  et 
verba  canonis  sonare  videntur...  Accedunl  his  dicta 
sanclorum  patrum,  tôt  exempta  lanlusque  usus  per  orbem 
constanter  obserualus.  Tout  cela  n'en  est  pas  moins 
par  lui  résolument  écarté.  Quid  mihi  de  mullitudine  et 
magnitndine  erran/ium?  Fortior  omnium  est  veritas. 
P.  522. 

Si  cette  doctrine  de  la  messe  marquait  une  réaction 
systématique  à  rencontre  des  idées  reçues,  elle  ne 
tendait  pas  encore  à  modifier  les  habitudes  de  la  vie 
chrétienne.  Au  peuple  le  réformateur  faisait  toujours 
une  obligation  d'  «  entendre  la  messe  »  le  dimanche  et 
il  prenait  même,  contre  la  fréquentation  déjà  excessive 
des  petites  chapelles,  la  défense  des  anciens  canons  qui 
prescrivent  l'assistance  à  la  messe  paroissiale.  Decem 
prœcepta,  W.,  1. 1,  p.  443.  Il  n'interdisait  pas  davantage 
aux  prêtres  de  célébrer,  pourvu  qu'ils  interprétassent 
les  formules  du  missel  dans  le  sens  de  sa  théologie  du 
sacrifice,  et  qu'ils  n'eussent  pas  d'autre  but  que  de 
communier  les  fidèles  et  de  prier  pour  eux.  Les  messes 
privées  lui  paraissent  acceptables  pour  la  dévotion 
personnelle  du  prêtre  au  même  titre  que  la  commu- 
nion pour  les  laïques.  Même  les  «  messes  votives  » 
ne  sont  pas  condamnées,  ni  l'honoraire  qu'elles 
comportent,  pourvu  que  le  ministre  se  garde  de  pré- 
tendre par  là  offrir  un  sacrifice,  et  dirige  son  intention 
sur  les  prières  qu'il  adresse  à  Dieu  pour  les  vivants  ou 
les  morts.  C'est  seulement  dans  le  cas  contraire  que 
Luther  se  dresserait  contre  lui  au  jugement  de  Dieu. 
De  capliv.  bab.,  W.,  t.  vi,  p.  524-525. 

Bien  que  l'application  en  fût  restreinte  au  domaine 
spéculatif,  des  principes  n'en  étaient  pas  moins  posés, 
dont  l'influence  n'allait  pas  tarder  à  se  faire  sentir  sur 
le  terrain  des  faits. 

2.  Développement  de  la  Réforme.  —  En  effet,  il  ne 
s'agirait  bientôt  plus  d'interpréter  seulement  la  messe, 
mais  de  la  supprimer.  Ici  le  premier  signal  ne  fut  pas 
donné  par  Luther  lui-même,  mais  par  les  augustins  de 
Wittenberg. 

Sans  doute,  dès  le  1"  août  1521,  lettre  à 
Mélanchthon,  dans  E.  L.  Enders,  Luther' s  BriefLvechscl, 
n.  449,  t.  ni,  p.  208,  le  réformateur  encourageait  ses 
partisans  à  restaurer  V institution  Chrisli.  C'était, 
disait-il,  sa  première  pensée  pour  le  moment  où  il 
reviendrait  parmi  eux  et,  dès  maintenant,  il  se  pro- 
posait de  ne  plus  jamais  dire,  pour  son  compte,  de 
messe  privée.  Mais  son  internement  à  la  "Wart  bourg 
lui  interdisait  alors  les  initiatives  pratiques. 

En  attendant,  son  confrère  Gabriel  Zwilling,  devenu 
prédicateur  des  augustins  au  couvent  de  Wittenberg, 
s'élevait  en  chaire  contre  l'abus  des  messes  et,  le 
29  septembre,  fête  de  saint  Michel,  commençait  à 
introduire  de  graves  modifications  dans  la  liturgie 
traditionnelle,  en  vue  de  rétablir  l'ancienne  pratique 
de  la  messe  célébrée  par  un  seul  prêtre,  ainsi  qu'à  dis- 
tribuer la  communion  sous  les  deux  espèces.  Ces  actes 
soulevèrent  quelques  oppositions,  et  le  prince  Frédéric 
le  Sage  fit  ouvrir  une   enquête,  suivie   d'une    confé- 


rence, pour  ramener  les  moines  à  la  raison.  Mais  les 
idées  de  Zwilling  faisaient  rapidement  leur  chemin, 
à  tel  point  que  le  prieur  Helt  interdit  la  célébration  des 
messes  privées  dans  l'église  conventuelle,  en  même 
temps  qu'il  y  ordonnait  l'usage  du  calice  pour  les 
laïques.  Bientôt  la  ville  entière  fut  en  ébullition. 
Mélanchthon  se  montrait  favorable  à  cette  réforme  et 
déclarait  ne  voir  dans  les  messes  privées  rdsi  merum 
ludibrium,  mera  scena.  Lettre  du  9  octobre  à  W.  Link, 
éditée  sous  le  nom  de  Bugenhagen  et  faussement  rap- 
portée à  l'an  1527  dans  Corp.  Reform.,  1. 1,  col.  894-895. 

A  son  tour,  l'Université  accueillait  des  thèses  de 
plus  en  plus  hardies,  et  Mélanchthon  y  soutenait  une 
série  de  (55  propositions,  ibid.,  col.  477-481,  qui,  sans 
toucher  aux  côtés  pratiques  du  problème,  déniaieut 
à  la  messe,  suivant  les  positions  antérieures  de  Luther, 
tout  caractère  de  sacrifice  en  insistant  sur  le  sacerdoce 
universel.  Sur  l'histoire  de  cette  période,  voir  l'exposé 
fait  par  les  éditeurs  de  Weimar,  t.  vm,  p.  399-406. 

L'annonce  de  ces  événements  fit  tressaillir  l'âme  de 
Luther  dans  sa  solitude  :  il  en  exprima  sa  joie  et  son 
approbation  dans  son  traité  De  abroganda  missa 
privata,  ibid.,  p.  411-476,  dont  la  préface  est  datée 
ex  eremo,  die  omnium  sanclorum,  soit  le  Ie'  novem- 
bre 1521,  et  qui  fut  livré  au  public  en  janvier  de 
l'année  suivante.  Il  félicite  ses  confrères  de  s'être 
attelés  à  la  destruction  de  ce  scandale  que  sont  les 
messes  privées,  cum  sit  ferme  capul  omnium.  W., 
t.  vm,  p.  412.  Dans  cette  œuvre  urgente  sa  dissertation 
vient  leur  donner  du  renfort. 

Une  protestatio  initiale  rappelle  encore  une  fois  le 
principe  de  sa  méthode  :  il  ne  s'agit  pas  d'invoquer  les 
traditions,  même  les  plus  respectables,  mais  de  suivre 
l'enseignement  de  Dieu  dans  les  Écritures.  Non, 
inquam,  quœritur  ut  sancti  vixerint  aut  dixerint,  sed  ut 
vivendum  Scriptura  dictet.  Non  de  facto  sed  de  jure 
quieslio  nobis  est.  Sancti  errare  potuerunt  docendo  cl 
peccare  vivendo  :  Scriptura  errare  non  polest  docendo 
nec  credens  Mi  peccare  polest  vivendo.  P.  414.  Il  s'appli- 
que donc  à  montrer  comment  l'Écriture  ne  connaît 
d'autre  sacerdoce  que  celui  du  Christ,  auquel  parti- 
cipent également  tous  les  chrétiens.  D'où  il  suit  que  la 
prétention  d'ériger  la  messe  en  sacrifice  ne  saurait 
être  qu'une  impiété  :  Missas  quas  sacrificia  vocant  esse 
summam  idolatriam  et  impietatem.  P.  417.  On  ne  peut 
en  attribuer  l'origine  qu'à  Satan  :  Quicquid  citra  Scrip- 
tura; autoritatem  fit,  prœsertim  in  iis  quœ  pertinent  ad 
Deum,  id  manifestum  sit  ab  ipso  Satana  profectum  esse. 
P.  426.  Le  seul  sacrifice  autorisé  par  l'Écriture,  en 
dehors  de  la  croix,  est  celui  de  notre  mortification  et 
de  notre  pénitence.  P.  420-421. 

Ces  prémisses  dogmatiques  sont  suivies  d'une 
deuxième  partie,  consacrée  à  la  messe  elle-même,  où 
Luther  reprend  avec  plus  de  détail  la  théologie  eucha- 
ristique esquissée  dans  ses  précédents  ouvrages,  en  vue 
de  montrer  que  la  cène,  étant  un  testament  et  un  repas 
de  communion,  ne  saurait  être  un  sacrifice.  P.  431- 
445.  Puis  il  s'attache  à  la  réfutation  des  arguments 
invoqués  par  les  catholiques,  p.  445-457,  l'un  des  prin- 
cipaux, à  son  sens,  étant  celui  des  prétendues  appari- 
tions rapportées  par  la  légende,  qu'il  ramène  à  des 
œuvres  démoniaques.  Après  quoi  le  traité  dévie  en 
invectives  contre  l'autorité  pontificale. 

On  voit  que  la  réprobation  du  sacrifice  de  la  messe 
est  absolue  et  qu'il  n'est  plus  question,  comme  dans 
le  De  captivitate  babylonica,  de  lui  conserver  ce  carac- 
tère en  raison  tout  au  moins  des  prières  que  le  prêtre 
y  prononce.  Cette  nuance  marque  le  progrès  qui  s'est 
accompli  chez  Luther  dans  le  sens  de  la  négation 
totale.  Par  voie  de  conséquence,  il  n'admet  plus  de 
célébration  eucharistique,  si  ce  n'est  en  vue  de  la  com- 
munion, le  prêtre  célébrant  devant  se  faire,  lui  aussi, 
communier  par  un  autre.  Le  mieux  serait  donc  de  sup- 


1089 


MESSE   ET    RÉFORMATEURS,   SYMBOLES    LUTHÉRIENS 


1090 


primer  toutes  les  messes,  privées  ou  publiques,  telles 
qu'elles  se  font  maintenant  et  de  consacrer  seulement 
l'eucharistie,  à  l'exemple  du  Christ,  pour  la  distribuer 
aux  fidèles,  lui  tout  cas,  si  un  prêtre  veut  absolument, 
extra  exemption  Christi,  dire  la  messe  pour  se  commu- 
nier lui-même,  qu'il  ait  soin  de  n'être  jamais  seul  et 
de  donner  également  la  communion  a  d'autres.  Ibid., 
p.  438-430. 

Un  peu  plus  loin,  ibid.,  p.  457,  Luther  se  montre 
plus  déterminé  :  Cum  ergo  ex  lus  omnibus  probetur, 
conclut-il.  missas  nonnisi  Salanœ  operalione  et  com- 
muni  errore  mundi  in  sacrificiel  versas  esse  adversus 
Evangelium  et  fidem  et  caritatem,  quœ  hac  machina 
abolentur,  tota  fiducia  abrogandœ  sunt  universœ  nobis 
qui  christiani  esse  volumus.  A  la, place,  il  faut  établir 
un  service  unique  aussi  rapproché  que  possible  de  la 
dernière  cène  :  ...  Curandumque  ut  rursus  ad  formam 
et  institutionem  Christi  quam  proxime  accedamus, 
scilicet  ut  singulis  dominicis  diebus,  et  iis  solis,'  et 
unira  lantum  eucharistia  consecretur,  sicut  modo  fit  in 
die  Pascœ. 

Pour  donner  à  son  manifeste  une  plus  grande  exten- 
sion, Luther  en  publia  une  édition  allemande,  Vom 
Missbrauch  der  Messe,  W.,  t.  vm,  p.  477-563.  Aussitôt 
qu'il  eut  retrouvé  la  liberté  de  son  action  publique,  il 
ne  cessa  plus  de  s'élever  en  chaire  contre  la  messe, 
d'agir  auprès  des  princes  et  des  Églises  pour  en  obtenir 
la  suppression.  Voir  dans  l'édition  de  Weimar,  t.  xvm, 
p.  8-11,  l'indication  des  sources  relatives  à  cette  cam- 
pagne, qui  aboutit,  en  1525,  à  la  publication,  d'un 
nouveau  pamphlet,  Vom  Greuel  der  Stillmesse  («  De 
l'abomination  de  la  messe  basse  »),  ibid.,  p.  22-36. 

Dans  l'intervalle,  pour  fournir  un  directoire  positif 
à  ses  fidèles,  il  avait  publié  une  Formula  missœ  et 
communionis  (1523),  t.  xn,  p.  205-220,  qui  fut  bientôt 
traduite  en  allemand  par  Paul  Speratus  et  obtint  le 
plus  vif  succès.  En  attendant  la  vernacula  missa  qu'il 
appelait  de  ses  vœux,  p.  210  et  218,  le  réformateur  se 
contentait  d'une  sélection  dans  les  rites  et  prières  de 
la  liturgie  reçue,  de  manière  à  en  retenir  quse  pura  et 
sancta  sunt,  p.  211,  mais  en  ayant  bien  soin  d'exclure 
tout  ce  qui  sentirait  le  sacrifice.  Il  n'est  même  pas 
opposé  aux  ornements,  niorfo  pompa  et  luxus  absit. 
P.  214.  Déjà  cependant  quelques  essais  avaient  eu  lieu 
çà  et  là  de  messes  en  idiome  national.  Voir  J.  Smend, 
Die  evangelischen  deutschen  Messen  bis  zu  Luthers 
Deutscher  Messe,  Gôttingue,  1896.  L'uniformité  souf- 
frait de  ces  initiatives  divergentes.  C'est  pourquoi 
Luther  fut  prié  de  composer  un  modèle  qui  pût  être 
universellement  adopté.  Sur  ces  préliminaires,  voir 
la  note  des  éditeurs  de  Weimar,  t.  xix,  p.  44-52.  Cette 
»  messe  allemande  »,  ibid.,  p.  72-113,  fut  prête  à  Noël 
1525  et  officiellement  introduite  dans  les  Églises  à 
partir  de  1526.  Voir  A.  Drews,  art.  Gottesdiensl,  dans 
H.  Gunkel-O.  Scheel,  Die  Religion  in  Geschichte  und 
Gegenwart,  t.  n,  col.  1576-1577,  et  P.  WolfT,  art. 
Hauptgottcsdienstordnung,  ibid.,  col.  1875-1880. 

Avec  la  théologie  de  la  messe,  Luther  finissait  donc 
par  en  modifier  également  la  liturgie.  Sa  réforme  attei- 
gnait ainsi  tout  à  la  fois  la  notion  du  sacrifice  eucha- 
ristique dans  le  dogme  et  sa  place  dans  le  culte  chré- 
tien. Il  est  vrai  que,  pour  ne  pas  heurter  les  habitudes 
populaires,  bien  des  formes  extérieures  y  subsistaient 
encore  du  cérémonial  traditionnel:  mais  ce  n'étaient 
plus    que    des    apparences    vidées    de    leur   contenu. 

2°  Symboles  officiels.  —  Aussitôt  que  vint  pour  la 
Réforme  l'heure  d'affirmer  tes  doctrines,  à  rencontre 
de  l'Église,  en  professions  solennelles  de  foi,  un  point 
aussi  essentiel  de  son  programme  ne  pouvait  pas  ne 
pas  y  entrer. 

1.  Confession  d'Augsbourg  (1530).  —  En  effet,  la 
messe  fait  l'objet  d'une  exposition  très  étendue,  sinon 
très  explicite,  dans  la  Confession  d'Augsbourg,  qui  fut 

DICT.    DE    THÉOL.    CATH. 


la  première  en  date  et  reste  le  symbole  le  plus  impor- 
tant des  Églises  luthériennes.  Conf.  Aug.,u,3(=  art. 
xxiv  de  l'édition  allemande),  dans  J.-T.  Millier,  Die 
symbolischen  Bûcher  der  evangelisch-lutherischen  Kirche, 
11»  édit.,  Gutersloh,  1912,  p.  51-53. 

Nulle  part  peut-être  la  rédaction  de  ce  célèbre  docu- 
ment n'est  plus  habile  ni  plus  modérée.  La  messe  ne 
figure  pas  dans  la  première  partie,  consacrée  aux 
articuli  fidei  prœcipui,  mais  seulement  dans  la  seconde, 
parmi  les  articuli  in  quibus  recensentur  abusus  mutati, 
après  la  question  de  l'usage  du  calice  pour  les  fidèles 
et  celle  du  mariage  des  prêtres.  Ce  qui  est  évidemment 
calculé  pour  laisser  entendre  qu'il  s'agit  là  de  pro- 
blèmes purement  disciplinaires. 

Falso  accusantur  Ecclesiœ  nostrœ  quod  missam  abo- 
leant.  Retinetur  enim  missa  apud  nos  et  summa  reve- 
rentia  celebratur.  Déclaration  rassurante  I  On  pousse 
même  le  scrupule  jusqu'à  proclamer  un  conformisme 
liturgique  à  peu  près  complet  :  Servanlur  et  usitatœ 
ceremoniœ  fere  omnes.  La  seule  différence  est  que  des 
chants  en  langue  vulgaire  y  sont  ajoutés  aux  hymnes 
latines,  et  rien  ne  saurait  être  plus  naturel  tout  à  la 
fois  et  plus  bienfaisant.  Après  cela,  le  peuple  y  est 
invité  à  la  communion  et  préparé  à  la  recevoir  par 
de  pieuses  instructions  sur  le  prix  du  sacrement.  Pareil 
culte  est  évidemment  fait  pour  procurer  la  gloire  de 
Dieu  et  le  bien  des  âmes.  D'où  cette  conclusion  légè- 
rement ironique  :  Ilaque  non  videntur  apud  adversarios 
missœ  majore  religione  fieri  quam  apud  nos. 

Après  cette  profession  positive  de  religion  eucha- 
ristique, la  Confession  se  fait  agressive  sur  les  abus 
dont  souffre  l'Église  sur  ce  point.  C'est  un  vieux  grief 
de  tous  les  bons  chrétiens,  publica  et  longe  maxima 
querela  omnium  bonorum  virorum,  que  beaucoup  de 
prêtres  célèbrent  la  messe  tantum  propter  mercedem 
aut  stipendium,  ou  bien  contra  interdictum  canonum. 
Pour  couper  court  à  ce  désordre,  il  n'y  avait  pas  de 
moyen  plus  efficace  que  d'abolir  les  messes  privées, 
quum  fere  nullœ  privatse  missœ  nisi  quœslus  causa 
fièrent.  La  Réforme  n'aurait  pas  eu  besoin  de  prendre 
cette  initiative  si  les  évêques  n'avaient  si  longtemps 
toléré  des  abus  contre  lesquels  ils  n'ont  pas  eu  le  cou- 
rage de  réagir.  Qui  s'ait  si  les  malheurs  actuels  de 
l'Église  ne  sont  pas  le  châtiment  de  ces  sacrilèges 
impunément  multipliés'?  Fortasse  dat  pœnas  orbis  tam 
diulurnœ  profanationis  missarum. 

Le  mal  s'est  aggravé  par  suite  de  certaine  concep- 
tion théologique,  aux  termes  de  laquelle  le  Christ 
aurait  satisfait  pour  le  péché  originel  et  institué  la 
messe  comme  oblation  pour  les  péchés  quotidiens. 
D'où  est  venue  l'idée  courante  que  la  messe  aurait  une 
vertu  expiatoire  :  Hinc  manavit  publica  opinio  quod 
missa  sit  opus  delens  peccata  uiuorum  et  mortuorum 
ex  opère  operalo. 

Il  est  intéressant  de  noter  qu'ici  la  Réforme  rend 
un  involontaire  hommage  à  la  croyance  commune 
en  la  valeur  sacrificielle  de  la  messe.  Sur  la  foi  de 
quelles  autorités  ou  de  quelles  légendes  cette  publica 
opinio  est-elle  rattachée  à  une  sotériologic  qui  res- 
treindrait l'œuvre  rédemptrice  du  Christ  au  péché 
d'origine  pour  réserver  les  autres  au  sacrifice  des 
autels?  La  théologie  catholique  n'est  pas  responsable 
de  cette  étrange  division,  proposée  par  quelque  docteur 
sans  autorité.  Toujours  est-il  que  par  ce  biais 
s'introduit  la  dogmatique  protestante  de  la  messe. 

A  la  foi  catholique  ainsi  présentée  on  reproche  d'être 
doublement  en  contradiction  avec  les  Écritures.  Car, 
d'après  Hebr.,  x,  10  et  14,  la  passion  du  Christ  vaut 
non  solum  pro  culpa  originis  sed  eliam  pro  omnibus 
reliquis  peccatis.  De  même  saint  Paul  enseigne  que 
nous  sommes  justifiés  par  la  foi  :  ce  qui  exclut  que 
nous  le  puissions  être  ex  opère  missarum.  La  messe  n'a 
pas   d'autre   signification   que   celle   d'un    sacrement 

X.  —  35 


1091 


MESSE    ET    RÉFORMATEURS,   SYMBOLES   LUTHÉRIENS 


1092 


propre  à  nous  rappeler  les  bienfaits  du  Christ  et  à  ras- 
surer par  là  nos  consciences.  C'est  pourquoi  la  Réforme 
reste  fidèle  à  l'usage  d'une  seule  messe  publique,  una 
commuais  missa,  célébrée  en  vue  de  la  communion, 
et  l'on  ne  se  prive  pas  de  rappeler  que  telle  fut  le 
pratique  de  la  primitive  Église.  En  somme,  il  n'y 
aurait  de  différence  entre  les  catholiques  et  les  pro- 
testants que  pour  le  nombre  des  messes  :  Taalum 
numerus  missarum  est  dissimilis.  Divergence  d'autant 
moins  condamnable  que  cette  réduction  se  justifie 
propter  maximus  et  manijestos  abusus,  et  que  les 
messes  conservées  le  sont  avec  un  cérémonial  presque 
identique,  maxime  quum  publicœ  ceremoniœ  magna  ex 
parle  similes  usilalis  serventur. 

On  voit  que  tous  les  moyens  sont  pris  pour  donner 
le  change.  De  la  foi  catholique  la  Confession  d'Augs- 
bourg  feint  de  ne  viser  que  les  abus,  tandis  qu'elle 
insiste  avec  une  visible  coquetterie  sur  les  éléments 
qu'elle  retient  du  dogme  et  du  culte  traditionnels. 
Qui  pourrait  néanmoins  se  dissimuler  que  cette  affec- 
tation d'archaïsme  liturgique  prenait  les  allures  d'une 
véritable  révolution  et  masquait  une  attaque  de  fond 
contre  la  réalité  du  sacrifice  eucharistique?  Sous  pré- 
texte de  réviser  des  opinions  d'école,  c'est  la  foi  même 
de  l'Église  qui  était  mise  en  questiqn.  Tous  les  arti- 
fices de  langage  ne  sauraient  pallier  le  fait  évident 
que  la  Réforme  donnait  ici  son  adhésion  formelle 
aux  négations  les  plus  brutales  de  son  fondateur. 

2.  Apologie  de  Mélanchthon.  — Rédacteur  de  la  Con- 
fession d'Augsbourg,  Mélanchthon  assuma  la  charge 
de  l'expliquer  et  de  la  justifier  à  l'usage  du  public. 
Dans  ses  Loci  theologici,  édit.  de  1521,  Corp.  Réf., 
t.  xxi,  col.  221,  il  avait  lui-même  déjà  pris  à  son 
compte,  en  une  sorte  de  résumé  sommaire,  la  dogma- 
tique luthérienne  de  la  messe.  Le  commentaire  de 
VAuguslana  allait  lui  fournir  l'occasion  d'un  exposé 
plus  personnel  et  plus  approfondi.  Apol.  Conf., 
art.  xxiv,  dans  J.-T.  Miiller,  op.  cit.,  p.  248-270. 

Naturellement,  l'auteur  commence  par  protester, 
au  nom  de  son  Église,  de  son  respect  pour  la  messe  : 
Przefandum  est  nos  non  abolere  missam,  sed  religiose 
retinere  ac  defendere.  P.  248.  Quelques  lignes  lui  suf- 
fisent pour  expliquer  l'introduction  de  chants  en 
langue  vulgaire,  et  tout  autant  le  retour  à  l'ancien 
usage  de  la  messe  publique.  2-8,  p.  248-249.  Le  prin- 
cipal de  son  exposition  porte  ensuite  sur  la  question 
de  savoir  si  la  messe  est  ou  non  un  sacrifice.  Ce  qui 
revient,  d'après  lui,  à  se  demander  si  elle  est  capable 
de  remettre  leurs  fautes  ou  leurs  peines  aux  vivants 
ou  aux  défunts  pour  lesquels  elle  est  appliquée. 
Manière  tendancieuse  de  poser  le  problème  et  qui 
permet  aussitôt  d'opposer  au  pharisaïsme  des  œuvres 
la  doctrine  chrétienne  de  la  justification  :  Impossibile 
est  consequi  remissionem  peccalorum  propter  opus 
nosirum  ex  opère  operato,  sed  fide...  12,  p.  250.  Rien  que 
cette  remarque  lui  paraisse  suffisante  a  priori  pour 
trancher  le  débat,  il  n'en  prend  pas  moins  la  peine  de 
lui  consacrer  une  longue  et  minutieuse  discussion. 

Il  paraît  que  jusque-là  tous  les  contradicteurs  de  la 
Réforme  ont  négligé  l'essentiel,  savoir  de  définir 
le  sacrifice  :  Tantum  arripiunt  nomen  sacrificii  vel  ex 
Scripluris  vel  ex  Palribus.  Poslea  affingunt  sua  somnia, 
quasi  vero  sacri ficiiim  significcl  quidquid  ipsis  libel. 
15,  p.  251.  En  vue  de  mettre  fin  à  cet  ingens  tumultus 
verborum,  9,  p.  250,  il  donne  tout  d'abord  du  sacrifice 
la  définition  suivante  :  Ceremonia  vel  opus  quod  nos 
Deo  reddimus  ut  eum  honore  afjiciamus.  Dans  ce  genre 
il  y  a  lieu  de  distinguer  deux  espèces  :  sacrifice  propi- 
tiatoire, qui  apaise  la  colère  divine  et  obtient  la  rémis- 
sion des  péchés;  sacrifice  eucharistique,  qui  est  offert 
par  l'âme  déjà  réconciliée  pour  rendre  grâces  à  Dieu 
de  ses  divers  bienfaits.  Ibid.,  18-19,  p.  252. 

De  ce  concept  l'application  paraît  à  l'auteur  des 


plus  obvies.  Il  n'y  a  de  sacrifice  propitiatoire  que  la 
mort  du  Christ;  les  prières  et  bonnes  œuvres  des 
fidèles  ne  sont  et  ne  peuvent  être  que  des  sacrificia 
luudis.  L'une  et  l'autre  de  ces  assertions  sont  longue- 
ment justifiées  par  l'Écriture.  Mélanchthon  leur 
demande  tout  spécialement  la  réprobation  des  pra- 
tiques extérieures  au  profit  du  culte  spirituel.  22-34, 
p.  252-25G.  En  restant  fidèle  à  ce  dernier  par  la  pré- 
dication de  l'Évangile  et  la  pratique  des  sacrements, 
la  Réforme  réalise  le  précepte  du  juge  sacrificium, 
tandis  que  les  catholiques  s'absorbent  dans  le  forma- 
lisme de  vaines  cérémonies.  35-51,  p.  25(3-260.  Quant 
aux  textes  qui  annoncent  un  sacerdoce  et  un  sacrifice 
nouveaux,  ils  s'entendent  uniquement  du  Christ. 
52-59,  p.  260-262. 

Autant  Mélanchthon  s'étend  sur  l'Écriture,  autant 
il  est  laconique  sur  la  tradition.  Non  ignoramus, 
avoue- t-il,  missam  a  Palribus  vocari  sacrificium.  Mais 
ce  langage  s'explique  sans  peine  par  la  double  notion 
du  sacrifice  ci-dessus  distinguée  :  //('  non  hoc  volant 
missam  ex  opère  operato  conjerre  gratiam  et  applicatam 
pro  aliis  mereri  eis  remissionem  peccalorum...  Ubi 
leguntur  hœc  portenta  verborum  apud  Patres  ?  Sed 
aperte  testanlur  se  de  graliarum  aclione  loqui.  66,  p.  263. 
Cette  solution  est  appuyée  sur  la  théorie  protestante 
du  sacrement  et  du  sacrifice,  celui-là  ne  pouvant  signi- 
fier que  le  soulagement  des  consciences  où  il  excite 
la  foi,  celui-ci  l'action  de  grâces  pour  les  bienfaits  de 
Dieu.  Tel  est  le  cadre  auquel  il  faut  ramener  tout  ce  que 
les  Pères  disent  de  l'eucharistie.  68-77,  p.  264-265.  Le 
terme  d'oblation  et  autres  semblables  que  la  liturgie 
applique  parfois  à  la  messe  s'entendent  pareillement, 
non...  proprie  de  corpore  et  sanguine  Domini,  sed  de 
loto  cultu,  de  precibus  et  graliarum  actionibus.  88, 
p.  267. 

Cette  discussion  générale  est  suivie  d'une  sorte 
d'épilogue  complémentaire  sur  le  point  spécial  de  la 
messe  pour  les  défunts.  A  cette  croyance  si  chère  aux 
catholiques  l'auteur  oppose  d'abord  le  silence  des 
Écritures  :  Nulla  habent  [adversarii  noslri  ]  lestimonia, 
nullum  mandatum  ex  Scripluris.  89,  p.  267.  Puis  il  lui 
est  facile  de  l'écarter  au  nom  des  postulats  dogma- 
tiques déjà  posés  :  Quum  missa  non  sit  satisfaclio, 
nec  pro  pœna  nec  pro  culpa,  ex  opère  operato  sine  fuie, 
sequitur  applicationem  pro  mortuis  inutilem  esse.  92, 
p.  268.  Les  textes  liturgiques  qui  semblent  lui  être 
favorables  visent  uniquement  la  prière  pour  les  morts  : 
Scimus  veteres  loqui  de  oratione  pro  mortuis  quam  nos 
non  prohibemus.  94,  p.  269.  Mais  la  prétention  d'attri- 
buer à  la  messe  une  valeur  satisfactoire  lui  paraît 
une  telle  injure  à  la  passion  du  Christ  et  à  la  jusliiia 
fidei  qu'il  ne  sait  la  comparer  qu'au  culte  des  Raal  en 
Israël.  Au  demeurant,  il  reste  persuadé  que  ce  baaliti- 
cus  cullus  durera  jusqu'au  dernier  jour.  Du  moins  les 
vrais  disciples  de  l'Évangile  auront-ils  élevé  leur  pro- 
testation contre  cette  impiété.  96-98,  p.  269-270. 

Ainsi  la  négation  du  sacrifice  de  la  messe,  que  la 
Confession  d'Augsbourg  insinuait  plutôt  qu'elle  ne 
l'énonçait  ex  professo,  est  érigée  par  YApologia  en 
thèse  formelle.  Voir  çà  et  là  d'autres  pointes  polé- 
miques, par  exemple,  m,  167,  p.  138;  xu,  15,  p.  169; 
xv,  40,  p.  212. 

En  s'attaquant  sans  cesse  à  la  conception  qui  lui 
accorde  une  efficacité  ex  opère  operato,  Mélanchthon 
est,  d'ailleurs,  loin  de  représenter  exactement  les 
positions  catholiques.  Mais,  avec  cette  théorie  d'école, 
ce  n'en  est  pas  moins  le  dogme  lui-même  qu'il  prétend 
éliminer.  En  dehors  du  sacrifice  ainsi  conçu,  il  n'admet 
qu'un  sacrificium  laudis.  A  dessein  VAuguslana, 
témoigne-t-il,  14,  p.  251,  a  évité  ce  'terme  propter 
ambiguitatem.  S'il  le  reprend  lui-même,  comme 
Luther  en  avait  donné  l'exemple,  c'est  en  l'accompa- 
gnant de  commentaires  qui  lui  enlèvent  toute  équi- 


1093 


MESSE    ET    REFORMATEURS,    ZWINGLE 


1094 


voque  et  en  font  une  formule  commode  pour  donner 
une  apparence  de  satisfaction  aux  témoignages  tradi- 
tionnels qui  parlent  de  sacrifice  à  propos  de  la  messe, 
alors  qu'on  en  supprime  visiblement  la  réalité. 

3°  Témoignages  postérieurs,  --Il  suffira  de  quelques 
indications  pour  montrer  que  la  Réforme  n'a  plus 
abandonné,  à  l'égard  de  la  messe  catholique,  cette 
attitude  agressive. 

En  1533.  Luther  publiait  contre  la  «  messe  borgne  » 
un  nouveau  pamphlet  plus  passionné  que  les  précé- 
dents :  Von  der  Winkelmesse  und  Pjafjenweihe,  \Y., 
t.  xxxviii,  p.  195-256,  qui  fut  aussitôt  traduit  en  latin 
par  Juste  Jonas,  De  missn  privata  cl  unctione  sacer- 
dotum.  Wittenberg,  1534.  L'ouvrage  offre  cette  parti- 
cularité de  s'ouvrir  par  une  dispute  avec  le  diable, 
ibid.,  p.  197-205,  qui  se  livre  à  une  âpre  critique  de  la 
messe  privée  sans  que  le  réformateur  soit  capable  de 
rétorquer  pertinemment  ses  objections.  A  l'encontre 
des  controversistes  catholiques,  qui  se  sont  copieuse- 
ment égayés  de  cette  singulière  lucta  cum  diabolo, 
des  apologistes  protestants  ont  pris  soin  de  montrer 
qu'il  s'agit  là  d'un  simple  procédé  littéraire  et  non 
d'une  expérience  vécue.  Voir  A.  Freitag,  L'eber  die 
Entwùrfe  Luthers  zu  den  Schri/len  Von  der  Winkel- 
messe, etc.,  Liegnitz,  1905,  p.  16-18. 

La  violence  dont  Luther  y  faisait  preuve  parut 
choquante,  même  à  quelques-uns  de  ses  partisans,  voir 
une  lettre  d'Amsdorf  en  date  du  28  janvier  1534, 
dans  Enders,  Lulher's  Briejwechsel,  t.  ix,  p.  342,  et  on 
l'accusa  de  reprendre  à  l'égard  de  l'eucharistie  le 
radicalisme  de  Zwingle.  Aussi  jugea-t-il  bon  de 
s'expliquer  sous  la  forme  d'une  lettre  publique  à  l'un 
de  ses  amis,  W.,  t.  xxvm,  p.  262-272,  où  il  déclare 
réserver  ses  censures  à  l'idolâtrie  papiste  sans  vouloir 
porter  atteinte  à  l'usage  légitime  du  sacrement  tel  que 
la  Réforme  l'avait  conservé. 

Toujours  éloigné  de  ces  excès  de  plume,  Mélanchthon 
s'appliquait  à  maintenir  sa  physionomie  doctrinale 
à  la  foi  de  la  nouvelle  Église.  Dans  les  remaniements 
qu'il  fit  subir  à  ses  Loci  theologici,  la  question  de  la 
messe  prit  une  plus  grande  place;  mais  l'auteur  se 
contente  d'y  résumer,  sans  modifications  sensibles, 
l'exposition  de  l'Apologia.  Voir  Loc.  theol.,  édit.  de 
1535,  dans  Corp.  Réf.,  1. 1,  col.  480-485;  édit.  de  1543, 
ibid.,  col.  871-876. 

L'occasion  allait,  d'ailleurs,  bientôt  se  présenter, 
pour  les  dirigeants  de  la  Réforme,  de  formuler  une 
nouvelle  confession  de  foi.  Invités  par  le  pape  Paul  III 
à  un  concile  qui  devait  se  tenir  à  Mantoue,  les  protes- 
tants d'Allemagne  répondirent  par  les  «  articles  de 
Smalcalde  »,  février  1537.  Ils  furent  rédigés  par  Luther 
et  souscrits  par  les  principaux  réformateurs. 

Une  large  place  y  est  faite  à  la  messe,  et  de  manière 
à  mettre  plus  en  évidence  que  ne  le  faisait  V Auguslana 
le  caractère  dogmatique  de  la  question.  On  commence, 
en  effet,  par  poser  en  principe  le  rôle  unique  du  Christ 
Rédempteur  et  la  justification  par  la  foi  en  ses 
mérites,  à  l'exclusion  de  toutes  les  œuvres.  Art. 
Smalc.,  n,  1,  dans  J.-T.  Millier,  op.  cit.,  p.  300.  Suit  un 
article  second  consacré  à  la  messe,  n,  2,  p.  301-305, 
qui  est  immédiatement  exclue  comme  incompatible 
avec  la  foi  énoncée  à  l'article  précédent  :  Quod  missa 
in  papatu  sit  maxima  et  horrenda  abominalio,  simpli- 
citer  et  hosliliter  e  diametro  pugnans  contra  arliculum 
primum. 

Ce  verdict  de  condamnation  est  appuyé  sur  cinq 
arguments,  à  l'adresse  des  «  papistes  les  plus  sensés  », 
en  vue  d'établir  que  la  messe  est  un  hominum  inven- 
tant :  invention  inutile,  au  surplus,  puisque  la  com- 
munion peut  se  faire  autrement;  dangereuse,  à  cause 
des  abus  qu'elle  engendre;  impie,  parce  qu'elle  attente 
au  sacrifice  du  Christ.  De  cette  institution  malfaisante 
d'autres  funestes  conséquences  ont  découlé  :  Ceterum 


draconis  cauda  ista  (missam  intelligo)  peperil  multi- 
pliées abominationes  et  idololalrias,  savoir  la  croyance 
au  purgatoire  avec  toutes  les  superstitions  qu'elle 
entraîne,  la  pratique  des  pèlerinages,  la  création  des 
confréries,  le  culte  des  reliques,  l'usage  des  indulgences. 

Une  fois  le  problème  ainsi  posé,  on  conçoit  aisément 
qu'il  n'en  est  pas  de  plus  capital.  Au  cours  de  cet 
article,  ibid.,  10,  p.  302,  Luther  atteste  l'attachement 
que  les  papistes  portent  au  dogme  du  sacrifice  eucha- 
ristique :  Sentiunt  quidem  optime  cadenle  missa  radere 
papalum.  De  son  côté,  il  n'a  pas  une  moindre  résolu- 
tion de  le  combattre  :  Ego  etiam  per  Dei  opem  in 
cinercs  corpus  meum  redigi  et  concremari  paliar  prius- 
quam  ut  missarium  oentrem  (expression  qui  lui  est  fami- 
lière pour  désigner  les  prêtres)...  sequiparari  Chrislo 
Jesu.  Ainsi  la  question  de  la  messe  devenait  de  part  et 
d'autre,  entre  l'Église  catholique  et  la  Réforme  luthé- 
rienne, une  question  de  vie  ou  de  mort. 

//.  Églises  réformées.  —  Il  n'en  va  pas  autre- 
ment dans  les  branches  secondaires  de  la  Réforme. 
Au  contraire,  la  négation  de  la  présence  réelle,  qui 
les  distingue  du  luthéranisme,  y  développe,  à  l'égard 
de  la  messe  catholique,  une  plus  radicale  hostilité. 

1°  Doctrine  de  Zwingle.  —  En  attendant  la  querelle 
sacramentaire,  qui  devait  les  mettre  aux  prises  d'une 
manière  si  violente,  les  réformateurs  de  Suisse  et 
d'Allemagne  marchaient  en  plein  accord.  «  Même  en 
matière  de  sacrements,  ...jusqu'à  l'été  de  1523,  la  doc- 
trine de  Zwingle  est  très  semblable  à  celle  de  Luther.  » 
F.  Loofs,  Leitfaden  zum  Studium  der  Dogmengeschichte, 
4e  édit.,  Halle,  1906,  p.  797.  Ce  n'est  pas  du  moins  la 
question  de  la  messe  qui  risquait  de  les  diviser. 

Dans  les  67  articles  que  Zwingle  défendit  en  col- 
loque public  le  29  janvier  1523  et  qui  sont  comme  le 
programme  de  sa  réforme,  figure  un  article  xvin 
ainsi  conçu  :  «  Que  le  Christ,  qui  s'est  offert  lui-même 
une  seule  fois,  est  pour  l'éternité  un  sacrifice  per- 
pétuel et  efficace  pour  les  péchés  de  tous  les  croyants. 
D'où  il  suit  que  la  messe  n'est  pas  un  sacrifice,  mais  le 
mémorial  du  sacrifice  et  la  garantie  de  la  rédemption 
que  le  Christ  nous  a  value.  »  Opéra  omnia,  édit. 
Schuler  et  Schulthess,  Zurich,  t.  i,  1828,  p.  154. 
Un  long  traité  en  langue  allemande  suivit  cette  confé- 
rence, où  ces  divers  articles  sont  successivement 
expliqués  et  justifiés.  Sur  la  question  de  la  messe,  voir 
Uslegung,  18,  ibid.,  p.  232-261.  L'auteur  s'applique 
à  y  montrer  par  l'Écriture  que  le  sacrifice  du  Christ 
est  unique  et,  suivant,  la  conception  développée  par 
Luther,  que  l'eucharistie  n'est  pas  autre  chose,  comme 
du  reste  les  autres  sacrements,  qu'  «  un  signe  et  un 
gage  »  de  la  promesse  divine,  p.  240,  un  «  testament  » 
incarné  dans  le  rite  d'un  repas  d'amitié.  P.  252. 

Quelques  mois  après  (août  1523),  Zwingle  reprenait 
la  question,  sous  une  forme  plus  théologique  et  plus 
positive,  dans  son  traité  De  canone  missœ  epichiresis, 
ibid.,  t.  m,  p.  83-116.  La  liturgie  catholique  de  la 
messe  et  la  doctrine  sacrificielle  qu'elle  respire  pour 
ainsi  dire  à  chaque  ligne  y  sont  rejetées  au  nom  des 
Écritures  :  Si  Christus  unquam  dixissel  :  Ile,  offerte 
mihi  vel  Patri  meipsum,  non  injuria  dédisses  oblationi 
nomen  missae...  Nunc,  cum  Christus  edere  ac  bibere 
solummodo  jubet,  nonne  peccas  cum  aliud  ex  ipso  lacis 
quam  ipse  se  fecerat?  Ibid.,  p.  90.  Chacune  des  paroles 
du  canon  est  ensuite  réfutée  suivant  la  même  méthode. 
Zwingle  voulait  cependant  conserver,  pour  la  célé- 
bration de  la  cène,  plusieurs  des  rites  reçus,  voire 
l'usage  de  quelques  vêtements  sacrés.  Il  dut  se 
défendre  sur  ce  point,  dans  une  lettre  à  Géroldsegg, 
contre  certains  extrémistes  qui  regrettaient  ces  conces- 
sions, propres  à  ménager  indûment,  sinon  à  ramener, 
les  superstitions  catholiques.  De  canone  missie  libelli 
apologia,  ibid.,  p.  117-120. 

Malgré  ces  attaques,  la  messe  gardait  encore  ses 


1095 


MESSE    ET    RÉFORMATEURS,    CALVIN 


1096 


partisans.  Pour  les  réduire,  Zwingle  soutint  à  Zurich, 
les  26,  27  et  28  octobre,  une  nouvelle  dispute  sur  cette 
question  et  celle  des  images.  Actes  publiés  au  t.  i, 
p.  459-540.  11  y  en  eut  encore  une  autre  devant  le 
conseil  de  la  ville,  dans  les  derniers  jours  de  l'année, 
entre  les  prêtres  fidèles  et  les  réformateurs  dont 
Zwingle  était  l'àme.  Ibid.,  p.  566-583.  Cette  ardeur 
réformatrice  allait  de  pair  avec  une  égale  activité  doc- 
trinale. Zwingle  eut  l'occasion  de  s'expliquer  une  fois 
de  plus  dans  sa  réponse  aux  critiques  de  Jérôme  Emser. 
Adversus  Hier.  Emserum...  antibolon  (1524),  ibid., 
t.  m,  p.  141-142. 

Les  arguments  allégués  par  Zwingle  contre  la 
inesse  n'offrent  rien  de  saillant.  Ce  sont  toujours 
les  mêmes  textes  scripturaires  sur  l'unique  oblation 
du  Christ  qui  font  les  frais  de  sa  démonstration.  On  y 
peut  remarquer  pourtant  qu'au  lieu  de  s'établir, 
comme  Mélanchthon,  sur  le  terrain  polémique  de 
l'ex  opère  operalo,  il  serre  de  plus  près  le  problème 
essentiel  du  sacrifice.  Qu'on  en  juge  par  ces  trois  pro- 
positions dans  lesquelles  il  résume  sa  pensée,  Anti- 
bolon, p.  142  :  Christus  illuc  tantum  ofjertur  ubi  patitur, 
sanguinem  fundit,  moritur  :  haec  enim  sequipollent. 
...  Christus  non  potest  ultra  mori,  pâli,  sanguinem 
jundere...  Ergo  Christus  ullra  ofjerri- non  potest  :  mori 
enim  non  potest. 

Aussi  s'applique-t-il  à  suivre  les  catholiques  sur  leur 
terrain.  De  eanone  missœ,  p.  101,  où  il  entreprend  de 
discuter  leur  conception  du  sacrificeeucharistique  ainsi 
présentée  :  Dicunt  verum  esse  quod  Christus  se  tantum 
semel  obtulerit,  sed  nos  seepe  eum  ofjerre  adserunt...  Sic 
enim  reclamant  :  Unam  esse  hostiam  non  negamus. 
Quod  autem  semel  oblata  sit  sic  intelligimus  quod  semel 
tantum  mortuus  sit,  ultra  nunquam  moriturus;  vivus 
lamen  sibi  vivo  a  nobis  quotidie  ofjerri  potest.  A  quoi  il 
s'efforce  de  répondre  en  solidarisant  les  deux  concepts 
de  sacrifice  et  d'immolation  sanglante  :  Quasi  aliud 
sit  Christum  mori  et  aliud  Christum  ofjerri,  aut  quasi 
aliud  moriendo  aliud  ofjerendo  actum  sit,  aut  mactari 
aliquid  Deo  passif  quod  non  simul  ofleratur,  aut  victima 
ulla  ofleratur  quœ  non  mactelur.  D'où  suit  la  conclusion: 
Al  Christus  semel  tantum  mactatus  est...  Ergo  semel 
tantum  oblalus  est.  Cf.  p.  102  :  Facessant  igitur...  qui 
oblationem  a  morte  distinguunl  rem  eamdem  sed  aliter 
adpellatam.  Si  la  solution  reste  toujours  résolument 
négative,  du  moins  le  problème  est-il  plus  correcte- 
ment posé. 

Dans  la  suite,  Zwingle  eut  à  défendre  contre  Luther 
et  son  école  sa  conception  d'une  eucharistie  purement 
symbolique.  Mais,  au  cours  de  ses  explications  polé 
miques,  la  négation  du  sacrifice  de  la  messe  ne  se  fait 
que  plus  fréquente  et  plus  ferme.  Voir  De  vera  et  de 
falsa  religione  (1525),  dans  Opéra,  t.  m,  p.  261-264; 
Subsidium  sive  Coronis  de  eucharislia  (1525),  ibid., 
p.  341,  353-354.  Aussi  bien  cette  commune  opposition 
à  la  foi  catholique  fut-elle  un  des  points  sur  lesquels 
les  deux  confessions  rivales  purent  aisément  se  mettre 
d'accord  au  célèbre  colloque  de  Marbourg  (3  oct.  1529). 
L'article  xv  relatif  à  l'eucharistie,  ibid.,  t.  iv,  p.  182, 
contient  cette  clause  :  Quod  missa  non  sit  opus  quo 
aller  altcri,  defuncto  aut  viventi,  gratiam  impetret.  For- 
mule indéterminée,  où  l'on  ne  peut  méconnaître  que, 
sous  le  nom  générique  d'  «  œuvre  »,  le  concept  de 
sacrifice  ne  soit  implicitement  compris. 

2°  Doctrine  de  Calvin.  —  Si  Calvin  s'efforce,  en 
général,  de  tenir  une  sorte  de  position  intermédiaire 
entre  les  doctrines  eucharistiques  de  Luther  et  de 
Zwingle,  il  se  montre,  en  ce  qui  concerne  le  sacrifice 
de  la  messe,  aussi  violemment  hostile  que  l'un  et 
l'autre. 

Le  principal  de  sa  pensée  est  acquis  dès  la  première 
édition  de  l'Institution  chrétienne  (1536).  Voir  Inst. 
relig.   christ.,  c.  iv,   dans  Opéra  omnia,   édit.  Baum, 


Cunitz  et  Reuss,  t.  i,  col.  131-138.  Cependant  les  édi- 
tions postérieures  à  partir  de  1539  présentent  quelques 
compléments.  Voir  Inst.  relig.  christ.,  c.  xvin  (=  c.  xii 
dans  l'édit.  de  1539),  49-69,  ibid.,  col.  1023-1036.  On 
les  retrouve  tous,  avec  des  additions  insignifiantes  et 
quelques  transpositions  dans  l'ordre  des  derniers 
paragraphes,  dans  l'édition  de  1559.  Inst.  relig. 
christ.,  1.  IV,  c.  xvm,  ibid.,  t.  n,  col.  1051-1065.  C'est 
donc  là  qu'il  faut  chercher  l'expression  définitive 
donnée  par  le  réformateur  à  une  doctrine  qu'il  avait, 
comme  on  le  voit,  depuis  longtemps  mûrie. 

Tout  comme  Luther,  Calvin  est  obligé  de  recon- 
naître, par  l'effort  même  qu'il  fait  pour  le  combattre, 
le  consentement  unanime  de  l'Église  de  son  temps  au 
sujet  du  sacrifice  eucharistique.  Horrendœ  abomina- 
tionis  capul  fuit...  quum  pestilenlissimo  errore  tolum 
psene  orbem  obcœcavit  [Satan  ]  ut  crederet  missam  sacri- 
ficium  et  oblationem  esse  ad  impelrandam  peccalorum 
remissionem.  Il  ne  saurait  pourtant  lui  échapper 
tout  à  fait  que  cette  conception  présente,  chez  les 
catholiques,  bien  des  nuances.  Mais  il  négligera  ce 
qu'ont  pu  en  dire  les  saniores  scholastici,  pour  s'en 
tenir  à  la  notion  courante  de  ceux  qu'il  appelle 
volontiers  dans  la  suite  les  missarii,  savoir  missam 
esse  opus  quo...  Deum  promerenlur  vel  expiatoriam  esse 
victimam  qua  sibi  Deum  reconcilient.  1,  col.  1051.  On 
ne  saurait  marquer  plus  nettement  l'intention  de 
tout  subordonner  aux  passions  de  la  polémique. 

A  cette  croyance  catholique  il  oppose  cinq  argu- 
ments :  elle  est  un  blasphème  contre  le  Christ,  en 
méconnaissant  la  pérennité  de  son  sacerdoce  qui  le 
dispense  d'avoir  «  des  successeurs  et  des  vicaires  »; 
elle  attente  à  la  vertu  de  la  croix,  qui  est  notre  unique 
sacrifice;  elle  fait  perdre  aux  hommes  le  souvenir  de 
la  mort  du  Christ  ;  elle  empêche  d'en  reconnaître  les 
fruits  salutaires;  elle  modifie  le  caractère  delà  cène, 
en  prétendant  faire  un  don  à  Dieu  de  ce  qui  est  un  don 
de  Dieu.  2-7,  col.  1052-1056.  Chemin  faisant,  3, 
col.  1054,  il  écarte  en  quelques  mots  la  conception 
catholique,  en  faisant  observer  que  le  sacrifice  du  Cal- 
vaire n'a  pas  besoin  d'être  reproduit,  et  ne  comporte 
pas  d'autre  application  que  le  fait  de  prêcher  l'Évan- 
gde  et  de  célébrer  la  cène. 

La  messe  privée,  c'est-à-dire,  quel  que  soit  le 
nombre  des  assistants,  celle  qui  ne  comporte  pas  de 
communion,  lui  paraît  particulièrement  contraire  à 
l'institution  divine  et  il  ne  manque  pas  de  faire  remar- 
quer quod  hsec  perversiias  puriori  Ecclesise  incognita 
luit.  9,  col.  1057. 

Cependant  il  lui  faut  bien  avouer  que  les  «  anciens  » 
ont  parlé  de  sacrifice  à  propos  de  la  messe.  Mais 
Calvin  assure  que  ce  n'est  pas  au  sens  des  papistes  : 
Simul  exponunt  se  aliud  nihil  inlelligere  quam  memo- 
riam  veri  illius  et  unici  sacrificii  quod  in  cruce  peregit 
Christus.  Tel  serait,  en  particulier,  le  cas  de  saint 
Augustin  :  Passim  apud  eum  reperies  non  alia  ralione 
vocari  ccenam  Domini  sacrificium  nisi  quod  est  memoria, 
imago,  leslimonium  illius  singularis,  veri  et  unici 
sacrificii.  10,  col.  1058.  Encore  est-il  que,  pour  eux, 
la  messe  ne  signifiait  pas  une  image  vide  :  Nescio 
quam  repelitie  aut  saltcm  renovatœ  immolationis  faciem 
eorum  coena  prie  se  ferebat.  Malgré  tout,  Calvin  consent 
à  ne  pas  incriminer  ce  langage,  parce  qu'il  n'entendait 
pas  unico  Domini  sacrificio  vel  minimum  derogare. 
Tout  au  plus  regrette-t-il  qu'on  ait  voulu  donner  à  la 
pure  institution  du  Christ  une  couleur  sacrificielle 
tirée  de  l'Ancien  Testament.  11,  col.  1059.  On  voit  que, 
dans  la  mesure  où  ses  préventions  lui  ont  permis  de  la 
saisir,  la  notion  traditionnelle  de  la.  messe  finissait 
par  ne  pas  inspirer  à  Calvin,  tout  au  moins  en  théorie, 
de  trop  profondes  répugnances. 

Il  reste  néanmoins  le  mot  de  sacrifice,  dont  le  réfor- 
mateur ne  peut  nier  l'usage.  Pour  arracher  cette  arme 


Iii!i7 


MESSE    ET    RÉFORMATEURS.   CALVIN 


1098 


aux  mains  de  ses  adversaires,  il  ne  trouve  rien  de 
mieux  que  de  reprendre  l'exégèse  de  Mélanchthon. 
Voir  ci-dessus,  col.  1091. 1.e  sacrifice  se  divise  en  propi- 
tiatoire et  eucharistique.  Dans  le  premier  sens,  il  n'y 
a  pas  d'autre  sacrifiée  que  la  mort  du  Christ  :  ce  qui 
lui  fournit  l'occasion  d'une  nouvelle  charge  contre  la 
vénalité  et  l'impiété  des  messes  catholiques.  14-15, 
col.  1061-1062.  Mais,  au  sens  biblique  de  louange,  ce 
terme  peut  convenir  à  la  célébration  de  l'eucha- 
ristie :  Hujus  generis  sacrificio  carere  non  potest  cœna 
Domini.  in  qua,  dum  ejus  morlem  annuntiamus  et  gra- 
tiarum  aclionem  referimus,  nihil  aliud  quam  ofjerimus 
sacrifieium  laudis.  17,  col.  1063.  A  cette  condition, 
on  peut  éviter  les  abominations  sacrilèges  de  la  messe 
et  la  ramener  à  la  pureté  de  ses  origines  :  Missam  in 
selectissima  sua,  et  qua  maxime  vendilari  potest,  inte- 
gritate  aceeplam,  sine  suis  appendicibus,  a  radiée  ad 
fastigium,  omni  génère  impietatis,  blasphemisc,  ido- 
lolatriie,  sacrilegii  scatere.  18,  col.  1064. 

Nulle  part  Calvin  n'a  rien  ajouté  d'essentiel  à 
cet  exposé  de  l'Institution  chrétienne.  On  en  trouve 
un  résumé  populaire  dans  son  Petit  traiclé  de  la  saincte 
Cène,  1541,  ibid.,  t.  v,  col.  448-450.  Il  semble  pourtant 
avoir  été  inquiet  du  parti  que  l'on  pouvait  tirer  de  la 
cène  évangélique  au  profit  de  la  messe.  Contre  quoi  il 
affirme  avec  véhémence  qu'entre  ces  deux  faits  «  il  y 
a  autant  de  convenance  qu'entre  le  feu  et  l'eau  ».  Refor- 
mation pour  imposer  silence  à  un  certain  belistre,  1556, 
t.  ix,  col.  134.  Expression  qui  se  retrouve  dans  le 
sermon  xxni  sur  Daniel,  t.  xli,  col.  564.  Comme  mani- 
festations plus  importantes  de  sa  persistante  ani- 
mosité  contre  la  messe,  qu'il  suffise  de  citer  :  Intérim, 
t.  vu,  col.  574-581,  suivi  de  Verœ  Ecclesiœ  re/ormandœ 
ratio,  ibid.,  col.  640-651;  Epistola  de  fugiendis  impio- 
rum  sacris,  t.  v,  col.  255-259,  261  ;  Epistola  de  sacer- 
dotio  papali,  ibid.,  col.  288,  296,  301-302;  Quatre  ser- 
mons :  Serm.  I  contre  l'idolâtrie,  t.  vin,  col.  384-388  ; 
De  necessitate  reformandœ  Ecclesiœ,  t.  vi,  col.  488; 
Sermons  sur  le  Deutéronome,  xlv,  t.  xxvi,  col.  430; 
Corn,  in  I  Cor.,  xi,  24,  t.  xux,  col.  485-486,  490. 

On  voit  que  la  négation  du  sacrifice  eucharistique 
est  un  thème  non  moins  fécond  chez  les  réformés  qu'il 
ne  le  fut  chez  les  luthériens.  Chez  les  uns  et  les  autres, 
l'identité  de  la  thèse  entraîne  celle  des  arguments  et 
les  mêmes  habitudes  polémiques  développent  de 
semblables  passions. 

3°  Symboles  officiels.  —  Quelques-unes  des  nom- 
breuses confessions  de  foi  où  les  Églises  réformées 
essayèrent  de  fixer  officiellement  leurs  croyances  font 
une  place  spéciale  à  la  réprobation  de  la  messe. 

Ainsi  en  est-il  de  la  Confession  de  Zurich  (1523), 
formulée  sous  l'influence  immédiate  de  Zwingle.  On  y 
reproche  aux  «  prêtres  »  d'avoir  transformé  la  messe 
en  sacrifice  «  depuis  plusieurs  centaines  d'années  ». 
Suivent,  à  l'appui  de  ce  grief,  les  textes  scripturaires 
et  les  raisons  dogmatiques  qui  sont  censés  établir  qu'il 
n'y  a  pas  d'autre  sacrifice  pour  le  chrétien  que  celui 
tle  la  croix.  E.-F.-K.  Millier,  Die  Bekenntnisschriflcn 
der  reformierten  Kirche,  Leipzig,  1903.  p.  26-28.  En 
même  temps  qu'ils  affirment  leur  foi,  les  protestants 
éprouvent  le  besoin  d'argumenter  contre  celle  de 
l'Église.  Voir  de  même  les  //lèses  de  Berne  (1528),  vi, 
ibid.,  p.  30,  et  la  Confessio  letrapolitana  (1530),  xix, 
ibid.,  p.  73-74.  L'Helvelica  posterior  (1562)  réserve  la 
question  de  savoir  si  la  messe,  apud  veleres,  fut  tole- 
rabilis  an  inlolerabilis,  mais  ne  laisse  pas  douter 
qu'elle  ne  fût,  dans  l'Église  actuelle,  un  abus  qu'il  était 
urgent  d'extirper.  Ibid.,  p.  213. 

Genève    parle    un    langage    encore    plus    violent. 

D'aultant  que  la  messe  du  pape  a  esté  une  ordon- 
nance mauldicte  et  diabolique  pour  renverser  le 
mistère  de  ceste  saincte  cène,  nous  déclairons  qu'elle 
nous  est  en  exécration  comme  une  idolâtrie  condamnée 


de  Dieu.  »  Confession  de  Genève  (1536),  xvi,  ibid., 
p.  114.  Le  Catéchisme  de  Genève  s'abstient  de  ces  ana- 
tliômes,  mais  confirme  résolument  la  même  négation. 
Ibid.,  p.  150-151.  On  y  pose  la  question  formelle  : 
Ergo  non  in  hune  finem  instituta  est  cœna  ut  Dca  Eilii 
sui  corpus  ofjeratur?  La  réponse  est  non  moins  nette  : 
Minime.  Soins  enim  ipse...  hanc  prœrogativam  habet. 
Atque  hoc  sonant  ejus  verba  quum  ait  :  «  Accipile  et 
manducate.  »  Neque  enim  ut  offeramus  corpus  suum, 
sed  lantum  ut  vescamur  hic  prœcipit. 

Chez  les  presbytériens  écossais,  on  repousse  pareil- 
lement 1'  «  opinion  »  des  papistes  qui  veut  faire  de  la 
messe  un  sacrifice  :  Hanc  nos  eorum  doctrinam  velut 
contumeliosam  adversus  Jesum  Christum  rejicimus  et 
detestamur.  Conf.  Scolica,  xxn,  ibid.,  p.  261.  Cf.  p.  264, 
où  se  lisent  ces  formules  de  réprobation  :  Diabolicam 
missam,  sacrilegum  sacerdolium,  abominandum  pro 
vivorum  mortuorumque  peccatis  sacrifieium. 

Dans  l'Église  anglicane,  la  réprobation  de  la  messe 
prend  une  forme  plus  dogmatique  sans  être  moins 
déterminée.  Lin  seul  petit  article  lui  est  consacré  dans 
la  série  des  39  qui  forment  la  célèbre  Confession  de 
Westminster  (1562-1563).  Art.  xxxi,  ibid.,  p.  517.  On 
commence  par  y  rappeler  les  prémisses  doctrinales  qui 
commandent  toute  la  question,  savoir  la  valeur  déci- 
sive et  exclusive  du  sacrifice  de  la  croix  :  Oblalio 
Christi  semel  facta  perfecta  est  redemptio,  propitialio 
et  satisfaclio...  Neque  prœter  illam  unicam  est  ulla  alia 
pro  peccatis  expiatio.  Au  nom  de  ces  principes,  la  con- 
ception catholique  de  la  messe  est  écartée  comme  un 
blasphème  :  Unde  missarum  sacrificia,  quibus  vulgo 
dicebatur  sacerdolem  offerre  Christum  in  remissionem 
poznœ  aut  culpze  pro  vivis  et  defunctis,  blasphéma  fig- 
menta  sunt  et  pernitiosœ  imposturœ. 

Les  protestants  hongrois  se  montrent  particulière- 
ment agressifs  :  Missa  papistica  horrenda  idolatria... 
Fit  enim  in  sacrificio  missœ  papislicœ  idolatria,  Christi 
illusio,  panis  adoratio,  gratiœ  Dei  et  meriti  Christi 
suppressio.  Asserere  missam  tollere  peccala  omnia  et 
conversionem,  pœnitenliam  viribus  hominum  fieri  posse 
est  occasionem  dare  ad  omnia  scelera.  Contre  quoi  on 
allègue  l'autorité  de  Dan.,  xi,  38,  celle  du  Christ  sur- 
tout qui  a  fait  de  la  cène  un  sacrement  et  non  un  sacri- 
fice, celle  aussi  des  Pères.  En  effet,  Patres  cœnam 
memoriam  sacrificii  propiliatorii  dixerunt,  ...  non  ipsam 
salutem  ut  migantur  sacrificuli...  Patres  ignorarunl 
missam  papislicam.  D'où  il  suit  que  la  messe  ne  sau- 
rait être  qu'une  invention  diabolique  :  Tota  doclrina 
cœlestis  et  ritus  missœ  a  diabolo  per  papas  et  indoclos 
homines  corrupta  et  immulata  sunt  impio  et  temerario 
ausu.  Confession  d'Erlauthal  (1562),  ibid.,  p.  305-306. 
Les  enseignements  évangéliques  sur  le  culte  «  en 
esprit  et  en  vérité  »  imposent  également  la  même 
conclusion  :  Turpiter  errant  sacrificuli  Baal,  qui 
Christum,  panem  et  vinum  offerre  et  sacrificare  se 
fingunl  in  missa,  cum  nostra  oblatio  sit  spirilualis. 

En  regard  de  ces  formules  qui  ne  diffèrent  entre  elles 
que  par  le  degré  de  violence  et  d'injustice,  la  Confes- 
sion gallicane  (1559)  fait  preuve  d'une  honorable  dis- 
crétion. On  n'y  trouve  pas  d'article  spécial  sur  la 
messe;  mais  il  n'est  pas  douteux  qu'elle  ne  soit  indi- 
rectement visée  dans  ces  déclarations  tendancieuses 
sur  l'œuvre  rédemptrice  :  «  Nous  croyons  que  par  le 
sacrifice  unique  que  le  Seigneur  Jésus  a  offert  en  la 
croix  nous  sommes  reconciliez  a  Dieu...  Aussi  nous 
protestons  que  Jésus  Christ  est  notre  lavement  entier 
et  parfait.  »  Conf.  gaïlic,  xvn,  ibid.,  p.  225.  Voir  de 
même  xxiv,  p.  227,  qui  réprouve  l'intercession  des 
saints  et  continue  :  «  Nous  rejettons  aussi  tous  autres 
moyens  que  les  hommes  présument  avoir  pour  se 
racheter  envers  Dieu  comme  derrogeans  au  sacrifice 
de  la  mort  et  passion  de  Jésus  Christ.  »  L'a.  xxxvi 
relatif  à  la  cène,  ibid.,  p.  230-231,  se  contente  de  la 


1099 


MESSE,   ADVERSAIRES   CATHOLIQUES    DE    LA    RÉFORME 


1100 


présenter  comme  un  sacrement.  La  messe  y  est 
écartée  par  simple  prétention.  Voir  de  môme  la 
Con/essio  belgica  (1561),  xxi  et  xxxv,  ibid.,  p.  240  et 
247. 

Une  parfaite  unité  de  tendances  se  manifeste  donc  à 
travers  la  diversité  de  ces  formules,  dont  le  seul  intérêt 
est  de  montrer  avec  quelle  résolution  les  Églises  réfor- 
mées, aussi  bien  que  les  Églises  luthériennes,  se  sont 
systématiquement  établies  sur  les  positions  doctri- 
nales que  leurs  fondateurs  respectifs  avaient  adoptées 
dès  l'origine.  A  l'expression  officielle  de  leur  foi  les 
unes  et  les  autres  ne  se  privent  d'ailleurs  pas,  à  de 
rares  exceptions  près,  de  mêler  d'acrimonieuses  cri- 
tiques, où  s'affirme  la  virulence  de  leurs  préjugés 
confessionnels.  La  messe  est  un  de  ces  points  dont  la 
Réforme  ne  sut  jamais  traiter  avec  mesure. 

En  laissant  de  côté  ces  violences,  dent  le  moins 
qu'on  puisse  dire  est  qu'elles  n'avancent  pas  la  cause 
du  nouvel  Évangile  et  qui  seraient  plutôt  un  signe  de 
sa  faiblesse,  il  reste  que  le  protestantisme  a  cru  voir 
dans  l'idée  de  l'oblation  eucharistique  un  attentat  à 
l'unique  sacrifice  du  Christ,  et  dans  la  pratique  de  la 
messe  une  des  formes  les  plus  aiguës  du  pharisaïsme 
des  œuvres.  Voilà  pourquoi  tous  ses  postulats  dog- 
matiques et  toutes  ses  préventions  ecclésiastiques 
devaient  le  dresser  contre  la  doctrine  catholique  sur 
ce  point.  On  a  vu  si  la  Réforme  s'est  dérobée  à  la 
logique  de  ses  principes  constitutifs.  Mais  ni  l'intrépi- 
dité de  son  dogmatisme,  ni  l'àpreté  de  ses  polémiques 
ne  peuvent  pallier  l'amputation  que  cette  opposition 
brutale  au  sacrifice  de  la  messe  faisait  subir  au  passé 
chrétien. 

II.    RÉACTION      DE    LA      THÉOLOGIE    CATHOLIQUE.    

Entre  l'explosion  de  la  Réforme  et  la  xxiie  session  du 
concile  de  Trente,  qui  devait  définir  la  doctrine  catho- 
lique de  la  messe,  près  d'un  demi-siècle  s'est  écoulé, 
pendant  lequel  les  théologiens  durent  assurer  à  eux 
seuls  la  défense  de  la  foi.  Ils  ne  faillirent  pas  à  ce 
devoir. 

/.  principaux  témoins.  —  Toto  jam  decennio 
in.fl.niia  pœne  volumina  ediderunt  adversarii  de  sacri- 
ficiel, constatait  déjà  Mélanchthon  dans  son  Apologie 
de  la  Confession  d'Augsbourg,  xxiv,  15.  J.-T.  Millier, 
Die  symbolischen  Bûcher,  p.  251.  S'il  en  était  ainsi 
après  dix  ans,  que  ne  faudra-t-il  pas  dire  des  trente 
qui  ont  suivi?  Il  serait  manifestement  aussi  inutile 
qu'impossible  de  prétendre  établir  la  liste  complète 
de  ces  infinila  volumina.  Qu'il  suffise  d'indiquer  ceux 
qui  furent  les  plus  célèbres  et  qui  peuvent,  à  distance, 
nous  sembler  les  plus  importants. 

1°  Apologistes  du  premier  jour.  —  Parmi  les  défen- 
seurs de  la  cause  catholique,  il  faut  faire  une  place 
spéciale  aux  volontaires  de  la  première  heure,  à  qui 
revint  l'honneur  de  soutenir  le  choc  de  l'assaut  mené 
par  les  protestants  contre  le  sacrifice  de  la  messe. 

On  a  vu,  en  effet,  que,  pour  agiter  plus  efficacement 
l'opinion,  Luther  publia  sur  la  question  plusieurs 
pamphlets  successifs,  soit  en  latin,  soit  en  allemand. 
Les  réponses  ne  manquèrent  pas  du  côté  catholique 
et,  naturellement,  c'est  surtout  en  Allemagne  qu'il 
faut  les  chercher.  A  ces  passes  d'armes,  avec  les  grands 
controversistes  de  l'époque  dont  les  noms  sont  bien 
connus,  de  plus  modestes  champions  ont  tour  à  tour 
pris  part.  En  publiant  les  œuvres  de  Luther,  les  édi- 
teurs de  Weimar  ont  pris  soin  de  relever  les  principales 
tout  au  moins  des  ripostes  dont  elles  furent  l'objet. 
Le  rappel  de  ces  publications  aujourd'hui  bien  oubliées 
aura  tout  au  moins  l'avantage  de  montrer  ce  que  fut 
alors  la  vivacité  de  la  lutte. 

C'est  en  1520  que  parut  le  premier  manifeste  de 
Luther  contre  la  messe,  sous  la  forme  d'un  sermon  en 
langue  allemande  intitulé  :  «  Du  Nouveau  Testament, 
c'est-à-dire  de  la  sainte  messe.  »  L'année  suivante, 


Jean  Cochlée  en  entreprenait  déjà  la  réfutation,  dans 
un  grand  traité  qui  ne  put  voir  le  jour  qu'en  1523  : 
Glos  und  Comment...  ufj  CLIIII  Articklen  gezogen 
uss  einem  Sermon  Doc.  Mur.  Lutcrss  von  der  heiligen 
Mess  und  neuem  Testament.  Dès  le  mois  de  septembre 
de  la  même  année,  l'auteur  y  ajoutait  un  petit  sup- 
plément :  Glos  und  Comment  auf  den  XIII  Arlickel 
von  rechtem  Mess.  Malgré  les  promesses  du  titre,  plu- 
sieurs des  articles  extraits  de  Luther  n'y  sont,  paraît-il, 
pas  glosés,  pour  faire  court,  et  le  ton  de  la  controverse, 
suivant  les  habitudes  de  l'époque,  y  est  violent  jusqu'à 
la  grossièreté.  Édit.  de  Weimar,  t.  vi,  p.  351-352. 

A  l'adresse  du  public  lettré,  Luther  publiait  en 
même  temps  son  De  captivilale  babylonica  (1520), 
qui  provoqua,  en  France,  la  Determinatio  theologicse 
facultatis  Parisiensis  (avril  1521)  et,  en  Angleterre, 
la  fameuse  Asserlio  septem  sacramenlorum  (1521), 
qui  valut  à  Henri  VIII  le  titre  de  Dejensor  fidei. 
Luther  ayant  riposté  dans  son  opuscule  Contra 
Henricum  regem  Angliœ  (1522)  s'attira  l'intervention 
d'un  plus  sérieux  adversaire,  John  Fisher,  évêque  de 
Rochester,  qui  lui  opposait  en  1523  son  Asserlionis 
lutheranse  con/ulatio.  En  Allemagne,  Jean  Cochlée 
méditait  un  grand  ouvrage  sur  l'eucharistie,  qui  devait 
compter  trois  livres,  mais  ne  put  jamais  voir  le  jour. 
Il  fut  tardivement  et  imparfaitement  remplacé  par 
Henri  Helmesius,  Captivitas  babylonica  Martini 
Lutheri  ex  ipsissimis  sacrœ  Scripturœ  senlenliis  plane 
dissoluta  (Cologne,  1557).  Édit.  de  Weimar,  t.  vi, 
p.  494-495.  Sans  être  l'unique  objet  de  ces  divers 
traités,  la  question  de  la  messe  y  occupe  une  grande 
place,  tant  chez  Luther  que  chez  ses  contradicteurs. 

Pour  le  De  abroganda  missa  privata  (1522),  la  pre- 
mière réfutation  vint  de  France.  Josse  Clichtoue  le 
vise  principalement  dans  le  second  livre  de  son 
Anlilulherus  (1524),  intitulé  :  Contra  abrogalionem 
missie  quam  inducere  molitur  Lulhcrus.  Édit.  de  Wei- 
mar, t.  vni,  p.  409. 

En  Allemagne,  c'est  seulement  un  peu  plus  tard 
que  Jean  Mensing  lançait  coup  sur  coup  contre  ce 
traité,  en  allemand  d'abord,  puis  en  latin,  les  quatre 
opuscules  suivants  :  Von  dem  Testament  Chrisli,  puis 
Von  dem  Opfjer  Chrisli  (1526);  De  sacerdolio  Ecclesiw 
Christi  calholicœ...  adversus  Martini  Lutheri  doymata, 
praisertim  libello  suo  infando  «  De  abroganda  missa  » 
malesuado  demone  prodita,  et  Examen  scripturarum 
atque  argumentorum  quœ  adversus  sacerdotium  Ecclesia; 
libello  «  De  abroganda  missa  »  per  Martinum  Lulherum 
sunt  adducta  (1527).  Dédaigné  par  Luther,  cet  obscur 
adversaire  fut  combattu  par  Jean  Fritzhans  de 
Magdebourg  :  Was  die  Mesz  sey  (1527).  A  l'adaptation 
allemande  du  même  libelle  :  Vom  Missbrauch  der 
Messe  (1522)  le  dominicain  Jean  Dietenberger  oppo- 
sait une  réponse,  composée  dès  1524,  mais  qui  ne 
devait  paraître  qu'en  1525  :  Wider  das  unchristlich 
buch  Mari.  Luth,  von  dem  missbrauch  der  Mess.  Édit. 
de  Weimar,  t.  vin,  p.  477-479. 

Contre  la  Formula  missas  et  communionis  (1523), 
c'est  d'abord  Jérôme  Emser  qui  partit  en  guerre  avec 
sa  brochure  Missa;  chrislianorum  contra  Lutheranam 
missandi  formulant  asserlio,  1524,  où  les  allégations  de 
Luther  sont  relevées  et  accompagnées  pas  à  pas  de 
gloses  critiques.  La  même  année,  l'auteur  publiait 
également  une  Canonis  Missa;  contra  H.  Zwinylium 
de/ensio.  Une  seconde  édition  parut  à  Cologne  en 
1532,  qui  réunissait  en  un  seul  volume  les  deux  opus- 
cules. Sur  les  pas  de  Jérôme  Emser,  mais  en  réalité 
sous  une  forme  très  personnelle,  Josse  Clichtoue  consa- 
crait à  la  réfutation  de  la  messe  luthérienne  le  premier 
livre  de  son  Propugnaculum  Ecclesise  adversus  Luthe- 
ranos  (1526).  L'ouvrage  se  fait  remarquer  par  la  soli- 
dité du  fond  et  l'élégance  de  la  forme.  Auprès  des 
controversistes  postérieurs,  voir  Renz,  op.  cit.,   p.  54, 


1101 


MESSE,    ADVERSAIRES   CATHOLIQUES   DE    LA    RÉFORME 


1102 


te  silence  de  Luther  à  son  endroit  passa  pour  un  aveu 
d'impuissance.  Édit.  de  Wehnar,  t.  xu,  p.  199-201. 

Le  même  Jérôme  Emser  prit  encore  la  plume 
contre  le  nouveau  manifeste  de  Luther  :  Vom  Greuel 
der  Stillmesse  (1525),  auquel  il  opposait,  en  lui  retour- 
nant son  propre  titre,  la  riposte  suivante  :  Auf] 
I.ulhers  greuel  Wider  die  heiligen  Stillmess  (=  Sur  l'abo- 
mination de  Luther  contre  la  messe  basse),  1525.  Il 
existe  à  la  bibliothèque  royale  de  Munich,  Cod.  germ. 
930,  une  réfutation  encore  inédite  du  même  ouvrage, 
écrite  en  bas  allemand  par  le  chancelier  Luder  van 
Reventlo.  Édit.  de  Weimar,  t.  xvm,  p.  14-16.  A  la 
même  époque  remontent  les  trois  livres  de  Jean  Eck, 
De  sacrificio  missœ  contra  Lulheranos  (1527),  qui,  sans 
viser  aucun  ouvrage  spécial  de  Luther,  sont  une  des 
plus  solides  réfutations  que  la  controverse  catholique 
ait  jamais  opposées  à  l'ensemble  de  sa  doctrine. 

Enfin,  le  dernier  en  date  des  pamphlets  dirigés 
contre  la  messe  par  le  réformateur  :  Von  der  Win- 
kebnesse  und  Pfu/Jenweihe  (1533)  ne  passa  pas  davan- 
tage inaperçu.  Jean  Cochlée  commença  par  lui  opposer 
une  réédition  du  traité  d'Innocent  III  :  De  sacro  altaris 
myslerio  (Leipzig,  1534).  Puis  il  voulut  le  suivre  sur 
son  propre  terrain  par  une  réponse  plus  accessible  au 
populaire  :  Von  der  heyligen  Mess  und  Priesterweyhe 
Christlicher  bericht  (Leipzig,  1534).  Une  semblable 
riposte  du  curé  François  Arnoldi  est  restée  manuscrite 
aux  archives  de  Dresde,  Loc,  10  299.  Édit.  de  Weimar, 
t.  xxxvm,  p.  179-180.  • 

A  ces  monographies  de  circonstance  il  faudrait 
ajouter,  pour  être  moins  incomplet,  lçs  pages  relatives 
au  sacrifice  de  la  messe  contenues  dans  les  œuvres 
générales  de  controverse,  telles  que  VEnchiridion  de 
Jean  Eck  (1525),  la  Tweslche  Theologey  de  Berthold 
Pirstinger  (1528),  la  Hiérarchise  ecclesiasticse  assertio 
d'Albert  Pighius  (1538),  les  divers  opuscules  de 
Cajétan,  de  Catharin  et  de  Driedo.  Voir  Lepin,  op.  cit., 
p.  253-255.  L'ensemble  de  cette  littérature  polémique 
montre  qu'en  face  de  la  Réforme  naissante  les  défen- 
seurs de  l'Église  ne  restèrent  pas  inactifs,  que  les 
attaques  de  Luther  contre  la  messe  retinrent  tout 
spécialement  leur  attention,  et  qu'à  défaut  de  la 
verve  tumultueuse  et  agressive  qui  fit  le  succès  du 
réformateur  ils  déployèrent  du  moins  les  plus  hono- 
rables efforts  pour  répondre  à  ses  coups. 

2°  Théologiens  postérieurs.  —  Dans  la  suite,  pour  être 
d'allure  plus  sereine,  la  controverse  ne  fut  ni  moins 
ardente  ni  moins  féconde.  Il  ne  s'agissait  plus  de 
riposter  pour  ainsi  dire  du  tac  au  tac  aux  manifestes 
lancés  dans  le  public  par  les  auteurs  de  la  Réforme, 
mais  de  prendre  corps  à  corps  des  critiques  déjà  plus 
systématisées  et  de  leur  opposer  une  doctrine  cohé- 
rente du  sacrifice  eucharistique.  Après  les  polémistes 
d'avant-garde,  c'est  aux  théologiens  qu'il  appartenait 
d'entrer  en  lice.  Ils  ne  se  dérobèrent  pas  à  cette  tâche, 
puisque,  parmi  les  interprètes  de  la  tradition  catho- 
lique au  sujet  de  la  messe,  on  a  pu  ranger  à  juste 
titre,  voir  Lepin,  op.  cit.,  p.  255-258,  les  principaux 
noms  de  la  théologie  du  temps. 

Naturellement,  la  question  de  la  messe  est  touchée 
en  son  rang  dans  les  réfutations  opposées  à  la  Confes- 
sion d'Augsbourg  par  Jean  Cochlée,  Quadruplex 
concordix  ratio  et  consyderatio  super  Confessione 
Augustana  (1544),  et  l'augustin  Jean  Hofmeister  de 
Colmar,  Judicium  de  articulis  confessionis  fidei  (1559), 
dans  l' Antididagma  de  Jean  Gropper  (1544)  et  la 
Panoplia  evangelica  de  Guillaume  Lindanus  (1559). 
De  même,  elle  intervient  dans  la  Declaratio  arliculorum 
faite  au  nom  de  la  Faculté  de  Louvain  par  Ruard 
Tapper  (1554),  et  dans  VExplicatio  articulorum  qui  la 
suivit  de  près  (1555). 

La  controverse  n'inspire  pas  seulement  ces  publica- 
tions de  circonstance.  Elle  pénètre  jusque  dans  les 


expositions  doctrinales,  où  les  représentants  de 
l'Ecole  ne  peuvent  plus  ne  pas  faire  leur  place  aux 
erreurs  du  jour.  Souvent  les  titres  eux-mêmes  reflètent 
cette  intention  polémique. 

En  Allemagne,  contre  la  synthèse  toujours  impo- 
sante de  Mélanchthon,  la  mode,  si  l'on  peut  ainsi  dire, 
était  aux  Loci  communes.  Dès  celte  époque,  on  en 
compte  au  moins  trois  différents,  dus  à  l'augustin 
Jean  Hofmeister  (1546),  au  franciscain  Conrad  Kling 
(1559)  et  à  Jean  Gaspard  Rutland  (1559).  On  peut 
croire  que  l'illustre  cardinal  polonais  Stanislas  Hosius 
pensait  à  la  Confession  d'Augsbourg  en  publiant  sa 
Confessio  catholicee  fidei  christiana  (1551).  En  France, 
il  semble  que  le  besoin  se  fit  plutôt  sentir  de  faire 
contrepoids  au  grand  ouvrage  de  Calvin,  si  l'on  en 
juge  par  les  œuvres  du  toulousain  Jean  Viguier,  Insti- 
tutiones  ad  naturalem  et  christianam  philosophiam, 
maxime  vero  ad  scholasticam  theologiam,  et  du  cham- 
penois Pierre  Boulenger,  Instituiionum  christianarum 
libriocto  (1561). 

L'importance  toute  spéciale  du  problème  de  la 
messe  lui  valut  encore  quelques  monographies.  LIne  des 
plus  célèbres  fut,  en  Allemagne,  celle  du  dominicain 
Jean  Fabri,  Was  die  Evangelisch  Mess  sey  (1555),  tra- 
duite aussitôt  en  latin  par  le  chartreux  Laurent 
Surius  (1556)  et  qui  bénéficia,  dans  les  années  sui- 
vantes, de  plusieurs  autres  traductions  latines  ou 
françaises,  ainsi  que  d'une  réfutation  par  Flacius 
Illyricus  (1557).  Voir  Fabri,  t.  v,  col.  2058-2059. 
Aux  théologiens  se  joignaient  les  prédicateurs,  témoins 
les  quinze  discours  prononcés  en  1548  par  l'évêque 
auxiliaire  de  Mayence,  Michel  Helding,  que  Laurent 
Surius  traduisit  encore  en-  latin,  sous  ce  titre  :  De 
sanctissimo  Missœ  sacrificio  (Cologne,  1562).  Dans  le 
genre  doctrinal,  on  signale,  en  France,  Antoine  de 
Mouchy,  surnommé  Demochares,  Chrislianœ  reli- 
gionis...  adversus  Misoliturgicorum  blasphemias... 
prœcipueque  Joannis  Calvini  et  suorum  contra  sacram 
Missam  calholica  et  historica  propugnatio  (1562); 
Nicolas  Durand  de  Villegaîgnon,  Ad  articulos  calvi- 
nianœ  de  sacramenlo  Eucharisties  tradilionis  (2e  édit., 
1562)  et  De  venerandissimo  Ecclesise  sacrificio  (1562). 

Même  dans  les  pays  les  plus  éloignés  des  centres 
réformateurs,  on  retrouve  l'influence  de  l'actualité. 
En  1534,  le  mineur  espagnol  Alphonse  de  Castro  pu- 
bliait un  traité  Adversus  omnes  hœreses,  dans  la  série 
alphabétique  desquelles  l'article  Missa  figure  en 
bon  rang.  Les  dernières  éditions  de  l'ouvrage  (1556  et 
1565)  sont  d'ailleurs  de  beaucoup  augmentées  par 
rapport  à  la  première.  On  doit  également  retenir  les 
contributions  apportées  à  la  théologie  du  sacrifice 
eucharistique  par  le  dominicain  François  de  Vittoria, 
Summa  sacramentorum  (1546)  et  l'augustin  Jérôme 
Fossano,  De  admirando  myslerio  (1554),  dont  le 
livre   III  traite  spécialement  De  sacrificio. 

C'est  à  ces  divers  témoins  qu'il  faut  demander 
l'attestation  de  la  foi  catholique  au  sacrifice  de  la 
messe  et  le  sens  des  premières  réactions  provoquées 
dans  l'Église  par  l'assaut  de  ses  négateurs. 

//.  positions  doctrinales.  —  En  pareille  matière, 
il  ne  saurait  être  question  de  s'attacher  à  recueillir 
chacune  des  dépositions  individuelles.  On  trouvera 
une  analyse  de  ce  genre,  pour  les  principaux  tout  au 
moins  de  nos  théologiens,  dans  Fr.-S.  Renz,  op.  cit., 
p.  35-109.  Ce  travail  ne  pourrait  tout  au  plus  offrir 
qu'un  intérêt  d'érudition  ou  de  curiosité.  Il  est  plus 
important  de  vérifier  les  indications  d'ensemble  qui 
en  résultent  sur  les  positions  générales  de  l'Église  à 
cette  époque. 

Au  demeurant,  les  abondantes  richesses  de  cette 
mine  ont  été  déjà  largement  fouillées  à  ce  point  de 
vue  par  II.  Lâmmer,  Die  vortrideniinisch-katholische 
Théologie,  Berlin,  1858,  p.  259-278,  et,  plus  près  de 


1103        MESSE,  AFFIRMATIONS  CATHOLIQUES  EN  FACE  DE  LA  RÉFORME         1104 


nous,  par  M.  I.epin,  op.  cit.,  p.  258-291.  Plus  attentif 
au  problème  dogmatique,  le  premier  s'attache  de  pré- 
férence aux  apologistes  du  début,  tandis  que  le  second, 
plus  soucieux  de  suivre  le  mouvement  de  la  spécula- 
tion théologique,  utilise  plutôt  les  théologiens  de  la 
génération  suivante.  Ainsi  les  deux  enquêtes  se 
complètent  l'une  l'autre  :  il  nous  suffira  d'en  marquer 
ici  les  principaux  résultats. 

'  1°  Affirmation  dogmatique.  —  Contre  les  négations 
de  la  Réforme  il  fallait  tout  d'ahord  mettre  in  luto 
la  foi  traditionnelle  de  l'Église.  D'où  résultait  tout  à 
la  fois  l'obligation  d'en  fournir  les  preuves  et  de 
répondre  aux  objections  de  ses  adversaires. 

Il  n'est  pas  de  document  plus  propre  à  montrer  ce 
que  furent  les.  positions  catholiques  sur  ce  double  point 
que  la  Confutatio  remise  à  l'empereur  par  les  théolo- 
giens pontificaux  en  réponse  à  la  Confession  d'Augs- 
bourg.  Les  quelques  pages  consacrées  à  la  messe, 
Confutatio  ponlificia,  u,  3,  dans  C.-A.  Hase,  Libri 
symbolici  Ecclesiœ  evangelicœ,  Leipzig,  1846,  p.  lxxiv- 
lxxviii,  peuvent  servir  de  cadre  pour  recueillir  les 
matériaux  similaires  que  fournissent  les  divers  contro- 
versistes  contemporains. 

Les  auteurs  commencent  par  s'établir  sur  le  terrain 
de  la  tradition  ecclésiastique,  éminemment  repré- 
sentée par  l'Église  romaine.  Autant  ils  font  profession 
d'accepter  ce  qui  lui  est  conforme,  autant  ils  rejettent 
par  principe  tout  ce  qui  lui  est  contraire,  quia  Deum 
graviter  offendit,  chrislianam  unitatem  lœdit,  ac  dissen- 
siones,  lumulliis  ac  seditiones  in  sacra  Rom.  Imperio 
suscitât.  C'est  de  ce  point  de  vue  qu'ils  se  prononcent 
sur  les  principaux  problèmes  alors  soulevés. 

1.  Problèmes  de  surface.  —  En  vertu  de  ce  principe, 
ils  s'expliquent  tout  d'abord  sur  une  innovation  super- 
ficielle dont  les  réformateurs  faisaient  grand  état, 
savoir  l'introduction  de  la  messe  en  langue  vulgaire. 
S'il  faut  à  tout  prix  se  faire  comprendre  par  les  fidèles, 
pourquoi  donc  la  liturgie  nouvelle  conserve-t-elle 
encore  plusieurs  morceaux  de  latin?  Après  cet  argu- 
ment ad  hominem,  on  rappelle  le  rôle  du  prêtre  à 
l'autel,  qui  est  d'être  persona  commuais  lolius  Ecclesiœ, 
et  non  pas  seulement  l'interprète  de  l'assistance.  Cela 
étant,  peu  importe  l'idiome  dont  il  se  sert.  Les  fidèles 
peuvent,  d'ailleurs,  profiter  du  sacrifice  en  y  assistant 
in  fide  Ecclesiœ.  D'autant  que  leur  éducation  leur  en 
rend  de  bonne  heure  les  cérémonies  familières.  Au 
demeurant,  l'expérience  montre  que  la  dévotion  pour 
la  messe  latine  qu'ils  ne  comprenaient  pas,  était  plus 
grande  apud  Germanos  que  pour  la  messe  allemande 
que  leur  offrent  les  novateurs. 

Une  curieuse  tradition  historique  vient  ensuite 
appuyer  cette  argumentation  :  les  auteurs  croient 
savoir  que,  jusqu'au  temps  de  l'empereur  Hadrien, 
la  messe  aurait  été  dite  en  hébreu,  langue  parfaite- 
ment inconnue  aux  convertis  de  la  gentilité.  Plus  jus- 
tement, Jean  Eck  invoquait  la  pratique  des  apôtres  de 
la  Germanie  :  Sic  missa  celebraia  est  anle  mille  annos, 
alors  justement  qu'il  eût  semblé  le  plus  nécessaire  de 
se  mettre  à  la  portée  du  peuple.  Observateur  non 
moins  avisé  des  réalités  présentes,  il  notait  la  position 
ridicule  qu'on  se  donne  devant  les  étrangers  à  célébrer 
en  langue  barbare  et  la  cacophonie  qu'introduirait,  en 
Allemagne  même,  la  diversité  des  dialectes  et  des  pro- 
nonciations. Enchiridion,  loc.  xxxvn,  édit.  de  Cologne, 
1537,  p.  394-395. 

Après  la  question  de  la  langue  liturgique,  la  Confu- 
tatio ponlificia  aborde  celle,  beaucoup  plus  grave,  des 
messes  privées.  Elle  ne  conteste  pas  qu'il  ait  pu  se  pro- 
duire des  abus  à  cet  égard,  abus  dont  il  faut  sou- 
haiter la  suppression.  Mais  elle  refuse  de  compter 
dans  ce  nombre  la  perception  d'un  honoraire;  car  le 
prêtre  a  le  droit  de  vivre  de  l'autel.  Abolir  sous  ce 
prétexte  toutes  les  messes  privées  serait  faire  le  plus 


grand  tort  à  la  religion  ainsi  qu'à  la  justice  :  Hat 
abrogationc  missarum  cultus  Dei  minai tur,  sanctis 
subtrahi  tur  honor,  ultima  fundatoris  volunlas  corruit 
et  irrita  fit,  de/uncli  debitis  spolianlur  suffragiis,  et 
vivorum  deootio  aufertur  et  frigescit. 

Sur  cette  question  Jean  Eck  accumule  les  témoi- 
gnages tirés  de  la  tradition  ecclésiastique,  op.  cit., 
loc.  xxxvm,  p.  400-424.  Chemin  faisant,  on  y  relève 
cet  argument  ad  hominem  qui  ne  manque  pas  de 
saveur  :  Omnes  falemur  missam  esse  recordationem 
mortis  et  victimœ  in  ara  crucis  oblatœ.  Cum  aulem 
bonum  sit  mortis  Christi  et  lanli  beneficii  memoriam 
agerc...,  quid  ergo  prohibet  sœpius  in  eadem  ecclesia 
fieri  memoriam  mortis  Domini  ? 

Il  était  évidemment  paradoxal  de  partir  en  guerre 
contre  les  messes  privées  si»  on  admettait  la  messe 
en  elle-même.  Aussi  bien  c'est  la  valeur  fondamentale 
de  celle-ci  que  les  réformateurs  prétendaient  atteindre 
par  ce  biais  et  sur  laquelle  les  catholiques  avaient  à 
s'expliquer. 

2.  Problème  de  fond.  —  Avant  tout  les  auteurs  de 
la  Confutatio  s'appliquent  à  déblayer  le  terrain  de 
quelques  confusions  initiales  qui  faussaient  tout  le 
débat. 

On  a  vu  que  les  protestants  imputaient  à  l'Église 
l'idée  de  reconnaître  à  la  messe  une  valeur  satisfac- 
toire  pour  les  péchés  actuels,  le  Christ  ayant  satisfait 
seulement  pour  le  péché  d'origine.  Les  théologiens 
catholiqi*es  écartent  cette  invention  polémique  comme 
dénuée  de  tout  fondement  :  iseque  satis  inlelligi  potesl 
quod  assumilur  Chrislum  sua  passione  satis/ecisse  pro 
peccato  originali  et  instituisse  missam  pro  actuali 
peccato;  nam  hoc  nunquam  auditum  est  a  catholicis, 
jamque  rogati  plerique  constanlissime  negant  ab  eis  sic 
doceri.  Voir  une  semblable  protestation  dans  la  Res- 
ponsio  privata  Cochleo-Vesaliensis,  qui  vit  le  jour  à  la 
même  occasion.  Lâmmer,  op.  cit.,  p.  272. 

Il  reste  donc  que  la  messe  ait  pour  but  de  remettre 
la  peine  du  péché  et  d'obtenir  aux  âmes  bien  disposées 
les  grâces  qui  leur  sont  nécessaires  :  Delet  poenam 
peccato  debitam,  satisfactiones  supplct,  et  gratiœ  eonfert 
augmenlum  ac  salutarem  vivorum  protectionem.  Nos 
théologiens  s'abstiennent  de  préciser  davantage  la 
mesure  de  cette  efficacité  et  se  gardent  particulière- 
ment de  recourir  à  la  formule  ex  opère  operato,  contre 
laquelle  les  réformateurs  croyaient  devoir  diriger  tous 
leurs  coups.  L'accord  n'avait  pu  se  faire  sur  ce  point 
dans  les  conférences  préliminaires  d'Augsbourg, 
Lâmmer,  p.  274,  et  Jean  Eck,  malgré  sa  conviction 
personnelle  sur  ce  point,  se  gardait  d'y  attacher  la  foi 
de  l'Église  :  Quid  de  applicatione  missœ,  écrivait-il,  et 
opère  operato  dimicas?  Ego  quidem  ejus  rci  tam  certus 
sum  ut  vel  morte  mea  id  testari  non  dubitem,  et  tamen, 
pacis  rctinendœ  causa,  omnibus  ordinibus  suadeo  ut 
indecisa  ad  concilii  judicium  rejiciatur.  Lettre  à 
Mélanchthon,  27  août  1530,  dans  Corpus  Reform.,  t.  n, 
col.  317. 

Ces  nuages  une  fois  dissipés,  il  restait  à  prendre  parti 
devant  la  question  fondamentale  de  savoir  s'il  y  a 
oblation  du  Christ  à  la  messe.  La  négation  protestante 
est  repoussée  comme  hérétique  :  Hoc  enim  et  sacris 
lilteris  et  toli  Ecclesiœ  refragatur. 

En  raison  de  son  importance  et  de  son  actualité, 
c'est  l'argument  scripturaire  qui  est  surtout  développé 
dans  la  Confutatio.  On  y  invoque  d'abord  l'Ancien 
Testament,  avec  la  prédiction  classique  de  Malachie, 
v,  11,  confirmée  par  le  texte  voisin,  ni,  3.  Daniel 
fournit  une  autre  preuve,  quand  il  prophétise,  xn,  11. 
la  cessation,  au  temps  de  l'Antéchrist,. du  «  sacrifice 
perpétuel  ».  Ce  qui  prouve  qu'il  doit  évidemment  durer 
jusque-là  et  que  les  princes  chrétiens  ont  à  prendre 
garde,  en  entrant  dans  les  vues  des  réformateurs, 
de  se  faire  lanlœ  impielatis  Antichristi  prœparatores.  Le 


1105        MESSE,  AFFIRMATIONS  CATHOLIQUES  EN  FACE  DE  LA  RÉFORME        11.06 


Nouveau  Testament  enseigne,  lui  aussi,  Hebr.,  v,  1, 
la  permanence  d'un  sacerdoce  et  d'un  sacrifice  visibles 
dans  l'Église.  Où  trouver  ce  sacrifice  en  dehors  de 
l'eucharistie?  A  quoi  les  adversaires  objectaient  l'en- 
seignement de  la  même  épître,  x,  10,  sur  l'unique 
ablation  du  Christ  qui  suffit  à  nous  justifier.  Mais  nos 
auteurs  de  répondre  qu'il  s'agit  là  du  sacrifice  de  la 
croix,  dont  précisément  la  messe  tire  toute  sa  vertu  : 
Loquitur  Paulus  de  oblatione  victimx,  hoc  est  cruenli 
sacrificii...,a  quaomnia  sacramenta  et  etiam  sacri ftcium 
missa:  habent  effleaciam. 

Cette  argumentation  peut  passer  pour  un  aperçu 
du  parti  que  les  catholiques  tiraient  de  l'Écriture 
contre  les  adversaires  de  la  messe.  Mais  à  ces  textes 
fondamentaux  les  controversistes  ne  manquaient  pas 
d'en  ajouter  bien  d'autres.  Toute  la  première  partie  du 
traité  de  Jean  Eck,  De  sacri ficio  missas,  est  consacrée 
à  la  preuve  par  l'Écriture,  édit.  de  Paris,  1527,  fol.  1- 
65,  tandis  que  la  troisième,  ibid.,  fol.  112-176,  défend 
cette  vérité  contre  les  sophismes  de  Luther.  Non  seu- 
lement l'auteur  s'applique  à  corser,  par  l'appel  à 
I.ev.,  xxi,  7  et  Num.,  xxvm,  2,  l'attestation  du  sacri- 
fice perpétuel,  qui  doit  être  offert  sous  la  forme  du 
pain,  et  fait  intervenir  le  symbolisme  de  l'agneau 
pascal,  mais  il  prend  soin  de  montrer  la  portée  sacri- 
ficielle des  paroles  de  l'institution  eucharistique.  C.  ix, 
fol.  41-46.  Sous  des  formes  plus  ou  moins  analogues, 
qui  varient  seulement  avec  l'érudition  et  le  but  de 
chaque  auteur,  la  justification  scripturaire  du  sacri- 
fice eucharistique  tient  aussi  la  plus  grande  place  chez 
les  auteurs  de  la  même  période.  Voir  Làmmer,  op.  cit., 
p.  261-269. 

L'argument  traditionnel  n'était  pas  non  plus  négligé, 
Et  missam  fuisse  sacrificium  in  primitiva  Ecclesia 
abunde teslantur et huic sententiœ sufjragantur  S.  Patres, 
affirment  les  rédacteurs  de  la  Confutatio.  Mais  ils 
se  contentent,  brevitalis  gratia,  de  citer  saint  Ignace 
d'Antioche  et  saint  Irénée.  John  Fisher,  Assert,  luth, 
confutatio,  a.  xv,  Londres,  1523,  p.  cclxvii,  donnait, 
lui  aussi,  la  réalité  du  sacrifice  eucharistique  comme 
id  quod  omnes  orthodoxi  Patres  affirmant  unanimiter,  et 
apportait  à  l'appui  trois  textes  de  saint  Cyprien,  de 
saint  Jean  Chrysostome  et  de  saint  Augustin.  Le 
dossier  est  déjà  plus  considérable  dans  Defensio  régie 
asserlionis,   c.    vi,    1-6,    Cologne,    1525,    p.    lviii-lxi. 

Chez  Jean  Eck,  au  lieu  d'une  simple  esquisse,  on  a 
déjà  toute  une  démonstration  De  usa  sacrificii  missee 
in  Ecclesia,  qui  remplit  la  deuxième  partie  de  son 
traité,  fol.  65  v°-lll,  et  met  en  oeuvre  la  liturgie,  les 
Pères,  les  papes  et  les  conciles.  Dans  ces  pages  impro- 
visées en  pleine  lutte,  il  y  a  comme  une  petite  somme 
de  théologie  positive,  qui,  malgré  des  défauts  tels  que 
l'utilisation  des  Fausses  Décrétales,  fait  le  plus  grand 
honneur  à  la  science  du  temps. 

Il  restait  à  défendre  la  messe  contre  une  difficulté 
spécieuse,  que  l'Écriture  et  la  raison  théologique 
contribuaient  à  entretenir,  savoir  qu'il  n'y  a  pas  de 
sacrifice  sans  immolation  et  que  la  foi  chrétienne  n'en 
connaît  qu'une  seule,  savoir  l'immolation  du  Christ 
sur  la  croix.  A  quoi  la  Confutatio  répondait  en  rappe- 
lant la  double  manière  dont  se  réalise  l'unique  obla- 
tion  du  Fils  de  Dieu  :  Semel  oblalus  est  in  cruce  effuso 
sanguine;  hodie  offertur  in  missa  ut  hoslia  pacifica 
et  sacramentalis.  Tune  offerebatur  passibilis  in  forma 
visibili,  hodie  offertur  in  missa  velatus  mysteriis  impas- 
sibiliter.  Plus  nettement  Jean  Eck,  Enchir.,  loc.  xvn, 
p.  194-195,  avait  distingué  l'oblation  du  Christ  en 
effective  et  commémorative  :  Gemina  siquidem  est 
oblalio  Chrisli,  ...  una  qua  semel  corpus  suum  vivum 
et  sanguinem  Dco  Patri  obtulit  in  ara  crucis...;  altéra 
vero  oblatio  sacramentalis  es/,  qua  quotidic  in  Ecclesia 
Chrislus  offertur  cl  sumilur  a  sacerdolibus  in  sacri ficio 
missx...  in  commemorationem...  oblationis  prioris  in 


cruce  semel  peractœ.  Voir  de  mèmcBerlhold  Pirstinger, 
Tewtsche  Theologey,  édit.  Reithmeier,  Munich,  1852, 
lxv,  3-4,  p.  458-459. 

La  même  distinction  servait  à  expliquer  l'efficacité 
de  la  messe  sans  attenter  à  la  vertu  souveraine  de  la 
croix.  Il  ne  s'agit  plus  ici  de  création,  mais  seulement 
d'application  :  Christus,  note  Jean  Eck,  ibid.,  p.  196, 
semel  oblationem  perfecit  in  ara  crucis  et  effeclus  ejus 
quotidie  derivatur  ad  nos.  Bien  loin  d'ailleurs  que  cette 
application  soit  automatique,  elle  demande  comme 
condition  préalable,  conformément  à  la  doctrine  catho- 
lique de  la  justification,  la  foi  et  la  charité  des  assis- 
tants. Ainsi  C.  Wimpina,  Anacephalseosis,  h,  6,  fol. 
liv  a,  n.  69,  et  Henri  VIII,  Adsertio  septem  sacram., 
1523,  p.  26.  Mais  elle  peut  aussi  profiter  aux  défunts 
qui  sont  membres  du  corps  mystique.  J.  Eck,  Enchir., 
loc.  xxxvin,  p.  407. 

En  terminant,  la  Confutatio  touche  à  la  question  des 
messes  privées.  Non  pas  qu'on  veuille  blâmer  l'usage 
d'avoir  une  missa  communis  dans  chaque  église,  mais 
seulement  la  prétention  d'interdire  les  autres.  Si  imam 
missam  utilem  arbilrantur,  quanlo  utiliores  essenl  plures 
missœ!  Et  il  n'y  a  pas  lieu  d'exiger  absolument  la 
communion  des  fidèles;  mais  il  reste  qu'on  ne  saurait 
trop  la  souhaiter  :  Utinam  sic  omnes  essent  dispositi  ut 
quotidie  hune  panem  digne  sumere  valerent.  Jean  Eck 
avait  également  traité  avec  autant  de  soin  que 
d'ampleur  De  privalis  missis,  loc.  xxxvm,  p.  400-411, 
et  revendiqué,  en  conséquence,  pour  le  célébrant,  ibid., 
p.  411-424,  le  droit  d'en  appliquer  à  son  gré  les  fruits. 
Berthold  se  préoccupe,  op.  cit.,  lxvt,  5-6,  p.  467-468, 
de  justifier  spécialement  la  perception  d'un  honoraire. 

Ces  indications  suffisent  à  faire  voir  que  les  théolo- 
giens catholiques,  loin  d'être  pris  au  dépourvu  par 
l'attaque  dirigée  contre  la  foi  au  sacrifice  de  la  messe, 
assumèrent  vaillamment  la  charge  de  la  défendre  et 
surent  trouver  dans  l'arsenal  de  la  tradition  des 
armes  pour  le  faire  efficacement. 

2°  Explication  théologique.  —  Il  était  difficile  d'affir- 
mer la  foi  de  l'Église  sans  y  mêler  quelques  essais 
d'interprétation.  Cette  œuvre  théologique  était 
d'autant  plus  nécessaire  que  les  négations  protestantes 
s'accompagnaient  d'arguments  rationnels  ou  procé- 
daient de  postulats  tacites  auxquels  un  travail  d'ana- 
lyse scientifique  permettait  seul  de  répondre  avec 
succès. 

Voilà  pourquoi  les  premiers  apologistes  de  la 
messe  s'en  faisaient,  à  l'occasion,  les  théologiens.  A 
plus  forte  raison  en  fut-il  ainsi  chez  les  auteurs 
que  leur  tournure  d'esprit  portait  davantage  à  la 
spéculation  ou  que  leur  entrée  plus  tardive  dans  la 
controverse  obligeait  à  y  intervenir  avec  une  doctrine 
plus  étudiée.  Sous  l'effort  des  uns  et  des  autres,  la 
théorie  de  la  messe  était  appelée  à  recevoir  un  notable 
développement,  en  précision  aussi  bien  qu'en  étendue. 
Mais  la  remarque  a  été  déjà  faite  avec  raison  par  le 
protestant  R.  Seeberg,  Dogmengeschichte,  t.  IV  b, 
p.  753,  que  ces  divers  auteurs  ne  font  que  «  reprendre 
l'ancienne  doctrine  scolastique  »,  sans  aborder  encore 
«  les  spéculations  de  la  scolastique  récente  ».  Cf.  ibid., 
p.  795.  De  ce  jugement  l'enquête  méthodique  de 
M.  Lepin,  op.  cit.,  p.  258-291,  est  l'éclatante  confirma- 
tion. 

1.  Définition  du  sacrifice.  —  On  ne  conçoit  plus 
aujourd'hui  d'étude  sur  la  inesse  sans  une  définition 
préalable  qu'on  s'efforce  de  rendre  applicable  à  tous 
les  sacrifices  en  général,  et  de  vérifier  ensuite  dans 
le  cas  particulier  de  celui-ci.  Telle  n'est  pas  encore  la 
méthode  suivie  par  nos  théologiens,  et  c'est  là  peut- 
être  ce  qui  les  distingue  le  plus  de  ceux  qui  viendront 
après  le  concile  de  Trente. 

Il  est  bien  vrai  que  les  négations  de  la  Réforme 
faisaient  sentir  le  besoin  de  définir  le  sacrifice,  et  l'on 


1107         MESSE;  AFFIRMATIONS  CATHOLIQUES  EN  FACE  DE  LA  RÉFORME         1108 


a  vu  plus  haut,  col.  1091,  que  Mélanchthon  reprochait 
précisément  aux  apologistes  de  l'Église  leur  insuffi- 
sance à  cet  égard.  Si  ce  reproche  pouvait  être  justi  lié 
pour  les  premiers  controversistes,  il  ne  le  fut  certai- 
nement plus  dans  la  suite.  Contarini  reconnaissait 
tout  spécialement  l'importance  de  cette  question, 
De  sacram.,  1.  II,  c.  ni,  dans  Opéra,  Paris,  1571,  p.  357; 
mais  il  devait  avouer  en  même  temps  la  difïiculté  qu'il 
y  avait  à  la  résoudre  :  Paucos  inverti  aulhores  qui  bene 
prodidcrinl  scriptis  suis  quidnam  sil  sacrificium.  De 
fait,  ni  lui  ni  ses  contemporains  n'ont  abouti  à  une 
notion  uniforme.  Si  toutes  les  formules  traditionnelles 
ont  élé  plus  ou  moins  reproduites,  on  ne  voit  pas  que 
l'une  d'entre  elles  arrive  à  s'imposer,  ni  que  ceux-là 
même  qui  lçs  adoptent  en  fassent,  en  général,  le 
critère  régulateur  de  leur  théologie. 

Plusieurs,  comme  Contarini  lui-même  ou  Hosius, 
Conf.  cath.  fidei,  c.  lxxxix,  dans  Opéra,  Paris,  1562, 
fol.  112,  s'en  tiennent  aux  définitions  classiques  de 
saint  Augustin.  Mais  dire  de  la  messe  qu'elle  est  un 
signe  visible  propre  à  rappeler  le  sacrifice  invisible  du 
Christ  ou  à  réaliser  notre  union  avec  Dieu,  ne  pouvait 
en  éclaircir  beaucoup  le  concept  et  moins  encore 
l'épuiser.  De  même  en  est-il  chez  A.  de  Castro,  Adv. 
hser.,  art.  Missa,  dans  Opéra,  Paris;  1578,  p.  655, 
quand  il  se  contente,  avec  Calvin,  d'appliquer  au 
sacrifice  eucharistique  l'idée  tout  à  fait  générale 
d'  «  œuvre  bonne  ».  J.  Fisher,  Defensio  régie  assert., 
vi,  10,  fol.  lxiii  v°,  et  J.  Clichtoue,  Anlilutherus, 
ii,  14,  Paris,  1524,  fol.  80  v°,  en  s'attachant  à  la  défi- 
nition étymologique  de  saint  Isidore,  facere  aliquod 
sacrum,  ne  peuvent  atteindre  que  l'acte  de  la  consé- 
cration sans  aucune  nuance  spécifique. 

Mais  on  voit  aussi  apparaître  quelques  définitions 
d'une  plus  grande  portée  doctrinale.  Driedo  trouve 
la  sanctification  essentielle  au  sacrifice  dans  l'idée 
d'offrande:  Sacrificium  est  oblaiio  Deo  sacrata,  qua 
ofjerens  prutestando  recognoscit  Dcum  ut  creatorem,  aut 
conservatorem,  aut  omnium  bonarum  largilorem,  aut 
propitiatorem.  De  captiv.  et  rcd.  generis  humani,  c.  i, 
dans  Opéra,  Louvain,  1572,  t.  n,  fol.  9  v°.  Mis  à  part 
les  compléments,  qui  énoncent  les  diverses  fins  du 
sacrifice,  celui-ci  reste  caractérisé  par  l'acte  d'obla- 
tion.  Cf.  ibid.,  c.  n,  a.  5,  fol.  49  v°  :  Omnis  enim  oblatio, 
id  est  omnis  res,  sive  externa  sit  sive  interna,  spontanée 
data  seu  prœsenlata  Deo  lanquam  supremo  omnium 
domino  proprie  sacrificium  vocatur. 

A  cette  notion  générique  d'offrande  Ruard  Tapper 
se  préoccupe  d'ajouter  une  note  distinctive.  Elle  lui 
est  fournie  par  saint  Thomas,  qui  réclame  une  cer- 
taine action  circa  res  oblatas.  D'où  cette  formule  : 
Sacrificium  proprie  diclum  fit  quando  id  quod  offertur 
intrinsecus  afficilur  aliqua  qualitate  vcl  nova  disposi- 
tione.  Expl.  art.,  xvi,  dans  Opéra,  Cologne,  1582, 
t.  n,  p.  253.  «  Première  manifestation,  note  Lepin, 
p.  291,  d'une  tendance  qui  portera  bientôt  les  théo- 
logiens à  chercher  l'essence  du  sacrifice  dans  un 
changement  véritable  de  la  matière  olTerte,  par  consé- 
quent l'essence  du  sacrifice  eucharistique  dans  une 
sorte  de  modification  subie  par  la  personne  du  Christ.  » 
On  doit  également  la  supposer  chez  Cajétan,  comme  le 
principe  latent  qui  le  pousse,  ainsi  que  nous  le  verrons, 
à  caractériser  l'état  du  Christ  à  l'autel  comme  un 
status  immolalitius. 

Malgré  son  importance  reconnue,  l'analyse  de  la 
notion  générale  de  sacrifice  n'a  pas,  en  somme,  fait 
beaucoup  de  progrès  chez  nos  auteurs.  «  Les  apolo- 
gistes de  la  contre-Réforme  font  appel,  un  peu  indis- 
tinctement, à  toutes  les  définitions  du  sacrifice  qui 
leur  sont  familières,  en  s'efforcant  de  les  appliquer 
au  sacrifice  de  la  messe.  »  M.  Lepin,  ibid.  Ce  qui  veut 
dre  que  leur  explication  du  sacrifice  eucharistique 
n'est  pas  commandée  par  une  définition  a  priori  : 


c'est  ailleurs   qu'il    faut   en    chercher    les    éléments. 

2.  Notion  générale  du  sacrifice  de  la  messe.  —  Pour 
faire  face  aux  objections  du  protestantisme,  nos  apo- 
logistes reprennent  tour  à  tour,  avec  souvent  de  très 
heureuses  précisions,  les  principes  essentiels  du  donné 
chrétien  au  sujet  de  la  messe. 

Ils  mettent  d'abord  en  relief  ce  point  fondamental 
que  l'économie  chrétienne  comporte  un  seul  et 
unique  sacrifice,  celui  du  Christ  sur  la  croix,  que  la 
messe  ne  fait  que  renouveler  sous  une  autre  forme. 
Una  eademque  per  commemorationem  oblatio,  qux  a 
Christo  in  cruce  semel  peracla  est,  déclare  Jean  Cochlée, 
Quadruplex  concordise  ratio,  Ia  p.  :  De  missa,  n.  9, 
Ingolstadt,  1544,  fol.  B5.  Cf.  Driedo,  De  eccl.  script, 
et  dogm.,  1.  IV,  c.  v,  dans  Opéra,  t.  i,  fol.  251  r°  : 
Non  aliud  sacrificium  nunc  offerimus,  non  aliam  hos- 
tiam,  sed  idem  quod  olim  semetipsum  in  ara  crucis 
obtulit.  Et  si  l'on  peut,  en  raison  de  ce  renouvellement, 
parler  de  «  deux  sacrifices  »,  c'est  à  condition  de 
prendre  garde  qu'ils  sont,  en  réalité,  eadem  secundum 
subslantiam.  P.  Boulenger,  Inst.  christ.,  1.  VI,  Paris, 
1561,  fol.  185. 

Entre  ces  deux  états  du  sacrifice  chrétien  toute  la 
différence  consiste  dans  la  manière  dont  le  Christ  y 
est  offert.  Christum  duas  et  valde  diversas  fecisse  obla- 
tiones  :  alteram  incruentam  in  cœna,  alleram  cruentam 
in  cruce.  A.  de  Castro,  Adv.  hser.,  art.  Missa,  Anvers, 
15G5,  fol.  293  r°.  Cf.  Cajétan,  tract,  n  :  De  err.  in 
euch.  sacram,  c.  ix,  dans  Opuscula,  Turin,  1582,  t.  n, 
p.  231a  :  Differentia  autem  est  in  modo  offerendi,  quia 
tune  oblatum  est  corporaliter,  modo  offertur  spirilualiter, 
lune  est  oblatum  in  re  mortis,  nunc  offertur  in  mysterio 
morlis. 

Ce  qui  entraîne  pour  le  sacrifice  de  la  messe  un 
caractère  doublement  relatif.  Au  lieu  que  le  sacrifice 
comporte  normalement  l'immolation  effective  de  la 
victime,  il  n'y  a  plus  ici,  suivant  la  remarque  du  même 
Cajétan,  qu'une  immolation  secundum  quid.  De  missas 
sacrificio,  c.  vi,  dans  Opuscula,  t.  m,  p.  428  v°.  En 
second  lieu,  la  messe  est  nécessairement  le  mémorial 
d'un  sacrifice  déjà  offert  en  réalité,  et  ee  caractère 
ne  s'oppose  pas  à  ce  qu'elle  soit  néanmoins  un  véri- 
table sacrifice,  cum  hœc  duo  nequaquam  ad  invicem 
pugnent  esse  sacrificium  et  esse  memoriam  sacrificii, 
sed  ratione  habita  ad  diversa  ma  g  no  inter  se  con- 
sensu  conveniant.  J.  Clichtoue,  Anlilutherus,  n,  13, 
fol.  78  v°. 

A  ce  titre  de  commémoraison,  la  messe  fait  donc 
intervenir  un  double  élément,  savoir  tout  d'abord  le 
Christ  dont  l'oblation  y  est  renouvelée.  En  effet,  le 
sacrifice  du  Christ  ne  s'est  pas  terminé  au  Calvaire  : 
il  dure  toujours,  de  manière  à  constituer  oblatio  illa 
unica,  continua,  semperque  vivens.  Nie.  Durand  de 
Villegaignon,  De  vcn.  Eccl.  sacrificio,  Paris,  1562,  p.  10. 
Deux  docteurs  de  Louvain,  Lindanus  et  Ruard  Tapper, 
reprennent  à  ce  propos  l'idée  médiévale  du  sacrifice 
céleste,  suggérée  par  l'Épître  aux  Hébreux,  en  des 
termes  qu'on  a  pu  rapprocher  de  Bossuet  et  de  l'école 
oratorienne.  Lepin,  p.  277. 

Mais  cette  oblation  éternelle  du  Christ  ne  devient 
notre  sacrifice  que  lorsque  l'Église  le  renouvelle.  A  la 
rigueur,  il  ne  serait  pas  besoin  pour  cela  d'un  décret 
divin  spécial  :  étant  donné  le  trésor  de  la  présence 
réelle,  rien  ne  nous  empêcherait  de  l'offrir  à  Dieu  de 
notre  propre  initiative,  au  jugement  de  R.  Tapper, 
Explic.  art.,  xvi,  dans  Opéra,  t.  n,  p.  253,  et  nous  pour- 
rions nous  tenir  pour  assurés  qu'aucune  offrande  ne 
saurait  lui  être  plus  agréable.  Mais  nous  avons  de  plus 
l'institution  du  Christ  à  la  dernière  Cène,  qui  nous 
garantit  ses  intentions  positives  :  Christi  passionem... 
ex  Christi  mandate,  coram  Deo  statuimus.  J.  Fabri, 
De  missa  evang.,  Paris,  1558,  fol.  148.  Cf.  Kling, 
Sum.  docl.  christ.,  cm,  Cologne,  1562,  p.  107  :  Missa  est 


1 109 


MF.SSE,  AFFIRMATIONS   CATHOLIQUES  EN  FACE  DE  LA   RÉFORME        1110 


opus  in  quo,  juxla  mandatum  Chrisli,  peragitur  meinoriu 
passionis  sum. 

L'idée  précise  du  sacrifice  de  la  messe  doit  naturel- 
lement prendre  une  nuance  différente,  suivant  qu'est 
davantage  mis  en  relief  l'un  ou  l'autre  de  ces  éléments 
de  valeur. 

3.  Essence  du  sacrifice  de  la  messe.  —  Sans  être  sys- 
tématiquement débattue  comme  elle  le  sera  plus  tard, 
la  question  de  l'essence  du  sacrifice  eucharistique 
devait  surgir  devant  l'esprit  de  nos  théologiens.  Il  est 
intéressant  de  voir  dans  quel  sens  commencent  à 
s'orienter  les  premiers  essais  de  réponse. 

«  La  tendance  plus  commune  jusqu'ici  a  été  de 
chercher  l'essence  du  sacrifice  de  la  messe  dans  l'obla- 
tion  proprement  dite.  C'est  cette  tendance  que  paraît 
suivre  l'ensemble  des  théologiens  »,  à  l'époque  où 
nous  sommes.  Lepin,  p.  266.  Aucun  peut-être 
n'exprime  cette  identité  des  deux  concepts  d'offrande 
et  de  sacrifice  avec  plus  d'énergie  que  J.  Clichtoue, 
Antiluiherus,  n,  13,  fol.  79  r°  :  Oblatio  partis  et  vini 
nonne  sacrifieatio  est?  Et  oflerre  idemne  désignât  quod 
sacrificare  '.' 

Dans  cette  oblation  eucharistique,  quelques-uns 
semblent  mettre  au  premier  plan  l'acte  de  l'Église  qui 
par  là  s'approprie  l'oblation  permanente  du  Christ. 
Ainsi  Jean  Eck,  Enchir.,  loc.  xvii,  p.  195  :  Sacerdos  in 
persona  Ecclesim  présentât  Deo  Patri  oblationem 
faetam  per  Eilium  in  ara  crucis  et  oblatum  ipsum.  Voir 
de  même  Yillegaignon,  De  ven.  Eccl.  sacr.,  p.  10  : 
Recens  non  ofjerimus  sed  oblatum  adhibcmus,  et,  mieux 
encore,  Jean  Gropper,  Antididagma,  Cologne,  1544, 
fol.  63  v°  :  Ecclesia  Christum...  Deo  Patri...  proponit 
seu  représentât.  Cf.  ibid.,  fol.  70  r°  :  ...  Ecclesia  ofjerens 
per  temporalem  sacerdotem  minislrum  suum. 

Mais  d'autres  pensent  plutôt  à  l'offrande  person- 
nelle que  le  Christ  réitère  par  les  mains  de  l'Église. 
Ainsi  A.  de  Castro,  Adv.  hier.,  art.  Missa,  fol.  292  v°  : 
Christus  autem  est  qui  principaliler  tune  per  sacerdotes 
et  per  Ecclcsium  se  Deo  Patri  offert.  R.  Tapper  glisse 
de  l'un  à  l'autre  point  de  vue.  Après  avoir  délini  la 
messe,  Explic.  art.,  xvi,  dans  Opéra,  t.  n,  p.  247  : 
prsesentatio  realis  et  substantialis  ejusdem  eorporis  quod 
pro  no  bis  in  mortem  tradidit  (cf.  ibid.,  p.  279  :  i  psi  us 
oblatio  per  nos  facta),  il  précise  en  ces  termes  sa 
pensée  :  Sicut  enim  [Christus]...  perpetuo  se  vultui 
Patris  prœsenlat...,  ita  et  nos  corpus  et  sanguinem 
ejus  Patri  prsesentamus;  imo  et  ipse  Christus  per  nos- 
trum  minislerium  se  offert  et  prœsentat.  Pour  les  uns 
et  les  autres,  c'est  la  présence  réelle  qui  est  ici  le  fait 
décisif.  Christus  nobis  in  specie  panis  et  vini  datus 
Deoque  prœsenlalus  saerificium  appellatur.  Driedo, 
De  capl.  et  red.  gen.  hum.,  c.  n,  a.  5,  dans  Opéra,  t.  n, 
fol.  49  v. 

Beaucoup,  la  plupart  peut-être,  s'en  tiennent  à  ce 
concept  d'offrande.  Un  certain  nombre  cependant 
estiment  que  cette  présentation  par  l'Église  doit  aussi 
comprendre  une  «  représentation  »  du  sacrifice  de  la 
croix.  Reprxsenlatio  est  [missa  ],  inquam,  ac  imitatio 
dominiez  passionis,  écrit  Nicolas  Ferber,  Conf. 
luther.  danici,  m,  19,  Quaracchi,  1902,  p.  206.  Et  de 
même  Jean  Viguier,  Insl.,  xvi,  3,  Lyon,  1571,  p.  359  : 
Dicitur  saerificium  ralione  prœterili,  in  quantum  scili- 
cel  est  reprœsentativum  dominicie  passionis. 

Ce  qui  conduit  à  insister  sur  la  séparation  des 
espèces  comme  symbole  de  la  mort  sanglante  du 
Christ.  Ainsi  Cajétan,  qui  voit  dans  cette  circonstance 
le  status  immolalitius  qu'il  juge  indispensable  à  la 
notion  du  sacrifice  eucharistique,  De  missœ  sacrif., 
c.  vi,  dans  Opuscula,  t.  m,  p.  428  r°  :  Immolandi 
modus...  incruentus,  ulpote  sub  specie  panis  et  vini 
oblatum  in  cruce  Christum  immolatitio  modo  représen- 
tons. Ruard  Tapper  retient  également  cette  donnée, 
Expl.  art.,  xvi  :  Reipsa  mors  Domini  reprœsentalur  ex 


significatione  sanguinis  a  corpore  séparait.  .Mais  il 
veut,  en  plus,  conformément  à  sa  théorie  générale  du 
sacrifice,  que  le  Christ  y  soit  affecté  d'une  certaine 
modification,  qu'il  lui  est,  du  reste,  assez,  difficile  de 
déterminer  :  lu  sacra  eucharistia  non  solum  panis  et 
vinum  tanquam  veruni  saerificium  transeunt  in  corpus 
cl  sanguinem  Chrisli.  sed  et  Christus  accipit  ibi  novum 
esse  sacramentale quale  in  cselis  nonhabet.  Ibid.,  p.  253. 

A  propos  des  précisions  introduites  par  Cajétan, 
M.  Lepin  remarque,  p.  265  :  «  Cette  façon  de  conce- 
voir les  choses  apparaît  nouvelle.  »  De  même,  celles  de 
R.  Tapper  lui  semblent  manquées  et  surtout  contraires 
à  la  pensée  de  saint  Thomas  dont  elles  prétendent  se 
réclamer.  Ibid.,  p.  290-291.  C'est  dire,  en  tout  cas, 
que  des  besoins  spéculatifs  commencent  à  se  faire 
sentir,  que  le  passé  ne  connaissait  pas  au  même  degré. 
Tandis  que  les  formules  traditionnelles  suffisent  encore 
à  la  plupart  des  théologiens  catholiques  pour  com- 
battre la  Réforme,  l'histoire  doit  retenir  comme  un 
signe  des  temps  que  quelques-uns  entreprennent  déjà 
de  les  dépasser  et  par  là,  quelle  que  soit  la  réussite  de 
leur  effort  doctrinal,  préludent  aux  systèmes  que  la 
théologie  postérieure  au  concile  de  Trente  verra  se 
développer. 

4.  Moment  du  sacrifice  de  la  messe.  —  Des  divers 
rites  qui  entrent  dans  la  liturgie  de  la  messe,  on  a  voulu 
déterminer  celui  qui  lui  donne  proprement  son  carac- 
tère sacrificiel.  Cette  question,  toujours  un  peu  flot- 
tante, commence  à  bénéficier  des  progrès  réalisés  par 
la  théologie  de  notre  époque  dans  l'analyse  même  du 
sacrifice  eucharistique. 

L'insistance  sur  l'immolation  commémorative  du 
Christ  conduit  à  mettre  en-relief  l'acte  de  la  consécra- 
tion. Non  qu'on  n'y  trouve  encore  des  archaïsants. 
«  Les  controversistes,  écrit  M.  Lepin,  p.  261,  n'ont  pas 
complètement  rompu  avec  la  tradition  plus  ancienne 
qui  plaçait  cette  immolation,  soit  dans  les  cérémonies 
qui  ont  lieu  au  cours  du  canon,  soit  surtout  dans  la 
fraction  de  l'hostie  ou  la  communion.  Cependant  plus 
généralement  les  théologiens  se  rangent  à  l'opinion 
qui  semble  avoir  prévalu  depuis  saint  Thomas.  Ils 
mettent  en  avant  le  fait  qu'à  la  suite  de.  la  double 
consécration  le  corps  et  le  sang  du  Christ  apparaissent 
comme  séparés.  »  Cette  position  est  particulièrement 
ferme  chez  ceux  qui  s'attachent  de  préférence,  à  cher- 
cher dans  la  messe  une  reprœsentatio  symbolique. 
Ainsi  Cajétan,  De  erroribus,  c.  ix,  dans  Opuscula,  t.  n, 
p.  213  v°  :  Significulur  Christi  mors  hoc  sacrificio,  non 
solum  quia  verba  consecrationis  illam  explicant...,  sed 
etiam  quia  sanguis  seorsum   a  corpore  consecratur. 

D'autre  part,  ceux  qui  aiment  plutôt  voir  dans  la 
messe  un  acte  d'offrande  la  trouvent  parfois  réalisée 
au  moment  de  la  consécration.  Tel  est  le  sentiment  de 
J.  Clichtoue,  qui  l'appuie  sur  le  souvenir  de  l'ancienne 
liturgie,  où  se  conservait  encore  la  simplicité  de  la 
cène,  Antiluiherus,  n,  13,  fol.  79  v°  :  Ipsius  igitur 
sacrificalionis  subslanlia  el  inlegrilas  lum  subsistebat 
in  consecratione  sacrosanctai  eucharislix  per  verba 
consecratoria  ad  imitationem  nostri  Salvaloris  facta. 
«  La  plupart  des  autres  controversistes,  d'après  Lepin, 
p.  272,  établissent,  au  contraire,  une  distinction  for- 
melle entre  l'acte  d'oblation,  constitutif  du  sacrifice 
de  la  messe,  et  la  consécration.  »  Il  semble  qu'ils  se 
soient  crus  liés  à  cet  égard  par  les  suggestions  de  la 
liturgie.  Ainsi  A.  de  Castro,  Adv.  haïr.,  art.  Missa, 
dans  Opéra,  fol.  285  v°-286  r"  :  Sacerdos,  post  conse- 
crationem  eucharistiw.  nomine  suo  et  totius  Ecclesiie 
offert  illam  Deo,  sic  dicens  :  Ofjerimus...  Al  sola  conse- 
cralio  sine  oblatione  et  manducatione  saerificium  dici 
non  débet.  De  même  Ruard  Tapper,  Explie.  art.,  xvi, 
dans  Opéra,  t.  n,  p.  218  :  Missie  namque  oblatio  post 
consecrationcm  est  Filii  et  mortis  ejus  apud  Palrcin 
rememoratio  et  repnesentalio. 


1111 


MESSE   AU  CONCILE   DE    TRENTE,    HISTOIRE    DU  DÉCRET 


1112 


Cette  distinction  entre  la  consécration  et  rofTrande 
procédai l  d'une  méthode  beaucoup  trop  formaliste. 
Plus  tard  on  devait  mieux  apercevoir,  comme  l'avait 
déjà  fait  J.  Clichtoue,  que  ces  deux  actes  peuvent 
parfaitement  être  simultanés  et  que  rien  n'oblige  à 
placer  le  centre  du  sacrifice  eucharistique  ailleurs  que 
dans  la  consécration. 

.5.  Fins  du  sacrifice  de  la  messe.  —  Suivant  l'adage  : 
Operatio  sequitur  esse,  la  notion  du  sacrifice  eucharis- 
tique commande  la  manière  d'en  comprendre  l'effi- 
cacité. 

Étant  donné  que  toute  la  valeur  sacrificielle  de  la 
messe  tient  à  sa  relation  avec  le  sacrifice  unique  de  la 
croix,  il  ne  saurait  être  question  de  lui  attribuer  des 
fruits  propres,  mais  seulement  de  nous  appliquer 
les  effets  de  celui-ci.  Missam  celebramus  ut...  virlus 
et  meriium  passionis  Chrisli  applicelur  secerdoti  cele- 
branli  et  illis  pro  quibus  célébrât.  A.  de  Castro,  Adv. 
hœr.,  art.  Missa,  fol.  293  v°.  Cf.  Kling,  Sum.  doct. 
chr.,  cvn,  p.  11  :  Offerimus  Christum  Patri...  orando 
ut  in  nobis  efficax  sit  promerita  salus  per  sacrificium 
crucis  et  nobis  impertiatur .  Dans  ce  sens,  mais  dans 
ce  sens  seulement,  on  peut  parler  d'efficacité  ex  opère 
operato  au  sujet  de  la  messe  :  Cum  enim  nos  dicimus 
sacrificium  missœ  efficacissimum  esse  ex  opère  operato, 
ad  opus  illud  respicimus  quod  per  Christum  in  ara 
crucis  operatum  est.  J.  Hofmeister,  Judicium  de  arti- 
culis,  Mayence,  1559,  fol.  O5. 

C'est  ainsi  qu'on  peut  et  doit  reconnaître  à  la  messe 
un  caractère  propitiatoire  :  Petimus  ut  propler  ipsum 
corpus  et  sanyuinem  Christi,  quibus  salus  nostra  est 
acquisila,  nostrorum  omnium...  pro  quibus  sufjragia 
fiunt  velit  Deus  misercri.  Kling,  Catech.  cath.,  1.  III, 
c.  xin,  Cologne,  1562,  p.  160.  Non  ut  peccatorum 
remissionem  et  animarum  nostrarum  salulem  jam  pri- 
mum  promereamur,  précise  P.  Boulenger,  7ns/.  christ., 
I.  VI,  fol.  190,  sed  ut...  Deo  gratias  agamus  pro  salute 
nobis  in  cruce  impelrata,  et  ibi  promeritam  peccatorum 
remissionem  et  redemptionem...  nobis  adjungamus  et 
vindicemus. 

Mais  l'idée  générale  de  la  religion  selon  l'économie 
chrétienne  invite  à  subordonner  cet  effet  à  celui  de  la 
glorification  désintéressée  de  Dieu.  C'est  pourquoi 
Driedo  adopte  la  définition  du  sacrifice  donnée  par 
Gerson  :  De  ratione  sacrificii  est  esse  oblationem  sacra- 
lam  Deo  tanquam  universali  omnium  domino.  Unde 
reconciliationis  efjectus  ad  ralionem  sacrificii  extrin- 
secus  se  habet.  De  captiv.  et  red.,  c.  il,  a.  5,  fol.  49  v°. 
Cf.  ibid.,  c.  i,  fol.  9  v°  :  Sacrificium  esse  reconciliatio- 
nem  aut  propitiationem  pro  peccatis...  occidentale  est 
illi  ex  intentione  sacrificantis  inlendenlis  hoc  ipso  placare 
Deum  iralum.  En  conséquence,  le  prix  de  la  messe 
consiste  en  ce  qu'elle  nous  permet  d'offrir  à  Dieu  le 
Christ  sous  les  espèces,  et  à  nous  approprier  par  ce 
moyen  l'acte  incessant  de  son  oblation  religieuse  dans 
le  ciel.  Voir  Lepin,  p.  276-278. 

Dans  ces  perspectives,  c'est  l'acte  de  l'Église  qui 
reste  au  premier  plan  pour  la  plupart  de  nos  auteurs. 
Ainsi  chez  Driedo,  op.  cit.,  c.  n,  art.  5,  fol.  51  r°  : 
Verum  Christi  corpus  et  sanguinem...  de  manu  Dei, 
invisibili  Spirilus  sanctificalione,  accipiens  Ecclcsia 
simul  et  ipsum  et  seipsam  offert  Deo  Patri.  De  même 
Hosius,  Conf.  cath.  fidei,  c.  xli,  fol.  39  r°  :  Quam  ille 
obtulit  in  cruce  hostiam  eam  Patri  sislimus,  supplices 
oranles  ut  illius  conlemplalione  nobis  placatus  et  propi- 
tius  esse.,  velit.  Et  encore  Kling,  Catech.  cath.,  1.  III, 
c.  xui,  p.  159  :  Missa  est  tanquam  annuncians  oratio 
nostra  ad  Deum  Patrem,  ut  propter  mérita  Filii  sui 
hsec  nobis  concédât,  et  est  acceplum  nuncium  apud 
Patrem  quia  secum  defert  passionem  et  mortem  Filii 
sui  dilecti.  Néanmoins  l'auteur  ajoute  :  Et  hujus  dilecti 
sanguinis  vox  clamât  et  impetrat  ea  nobis. 

Cet     élément     mystique,     toujours     sous-entendu 


mais  ici  expressément  dégagé,  devient  le  premier  et 
presque  l'unique  chez  Cajétan,  De  sacrif.  missœ,  c.  iv  : 
Quemadmodum  Christus  per  proprium  sanguinem  pene- 
travit  ceelos,  persévérons  sacerdos  in  œlernum  ad  inter- 
pellandum  pro  nobis.  .,  ila  persévérât  nobiscum  per 
cucharistiam  immolatitio  modo  inlercedendo  pro  nobis. 
Comme  dans  la  question  de  l'essence  du  sacrifice  de  la 
messe,  il  était  normal  de  retrouver  ici  les  mêmes 
nuances,  suivant  que  les  auteurrs  s'attachent  de 
préférence  à  l'oblation  de  l'Église  ou  à  l'immolation 
personnelle  du  Christ. 

Au  total,  on  peut  voir  que  le  demi-siècle  qui  suivit 
l'explosion  de  la  Réforme  fut  une  période  féconde  pour 
le  problème  de  la  messe.  Non  seulement  les  théolo- 
giens de  l'Église  firent  face  aux  novateurs  en  affirmant 
contre  eux  la  réalité  du  sacrifice  eucharistique,  mais 
ils  commencèrent,  pour  le  défendre  d'une  manière  plus 
efficace,  à  mieux  en  expliquer  la  nature.  Leur  œuvre 
présente  donc  moins  d'intérêt  pour  l'histoire  du 
dogme  lui-même,  où  tout  l'essentiel  était  acquis  depuis 
longtemps,  que  pour  celle  de  la  théologie.  On  y  trouve 
assez  exactement  le  reflet  de  la  tradition  médiévale, 
tout  entière  dominée  par  la  notion  d'offrande;  mais 
on  y  peut  aussi  découvrir  çà  et  là  les  signes  précur- 
seurs des  préoccupations  nouvelles  qui  allaient  carac- 
tériser le  prochain  avenir  en  vue  de  ramener  le  sacri- 
fice de  la  messe  à  des  cadres  plus  précis. 

III.   DÉFINITIONS   DU   CONCILE   DE  TRENTE.  Quel 

que  fût  le  mérite  de  ces  premiers  défenseurs  de  l'Église, 
le  besoin  devait  se  faire  sentir  d'opposer  aux  négations 
de  la  Réforme  une  plus  haute  autorité.  Étant  donnée 
l'importance  de  la  messe  dans  l'économie  de  la  foi 
catholique  et  l'attitude  si  violemment  agressive  prise 
à  son  endroit  par  les  diverses  fractions  du  protestan- 
tisme, le  concile  de  Trente  ne  pouvait  pas  ne  pas 
mettre  cette  question  au  programme  de  ses  travaux. 
Ils  aboutirent,  après  une  série  d'abandons  et  de 
reprises,  au  décret  de  la  xxne  session  (17  septembre 
1562). 

/.  histoire  du  DÉchjst.  —  Aussitôt  après  la  justi- 
fication (13  janvier  1547),  le  concile  aborda  le  pro- 
blème des  sacrements.  En  raison  de  son  étendue,  la 
matière  fut  divisée  en  plusieurs  séries  :  sacrements  en 
général,  baptême  et  confirmation  (17  janvier),  eucha- 
ristie (3  février).  Le  questionnaire  soumis  aux  théolo- 
giens sur  ce  dernier  point  ne  comprenait  que  les  pro- 
blèmes proprement  sacramentaires.  Mais,  entraînés 
sans  doute  par  la  logique  du  sujet,  les  consulteurs, 
au  terme  de  leurs  délibérations  (6  mars),  proposaient 
déjà  d'y  joindre  la  condamnation  d'un  article  ainsi 
conçu  :  Eucharistiam  non  esse  verum  sacrificium.  Dans 
Concilium  Tridentinum,  t.  v  :  Act.  pars  altéra,  édit. 
Ehses,  p.  1008. 

Cette  suggestion  ne  pouvait  surprendre  les  légats. 
Mais  le  cardinal  Cervino  avait  son  plan,  qui  était  de 
réserver  la  messe  posl  omnium  sacramentorum  abso- 
lutionem.  Saisis  de  cet  ordre  du  jour  dans  l'assemblée 
du  7  mars,  les  Pères  du  concile  l'approuvèrent  à  la 
quasi-unanimité.  Diaire  de  Severoli,  dans  Cojic.  Trid., 
1. 1  :  Dior,  pars  I",  édit.  Merkle,  p.  137;  Journal  de 
Massarelli,  ibid.,  p.  623. 

Dans  l'intervalle,  le  concile  était  transféré  à  Bologne 
et  demeurait  suspendu  pendant  quatre  ans.  Les 
séances  ne  reprirent  qu'en  1551,  d'où  sortirent  les 
décrets  de  la  xme  session  sur  l'eucharistie  (11  octobre), 
puis  de  la  xiv€  sur  la  pénitence  et  l'extrême-onction 
(25  novembre).  Dès  le  10  octobre,  une  session  ulté- 
rieure était  prévue  pour  le  25  janvier  suivant, qui  serait 
consacrée  au  sacrifice  de  la  messe.  A.  Theiner,  Acla 
genuina  ss.  conc.  Trid.,  t.  i,  p.  529.  Le  24  novembre, 
ibid.,  p.  600,  on  décidait  d'y  joindre  le  sacrement  de 
l'ordre  et  les  travaux  préparatoires  commençaient,  en 
effet,  sans  retard. 


111.' 


MESSE    AU    CONCILE    DE    TRENTE,    HISTOIRE    DU    DÉCRET        1114 


1°  Première  délibération  (décembre  1551-janvier 
1552).  —  En  attendant  l'édition  de  la   Gôrresgesell- 

schaft,  qui  n'a  pas  encore  paru  pour  cette  partie  du 
concile,  on  peut  se  faire  une  suffisante  idée  de  la 
première  élaboration  de  notre  décret  par  les  extraits 
qu'en  donne  A.  Theiner,  ibid.,  p.  602-647.  Voir 
Renz,  p.   117-139. 

1.  Consultations  des  théologiens.  —  Il  appartenait 
aux  théologiens,  ici  comme  toujours,  d'assurer  le 
premier  travail  de  préparation. 

a)  Méthode  de  travail.  —  Suivant  la  procédure 
adoptée  pour  les  sacrements,  dix  articles,  empruntés 
aux  divers  réformateurs,  avec  références  à  l'appui, 
furent  soumis  aux  consulteurs.  qui  devaient  discuter 
la  question  de  savoir  s'ils  étaient  hérétiques  et  méri- 
taient d'être  condamnés.  Le  général  des  augustins, 
Jérôme  Séripando,  avait  travaillé  personnellement 
à  la  constitution  de  ces  dossiers;  mais  les  précédents 
seraient  dus,  en  majeure  partie,  aux  deux  jésuites 
Salmeron  et  Lainez.  Et.  Ehses,  dans  Conc.  Trid., 
t.  v.  p.  835,  n.  3.  On  peut  croire  que  celui  qui  concerne 
le  sacrifice  de  la  messe,  bien  qu'il  ait  été  utilisé  beau- 
coup plus  tard,  eut  la  même  origine. 

De  ces  dix  articles,  les  trois  premiers  contenaient 
la  négation  du  sacrifice  eucharistique  comme  contraire 
à  l'institution  du  Christ  et  injurieux  pour  le  sacrifice 
de  la  croix,  la  messe  n'étant  et  ne  devant  être  que  la 
simple  commémoraison  de  ce  dernier,  et  l'immolation 
du  Christ  ne  signifiant  pas  autre  chose  que  le  fait 
qu'il  nous  est  donné  en  nourriture.  A  (moi  s'ajoutait 
(art.  4)  la  réprobation  du  canon  de  la  messe.  Les  art. 
5  et  6  visaient  pour  la  condamner  l'application  de 
la  messe  aux  vivants  et  aux  morts.  Enfin  les  quatre 
derniers  se  référaient  aux  principales  revendications 
pratiques  de  la  Réforme  :  protestation  contre  les 
messes  privées,  contre  l'usage  de  prononcer  à  voix 
basse  les  paroles  de  la  consécration  et  de  célébrer  en 
langue  latine  ou  en  l'honneur  des  saints,  contre  le 
cérémonial  liturgique.  Comme  sources,  on  renvoyait 
principalement  au  traité  du  Luther,  De  captivilate 
babylonica,  aux  I.oci  communes  et  à  l'Apoloyia  de 
Mélanchthon,  à  l'Institution  chrétienne  et  au  De  cœna 
Domini  de  Calvin,  avec  mention  supplémentaire  de 
quelques  réformateurs  de  second  plan.  Du  reste,  ces 
articles  visent  seulement  à  reproduire  la  pensée  géné- 
rale des  auteurs  en  question. 

Les  théologiens  en  discutèrent  du  7  au  29  décembre, 
sauf  une  interruption  à  Noël.  Il  y  eut  «  vingt-quatre 
séances,  auxquelles  prirent  part  environ  soixante- 
dix  théologiens.  »  Lepin,  p.  294.  Mais  vingt-six  seu- 
lement s'expliquèrent  sur  la  question  du  sacrifice 
eucharistique,  quelques-uns  faisant  porter  leurs  obser- 
vations sur  l'ensemble,  d'autres  uniquement  sur  tel 
ou  tel  des  articles  proposés  à  leur  examen.  La  plupart 
ont  l'air  de  choisir  à  leur  gré  l'objet  de  leurs  réponses. 

D'après  les  instructions  données  en  septembre  par 
les  légats  au  sujet  du  sacrement  de  l'eucharistie, 
Theiner,  t.  i,  p.  489,  et  qui  furent  renouvelées  en  la 
circonstance,  l'ordre  suivant  était  établi  :  en  pre- 
mier lieu  les  théologiens  envoyés  par  le  pape,  ensuite 
ceux  qu'avait  choisis  l'empereur,  puis  les  clercs  sécu- 
liers suivant  leur  promotion,  et  enfin  les  réguliers 
d'après  leur  famille  religieuse.  C'est  ainsi  qu'on 
entendit  tout  d'abord  le  jésuite  Lainez  qui  venait  au 
nom  de  Jules  III;  puis  les  théologiens  impériaux,  pour 
la  plupart  non  moins  illustres,  savoir  :  le  doyen  de 
Louvain,  Ruard  Tapper,  le  dominicain  Melchior 
Cano,  les  mineurs  Alphonse  de  Castro  et  Jean  de 
Ortega,  le  séculier  Jean  Arze.  Un  autre  groupe  de 
lovaniens  représentait  en  même  temps  l'empereur 
et  la  reine  Marie  de  Hongrie.  Les  cardinaux  et  aussi 
les  princes  électeurs  avaient  leurs  délégués,  parmi 
lesquels    figurait   la   gloire   de   l'Église   de   Cologne   : 


Jean  Gropper.  A  la  fin  prirent  rang  les  religieux,  ainsi 
classés  :  prêcheurs,  mineurs  de  l'Observance,  mineurs 
conventuels,  augustins,  carmes. 

Une  sage  précaution  leur  prescrivait  à  tous  la 
brièveté.  Theiner,  t.  i,  p.  603.  Il  semble  que  cette 
règle  ait  été  suffisamment  observée.  Au  surplus,  ils 
avaient  mission  d'apprécier  les  dix  articles  à  eux 
soumis  d'après  les  sources  de  la  foi  :  Écriture,  tradition, 
conciles,  souverains  pontifes  et  Pères,  consentement 
de  l'Église  catholique.  Ce  qui  leur  interdisait  d'entrer 
dans  les  questions  d'école  pour  s'en  tenir  aux  points 
reconnus  par  tous  comme  certains. 

b)  Aperçu  des  opinions.  —  Avec  une  méthode  ainsi 
déterminée,  il  ne  pouvait  être  question  que  de  variétés 
individuelles  dans  la  manière  de  présenter  les  doc- 
trines communes  de  l'Église. 

On  y  entendit,  comme  il  était  naturel,  de  longues 
démonstrations  pour  établir  la  réalité  du  sacrifice 
de  la  messe  :  Lainez  donna  le  ton  à  cet  égard  dans  la 
séance  du  7  décembre,  Theiner,  p.  603-606;  Melchior 
Cano  développa  toute  une  grande  thèse  suivant  les 
cadres  de  l'École  :  videlur  quod  non,  puis  respondeo 
dicendum,  suivi  d'une  réponse  méthodique  aux 
objections  alignées  en  premier  lieu.  A  noter  au  pas- 
tage  que,  pour  Alphonse  de  Castro,  ibid.,  p.  609,  la 
négation  du  sacrifice  eucharistique  serait  une  erreur 
d'Érasme  aussi  bien  que  de  Luther.  Les  éléments  de 
cette  démonstration  sont  surtout  demandés  à  l'Écri- 
ture. Cependant  le  dominicain  Rarthélemy  Miranda 
rappelle  à  ce  propos,  p.  633,  l'autorité  prépondérante 
de  la  tradition,  et  le  mineur  Jean  Mahusius  en  appelle 
assez  heureusement  aux  besoins  religieux  de  l'huma- 
nité, p.  614  :  Si  enim  missa  non  esset  sacrificium, 
christiani  non  haberent  sacrificium  et  essent  cunctis 
genlibus  injeliciorcs,  cum  nulla  unquam  gens  fuerit 
quee  illud  non  habuerit. 

La  question  de  la  valeur  du  sacrifice  de  la  messe 
semble  aussi  avoir  particulièrement  retenu  l'atten- 
tion. C'est  à  elle  qu'est  principalement  consacrée  la 
déposition  du  lovanien  Josse  de  Ravenstein,  dans 
J.  Le  Plat,  Mon.  ad  hist.  conc.  Trid.,  t.  iv.  p.  350-359, 
qui  lui  reconnaît  une  efficacité  ex  opère  operato,  c'est- 
à  dire  ex  rei  oblalte  pretio  et  gratia,  p.  356,  mais  per 
modum  impetralionis,  sans  qu'il  y  ait  en  sa  faveur  cette 
promesse  infaillible  qui  est  accordée  aux  sacrements. 
Dans  le  même  sens,  voir  le  mineur  Jean  Antoine  Del- 
phin,  dans  A.  Theiner,  p.  631.  Le  dominicain  Ambroise 
Pélargo  avait  noté  sur  ce  point,  ibid.,  p.  621  :  Appli- 
catur  autem  non  omnibus  sed  disposais,  et  Melchior 
Cano  précisé,  p.  609,  qu'il  s'agit  d'une  participalio 
finita,  limitée,  soit  par  la  volonté  divine,  soit  par  nos 
propres  dispositions. 

Au  bout  de  ces  trois  semaines,  beaucoup  de  théolo- 
giens avaient  encore  à  prendre  la  parole.  Mais  la  date 
envisagée  pour  la  future  session  approchait.  C'est 
pourquoi  les  présidents  du  concile  décidèrent  d'arrêter 
là  ces  consultations,  qu'ils  estimaient  largement  suffi- 
santes pour  éclairer  la  religion  de  l'auguste  assemblée, 
et  c'est  ainsi  qu'une  trentaine  de  consulteurs  furent 
privés  de  dire  leur  mot  dans  ce  débat.  Theiner, 
p.  634. 

Sur  les  points  essentiels  les  avis  avaient  été  parfai- 
tement uniformes,  lui  effet,  tous  étaient  unanimes 
à  conclure  (pie  les  dix  articles  protestants  méritaient 
d'être  condamnés,  et  c'est  ce  que  le  concile  avait 
surtout  besoin  de  savoir.  La  discussion  la  plus  rigou- 
reuse à  cet  égard  fut  sans  doute  celle  du  lovanien 
Ruard  Tapper,  dans  Le  Plat,  op.  cit.,  p.  337-350. 
Il  y  eut  le  même  ensemble  chez  le  plus  grand  nombre 
des  théologiens  pour  les  qualifier  tous  indistinctement 
d'hérétiques.  D'aucuns  pourtant  firent  quelques 
réserves,  sur  la  question,  par  exemple,  de  la  langue 
liturgique  ou  sur  telles  formules  de  détail  qui  étaient 


1115         MESSE   AU   CONCILE    DE   TRENTE,   HISTOIRE    DU    DÉCRET         1116 


susceptibles  d'être  prises  en  bonne  part.  Une  minuluta 
fut  rédigée  qui  analysait  ces  remarques  légèrement 
divergentes,  Theiner,  p.  036;  mais,  au  total,  le  secré- 
taire Massarelli  résume  exactement  la  situation  quand 
il  écrit  :  Arliculi  de  missa...  judicanlur  damnandi  a 
thcologis,  neque  adnotaliones  alicujus  momcnti  jactie 
sunt.  Ibid.,  p.  635.  Cet  accord  des  théologiens  ne 
pouvait  que  faciliter  la  tâche  du  concile,  qui  avait 
maintenant  à  se  prononcer. 

2.  Discussion  des  Pères  du  concile.  —  Une  première 
séance  fut  tenue  le  2  janvier  1552,  afin  de  régler 
l'ordre  du  jour. 

Aux  dix  articles  primitifs,  en  effet,  un  exposé  doc- 
trinal avait  été  joint,  dont  les  réponses  des  consul- 
teurs  avaient  fourni  les  matériaux  et  qui  est  encore 
inédit.  La  question  était  de  savoir  si  on  discuterait 
ensemble  ou  séparément  ces  deux  parties  du  futur 
décret.  A  la  demande  des  légats,  en  vue  de  gagner  du 
temps,  la  majorité  résolut  d'adopter  la  première  pro- 
cédure. En  conséquence,  les  deux  documents  furent 
distribués  le  dimanche  3.  Il  s'agissait  en  même  temps 
de  nommer  une  commission  qui  aurait  la  charge,  au 
terme  des  délibérations,  de  procéder  à  la  rédaction 
définitive.  Le  concile  donna  pleins  pouvoirs  aux  prési- 
dents, qui  attendirent  la  fin  des  débats  pour  en  user. 

Une  semaine  (7-14  janvier)  suffit  aux  Pères  pour 
exprimer  leurs  opinions.  Suivant  le  programme  adopté 
au  début,  ils  avaient,  comme  les  théologiens,  à  s'expli- 
quer en  même  temps  sur  la  messe  et  sur  l'ordre.  C'est 
pourquoi,  dès  le  premier  jour,  le  cardinal  de  Trente, 
pour  donner  satisfaction  à  la  logique,  demandait  qu'on 
plaçât  tout  d'abord  le  sacerdoce,  dont  le  sacrifice 
n'est  qu'une  fonction.  Theiner,  p.  636.  Dans  la  suite, 
quelques  prélats  se  rallièrent  à  cette  manière  de  voir, 
ibid.,  p.  637,  640,  642,  qui  fut,  au  contraire,  combattue 
par  l'évêque  de  Cagliari.  Ibid.,  p.  638.  En  attendant, 
chacun  donnait  son  avis  sur  les  deux. 

o)  Dogmatique  de  la  messe.  —  Il  importait  avant  tout 
de  fixer  la  foi  de  l'Église  en  regard  du  protestantisme, 
tâche  qui  ne  pouvait  offrir  beaucoup  de  difficultés. 

En  effet,  la  discussion  des  articles  ne  donna  pas 
occasion  à  des  remarques  bien  saillantes.  Il  y  eut 
encore  force  dissertations  théologiques  sur  la  réa- 
lité du  sacrifice  de  la  messe.  Dans  ce  genre  se  distin- 
guèrent les  archevêques  de  Mayence,  p.  636,  et  de 
Grenade,  p.  638,  ainsi  que  l'évêque  de  Bitonto, 
p.  640,  qui  s'en  expliqua,  note  le  secrétaire,  longa 
oratione.  Seul  l'évêque  de  Feltre  se  permit  de  con- 
tester, p.  639,  l'argument  classique  tiré  de  Malachie  et 
l'analogie  de  Melchisédec.  Plusieurs  Pères  après  eux, 
p.  640-642,  prirent  diversement  position  pour  enl re- 
prendre de  déterminer  si  c'est  à  l'ordre  de  Melchisédec 
ou  à  celui  d'Aaron  qu'il  faut  référer  l'acte  sacerdotal 
du  Christ.  Le  même  évêque  de  Feltre  proposait  éga- 
lement une  distinction  subtile  sur  le  caractère  sa- 
crificiel de  la  messe,  p.  639  :  Cuperet  dici  in  missa 
esse  sacri ficium,  non  autem  missam  esse  sacrificium... 
Neque  vidclur  dicendum  missam  esse  sacrificium, 
cum  sit  imago  veri  sacri ficii.  Il  ne  semble  pas  que 
ces  vues  aient  été  prises  en  considération. 

Quelques  points  qui  touchaient  à  la  pratique  ame- 
nèrent des  observations  concrètes.  L'évêque  d'Agram 
avertit  de  ne  pas  prendre  de  décision  générale  au 
sujet  de  la  langue  liturgique,  p.  637,  ajoutant  que,  dans 
plusieurs  endroits  de  son  diocèse,  un  dialecte  local 
est  employé  qu'on  dit  être  celui  de  saint  Jérôme.  A 
propos  de  l'art,  vin,  qui  concernait  la  matière  du 
sacrifice,  l'archevêque  d'Upsal  rappela,  p.  638,  que 
Sixte  IV  avait  concédé  aux  Norvégiens  de  consacrer 
seulement  avec  du  pain. 

La  doctrina  recueillit  les  éloges  de  l'évêque  de  Saint- 
Marc,  p.  639;  mais  d'aucuns  la  souhaitèrent  plus 
courte,  tels  l'évêque  de  Belcastro,  p.  640,  et  les  abbés 


d'Italie,  p.  647.  D'autres  firent  observer  qu'on  n'y 
devait  pas  toucher  aux  controverses  d'école.  P.  642 
et  644.  C'est  sans  doute  en  vertu  de  ce  principe  que 
l'archevêque  de  Mayence,  p.  637,  attirait  l'attention 
du  concile  sur  une  phrase  où  il  était  dit  que  la  commu- 
nion est  i  une  partie  du  sacrifice  »,  cum  multi  hoc 
negent  et  quia  communio  non  est  oblalio. 

Plus  grave  était  la  question  de  savoir  s'il  y  eut  sacri- 
fice à  la  cène.  Dès  le  8  janvier,  l'évêque  de  Feltre, 
p.  639,  émettait  quelques  doutes  à  cet  égard,  cum 
id  clare  probari  non  possil.  Le  lendemain  9,  l'évêque 
de  Bitonto,  Cornelio  Musso,  prenait  vivement  parti 
contre  la  thèse  affirmative.  P.  640.  Il  fut  suivi,  le  14, 
par  l'archevêque  de  Manfrédonia,  p.  645,  qui  recon- 
naissait aller  par  là  contre  l'i  opinion  générale  «  du 
concile.  En  effet,  la  plupart  des  Pères  se  prononcèrent 
formellement  pour  l'oblation  du  Christ  à  la  cène. 
Lepin,  op.  cit.,  p.  298-299.  Bien  qu'il  partageât  le 
sentiment  de  la  majorité,  l'évêque  de  Cività  dans  la 
Pouille,  p.  644,  aurait  voulu  qu'on  ne  décidât  rien 
sur  ce  point. 

b)  Théologie  de  la  messe.  — D'accord  sur  les  principes 
essentiels  de  la  foi,  les  Pères,  pas  plus  que  les  théolo- 
giens, ne  semblent  pas  s'être  beaucoup  avancés  sur 
le  terrain  des  explications  théologiques.  «  Comment 
ce  caractère  expiatoire  de  la  messe  s'accorde-t-il, 
mieux  que  celui  de  la  cène,  avec  le  principe  de  l'unique 
sacrifice  rédempteur?  Personne  ne  l'explique  avec 
précision...  Sera-ce  en  alléguant  une  certaine  réalité 
d'immolation  qui  se  produirait  actuellement  dans 
l'oblation  eucharistique?  Aucun,  même  parmi  les 
Pères  qui  se  sont  arrêtés  à  une  explication  semblable 
au  sujet  de  la  cène,  ne  paraît  y  songer  à  propos  de  la 
messe.  Tous,  sans  exception,  ne  voient  d'autre  immo- 
lation à  l'autel  qu'une  représentation  figurative  de 
l'immolation  de  la  croix.  A  défaut  de  cette  réalité 
d'immolation,  qu'est-ce  donc  qui  donne  à  la  messe 
son  caractère  de  sacrifice  expiatoire?  Les  Pères  ni  les 
théologiens  ne  semblent  le  discerner  nettement.  » 
M.   Lepin,  p.  311-312. 

Cependant,  à  travers  ces  premières  délibérations, 
le  même  auteur  croit  apercevoir,  ibid.,  p.  314,  «  trois 
façons  de  concevoir  le  sacrifice  de  la  messe  :  la  théorie 
de  l'immolation  représentative,  celle  de  l'oblation,  et 
quelques  théories  mixtes  ou  composites  ».  La  première 
se  reflète  chez  le  mineur  Alphonse  de  Castro  et  le 
séculier  Jean  Arze.  Séance  des  9  et  10  décembre  1551, 
Theiner,  t.i,  p.  610.  A  elle  se  rallie, le  9  janvier  suivant, 
l'évêque  de  Constance.  Ibid.,  p.  641.  D'autre  part, 
la  lovanien  Fr.  Sonnius,  Jean  Gropper  et  l'espagnol 
Jacques  Ferrusio  se  rattachent  à  la  doctrine  de  l'obla- 
tion, puisqu'ils  «  établissent  un  rapprochement  entre 
l'oblation  quotidienne  du  Christ  et  l'oblation  qu'il 
fait  éternellement  dans  le  ciel.»  Lepin,  p.  318.  Voir 
Theiner,  p.  612,  618,  623. 

A  cette  idée  d'oblation  Ruard  Tapper  veut  joindre 
la  consécration  qui  conférerait  au  Christ  «  un  nouvel 
être  sacramentel  qu'il  n'a  pas  dans  le  ciel.  »  Le  concile 
lui  fournit  l'occasion  de  soutenir  une  fois  de  plus,  séance 
du  7  décembre,  dans  Le  Plat,  t.  iv,  p.  339-342,  cette 
conception  déjà  exposée  dans  ses  écrits  antérieurs. 
Voir  plus  haut,  col.  1109.  Mais  «  cette  opinion  de 
Ruard  Tapper  apparaît  dans  les  délibérations  du  con- 
cile complètement  isolée.  »  Lepin,  p.  320. 

Un  plus  grand  nombre  associent  à  l'oblation  eucha- 
ristique la  consécration,  qui  réalise,  par  la  séparation 
des  espèces,  la  représentation  symbolique  de  la  pas- 
sion. Ainsi  Melchior  Cano,  séance  du  9  décembre  1551, 
Theiner,  p.  608,  puis,  le  11  janvier  1552,  l'évêque  de 
Guadix.  Ibid.,  p.  643.  D'autres  font,  en 'outre,  entrer 
en  ligne  de  compte  la  communion.  Ainsi  Jean  Arze, 
Jean  Gropper,  Alphonse  de  Contreras.  Theiner,  p.  611, 
618,  624.  Cette  opinion  avait  dû  entrer  dans  le  texte 


1117        MESSE    AU    CONCILE    DE    TRENTE,    HISTOIRE    DU    DÉCRET        1118 


soumis  aux  Pères,  puisque,  le  7  janvier,  l'évêque  de 
Mayence  éprouva  le  besoin  de  la  désavouer  comme  trop 
incertaine  au  profit  de  la  simple  oblation.  Est  adver- 
tendum  quod  dieitur  communionem  esse  partem  sacri- 
flcii,  cum  mulli  id  negent  et  quia  comnuinio  non  est 
oblatio.   Theiner,   p.   637. 

Nulle  trace,  conclut  avec  raison  Lepin.  après  une 
analyse  diligente  des  courants  qui  se  manifestèrent  au 
cours  de  ces  premières  délibérations,  op.  cit.,  p.  326, 
des  théories  que  l'on  verra  surgir  dans  les  années 
suivantes  et  qui  tendent  à  exiger  du  sacrifice  eucha- 
ristime  une  immutation  de  la  victime  équivalant  de 
quelque  manière  à  sa  destruction...  L'idée  du  sacrifice 
de  la  messe  apparaît  liée  pratiquement  à  trois  élé- 
ments fondamentaux  :  la  consécration,  l'oblation,  et 
la  représentation  commémorative  de  l'immolation 
passée.  Si  divers  théologiens  semblent  placer  la  raison 
formelle  du  sacrifice  eucharistique  dans  l'un  ou  l'autre 
de  ces  éléments  pris  à  part,  ce  sont  plutôt  des  excep- 
tions. Le  plus  grand  nombre  et  les  plus  importants 
tendent  à  la  mettre  dans  ces  trois  éléments  réunis.  » 

C'est  dire  qu'à  en  juger  par  cette  espèce  de  réfé- 
rendum dont  les  débats  conciliaires  furent  l'occasion, 
l'état  moyen  de  la  pensée  catholique  au  sujet  du 
sacrifice  de  la  messe  en  restait  à  la  phase  ancienne  de 
synthèse  dogmatique,  sans  manifester  encore,  autre- 
ment que  par  des  indices,  les  besoins  d'analyse  qui 
s'affirmeront  plus  tard. 

3.  Résultat  :  Projet  de  décret.  — Dès  le  14  janvier, 
la  cause  paraissait  suffisamment  entendue  pour  qu'il 
semblât  urgent  de  nommer  les  commissaires  qui  de- 
vaient être  préposés  à  la  rédaction.  Mandaté  par  le 
concile,  le  légat  choisit  à  cette  fin  les  archevêques 
de  Cologne  et  de  Cagliari,  les  évêques  de  Vienne,  de 
Feltre,  de  Castellamare,  de  Naumbourg,  d'Orense, 
de  Clonfert  (Irlande),  de  Calahorra,  de  Monopoli,  de 
Léon,  de  Tuy,  d'Alghero  et  de  Ségovie.  A  ces  quinze 
prélats  furent  adjoints  trois  membres  de  l'ancienne 
commission  qui  s'était  récusée,  savoir  les  archevê- 
ques de  Torrès  et  de  Grenade  et  l'évêque  de  Bitonto. 

Ces  commissaires  se  mirent  à  l'œuvre  dès  le  lende- 
main et  continuèrent  les  jours  suivants.  Le  17,  ils 
avaient  rédigé  treize  canons  sur  la  messe,  qui  furent 
distribués  aux  Pères  le  18.  Deux  jours  après,  la 
doclrina  de  sacrificio  missœ  était  prête  à  son  tour,  et 
les  membres  de  l'assemblée  en  recevaient  un  exem- 
plaire pour  servir  de  base  à  leurs  discussions.  Theiner, 
p.   645-647. 

a)  Analyse.  —  Après  une  courte  préface,  qui  liait 
le  problème  delà  messe  à  celui  de  l'ordre,  le  document, 
conçu  dans  Je  style  des  grandes  constitutions  anté- 
rieurement promulguées  par  le  concile,  se  composait 
d'un  exposé  doctrinal  en  quatre  chapitres,  suivi  de 
treize  canons.  Texte  complet  dans  J.  Le  Plat,  t.  iv, 
p.  385-397;  A.  Theiner  ne  publie  que  les  canons, 
p.  646-647. 

Bien  qu'il  ne  soit  rien  resté  de  ce  texte  dans  le  décret 
définitif,  il  ne  manque  pas  d'intérêt.  La  doctrine 
catholique  de  la  messe  y  est  présentée  avec  une 
ampleur  et  une  abondance  d'arguments  théologiques, 
qui  en  font  une  dissertation  équilibrée  suivant  toutes 
les  règles  de  l'art.  Un  premier  chapitre  affirme,  avec 
preuves  à  l'appui,  le  caractère  sacrificiel  de  la  messe. 
On  y  peut  remarquer  cette  définition  du  sacrifice, 
p.  387  :  Cum  conslel  rem  exlernam  mystica  sacerdotis 
operatione  consccralam  ac.  Deo  oblatam,sacrificium  esse 
proprie  diclum.  Puis  un  second  chapitre  établissait 
la  «  nécessité  »  de  ce  sacrifice  et  sa  convenance  avec 
celui  de  la  croix  :  la  raison  d'être  du  sacrifice  dans 
l'économie  religieuse  y  était  longuement  revendiquée. 
De  l'oblation  eucharistique,  largement  comparée  à 
celle  de  l'Ancien  Testament,  le  troisième  chapitre 
exposait  les  fruits  et  l'application.  Toutes  les  questions 


d'ordre  pratique  étaient  enfin  bloquées  dans  le  qua- 
trième. Cà  et  là  le  texte  ne  manquait  pas  de  réprouver 
les  négations  ou  innovations  correspondantes  des 
réformateurs. 

Les  canons  suivaient  pas  à  pas  les  articles  qui 
avaient  servi  de  base  à  la  discussion  conciliaire,  sauf 
que  quelques-uns  de  ceux-ci,  savoir  les  n03  1,3  et  10, 
étaient  dédoublés,  sans  doute  pour  en  rendre  la  rédac- 
tion moins  complexe.  Ainsi  les  dix  articles  primitifs 
donnaient  naissance  à  treize  canons,  mais  qui  respec- 
taient l'ordre  et  jusqu'à  la  lettre  de  ceux-là. 

b)  Destinées.  —  Ce  document  n'eut  guère  le  temps 
d'être  mis  en  discussion.  Quelques  avis  cependant  nous 
sont  parvenus. 

Dès  le  20  janvier,  il  recueillait  l'approbation  enthou- 
siaste de  J'évêque  de  Vienne,  Frédéric  Nausea,  qui, 
sans  vouloir  parler  en  flatteur,  assure-t-il,  n'en  épuise 
pas  moins  à  son  endroit  toutes  les  formes  et  redon- 
dances du  lyrisme  ecclésiastique.  Le  Plat,  p.  397. 
Cependant  les  critiques  directes  ou  les  projets  d'amen- 
dement ne  lui  auraient  sans  nul  doute  pas  manqué, 
comme  en  fait  foi  le  mémoire  de  l'électeur  de  Cologne. 
Ibid.,  p.  405-412.  Mais  les  affaires  du  concile  étaient, 
dès  lors,  en  train  de  suivre  un  autre  cours. 

En  effet,  le  23  janvier,  des  ambassadeurs  du  prince 
protestant  Maurice  de  Saxe  étaient  annoncés,  qui 
promettaient,  sous  le  bénéfice  d'un  plus  large  sauf- 
conduit,  d'envoyer  au  concile  une  députation  de  leurs 
théologiens.  Sur  quoi  l'assemblée  résolut  de  surseoir 
à  la  publication  des  projets  préparés,  pour  qu'on 
pût,  au  préalable,  fournir  aux  adversaires  l'occasion 
de  se  faire  entendre.  Theiner,  p.  647-648.  Ces  déci- 
sions furent  officiellement  publiées  à  la  session  du 
25  janvier,  qui  avait  tout  d'abord  été  choisie  pour 
la  promulgation  des  décrets  dogmatiques.  Ibid., 
p.  651. 

Dès  le  24  janvier,  deux  orateurs  wurtembergeois 
avaient  présenté  une  profession  de  foi.  Ibid.,  p.  648. 
On  attendait  les  autres  luthériens  avec  impatience; 
mais  ceux-ci  ne  se  pressaient  pas.  Aussi  la  session 
prochaine,  fixée  tout  d'abord  au  19  mars,  dut-elle 
être  encore  une  fois  prorogée,  ibid.,  p.  653-654,  et  les 
délibérations  suspendues.  Entre  temps,  les  événe- 
ments politiques  prenaient  une  tournure  inquié- 
tante, de  telle  sorte  que  Jules  III  décida  la  suspension 
du  concile.  Ce  fut  le  seul  objet  de  la  session  du 
28  avril,  où  l'assemblée,  malgré  l'opposition  de  douze 
Pères,  entérina  purement  et  simplement  le  décret 
pontifical.  Theiner,  p.  659. 

Au  surplus,  la  maladie  s'en  mêlait.  Les  membres  de 
l'assemblée  se  dispersèrent  donc  un  peu  de  tous  côtés 
et  le  concile  fut  interrompu  sine  die.  Cette  nou- 
velle interruption  devait  durer  près  de  dix  ans. 

2°  Deuxième  délibération  (juillet-septembre  1562).  — 
Quand  le  concile  fut  rouvert  par  Pie  IV  (janvier 
1562),  il  mit  tout  d'abord  à  son  programme  divers 
projets  de  réformes  pratiques.  Le  dogme  n'y  apparut 
qu'à  la  xxie  session  (16  juillet),  avec  le  problème  de  la 
communion  sous  les  deux  espèces.  Aussitôt  après  fut 
mise  à  l'ordre  du  jour  la  question  de  la  messe,  et  les 
travaux  furent  menés  si  rondement  qu'en  moins  de 
deux  mois  la  définition  dogmatique  était  prête  pour 
la  promulgation.  Voir  Renz,  p.  139-176. 

Le  texte  officiel  de  ces  actes  est  publié  dans  Conc. 
Trid.,  t.  vin  :  Act.  pars  Va,  édit.  Ehses,p.  718-981.  On 
y  peut  suivre  jour  par  jour,  suivant  le  témoignage  que 
se  rend  le  concile  dans  son  texte  définitif,  c.  ix,  p.  961, 
la  préparation  et  l'élaboration  de  notre  décret  posl 
mullos  gravesque  his  de  rébus  mature  habitas  tractatus. 

1.  Travaux  préparatoires  des  théologiens.  — ■  Suivant 
a  marche  adoptée  aux  précédentes  sessions,  les  Pères 
du  concile  commencèrent  tout  d'abord  par  solliciter 
les  lumières  des  theologi  minores. 


1119        MESSE   AU    CONCILE    DE    TRENTE,    HISTOIRE    DU    DÉCRET        1120 


a)  Méthode  de  travail.  — ■  Dès  le  19  juillet,  treize 
articles  étaient  soumis  aux  discussions  de  ces  der- 
niers. P.  719.  Au  lieu  d'être,  comme  en  1551,  des  pro- 
positions empruntées  aux  docteurs  du  protestantisme, 
il  se  présentaient  sous  la  forme  théologique  de  ques- 
tions. Sauf  cette  différence  de  rédaction,  la  matière 
en  était  à  peu  près  la  même,  mais  dans  un  ordre  moins 
rigoureusement  logique.  On  y  posait  tout  d'abord 
(n,.  1-2)  la  question  fondamentale  de  savoir  si  la  messe 
est  un  sacrifice  et  si,  en  l'affirmant,  on  fait  tort  au 
sacrifice  de  la  croix.  Puis  il  s'agissait  de  l'institution 
de  ce  sacrifice  et  de  ses  fruits  possibles  (n.  3-4). 
Venaient  ensuite  les  problèmes  pratiques  :  messes 
privées,  addition  d'eau  au  vin,  prétendues  erreurs 
du  canon,  usage  de  la  consécration  à  voix  basse,  de  la 
langue  latine;  des  messes  en  l'honneur  des  saints,  des 
vêtements  et  cérémonies  liturgiques  (n.  5-11).  Les 
deux  questions  finales  (n.  12-13)  revenaient  aux  pro- 
blèmes de  fond,  en  invitant  à  se  demander  si  l'immo- 
lation du  Christ  est  identique  au  fait  qu'il  se  donne  à 
nous  en  nourriture,  si  la  messe  est  seulement  un  sacri- 
fice de  louanges  et  d'action  de  grâces  ou  aussi  de  pro- 
pitiation. 

Pour  aller  plus  vite  en  besogne,  une  méthode  de 
travail  plus  stricte  qu'autrefois  était  minutieusement 
déterminée.  P.  720.  Tous  les  consulteurs  ne  seraient 
pas  appelés  à  donner  leur  avis.  Parmi  les  théologiens 
de  Sa  Sainteté,  les  légats  en  choisiraient  quatre  :  deux 
séculiers  et  deux  réguliers.  Trois  seraient  pris  parmi  les 
théologiens  des  princes,  au  choix  de  leurs  ambassa- 
deurs; un  seul  parmi  les  théologiens  des  cardinaux 
légats,  quatre  au  plus  parmi  ceux  des  évoques,  trois 
dans  les  divers  ordres  réguliers  désignés  par  leurs 
supérieurs.  Chacun  de  ces  théologiens  ne  pourrait 
parler  au  maximum  qu'une  demi-heure,  sous  peine 
d'être  interrompu  d'office  par  le  maître  des  céré- 
monies, et  il  leur  était  recommandé  de  se  tenir  plutôt 
en  dessous.  La  matière  leur  était  également  délimitée  : 
un  premier  groupe  de  dix-sept  étudierait  les  sept 
premiers  articles,  tandis  que  les  autres  se  prononce- 
raient sur  les  suivants.  Aux  uns  et  aux  autres  il 
restait  toujours  permis  de  présenter  des  communi- 
cations écrites  sur  ce  qu'ils  n'auraient  pas  pu  traiter 
de  vive  voix. 

En  même  temps,  deux  commissions  furent  nommées 
par  les  légats.  P.  721.  La  première  aurait  à  rédiger 
l'exposé  doctrinal  et  les  canons  relatifs  à  la  messe.  Elle 
se  composait  de  neuf  prélats  :  Pierre  Guerrero,  arche- 
vêque de  Grenade;  Léonard  Marini,  dominicain, 
archevêque  de  Lanciano;  Jean  Antoine  Panthusa, 
évêque  de  Littere;  Jean  Jacques  Barba,  augustin, 
évêque  de  Terni;  Gaspard  Casale, également  augustin, 
évêque  de  Leiria  (Portugal);  Pierre  Danès,  évêque  de 
Lavaur;  Antoine  Gurroniero  ou  Corrionero,  évêque 
d'Alméria;  Jérôme  Trevisano,  dominicain,  évêque 
de  Vérone;  François  Zamorra,  général  des  obser- 
vantins.  La  seconde  commission,  dont  faisaient  par- 
tie sept  prélats,  était  chargée  de  réunir  les  abus  en 
matière  de  messe. 

Quelques  membres  de  l'assemblée  proposèrent  alors, 
p.  722,  au  lieu  d'ouvrir  un  nouveau  débat,  de  repren- 
dre purement  et  simplement  le  décret  déjà  préparé  en 
1552.  Cette  manière  de  voir  ne  fut  pas  suivie  pour 
la  raison  qu'alors  le  concile  n'avait  plus  que  70  Pères, 
tandis  qu'il  en  comptait  aujourd'hui  180.  11  semble 
qu'il  y  ait  eu  aussi  quelques  réclamations  au  sujet  du 
temps  réservé  aux  théologiens  consulteurs.  Les  légats 
défendirent  leurs  prescriptions  limitatives  :  quod  illis 
adimitur  Palribus  addilur.  Néanmoins  la  mesure  ne 
fut  pas  suivie  dans  toute  sa  rigueur.  Le  jésuite  Sal- 
meron  s'y  déroba  le  premier,  voulant  avoir  la  liberté 
di  dire  quanto  si  sentisse  dettar  dallo  Spirilo,  et  bien 
d'autres  après  lui.  Ibid.,p.  722,  n.  3;  cf.  p.  751, n.  2.  Du 


moins  en  resta-t-il  la  consigne  suffisamment  observée 
d'une  certaine  concision. 

b)  Aperçu  des  opinions.  —  C'est  dans  ces  conditions 
que  les  consulteurs  commencèrent  leurs  travaux,  le 
mardi  21  juillet,  pour  les  poursuivre,  au  cours  de  qua- 
torze séances,  jusqu'au  4  août.  Procès-verbal,  ibid., 
p.  722-751.  Suivant  le  programme  fixé  au  début,  les 
sept  premiers  articles  occupèrent  les  dix  premières 
séances  jusqu'au  29  juillet,  p.  722-741,  tandis  que 
les  quatre  dernières  furent  consacrées  aux  six  autres. 
Cette  proportion  répond  assez  exactement  à  l'impor- 
tance des  problèmes  soulevés. 

Ainsi  qu'on  pouvait  s'y  attendre,  c'est  surtout 
l'article  premier  qui  retint  l'attention  de  nos  théolo- 
giens :  il  motiva,  comme  dix  ans  plus  tôt,  d'abon- 
dantes dissertations  sur  le  fait  du  sacrifice  eucha- 
ristique. Salmeron  donna  l'exemple,  le  21  juillet,  en 
développant  ce  thème  per  duas  continuas  horas...  docte 
et  pie.  P.  724.  Dans  la  suite,  il  rencontra  de  nombreux 
imitateurs.  Toutes  les  variétés  d'argumentation  scrip- 
turaire,  patristique,  canonique  ou  rationnelle,  y  furent 
tour  à  tour  abordées. 

Peut-être  y  peut-on  remarquer  une  plus  grande 
place  qu'autrefois  faite  à  la  preuve  de  tradition. 
Pierre  de  Soto,  le  22  juillet,  en  défendait  le  principe  : 
d'autres  s'attachèrent  à  en  montrer  l'application,  en 
particulier,  le  26,  p.  733-734,  Diego  de  Païva,  qui  se 
mit  en  mesure  de  prouver,  contre  les  protestants,  que 
le  sacrifice  de  la  messe  ne  fut  pas  inconnu  à  l'Église  des 
quatre  premiers  siècles.  Le  portugais  François  Foreiro 
accordait  à  la  tradition  tellement  d'importance  que, 
sans  elle,  les  paroles  de  la  dernière  cène  ne  lui  paraî- 
traient pas  suffisantes  pour  établir  l'institution  du 
sacrifice  eucharistique  par  le  Christ.  Séance  du  24  juil- 
let, p.  731-732.  Déclarations  un  peu  imprudentes  qui 
choquèrent  l'assemblée,  et  que  son  compatriote  Diego 
de  Païva  prenait  soin  d'amender  à  la  séance  du  sur- 
lendemain. P.  733. 

A  la  démonstration  de  la  foi  catholique  s'ajoutait 
naturellement  la  réponse  plus  ou  moins  copieuse  aux 
objections.  Un  des  premiers,  l'espagnol  Gaspard  de 
Villalpando  y  fait  état,  pour  discréditer  ses  doctrines, 
des  entretiens  de  Luther  avec  le  démon.  Séance  du 
29  juillet,  p.  739.  L'argument  devait  être  repris  par 
Lainez,  le  6  septembre.  P.  888. 

Cette  discussion  fit  aussi  apparaître  quelques  diver- 
gences. La  première  et  la  principale  porta  sur  la  rela- 
tion du  Christ  à  Melchisédec  :  Salmeron  l'avait  placée 
à  la  dernière  cène,  21  juillet,  p.  724;  il  fut  combattu, 
le  lendemain,  p.  725,  par  le  séculier  espagnol  François 
Torrès,  qui  la  voulait  plutôt  rattacher  à  la  croix.  Opi- 
nion qui  devait  être  longuement  réfutée,  le  27,  par 
le  portugais  Melchior  Cornélius,  lequel  s'appliquait  à 
prouver  que  Melchisédec  a  offert  un  véritable  sacri- 
fice, type  du  sacrifice  eucharistique.  P.  735.  Sur  les 
fruits  de  la  messe,  l'espagnol  Ferdinand  de  Bellogiglio 
critiquait,  au  passage,  la  doctrine  de  Cajétan,  ut  non 
applicetur  nisi  iis  qui  meruerunt  ut  eis  applicelur, 
p.  730,  sans  probablement  se  rendre  compte  qu'il 
atteignait  parla  saint  Augustin.  Mais,  dans  l'-ensemble, 
les  consulteurs  ne  firent  guère  que  reprendre,  chacun 
à  sa  façon,  les  positions  classiques  de  la  théologie. 

Une  fois  mise  in  tuio  ia  réalité  du  sacrifice  de  la 
messe,  la  réponse  aux  autres  questions  allait  de  soi. 
La  plupart  des  théologiens  n'en  parlent  même  pas  et 
ceux  qui  en  traitent  ne  le  font  qu'en  quelques  mots. 
A  propos  de  l'institution  du  sacrifice  eucharistique, 
on  peut  retenir  cette  opinion,  émise  par  Diego  de 
Païva,  p,  734,  et  que  nous  avons  déjà  rencontrée, 
voir  plus  haut,  col.  1108  :  Si  etiam  Chrislus  non  insti- 
tuisset  eucharistiam  uti  sacrificium,  poluisset  Ecciesia 
eam  consliliiere,  quia  sacramentum  et  sacrificium  non 
sunt  inter  se  contraria. 


1121        MESSE    AU    CONCILE    DE    TRENTE,    HISTOIRE    DU    DÉCRET        1122 


La  discussion  du  deuxième  groupe  de  questions 
commença  le  29  juillet  et  occupa  seulement  quatre 
séances  Elles  ne  soulevaient  pas,  en  effet,  de  problème 
important.  Nos  consulteurs  n'eurent  aucune  peine  à 
justifier  les  pratiques  de  la  liturgie  catholique  atta- 
quées par  les  protestants;  mais  aucun  ne  semble  avoir 
qualifié  d'hérétiques  les  positions  de  ceux-ci,  comme 
l'avaient  fait  généralement  les  commissaires  de  1551. 
A  noter  que  l'espagnol  François  de  Sanctio  admettait 
trois  langues  liturgiques,  p.  743,  savoir  :  le  latin,  l'hé- 
breu et  le  grec,  en  souvenir  du  titre  de  la  croix. 

Forcément  les  questions  12  et  13  ramenèrent  le 
problème  de  la  réalité  du  sacrifice  eucharistique  : 
de  ce  dernier  article  César  Ferrant  faisait  remarquer 
avec  raison  qu'il  était  identique  au  premier.  P.  741. 
A  ce  sujet,  le  même  François  de  Sanctio  écarte  les 
prières  du  sacrifice  proprement  dit,  cum  debeal  esse 
res  quœ  Deo  dicatur  et  ofjeratur  et  comedatur,  p.  743, 
et  le  mineur  Aloïs  de  Borgonovo  définit  en  ces  termes 
le  rapport  de  la  messe  au  Christ,  p.  745  :  Missa  autem, 
licet  a  sacerdote  celebrelur,  Iota  tamen  Christi  aetio  est 
et  nihil  nisi  Christi  nomine  in  ca  agitur.  Mais  le  problème 
avait  été  suffisamment  étudié  par  les  précédents  con- 
sulteurs. Aussi  la  discussion  fut-elle  vite  terminée. 

Chemin  faisant,  quelques  théologiens,  comme  Pierre 
de  Soto,  p.  726,  et  le  jésuite  Jean  Cuvillon,  p.  738,  n.  2, 
avaient  attiré  l'attention  du  concile  sur  les  abus 
relatifs  à  la  messe.  On  a  vu  qu'une  commission  spéciale 
avait  reçu  mission  d'en  faire  le  recensement. 

2.  Discussion  desPères  du  concile  :  Projet  du  6  août.  — 
Ces  travaux  préliminaires  des  consulteurs  fournirent 
aux  commissaires  chargés  de  la  rédaction  les  éléments 
d'un  projet  qui  fut  rendu  public  le  6  août.  Il  se  compo- 
sait de  quatre  chapitres  et  de  douze  canons,  p.  751-755, 
le  tout  suivant  de  très  près  l'ordre  et  parfois  le  texte 
préparé  les  18-20  janvier  1552.  La  discussion  s'ouvrit 
quelques  jours  après  et  ne  remplit  pas  moins  de  dix- 
sept  séances,  du  11  au  27  août,  p.  755-788,  au  taux  de 
deux  séances  par  jour  à  partir  du  22. 

a)  Forme  du  projet.  —  Dès  le  premier  jour,  Louis 
Xuccius  laissait  prévoir  à  un  correspondant  que  cette 
exposition  serait  •  maltraitée  »,  per  esser  troppo  longa. 
P.  751,  n.  3.  En  effet,  cette  observation  était  formulée 
dès  le  11  parle  patriarche  d'Aquilée,  p.  755  :  Prolixitas 
non  videtur  convenire  dignitati  synodi,  neque  rationes 
reddi  debent. 

Au  grief  superficiel  de  longueur  s'en  ajoutait  un 
plus  fondamental  sur  le  caractère  de  justification  que 
présentait  le  texte  projeté.  L'opinion  du  patriarche  fut 
reprise  le  même  jour  par  l'évêquede  Rossano,  J.-B.  Cas- 
tagna,  qui  se  donna  la  peine  d'énumérer,  p.  758-759, 
tous  les  inconvénients  qu'il  y  avait  pour  l'autorité  du 
concile  à  préciser  ses  considérants.  Tel  semblait  aussi 
être  l'avis  de  l'archevêque  de  Sorrento,  quand  il  disait, 
p.  757  :  Non  addantur  nuctoritates;  sufficit  auctorilas 
Ecclesiœ.  Mais  d'autres  opposaient  que  le  rôle  du 
concile  est  également  d'enseigner.  Ainsi  l'évêque  de 
Città,  p.  780,  et  celui  de  Lucques,  p.  783  :...  Cum 
prœcipue  munus  conciiii  sit  non  solum  delerminare 
articulas  fidei  sed  docere. 

De  ce  conflit  théorique  dépendait  le  sort  qu'il  conve- 
nait pratiquement  de  faire  à  l'exposé  doctrinal  qui 
ouvrait  le  décret.  Le  patriarche  d'Aquilée  voulait 
qu'on  le  supprimât  entièrement  et  plusieurs  Pères, 
dans  la  suite,  se  rangèrent  à  cet  avis  radical.  Il  est 
curieux  que  cette  partie  du  texte  fût  lâchée  même  par 
des  membres  de  la  commission  qui  en  avait  assumé 
la  rédaction,  comme,  par  exemple,  l'archevêque  de 
Lanciano.  P.  758.  A  sa  place  il  proposait  aliqua  pree- 
latiuncula.  Solution  mitoyenne  qui  devait  recueillir  de 
nombreux  suffrages  :  prœfatio  nuda  uno  solo  capite 
distincta,  précisait  l'évêque  de  Lavant.  P.  773.  L'évê- 
que de  Volturara  prenait  même  la  peine  de  soumettre 

DICT.    DE    THÉOL.    CATHOL. 


au    concile    un     spécimen    dûment  réduit.    P.    770. 

Cependant  la  doctriiui  ne  manqua  pas  de  défenseurs, 
Un  des  commissaires,  l'archevêque  de  Grenade,  rappe- 
la qu'il  en  existait  une  dans  le  projet  de  1552  et  qu'il 
y  aurait  inconvénient  à  paraître  la  renier;  on  paraîtrait 
avoir  peur.  Séance  du  11  août,  p.  756.  De  même 
l'évêque  de  Lésina,  p.  768,  et  celui  de  Lucera.  P.  770. 
L'évêque  d'Ortuni  ouvrait  son  âme  à  des  craintes  encore 
plus  hautes  :  Alias  cogitarent  omnes  defuisse  nobis 
rationes  ad  stabiliendam  catholicam  verilatem.  Séance 
du  23,  p.  778.  Tout  au  plus  l'évêque  de  Modène  deman- 
dait-il qu'on  fit  suivre  cette  doclrina  d'une  note  qui 
lui  laisserait  une  autorité  moindre  que  celle  des  canons. 
Séance  du  19,  p.  767.  Cette  suggestion  resta  d'ailleurs 
isolée,  et  tout  autant  la  proposition  faite  par  l'évêque 
d'Orviéto,  qui,  trouvant  les  canons  nimis  nudi,  deman- 
dait qu'on  ajoutât  à  chacun  sua  declaratio  et  doctrina. 
Séance  du  26,  p.  785. 

En  tout  cas,  les  avis  étaient  à  peu  près  unanimes 
sur  la  longueur  excessive  du  texte  proposé.  Seul  l'évê- 
que de  Nocera  appelait  de  ses  vœux  doclrina  quœ 
uberrima  fiât.  P.  783.  Chez  la  plupart  des  autres  Pères, 
on  retrouve  comme  une  sorte  de  refrain  le  désir  qu'elle 
soit  brevior  et  dilucidior. 

b)  Fond  du  projet  :  Le  sacrifice  de  la  cène.  —  Une 
seule  question  grave  fut  débattue,  mais  qui  eut  le 
don  de  diviser  autant,  semble-t-il,  que  de  passionner 
les  Pères  du  concile  :  c'était  de  savoir,  comme  en  1552, 
s'il  faut  ou  non  tenir  la  cène  pour  un  véritable  sacri- 
fice. 

Il  paraît  qu'il  y  avait  eu  force  discussions  à  ce  sujet 
parmi  les  membres  de  la  commission.  Lettre  de  Louis 
Nuccius,  en  date  du  6  août,  citée  p.  751,  n.  3.  Pour 
éclairer  son  jugement,  le  cardinal  Séripando  avait 
réuni  ou  fait  réunir  un  dossier,  encore  inédit,  p.  786, 
n.  4,  de  textes  favorables  à  l'opinion  affirmative;  mais 
il  était  lui-même  acquis  à  la  thèse  contraire.  C'est 
probablement  sous  son  influence  que,  «  malgré  l'accord 
des  théologiens  en  ces  séances  préparatoires  »,  Lepin, 
p.  302,  le  chapitre  i  du  décret  attribuait  au  Christ 
l'institution  du  sacrifice  eucharistique  et  la  fixait 
à  la  dernière  cène,  mais  sans  dire  qu'il  eût,  à  ce  moment 
là,  offert  lui-même  un  sacrifice.  La  prétention  était 
trop  remarquable  pour  n'être  pas  remarquée. 

Dès  la  première  séance,  les  opinions  s'entrecho- 
quèrent. Tandis  que  le  cardinal  Madruzzo  demandait 
qu'on  interprétât  les  parotes  Hoc  facite,  comme  signi- 
fiant que  le  Christ  venait  d'offrir  le  sacrifice  qu'il 
ordonnait  de  renouveler  et  que  l'évêque  d'Otrante 
rappelait  le  précédent  de  1552,  voir  plus  haut,  col.  1116, 
l'archevêque  de  Grenade  et  l'évêque  de  Braga  tenaient 
cette  doctrine  pour  insuffisamment  certaine  et,  par 
conséquent,  son  insertion  pour  superflue.  P.  755-757. 

La  thèse  affirmative  semble  avoir  eu  de  beaucoup 
le  plus  grand  nombre  de  partisans.  Elle  était  notam- 
ment soutenue,  le  13,  longa  oralione,  par  l'évêque  de 
Capo  d'Istria,  p.  762;  le  18,  par  l'évêque  de  Paris, 
Eustache  du  Bellay.  P.  765-766.  Vers  la  fin  des  débats, 
l'évêque  d'AIife  éprouvait  encore  le  besoin  d'y  consa- 
crer une  démonstration  en  règle,  séance  du  26,  p.  784, 
et  les  séances  se  clôturèrent  le  27  sur  une  très  ample 
déposition  faite  dans  ce  même  sens  par  le  général 
des  jésuites,  Jacques  Lainez.  P.  786-788.  La  seule  diffé- 
rence notable  consistait  en  ce  que  les  uns  se  conten- 
taient de  revendiquer  en  général  le  caractère  sacri- 
ficiel de  la  dernière  cène,  tandis  que  les  autres,  la 
plupart  même,  en  affirmaient  expressément  la  valeur 
propitiatoire.  Ainsi  les  évêques  de  Zengg  en  Croatie 
et  de  Fiesole,  p.  768,  de  Paris,  p.  765,  de  Leiria,  dont 
les  explications  s'étendirent  sur  les  deux  séances  du 
19  et  du  20  août,  p.  768-770,  et  bien  d'autres. 

.Aux arguments  théologiques  d'aucuns  enjoignaient 
de  politiques.  Rappelant  le  projet  de  1552,  l'évêque 


X. 


36 


1123       MESSE    AU    CONCILE    DE    TRENTE,    HISTOIRE    DU    DÉCRET        1124 


de  Sainte-Agathe  continuait,  séance  du  17,  p.  764  : 
Quod  si  non  apponereïur,  videremur  modo  non  idem 
sentire  et  ex  conseqiienti  sentire  cum  hœreticis  qui  id 
negant.  Plus  brutalement,  l'évèque  de  Coïmbre  avait 
dit,  le  13,  p.  763  :  Qui  contrarium  lenel  sumil  argumenta 
hœretieorum,  ajoutant  contre  toute  évidence  :  Cum 
nullus  catholicorum  id  asserat.  Un  peu  plus  modéré 
dans  ses  expressions,  Lainez  devait  dire  pareillement, 
p.  786-787  :  Nemo  conlradicit  nisi  primo  Lutherus  et 
ejus  sequaces. 

Jusque  dans  le  sein  du  concile,  les  contradicteurs 
ne  manquaient  pourtant  pas.  Témoin  des  sentiments 
de  la  commission,  dont  il  faisait  partie,  l'archevêque 
deLanciano  déclarait,  le  11,  p.  758  :  De  oblatione  Christ i 
in  cœna  omissa  est  quia  id  non  habetur  in  Scripùira 
neque  in  traditione.  A  cet  argument  négatif  s'en  ajou- 
taient de  positifs.  La  principale  question  portait  sur 
le  caractère  expiatoire  de  la  cène,  qui  paraissait  à 
plusieurs  attenter  au  sacrifice  de  la  croix.  Ainsi 
l'évèque  de  Veglia,  séance  du  18,  p.  766  :  Nulla  enim 
oblalio  expiatiua  fuit  nisi  illa  erucis.  Le  prélat  ne 
voulait,  au  mieux,  voir  dans  la  cène  qu'une  oblation 
au  sens  large  :  Dici  autem  potest  aliquo  modo  oblatio 
illa  actio  Christi  in  cœna,  siculi  alise  Christi  actiones, 
non  autem  verum  sacrificium. 

Par  mesure  de  transaction,  un  certain  nombre 
auraient  consenti  à  parier  d'un  sacrifice  d'action  de 
grâces.  Ainsi  les  évoques  de  Braga,  p.  757;  de  Bru- 
gnatô,  p.  764;  de  Ségovie,  p.  765;  de  Modène,  p.  767- 
768.  D'autres,  en  tout  cas,  ne  se  croyaient  pas  sûrs 
de  pouvoir  aller  plus  loin.  Tels  les  évêques  d'Adria, 
p.  771:  de  Larino,  p.  772;  de  Funfkirchen,  p.  777. 
et  de  Luni-Sarzana,  p.  783. 

Bien  entendu,  des  réponses  étaient  exposées  à  ces 
difficultés  ou  scrupules  et  l'on  exposait,  comme  le  fit, 
le  18,  l'évèque  de  Paris,  p.  765-766,  que  le  caractère 
expiatoire  de  la  cène  lui  venait  de  ce  qu'elle  fut  un  seul 
et  même  sacrifice  avec  celui  de  la  croix.  Plus  subtile- 
ment, p.  778,  l'évèque  d'Alméria  distinguait  entre 
sacrificium  expialorium  et  reconciliatorium  ou  recon- 
ciliativum,  c'est-à-dire  rédempteur;  ce  dernier  n'étant 
autre  que  celui  du  Calvaire,  la  cène  peut  néanmoins 
constituer  un  sacrifice  expiatoire  ou  propitiatoire 
par  anticipation. 

«  Mais  il  est  visible,  note  Lepin,  p.  303,  que  les 
objections  produites  ont  impressionné  rassemblée.  » 
Le  général  des  servîtes,  .I.-B.  Miliavaca,  résumait 
assez  bien  le  pour  et  le  contre,  à  la  séance  de  26, 
p.  786  :  Cliristum  se  obtulisse  in  cœna  mullis  raiionibus 
comprobavil;  contrarium  vero  defendi  posse  oslendil,  in 
quam  partem  ipse  declinavit,  et  mullo  minus  quod  non 
obtuleril  expiatorie:  Dans  ces  conditions,  il  semblait  à 
l'évèque  d'Orense,  le  22,  p.  774,  quela  bonne  règle  était 
de  s'abstenir  :  Non  ponantur  incerta  pro  certis.  Position 
réservée  qui  avait  toutes  les  sympathies  de  Séripando, 
ibid.,  n.  4.  Voir  dans  le  même  sens,  p.  781,  le  vœu  de 
l'évèque  de  Sutri.  C'était  comme  le  premier  acte  d'un 
débat  que  nous  verrons  se  ranimer. 

c)  Fond  du  projet  :  Questions  subsidiaires.  —  On  a 
cherché  à  surprendre  la  notion  du  sacrifice  eucharis- 
tique qui  se  faisait  jour  dans  ces  discussions,  pour 
conclure  que,  pas  plus  que  de  celles  qui  s'étaieiit  pro- 
duites dix  ans  plus  tôt,  il  n'en  ressort  de  précise. 

Pour  éclairer  le  caractère  sacrificiel  de  la  cène,  l'idée 
la  plus  nette  que  l'on  voit  se  produire,  c'est  qu'elle  est 
le  commencement  de  la  passion.  Nain  in  cœnœ  obla- 
tione cœperal  pati,  notait  l'évèque  de  Paris.  P.  765. 
A  la  différence  de  la  croix,  l'évèque  de  Campagna, 
Marc  Laureus,  y  reconnaissait  tout  au  moins  «  une 
douleur  de  contrition  ».  Séance  du  21  août,  p.  773. 
Ce  qui  amenait  plusieurs  Pères  à  déclarer  que  la  vie 
tout  entière  du  Christ  eut  en  soi  le  caractère  d'un  sacri- 
fice. Ainsi  les  évêque  de  Leiria,  p.  769-770;  de  Ségorbe, 


p.  774;  de  Léon,   p.  777,  et  Jacques  Lainez,  p.  787. 

Mais  la  question  de  ce  qui  fait  l'essentiel  du  sacri- 
fice de  la  messe  et  la  raison  de  sa  valeur  expiatoire  ne 
fut  pas  davantage  tranchée,  malgré  le  désir  exprimé 
par  l'évèque  de  Veglia.  Séance  du  18,  p.  766.  On  y 
parla  beaucoup  d'oblation,  mais  généralement  sans  en 
préciser  la  nature.  L'évèque  d'Alméria  voulait  qu'elle 
fût  distincte  de  la  consécration,  séance  du  23,  p.  777- 
778,  tandis  que  celui  de  Tortosa  soutenait,  le  25, 
p.  781-782,  que  les  deux  actes  sont  identiques.  Mais 
d'aucuns  semblent  déjà  réclamer  autre  chose.  Ainsi 
Lainez,  quand  il  définit  le  sacrifice,  p.  787  :  consecrutio 
cum  aliqua  myslica  actione. 

Cette  «  action  mystique  ».  que  le  général  des  jésuites 
ne  définit  pas  davantage,  était  ainsi  précisée,  le  22, 
par  l'évèque  de  Léon,  André  Cuesta,  p.  777  :  Missam 
esse  sacrificium  hac  ratione  quia  Christus  aliquo  modo 
moritur  et  a  sacerdote  mactatur.  Nam  sacerdos  ex  vi 
sacramenti  séparât  corpus  a  sanguine,  licet  per  con- 
comilarttiam  ulrumquc  simul  sit  cum  anima  et  divinilule. 
«  Au  concile  même,  fait  remarquer  Lepin,  p.  317,  il 
ne  semble  pas  que  l'orateur  ait  fait  beaucoup  d'im- 
pression. Aucune  voix  ne  fait  écho  à  la  sienne.  » 
Le  nom  de  cet  évêque  espagnol  n'en  doit  pas  moins 
être  retenu  comme  un  des  premiers  témoins  de  cette 
théorie  du  >■  glaive  mystique  »  qui  devait  se  développer 
après  le  concile.  Voir  sur  lui  F.  Renz,  p.  203-210,  qui  le 
rapproche  de  Lessius.  Sur  ce  problème  spéculatif,  on 
ne  relève  donc  pas,  dans  l'ensemble,  de  changement 
appréciable  par  rapport  à  l'état  de  choses  antérieu- 
rement constaté.  Voir  plus  haut,  col.  1116. 

En  outre,  le  projet  du  6  août  suscita  plusieurs 
observations  de  détail.  On  y  entendit  les  habituelles 
réserves  sur  la  langue  liturgique.  P.  766  et  768.  L'évè- 
que d'Ostuni  ne  voulait  pas  qu'on  parlât  de  foi  au 
sujet  de  l'usage  qui  consiste  à  mêler  un  peu  d'eau  au 
vin  du  sacrifice.  Séance  du  23,  p.  779.  Un  plus  grand 
nombre  s'opposaient  à  ce  que  l'on  condamnât  ceux 
qui  prononcent  le  canon  à  haute  voix.  Voir  les  évêques 
de  Naxos,  p.  756;  de  Braga,  p.  757;  de  Calamon, 
p.  768.  Sur  quoi  l'évèque  de  Caorle  rappelait,  p.  761, 
le  ca.s  de  la  messe  d'ordination.  L'évèque  de  Nîmes 
était  d'avis  qu'il  fallait,  tout  en  les  tenant  pour  licites, 
restreindre  les  messes  privées.  Séance  du  24,  p.  779- 
780. 

Beaucoup  de  remarques  portèrent  sur  les  canons, 
dont  la  principale  était  que  leur  ordonnance  ne  corres- 
pondait pas  à  celle  des  chapitres,  que  le  canon  5,  en 
particulier,  n'y  était  expliqué  nulle  part.  Ces  obser- 
vations, faites  dès  le  11  par  le  cardinal  Madruzzo  et 
adoptées  par  l'évèque  d'Otrante,  p.  755,  furent  souvent 
répétées  dans  la  suite.  D'autres,  comme  l'évèque  de 
Lavant,  p.  773,  et  celui  de  Mazzara,  p.  776,  propo- 
saient de  grouper  les  deux  ou  trois  derniers  canons  en 
un  seul.  Plus  théologien,  l'évèque  de  Nîmes,  Bernard 
del  Bene,  s'opposait  à  ce  qu'on  sanctionnât  d'un  ana- 
thème  le  canon  10,  relatif  à  la  célébration  en  langue 
vulgaire,  et  il  notait  avec  raison,  d'une  manière  plus 
générale  :  Neque  omnes  canones  icqualiler  anathemate 
damnandi  sunt,  cum  aliqui  sint  erronei,  aliqui  scanda- 
losi,  etc.  Séance  du  24,  p.  780. 

Des  suggestions  positives  furent  aussi  faites  sur 
ces  divers  points,  qui  n'ont  plus  aujourd'hui  d'intérêt 
du  moment  que  le  projet  du  6  août  allait  être  pure- 
ment et  simplement  abandonné. 

3.  Discussion  des  Pères  du  concile:  Projet  du  5  septem- 
bre. —  Sur  la  question  du  sacrifice  de  la  messe  un 
problème  imprévu  était  venu  se  greffer,  lorsque,  le 
22  août,  p.  775-776,  l'empereur  avait  fait  officielle- 
ment demander  la  communion  sous  les  deux  espèces 
pour  les  laïques.  Cette  dé.ibération,  qui  commença  le 
27  août  pour  se  continuer  jusqu'au  6  septembre, 
p.  788-909,  n'intéresse  pas  notre  sujet. 


1135        MESSE    Al"    CONCILE    DE    TRENTE,    HISTOIRE    DU    DÉCRET? 


1126 


Entre  temps,  les  commissaires  s'étaient  mis  à 
l'œuvre  pour  rédiger  un  nouveau  décret  conforme  aux 
desiderata  des  Pères.  11  fut  prêt  le  5  septembre, 
p.  909-912.  Du  précédent  il  ne  retenait  que  le  pistil 
général:  mais  l'ordonnance  et  la  rédaction  en  étaient 
entièrement  nouvelles.  Suivant  le  désir  unanime,  il  se 
présentait  sous  une  forme  plus  courte  et  plus  simple.  Les 
trois  longs  chapitres  d'exposition  dogmatique  y  étaient 
réduits  à  deux.  Suivaient  six  chapitres  touchant 
les  problèmes  d'ordre  pratique,  dont  chacun  ne  com- 
prenait que  cinq  ou  six  lignes  et  parfois  moins  encore. 
In  dernier  chapitre  servait  de  préface  à  neuf  canons, 
qui  sont  faits  à  peu  près  des  mêmes  matériaux  que 
ceux  du  6  août,  mais  plus  condensés  et  répartis  d'une 
manière  plus  logique.  C'est  ce  projet  qui  allait  devenir 
quasi  instantanément  le  décret  définitif. 

La  discussion  commença  le  7  septembre  et  put 
s'achever  le  jour  même.  P.  912-915.  l'n  des  opposants, 
l'évèque  de  Modène,  Gilles  Foscarari,  informant  ironi- 
quement le  cardinal  Morone  de  questo  bel  miracolo, 
l'expliquait  par  cette  circonstance  que  les  Pères, 
n'ayant  pas  eu  assez  de  temps  pour  étudier  le  texte 
soumis  à  leur  appréciation,  s'en  étaient  pour  ainsi 
dire  débarrassés  par  des  placet  de  complaisance.  Lettre 
du  7  septembre,  citée  p.  915,  n.  2.  Quoi  qu'il  en  soit  de 
cette  insinuation,  toujours  est-il  que  l'approbation 
fut  à  peu  près  complète  et  unanime. 

L'n  point,  comme  il  fallait  s'y  attendre,  réveilla 
les  dissentiments  antérieurs  :  savoir  la  question  du 
sacrifice  du  Christ  à  la  dernière  cène.  Suivant  les 
préférences  de  la  majorité,  la  commission  avait  intro- 
duit dans  son  premier  chapitre  l'affirmation  de  cette 
doctrine  dans  les  mêmes  termes  que  nous  y  lisons  main- 
tenant. Ce  succès  ne  suffisait  pas  encore  au  cardinal 
Madruzzo  de  Trente,  qui  souhaitait  que  le  verbe 
obtulit  y  fût  renforcé  des  deux  compléments  pro  nobis 
et  vernm  saerificium.  Beaucoup  de  prélats  se  rallièrent 
dans  la  suite  à  cet  amendement. 

Les  adversaires  furent  les  mêmes  que  dans  les  dis- 
cussions précédentes,  savoir  surtout  l'archevêque 
de  Grenade,  les  évêques  de  Braga  et  de  Modène.  Au 
témoignage  de  celui-ci,  p.  915,  n.  2,  pour  ménager  les 
opposants,  la  commission  avait  repris  ailleurs  dans 
le  projet  du  6  août,  p.  731,  la  formule  mitigée  :  ut 
est  palrum  (ou  plurimorum  patrum)  sententia  et  l'avait 
appliquée  au  sacrifice  de  la  cène.  Mais  les  légats  au- 
raient fait  sauter  cette  parenthèse.  Beaucoup  de 
Pères  émirent  le  vœu  qu'elle  fût  rétablie. 

A  ce  premier  objet  de  discorde  un  second  vint  s'ajou- 
ter. Le  projet  contenait  un  canon  3,  qui  aggravait  le 
canon  4  du  texte  précédent,  pour  dire  que  le  Christ 
avait  ■  institué  prêtres  »  ses  apôtres  par  les  paroles  : 
Hoc  facite.  Contre  quoi  l'archevêque  de  Grenade  fit 
valoir  que  cette  question  regardait  plutôt  le  sacrement 
de  l'ordre,  et  qu'au  surplus  elle  était  fort  discutée  entre 
théologiens.  Aussi  proposait-il  de  faire  disparaître 
ce  canon.  Son  sentiment  fut  partagé  par  un  bon 
nombre  d'évêques,  notamment  ceux  de  Braga,  de 
Messine,  de  Terni,  de  Ségovie,  de  Veglia,  de  Modène, 
de  Calamon,  de  Vich,  d'Orense,  de  Léon,  d'Ostuni, 
de  Città  San  Severo,  de  Feltre,  avec  lesquels  d'autres 
prélats  se  déclaraient  plus  ou  moins  complètement 
d'accord.  Mais  la  majorité  se  montra  favorable  au 
projet  tel  qu'il  était  proposé,  évidemment  le  concile 
avait  hâte  d'aboutir. 

Outre  ces  deux  problèmes  de  fond,  la  séance  du 
7  septembre  fit  surgir,  comme  toujours,  des  amende- 
ments assez  nombreux  sur  divers  détails  de  rédaction. 
La  plupart  furent  pris  en  considération  par  les  commis- 
saires, et  c'est  de  là  que  proviennent  les  minimes 
différences  que  ce  projet  présente  avec  notre  texte 
actuel.  Mais  rien  ne  fut  changé  sur  la  question  du 
sacrifice  de  la   cène,    ni  sur  l'ordination  des   apôtres. 


A  la  séance  du  16,  p.  954-956,  l'archevêque  de 
Grenade,  soutenu  par  l'évèque  de  Braga,  essaya  d'une 
suprême  tentative  sur  ce  dernier  point.  Il  attira  l'atten- 
tion des  Pères  ;;/,  antequam  doç/ma  fldei  constituant, 
omnia  prius  diligenter  et  mature  consideraie  velint. 
Bappelant,  en  conséquence,  la  diversité  des  opinions 
chez  les  théologiens  et  les  Pèresde  l'Église,  il  demandait 
que  l'affaire  fût  remise  à  la  session  prochaine,  où 
elle  pourrait  être  plus  amplement  débattue.  Cette 
intervention  souleva  un  gros  incident.  La  majorité 
voyait  une  sorte  d'injure  à  prétendre  revenir  sur  une 
question  déjà  tranchée  par  le  concile;  mais  l'arche- 
vêque de  Grenade  avait  aussi  quelques  partisans. 
Entre  les  deux  groupes  s'échangeaient  les  Cris  et  les 
objurgations  ;  les  Pères  avaient  quitté  leurs  places  pour 
discuter  les  uns  avec  les  autres  ou  faire  le  siège  des 
légats  :  ce  n'était  partout  que  tumulte  et  confusion. 

Cependant,  au  milieu  de  ce  que  l'évèque  de  Modène 
appelait  avec  quelque  emphase  des  accidenti  terri- 
bilissimi,  p.  955,  n.  1,  le  cardinal  Hosius  finit  par 
obtenir  un  moment  de  silence  et  s'efforça  de  se 
poser  en  médiateur.  Après  avoir  rappelé  à  l'ordre 
l'assemblée  trop  houleuse,  il  essaya  de  montrer  que  les 
divergences  n'étaient,  en  somme,  qu'apparentes.  Car 
les  paroles  de  la  cène  donnaient  aux  apôtres  le  pou- 
voir sur  le  corps  naturel  du  Christ,  tandis  que  celles  qui 
suivent  la  résurrection  visaient  la  juridiction  sur 
son  corps  mystique. 

Pour  tirer  au  clair  cette  situation  confuse,  les  légats 
demandèrent  aux  Pères  de  se  prononcer  individuelle- 
ment. Quelques-uns  demandèrent  que  la  question  fût 
renvoyée;  d'autres  souhaitaient  qu'on  usât  de  formules 
moins  précises  ou  qu'on  fît  état  de  la  distinction 
exposée  par  Hosius.  Mais  il  y  eut  une  grosse  majorité 
de  placet.  En  conséquence,  il  fut  résolu  qu'aucun  chan- 
gement ne  serait  fait  au  texte  proposé. 

4.  Le  chapitre  des  abus.  —  Dans  l'intervalle  de  ces 
délibérations  dogmatiques,  la  commission  de  sept 
prélats  nommée  pour  s'occuper  des  abus  relatifs  à  la 
messe  avait  poursuivi  activement  sa  tâche.  Elle  tint 
séance  les  24,  25,  26,  31  juillet,  5  et  8  août.  Ce  jour-là, 
elle  put  remettre  au  cardinal  légat  Hercule.de  Gon- 
zague,  archevêque  de  Mantoue,  un  long  mémoire, 
p.  916-921,  qui  fut  ensuite  résumé  en  un  plus  court, 
p.  921-924,  à  la  date  du  24  ou  du  25.  Les  abus,  ramenés 
à  deux  genres  principaux,  savoir  la  superstition  et 
l'avarice,  y  étaient  rangés  sous  les  rubriques  suivantes  : 
de  la  messe  elle-même,  du  célébrant  et  des  ministres,  des 
ornements,  du  lieu,  du  temps,  des  assistants. 

Toutes  sortes  d'observations  y  étaient  colligées,  qui 
donnent  un  jour  assez  curieux  sur  les  mœurs  de  l'épo- 
que. Il  y  est  question  pour  les  blâmer  de  préfaces 
apocryphes,  de  messes  sèches  ou  célébrées  plusieurs 
fois  par  jour.  On  relève  l'abus  des  messes  en  série  fixe 
ou  qui  comportent  un  nombre  déterminé  de  cierges. 
Des  prêtres  baissent  la  tête  en  élevant  l'hostie,  jusqu'à 
empêtrer  celle-ci  dans  leur  chevelure,  ou  risquent  de 
renverser  le  calice  à  force  de  vouloir  le  montrer.  Aux 
paroles  et  gestes  liturgiques  ils  en  ajoutent  de  leur  cru  : 
les  uns  célèbrent  avec  une  indécente  précipitation,  les 
autres  avec  une  importune  lenteur;  il  y  en  a  qui 
lèchent  le  patène  après  la  communion  ou  qui  souli- 
gnent les  paroles  de  la  consécration  comme  s'ils  pré- 
tendaient ajouter  quelque  chose  à  leur  valeur.  Les 
premières  messes  sont  le  prétexte  à  de  véritables 
festins  et  beuveries,  les  linges  trop  souvent  sales  et  les 
ornements  mal  tenus.  D'autre  part,  on  laisse  s'intro- 
duire dans  l'église  des  mendiants  ou  des  chasseurs  avec 
leurs  chiens  et  leurs  éperviers.  On  apporte  à  l'autel  des 
cadavres  en  pleine  putréfaction.  Nos  commissaires  se 
scandalisent  même  que  les  franciscains  célèbrent  les 
pieds  et  les  jambes  nus. 

Au  milieu  de  ces  remarques  plus  ou  moins  impor- 


1127     ME^SE  AU  CONCILE  DE  TRENTE,  LE  DÉCRET  :  TENEUR  DOGMATIQUE      1128 

tantes,  apparaissent  quelques  suggestions  appropriées 
aux  controverses  de  l'époque.  On  se  demande,  p.  918, 
s'il  ne  vaudrait  pas  mieux  réduire  le  nombre  des  messes 
pour  ne  pas  les  avilir  et  s'il  n'y  aurait  pas  lieu  de  pré- 
voir, à  la  messe  solennelle  dans  les  couvents  ou  les 
cathédrales,  que  quelques-uns  des  ministres  commu- 
niassent toujours  avec  le  célébrant. 

De  ces  matériaux  réunis  pêle-mêle  par  les  commis- 
saires fut  composé  un  projet  en  neuf  canons,  qui  fut 
soumis  à  l'examen  des  Pères  le  10  septembre,  p.  926- 
928,  à  la  suite  du  projet  sur  la  réforme  générale  des 
clercs.  On  y  censurait  le  marchandage  des  honoraires, 
l'inane  simulacrum  des  «  messes  sèches  »,  la  célé- 
bration de  plusieurs  messes  par  jour,  la  substitution 
de  messes  votives  à  la  liturgie  régulière.  En  revanche, 
on  y  prescrivait  la  création  par  les  évêques  de  fonda- 
tions pour  les  défunts.  La  messe  ne  devait  être  célébrée 
que  dans  un  lieu  saint,  avec  des  ornements  et  des 
vases  sacrés  en  bon  état.  On  ordonnait  aux  prêtres 
d'avoir  à  l'autel  une  tenue  décente,  de  ne  pronon- 
cer les  paroles  liturgiques  ni  trop  haut  ni  trop  bas, 
et  on  leur  interdisait  de  faire  appel  à  la  musique  pro- 
fane. Défense  spéciale  était  faite  d'admettre  à  l'église 
les  excommuniés  ou  les  pécheurs  publics. 

La  discussion  de  ce  projet  commença  dès  le  10, 
concurremment  avec  celle  du  décret  de  réforme.  Ce 
dernier  semble  avoir  absorbé  toute  l'attention  des 
Pères,  qui  se  contentent  sur  l'autre  de  quelques  rares 
réflexions,  la  plupart  approbatives.  Seul  l'évêque  de 
Veglia  avait  l'air  de  regretter  qu'on  eût  si  peu  retenu 
des  remarques  faites  par  les  commissaires  et  prenait  la 
défense  des  «  messes  sèches  »,  lorsqu'elles  sont  inspirées 
par  la  dévotion.  P.  932-933.  Le  vœu  le  plus  intéressant, 
parce  qu'il  devait  aboutir,  fut  relatif  à  la  forme  du 
décret.  Dès  le  10,  p.  928,  l'archevêque  de  Grenade 
souhaitait  qu'on  le  ramenât  à  «  un  seul  canon  général  ». 
Cette  idée  fut  défendue  également  le  lendemain  par 
l'évêque  de  Ségovie,  qui  remit  à  cette  fin  un  modèle, 
p.  932,  dont  le  décret  officiel  semble  s'être  beaucoup 
inspiré.  L'évêque  de  Veglia  proposa,  lui  aussi,  p.  933, 
un  semblable  contre-projet.  Cependant  l'évêque  de 
Funfkirchen  tenait  à  ce  que  les  canons  restassent 
distincts.  P.  935.  Mais  les  avis  furent  tellement 
nombreux  et  concordants  en  vue  d'une  simplifica- 
tion plus  synthétisée  que  l'assemblée  résolut  d'en  tenir 
compte.  Le  carme  Diego  de  Léon  ne  fut  pas  suivi, 
quand  il  demandait,  p.  938,  de  supprimer  toute  cette 
question  des  abus. 

En  conséquence,  le  14  septembre,  p.  940,  un  nou- 
veau texte  fut  rédigé,  qui  reçut  des  approbations 
à  peu  près  unanimes  et  devint,  à  quelques  légères  modi- 
fications près,  le  décret  définitif.  Les  jours  qui  sui- 
virent furent  occupés  par  la  difficile  question  du  calice, 
et  tout  fut  enfin  terminé  pour  la  xxir  session,  qui 
devait  avoir  lieu  le  17. 

5.  La  XXII'  session.  —  Sous  la  présidence  des  cinq 
légats  pontificaux,  l'archevêque  d'Otrante  donna 
lecture  du  décret,  suivi  des  canons,  p.  959-962,  et  les 
secrétaires  recueillirent  le  vote  individuel  des  prélats. 
Jusqu'en  ce  moment  solennel  se  manifestèrent  les 
oppositions  dont  nous  avons  rencontré  la  trace  tout 
le  cours  des  débats.  L'archevêque  de  Grenade  avait, 
paraît-il,  résolu  tout  d'abord  de  ne  pas  se  rendre  à  la 
session;  mais  il  y  fut  mandé  d'office  par  les  légats. 
P.  963,  n.  5.  A  l'appel  de  son  nom,  il  remit  un  papier 
où  il  s'élevait  encore  une  fois  contre  le  canon  2  relatif 
à  l'ordination  des  apôtres,  et  contre  la  mention  intro- 
duite au  chapitre  premier  de  l'oblation  de  la  cène. 
Cette  même  double  protestation  fut  également  for- 
mulée par  les  évêques  de  Veglia  et  de  Ségovie.  Les 
trois  évêques  d'Orense,  d'Ostuni  et  de  Lucques 
bornèrent  leurs  réserves  au  canon  2.  Enfin  une  objec- 
tion spéciale  fut  adressée  par  le  seul  évêque  de  Ségovie 


au  canon  3,  qui  définit  que  la  messe  peut  s'appliquer 
pro  peccalis,  pœnis,  salis/aclionibus  et  aliis  necessi- 
tatibus.  Pareille  extension  lui  paraissait  aussi  dange- 
reuse que  peu  justifiée. 

Bonne  note  fut  prise  de  ces  diverses  protestations, 
qui  figurent  encore  aux  Actes  du  concile,  p.  963-965. 
Mais  le  décret,  auquel  l'immense  majorité  des  Pères 
était  favorable  sans  restrictions,  n'en  resta  pas  moins 
acquis. 

En  même  temps  fut  promulgué  le  décret  sur  les 
abus  en  matière  de  messe.  Texte  p.  962-963.  Une  seule 
remarque  fut  formulée  à  son  endroit  par  l'évêque 
de  Lavello,  p.  464,  qui  demandait  qu'on  y  exprimât 
formellement  le  droit  pour  les  évêques  d'accorder  la 
permission  de  l'autel  portatif.  Il  ne  fut  d'ailleurs  pas 
tenu  compte  de  cette  observation  et  le  texte  préparé 
par  la  commission  fut  adopté  tel  quel.  Un  décret  de 
réforme  et  un  autre  destiné  à  réserver  au  Souverain 
Pontife  la  difficile  question  du  calice  achevèrent  les 
travaux  de  la  xxne  session. 

//.  doctrine  du  décret.  —  Autant  fut  longue  la 
préparation  du  décret  sur  le  sacrifice  de  la  messe, 
autant  est  relativement  simple  la  doctrine  dont  il 
contient  la  définition. 

1°  Partie  dogmatique.  —  Son  premier  et  principal 
objet  est  d'affirmer,  à  rencontre  du  protestantisme,  la 
foi  catholique  au  sacrifice  des  autels.  Ce  qui  devait 
amener  secondairement  quelques  explications  apolo- 
gétiques en  réponse  aux  plus  graves  des  critiques  adres- 
sées à  l'Église  par  les  réformateurs. 

1 .  Protocole.  —  Comme  dans  tous  les  documents  de 
ce  genre,  quelques  phrases  protocolaires  tendent  à 
énoncer  l'intention  qui  préside  à  ce  décret. 

a)  Prologue.  —  Elle  ressort  en  premier  lieu  des  lignes 
succinctes  qui  lui  servent  de  préface. 

Sacrosancta  œcumenica  et        Le    saint  concile   œcumé- 

generalis    Trirlcntina     syno-  nique   et   général,   régulière- 

dus,  in  Spiritu  Sancto   legi-  ment   réuni    à   'trente    dans 

time  congregata,    priPsiden-  l'Esprit-Saint,  sous  la  prési- 

tibusin  ea  eisdem  Apostolicae  dence  des  mêmes  légats   du 

Sedis  legatis,  ut  vêtus  abso-  Siège  Apostolique,  pour  que 

luta    atque    omni    ex    parte  l'ancienne  toi  et  doctrine  au 

perl'ecta    de    magno   eucha-  sujet   du   grand   mystère   de 

ristiïe    mysterio    in     sancta  l'eucharistie  soit  retenue  au 

catholica  Ecclesia  fides  atque  sein  de  la  sainte  Église  catho- 

doctrina  retineatur  et  in  sua  lique  dans  toute  sa  plénitude 

puritate,  propulsatis   errori-  et    son    absolue    perfection, 

bus    atque    haeresibus,    con-  pour  qu'elle  y  soit  maintenue 

servetur,     de     ea     quatenus  dans  sa  pureté  à  rencontre 

verum   et   singulare    sacrifi-  des    erreurs  et   des  hérésies, 

cium  est.SpiritusSanctiillus-  [la  voulant  aussi   envisager] 

tratione    edocta,    hoec    quae  en  tant  que  véritable  et  sin- 

sequuntur  docet,  déclarât  et  gulier  sacrifice,  instruit   par 

fidelibus  populis  prœdicanda  les  lumières  de  l'Esprit-Saint, 

decernit.  enseigne  [sur  ce  point],  pu-  ' 

Cavallera,    Thésaurus,    n.  blie  et  ordonne  de   prêcher 

1800.  aux  peuples  fidèles  ce  qui 
suit. 

Ce  prologue,  qui  reproduit  textuellement  le  projet 
du  5  septembre,  a  surtout  pour  but  de  rattacher  le 
présent  décret  à  celui  de  la  xni"  session.  La  notion  du 
mystère  eucharistique  ne  serait  évidemment  pas 
complète  si,  après  le  sacrement,  on  n'y  considérait 
encore  le  sacrifice.  Sur  ce  point,  en  effet,  il  y  a  aussi 
«  une  foi  et  une  doctrine  »  qu'il  s'agit  de  maintenir 
intactes,  «  des  erreurs  et  des  hérésies  »  auxquelles  il 
importe  de  barrer  le  chemin.  Le  concile  se  contente  ici 
de  cette  lointaine  allusion  à  la  Réforme.  C'est  à 
l'Église  qu'il  va  maintenant  s'adresser,  au  nom  du 
Saint-Esprit  dont  il  détient  l'autorité  et  reçoit  les 
lumières. 

Fort  de  ce  mandat  surnaturel,  le  concile  se  propose 
d'«  enseigner  »  (docet)  et  de  «  publier  »  (déclarât)  ce 
qu'un  chrétien  fidèle  doit  tenir  au  sujet  de  l'eucha- 
ristie envisagée  comme  sacrifice.  Ces  paroles  doivent 


1129     MESSE  AU  CONCILE  DE  TRENTE,  LE  DÉCRET  :  TENEUR  DOGMATIQUE      1130 


évidemment  être  rattachées  à  ce  qui  était  dit  un  peu 
plus  haut  de  la  «  foi  »  à  garder  et  des  «  hérésies  » 
à  combattre  sur  le  •  mystère  de  l'eucharistie  ».  Ainsi 
la  messe  est  formellement  incluse  dans  ce  dépôt 
divin  dont  l'Église  sait  avoir  la  garde.  La  nature  de 
cet  oh  et  et  la  teneur  des  formules  employées  à  son 
endroit  s'accordent  à  faire  du  texte  qui  va  suivre  une 
solennelle  expression  du  magistère  ecclésiastique.  En 
conséquence,  le  décret  devra  servir  de  norme  à  la  prédi- 
cation :  cette  mesure  pratique  achève  d'en  indiquer  la 
souveraine  valeur. 

b)  Canons.  —  De  ce  prologue  qui  ouvre  le  décret 
il  faut  rapprocher  le  c.  îx  qui  le  termine  en  introdui- 
sant les  canons  destinés  à  lui  servir  de  complément. 


Mais  parce  que,  à  ren- 
contre de  cette  vieille  foi 
fondée  sur  le  saint  Évangile, 
les  traditions  des  apôtres  et 
la  doctrine  des  saints  Pères, 
beaucoup  d'erreurs  ont  été 
répandues  de  notre  temps, 
qu'on  voit  se  produire  en 
grand  nombre  toutes  sortes 
d'enseignements  et  de  dis- 
putes, le  saint  concile,  après 
avoir  mûri  cette  matière  en 
de  nombreuses  et  graves 
délibérations,  d'un  accord 
unanime,  a  résolu  de  con- 
damner ce  qui  s'oppose  à 
cette  très  pure  foi  et  sainte 
doctrine  et  de  l'éliminer  de  la 
sainte  Église  par  les  canons 
ci-après. 


Quia  vero  adversus  vete- 
rem  hanc  in  sacrosancto 
Evangelio,  apostolorum  tra- 
ditionibus  sanctorumque  Pa- 
trum  doctrina  fundatam 
fidem  hoc  tempore  multi 
disseminati  sunt  errores, 
multaque  a  multis  docentur 
atque  disputantur,  sancta 
synodus,  post  multos  gra- 
vesque  lus  de  rébus  mature 
habitos  tractatus,  unanimi 
omnium  consensu  qure  huic 
purissinue  fidei  sacrneque 
doctrinse  adversantur  dam- 
nare  et  a  sancta  F.cclesia 
eliminare  per  subjectos  hos 
canones  eonstituit. 

Denzinger  -  Bannwart,  n. 
247  ;  Cavallera,  Thésaurus, 
n.  1095. 

Ce  texte  confirme  de  tous  points  l'impression  qui 
résultait  déjà  du  prologue,  savoir  que  les  précédents 
chapitres  avaient  pour  but  et  pour  objet  de  promul- 
guer la  foi  de  l'Église.  Le  concile  prend  même  ici  la 
peine  d'en  rappeler  expressément  les  sources  :  «  Évan- 
gile »,  «  traditions  des  Apôtres  »  —  celle-ci  est  une 
addition  par  rapport  au  projet  du  5  septembre  — 
«  doctrine  des  Pères  ».  On  ne  saurait  mieux  marquer 
que  cet  exposé  doctrinal  sur  la  messe  appartient  à 
la  révélation. 

Mais  cette  «  foi  »  est  aujourd'hui  menacée  par  une 
profusion  d'  «  erreurs  »  :  ce  terme  plus  théologique  a  été 
substitué  au  mot  libelli  que  portait  le  texte  primitif. 
Le  contexte  oblige  à  prendre  dans  le  même  sens  les 
«  enseignements  »  et  «  disputes  »  dont  la  mention  suit. 
Il  s'agit  évidemment  là  des  polémiques  soulevées  par 
les  adversaires,  ainsi  que  des  doctrines  disséminées 
par  eux,  et  non  pas  du  paisible  travail  des  écoles 
catholiques. 

Après  en  avoir  mûrement  délibéré,  le  concile  veut 
opposer  quelques  canons  à  celles  de  ces  erreurs  qui 
lui  paraissent  porter  la  plus  grave  atteinte  à  la  foi 
de  l'Église.  Comme  dans  les  autres  décrets,  nous  avons 
ici  une  série  de  définitions  négatives,  qui  complètent  la 
doctrine  positive  des  chapitres.  Il  y  a  donc  lieu  de 
réunir,  pour  les  éclairer  l'une  par  l'autre,  ces  deux 
parties  solidaires  d'un  même  enseignement. 

2.  Réalité  du  sacrifice  eucharistique.  —  Tout  l'essen- 
tiel de  la  foi  catholique  sur  la  messe  est  indiqué  dès 
le  prologue,  quand  le  concile  y  affirme  sa  volonté  de 
définir  qu'elle  est  un  verum  et  singulare  sacrificium. 

a)  Exposition  de  la  doctrine  catholique.  —  A  ce 
dogme  fondamental  sont  consacrés  le  premier  chapitre 
et  les  deux  premiers  canons,  c'est-à-dire  la  partie  de 
beaucoup  la  plus  substantielle   du   décret. 

Sans  nul  doute  pour  mieux  marquer  la  place  du 
sacrifice  eucharistique  dans  l'économie  de  la  révéla- 
tion, le  décret  débute  par  quelques  lignes  de  synthèse 
dogmatique  sur  les  deux  grandes  phases  du  culte  reli- 
gieux selon  le  plan  divin.  L'ancienne  Loi  n'avait  qu'un 


sacerdoce  imparfait  et  qui  ne  pouvait  aboutir  à  la 
«  consommation  ».  C'est  pourquoi  Dieu  a  voulu  lui 
substituer  le  sacerdoce  du  Christ,  seul  capable  de 
parfaire  l'œuvre  de  notre  sanctification.  Il  s'agit  d'em- 
brasser dans  toute  sa  plénitude  cette  fonction 
sacerdotale  du  Sauveur.  Une  seule  vaste  phrase, 
d'une  extraordinaire  densité,  en  rappelle,  classe  et 
enchaîne  les  moments  successifs. 

Is  igiUir  Deus  et  Dominus  Ainsi  donc,  bien  que  notre 

noster,  etsi  semel  seipsum  in  Dieu  et  Seigneur  dût  s'offrir 

ara  crucis  morte  intereedente  lui-même   une    seule   fois    à 

Deo  Patri  oblaturus  erat  ut  Dieu  son  Père  par  sa  mort 

a^ternam  illic  redemptionem  sur  l'autel  de  la  croix,  en  vue 

operaretur,  quia   tamen  per  d'y  réaliser  une  rédemption 

mortem     sacerdotium     ejus  éternelle,    cependant,    parce 


extinguendum  non  erat,  in 
cœna  novissima,  qua  nocte 
tradebatur,  ut  dilectse  spon- 
sae  suae  Ecclesiœ  visibile, 
sicut  hominum  natura  exigit, 
relinqueret  sacrificium,  quo 
cruentum  illud  semel  in 
cruce  peragendum  repraîsen- 
taretur,  cjusque  memoria  in 


que  son  sacerdoce  ne  devait 
pas  s'éteindre  par  la  mort,  à 
la  dernière  cène,  la  nuit 
même  où  il  était  livré,  pour 
laisser  a  son  épouse  bien 
aimée  l'Église,  comme  le 
réclame  la  nature  humaine, 
un  sacrifice  visible  propre  à 
représenter  ce  sacrifice  san- 


finem  usque  sa-culi  permane-    glant   qui  allait  s'accomplir 


ret,  atque  illius  salutaris 
virtus  in  remissionem  eorum 
quae  a  nobis  quotidie  com- 
mittuntur  peccatorum  appli- 
caretur,  sacerdotem  secun- 
dum  ordinem  Melchisedec 
se  in  seternum  constitutum 
declarans,  corpus  et  sangui- 
nem  suum  sub  speciebus 
panis  et  vini  Deo  Patri  obtu- 
lit  ac  sub  earumdem  rerum 
symbolis  apostolis,  quos  tune 
Novi  Testamenti  sacerdotes 
constituebat,     ut     sumerent 


une  fois  pour  toutes  sur  la 
croix,  a  en  prolonger  le  sou- 
venir jusqu'à  la  fin  des  siè- 
cles, ainsi  qu'à  en  appliquer 
la  vertu  salutaire  à  la  rémis- 
sion de  nos  péchés  quotidiens, 
se  déclarant  lui-même  comme 
prêtre  établi  pour  l'éternité 
selon  l'ordre  de  Melchisedec, 
il  offrit  à  Dieu  son  Père  son 
corps  et  son  sang  sous  les 
espèces  du  pain  et  du  vin,  les 
distribua  sous  ces  mêmes 
symboles  aux  Apôtres  qu'il 


tradidit,  et  eisdem  eorumque    établissait  alors  comme  ple- 


in sacerdotio  successoribus 
ut  offerrent  praecepit  per 
hsec  verba  :  Hoc  facile  in 
meam  commemoralionem,  uti 
semper  Iicclesia  catholica 
intellexit  et  docuit. 

Denzinger -Bannwart,    n. 
938;  Cavallera,  n.  1087. 


très  du  Nouveau  'testament, 
et  leur  donna,  à  eux  ainsi 
qu'à  leurs  successeurs  dans 
le  sacerdoce,  l'ordre  de  les 
offrir  par  ces  paroles  :  Faites 
ceci  en  mémoire  de  moi, 
comme  l'Église  catholique  l'a 
toujours  compris  et  enseigné 


Quatre  thèmes  consécutifs  forment  la  charpente  de 
ce  long  développement  :  affirmation  du  sacrifice 
unique  de  la  croix,  sa  perpétuation  dans  l'Église  par 
un  rite  visible,  première  oblation  du  sacrifice  eucha- 
ristique à  la  dernière  cène,  mission  donnée  aux  apôtres 
et  à  leurs  successeurs  de  l'offrir  à  leur  tour.  C'est  visi- 
blement la  messe  qui  en  forme  le  centre,  dont  le  concile 
veut  exposer  ici  la  signification  dogmatique  et  l'insti- 
tution historique. 

A  la  base  de  tout  le  dogme  du  salut,  il  faut  placer 
l'oblation  sacerdotale  du  Christ  sur  la  croix.  Pour 
répondre  aux  imputations  protestantes,  le  concile  ne 
manque  pas  de  noter  en  passant,  d'après  Hebr., 
îx,  12  et  26,  qu'elle  devait  être  unique  et  son  effica- 
cité à  jamais  définitive.  C'est  en  quelques  lignes  une 
ébauche  de  l'économie  rédemptrice  sous  son  aspect 
de  sacrifice  expiatoire,  comme  ailleurs,  sess.  vi,  c.  vu. 
Denzinger-Bannwart,  n.  799,  le  concile  l'avait  pré- 
sentée sous  son  aspect  de  mérite  et  de  satisfaction. 

Bien  loin  de  rester  solitaire,  le  sacrifice  de  la  croix 
est  destiné,  selon  les  plans  de  Dieu,  à  se  continuer 
sous  une  forme  rituelle  dans  la  famille  chrétienne. 
De  ce  fait  le  concile  signale  une  double  raison  :  raison 
christologique,  pour  établir  la  perpétuité  du  sacerdoce 
du  Christ  sur  la  terre;  raison  ecclésiologique,  pour 
donner  à  l'Église  le  sacrifice  visible  dont  notre  nature 
a  besoin.  A  l'occasion  de  cette  dernière  sont  énumérées 
les  principales  fins  qui  justifient  l'institution  du  sacri- 
fice eucharistique,  savoir  de  «  représenter  »  le  sacrifice 


1131      MESSE  AU  CONCILE  DE  TRENTE,  LE  DÉCHET  :  TENEUR  DOGMATIQUE      1132 


unique  de  la  croix,  d'en  perpétuer  le  souvenir,  d'en 
appliquer  les  fruits  à  nos  défaillances  de  tous  les 
jours. 

Il  n'esl  pas  inutile  d'observer  que  toute  cette  phi- 
losophie de  la  messe  est  orientée  vers  le  sacrifice 
de  la  croix,  qui  reste  dans  l'Église  la  seule  valeur  abso- 
lue, celui  des  autels  n'ayant  pas  d'autre  but  que  d'en 
raviver  la  mémoire  et  d'en  monnayer  les  effets  à  notre 
profit.  Nous  retrouverons  cette  idée  au  c.  n,  qui  montre 
en  détail  comment  le  sacrifice  de  la  messe  se  compose 
des  mêmes  éléments  que  celui  de  la  croix  et  lui  em- 
prunte toute  son  efficacité. 

Le  premier  acte  de  cette  oblation  rituelle  remonte 
à  la  cène.  Malgré  les  oppositions  que  l'on  a  vu  se  pro- 
duire au  cours  des  discussions  préparatoires  et  s'affir- 
mer jusqu'à  la  dernière  heure,  le  concile  a  voulu 
maintenir  la  doctrine  traditionnelle  sur  ce  point. 
«  Mais,  note  très  justement  Lepin,  p.  304-305,  eu 
égard  aux  réserves  et  aux  hésitations  d'un  grand 
nombre,  on  s'abstient  de  caractériser  l'ohlation  en 
question,  et  l'on  se  borne  à  cette  mention  très  simple  : 
que  le  Christ  «  à  la  dernière  cène,  dans  la  nuit  où 
il  était  livré,  offrit  son  corps  et  son  sang,  sous  les 
espèces  du  pain  et  du  vin,  à  Dieu  son  Père  ».  On  remar- 
quera que  le  mot  de  sacrifice,  malgré  les  instances  de 
quelques  Pères,  n'y  est  même  pas  prononcé;  mais  le 
verbe  obtulit  indique  très  suffisamment  la  pensée 
de  l'Église  à  cet  égard. 

A  propos  de  cette  doctrine,  on  a  parlé  d'«  imbro- 
glio théologique  ».  F.  Chaponnière,  art.  Messe,  dans 
Encyclopédie  des  sciences  religieuses,  t.  ix,  p.  108, 
qui  ne  prend  d'ailleurs  pas  la  peine  de  justifier  cette 
imputation.  Sans  doute  l'auteur  pense-t-il  à  la 
difficulté  classique  de  comprendre  comment  la  cène 
pouvait  être  un  sacrifice  alors  que  l'immolation 
réelle  du  Christ  sur  la  croix  n'avait  pas  encore  eu  lieu. 
Mais  il  est  aisé  de  concevoir  qu'elle  en  puisse  être  l'an- 
ticipation, comme  nos  messes  actuelles  en  sont  le 
renouvellement. 

Cette  objection  formaliste  une  fois  résolue,  l'affirma- 
tion conciliaire  sur  le  caractère  sacrificiel  de  la  cène 
est  absolument  normale.  Du  moment  que  l'offrande 
du  pain  et  du  vin  par  le  ministère  de  l'Église  constitue 
un  sacrifice,  l'analogie  de  la  foi  n'exige-t-elle  pas  de 
reconnaître  le  même  caractère  à  l'acte  par  lequel  le 
Christ  a  lui-même  inauguré  ce  rite?  C'est  pourquoi 
le  concile  a  voulu  que  la  chaîne  des  oblations  eucha- 
ristiques fut  expressément  soudée  à  ce  tout  premier 
anneau. 

Un  léger  détail  de  rédaction  distingue  ici  le  texte 
définitif  de  celui  qui  fut  présenté  le  5  septembre. 
Celui-ci  disait,  p.  909  :  ut  se  sacerdolem  secundum 
ordinem  Melchisedec  in  fvternum  constitutum  osten- 
deret  et,  par  là,  semblait  faire  entrer  cette  intention  de 
réaliser  le  sacerdoce  typique  de  Melchisedec  dans 
les  fins  primaires  de  l'institution  eucharistique.  Au 
lieu  de  trancher  ainsi  la  question  de  droit,  le  texte 
actuel  se  contente  d'exprimer  un  fait  :  sacerdolem 
secundum  ordinem  Melchisedec  se...  déclarons.  Sans 
doute  les  auteurs  du  décret  se  sont-ils  souvenus  des 
discussions  qui  avaient  eu  lieu  sur  ce  point  en  1552, 
voir  col.  1115,  bien  que  personne  ne  semble  les  avoir 
réveillées  au  cours  des  dernières  délibérations. 

Ce  que  le  Christ  a  fait,  il  a  donné  aux  siens  mandat 
de  le  refaire  en  son  nom.  Voilà  pourquoi,  à  l'adresse 
probablement  des  réformateurs  qui  voulaient  confon- 
dre les  deux,  le  concile  tient  à  séparer  la  communion 
des  apôtres  de  l'ordre  qui  leur  est  intimé  par  ces 
paroles  :  Faites  ceci  en  mémoire  de  moi.  Par  où  le 
renouvellement  de  la  cène  devait  manifestement 
avoir  le  caractère  d'oblation  sacrificielle  qu'il  lui 
avait  lui-même  conféré.  En  raison  de  son  importance, 
cette  institution  du  sacrifice  eucharistique  est  expres- 


sément appuyée,  après  l'Écriture,  sur  l'autorité  de 
l'Eglise,  qui  «  l'a  toujours  ainsi  compris  et  enseigné  », 
sans  autre  précision  d'ailleurs  que  ce  rappel  indé- 
terminé. 

Mais  comment  pourrait-il  en  être  ainsi  sans  que 
les  apôtres  aient  en  même  temps  reçu  la  dignité 
sacerdotale,  qui  est  indispensable  pour  offrir  un  sacri- 
fice? C'est  sans  nul  doute  cette  logique  qui  a  fait 
introduire  ici  l'ordination  des  apôtres  et  imposé  au 
concile  l'obligation  de  l'y  maintenir,  ainsi  qu'au 
canon  2,  en  dépit  des  protestations  tenaces  que  nous 
avons  vu  se  produire  à  ce  sujet.  Ainsi  le  texte  de  l'insti- 
tution eucharistique  :  Hoc  facile  in  meum  commemora- 
tionem  est  officiellement  interprété  comme  signifiant 
à  la  fois  l'origine  du  sacrifice  et  du  sacerdoce  chré- 
tiens. 

Cet  exposé  fondamental  est  suivi  d'une  phrase  qui 
reprend  la  synthèse  dogmatique  esquissée  au  début, 
et  montre  comment  cette  institution  du  Christ  réalise 
l'harmonie  des  deux  Testaments. 

Nam,      celebrato      vetere         En  elTct,  après  avoir  célé- 


Pascha,  quod  in  memoriam 
exitus  de  .Egypto  multitudo 
filiorum  Israël  immolabat, 
novum  instituit  Pascha  seip- 
sum  ab  Eeclesià  per  sacer- 
dotes  sub  signis  visibilibus 
immoiandum  in  memoriam 
transitus  sui  ex  hoc  mundo 
ad  Pat  rem. 


bré  le  Pâque  ancienne,  que  la 
multitude  des  enlants  d'Is- 
raël immolait  en  mémoire  de 
la  sortie  d'Egypte,  il  a  insti- 
tué la  Pâque  nouvelle,  savoir 
sa  propre  personne  qui  devait 
être  immolée  sous  des  signes 
visibles  par  l'Eglise  au 
moyen  des  prêtres  en  mé- 
moire de  son  passage  de  ce 
monde  au  Père. 

Saint  Paul  avait  présenté  le  sacrifice  de  la  croix, 
I  Cor.,  v,  7,  comme  la  Pâque  du  chrétien  :  logiquement 
le  concile  de  Trente  étend  ce  même  caractère  au  sacri- 
fice de  la  messe  qui  en  est  le  renouvellement.  Mais  ce 
qui  fait  le  prix  de  ce  texte,  c'est  moins  l'indication  de 
ce  symbolisme  pascal  que  celle  des  éléments  du  sacri- 
fice eucharistique,  ramassés  là  en  quelques  mots  sobres 
et  pleins.  «  Ce  que  contient  l'exposé  doctrinal,  note 
Lepin,  p.  330,  c'est  moins  une  définition  qu'une  des- 
cription du  sacrifice  de  la  messe.  »  A  tout  le  moins 
cet  te  «  description  »  est-elle  remarquablement  complète. 

Dans  la  langue  religeuse,  sacrifice  est  synonyme 
d'immolation.  Mais  ce  qui  caractérise  le  sacrifice  chré- 
tien, c'est  que  la  matière  en  est  la  personne  même 
du  Christ  (seipsum...  immoiandum)  «  sous  les  signes 
visibles  »  du  sacrement  :  ce  dernier  trait  fut  très 
heureusement  ajouté  au  texte  du  5  septembre.  Encore 
faut-il  que  cette  mystique  réalité  devienne  nôtre  : 
c'est  pourquoi  l'immolation  eucharistique  se  fait, 
non  pas  seulement  «  au  nom  de  l'Église  »,  Lepin, 
p.  329,  mais  «  par  l'Église  »  (ab  Ecclesia),  qui  se  sert 
pour  cela  du  ministère  des  prêtres  (per  sacerdoles). 
Difficilement  sans  doute  trouverait-on  autre  part, 
pour  exprimer  la  nature  essentielle  de  la  messe,  une 
formule  de  si  haute  et  si  pure  teneur. 

Une  fois  la  vérité  du  sacrifice  de  la  messe  ainsi 
rattachée  à  ses  sources  dogmatiques  par  l'institution 
du  Christ,  le  concile  en  rappelle  brièvement  quelques 
autres  fondements  scripturaires,  savoir  l'oracle  de 
Malachie,  i,  11,  et  le  témoignage  de  saint  Paul  dans 

I  Cor.,  x,  21.  De  ce  dernier  texte  le  projet  du  5  sep- 
tembre, p.  910,  disait  seulement:  innuit.  Pour  faire 
droit  aux  réclamations  de  quelques  Pères,  notamment 
du  cardinal  Madruzzo,  p.  912,  cette  affirmation  trop 
timide  fut  renforcée  de  l'adverbe  :  7io/i  obscure.  Enfin 
le  concile,  suivant  une  exégèse  reçue,  met  la  messe 
en  rapport  avec  les  sacrifices  anciens,  pour  dire 
qu'elle  en  est  la  «  consommation  »,  parce  qu'elle  ren- 
ferme tous  les  «  biens  »  —  ce  mot  est  une  addition  de  la 
dernière  heure  —  dont  ceux-ci  contenaient  la  figure. 

II  ne  s'agit  d'ailleurs  là  que  de  rappeler  des  thèmes 
ou  textes  traditionnels,  sans  que  le  concile  prétende 


1133      MESSE  AU  CONCILE  DE  TRENTE,  LE  DÉCRET  :  TENEUR  DOGMATIQUE      1134 


par  là  les    adopter  ou    les   interpréter    officiellement. 

b)  Condamnation  des  erreurs  protestantes.  —  A  la 
doctrine  ainsi  déduite  en  tente  sérénité  il  ne  restait 
plus  qu'à  joindre  la  condamnation  des  erreurs  qui  la 
menacent   :  c'est  l'objet  des   deux    premiers    canons. 

Can.  I.  Si  quis  dixerit  in  Si  quelqu'un  (lit  que  dans 
missa  ii on  offerri  Deo  veruni  la  messe  n'est  pas  offert  à 
et  proprium  sacriflelum,  aut  Dieu  un  vrai  et  propre  sacri- 
quod  olïerri  non  sit  aliud  lice,  on  que  être  offert  ne 
quam  nobis  Cliristum  ad  signifie  pas  autre  ebose  que 
nianducandum  dari,  A. S.  le  fait  pour  le  Christ  de  nous 

Denzinger  -  Bannwart,    n.     être    donné    en     nourriture, 

948  ;  Cavallera,  n.  1096.  qu'il  soit  anathème. 

La  première  phrase  de  ce  canon  ne  fait  que  dégager 
la  doctrine  diffuse  dans  le  chapitre,  en  affirmant  qu'il 
y  a  ici  un  «  sacrifice  véritable  et  proprement  dit  ». 
Formule  très  suffisante  pour  exclure  la  notion  d'un 
sacrifice  métaphorique,  translato  nomine  saerificium, 
qui  figurait  encore  nommément  dans  le  projet  du 
6  août,  p.  754,  mais  a  disparu  des  rédactions  subsé- 
quentes. En  revanche,  là  où  ce  texte  disait  formelle- 
ment :  missam  esse  saerificium,  le  concile  a  substitué 
l'expression  plus  réservée  :  in  missa  offerri...  saerificium, 
reprise,  intentionnellement  sans  nul  doute,  du  projet 
rédigé  en  1552.  Theiner,  t.  i,  p.  646.  C'est  évidemment 
la  même  doctrine,  mais  avec  une  nuance  de  subti- 
lité qui  a  probablement  sa  source  dans  la  diversité  des 
éléments  dont  se  compose  la  messe.  Le  concile  n'a 
pas  voulu  dire  que  tout  cet  ensemble  de  prières  et  de 
gestes  liturgiques  est  un  verum  et  proprium  saerificium  : 
il  suffit  à  l'Église  que  ce  «  vrai  et  propre  sacrifice  » 
y  soit  contenu,'  sans  qu'il  soit  besoin  de  savoir  au 
juste  en  quel  endroit  et  même  avec  la  certitude  que  ce 
n'est  pas  partout.  On  entendra  dans  le  même  sens  le 
missw  saerificium  dont  il  est  question  aux  canons  3  et  4. 

A  cet  énoncé  du  dogme  catholique  essentiel  le 
concile  joint  la  réprobation  expresse  de  l'erreur  pro- 
testante qui  consistait  à  équiparer  sans  plus  le  concept 
de  sacrifice  à  celui  de  communion  :  ce  qui  était  une 
manière  d'annuler  pratiquement  celui-là.  Cette  phrase 
du  canon  se  rattache  à  la  partie  du  c.  i  qui  marque 
la  communion  des  apôtres  à  la  cène,  et  le  précepte  de 
la  renouveler  au  nom  du  Christ  comme  deux  actes 
distincts  et  successifs. 

Du  sacrifice  qu'affirme  le  canon  1,  le  suivant  précise 
l'origine  : 

Can.  2.  Si  quis  dixerit  illis  Si  quelqu'un  dit  que,  par 
verbis  :  Hoc  facile  in  meam  ces  paroles  :  Faites  ceci  en 
commemorationcm  Cliristum  mémoire  de  moi,  le  Christ  n'a 
non  instituisse  apostolos  sa-  pas  institué  ses  apôtres 
cerdotes,  aut  non  ordinasse  prêtres,  ou  n'a  pas  disposé 
ut  ipsi  aliique  sacerdotes  qu'eux-mêmes  et  les  autres 
offerrent  corpus  et  sangui-  prêtres  offrissent  son  corps  et 
nem  suum,  A. S.  son  sang,  qu'il  soit  anathème. 

Denzinger  -  Bannvvart,    n. 

949  ;  Cavallera,  n.  1096. 

Ce  canon  avait  essentiellement  pour  but  de  con- 
damner les  protestants,  qui  déniaient  à  cette  parole  du 
Christ  toute  signification  à  l'égard  du  sacerdoce  et  du 
sacrifice  futurs.  On  le  voit  par  l'art.  3  proposé  aux 
théologiens  de  1551,  Theiner,  t.  i,  p.  602,  et  par  la 
question  m  soumise  à  ceux  de  1562.  Ehses,  p.  719. 
Mais  le  projet  du  6  août,  ibid.,  p.  751,  ne  portait  pas  la 
phrase  :  instituisse  apostolos  sacerdotes,  qui  fut  seule- 
ment introduite  dans  celui  du  5  septembre,  alors 
can.  3,  p.  911.  Elle  était  évidemment  appelée  par  la 
logique,  puisqu'on  enseignait  que  «  les  apôtres  et  les 
autres  prêtres  ».  apostoli  et  alii  sacerdotes,  can.  4,  p.  754, 
avaient  reçu  à  ce  moment-là  le  pouvoir  d'offrir  le 
corps  du  Christ.  Quelques  Pères  cependant,  comme 
on  l'a  vu,  ne  croyaient  pas  opportun  de  trancher  ainsi 
en  passant  une  question  qu'ils  croyaient  controversée. 
Le  concile  passa  outre  à  leurs  scrupules  et  maintint 
dans  le  canon  2,  aussi  bien  que  dans  le  c.  i,  le  fait  de 


l'ordination  des  apôtres  à  la  cène,  qui  était  indispen- 
sable pour  sauvegarder  la  corrélation  du  sacerdoce  et 
du  sacrifice. 

Dans  le  projet  du  5  septembre,  l'ordre  de  nos  canons 
2  et  3  était  interverti.  A  la  dernière  minute,  on  fit 
passer  du  troisième  au  second  rang  celui  qui  visait 
l'institution  du  sacrifice  eucharistique,  de  manière  à 
ce  qu'il  fût  à  la  suite  immédiate  du  canon  1er  qui  en 
affirme  la  réalité.  Ce  détail  de  distribution  révèle  le 
souci  de  faire  cadrer  l'ordre  des  canons  avec  celui  des 
chapitres.  Un  avantage  logique  en  est  résulté  par 
surcroît  :  celui  de  mieux  grouper  les  enseignements  de 
l'Église  sur  la  vérité  du  sacrifice  de  la  messe,  qui  forme 
ainsi  très  nettement  l'unique  objet  de  cette  première 
section. 

3.  Nature  du  sacrifice  eucharistique.  —  Suivant 
l'adage:  operatio  sequilur  esse,  l'efficacité  du  sacrifice 
de  la  messe  dépend  tout  à  la  fois  de  sa  nature  en  même 
temps  qu'elle  contribue  à  l'éclairer.  C'est  pourquoi 
ces  deux  thèmes  se  mêlent  un  peu  au  cours  du  c.  n, 
où  il  n'est  pourtant  pas  impossible  de  les  distinguer. 


Et  quoniam  in  divino  hoc 
sacrificio,  quod  in  missa 
peragitur,  idem  ille  Christus 
continetur  et  incruente  im- 
molatur  qui  in  ara  crucis 
semel  seipsum  cruente  obtu- 
lit,  docet  sancta  synodus 
saerificium  istud  vere  pro- 
pitiatorium  esse...  t'na  enim 
eademque  est  hostia,  idem 
nunc  oflerêns  sacerdotum 
ministerio  qui  seipsum  tune 
in  cruce  obtulit,  sola  offe- 
rendi  ratione  diversa, 

Denzinger- Bannwart,  n. 
!H0  ;  Cavallera,  n.  1088. 


Ht  parce  que,  dans  ce 
divin  sacrifice  qui  s'accom- 
plit à  la  messe,  ce  même 
Christ  est  contenu  et  immolé" 
d'une  manière  non  san- 
glante, qui  s'est  offert  lui- 
même  une  seule  fois  sur 
l'autel  de  la  croix  d'une  ma- 
nière sanglante,  le  saint 
concile  enseigne  que  ce  sacri- 
fice est  véritablement  propi- 
tiatoire... C'est,  en  effet,  une 
seule  et  même  hostie,  et  le 
même  l'offre  maintenant  par 
le  ministère  des  prêtres  qui 
s'offrit  alors  lui-même  sur  la 
croix,  la  seule  dilférence 
étant  dans  la  manière  de 
l'offrir. 

Comme  on  le  voit,  le  but  du  concile  est  ici  d'établir 
le  caractère  propitiatoire  de  la  messe.  Mais,  pour 
en  justifier  l'affirmation,  il  est  conduit  à  l'eneadrer  de 
prémisses  dogmatiques  sur  la  nature  de  ce  sacrifice, 
dont  son  efficacité  est  ensuite  la  conséquence.  Ce  thème 
était  déjà  touché  au  chapitre  précédent,  où  l'on 
voit  que  le  Christ,  «  après  s'être  offert  lui-même  une 
seule  fois,  par  sa  mort,  sur  l'autel  de  la  croix  »,  offre 
ensuite  à  Dieu  le  Père  «  son  corps  et  son  sang  sous 
les  espèces  du  pain  et  du  vin»,  ordonnant  à  ses  apôtres 
d'en  faire  autant,  de  sorte  que  la  nouvelle  Pàque,  c'est 
«  lui-même  immolé  par  l'Eglise  sous  des  signes  visibles 
grâce  au  ministère  des  prêtres  ».  Mais  ces  données  sont 
ici  reprises  en  vue  de  les  mieux  préciser. 

L'idée  dominante  est  d'affirmer  l'absolue  identité 
du  sacrifice  de  la  messe  et  du  sacrifice  de  la  croix.  En 
effet,  «  le  même  Christ  y  est  contenu  »  et  le  concile 
d'ajouter  un  peu  plus  loin,  en  reprenant  les  éléments 
constitutifs  du  sacrifice,  qu'il  y  a  dans  les  deux  la 
même  hostie,  una  eademque  hostia,  et  le  même  prêtre, 
idem  offerens.  Toute  la  différence  est  dans  les  moda- 
lités accidentelles,  dont  deux  sont  spécialement  rele- 
vées :  le  sacrifice  de  la  croix  fut  sanglant,  tandis  que 
celui  de  la  messe  ne  l'est  plus;  là  c'est  le  Christ  qui 
s'offrit  en  personne,  au  lieu  qu'il  s'offre  ici  »  par  le 
ministère  des  prêtres  ».  Ce  disant,  le  concile  ne  faisait 
que  reproduire  les  principes  élémentaires  de  la  foi 
traditionnelle. 

En  vain  y  chercherait-on  après  cela  le  moindre  essai 
de  spéculation  systématique.  L'histoire  établit  que 
les  théories  futures  sur  l'essence  du  sacrifice  de  la 
messe  n'existaient  pas  encore  et  le  concile,  en  tout  cas, 
a  eu  bien  garde  d'incorporer  les  ébauches  qui  en  purent 
se  produire  dans   son  sein.  Sans  doute  y  est-il  parlé 


1135     MESSE  AU  CONCILE  DE  TRENTE,  LE  DÉCRET  :  TENEUR  DOGMATIQUE      1130 


d'hostie,  d'immolation  et  d'oblation.  Mais  ces  termes, 
que  leur  alternance  a  d'ailleurs  tout  l'air  de  rendre 
synonymes  ou  du  moins  équivalents,  n'y  prennent 
nulle  part  une  précision  technique  et  ne  veulent 
exprimer  que  l'idée  générale  de  sacrifice.  Le  fait  est 
bien  reconnu  par  F.  Kattenbusch,  art.  Messe,  dans 
Prolesl.  Realencyclopàdie,  t.  xn,  p.  690.  Aucune 
école  n'a  donc  le  droit  de  s'en  prévaloir  exclusivement. 

«  Cette  description  [du  sacrifice  de  la  messe]  est 
faite  des  éléments  que  la  tradition  et  la  spéculation 
théologique  ont  le  plus  constamment  reconnus  comme 
constitutifs  de  ce  sacrifice.  »  Et  si  l'on  demande  «  ce 
qui  fait  la  vérité  de  ce  sacrifice  »,  le  concile  s'en  tient 
à  des  données  communes  aussi  incontestables  qu'in- 
contestées. «.C'est  d'abord  la  présence  réelle  du  Christ, 
prêtre  et  victime  sur  l'autel  eucharistique  comme  sur 
la  croix.  C'est  ensuite  son  oblation,  faite  actuellement 
à  Dieu  le  Père  par  les  prêtres,  et  par  lui-même  en  la 
personne  des  prêtres,  lesquels  sont  à  la  fois  les  ministres 
de  l'Église  et  les  siens.  C'est  enfin  son  immolation, 
également  actuelle,  mais...  immolation  «  non  san- 
glante »,  donc  simple  figure,  rappelant  l'immolation 
réelle  qui  a  été  restreinte  à  la  croix.  Qu'est-ce  à  dire? 
sinon  que  le  sacrifice  de  la  messe  est  essentiellement 
dans  l'oblation  qui  se  fait  du  Christ,  rendu  présent 
dans  l'eucharistie  par  la  consécration,  avec  commé- 
moraison  sensible  de  l'immolation  sanglante  du  Cal- 
vaire. »  Lepin,  p.  330-331. 

Sur  la  nature  du  sacrifice  de  la  messe,  le  concile  de 
Trente  ne  dépasse  pas,  en  somme,  les  lignes  fonda- 
mentales dudogme  catholique.  Elles  dominent  encore 
aujourd'hui,  et  sans  doute  faudrait-il  ajouter  qu'elles 
jugent  les  systèmes  qui  s'efforcent  de  l'interpréter. 

4.  Valeur  du  sacrifice  eucharistique.  —  Il  reste  main- 
tenant à  suivre  la  doctrine  conciliaire  sur  la  valeur 
de  la  messe,  dont  les  explications  précédentes 
n'avaient  pour  but  que  d'indiquer  la  raison.  Elle  se 
résume  en  un  seul  mot  :  c'est  que  le  sacrifice  eucha- 
ristique est  «  vraiment  propitiatoire  ». 

D'après  nos  concepts  habituels,  on  aurait  pu  croire 
cette  précision  superflue  :  qui  dit  sacrifice  ne  dit-il 
pas  en  même  temps  propitiation  ?  Le  concile  ne  s'est 
pas  arrêté  à  ces  considérations  de  pure  théorie.  Car  il 
avait  devant  les  yeux  les  protestants,  qui  acceptaient 
assez  volontiers,  à  l'exemple  de  Luther,  d'appliquer  à 
la  messe  le  terme  de  sacrifice,  mais  au  sens  large  d'ac- 
tion de  grâces  ou  de  mémorial  du  sacrifice  de  la 
croix,  réservant  à  ce  dernier  la  note  caractéristique  de 
propitiation.  La  première  partie  du  canon  3  vise 
nommément  ces  erreurs  : 


Si  quis  dixerit  miss;c  sacri- 
ficium  tantum  esse  laudis 
et  gratiarum  actionis,  aut 
nudam  commemorationem 
sacrificii  in  cruce  peracti, 
non  autem  propitiatorium,... 
A.  S. 

Denzinger  -  Bannwart,  n. 
n.  9,">0  ;  Cavallera,  n.  1096. 


Si  quelqu'un  dit  que  le 
sacrifice  de  la  messe  est  seu- 
lement [un  sacrifice]  de 
louange  et  d'action  de  grâces 
ou  une  simple  commémorai- 
son  du  sacrifice  accompli  sur 
la  croix,  et  non  pas  [un  sa- 
crifice] propitiatoire,...  qu'il 
soit  anathème. 


Bien  entendu,  il  n'est  pas  question  de  refuser  à  la 
messe  ces  finalités  secondaires;  mais  l'Église  tient 
qu'on  ne  doit  pas  s'en  contenter  et  que,  précisément 
parce  que  la  messe  est  le  sacrifice  même  de  la  croix 
renouvelé  d'une  manière  non  sanglante,  elle  possède 
le  même  efficacité  propitiatoire  que  celui-ci. 

«  C'est  sans  doute  à  dessein  que  le  terme  de  propi- 
tiation a  été  choisi,  de  préférence  à  celui  d'expiation. 
Qui  dit  «  expiation  »  paraît  évoquer  l'idée  de  souffrance 
et  d'immolation  actuelle.  L'effet  de  propitiation  peut, 
au  contraire,  plus  facilement  s'entendre  d'un  sacrifice 
qui,  par  sa  valeur  propre  et  par  le  simple  rappel  d'une 
immolation  expiatrice  déjà  réalisée,  est  apte  à  plaire 
à  Dieu  et  à  le  rendre  propice.  »  Lepin,  p.  328. 


Toujours  est-il  que  ce  terme  a  paru  mériter  quelque 
explication. 

C'est  l'objet  de  la  partie  centrale  du  c.  n,  que 
nous  avons  dû  réserver  pour  en  suivre  d'abord  la 
doctrine  générale  sur  la  notion  du  sacrifice  eucharis- 
tique. 

...   Docet  sancta   synodus  ...  Le  saint  concile  enseigne 

sacrificium  istud  vere  propi-  que  ce  sacrifice  [de  la  messe] 

tiatorium  esse  per  ipsumque  est  vraiment  propitiatoire  et 

lieri  ut,  si  cum  vero  corde  et  que  par  lui  il  se  lait  que,  si 

recta  lide,  cum  metu  et  rêve-  avec  un  cœur  sincère  et  une 

rentia,  contriti  ac  prcnitentes  foi  droite,  avec  crainte  et  res- 

ad  Deum  accedamus,   mise-  pect,    contrits  et   pénitents, 

ricordiam     consequamur     et  nous    nous    approchons     de 

gratiam  inveniamus  in  auxi-  Dieu,  nous  obtenons  miséri- 

lio  opportuno.  Hujus  quippe  corde  et  recevons  le  secours 

oblatione  placatus  Dominus,  de  la  grâce  en  temps  oppor- 

gratiam  et  donum  pseniten-  tun.    Car,    apaisé    par    cette 

tise    concedens,    crimina    et  oblation,  le  Seigneur,  en  nous 

peccata    etiam   ingentia    di-  accordant  la  grâce  et  le  don 

mittit.  de  la  pénitence,  nous  remet 

Denzinger  -  Bannwart,    n.  nos    crimes    et    nos    péchés, 

n.  940  ;  Cavallera,  n.  1088.  même  les  plus  grands. 

On  voit  ici  dans  quelles  conditions  s'exerce  la 
valeur  propitiatoire  de  la  messe.  Il  en  est  de  subjec- 
tives :  le  concile  tient  à  marquer,  que  loin  d'être  en 
quelque  sorte  automatique,  elle  réclame  nos  bonnes 
dispositions  morales  et  religieuses.  Mais  il  a  soin  d'en 
préciser  aussi  les  conditions  objectives  :  la  messe  peut 
bien  aboutir  à  la  rémission  des  péchés,  fussent-ils  les 
plus  graves  —  ce  qui  n'est  pas  autre  chose  qu'une 
explicitation  détaillée  de  sa  valeur  expiatoire  —  mais 
par  un  intermédiaire,  savoir  «  la  grâce  et  le  don  de  la 
pénitence  ».  Cette  incise,  qui  manquait  encore  dans  le 
texte  du  5  septembre,  y  fut  introduite  au  dernier 
moment.  Elle  a  pour  but  de  sauvegarder  l'économie 
normale  de  la  justification,  par  rapport  à  laquelle  la 
messe  ne  peut  intervenir,  un  peu  comme  la  prière, 
qu'à  titre  de  cause  éloignée. 

Ce  disant,  d'après  Ad.  Harnack,  Dogmengeschichtc, 
t.  m,  4e  édit.,  p.  704,  le  concile  n'aurait  fait  au  sacri- 
fice delà  messe  qu'une  «  place  très  modeste  »,pour  ne 
pas. compromettre  le  rôle  prépondérant  du  baptême 
et  de  la  pénitence  qu'il  ne  pouvait  abandonner.  En 
effet,  ces  deux  sacrements  sont  les  seuls  moyens  de 
pardon  dont  l'Église  dispose  et  jamais  l'idée  ne  lui  est 
venue  que  la  messe  pût  leur  faire  concurrence.  Il  ne 
s'agit  pas  là  de  réduire  celle-ci  à  un  rang  effacé,  comme 
en  désespoir  de  cause,  mais  de  consacrer  le  seul  que 
la  foi  chrétienne  puisse  et  veuille  lui  reconnaître. 

Encore  est-il  que  la  doctrine  conciliaire,  au  juge- 
ment du  même  auteur,  ibid.,  p.  704-705,  serait 
contradictoire,  puisque  la  messe,  qui,  d'après  le  c.  i, 
a  pour  but  «  la  rémission  des  péchés  quotidiens  »,  est 
ici  donnée  comme  un  sacrifice  propitiatoire  qui  peut 
effacer  même  les  crimina  et  peccata  ingentia.  La  con- 
tradiction apparaît  imaginaire  si  l'on  prend  garde  que 
le  c.  i  a  pour  but  de  justifier  l'institution  du  sacri- 
fice eucharistique  comme  continuation  de  celui  de  la 
croix.  Seul  celui-ci  est  proprement  rédempteur  :  la 
messe  ne  fait  qu'en  appliquer  les  fruits  à  la  rémission 
des  fautes  dont  la  croix  nous  a  mérité  le  pardon. 
Dire  que  ces  fautes  sont  «  quotidiennes  »  n'est  pas 
laisser  entendre  qu'elles  sont  nécessairement  légères, 
mais  bien  qu'elles  se  reproduisent  fréquemment  mal- 
gré la  grâce  initiale  de  la  rédemption.  Grandes  ou 
petites,  le  c.  n  précise  que  la  messe  peut  contribuer 
à  nous  en  obtenir  la  rémission  par  les  grâces  ac- 
tuelles dont  elle  est  la  source. 

Même  ainsi  entendue,  cette  valeur  propitiatoire  du 
sacrifice  eucharistique  pourrait  avoir  l'air  de  porter 
atteinte  à  la  valeur  absolue  du  sacrifice  de  la  croix. 
C'était  du  moins  l'accusation  des  protestants  :  le 
concile  l'écarté  d'un  seul  mot  rapide,   en  rappelant 


!  L37      MESSE  Al    CONCILE  DE  TRENTE,  LE  DÉCRET  :  TENEUR  DOGMATIQUE      1138 


que  la  messe,  loin  de  nuire  à  la  croix,  tient  d'elle  toute 
son  efficacité  : 

C.ujus    quidcm    oblationis  De    cette     oblation     san- 

Craentse,  inquam,  fructus  per  glante,  dis- je,  nous  recevons 

liane    incruentam     uberrime  en   abondance   les   fruits    au 

percipiuntur.  Tantum  abest  moyen  de  l'ohlation  non  san- 

ut  1II1  per  liane  quovis  modo  plante.   Tant   s'en   laut    que 

derogetur.  celle-ci  fasse  en  aucune  façon 
tort  a  celle-là. 

A  cette  partie  du  chapitre  se  rattache  le  canon  4, 
Denzinger-Bannwart,  n.  951,  et  Cavallera,  n.  1096, 
où  est  condamnée  l'erreur  des  protestants,  qui  affec- 
tent de  voir  dans  le  sacrifice  de  la  messe  «  un  blas- 
phème, contre  le  très  saint  sacrifice  accompli  par  le 
Christ  sur  la  croix  «  ou  un  moyen  de  lui  porter 
dommage.  -Mais  ici  le  concile  ne  se  restreint  plus 
aux  fruits  de  la  messe  et  n'indique  pas  le  lien  intime 
qui  la  relie  au  sacrifice  du  Calvaire.  Le  canon  n'ajoute 
rien  à  la  doctrine  du  chapitre  :  il  demande,  au  con- 
traire, à  être  expliqué  et  commenté  par  elle. 

11  ne  restait  plus  au  concile  qu'à  énoncer  les  prin- 
cipaux effets  du  sacrifice  de  la  messe.  Une  seule  phrase, 
dont  les  éléments  remontent  jusqu'au  premier  ques- 
tionnaire de  1551,  Theiner,  1. 1,  p.  602,  affirme  qu'il  est 
applicable  ■  aux  péchés,  peines,  satisfactions  ou  autres 
nécessités  des  vivants  »  et  pareillement  profitable  au 
défunts.  La  même  doctrine  est  reprise,  à  peu  près  dans 
les  mêmes  termes,  à  la  fin  du  canon  3,  Denzinger- 
Bannwart,  n.  950,  et  Cavallera,  n.  1096,  qui  la  fait 
précéder  de  quelques  mots  —  ramenés  ici  du  canon 
1,  où  ils  figuraient  da«s  le  texte  de  septembre 
— ■  pour  dire,  à  rencontre  des  protestants,  que 
l'oblation  eucharistique  ne  profite  pas  «  uniquement 
à  celui  qui  la  reçoit  par  la  communion  ».  Pour  le 
commentaire,  voir  Fruits  de  la  messe,  t.  vi, 
col.  933-936. 

Du  moment  que  la  messe  est  un  véritable  sacrifice, 
l'Église  ne  pouvait  pas  ne  pas  lui  reconnaître,  toujours 
par  application  du  sacrifice  de  la  croix,  cette  valeur 
propitiatoire  qui  est  le  principal  bienfait  que  l'huma- 
nité religieuse  ait  cherché  dans  cette  institution,  et 
la  communion  des  saints  prescrivait  d'en  étendre  le 
profit  aux  morts  non  moins  qu'aux  vivants. 

5.  Modalités  du  sacrifice  eucharistique.  —  Tant  de 
calomnies  avaient  été  déversées  par  les  protestants 
sur  la  doctrine  catholique  de  la  messe,  et  la  manière 
dont  elle  était  pratiquée  par  l'Église  que  le  concile 
a  voulu  redresser  tout  au  moins  les  principales.  A 
cette  apologétique  sont  consacrés  les  c.  iii-vm  et  les 
canons  5-9  du  décret.  Denzinger-Bannwart,  n.  941- 
946,  952-956;  Cavallera,  Thésaurus,  n.  1089-1094, 
1096. 

a)  Messes  en  l'honneur  des  saints.  —  Si  «  l'Église 
a  coutume  de  célébrer  parfois  quelques  messes  en 
l'honneur  et  mémoire  des  saints,  elle  enseigne  que  ce 
n'est  pourtant  pas  à  eux  que  le  sacrifice  est  offert, 
mais  à  Dieu  seul  qui  les  a  couronnés  »  (c.  m). 

Le  canon  5  ajoute  que  ces  messes  ont  pour  but, 
en  même  temps  que  d'honorer  les  saints,  d'  «  obtenir 
leur  intercession  auprès  de  Dieu  ».  C'est  pourquoi 
l'anathème  est  lancé  contre  qui  traiterait  cette  pra- 
tique d'  ■  imposture  ».  Il  n'est  pas  douteux,  en  effet, 
que  la  doctrine  catholique  et  la  liturgie  qui  en  est 
l'expression  n'excluent  jusqu'à  la  possibilité  de  cette 
idolâtrie  dont  se  scandalisent  les  protestants.  Le  cha- 
pitre primitif  disait  en  outre  que,  par  cet  hommage, 
l'Église  entend  recommander  les  saints  à  notre  imi- 
tation. Ces  mots  ont  été  supprimés,  sans  cloute  comme 
n'étant  pas  ad  rem. 

b)  Canon  de  la  messe.  —  Non  contents  de  s'attaquer 
au  sacrifice  eucharistique  en  général,  les  réformateurs 
avaient  criblé  de  leurs  critiques  le  canon  de  la  messe, 
et  n'y  voulaient  voir  qu'un  tissu  d'erreurs  et  d'impié- 


tés. C'est  pourquoi  le  concile  en  prend  tout  spéciale- 
ment la  défense  (c.  iv). 

S'il  a  été  institué  par  l'Église  -  le  complément 
chronologique  «  depuis  plusieurs  siècles  »  est  une 
addition    au    texte    du    5   septembre  c'est   pour 

assurer  la  digne  célébration  de  cet  auguste  sacrifice. 
Non  seulement  il  est  «  pur  de  toute  erreur  »,  mais  il 
respire  la  sainteté  et  la  piété.  Alors  que  le  projet  pri- 
mitif s'arrêtait  là,  le  texte  actuel  continue  pour  jus- 
tifier son  assertion  :  «  Il  se  compose,  en  effet,  soit 
des  paroles  mêmes  du  Seigneur,  soit  de  traditions 
apostoliques  et  de  pieuses  institutions  des  souverains 
pontifes.  »  En  conséquence,  le  canon  6  frappe  d'ana- 
thème  ceux  qui,  sous  prétexte  qu'il  contiendrait  des 
erreurs  —  le  projet  du  6  août  portait  :  erroribus 
scatere,  qui  fut  adouci,  dans  celui  du  5  septem- 
bre, en  errores  conlin«re  —  en  réclament  l'abroga- 
tion. 

c)  Cérémonies  de  la  messe.  —  Plus  encore  que  le 
canon,  les  cérémonies  de  la  liturgie  catholique  avaient 
le  don  de  provoquer  les  sarcasmes  de  la  Réforme. 
Là-contre  le  concile  en  montre  le  bien  fondé  dans  «  la 
nature  humaine,  qui  a  besoin  de  secours  extérieurs 

■  pour  s'élever  à  la  méditation  des  choses  divines  » 
(c.  v).  C'est  pourquoi  il  se  plaît  à  en  faire  remonter 
l'origine  jusqu'à  «  l'enseignement  et  à  la  tradition  des 
apôtres  ».  L'Église  y  reste  fidèle  pour  rehausser  la 
majesté  du  saint  sacrifice  et,  par  ces  signes  visibles, 
exciter  les  âmes  à  la  contemplation  des  sublimes  réa- 
lités qu'il  contient.  D'où  l'anathème  porté  au  canon  7 
contre  la  formule  de  Luther  qui  dénonçait,  dans  tous 
ces  gestes  et  pratiques,  irritabula  impietalis  magis 
quam  officia  pietatis.  A  quoi  il  faut  joindre  la  première 
proposition  du  canon  9,  qui  interdit  de  «  condamner  le 
rite  de  l'Église  romaine  en  vertu  duquel  une  partie 
du  canon  et  les  paroles  de  la  consécration  doivent  se 
dire  à  voix  basse  ».  L'Église  ne  pouvait  que  défendre 
les  prescriptions  liturgiques  que  l'usage  avait  fini 
par  consacrer. 

d)  Messes  privées.  —  Luther,  on  le  sait,  était  tout 
d'abord  parti  en  guerre  contre  les  messes  privées. 
Depuis,  la  Réforme  officielle  affectait  de  s'opposer  uni- 
quement à  cet  usage,  au  nom  de  la  tradition  primitive 
et  des  fins  du  sacrifice  qui  exigeraient  la  commu- 
nion des  fidèles.  Le  concile  s'explique  à  ce  sujet 
au  c.  vi. 

On  souhaiterait  certes  que  tous  les  assistants  com- 
muniassent à  chaque  messe.  Non  solum  spirituali 
affeclu  sed  sacramentali  etiam  eucharisliie  perceptione 
est  une  précision  significative,  ajoutée  au  premier 
projet,  en  vue  de  dissiper  toutes  les  équivoques  sur 
le  rôle  normal  de  la  communion  dans  l'ensemble  du 
sacrifice  chrétien.  Mais  les  messes  où  le  prêtre  esi 
seul  à  communier,  loin  d'être  condamnables,  méri- 
tent, au  contraire,  toute  approbation.  Car,  au  lieu 
d'être  des  «  messes  privées  »,  illœ  quoque  missœ  vere 
communes  censeri  debent.  Deux  circonstances  leur 
assurent  ce  caractère,  savoir  la  communion  spirituelle 
du  peuple  et  le  rôle  du  ministre,  qui  sacri lie.  non  pas 
en  son  nom  seul,  mais  au  nom  de  tous.  Il  y  a  donc  lieu 
de  condamner  (can.  8)  ceux  qui  les  tiennent  pour 
«  illicites  »  et  prétendent  les   supprimer. 

De  cet  enseignement  on  retiendra  l'insistance  que 
met  l'Église  à  unir  le  sacrifice  et  la  communion  dans 
l'économie  de  son  culte  aussi  bien  que  de  sa  foi.  C'est 
évidemment  sur  les  mêmes  règles  que  les  fidèles  doi- 
vent modeler  leur  dévotion. 

e)  Mélange  d'eau  dans  le  vin  du  sacrifice.  —  Au 
c.  vu,  le  concile  rappelle  que  l'Église  ordonne  aux 
prêtres  de  mêler  un  peu  d'eau  au  vin  du  calice.  Cette 
pratique  était  déjà  longuement  justifiée 'dans  le 
décret  aux  Arméniens,  Denzinger-Bannwart,  n.  698  : 
les  Pères  de  Trente  en  résument  les  arguments,  mais 


1139       MESSE    AU    CONCILE    DE    TRENTE,   PARTIE    DISCIPLINAIRE       1140 


sans  recourir  à  l'autorité  des  Fausses  Décrétâtes.  I, 'in- 
tention de  l'Église  est  de  rester  par  là  fidèle  à  ce  qu'on 
croit  être  l'exemple  du  Seigneur;  puis  de  commémorer 
le  symbolisme  de  l'eau  qui  jaillit  de  son  côté  avec  le 
sang  sous  la  lance  du  soldat,  Joan.,  xix,  14;  enfin 
d'affirmer  l'union  des  fidèles  du  Christ,  en  vertu  du 
symbolisme  des  eaux  énoncé  dans  Apoc,  xvn,  1  et  15. 
Dans  le  canon  9,  la  dernière  phrase  condamne  ceux 
qui  désavoueraient  cette  pratique  «  comme  contraire 
à  l'institution  du  Christ  ». 

/)  Langue  de  la  messe.  —  Enfin  le  c.  vin  règle  la 
question  alors  brûlante  de  la  langue  liturgique.  «  Bien 
que  la  messe  contienne  de  grands  enseignements  pour 
le  peuple  fidèle,  il  n'a  pas  paru  expédient  aux  Pères 
qu'elle  fût  célébrée  couramment  en  langue  vulgaire.  » 
Le  concile  réserve  d'ailleurs  expressément  à  cet  égard 
les  anciens  rites  qui  ont  reçu  l'approbation  de  l'Église 
romaine.  Pour  répondre  aux  besoins  des  fidèles  — 
et  cette  préoccupation  se  comprend  d'elle-même,  sans 
qu'il  soit  besoin  d'y  voir,  avec  Ad.  Harnack,  Dogmen- 
geschichie,  t.  ni,  4e  édit.,  p.  705,  «  une  certaine  influence 
de  la  Réforme  »  —  il  impose  aux  pasteurs  d'âmes 
l'obligation  de  lire  et  d'expliquer  de  temps  en 
temps,  «  surtout  aux  dimanches  et  fêtes  »,  l'une  ou  ' 
l'autre  des  prières  liturgiques. 

Après  avoir  ainsi  réglé  la  question  pratique,  le 
concile,  au  canon  9,  porte  l'anathème  contre  qui- 
conque dirait  que  «  la  messe  doit  être  célébrée  uni- 
quement en  langue  vulgaire  ».  Pareille  assertion  serait, 
en  effet,  un  intolérable  désaveu  infligé  à  sa  conduite 
séculaire. 

Cette  justification  de  la  discipline  et  de  la  liturgie 
catholiques  complètent  la  synthèse  doctrinale  conte- 
nue dans  les  deux  premiers  chapitres  du  décret.  En 
une  matière  qui  touche  de  si  près  à  l'ordre  de  la 
vie  réelle  et  où  la  Réforme  multipliait  les  insinuations 
et  les  attaques,  le  concile  de  Trente  a  mis  le  même 
soin  à  exposer  la  doctrine  de  l'Église,  et  à  montrer 
que  sa  pratique  officielle  n'avait  rien  qui  autorisât 
le  reproche  d'oublier  ou  de  ternir  la  foi  dont  elle  fait 
profession. 

2°  Partie  disciplinaire.  —  En  même  temps  que 
cette  constitution  dogmatique,  le  concile  publiait  un 
Deere tum  de  observandis  cl  evi tandis  in  celebratione  mis- 
sitrum.  Texte  dans  Elises,  p.  962-963.  C'était  l'abou- 
tissement de  l'enquête  menée  sur  ces  «  abus  »  dont  la 
Réforme  faisait  tant  d'état,  et  contre  lesquels  l'Eglise 
n'avait  pas  moins  à  cœur  de  se  prémunir. 

1.    Prologue.    —    Quelques    phrases    préliminaires 
énoncent  les  principes  dont  le  concile  entend  s'inspirer. 
A  la  sublimité  de  la  foi  catholique  doit  évidemment 
répondre  une  religion  en  conséquence. 
» 

Quanta  cura  adhibenda  sit  Quel  soin  il  faut  apporter  à 
ut  sacrosanctum  missae  sacri-  ce  que  le  saint  sacrifice  de  la 
Gcium  omni  religionis  cultu  messe  soit  célébré  avec  toute 
ac  veneratione  celebretur,  la  religion  et  le  respect  pos- 
quivis  facile  existimare  pote-  siblcs,  celui-là  peut  aisément 
rit  qui  cogitavit  maledictum  le  concevoir  qui  a  pensé  que 
in  sacris  iitteris  eum  vocari  maudit  est  appelé  dans  les 
qui  lacit  opus  Dei  negligenter  saintes  Lettres  celui  qui 
(.1er.,  xlviii,  10).  Quod  si  accomplit  l'œuvre  de  Dieu 
necessario  iatemur  nullum  avec  négligence.  Si  donc  nous, 
aliud  opus  adeo  sanctum  ac  reconnaissons  nécessaire- 
divinum  a  Christi  fidelibus  ment  qu'aucune  autre  œuvre 
tractari  posse  quam  hoc  ne  peut  être  faite  par  les 
tremendum  mysterium,  quo  chrétiens  qui  soit  aussi  sainte 
vivifica  illa  hostia  qua  Deo  et  divine  que  ce  redoutable 
Pat  ri  reconciliati  suinus  in  mystère,  où  cette  hostie  vivi- 
altari  per  sacerdotes  quoti-  fiante  par  laquelle  nous 
die  immolatur,  satis  etiam  avons  été  réconciliés  avec 
apparet  omnem  operam  et  Dieu  le  Père  est  immolée 
diligenliam  in  eo  ponendam  tous  les  jours  sur  l'autel  par 
esse  ut  quam  maxima  fieri  les  prêtres,  il  apparaît  sulli- 
potest  interiori  cordis  nuindi-  samment  qu'il  faut  mettre 
tia  et    puritate   atque   exte-   toute  son  application  et  dili- 


rioris  devotionis   ac    pietatis    gence  à  ce  qu'elle  soit  accom- 
specie  peragatur.  plie    avec    le    maximum    de 

propreté  et  de  pureté  inté- 
rieures dans  le  cœur  et  de 
dévotion  extérieure  et  de 
piété  au  dehors. 

Mais  force  est  bien  de  reconnaître  que  cet  idéal  ne 
fut  pas  toujours  réalisé  et  que  des  désordres  se  sont 
introduits  qui  ne  conviennent  pas  à  la  dignité  d'un  si 
auguste  sacrifice.  A  ces  maux  le  concile  veut  éner- 
giquement  porter  remède. 

t't    et    debitus    honor    et  En  vue  de  rendre  à  Dieu 

cultus  ad  Dei  gloriam  et  fide-  l'honneur  et  le  culte  qui  lui 

lis  populi  a>dificationem  res-  sont   dus   pour   sa   gloire   et 

tituatur,      decernit      sancta  pour  l'édification  du  peuple 

synodus  ut  ordinarii  locorum  fidèle,  le  saint  concile  décrète 

episcopi  ea  omnia  prohibere  que   les    évoques    ordinaires 

atque  e  medio  tollere  sedulo  des    lieux    aient     soigneuse- 

curent    ac    teneantur,    quae  ment    cure  et  soient    tenus 

vel  avaritia,  idolorum  servi-  d'interdire  et  de  faire  dispa- 

tus,  vel  irreverentia,  quae  ab  raître  tout  ce  que  l'avarice; 

impietate   vix  sejuncta   esse  qui  est  le  service  des  idoles, 

potest,  vel  superstitio,  verae  ou    l'irrévérence,    qui    est   à 

pietatis   falsa   imitatrix,    in-  peine  séparable  de  l'impiété, 

duxit.  ou  la  superstition,  qui  est  la 
fausse  imitatrice  de  la  vraie 
piété,  ont  introduit. 

Le  concile  compte  donc  sur  la  vigilance  des  Ordi- 
naires immédiatement  responsables.  Ils  sont  avertis 
et  sommés  de  prendre  les  mesures  nécessaires  pour 
rétablir  le  culte  de  Dieu  dans  sa  pureté,  en  corrigeant 
tous  les  désordres  qui  peuvent  lui  porter  atteinte.  Les 
dispositions  qui  vont  suivre  ne  veulent  être  que  des 
directives  données  aux  évêques  dans  l'œuvre  qui 
leur  incombe,  et  en  vue  de  laquelle  le  concile  ne  pré- 
tend que  les  stimuler. 

2.  Dispositif.  —  Suivant  le  plan  logique  proposé, 
le  11  septembre,  par  l'évêque  de  Ségovie,  Martin  Perez 
de  Avala,  les  abus  dénoncés  par  le  concile  sont  rame- 
nés à  trois  chefs  principaux  :  avarice,  irrévérence,  su- 
perstition, dont  chacun  reçoit  ensuite  un  bref  déve- 
loppement. Car  il  s'agit  ici  de  suggestions  plutôt  que 
de  longues  énumérations  qui  ne  sauraient  être  com- 
plètes. 

Au  titre  de  l'avarice,  on  interdira  les  salaires  et 
pactes  de  toutes  sortes  exigés  pro  missis  novis  cele- 
brandis.  Il  résulte  du  travail  fourni  par  les  commis- 
saires, p.  918  et  922,  que  le  concile  entend  prohiber 
ici  un  abus  très  spécial,  savoir  la  coutume  qu'avaient 
certains  évêques  et  chapitres,  de  prélever  une  espèce 
d'impôt  sur  les  premières  messes.  De  même  il  faut 
arrêter  ces  demandes  trop  instantes  d'honoraires,  qui 
finissent  par  être  exactiones  potius  quam  poslulaliones, 
et,  d'une  manière  générale,  tout  ce  qui  sentirait  la 
simonie  ou  l'amour  excessif  de  l'argent. 

Pour  éviter  l'irrévérence,  on  n'autorisera  pas  à 
célébrer  les  prêtres  vagabonds  et  inconnus;  on  ne 
laissera  pas  servir  à  l'autel  ou  assister  au  saint  sacrifice 
les  pécheurs  publics  et  notoires.  Les  prêtres  ne  pour- 
ront pas  célébrer  dans  les  maisons  particulières,  mais 
seulement  dans  les  locaux  désignés  par  les  Ordinaires  et 
visités  par  eux.  Encore  devront-ils  attendre  aupa- 
ravant que  l'assistance  ait  manifesté  le  recueillement 
et  la  piété  convenables.  On  évitera  dans  les  églises  les 
musiques  ou  chants  lascifs,  les  actions  profanes  de 
toutes  sortes,  les  entretiens  inutiles,  les  promenades, 
les  bruits  et  les  clameurs.  Car  la  «  maison  de  Dieu  » 
doit  toujours  être  et  paraître  une  «  maison  de 
prières.  » 

En  vue  de  couper  court  à  la  superstition,  des  mesu- 
res seront  prises,  avec  sanctions  à  l'appui,  pour  que  les 
prêtres  ne  célèbrent  qu'aux  heures  voulues  et  n'in- 
troduisent pas  dans  la  messe  d'autres  cérémonies  et 
prières  que  celles  qui  sont  approuvées  par  l'Église.  On 


11,1 


MESSE  AU  CONCILE  DE  TRENTE,  PORTÉE  DU  DÉCRET 


1142 


écartera  donc  le  déplorable  usage  des  messes  ou  des 
cierges  eu  nombre  fixe,  en  ayant  soin  d'enseigner  au 
peuple  quel  est  et  d'où  provient  le  fruit  du  saint 
sacrifice.  Les  fidèles  seront  également  avertis  d'aller 
souvent  à  leur  paroisse,  au  moins  les  jours  de  diman- 
che et   de  fêtes. 

Ces  dispositions  se  terminent  par  une  clause  juri- 
dique qui  en  indique  à  nouveau  le  sens,  et  donne  aux 
évëques  pleins  pouvoirs  pour  y  ajouter  toutes  celles 
qu'il  jugeront  utiles  : 

Ha?c  igitur  oninia,  quae  Toutes  les  mesures  qui 
summatim  enumerata  sont,  viennent  d'être  ici  sommai- 
omnibus  locorum  Ordinariis  renient  énumérées  sont  pro- 
ita  proponuntur  ut  non  so-  posées  aux  Ordinaires  respec- 
lum  ea  ipsa,  sed  queecumque  tifs  de  telle  sorte  que,  non 
alia  hue  pertinere  visa  fue-  seulement  pour  elles  mais 
rint,  ipsi  pro  data  sibi  a  sacro-  pour  toutes  celles  qui  leur  pa- 
sancta  synodo  potestate  ac  raîtront  tendre  à  la  même 
etiam  ut  delegati  Sedis  fin,  en  vertu  du  pouvoir  qui 
iVpostolicœ  prohiberait,  man-  leur  est  accordé  par  le  saint 
dent,  corrigant,  statuant  concile  et  aussi  comme  délé- 
atque  ad  ea  inviolate  ser-  gués  du  Siège  apostolique,  ils 
vanda  censuris  ecclesiasticis  puissent  interdire,  ordonner, 
aliisque  pœnis,  quoe  illorum  corriger,  décider  et,  pour  les 
arbitrio  constituentur,  fide-  faire  observer  inviolable- 
leiD  populum  compellant.  ment,  porter  des  censures  ou 
Non  obstantibus  privilegiis,  autres  peines  ecclésiastiques 
exemptionibus,  appellationi-  à  leur  discrétion  en  vue  d'y 


bus  et  consuetudinibus  qui- 
buscumque. 


contraindre  le  peuple  fidèle. 
Ce  nonobstant  tous  privi- 
lèges, exemptions,  appels  et 
coutumes,  quels  qu'ils  soient^ 

Si,  par  le  détail  des  mesures  qu'elle  prend  ou  autorise 
à  prendre,  cette  partie  pratique  de  la  xxne  session 
intéresse  l'histoire  des  institutions  et  du  droit,  on 
voit  aussi  combien  elle  est  étroitement  coordonnée  à 
la  partie  doctrinale,  puisqu'il  ne  s'agit  dans  celle-là 
que  d'assurer  au  sacrifice  eucharistique,  proclamé 
comme  un  dogme  de  l'Église  parcelle-ci,  le  respect 
qui  lui  est  dû.  Tout  en  ayant  l'air  de  ne  s'en  prendre 
qu'à  des  abus,  c'est  à  la  doctrine  même  de  la  messe 
que  la  Réforme  s'était  attaquée.  Après  avoir  tout 
d'abord,  comme  il  convenait,  donné  à  sa  foi  tradition- 
nelle le  rempart  d'une  définition  contre  ses  ennemis 
du  dehors,  l'Église  a  pris  également  soin  de  la  pro- 
téger contre  les  désordres  qui  pouvaient  la  menacer  du 
dedans. 

3°  Portée  de  l'œuvre  conciliaire.  —  Malgré  l'œuvre  de 
loyale  réforme  que  le  concile  de  Trente  s'est  préoccupé 
d'accomplir,  on  ne  pouvait  s'attendre  à  ce  que  son 
effort  eût  raison  des  préjugés  que  la  passion  polémique 
de  ses  adversaires  avaient  élevés  à  la  hauteur  d'un 
dogme.  C'est  pourquoi,  aussi  bien  que  dans  la  Confes- 
sion d'Augsbourg,  le  papisticum  missse  sacrificium  est 
réprouvé  dans  la  Formule  de  Concorde  (1578). Epilome, 
vu.  2,  dans  J.-T.  Muller,  Die  symbol.  Bûcher,  p.  542. 
Cf.  Sol.  decl..  vu,  109,  ibid.,  p.  671  :  Reprobamus  et 
damnamus  etiam  omnes  alios  ponti/icios  abusas  hujus 
sacramenti,  imprimis  vero  abominalionem  sacrificii 
missse  pro  vivis  et  defunctis. 

C'est  pourquoi  les  controversistes  postérieurs  n'ont 
pas  cessé  de  reprendre  les  vieux  griefs  de  Luther  contre 
la  messe  catholique.  Voir  par  exemple  Chemnitz, 
Examen  conc.  Trid.,  pars  IIa,  édit.  de  Genève,  1641, 
p.  332-369,  qui  suit  pas  à  pas  le  décret  de  la  xxne 
session  pour  établir  la  ponlificiœ  missie  abominalio  ; 
J.  Gehrard,  Confeseio  eatholica,  1.  II,  pars  IIa,  a.  xv, 
édit.  de  Francfort,  1679,  p.  1200-1250.  Si  les  célèbres 
I.ini  theologici  de  celui-ci  n'ont  rien  sur  la  messe,  leur 
dernier  éditeur,  J.  Fr.  Cotta,  a  eu  bien  soin  de  com- 
bler cette  lacune.  Voir  Loc.  theol.,  t.  x,  Tubinguc, 
1770,  Suppl.,  p.  446-459.  Fn  regard  de  ces  diverses 
attaques,  le  meilleur  spécimen  de  la  controverse 
catholique  est  encore  constitué  par  les  deux  livres  de 
Bellarmin,    De  sacriflcio  missse,    dans     Opéra   omnia 


édit.  Vives,  Paris,  1872,  t.  iv,  p.  296-434,  qui  suivent 
l'ordre  même   de  concile  de  Trente. 

Généralement  moins  agressive  de  forme,  l'opposi- 
tion de  la  Réforme  reste  aujourd'hui  encore  tout 
aussi  résolue  au  fond.  Voici,  pour  ne  citer  qu'un  seul 
exemple,  le  jugement  formulé  par  un  des  plus  modérés 
parmi  les  historiens  protestants  du  dogme,  R.  Seeberg, 
Dogmengeschichle,  t.  iv  b,  p.  797  :  «  Tous  les  artifices 
d'exégèse  et  de  dialectique  ne  sauraient  pourtant 
dissimuler  que  la  messe  est,  dans  l'ensemble  de  la 
doctrine  chrétienne,  un  corps  étranger.  Cette  con- 
science explique  la  polémique  implacable  des  réfor- 
mateurs contre  ce  morceau  de  la  tradition  ecclésias- 
tique. »  Et  c'est  assez  dire  l'effort  qui  s'impose- aux 
théologiens  catholiques  pour  défendre,  sur  le  double 
terrain  de  la  synthèse  dogmatique  et  de  l'histoire,  la 
foi  dont  le  concile  de  Trente  a  promulgué  la  solennelle 
expression. 

D'autre  part,  le  dogme  du  sacrifice  de  la  messe 
soulève  toutes  sortes  de  questions  théologiques  sur 
ses  éléments,  sa  nature  et  ses  effets.  Elles  ne  se  posèrent 
jamais  plus  clairement  qu'après  la  définition  dogma- 
tique :  comme  toujours,  après  avoir  affirmé  la  foi,  il 
s'agissait  de  l'expliquer.  «  Il  aurait  fallu  des  volumes 
pour  résoudre  tous  les  problèmes  touchés  par  la  sco- 
lastique  à  ce  sujet  sans  être  résolus  en  formules  nettes», 
Ad.  Harnack,  Dogmengeschichle,  t.  ni,  4°  édit.,  p.  704, 
et  l'auteur  semble  reprocher  aux  Pères  de  Trente 
d'avoir  négligé  cette  tâche.  C'est  confondre  le  rôle 
du  magistère  et  celui  de  la  théologie.  Il  appartient 
à  l'autorité  de  fixer  la  tradition  authentique  de 
l'Église,  à  l'École  d'en  entreprendre  l'analyse  et  d'en 
tenter  la  systématisation. 

Au  concile  de  Trente  l'Église  doit  la  promulgation 
officielle,  contre  les  négations  protestantes,  de  cette 
croyance  au  sacrifice  eucharistique  dont  elle  avait 
paisiblement  vécu  jusque-là.  Mais  un  effort  restait  à 
faire  pour  en  élaborer  la  théorie,  effort  d'autant  plus 
intense  que  la  matière  était  ici  plus  complexe  et 
plus  discutée.  A  cette  œuvre,  dont  la  tradition  four- 
nissait tout  au  plus  les  matériaux,  allaient  désor- 
mais s'adonner  les  théologiens  postérieurs.- 

Kn  l'absence  de  toute  monographie,  constatée  par 
O.  ScheeL  art.  Opfer,  dans  Die  Religion  in  der  Gegentnart 
und  der  (leschichte,  t.  iv,  Tubinguc,  1913,  col.  975,  il  ne 
reste,  pour  connaître  les  positions  de  la  Réforme  au  sujet 
de  la  messe  et  de  la  définition  que  le  concile  de  Trente  lui 
opposa,  qu'à  consulter  les  indications,  ici  particulièrement 
rapides  et  naturellement  fort  tendancieuses,  qui  sont  conte- 
nues dans  les  histoires  générales  du  dogme.  Les  plus  utiles 
sont  :  Ad.  Harnack,  Lehrbuch  der  Dogmengeschichle,  4"  édit., 
t.  III,  Tubingue,  1910  ;  F.  Lools,  Leit/aden  711111  Sludium 
der  Dogmengeschichle,  1"  édit.,  Halle,  1906;  H.  Seeberg, 
Lehrbuch  der  Dogmengeschichle,  t.  iv,  en  deux  parties,  Leip- 
zig, 1917  et  1920.  Quelques  brels  renseignements  sont  égale- 
ment fournis  par  F.  Katlcnhusch,  art.  Messe,  dans  Reulcn- 
cyclopàdie  fur  protestantische  Théologie  und  Kirche,  t.  xn, 
Leipzig,  1903,  p.  690-694,  et  F.  Chaponnière,  art.  Messe, 
dans  Encgclopédie  des  sciences  religieuses,  t.  IX,  Paris,  1880, 
p.   107-109. 

Il  n'existe  pas  davantage  de  monographie  catholique. 
Mais  cette  période  est  assez  largement  traitée  dans  les 
ouvrages  qui  ont  retracé  ['histoire  de  la  systématisation 
théologique  en  la  matière  :  H.  I.âmmer,  Die  uortridentinisch- 
kathohsche  Théologie,  Berlin,  1858  ;  Fr.  Renz,  Die  Gesehi- 
chte des  Messopfer-Begriffs,  Frisingue,  t.n,  1902,  p.  1-176; 
M.  Lepin,  L'idée  du  sacrifice  de  lu  messe  d'après  les  théolo- 
giens, Paris,  H121"),  p.  241-331.  Les"  uns  et  les  autres  doivent 
d'ailleurs  être  complètes  par  le  recours  aux  actes  de  la 
x\ir    session  du  concile  île    I  rente,  publiés  par  Et,   Flises, 

Concilium  Tridenlinum,  t.  vm  :  Actorum  purs  l'\  Fribourg- 
en-B.,  1919.  Étude  sommaire  de  ces  derniers  par  P.  Jon- 
glas, Die  Lehre  des  Konztls  von  Trient  Ùber  das  heilige 
Messopjer,    dans     Ronner    /cilsehri/l    /tir     Théologie    und 

Seelsorge,  1925,  t.  11,  p.  193-212. 

J.  Rivière. 


1143 


MESSE    D'APRÈS    LES    THÉOLOGIENS 


1144 


V.  LA  MESSE  CHEZ  LES  THÉOLOGIENS 
POSTÉRIEURS    AU     CONCILE     DE    TRENTE.     — 

ESSENCE  ET  EFFICACITÉ.  —  L'existence  du 
sacrifice  de  la  messe  est  une  vérité  de  foi  consacrée 
par  Ja  définition  du  concile  de  Trente.  Bien  que  les 
théologiens  postérieurs  au  concile  reprennent  à  la  base 
de  leurs  traités  du  sacrifice  de  la  messe  la  démons- 
tration de  l'existence  de  ce  sacrifice,  à  l'aide  des 
preuves  tirées  de  l'Écriture  et  des  Pères,  nous  n'avons 
pas  à  reproduire  ici  leurs  démonstrations  dont  on 
trouvera  les  matériaux  abondamment  rassemblés 
dans  les  articles  précédents. 

La  théologie  catholique,  en  effet,  est  définitivement 
constituée  sur  ce  point;  le  progrès  s'affirme  désor- 
mais dans  le  domaine  des  opinions.  Il  s'agit  de  savoir, 
non  plus  si  la  messe  est  le  sacrifice  de  la  Loi  nouvelle, 
mais  comment  la  messe  peut  renfermer  un  sacrifice. 
La  plupart  des  théologiens  traitent  le  problème  en 
deux  temps.  Tout  d'abord,  ils  établissent  que  l'es- 
sence du  sacrifice  réside  dans  la  consécration.  Ensuite 
ils  cherchent  à  expliquer  comment  et  sous  quel  aspect 
la  consécration  réalise  l'action  sacrificielle.  Cette 
méthode  peut  et  même  doit  être  retenue  en  principe, 
à  condition  qu'on  fasse  précéder  la  discussion  ainsi 
conduite  de  l'exposé  intégral  et  loyal  des  systèmes. 
Dans  l'esprit  des  théologiens  qui  ont  étudié  l'essence  du 
sacrifice  eucharistique,  le  choix  de  telle  ou  telle  partie 
de  la  messe  comme  élément  constitutif  du  sacrifice 
implique  souvent  déjà  la  solution  de  la  deuxième 
question.  A  commencer  par  rejeter  en  bloc  tous  les 
systèmes  qui  ne  se  rallient  pas  au  choix  de  la  seule 
consécration,  on  s'expose  à  méconnaître  et  à  mutiler 
des  opinions  qu'on  a  le  droit  de  ne  pas  admettre,  que 
peut-être  même  on  a  le  devoir  de  rejeter,  mais  qu'il 
faut  étudier  objectivement. 

On  observera  toutefois  que  dans  la  multitude  et  la 
divergence  des  opinions,  un  grand  nombre  d'explica- 
tions présentent  entre  elles  de  réelles  affinités.  Il  n'est 
donc  pas  impossible  de  les  grouper  par  catégories. 
C'est  ce  que  les  théologiens  ont  fait  de  tous  temps. 
C'est  ce  que  nous  ferons  ici,  nous  rencontrant  en  cela 
avec  le  catalogue  très  complet  que  M.  Lepin  a  dressé 
dans  son  bel  ouvrage,  L'idée  du  sacrifice  de  la  messe, 
Paris,  1926.  Pour  quelques  théologiens,  dont  il  nous 
a  paru  utile  de  rapporter  l'avis,  nous  avons  comblé 
les  rares  lacunes  que  présente  ce  travail;  mais 
plus  souvent  nous  avons  cru  devoir  passer  sous 
silence  des  noms  aujourd'hui  parfaitement  oubliés 
et  sans  intérêt  réel. 

I.  Principes  directifs  adoptés  pour  la  classification 
des  opinions.  IL  Première  conception  générale  :  la 
messe,  sacrifice  en  raison  d'un  acte  représentatif  du 
sacrifice  de  la  croix  (col.  1145).  III.  Deuxième  concep- 
tion générale  :  la  messe,  sacrifice  en  raison  d'un  chan- 
gement apporté  dans  la  matière  offerte  ou  dans  la 
victime  (col.  1168).  IV.  Troisième  conception  générale  : 
la  messe,  sacrifice  en  raison  de  l'oblation,  faite  à 
l'autel,  du  sacrifice  passé  de  Jésus-Christ  (col.  1192). 
V.  Critique  des  systèmes  et  essai  de  synthèse  théo- 
logique (col.  1246).  VI.  Efficacité  du  sacrifice  eucha- 
ristique (col.  1289). 

I.  Principes  de  classification  des  opinions.  — 
D'une  manière  générale,  la  théologie  catholique 
postérieure  au  concile  de  Trente  accepte  la  formule 
de  saint  Thomas  relative  au  sacrifice.  Le  Docteur 
angélique,  on  le  sait,  distingue  le  sacrifice  de  la 
simple  oblation  :  Sacrificium  proprie  dicitur  quando 
circa  res  Deo  oblatas,  aliquid  fit...  Unde  omne  sacri- 
ficium est  oblatio,  sed  non  converlitur.  Sum.  theol., 
Ila-II!E,  q.  lxxxv,  a.  3,  ad  3,,m.  Les  termes  dont 
se  sert  saint  Thomas  pour  exprimer  la  différence  spé- 
cifique (sacrifice)  par  rapport  au  genre  (oblation) 
sont  vagues  à  dessein  :  circa  res  Deo  oblatas  aliquid 


fit,    Cette    imprécision    permet    une    grande    liberté. 

Quelques  auteurs  se  contentent  de  reprendre  les 
termes  du  Docteur  angélique,  sans  y  rien  ajouter. 
En  ce  qui  concerne  le  sacrifice  eucharistique,  cet  aliquid 
pourrait  n'être  et  n'est,  en  réalité,  qu'un  rite  expressif 
symbolique,  représentatif,  mystique.  D'autres  enten- 
dent cet  aliquid  circa  res  d'une  immutaiion  réelle, 
affectant  la  matière  offerte.  L'initiateur  de  cette  pré- 
cision théologique  paraît  être  Ruard  Tapper  (t  1559). 
qui  écrit  :  Sacrificium  proprie  dictum...  fit  quando  id 
quod  ofjerlur  intrinsecus  afficitur  aliqua  qualilate  vel 
nova  dispositione.  Explicatio  arliculorum...  a.  16,  dans 
Opéra,  Cologne,  1582,  t.  n,  p.  233.  Cf.  Lepin,  op.  cit., 
p.  731-732.  Cette  idée  d'immutation  réelle,  accentuée 
dans  le  sens  de  la  destruction  de  la  victime  par  Gas- 
pard Casai,  lequel  invoque  l'autorité  de  la  Somme, 
IIIa,  q.  xlviii,  a.  8;  par  Jean  Hessels  et  par  François 
Torrès,  entre  désormais  dans  la  définition  classique 
du  sacrifice  et  reçoit  la  consécration  des  plus  grands 
théologiens  de  l'époque  :  Suarez,  Hellarmin,  Vasquez, 
Grégoire  de  Valencia,  P.  Ledesma.  Ce  dernier  auteur 
donne  même  la  définition  de  Bellarmin  comme  reflétant 
la  doctrine  commune.  Voici  cette  définition,  qui  est 
comme  le  type  classique  sur  lequel  se  modèlent  les 
autres  :  Sacrificium  est  oblatio  externa  jacta  soli  Deo, 
qua,  ad  agnilionem  humanœ  infirmilalis  et  professionem 
divinse  majestatis,  a  legitimo  ministro  res  aliqua  sensi- 
bilis  et  permanens  ritu  mysiico  consecralur  et  trans- 
mutatur.  Le  rite  «  mystique  »,  loin  d'être  exclusif 
d'une  transmutation  physique,  la  suppose  et  l'implique. 
De  missa,  1.  V,  c.  n,  dans  Opéra,  éd.  Vives,  Paris,  1872, 
t.  iv.  p.  300. 

Le  grand  nombre  des  théologiens  accepte,  dans  la 
définition  du  sacrifice,  l'idée  d'une  transmutation, 
voire  d'une  destruction  de  la  victime.  Mais  beaucoup, 
pour  ne  pas  dire  la  plupart,  se  refusent  à  appliquer 
à  l'adorable  victime  de  l'autel  le  concept  de  transmu- 
tation, d'immolation,  de  destruction  réelles.  Ils  ne 
retiennent,  dans  leur  explication,  qu'une  immolation 
mystique,  représentative  de  l'immolation  sanglante 
de  la  croix.  Et  par  là,  ils  rejoignent  en  vérité  les 
théologiens  interprétant  le  terme  aliquid  circa  res 
oblatas  dans  le  sens  d'une  simple  action  mystique 
autour  de  la  chose  offerte.  Nous  sommes  donc  en  face 
de  deux  grands  courants  :  le  premier  se  refuse  à 
admettre,  dans  le  sacrifice  eucharistique,  une  immu- 
tation  réelle  ou  physique  de  la  victime;  le  second  veut 
trouver,  soit  dans  la  matière  du  sacrifice,  soit  dans  la 
victime  elle-même,  un  changement  réel,  une  immu- 
tation, une  sorte  de  destruction  s'ajoutant  à  l'immo- 
lation mystique  pour  constituer  l'action  proprement 
sacrificielle.  Toutefois  immolation  purement  mystique, 
immutation  mystique  doublée  d'une  sorte  d'immu- 
tation réelle,  ces  deux  tendances  retiennent  encore 
l'élément  immolation  réalisée  à  l'autel  même  comme 
le  constitutif  du  sacrifice  de  la  messe.  En  regard 
de  ce  concept  du  sacrifice-immolation,  et  sans  doute 
en  raison  des  difficultés  qu'on  y  trouve  et  des  objec- 
tions qu'il  soulève,  un  certain  nombre  de  théologiens 
proposent  une  autre  explication,  fondée  sur  le  concept 
du  sacrifice-oblation,  dans  lequel  l'immolation  mys- 
tique de  l'autel,  pure  représentation  sensible  du. 
sacrifice  de  la  croix,  joue  le  rôle  de  simple  condition: 
l'essence  du  sacrifice  résidant  dans  l'oblation  elle- 
même  que  Jésus  a  faite  depuis  son  incarnation  de  sa 
vie,  de  sa  mort,  et  de  ses  mérites. 

Encore  que  ces  courants  et  tendances  ne  sauraient 
présenter  —  on  le  verra  par  la  suite  —  des  explica- 
tions adéquatement  distinctes  de  l'essence  du  sacrifice 
de  la  messe,  et  qu'on  ne  puisse  retenir  d'une  façon 
exclusive  aucun  d'entre  eux,  ils  constituent  un  mode 
de  classification  commode,  auquel,  pour  plus  de  clarté, 
il  convient  de  s'arrêter. 


1145 


MESSE,   THÉORIE    DU   SACRIFICE    REPRÉSENTATIF 


L146 


II.  —  Première  conception  générale  :  la  messe, 

SACRIFICE  EN  RAISON  D'UN  ACTE  REPRÉSENTATIF  DU 
SACRIFICE       DE       LA      CROIX.    -         /.     FOJi V CLKS     ENCORE 

u£yÊR.iLES.  —  1»  Rite  de  la  fraction.  —  Melchior 
Cano  (t  15(50)  reconnaît  que  la  consécration  appar- 
tient essentiellement  au  sacrifice  eucharistique.  Seule, 
en  effet,  elle  réalise  la  chose  offerte  à  Dieu.  L'oblation 
qui  suit  ( ,l 'nde  et  manores)  est  également  indispensable, 
car  tout  sacrifice  implique  l'offrande.  Mais,  puisque 
d'après  saint  Thomas,  à  l'offrande  doit  s'ajouter,  pour 
constituer  le  sacrifice  une  certaine  action  (aliquid) 
exercée  à  l'égard  des  choses  offertes,  il  faut  chercher 
en  quoi  consiste  cette  action  :  Ejus  verba  non  obscura 
surit,  écrit  Cano,  sacri/icium  proprie  dici  cum  circa 
res  oblatas  aliquid  fit.  Quam  rem.  illo  eliam  confirmât,  ut 
quum  panis  frangitur  et  comeditur.  L'exemple  apporté 
par  saint  Thomas,  «  le  pain  qu'on  rompt  et  qu'on 
mange  »,  suggère  à  Cano  la  solution  suivante  :  le  rite 
accompli  par  le  prêtre  après  le  Pater,  lorsqu'il  rompt 
l'hostie  consacrée  et  en  détache  une  parcelle  qu'il 
mélange  au  précieux  sang  paraît  bien  représenter  le 
corps  du  Christ  brisé  sur  la  croix.  La  fraction  est  donc 
le  rite  symbolique,  spécifiquement  constitutif  du  sacri- 
fice. Sans  doute,  la  consécration  et  l'oblation  sont 
nécessaires  au  sacrifice  eucharistique...  Bien  plus,  la 
communion  elle-même  achève  de  perfectionner  ce 
sacrifice,  moins  parce  qu'elle  détruit  la  victime  que 
parce  qu'elle  est,  surtout  en  ce  qui  concerne  l'espèce 
du  vin,  représentative  du  sang  répandu  au  Calvaire. 
Aussi,  la  «  consomption  »  des  espèces  constitue-t-elle 
l'achèvement  du  sacrifice.  Seule,  cependant,  la  frac- 
tion de  l'hostie  constitue  le  rite  mystique  qui  ajoute 
le  caractère  sacrificiel  à  l'oblation  du  corps  et  du 
sang  du  Christ  à  la  messe.  De  locis,  1.  XII,  c.    xm. 

Prise  dans  son  intégrité,  la  théorie  de  .Melchior  Cano 
lui  est  restée  personnelle.  .La  place  qu'il  accorde  à  la 
fraction  de  l'hostie  dans  le  sacrifice  n'est  plus  agréée 
par  aucun  théologien  moderne.  Estius  et  Grégoire  de 
Valencia  feront  mention  de  la  fraction  comme  d'un 
élément  sacrificiel  à  la  messe;  mais  ils  ne  le  considé- 
reront pas  comme  acte  distinct   de    la  consécration. 

2°  Rite  de  la  communion.  —  Dominique  Soto 
(t  1560)  abandonne  la  considération  de  la  fraction. 
Le  sacrifice  de  la  messe  étant,  avant  tout,  l'offrande  de 
Jésus-Christ  à  son  Père,  suppose  comme  fondement 
la  présence  réelle  parla  consécration  et  implique  l'obla- 
tion du  corps  et  du  sang  consacrés.  Mais  consécration 
et  oblation  ne  suffisent  pas.  L'aliquid  circa  res  oblatas 
n'existe  pas  encore.  Retenant,  lui  aussi,  l'un  des  exem- 
ples proposés  par  saint  Thomas  :  «  pain  béni,  rompu 
et  mangé  »,  D.  Sota  insiste  sur  la  manducation.  La 
communion  lui  paraît  constituer  l'élément  proprement 
sacrificiel  de  la  messe;  seule,  en  effet,  elle  réalise  par- 
faitement la  représentation  de  l'immolation  du  Christ. 
In  IVum  Sent.,  dist.  VIII,  q.  n,  a.  1. 

Qu'on  remarque  le  point  de  vue  exact  de  Soto. 
Xous  entendrons,  certes,  d'autres  théologiens  placer 
dans  la  communion,  soit  l'essence,  soit  une  partie 
essentielle  du  sacrifice  eucharistique.  Mais  l'identi- 
fication de  leur  opinion  avec  celle  de  Soto  n'est  pas 
possible.  Ces  autres  théologiens  —  tel,  par  exemple, 
Bcllarmin  —  considèrent  la  communion  comme  un 
acte  tendant  de  soi  à  la  destruction  de  la  victime. 
Soto  considère  simplement  la  communion  comme  un 
rite  représentatif  de  la  passion  et  de  la  mort  du  Sau- 
veur sur  la  croix  et,  à  ce  titre,  apportant  à  l'oblation 
de  la  messe,  un  caractère  spécifiquement  sacrificiel. 

D'après  M.  Lepin,  on  trouve  un  écho  de  l'opinion 
de  Soto  dans  les  Méditations  du  P.  Louis  du  Pont 
(t  162-1)  :  «  En  ce  sacrement,  Jésus-Christ  luy-mesmc 
représente  sa  mort  et  sépulture,  quand  il  est  mangé  et 
divisé  avec  les  dents  et  quand  il  est  avalé  dans  l'esto- 
mach,  en  souvenir  de  ce  qu'il  fut  haché  et  deschiré  des 


!  dents  de  ses  persécuteurs  et  engloutiz  de  la  mort  qu'I- 
le rangea  dans  le  tombeau,  t  Méditations  des  mys- 
tères de  nostre  saincte  foy,  Paris,  1610,  part.  VI, 
médit,  xil,  3»  point,  t.  n,  p.  652.  On  rencontre 
des  pensées  analogues  chez  le  P.  Colon,  Institution 
catholique,  Paris,  1610,  c.  l,  t.  n,  p.  1233.  Cf.  Lepin, 
op.  cil.,  p.  351. 

3°  Rite  de  la  double  consécration.  —  Quelles  que 
soient  leurs  préférences  pour  les  systèmes  particuliers, 
la  plupart  des  théologiens  catholiques  considèrent  la 
double  consécration  comme  l'acte  essentiel  du  sacri- 
fice eucharistique.  Nous  étudierons  le  développement 
de  cette  doctrine,  d'abord  chez  ceux  qui,  fidèles  à  la 
conception  traditionnelle  des  anciens  scolastiques  ne 
voient  dans  le  sacrifice  eucharistique  qu'une  repré- 
sentation du  sacrifice  du  Calvaire,  immolant  mysti- 
quement Jésus-Christ.  En  général,  ces  théologiens 
restent  fidèles  à  l'explication  de  Cajétan,  voir  col.  1 109, 
et  se  contentent  de  la  développer  ou  de  l'interpréter. 
Mais  les  interprétations  accusent  souvent  des  diver- 
gences accentuées  et  donnent  naissance  à  des  systèmes 
différents.  Relevons  ici  ceux  qui,  les  premiers  d'ailleurs 
selon  l'ordre  chronologique,  se  tiennent  encore  dans 
des  généralités  et  n'accusent  pas  encore  de  système 
bien  déterminé.  Disons  qu'ils  proposent,  comme  raison 
du  sacrifice  eucharistique,  la  séparation  sacramentelle 
du  corps  et  du  sang,  symbolisant  la  mort  réelle  du  Christ 
sur  la   croix. 

1.   Salmeron   (f   1586)   définit  le   sacrifice  :    Actio 
mystica,  a  Deo  instiluta,  et  per  ejus  sacerdotem  minis- 
trata,  rem  sensibilem  Deo  soli    sacrum  faciens,  atque 
ei   offerens,    ad   fructus...    percipiendos.    Comment,    in 
evang.  hislor...,  Madrid,  1601,  tract,  xxix.  Pour  lui, 
la  consécration  seule  réalise  l'action  mystique,  consti- 
tutive du  sacrifice.  En  effet,  dès  l'instant  que  le  pain 
et  le  vin  sont  consacrés,  le  Christ  existe  sur  l'autel  à 
titre  de  victime,  eo  ipso  quod  fit  consecratio,  Chrislus 
immolatitio  modo  (remarquons  l'expression  empruntée 
à  Cajétan)  ibi  existit.  Et  voici  la  solution  du  problème  : 
«  Le  sacrifice  de  l'autel,  en  soi,  ne  consiste  pas  dans 
le  changement  qui  donne  au  Christ  le  mode  d'être 
sacramentel,  mais  dans  ce  fait  que  le  Christ  s'y  trouve 
à  la  façon  d'une  victime  immolée,  non  pas  simplement 
dans  sa  présence  sacramentelle,  mais  dans  cette  pré- 
sence sacramentellement  divisée  par  la  différence  des 
espèces.  Le  Christ  est  immolé,  parce  qu'il  existe  sous 
des   espèces   différentes...    Dans   la   consécration   est 
réalisée  l'action  mystique  qui  sacrifie  le  Christ  véri- 
tablement... Il  n'est  pas  nécessaire  d'ailleurs  que  la 
mort  réelle  de  la  victime  intervienne  dans  tout  sacri- 
fice :  le  Christ  s'offre  présentement  dans  le  ciel  et  il 
s'est. offert   pendant    toute  sa   vie  mortelle,  et    cela 
citra  mortem...  Mais,  même  en  admettant  que  la  mort 
de  la  victime  soit  de  l'essence  du  sacrifice,  elle  ne 
manque  pas  dans  l'eucharistie,  puisqu'elle  s'est  pro- 
duite  antérieurement,  à   la  croix...   Certains  théolo- 
giens résolvent  la  difficulté  en  disant  que,  par  la  force  • 
des  paroles,  la  consécration  sépare  le  corps  du  sang, 
et  que  la  mort  devrait  s'ensuivre,  si  la  loi  de  conco- 
mitance   naturelle    ne   s'y    opposait.  (Salmeron,    fait 
ici  allusion  à  l'explication  fournie  au  concile  de  Trente 
par  Cuesta,  évêque  de  Léon,  voir  col.  1124.)  Mais  cette 
réponse  n'ajoute  rien  de  nouveau  à  ce  qu'on  a  déjà 
répondu  :  la  séparation  n'est  qu'apparente  et  repré- 
sentative. Ce  qu'il  faudrait  plutôt  dire,  c'est  que  la 
mort  d'une  victime  vivante  et  animée,  offerte  à  Dieu 
sous  son  espèce  propre,  doit    être  effective  et  réelle 
pour  qu'existe  le  sacrifice;   mais  il  n'en  est   plus  de 
même  ■  quand  la  victime  immolée  est  offerte  sous  une 
espèce     d'emprunt,    sub     aliéna    specie,    inanimée    et 
dépourvue  de  vie,  comme  le  Christ  l'est  sous  l'espèce 
du  pain,  et  surtout  si  la  victime  offerte  sous  l'espèce 
d'emprunt,  ne  peut  être  capable  d'immolation  réelle- 


1147     MESSE,  LE' SACRIFICE  REPRÉSE  NT  ATIF  :  LES  PRÉCURSEURS      1148 


et  de  mort.  Ainsi  en  est-il,  en  ellet,  du  Christ  toujours 
immortel...»  Ibid.,  tract,  xxxi. 

2.  Salmeron  interprète  largement  la  pensée  de  saint 
Thomas  touchant  l'action  sacrificielle  :  uliquid  circa 
res  oblatas.  D'autres  auteurs  tiennent  pour  la  nécessité 
d'une  immutation  réelle  et  physique,  qui  cependant, 
en  ce  qui  concerne  la  messe,  adoptent  la  thèse  de 
l'immolation  purement  représentative  dans  la  sépa- 
ration  sacramentelle. 

Pierre  de  Ledesma,  O.  P.  (f  1616),  présente  la  défi- 
nition de  Bcllarmin  comme  le  reflet  de  la  doctrine 
communément  admise.  Et  cependant,  il  recourt  à 
l'immolation  figurative,  résultant  de  la  double  consé- 
cration. Il  rappelle  d'abord  que  «  l'hostie  consacrée  est 
offerte,  avec  une  certaine  immutation,  par  le  prêtre... 
et  que  plusieurs  autres  rites  sacrés  sont  exercés  autour 
des  espèces  eucharistiques  ».  Mais,  quand  il  s'agit  de 
rendre  raison  de  l'élément  proprement  sacrificiel, 
il  ne  parle  pas  d'autre  manière  que  Salmeron.  «  Le 
Christ  s'est  offert  à  son  Père  sur  la  croix  d'une  façon 
douloureuse  et  sanglante.  Sur  l'autel,  il  s'offre,  non 
pas  en  souffrant  réellement,  mais  d'une  façon  non 
sanglante.  Son  sang  n'est  pas  réellement  séparé  de  son 
•corps,  sinon  par  mode  de  représentation  et  de  signe, 
marquant  (par  la  séparation  sacramentelle)  la  sépara- 
tion réelle  qui  s'est  effectuée  à  la  croix  entre  le  corps 
■et  le  sang.  »  Theologia  moralis,  Cologne,  1630,  Trac- 
tatus  de  auguslissimo  eucharistie  sacramento,    c.  xvn. 

3.  C'est  encore  dans  le  même  sens  que  Guillaume 
Allen  (f  1594)  développe  son  explication.  Ce  théolo- 
gien définit  le  sacrifice  :  Exhibitio  seu  oblatio  alicujus 
rei  sensibilis  per  aliquam  ejus  rei  confeetionem,  con- 
versionem  aut  mutationem,  ipsi  Deo,  ad  nature  tributum 
persolvendum,  in  agnitionem  supremi  in  nos  dominii 
summique  beneficii,  facta.  Opus  aureum  :  de  sacra- 
mentis  in  génère,  de  eucharistie  sacramento,  de 
sacrificio  eucharistie,  Douai,  1693,  1,  II,  tit.  i,  c.  i, 
p.  508.  Mais,  lorsqu'il  doit  appliquer  la  notion  du 
sacrifice  à  la  messe,  il  en  parle  comme  Ledesma,  comme 
Salmeron.  fl  conçoit,  non  une  immutation  physique 
de  la  victime,  mais  une  simple  immolation  sacramen- 
telle, rappelant  le  modum  immolai itium  de  Cajétan. 
Dans  la  consécration  seule  se  trouve  toute  l'essence 
du  sacrifice.  Allen  avait  écrit  au  c.  xm,  p.  554,  cette 
phrase  significative  :  In  eorum  duorum,  hoc  est  carnis 
et  sanguinis  separatione...  consistil  vis  hujus  mysterii, 
ut  in  eo  solo  cernatur  dominice  passionis  reprseseniatio. 
Ainsi  donc,  «  ce  n'est  que  sacramentellement  que  les 
parties  de  l'humanité  de  Jésus,  corps  et  sang,  sont 
séparées  et,  à  l'instar  d'un  corps  mort,  peuvent  être 
mangées,  portées,  touchées,  rompues,  répandues  ». 
Id.,  ibtd. 

4.  Jacques  de  Bay  (t  1618)  propose,  lui  aussi,  sa 
définition  du  sacrifice.  Oblatio  facta  Deo  per  immula- 
tionem  alicujus  rei,  in  signum  légitime  institution 
divine  excellentie  et  reverentie.  Ou  bien  encore  : 
Oblatio  externa,  per  rei  alicujus  sensibilis  immuta- 
tionem,  immédiate  Deo  in  ejus  supremi  dominii 
nostreque  subjectionis  pro/essionem,  facta.  De  ven. 
eucharistie  sacram.  et  sacrif.,  Paris,  1626,  1.  III,  c.  n. 
La  messe  est  un  sacrifice  parce  que  «  le  Christ  impassi- 
ble y  daigne  souffrir  et  être  immolé  derechef  d'une 
manière  sacramentelle  et  non  sanglante,  en  tant  que 
son  corps  est  placé  par  Dieu  sur  l'autel,  vraiment  et 
réellement,  mais  séparément,  sous  l'espèce  du  pain 
et  sous  l'espèce  du  vin,  et  que  son  sang,  par  une  consé- 
cration distincte,  est  placé  sous  l'espèce  du  vin.  Car 
cette  séparation  du  corps  et  du  sang  sous  des  espèces 
propres  à  la  nourriture,  et  au  breuvage  constitue  une 
oblation  vraie  et  réelle  du  Christ  et  un  renouvelle- 
ment non  sanglant  de  la  passion.  »  Ibid.,  c.  xv.  II 
y  a  donc  ici  figure  d'immolation  réelle:  Vi  verborum 
consecrationis    ipse    Christus   exhibetur   incruento   ritu 


disseetus,  muctatus,  et  ad  cibum  polumque  idoneus,  ac 
proinde  incruente  immolalus...  En  somme,  malgré  l'allu- 
sion à  la  destruction  de  la  victime  (destruction  toute 
figurative  dans  la  théorie  de  Bay),  nous  sommes  encore 
en  face  de  l'explication  de  Salmeron;  sous  les  espèces 
d'emprunt,  l'immolation  de  la  victime  ne  saurait 
être  que   mystique  et    figurative. 

5.  Estius  (t  1613)  demeure  dans  le  même  sillage, 
tout  au  moins  dans  son  Commentaire  sur  les  Sentences 
et  dans  celui  sur  la  Première  Épître  aux  Corinthiens. 
Il  définit  le  sacrifice  :  Oblatio  rei  externa  in  agnitionem 
divine  majeslalis  nimmique  dominii,  certo  ritu,  cum 
ipsius  rei  immulatione  facta.  In  I  Vum  Sent. ,  disp.  XXII, 
§  12,  Douai,  1616,  p.  167.  Bien  que  l'immutation  de 
la  chose  offerte  entre  dans  la  notion  qu'il  retient  du 
sacrifice,  il  adopte,  en  ce  qui  concerne  la  messe, 
l'interprétation  large  du  texte  de  saint  Thomas  : 
aliquid  circa  res  oblatas.  «  L'offrande  du  Christ  à  la 
messe  sous  les  espèces  du  pain  et  du  vin  doit  être 
appelée  sacrifice,  à  cause  de  certaines  actions  qui  sont 
faites  à  son  égard,  et  dont  la  première  et  la  principale 
est  la  consécration.  »  Pourquoi  la  consécration  est-elle 
l'élément  principal  du  sacrifice?  Parce  que,  répond 
Estius,  «  par  la  consécration  nous  obtenons  la  repré- 
sentation du  Christ  sur  la  croix,  en  tant  que  le  corps 
et  le  sang  sont  consacrés  séparément,  ou  même  l'un 
sans  l'autre.  »  Bemarquons  en  passant  l'hypothèse  du 
sacrifice  réalisé  dans  la  consécration  sous  une  seule 
espèce. 

Sur  ce  point  particulier  il  s'explique  nettement  dans 
le  commentaire  sur  I  Cor.,  xi,  26  :  «  Bien  que  la  repré- 
sentation de  la  mort  du  Seigneur  soit  plus  expressive 
dans  les  deux  espèces  sacramentelles  séparées,  elle 
existe  d'une  façon  suffisante,  si  l'espèce  du  pain  est 
présentée  sans  l'espèce  du  vin;  le  corps  du  Seigneur  y 
apparaît  en  effet  exsangue,  et,  en  cela,  réside  assez 
clairement  une  représentation  de  la  mort  du  Calvaire.  » 
Dans  le  commentaire  du  f.  24,  il  admet  que  la  frac- 
tion soit  aussi,  conjointement  avec  la  consécration,  une 
représentation  du  sacrifice  sanglant  et,  partant,  qu'elle 
constitue  un  élément  secondaire,  mais  réel,  du  sacri- 
fice. Cf.   In  IVam  Sent.,  loc.  cit. 

Dans  son  Commentaire  sur  l'Épitre  aux  Hébreux, 
Estius  semble  rapporter  l'action  du  Christ  dans  l'eu- 
charistie au  sacrifice  éternel  qu'il  offre  dans  le  ciel. 
Voir  plus  loin,  col.  1194. 

6.  Il  faut  passer  rapidement  sur  un  certain  nombre 
de  théologiens  et  d'auteurs  spirituels  qui  s'en  tiennent 
à  l'affirmation  générale  de  la  représentation  sacra- 
mentelle du  sacrifice  sanglant.  Citons,  d'après  M.Lepin, 
op.  cit.,  p.  450  sq.  :  Denys  Petau,  S.  J.  (t  1682), 
Theologica  dogmata,  De  incarnatione  Vcrbi,  Bar-le- 
Duc,  1867,  1.  XII,  c.  xn,  n.  3,  6;  c.  xiv,  n.  5,  14-15; 
François  de  Harley,  archevêque  de  Bouen  (f  1653), 
La  manière  de  bien  entendre  la  messe  de  paroisse, 
Paris,  1685,  p.  162;  P.  Laymann,  S.  J.  (t  1664), 
Theologia  moralis,  Lyon,  1703,  1.  V,  tract,  v,  c.  i, 
n.  1;  Louis  Mairat,  S.  J.  (t  1664),  Disputationes  in 
Sum.  S.  Thome,  Paris,  1633,  disp.  XXXV f,  sect.  iv. 

Mais  il  faut  faire  une  place  à  part,  en  raison  de  sa 
haute  valeur  théologique,  à  Jean  de  Saint-Thomas, 
O.  P.  (t  Î644),  qui  clôt  dignement  la  série  des  auteurs 
qui  s'en  tiennent  encore  à  la  formule  générale  de  l'im- 
molation mystique  constituée  par  la  séparation  sacra- 
mentelle du  corps  et  du  sang.  C'est  dans  son  Cursus 
théologiens,  au  commentaire  de  la  IIIa,  q.  lxxxiii, 
disp.  XXXII,  à  la  fin  de  l'a.  2,  n.  40,  que  ce  théologien 
expose  in  qua  actione  consistit  sacrificium  eucharistie 
in  quantum  sacrificium.  Après  avoir  rapporté  diverses 
opinions,  qu'il  critique,  il  prend  position  et  opte  pour 
la  consécration  seule.  «  Je  dis  que  la  raison  essentielle 
du  sacrifice  consiste  dans  la  consécration  considérée 
non  absolument,  mais  en  tant  qu'elle  sépare  sacra- 


1149 


MESSE,    LE   SACRIFICE    REPRÉSENTATIF   :    VASQUEZ 


1150 


mentelleniciit  et  mystiquement  le  sang  d'avec  le 
corps.  C'est  pourquoi  le  sacrifice  requiert  essentielle- 
ment la  consécration  sous  les  deux  espèces.  (Remar- 
quons ici  l'opinion  de  la  nécessité  de  la  double  consé- 
cration.) Les  autres  actions,  et  surtout  la  communion, 
peuvent  appartenir  à  l'essence  du  sacrifice  subsidiai- 
renient  ou  indirectement,  de  connotato  et  in  obliquo, 
ou  tout  au  moins  à  l'intégrité  du  sacrifice,  parce  que 
cette  participation  et  communion  à  la  victime  est 
voulue  comme  une  conséquence  du  sacrifice  eucha- 
ristique, i  Et  quelle  est  la  raison  formelle  du  sacri- 
fice dans  la  consécration?  Et  pourquoi  la  consécra- 
tion seule  appartient-elle  à  l'essence  du  sacrifice? 
C'est  :  «  parce  que  ce  sacrifice  est  le  même  que  le 
sacrifice  de  la  croix,  seule  la  manière  de  l'offrir  est 
différente,  comme  l'enseigne  le  concile  de  Trente. 
11  faut  donc  que  ce  sacrifice  soit  accompli  par  le 
prêtre  tenant  la  place  de  la  personne  même  du  Christ, 
■de  telle  sorte  que  le  Christ  soit  le  prêtre  principal,  et 
que  les  prêtres  soient  simplement  ses  ministres  et  ses 
causes  instrumentales.  Donc,  cette  action  constituera 
le  sacrifice,  dans  laquelle  se  rencontreront  les  deux 
conditions  suivantes  :  tout  d'abord,  cette  action  devra 
d'une  façon  parfaite  et  expresse  représenter  l'effusion 
du  sang  du  Christ,  effusion  sanglante  sur  la  croix, 
sacramentelle  et  mystique  dans  la  séparation  sacra- 
mentelle; ensuite,  elle  devra  essentiellement  être  faite 
au  nom  du  Christ.  Or,  ces  conditions  ne  sont  réalisées 
dans  aucune  autre  action  que  dans  la  consécration, 
considérée  comme  on  a  dit...  » 

//.  THÉORIES  particulières.  —  1»  Théorie  dite 
de  Vasque:  :  La  consécration  représentative  de  l'immo- 
lation réelle  du  Calvaire  et  sacrifice  relatif.  —  1.  Vas- 
quez, S.  J.  (t  1004),  est  bien  dans  la  ligne  doctrinale 
qu'on  vient  de  tracer. 

S'il  accepte  la  définition  des  recentiores  (c'est-à-dire 
Bellarmin  et  Suarez),  son  originalité  consiste  d'abord 
à  déclarer  nettement  que  cette  définition  ne  saurait 
être  appliquée  au  sacrifice  eucharistique.  Dans  l'eu- 
charistie, en  effet,  aucune  immutation  réelle.  La  com- 
munion n'est  ni  de  l'essence,  ni  partie  essentielle  ou 
même  intégrale  du  sacrifice.  Nous  n'avons  pas  à  suivre 
ici  Vasqnez  dans  sa  polémique,  souvent  fort  juste, 
contre  les  thèses  adverses  :  retenons  qu'après  avoir 
critiqué  Suarez  (lequel,  dans  sa  définition  du  sacrifice, 
accueille  l'idée  d'une  immutation  réelle  et,  sui  non 
memor,  dans  l'explication  du  sacrifice  de  la  messe, 
déclare  que  cette  immutation  n'est  nullement  requise), 
Yasquez  maintient  que  l' immutation  ou  même  la 
destruction  réelle  est  requise  dans  tout  sacrifice,  en 
tant  que  le  sacrifice  a  pour  but  de  signifier  la  toute- 
puissance  de  Dieu,  auteur  de  la  vie  et  de  la  mort, 
arbitre  souverain  de  l'existence  ou  de  la  non-existence 
des  êtres.  In  Ill*m  part.  Sum.  S.  Thomse,  Lyon,  1631, 
disp.  CCXX,  c.  n,  n.  15;  c.  m,  n.  18-24.  Bien  plus,  le 
sacrifice  matériellement  considéré  consiste,  non  dans 
l'offrande  de  la  matière  soumise  à  l'immutation,  mais 
dans  Yacte  même  de  l'immutation;  formellement, 
le  sacrifice  ne  sera  que  la  marque  de  notre  reconnais- 
sance du  souverain  domaine  de  Dieu  donnée  par 
l'immutation  de  la  chose  offerte,  nota  existens  in  rc 
qua  pro/ilcmur  Deum  auclorcm  vitœ  et  mords.  Ibid., 
n.  25. 

Et  cependant,  comme  ses  devanciers,  Vasquez 
confesse  que  le  sacrifice  eucharistique  fait  exception 
au  principe  de  l'immutation  réelle;  à  la  messe,  le 
Christ  demeure  inchangé.  Pourquoi  cette  exception? 
C'est  ici  que  Vasquez  apporte  une  explication  nouvelle 
qui  fait  l'originalité  de  sa  thèse.  Il  distingue  deux  sortes 
de  sacrifices  :  i  le  sacrifice  absolu,  qui  n'est  pas  commé- 
moratif  d'un  autre,  et  le  sacrifice  relatif  ou  commémo- 
ratif, dont  le  seul  exemple  que  nous  ayons  est,  d'ail- 
. leurs,  le  sacrifice  de  l'autel.  Et,  bien  qu'en  ce  sacrilice 


ne  se  produise  aucune  immutation  de  la  chose  offerte, 
on  y  trouve  cependant  la  signification  essentielle  au 
sacrifice,  la  marque,  le  signe,  nota  existais  in  re,  de 
notre  reconnaissance  de  la  toute-puissance  divine,  tout 
comme  dans  le  sacrilice  absolu,  et  ainsi  au  sacrilice 
relatif  convient  formellement  le  caractère  sacrificiel, 
aussi  bien  qu'au  sacrifice  sanglant  et  absolu.  »  Ibid.. 
n.  26. 

Ce  n'est  pas  tout.  Au  c.  vm,  n.  66,  Vasquez  fait  une 
remarque  capitale  :  «  II  faut  observer,  dit-il,  que  dans 
le  sacrifice  commémoratif  qui  est  appelé  en  toute 
vérité  et  propriété  sacrifice,  il  ne  serait  pas  suffisant 
de  trouver  un  simple  signe  de  la  mort  d'une  victime, 
si  ce  signe  ne  contenait  pas  réellement  la  victime  même 
dont  est  représentée  la  mort.  Sans  la  présence  de  cette 
victime,  il  ne  serait  pas  possible  d'affirmer  que,  sous 
la  représentation  de  sa  mort,  elle  est  offerte  en  sacri- 
fice, ni  que  le  sacrifice  commémoratif  est  un  vrai 
sacrifice;  il  faudrait  plutôt  y  voir  un  simple  signe,  une 
simple  représentation  du  sacrifice.  Il  faut  donc  que 
la  victime,  dont  est  représentée  la  mort,  soit  elle-même 
le  signe  de  sa  mort.  Par  exemple  s'il  fallait  tenir  pour 
vraie  la  doctrine  hérétique  qui  nie  la  présence  réelle 
du  corps  et  du  sang  du  Christ  sous  les  espèces  du 
pain  et  du  vin,  et  si  la  substance  du  pain  et  du  vin 
existait  encore  après  la  consécration,  la  messe  pour- 
rait bien  représenter  la  mort  du  Christ,  mais  on  ne 
saurait  affirmer  que  le  Christ  y  est  offert  réellement 
en  sacrifice.  Tout  ce  qu'on  pourrait  dire,  c'est  qu'il 
y  est  offert  d'une  manière  figurative,  et  que  son  immo- 
lation comme  sa  mort  y  sont  simplement  en  image  ou 
représentation.  »  Disp.  CCXXÎI,  c.  vin,  n.  66.  «  Lors 
donc  que  nous  disons  que  la  raison  formelle  du  sacri- 
fice exige  l'immutation  de  la  chose  offerte,  il  faut 
comprendre  que  cette  chose  est  affectée  d'une  immu- 
tation, sinon  dans  le  sacrifice  relatif,  du  moins  dans  le 
sacrifice  absolu.  Dans  le  sacrifice  relatif,  en  effet,  il 
suffit  de  commémorer  l'immutation  survenue  autre- 
fois dans  la  chose  offerte,  de  façon  que  ce  mémorial 
marque  vraiment  la  toute-puissance  de  Dieu  sur  la 
vie  comme  sur  la  mort.  En  ce  qui  concerne  l'eucha- 
ristie, il  suffira  donc  de  commémorer  la  passion  et  la 
mort  du  Sauveur,  vraiment  et  réellement  présent 
sur  l'autel,  pour  qu'il  y  ait  véritablement  immolation 
et  sacrifice.  »  Ibid.,  n.  67. 

En  fonction  de  cette  théorie,  Vasquez  place  l'essence 
du  sacrifice  «  dans  la  seule  consécration  et  de  telle 
sorte  qu'aucune  autre  action  n'appartienne  même  à 
son  intégrité  ».  C.  v,  n.  30.  La  consécration  seule 
constitue  l'essence  du  sacrifice,  «  en  tant  que  par  elle 
se  trouve  réalisée  sur  l'autel,  par  le  corps  et  le  sang 
du  Christ  consacrés,  une  représentation  du  sacrifice 
sanglant  jadis  offert  sur  la  croix  ».  C.  vu,  n.  57. 
Suit  l'explication  traditionnelle,  que  nous  connaissons 
déjà,  avec  l'accent  mis  sur  la  représentation  de  la 
mort  du  Calvaire  par  la  séparation  sacramentelle 
du  corps  et  du  sang.  Disp.  CCXXIII,  c.  iv,  n.  37; 
cf.  disp.  CCXXII,  c.  ix.  n.  97.  Et  ici  Vasquez  esquisse 
une  explication  que  nous  retrouverons  poussée  plus 
avant  chez  les  partisans  de  l'immolation  virtuelle  : 
les  paroles  de  la  consécration  sont  la  cause  elficiente 
de  la  séparation  figurative  et  du  sacrifice;  elles  jouent 
le  rôle  du  glaive  qui  met  à  mort  la  victime.  I  )isp.  CCXX  1 1. 
c.  ix,  n.  42.  A  ce  compte,  le  sacrifice  n'existe  que  si 
la  consécration  sous  les  deux  espèces  est  réalisée. 
C.  v,  n.  30. 

On  le  voit,  deux  parts  sont  à  faire  dans  la  théorie 
vasquézienne  ;  dans  l'une,  l'auteur  ne  fait  que  recueillir 
les  éléments  traditionnels  de  la  représentation  du 
sacrilice  sanglant  de  la  croix  par  la  séparation  sacra- 
mentelle du  corps  et  du  sang;  dans  l'autre,  il  introduit 
des  éléments  nouveaux  en  vue  de  résoudre  la  diffi- 
culté posée  par  l'élément  sacrificiel  de  l'immutation 


1151 


MESSE,    L'IMMOLATION    VIRTUELLE    :    LESSIUS 


1152 


dans  un  sacrifice'  où  la  victime  demeure  sans  change- 
ment. On  pourra  trouver  plus  ou  moins  heureuse  la 
solution  du  sacrifice  purement  relatif,  contenant  la 
victime  même  du  sacrifice  absolu  dont  il  est  la  repré- 
sentation figurative;  on  devra  reconnaître  cependant 
que  cette  solution  répond  à  une  préoccupation  théolo- 
gique très  légitime. 

2.  Les  disciples.  ■ —  Nous  citerons  brièvement  quel- 
ques noms,  renvoyant  pour  plus  de  détails  à  l'ou- 
vrage de  M.  Lepin  :  François  Véron  (f  1649),  dans  sa 
Règle  de  la  Foy  catholique,  Paris,  1(540  (éditée  en  latin 
dans  le  Cursus  theologicus  de  Migne,  t.  i),  c.  n,  §  14; 
C.  Roncaglia  (t  1737),  Universel  moralis  theologia, 
Vienne,  1736,  tract.  XVIII,  q.  n,  c.  i;  et,  au  xix" 
siècle,  Perrone,  B.  de  Welte,  et,  dans  une  certaine 
mesure,  doni   Souben. 

a)  Le  P.  Perrone,  S.  J.  (t  1876),  après  avoir  rappelé 
la  définition  commune  du  sacrifice,  reconnaît  que 
cette  définition  ne  plaît  pas  à  tous  les  théologiens. 
Personnellement,  il  accepte  volontiers  la  position  de 
Vasquez  et  résume  ainsi  sa  pensée  :  «  Nous  avons 
déclaré  que  l'eucharistie  est  un  sacrifice  relatif  ou 
commémoratif.  Or,  deux  éléments  sont  requis  et 
suffisent  pour  constituer  la  raison  formelle  d'un  tel 
sacrifice  :  la  présence  réelle  du  Christ  dans  l'eucha- 
ristie, la  représentation  de  la  mort  de  Jésus-Christ, 
en  témoignage  de  la  toute-puissance  de  Dieu,  maître 
de  la  vie  et  de  la  mort.  Le  premier  point  a  été  prouvé 
contre  les  sacramentaires  et  personne,  parmi  nos 
adversaires,  ne  peut  révoquer  en  doute  le  second; 
car  tous  les  protestants  non  seulement  concèdent, 
mais  affirment  eux-mêmes  que  la  consécration  sous 
un  double  symbole,  pain  et  vin,  faite  séparément 
signifie  la  séparation  réelle  du  corps  et  du  sang  qui 
s'est  produite  à  la  mort  du  Christ.  De  plus,  cette  repré- 
sentation et,  par  conséquent,  cette  relation  à  l'immo- 
lation faite  en  la  croix,  étant  intrinsèque  à  la  consécra- 
tion, la  consécration  possède  intrinsèquement  par  elle 
la  raison  formelle  d'un  sacrifice  véritable  et  propre.  » 
Preelect.  theologicss  :  de  eucharistia,pars  posterior,  n.  244. 

b)  Dans  le  Dictionnaire  encyclopédique  de  la  théologie 
catholique,  trad.  par  Gôschler,  Paris,  1870,  B.  de  Welte, 
(t  1885)  reprend  la  thèse  de  Vasquez.  «  La  messe, 
dit-il,  «  n'est  pas  un  sacrifice  absolu,  mais  un  sacrifice 
relatif,  c'est-à-dire  que  dans  chaque  messe  ce  n'est 
pas  un  autre  Christ  qui  est  offert,  un  autre  Christ  qui 
est  mis  à  mort  et  sacrifié  à  Dieu;  c'est  le  même  Christ 
qui  est  immolé,  c'est  celui-là  même  qui  s'est  un  jour 
olïert  sur  la  croix;  le  mode  seul  du  sacrifice  est  diffé- 
rent, le  sacrifice  est  le  même...  D'après  l'opinion  des 
meilleurs  théologiens,  la  mulatio  rei  n'est  exigée  que 
dans  le  sacrifice  absolu  et  non  dans  le  sacrifice  relatif, 
comme  l'est  celui  de  la  messe.  Du  reste,  l'immolation 
de  la  victime,  mactatio  victimse,  est  au  moins  symbo- 
liquement représentée  par  le  changement  du  pain  et 
du  vin,  par  les  doubles  espèces  et  la  double  forme  de 
la  consécration.  »  Art.  Messe,  t.  xv,  p.  10,  15. 

c)  Dom  Souben  exposant  les  trois  thèses  de  Vasquez, 
de  Suarez  et  de  De  Lugo  s'arrête  avec  complaisance 
sur  la  première,  ne  formulant  à  son  endroit  aucune 
critique  et,  au  contraire,  résumant  les  trois  raisons 
pour  lesquelles  cette  théorie  lui  semble  acceptable  : 
elle  satisfait  à  la  notion  générale  du  sacrifice;  elle 
résout  de  la  manière  la  plus  satisfaisante  le  problème 
de  la  commémoraison  de  la  passion  du  Sauveur; 
et  très  naturellement  elle  explique  ainsi  pourquoi  la 
consécration  sous  les  deux  espèces  est  de  droit  positif 
et  sans  dispense  possible.  Enfin,  elle  place  l'essence 
du  sacrifice  eucharistique  au  moment  et  au  seul 
moment  où  le  prêtre  humain  cesse  d'être  l'interprète 
de  l'Église  et  s'approprie  les  paroles  du  Sauveur. 
Nouvelle  théologie  dogmatique,  t.  vu,  Les  sacrements, 
I,  Paris,  1907,  p.  134-135. 


Parmi  de  plus  récents  disciples  de  Vasquez,  M.  Lepin, 
p.  601-606,  cite  H.  Lesêtre  (t  1914)  dans  son  livre 
La  foi  catholique,  Paris,  1911,  c.  xxm,  n.  3;  le  P.  Lebre- 
ton,  dans  le  Diction,  apolog.  de  la  foi  catholique, 
art.  Eucharistie,  t.  i,  col.  1582-15X3  ;  Gotzmann,  Das 
eucharislisrhe  Opfer  nach  der  Lehre  der  àltern  Scho- 
lastik  (catalogué,  à  tort  semble-t-il,  par  M.  Lamiroy 
parmi  les  disciples  de  Suarez),  Fribourg-en-B.,  1901, 
p.  91;  Schcpens,  S.  J.,  Comment  la  messe  est-elle  un 
sacrifice?  dans  la  Nouvelle  revue  théologique,  1907, 
p.  491. 

3.  De  la  théorie  vasquézienne,  il  faut  rapprocher 
l'explication  mise  en  relief  récemment  par  Mgr  Cogh- 
lan,  De  ss.  eucharislia,  Dublin,  1913,  p.  466,  et  celle 
que  propose  le  Dr  Adalbert  Sanda,  Synopsis  théolo- 
gies dogmatiese  specialis,  t.  n,  Fribourg-en-B.,  1922, 
§  294,  n.  5  :  «  Le  sacrifice  sanglant  de  la  croix  est  dit 
absolu,  parce  qu'il  ne  dépend  d'aucun  autre;  il 
possède  en  propre  sa  matière  éloignée  et  prochaine 
ainsi  que  sa  forme.  L'acte  d'oblation,  que  le  Christ 
en  croix  posa  lui-même,  avait  été  immédiatement, 
précédé  de  l'immolation  du  corps  du  Christ,  c'est-à- 
dire  des  blessures  dont  la  suite  nécessaire  et  prochaine 
devait  être  la  mort.  Le  sacrifice  de  la  messe  est  dit 
relatif  parce  qu'il  emprunte  au  sacrifice  de  la  croix 
non  seulement  la  victime,  mais  encore  l'immolation, 
à  laquelle  il  rapporte,  d'une  manière  non  sanglante, 
la  victime  aujourd'hui  ressuscitée.  Le  Christ  placé 
sous  les  espèces  séparées  devient  à  la  messe  l'expression 
objective  de  l'intention  juridiquement  inhérente  à 
l'acte  d'oblation,  intention  qui  se  propose  de  transfé- 
rer au  souverain  domaine  de  Dieu  le  Christ  lui-même, 
comme  s'il  était  encore  immolé  sur  la  croix.  Et  cette 
intention  appartient  à  l'acte  sacerdotal  par  lequel  le 
prêtre,  énonçant  la  formule  consécratoire,  demande 
au  nom  du  Christ  la  réalisation  physique  de  la  trans- 
substantiation et,  partant,  la  réalise  lui-même  mora- 
lement. Elle  n'appartient  pas  à  l'acte  divin  qui  réalise 
physiquement  la  transsubstantiation  ;  car  l'action 
sacrificielle  est  faite,  non  pas  par  Dieu,  mais  par  le 
prêtre.  » 

Sous  ces  formules  contournées,  l'auteur  reconnaît 
reproduire  la  thèse  de  Vasquez,  corrigée  toutefois, 
schol.  1  :  «  L'idée  vraie,  sur  laquelle  insiste  Vasquez, 
c'est  que  le  sacrifice  relatif  ne  requiert  pas  une  nouvelle 
immolation  de  la  victime.  Il  suffit  d'une  représentation 
de  l'ancienne  immolation,  mais  dans  la  victime  actuelle- 
ment présente.  Nous  ajoutons  plus  clairement  (déclare 
M.  Sanda)  :  Cette  représentation  a  pour  but  d'intro- 
duire dans  le  Christ  une  relation  réelle  à  l'état  d'immo- 
lation réalisée  à  la  croix.  Et  ainsi  l'action  sacrificielle 
du  prêtre  atteint  le  Christ  en  tant  qu'immolé  sur  la 
croix  et  l'offre  en  signe  du  souverain  domaine  de 
Dieu  sur  la  vie  et  la  mort  et  en  témoignage  de  notre 
soumission.  » 

2°  Théorie  dite  de  Lessius,  et  de  nombreux  thomistes  : 
l'immolation  virtuelle.  —  On  reproche  à  la  thèse  de 
Vasquez  de  faire  du  sacrifice  eucharistique  une  simple 
représentation  du  sacrifice  de  la  croix.  La  messe  ne 
renouvellerait  pas,  elle  rappellerait  simplement  le 
sacrifice  du  Calvaire.  De  bons  auteurs  ont  donc 
pensé  que  l'immolation  requise  pour  le  sacrifice  de  la 
messe  devait  s'expliquer  dilléremment  ;  ils  ont  voulu 
trouver  sur  l'autel  même  une  immolation  véritable, 
quoique  simplement   virtuelle. 

Les  théologiens  partisans  de  cette  thèse  de  l'immo 
lation  virtuelle  se  rattachent  sans  doute  à  ceux  dont 
on  vient  d'exposer  les  sentiments;  toutefois  ils  s'en 
distinguent  par  le  sens  très  particulier  qu'ils  donnent 
à  l'efficacité  propre  des  paroles  de  la  consécration 
relativement  à  l'immolation  du  Christ  dans  l'eucha- 
ristie. L'idée  générale  du  système  est  celle-ci  :  Autant 
qu'il  est  en  leur  pouvoir,  ces  paroles  :  ceci  est  mon  corps,. 


1153 


MESSE.   L'IMMOLATION    VIRTUELLE   :   LESS1US 


1 1  r> 


ceci  est  mon  sang,  séparément  pronom-ces  sur  les  espèces 
sacramentelles,  tendraient,  par  leur  efficacité  propre,  à 
séparer  réellement  le  corps  et  le  sang;  c'est  tout  à  /ait 
accidentellement,  en  raison  de  la  loi  de  la  concomitance 
des  parties  de  l'humanité  de  Jésus-Christ,  que  le  corps 
et  le  sang,  qui  devraient  être  séparés,  en  lait  ne  le 
sont  pas.  On  le  voit  :  un  clément  nouveau  intervient 
ici,  que  nous  n'avions  pas  trouvé  chez  les  auteurs 
précédents.  A  vrai  dire  cependant,  l'immolation 
virtuelle  était  une  doctrine  déjà  enseignée  avant 
l'épiique  que  nous  étudions.  Toutefois,  ce  n'est 
qu'après  le  concile  de  Trente  qu'elle  fut  mise  en 
relief  par  Lessius. 

1.  Lessius,  S.  J.  (f  1G23),  définit  le  sacrifice  :  Obla- 
lio  externa,  pcr  legitimum  minislrum  soli  Deo  exhibita, 
in  qua  subslantia  aliqua  sensibilis  immutatur  vcl  eliam 
perimitur,  in  protestalionem  divini  principatus  nos- 
trseque  servitutis.  In  divum  Thonvtm...  De  sacramentis 
et  censuris,  Louvain,  1(545,  III",  q.  lxxxiii,  a.  1, 
n.  7.  La  destruction  de  la  victime  confère  plus  de 
perfection  au  sacrifice,  mais  il  paraît  suffisant  que  la 
matière  offerte  subisse  en  l'honneur  de  Dieu  quelque 
immutation,  par  laquelle  soit  signifié  le  souverain 
domaine  de  Dieu  sur  toutes  choses.  Ibid.  La  doctrine 
de  l'immutation  réelle  trouve,  avec  Lessius,  son 
explication,  même  dans  le  sacrifice  eucharistique. 

Sans  doute,  dans  les  Prailectiones  de  sacramentis 
et  censuris,  la  pensée  de  Lessius  semble  encore  hési- 
tante. Il  oscille  entre  les  thèses  suarézienne  et 
vasquézienne,  ou  plutôt  il  les  unit,  en  y  ajoutant  cer- 
tains éléments  empruntés  à  Melehior  Cano  ou  à  Domi- 
nique Soto.  A  la  messe,  dit-il  en  substance,  la  consé- 
cration réalise  le  sacrifice;  elle  apporte,  en  effet,  un 
véritable  changement  dans  la  matière  offerte  en  la 
transsusbtantiant  au  corps  et  au  sang,  changement 
qui,  plus  que  tout  autre,  marque  le  domaine  souverain 
de  Dieu.  Mais  la  consécration  est  aussi  l'essence  du 
sacrifice,  parce  qu'elle  place  séparément  le  corps  et  le 
sang  sous  les  espèces  sacramentelles  et  signifie  l'effu- 
sion du  sang  à  la  croix.  Le  premier  point  de  vue  con- 
cerne le  sacrifice  comme  tel;  le  second  concerne  le  sacri- 
fice eucharistique  en  tant  qu'il  est  représentatif  du 
sacrifice  de  la  croix.  Ibid.,  n.  31-32.  Cf.  De  jure  et  jusli- 
tia,  Louvain,  1605,  1.  II,  C.  xxxvm,  dub.  n.  Mais  très 
probablement  aussi  la  communion  appartient  au  sacri- 
fice. Ibid.,  n.  33. 

Dans  le  traité  De  perfeclionibus  moribusquc  divinis, 
composé  vers  1690,  la  pensée  de  Lessius  évolue.  Il 
abandonne  Suarez  et,  retenant  quelques  expressions 
de  Yasquez,  dépasse  ce  dernier  auteur  dans  le  sens 
de  l'immolation  virtuelle.  Le  changement  de  la  sub- 
stance du  pain  et  du  vin  au  corps  et  au  sang  de  Jésus- 
Christ  ne  retient  plus  son  attention  :  il  n'est  plus  ques- 
tion de  la  communion.  La  consécration  y  est  envisagée, 
comme  chez  Vasquez,  en  tant  qu'elle  réalise  la  sépa- 
ration sacramentelle  du  corps  et  du  sang.  Mais  Lessius, 
dépasse  Vasquez.  Pour  ce  dernier,  vi  verborum,  seul 
le  corps  se  trouve  sous  l'espèce  du  pain,  seul  le  sang 
sous  l'espèce  du  vin.  Dès  lors,  bien  que  par  concomi- 
tance, le  Christ  soit  tout  entier  sous  l'hostie  ou  dans  le 
calice,  il  n'en  est  cependant  pas  moins  vrai  que  la 
séparation  sacramentelle  est  une  représentation  de  la 
mort  de  la  croix,  où  fut  réelle  la  séparation.  Cf.  Disp. 
CCXXIII,  c.  iv,  n.  37.  Pour  Vasquez,  la  séparation 
sacramentelle  est  donc  essentiellement  représentative. 
Lessius  va  beaucoup  plus  loin  et  considère  que  par 
la  force  des  paroles,  la  séparation  serait  effective,  si 
la  loi  de  concomitance  ne  s'y  opposait.  C'est  par  accident 
que  la  séparation  effective  n'est  pas  réalisée  :  le  Christ 
est  immolé  mystiquement;  il  est  détruit  virtuellement. 
Son  obslat  veritati  luijus  sacrifiai  quod  non  fiai  reipsn 
separatio  sanguinis  a  carne;  quia  in  est  quasi  peu 
accidf.ns  propter  concomitanliam  partium.  Xam  quun- 

DICT.    DE  TIIÉOL.    CATII. 


lum  est  ex  vi  verborum,  fit  vera  separatio,  et  sub  specie 
panis  solum  ponitur  corpus,  non  sanguis;  sub  specie 
vini  soins  sanguis,  non  corpus...  De  perfeclionibus 
divinis,  1.  XII,  c.  xm,  n.  95.  97.  Les  paroles  de  la  consé- 
cration sont  comme  un  glaive  qui  sépare  le  Christ  et 
le  réduit  à  l'état  de  victime  immolée.  Ibid.,  n.  95. 

2.  Sylvius  (f  1649)  pose  en  principe  (pie  le  sacrifice 
requiert  une  immutation  réelle  de  la  chose  offerte  a 
Dieu.  Comment  l'immutation  se  retrouve-t-elle  dans 
la  consécration  du  pain  et  du  vin?  La  réponse  est 
assez  éclectique.  A. l'analyser  dans  ses  détails,  on  y 
trouverait  d'abord  l'explication  de  Suarez  :  «  une 
chose  profane  y  devient  sacrée,  car  le  pain  est  changé 
au  corps  du  Christ;  »  celle  de  Bellarmin  :  «  celui-ci, 
présent  sous  l'espèce  d'un  aliment,  est  ordonné  à  la 
manducation;  »  celle  de  Ruard  Tapper  et  de  Hessels  : 
«  le  corps  et  le  sang  du  Christ  commencent  d'être 
sacramentellement  en  un  lieu  et  sous  un  mode  d'être 
où  il  n'étaient  pas  auparavant.  »  Mais  finalement  notre 
auteur  ajoute  l'explication  de  Lessius  :  Quia  quantum 
est  ex  vi  verborum  consecralionis,  corpus  et  sanguis 
sisluntur  et  cxhibenlur  ut  seorsum,  unum  ab  allero, 
sicut  in  cruce  separatus  fuit  sanguis  a  corpore,  alque  ila 
Christus  mystice  et  incruente  immolalur.  In  ///"", 
q.  i.xxxni,  a.  1,  quœst.  n,  concl.  3  a.  Cf.  q.  i.xxiv. 
a.  1,  concl.  2.  Malgré  les  flottements  de  sa  pensée, 
Sylvius  paraît  devoir  être  inscrit  à  l'école  de  Lessius. 
Cf.  Lamiroy.  op.  cit.,  p.   453,  note  3. 

3.  Le  dominicain  Thomas  Léonardi  (f  1668)  admet 
la  distinction  vasquézienne  du  sacrifice  relatif  et  du 
sacrifice  absolu.  Mais  sur  l'essence  même  du  sacrifice 
de  la  messe,  sa  pensée  reproduit  le  système  de  Lessius. 
Brevis  seu  methodica  refutatio  totius  operis  Dorscheeani, 
Bruxelles,  1661,  thèse  ix.  Même  note,  plus  accentuée 
encore,  chez  le  jésuite  Gaspard  Murtado  (t  1646), 
qui  insiste  sur  le  point  essentiel  par  où  la  thèse  de 
l'immolation  virtuelle  se  différencie  de  l'immolation 
mystique  représentative,  telle  que  l'a  proposée 
Vasquez  :  «  Par  la  force  des  paroles  de  la  consécration, 
le  Christ  est  immolé  comme  une  victime,  mais  d'une 
façon  mystique  et  non  sanglante...  La  consécration 
est  réellement  une  immolation  mystique,  non  parce 
qu'elle  représente  simplement  la  mort  sanglante  du 
Sauveur  (quoiqu'il  soit  vrai  en  fait  qu'elle  la  repré- 
sente), mais  elle  est  dite  une  mise  à  mort  mystique  du 
Christ,  parce  que,  sans  être  une  immolation  physique, 
elle  existe  d'une  façon  cachée  et  mystérieuse,  en  tant 
que  réalisée  en  Jésus-Christ  par  la  force  de  la  signi- 
fication des  paroles  consécratoires.  »  Traclalus  de 
sacramentis  et  censuris,  Anvers,  1664;  Tractatus  de 
sacrificio  missœ,  disp.  I,  diffic.  vm.  On  cite  également 
le  capucin  Louis  de  Caspe  de  Saragosse  (t  1647),  dans 
son  Cursus  théologiens,  Lyon,  1643,  tract,  xxm,  disp. 
I,  sect.  n.  La  même  thèse  se  retrouve  encore  et  très 
expressivement  chez  Gabriel  de  Henao,  S.  J.  (t  1704), 
De  missœ  sacrificio  divino...,  Salamanque,  1658,  part. 
I,  disp.  III,  sect.  ni,  n.  48.  Cet  auteur  explique  que  la 
séparation  sacramentelle  est  suffisante  pour  constituer 
le  sacrifice,  car  «  bien  qu'elle  ne  soit  en  réalité  qu'un 
simple  changement  local,  la  signification  des  paroles 
et  l'action  qui  en  résulte  tendent  à  la  division  du 
corps  et  du  sang,  et,  eonséquemment,  de  l'âme  d'avec 
le  corps  et  le  sang,  sous  les  espèces  du  pain  et  du  vin. 
Or,  cette  division  causerait  la  mort  physique  et  natu- 
relle, si,  en  vertu  de  la  loi  de  la  concomitance,  le  sang 
ne  devait  se  trouver  avec  le  corps  sous  l'espèce  du 
pain,  et  pareillement  l'aine.  » 

4.  Gonct,  au  xvne  siècle  (f  1681),  et  Billuart,  au 
xviue  (f  1767).  ont  attaché  leur  nom  à  la  thèse  de  l'im- 
molation virtuelle. 

a)  Gonet,  avec  l'universalité  des  thomistes  de  son 
époque,  définit  expressément  le  sacrifice  par  l'idée 
d'iinmutation   :  Sacrificium  est  oblalio  rei  sensibilis. 


X. 


37 


1155 


MESSE,    L'IMMOLATION    VIRTUELLE    :    LESSIUS 


1156 


cum  illius  immutatione.  Manuale  thomislarum,  Lyon, 
1080.  tract,  iv,  De  eucharisties  sacramenlo,  c.  xn, 
§  1.  Et  comment  se  réalise,  à  la  messe,  l'immutation? 
Non  certes  par  la  mort  réelle  du  Christ,  mais  peut-être 
par  la  communion,  à  coup  sûr  par  la  consécration  : 
«  L'action  qui  sépare  le  sang  de  la  substance  d'un 
être  vivant  y  cause  un  changement  et  détruit  cet 
être.  Or,  la  consécration,  en  elle-même  et  par  la  vertu 
des  paroles,  sépare  le  sang  du  corps  de  Jésus-Christ; 
car,  par  la  consécration  du  pain,  le  corps  seul  est 
rendu  présent,  par  la  force  des  paroles,  et  le  sang  seul 
par  la  consécration  du  calice;  en  sorte  que,  relative- 
ment à  la  consécration,  ce  n'est  que  par  accident,  dès 
qu'elle  est  faite,  que  le  sang  se  trouve  dans  le  corps 
de  Jésus-Christ.  Donc  la  consécration,  autant  qu'il 
est  en  elle,  immole,  tnactat,  Jésus-Christ  sacramentelle- 
ment  et  mystiquement,  et  il  s'y  fait  une  certaine 
effusion  mystérieuse  du  sang  par  le  glaive  des  paroles, 
comme  dit  saint  Cyrille.  »  Clypeus  :  De  eucharistiee  sa- 
cramenlo,  disp.  XI,  a.  2,  n.  45;  cf.  Manuale,  loc.  cit. ,§2. 

b)  Billuart  définit  aussi  le  sacrifice  par  l'immutation  : 
De  eucharisliœ  sacramento,  diss.  VIII,  a.  1.  Mais  il 
n'est  pas  nécessaire  que  la  destruction  s'opère  complè- 
tement; il  suffit,  pour  qu'existe  le  sacrifice,  que  la 
victime  offerte  soit  placée  dans  un  état  nouveau  et 
amoindri,  sufjïcit  quod  res  novo  et  deleriori  modo  sis- 
tatur,  reçoive  un  changement  dans  le  sens  de  sa 
destruction  ou  de  sa  détérioration  :  Ibid.,  ad  obj. 
2  et  ad  obj.  3.  Qu'on  ne  se  laisse  pas  tromper  ici  par 
des  expressions  qui  font  songer  à  la  thèse  de  Bellar- 
min  et  même  de  De  Lugo.  Billuart  ne  conçoit  pour 
le  Christ  d'autre  amoindrissement  et  d'autre  destruc- 
tion que  la  séparation  sacramentelle.  Mais  il  entend,  à 
la  façon  de  Gonet,  son  guide  préféré,  cette  séparation 
sacramentelle,  ui  verborum,  dans  le  sens  de  l'immola- 
tion virtuelle.  Et,  pour  exposer  son  opinion,  il  emploie 
les  expressions  mêmes  de  Gonet. 

5.  L'école  dominicaine  semble  avoir  accueilli,  dès 
le  xvnc  siècle,  presque  comme  une  doctrine  de  famille, 
l'opinion  de  l'immolation  virtuelle.  Citons  :  P.  Labat 
(t  1670),  Cursus  theol.,  Toulouse,  1661,  De  sacramentis, 
disp.  V,  dub.  n  ;.Contenson  (|  1674),  Theologia  mentis 
et  cordis,  Paris,  1875,  1.  XI,  part.  II,  dissert.  II,  c.  n; 
N.  Alexandre  (t  1724),  Theologia...,  Paris,  1714, 
De  eucharist.,  1.  II,  a.  1;  le  cardinal  Gotti  (t  1742). 
Theologia  scholastico-dogmalica...,  Bologne,  1727-1735, 
tract,  vin,  q.  i;  Drouin  (f  1740),  75e  re  sacramentaria 
contra  perduelles  haereticos,  Venise,  1757,  1.  V,  t.  i, 
p.  473  sq.;  et,  au  xixe  siècle,  Monsabré  qui  donne  une 
description  très  oratoire  en  même  temps  que  très 
théologique  du  sacrifice  ainsi  compris.  Exposition  du 
dogme  catholique,  Carême,  1884,  70e  conférence,  Le 
sacrifice. 

Enfin,  le  R.  P.  Hugon,  soit  dans  ses  Tractatus 
dogmatici,  t.  m,  Paris,  1927,  soit  dans  son  livre,  La 
sainte  eucharistie,  Paris,  4e  éd.,  1922,  reprend  et  vul- 
garise la  thèse  de  Gonet  et  de  Billuart,  la  distinguant 
nettement,  comme  l'avait  fait  au  xvne  siècle  Gaspard 
Hurtado,  de  la  thèse  de  Vasquez.  Pour  le  P.  Hugon, 
la  thèse  vasquézienne  de  l'immolation  purement 
représentative  ne  suffit  pas.  Comme  la  messe  est 
plus  qu'un  sacrifice  relatif,  elle  doit  à  la  fois  repré- 
senter la  séparation,  opérer  la  séparation  virtuellement 
et  appliquer  les  fruits  de  la  passion.  «  Que  la  double 
consécration  représente  la  séparation  accomplie  sur 
la  croix  et  qu'elle  applique  les  fruits  du  Calvaire,  c'est 
accordé  par  toutes  les  écoles;  voyons  comment  elle 
renouvelle  et  produit  virtuellement  la  séparation.  Nous 
savons,  d'une  part,  que  les  paroles  sacramentelles 
réalisent  uniquement  ce  qu'elles  signifient,  et,  d'autre 
part,  que  les  paroles  de  la  première  consécration 
signifient  seulement  la  présence  du  corps,  et  les  paroles 
de  la  seconde  consécration  seulement  la  présence  du 


sang;  nous  concluons  que  les  paroles  de  la  première 
consécration  ne  réalisent  par  elles-mêmes  que  la  pré- 
sence du  corps  et  que  les  paroles  de  la  seconde  consé- 
cration ne  réalisent  par  elles-mêmes  que  la  présence 
du  sang;  en  vertu  des  paroles,  il  devrait  y  avoir  sur 
l'autel  le  corps  sans  le  sang,  et  le  sang  pareillement 
sans  le  corps,  et  le  corps  sans  l'âme  principe  de  vie. 
Donc,  les  paroles,  par  elles-mêmes,  comportent  la  sépa- 
ration, et,  si  la  séparation  n'a  pas  lieu,  c'est  qu'elle 
est  empêchée  par  la  loi  de  la  concomitance...  »  La 
sainte  eucharistie,  p.  313-314.  Cf.  Tractalus  :  De  sanc- 
lissima  eucharistia,  q.  ix,  a.  2,  n.  13. 

6.  En  dehors  de  l'école  dominicaine,  la  thèse  de 
Lessius-Gonet-Billuart  est  encore  défendue  par  un 
certain  nombre  d'auteurs. 

Citons,  parmi  ceux  dont  la  tendance  est  le  plus  accen- 
tuée, Frassen  (t  1711),  Scotus  academicus,  Paris,  1672- 
1677,  t.  iv  :  La  messe  est  un  sacrifice,  parce  qu'elle  est 
l'immolation  non  sanglante  de  Notre-Seigneur  Jésus- 
Christ.  Cette  immolation  «  consiste,  premièrement,  en 
ce  que  Jésus-Christ  est  rendu  présent  dans  l'eucha- 
ristie comme  s'il  était  mort...;  deuxièmement,  en  ce 
que,  en  vertu  des  paroles,  le  sang  de  Jésus-Christ 
est  mis  séparément  de  son  corps,  et  que,  dans  le 
sacrifice  non  sanglant  de  la  messe,  il  se  fait  une  effusion 
mystérieuse  du  sang  par  le  glaive  des  paroles,  comme 
dit  saint  Cyrille...  parce  que,  en  vertu  des  paroles, 
le  sang  est  placé  seul  sous  l'espèce  du  vin  séparé  du 
corps,  et  il  en  serait  très  réellement  séparé,  si  Jésus- 
Christ,  dans  son  état  d'immortalité,  n'était  incapable 
de  souffrir  et  de  mourir.  »  Appendix  de  sacrificio  missœ, 
p.  599-602. 

On  pourrait  allonger  cette  liste  de  quelques  noms, 
notamment  de  ceux  de  Huygens  de  Louvain  (t  1702), 
Con/erentise...  part.  II,  Louvain,  1690,  De  eucharistia, 
c.  n,  n.  1  ;  de  Gervais  Pizzurne  de  Gênes,  Cursus  theologi- 
eus,  Milan,  1682,  part.  IV,  q.  xxm,  concl.vi;  de  Habert 
(t  1718),  Compendiumtheologiee dogmaticee et  moralis..., 
Venise,  1770,  tract,  de  eucharistia,  q.  m.  Mais,  pour  mon- 
trer combien  la  thèse  de  Lessius  était  alors  communé- 
ment admise,  il  suffira  de  citer  l'autorité  de  deux  caté- 
chismes, celui  d'Aix.  publié  par  M.  deBrancas,  en  1738, 
et  celui  de  Mâcon,  publié  par  M.  Moreau,  en  1755. 
Le  premier  explique  que  l'immolation  de  l'autel  est 
représentative  de  la  séparation  réelle  qui  fut  faite  sur 
la  croix,  «  en  ce  que  par  la  consécration  séparément 
faite  du  corps  de  Jésus-Christ  sous  l'espèce  du  pain 
et  du  sang  de  Jésus-Christ  sous  l'espèce  du  vin,  Jésus- 
Christ  est  rendu  présent  sur  nos  autels,  comme  dans 
un  état  de  mort,  pour  être  immolé;  en  sorte  qu'en 
vertu  des  paroles  de  la  consécration  prononcées  par  les 
prêtres,  le  corps  seul  de  Jésus-Christ  se  trouverait  sous 
l'espèce  du  pain,  et  son  sang  seul  sous  l'espèce  du  vin, 
si  Jésus-Christ  pouvait  encore  mourir  réellement...  » 
Le  second,  pour  caractériser  l'immolation  de  l'autel, 
emploie  les  expressions  :  immolation  vraie,  mais 
commencée;  et  il  les  explique  ainsi  :  «  Le  corps  et  le 
sang  de  Jésus-Christ  devant  se  trouver  séparés  par  la 
force  des  consécrations  séparées,  s'il  n'y  avait  une 
autre  vertu,  ces  deux  consécrations  ont  dé  leur  part 
toute  la  vertu  de  l'immolation  et  en  ont  tout  l'effet 
requis  pour  le  sacrifice,  qui  est  de  témoigner  par  le 
glaive  auquel  la  victime  est  soumise,  le  pouvoir 
et  le  domaine  de  Dieu  sur  la  vie  de  toutes  créatures.  » 
Au  xixe  siècle,  parmi  les  disciples  de  Lessius, 
M.  Lepin,  op.  cit.,  p.  602,  range  Wilmers,  S.  J., 
Précis  de  la  doctrine  catholique,  Tours,  1896,  p.  389, 
et  E.-P.  Bourceau,  La  messe,  élude  doctrinale,  historique 
et  liturgique  Paris,  1912,  p.  18, 

3e  Théorie  de  la  séparation  sacramentelle,  plaçant 
le  Christ  sous  une  apparence  externe  de  mort  et  réalisant 
ainsi  par  l'immolation  mystique,  la  signification  sym- 
bolique propre  au  sacrifice.  —  Trois  nuances  parti 


1157 


MESSE.    L'IMMOLATION    MYSTIQUE    :    BOSSUET 


I  I  58 


uilières    distinguent    cotte  théorie   des   précédentes. 

D'abord,  la  séparation  sacramentelle  n'est  pas 
seulement  un  symbole  de  la  mort  passée  du  Christ  ; 
elle  place  actuellement  le  Christ  sous  une  apparence 
externe  de  mort  et,  de  ce  chef;  celte  explication  ajoute 
quelque  chose  à  la  thèse  de  Salmeron  et  de  Jean  de 
Saint-Thomas.  Ensuite,  l'action  qui  place  ainsi  le 
Christ  sous  une  apparence  externe  de  mort,  réalise 
actuellement  en  lui  l'immolation  mystique,  laquelle 
ne  peut  être  entendue  d'une  simple  représentation  de 
l'immolation  réelle  de  la  croix,  mais  constitue  le 
sacrifice  offert  sur  l'autel,  et,  de  ce  chef,  cette  explica- 
tion précise  et  complète  celle  de  Vasquez.  Enfin,  si  les 
paroles  de  la  consécration,  par  leur  force  propre,  sépa- 
rent sacramentellement  le  sang  du  corps  et  réalisent 
ainsi  dans  le  Christ-hostie  l'habilum  externum  mortis, 
elles  n'iraient  point  cependant,  par  elles-mêmes, 
jusqu'à  la  séparation  efïective  du  sang  et  du  corps, 
et,  de  ce  chef,  cette  explication  reste  en  deçà  de  la 
thèse  de  l'immolation  virtuelle. 

Les  défenseurs  de  ce  système  insistent  moins  d'ail- 
leurs, en  exposant  la  notion  du  sacrifice,  sur  la  néces- 
sité de  l'immolation  d'une  victime,  que  sur  la  signi- 
fication symbolique  du  sacrifice  extérieur  par  rapport 
au  sacrifice  intérieur;  par  là,  ils  atténuent,  dans  la 
théologie  du  sacrifice  de  la  messe,  l'apparente  contra- 
diction qu'on  ne  manque  pas  de  relever  chez  ceux 
qui,  adoptant  la  définition  de  Bellarmin  ou  quelque 
autre  définition  similaire,  proclament  à  la  messe 
l'existence  d'une  immolation  purement  représentative 
ou  mystique.  En  regard  de  cette  thèse,  nos  manuels 
citent  habituellement  trois  ou  quatre  noms  d'auteurs 
contemporains,  Billot,  Tanquerey,  Labauche,  Gihr, 
Van  Noort.  En  réalité,  nous  sommes  ici  en  face  d'une 
doctrine  très  traditionnelle,  dont,  immédiatement 
après  le  concile  de  Trente,  Salmeron  avait  recueilli 
presque  tous  les  éléments.  Autant  et  plus  peut-être 
que  la  thèse  de  l'immolation  virtuelle,  cette  explica- 
tion pourrait  revendiquer  le  patronage  de  saint 
Thomas. 

Au  xvne  siècle,  deux  théologiens  ont  contribué  à 
maintenir  en  honneur  cette  explication  que  les  opi- 
nions différentes  risquaient  d'éclipser  et  de  faire 
oublier.   En    Italie,   Pasqualigo;  en   France,  Bossuet. 

1.  Zacharie  Pasqualigo,  théatin  de  Vérone  (t  1664), 
établit  tout  d'abord  que  le  sacrifice  «  est  un  signe 
sensible  destiné  à  manifester  le  sacrifice  intérieur  par 
lequel  nous  nous  offrons  à  Dieu  en  victimes  ».  Et  le 
sacrifice  intérieur  consiste  en  ce  que  l'homme  se 
donne  tout  entier  à  Dieu,  de  qui  il  tient  tout  et  au 
service  duquel  il  doit  se  dévouer.  Ce  sacrifice  inté- 
rieur a  donc  pour  objet  l'excellence  de  la  fin  dernière, 
vers  laquelle  tout  doit  être  dirigé  en  signe  de  l'hom- 
mage dû  à  Dieu;  et  le  sacrifice  extérieur  signifie 
cette  excellence  et  manifeste,  de  la  part  de  l'homme, 
le  pieux  sentiment  de  se  donner  tout  à  Dieu.  De 
sacrificio  nouœ  legis,  Lyon,  1662,  tract,  i,  q.  vi,  n.  7,  8. 
Pris  en  soi,  indépendamment  de  l'institution  positive 
qui  en  détermine  les  éléments,  le  sacrifice  ne  requiert 
donc  pas  la  destruction  de  la  victime.  On  pourrait  le 
définir:  Quitus  sensibilis  expressions  totalis  dependenliœ 
et  subjectionis  practico  modo  respectu  Dci.  Ibid.,  q.  xiv, 
n.  3.  Mais,  en  vertu  de  l'institution  qui  en  détermine  les 
cléments,  le  sacrifice  implique  une  certaine  immuta- 
tion destructive  de  la  chose  offerte.  Ibid.,  n.  7.  L'ins- 
titution du  sacrifice  de  la  messe  requiert  cette  immu- 
tation destructive.  En  quoi  consistera  donc  ici  l'élé- 
ment sacrificiel?  Notre  auteur  ne  s'écarte  ici  de  Vas- 
quez et  de  Lessius  que  dans  la  mesure  où  cela  est 
nécessaire  pour  établir  sa  thèse  :  »  Disons  que  l'immu- 
tation  ou  destruction  de  la  victime  au  sacrifice  de  la 
messe  existe  en  ce  que,  par  la  force  des  paroles,  il  se 
fait  une  certaine  séparation  du  sang  d'avec  le  corps. 


En  effet,  par  la  force  des  paroles,  sous  l'espèce  du 
pain  se  trouve  uniquement  le  corps  du  Christ,  et 
les  autres  parties  de  l'humanité  du  Sauveur  n'y  sont 
que  par  concomitance...  Ainsi  donc,  par  la  force  des 
paroles  et,  conséquemment,  en  vertu  de  leur  action 
consécratoire  et  sanctifiante,  le  Christ  est  présenté 
comme  mort,  dans  la  séparation  de  son  sang  et  de 
son  corps.  »  Ibid.,  q.  i.xiu,  n.  1.  Pasqualigo  rattache 
cette  doctrine  à  Vasquez  et  à  Lessius;  et  de  ce  dernier 
il  rappelle  la  thèse  de  l'immolation  virtuelle.  Mais  il 
propose  ensuite  son  explication  personnelle  :  Licet 
sufficeret...  reprœsentatio  deslructionis  factse  in  cruce 
(thèse  de  Vasquez),  intervenu  etiam  realis  deslructio,  in 
qua  fundatur  représentât i va;  nempe  deslructio  secun- 
dum  modum  essendi  sub  speciebus.  Ne  croyons  pas 
cependant  à  un  nouveau  mode  d'être  affectant  intrin- 
sèquement le  Christ.  Nam  cum  sub  una  existai  ratione 
corporis,  et  sub  alia  ratione  sanguinis,  fit  quœdam 
destructio  ratione  modi  essendi,  nam  per  ipsum  sanguis 
habet  modum  essendi  seorsim  a  corpore  et  corpus  seorsim 
a  sanguine,  qui  quidem  realis  est,  et  convenit  corpori 
et  sanguini  secundum  esse  replicatum  ex  i>i  actionis 
realis  physicœ.  Ce  mode  d'être  nouveau  est  donc  la 
séparation  sacramentelle,  physiquement  réalisée  par 
la  consécration  :  Hinc  per  hune  modum  essendi, 
exhibetur  Christus  per  modum  mortui  sub  speciebus... 
Hœc  autem  exhibitio  sufficit  ad  prolestandum  totum 
id  quod  protestari  posset  realis  destructio,  nempe 
tolalem  submissionem  respectu  Dei  et  recogniiionem 
supremse  majestatis  et  alia  hujusmodi.  Cette  protes- 
tation de  soumission  et  de  dépendance  absolue  à 
l'égard  de  la  divine  majesté,  ce  n'est  pas  seulement 
l'Église  qui  la  fait  par  son  sacrifice,  c'est  encore,  c'est 
surtout  Jésus-Christ,  prêtre  principal,  qui  s'olîre  et 
s'immole  en  sacrifice  sur  l'autel. 

Le  grand  mérite  de  Pasqualigo  a  donc  été  de  réduire 
la  nécessité  et  le  mode  de  l'immolation,  à  ce  qui  est 
rigoureusement  exigé  par  la  signification  symbolique 
du  sacrifice  extérieur.  Ce  point  de  vue  sera  à  retenir 
pour  préciser  la  portée  exacte  des  affirmations  ana- 
logues que  nous  recueillerons  plus  loin  chez  les  théolo- 
giens de  l'école  dite  française,  sous  le  patronage  des- 
quels on  place  la  thèse  du  sacrificc-oblation". 

2.  Bossuet  tient  la  même  doctrine  que  Pasqualigo. 
Sans  doute,  quelques-unes  de  ses  expressions  feraient 
songer  à  l'immolation  virtuelle;  mais,  en  réalité,  il 
admet  dans  la  consécration  une  immolation  mystique 
consistant  dans  la  séparation  sacramentelle  qui  revêt 
Jésus-hostie  d'une  apparence,  d'un  état  extérieur  de 
mort. 

a)  Tout  le  texte  de  la  célèbre  Exposition  de  la  doctrine 
de  l'Église  catholique  sur  le  sacrifice  de  la  messe,  est 
à  citer  : 

Étant  une  fois  convaincus  que  les  paroles  toutes  puis- 
santes du  Fils  de  Dieu  opèrent  tout  ce  qu'elles  énoncent, 
nous  croyons  avec  raison  qu'elles  eurent  leur  effet  dans  la 
cène  aussitôt  qu'elles  furent  prononcées;  et,  par  une  suite 
nécessaire,  nous  reconnaissons  la  présence  réelle  avant  la 
manducation.  Ces  choses  étant  supposées,  le  sacrifice  que 
nous  reconnaissons  dans  l'eucharistie  n'a  plus  aucune 
difficulté  particulière. 

Nous  avons  remarqué  deux  actions  dans  ce  mystère, 
qui  ne  laissent  pas  d'être  distinctes,  quoique  l'une  se  rap- 
porte a  l'autre,  l.a  première  est  la  consécration,  par  laquelle 
le  pain  et  le  vin  sont  changés  au  corps  et  au  sang,  et  la 
seconde  est  la  manducation,  par    laquelle  on  y    participe. 

Dans  la  consécration,  le  corps  et  le  sang  sont  mystique- 
ment sépares,  parce  que  Jésus-Christ  a  dit  expressément  : 
Ceci  est  mon  corps  ;  ceci  est  mon  sany  :  ce  qui  enferme  une 
vive  et  ellicace  représentation  de  la  mort  violente  qu'il  a 
soufferte.  Ainsi  le  Fils  de  Dieu  est  mis  sur  la  sainte  table, 
en  vertu  de  ces  paroles,  revêtu  îles  sii/nes  qui  représentai!  sa 
mort;  c'est  ce  qu'opère  la  consécration;  et  cette  action 
religieuse  porte  avec  soi  la  reconnaissance  de  la  souverai- 
neté de  Dieu,  en  tant  que  Jésus-Christ  présent  y  renou- 


1159 


MESSE,    L'IMMOLATION    MYSTIQUE   :    BOSSUET 


1160 


vcllc  et  perpétue  en  quelque  sorte  la  mémoire  de  son 
obéissance  jusqu'à  la  mort  de  la  croix,  si  bien  que  rien  ne 
lui  manque  pour  ôtre  un  véritable  sacrifice.  On  ne  peut 
douter  que  cette  action,  comme  distincte  de  la  mandu- 
cation,  ne  soit  d'elle-même  agréable  à  Dieu  et  ne  l'oblige 
à  nous  regarder  d'un  œil  propice,  parce  qu'elle  lui  remet 
devant  les  yeux  la  mort  volontaire  que  son  Fils  bien-aimé 
a  soufferte  pour  les  pécheurs,  ou  plutôt  elle  lui  remet  devant 
les  i/eux  son  Fils  même,  sous  les  signes  de  celte  mort,  par 
laquelle  il  a  été  apaisé. 

Tous  leâ  chrétiens  confesseront  que  la  seule  présence  de 
Jésus-Christ  est  une  manière  d'intercession  très  puissante 
devant  Dieu  pour  tout  le  genre  humain,  selon  ce  que  dit 
l'Apôtre,  que  Jésus-Christ  se  présente  et  paraît  i>our  nous 
devant  la  face  de  Dieu,  Hebr.,  xi,  24.  Ainsi  nous  croyons 
que  Jésus-Christ  présent  sur  la  sainte  table  en  celle  figure 
de  mort  intercède  pour  nous  et  représente  continuellement 
à  son  Père  la-  mort  qu'il  a  soulferte  pour  son  Église.  'C'est 
en  ce  sen?  que  nous  disons  que  Jésus-Christ  s'offre  à  Dieu 
pour  nous  dans  l'eucharistie  ;  c'est  en  cette  manière  que 
nous  pensons  que  cette  oblalion  fait  que  Dieu  nous  devient 
plus  propice,  et  c'est  pourquoi  nous  l'appelons  propitia- 
toire. 

Lorsque  nous  considérons  ce  qu'opère  Jésus-Christ  dans 
ce  mystère,  et  que  nous  le  voyons  par  la  foi  présent 
actuellement  sur  la  sainte  table  avec  ces  signes  de  mort, 
nous  nous  unissons  à  lui  en  cet  état,  nous  le  présentons  à 
Dieu,  comme  notre  unique  victime  et  notre  unique  propi- 
tiateur  par  son  sang,  protestant  que  nous  n'avons  rien 
à  offrir  à  Dieu  que  Jésus-Christ  et  le  mérite  infini  de  sa 
mort.  Nou.->  consacrons  toutes  nos  prières  par  cette  divine 
offrande  et,  en  présentant  Jésus-Christ  à  Dieu,  nous 
apprenons  en  même  temps  à  nous  offrir  à  la  Majesté 
divine  en  lui  et  par  lui  comme  des  hosties  vivantes.  Expo- 
sition, n.  U,  Œuvres,  édit.  Outhenin-Chalamlre,  Besançon, 
1836,  t.  vin,  p.  639. 

Encore  que  dans  les  formules  oratoires  dont  Bossuet 
enveloppe  ailleurs  l'exposé  de  la  même  doctrine,  voir 
Explication  de  quelques  difficultés  sur  les  prières  de  la 
messe,  n.  17,  t.  ix,  p.  332,  on  croirait  retrouver  quelque 
concession  faite  à  l'explication  de  Bellarmin,  il  faut 
néanmoins  tenir  que  Bossuet  n'a  pas  fait  d'éclectisme. 
Il  rejette  d'ailleurs  expressément  la  thèse  bellarmi- 
nienne  dans  la  Lettre  IX  au  ministre  Ferri,  t.  ix, 
p.  400.  Tout  le  monde  connaît  le  magnifique  passage 
des  Méditations  sur  l'évangile,  La  cène,  Ir»  partie, 
57e  jour,  où  Bossuet  condense  sa  pensée.  «  Pour  impri- 
mer sur  ce  Jésus  qui  ne  meurt  plus  le  caractère  de  la 
mort  qu'il  a  véritablement  soulferte,  la  parole  vient 
qui  met  le  corps  d'un  côté,  le  sang  de  l'autre,  et  chacun 
sous  des  signes  différents.  Le  voilà  donc  revêtu  du  ca- 
ractère de  sa  mort,  ce  Jésus  autrefois  notre  victime  par 
l'effusion  de  son  sang,  et' encore  aujourd'hui  victime 
d'une  manière  nouvelle  par  la  séparation  mystique  d3 
ce  sang  d'avec  ce  corps.  »  T.  m,  p.  354.  On  trouvera 
la  même  doctrine  dans  V Explication  de  quelques  diffi- 
cultés sur  les  prières  de  la  messe,  n.  8,  et  surlout  n.  17, 
où  l'auteur  touche  de  plus  près  à  l'exposé  du  dogme. 
«  Ce  sacrifice  est  dans  les  paroles  par  lesquelles  le  pain 
est  changé  au  corps,  et  le  vin  au  sang  avec  une  image 
de  séparation  et  une  espèce  (apparence)  de  mort... 
D'où  il  résulte  que  l'essence  de  l'oblation  est  dans  la 
présence  même  de  Jésus-Christ  en  personne,  sous 
cette  figure  de  mort,  puisque  cette  préseice  emporte 
avec  elle  une  intercession  aussi  efficace  que  celle  que 
fait  Jésus-Christ  dans  le  ciel  même,  en  offrant  les 
cicatrices  de  ses  plaies.  Je  ne  prétends  pas  nier  par 
là  que  l'oblation  ne  soit  aussi  expliquée  par  d'autres 
actions  du  sacrifice...  (élévation,  fraction  de  l'hostie)  : 
surtout  la  consomption  du  sang  présente  à  l'esprit 
une  idée  de  sacrifice...  C'est  tout  cela  joint  ensemble 
qui  consomme  notre  sacrifice,  très  réel  par  la  présence 
de  lu  victime  actuellement  revêtue  des  signes  de  mort, 
mais  mystique  et  spirituelle...,  où  le  glaive  c'est  la 
parole,  où  la  mort  ne  se  rencontre  qu'en  mystère...  » 
Œuvres,  t.  ix,  p.  332. 
•    b)  La  doctrine  de  Bossuet  a  été,  au  xvm»  siècle  et  de 


nos  jours,  mal  interprétée.    Il  convient  d'insister  ici 
sur  son  véritable  sens. 

a.  Premièrement,  Bossuet  affirme,  sans  aucun  doute 
possible,  avec  toute  la  théologie  catholique,  que  l'im- 
molation mystique  de  la  messe  est  l'image  très  expres- 
sive de  l'immolation  réelle  du  Calvaire.  .Mais  il  affirme 
également  que  cette  immolation  n'est  pas  simplement 
une  image;  car  elle  suppose  la  présence  actuelle  de 
Jésus  sous  l'hostie  et  sous  le  vin,  et  elle  place  actuelle- 
ment Jésus  sous  des  signes  de  mort.  Ainsi-  donc,  les 
termes  :  le  Fils  de  Dieu  revêtu  des  signes  qui  représen- 
tent sa  mort  ;  le  Fils  de  Dieu  sous  les  signes  de  cette 
mort;  Jésus-Christ  présent  sur  la  sainte  table  en  celle 
figure  ou  avec  ces  signes  de  mort...  ne  doivent  pas  s'en- 
tendre de  la  simple  séparation  des  espèces  sacramen- 
telles, séparation  qui  représenterait  d'une  manière 
vive  et  efficace  la  mort  violente  soufferte  au  Calvaire, 
et  ferait  paraître  Jésus  devant  Dieu,  en  état,  en  figure 
sous  des  signes  de  mort  :  c'est  le  corps,  c'est  le  sang, 
mystiquement  séparés,  qui  portent  en  eux  l'image  de 
la  mort  endurée  sur  la  croix. 

b.  Deuxièmement,  en  plaçant  «  l'essence  du  sacrifice 
dans  la  présence  même  de  Jésus-Christ  en  personne, 
sous  une  figure  de  mort  »,  Bossuet  n'entend  pas  nier 
que  l'essence  du  sacrifice  soit  primordialement  dans 
l'acte  de  séparation  mystique  du  corps  et  du  sang  : 
«  L'essence  de  l'oblation,  dit  M.  Lepin  commentant 
Bossuet,  est,  non  précisément  dans  l'acte  de  sépara- 
tion mystique  du  corps  et  du  sang,  mais  dans  la  pré- 
sence même  de  Jésus  Christ  en  personne  sous  cette 
figure  de  mort.  »  L'idée  du  sacrifice,  p.  509.  On  met  ainsi 
dans  la  pensée  de  Bossuet  une  opposition  que  contre- 
dit le  contexte,  puisque  quelques  lignes  plus  haut, 
l'illustre  évêque  a  écrit  cette  phrase  significative  : 
«  Et  vous  voyez  que...  ce  sacrifice  est  dans  les  paroles 
par  lesquelles  le  pain  est  changé  au  corps  et  le  vin  au 
sang  avec  une  image  de  séparation  et  une  espèce  de 
mort.  »  Et  si  quelque  doute  pouvait  encore  subsister 
sur  la  vraie  pensée  de  Bossuet,  il  suffirait  de  se  repor- 
ter à  d'autres  passages  parallèles  de  ses  œuvres  polé- 
miques contre  les  protestants  :  «  Jésus-Christ  a  fait 
consister  ce  sacrifice  de  l'eucharistie  dans  la  plus 
parfaite  expression  qu'on  pût  imaginer  du  sacrifice 
de  la  croix.  C'est  pourquoi  il  a  dit  séparément  : 
Ceci  est  mon  corps  et  Ceci  est  mon  sang,  renouvelant 
mystiquement  par  des  paroles,  comme  par  un  glaive 
spirituel,  avec  toutes  les  plaies  qu'il  a  reçues  dans 
son  corps,  la  totale  effusion  de  son  sang,  et  encore  que 
ce  corps  et  ce  sang,  une  fois  séparés,  dussent  être 
éternellement  réunis  dans  sa  résurrection...,  il  a  voulu 
néanmoins  que  cette  séparation  faite  une  fois  à  la 
croix,  ne  cessât  jamais  de-paraître  dans  le  mystère  de 
la  sainte  table.  C'est  dans  cette  mystique  séparation 
qu'il  a  voulu  faire  consister  l'essence  du  sacrifice  de 
l'eucharistie.  »  Traité  de  la  communion  sous  les  deux 
espèces,  II»  partie,  n.  2.  Et  qu'on  n'objecte  pas  qu'il 
s'agit  de  l'état  où  se  trouve  Jésus,  non  de  l'action  qui 
le  place  en  cet  état.  Car,  dans  l'Explication,  Bossuet 
identifie  expressément  »  cette  immolation  »,  «  cette 
consécration  »,  «  ce  sacrifice  »,  qui  est  dans  les  paroles, 
etc.,  et  au  n.  20,  il  dit  explicitement  de  la  cène  qu'il 
s'agit  de  l'action,  où  Jésus-Christ  «  mettant  son  corps 
d'un  côté  et  son  sang  de  l'autre,  par  la  vertu  de  sa. 
parole,  s'exposa  lui-même  aux  yeux  de  Dieu  sous  une 
image  de  mort  et  de  sépulture  ».  Et  enfin,  pour 
dissiper  les  derniers  scrupules,  il  suffira  de  citer  ce 
passage  de  la  lettre  ix  au  ministre  Ferri,  t.  ix,  p.  400  : 
«  L'essence  du  sacrifice  consiste  précisément  dans  la 
consécration,  c'est-à-dire  dans  l'action  par  laquelle  le 
ministre,  ou  plutôt  Jésus-Christ  même,- rend  son  corps 
et  son  sang  présents,  etc.  » 

c.  Troisièmement,  il  n'est  pas  exact  d'identifier, 
dans  la  pensée  de  Bossuet,  «  présence  réelle  »  et  «  sacri- 


1161 


MESSE.    I,  IMMOLATION    MYSTIQUE    :    BOSSUKT 


1  L62 


Bec  .  de  façon  à  établir  une  sorte  d'équation  cons- 
tante entre  ces  deux  choses.  Sans  doute,  Bossuet 
insiste  sur  la  présence  eucharistique,  comme  sur  le 

pivot  de  toute  la  discussion  relative  au  sacrifice. 
Mais,  s'il  parle  ainsi,  c'est  que  la  présence  réelle 
par  la  transsubstantiation  et  telle  que  renseigne  l'Eglise 
catholique,  est  le  fondement,  le  principe  d'où  suit  le 
sacrifice.  Voir  Exposition,  n.  14.  Tout  le  contexte 
indique  bien  que  l'oblation  [ircsuppose  la  présence. 
Le  sacrifice  est  une  suite  de  la  réalité  »,  explique 
Bossuet  lui-même.  Fragment  IV  en  réponse  aux  écrits 
/ails  contre  le  livre  de  l'Exposition.  Œuvres,  t.  vin, 
p.  711.  La  doctrine  de  la  présence  réelle  infère  celle 
du  sacrifice.  >  Réflexions  sur  l'écrit  de  Molanus,  t.  ix, 
p.  504.  Le  sacrifice  n'est  qu'une  suite  nécessaire  et 
une  explication  naturelle  t  de  la  doctrine  de  la  présence 
réelle.  Exposition,  n.  16,  t.  vin,  p.  633.  Et  la  raison 
est  que  la  présence  réelle,  selon  l'institution  du 
Christ,  n'est  réalisée  que  par  la  séparation  sacramen- 
telle du  corps  et  du  sang,  par  voie  de  transsubstan- 
tiation. 

</.  Quatrièmement,  quand  Bossuet  déclare  qu'  «  il 
y  a  sacrifice  véritable,  parce  que  Jésus-Christ  en  per- 
sonne s'ofre  à  son  Père  sous  les  signes  de  son  immo- 
lation passée  »,  il  n'exclut  pas  l'immolation  actuelle 
de  Jésus  par  le  prêtre  visible  :  «  dans  l'oblation  que 
nous  faisons  du  corps  de  Jésus-Christ,  c'est  lui- 
même  qui  s'offre  ^.Explication...,  n.  11,  p.  329.  Et 
cette  oblation  est  impliquée  dans  la  consécration. 
Par  les  paro'es  rie  la  consécration,  en  effet,  «  non  seu- 
lement Jésus  <e  met  lui-même  sur  la  sainte  table, 
mais  ercore  il  se  met  revêtu  ries  sigres  représenta- 
tifs de  fa  mort...  Jésus-Christ  présent  y  renouvelle 
la  mémoire  de  son  obéissance  jusqu'à  la  mort  de  la 
croix  et  l'y  perpétue  en  quelque  sorte...  C'est  pour 
ce'a  que  r.ous  disons  que  Jésus-Christ  s'offre...  Il  r.c 
faut  pas  discuter  du  mot.  Si  l'on  entend  par  (ffrir 
l'oblation  qui  se  fait  par  la  mort  de  la  victime,  il 
est  vrai  que  Jésus  ne  s'offre  plus.  Mais  il  s'ofre,  en 
tant  qu'il  paraît  pour  nous,  qu'il  se  présente  pour 
nous  à  Dieu,  qu'il  lui  remet  devant  les  yeux  sa  mort 
et  son  obéissance,  i  Explication  de  différents  points 
de  controverse,  t.  ix.  p.  387. 

En  bref,  oblation-immolation  réelle  et  sanglante  à 
la  croix;  oblation-immolation  actuelle  mais  mystique, 
à  l'autel,  la  seconde  n'impliquant  pas  l'insuffisance  de 
la  première,  mais  continuant  l'intercession  et  la  pro- 
pitialion  du  Calvaire.  Cf.  Exposition...  n.  15,  t.  vin, 
p.  631;  Fragments,  IV,  De  l'eucharistie,  n.  17,  id., 
p.  713,  et  surtout  Explication  de  la  messe,  n.  25,  t.  ix, 
p.  338,  où  Bossuet  explique  par  la  prophétie  de  Mala- 
chie  le  sens  précis  du  mot  oblation  appliqué  à  l'eucha- 
ristie :  Oblation  non-sanglante,  présent  où  il  n'y  a  pas 
de  victime  égorgée. 

c)  Cette  mise  au  point  de  la  pensée  de  Bossuet 
nous  permet  d'étudier  chez  le  même  auteur  le  rapport 
de  l'oblation  eucharistique  à  l'oblation  de  Jésus  au 
ciel.  Dans  les  derniers  passages  auxquels  nous  nous 
sommes  référé,  le  deuxième  sens  du  mot'  «  offrir  » 
(l'oblation  par  la  présence  devant  Dieu  en  une  figure 
d'immolation  ou  de  mort,  sans  qu'intervienne  la  mort 
réelle)  est  appliqué  aussi  bien  à  l'intercession  toute- 
puissante  de  Jésus  au  ciel  qu'à  son  immolation  mys- 
tique dans  l'eucharistie  :  •  Poser  devant  Dieu  le  corps 
et  le  sang  dans  lesquels  étaient  changés  le  pain  et  le 
vin,  c'était,  en  effet,  les  lui  offrir;  c'était  imiter 
sur  la  terre  ce  que  Jésus-Chrisl  fait  dans  le  ciel,  lorsqu'il 
y  paraît  pour  nous  devant  son  Père,  comme  dit  saint 
Paul,  Hebr.,  vu,  25;  ix,  24,  26.  C'est  aussi  à  quoi 
revient  ce  que  dit  saint  Jean  dans  son  Apocalypse, 
v.  6.  lorsqu'il  y  vil  l'Agneau  devant  le  trône,  vivant 
à  la  vérité,  puisqu'il  est  debout,  mais  en  même  temps 
comme  immolé  et  comme  mort,  à  cause  des  cicatrices 


de  ses  plaies  et  des  marques  qu'il  conserve  encore, 
dans  la  gloire,  de  son  immolation  sanglante...  Il 
est  à  peu  près  dans  ce  même  état  sur  la  sainte  table, 
lorsqu'en  vertu  de  la  consécration,  il  y  est  mis  tout 
vivant,  mais  avec  des  signes  de  mort,  par  la  sépara- 
tion mystique  de  son  corps  d'avec  son  sang.  »  Expli- 
cation de  la  messe,  n.  9,  t.  ix,  p.  326-327. 

Le  rapprochement  de  l'intercession  céleste  et  du 
sacrifice  terrestre,  dans  la  pensée  de  Bossuet,  semble 
avoir  une  double  raison  d'être.  D'abord,  il  montre 
aux  protestants  que  le  sacrifice  eucharistique  ne  fait 
nullement  tort  au  sacrifice  de  la  croix  :  «  De  penser 
maintenant  que  cette  manière  dont  Jésus-Christ  se 
présente  à  Dieu  fasse  tort  au  sacrifice  de  la  croix, 
c'est  ce  qui  ne  se  peut  en  façon  quelconque...  car  il 
faudrait  conclure,  par  la  même  raison,  que  lorsqu'// 
continue  de  paraître  pour  nous  devant  Dieu,  Hebr.,  ix, 
2-1,  il  affaiblit  l'oblation,  par  laquelle  il  a  paru  une  fois 
par  l'immolation  de  lui-meme,  id.,  26;  et  que,  ne 
cessant  d'intercéder  pour  nous,  vu,  25,  il  accuse  d'in- 
digence l'intercession  qu'il  a  faite  en  mourant,  avec 
tant  de  larmes  et  de  si  grands  cris,  v,  7.  »  Exposition... 
n.  15,  p.  632.  Ensuite,  il  nous  fait  entendre  comment 
l'oblation  de  Jésus  présent  dans  l'eucharistie  sous 
des  signes  de  mort  est  tout  aussi  efficace  sur  la  misé- 
ricorde divine  que  l'intercession  du  Sauveur  glorifié, 
mais  encore  marqué  des  stigmates  de  la  passion  et  de 
l'immolation  sanglante.  Bien  loin  que  l'enseignement 
de  l'Apôtre  dans  l'Épître  aux  Hébreux  sur  la  présence 
de  Jésus  intercédant  pour  nous  dans  le  ciel,  empêche  la 
présence  eucharistique  et  l'oblation  sur  l'autel,  il 
nous  sert,  au  contraire,  à  mieux  comprendre  l'utilité 
et  l'efficacité  de  cette  présence  et  de  cette  oblation 
terrestres.  Mais  l'oblation  céleste  de  Jésus  ne  doit  pas 
être  conçue  comme  un  élément  du  sacrifice  eucharis- 
tique;' le  sacrifice  de  la  messe  ne  saurait  être  dit 
purement  et  simplement  le  sacrifice  du  ciel  rendu 
présent  sur  nos  autels;  il  y  a  sur  l'autel  quelque  chose, 
la  consécration  du  pain  et  du  vin  au  corps  et  au 
sang  sous  des  espèces  séparées,  qui  apporte  à  la  inesse 
un  élément  sacrificiel  qui  fait  défaut  dans  l'inter- 
cession de  Jésus  au  ciel  :  «  Pour  nous  répliqner  main- 
tenant qu'on  offrait  Jésus-Christ  comme  étant  au 
ciel,  il  faudrait  avoir  oublié  ce  qu'on  a  vu  tant  de 
fois,  que  ce  qu'on  offrait,  on  le  formait  sur  l'autel  des 
dons  qu'on  y  apportait,  c'est-à-dire  du  pain  cl  du  vin.  » 
Explication  de  la  messe,  n.  9,  p.  327.  C'est  pourquoi 
il  n'y  a  pas  ombre  de  difficulté  à  dire  que  ce  sacrifice 
est  un  sacrifice  de  pain  et  de  vin,  parce  qu'il  se  fait 
de  l'un  et  de  l'autre.  Id.,  n.  13.  —  Il  faut  donc  tenir 
fermement  que  Bossuet  envisage  que  le  sacrifice  de  la 
messe  est  l'oblation  du  corps  et  du  sang  du  Christ, 
actuellement  rendus  présents  sur  l'autel  par  la  consé- 
cration du  pain  et  du  vin,  et  mystiquement  séparés 
sous  les  espèces  sacramentelles,  Jésus-Christ  étant 
revêtu,  par  cette  séparation  mystique,  des  signes  de 
mort  représentant  son  immolation  sanglante  au  Cal- 
vaire et  réalisant  présentement  son  immolation  nus- 
tique  sur  l'autel. 

rf)  Un  dernier  point  de  doctrine  catholique  est  mis 
en  relief  d'une  façon  saisissante  par  l'évêquc  de  Meaux  : 
c'est  l'union  de  l'Église  à  son  chef  dans  le  sacrifice. 
L'Église  offre  avec  Jésus-prêtre;  l'Église  s'offre  avec 
Jésus-victime.  Explication,  n.  3,  36,  37. 

Sans  doute,  dans  l'oblation  du  corps  et  du  sang  du 
Sauveur,  c'est  toujours  Jésus  Christ  l'offrant  prin- 
cipal : 

Dans  ce  sacrifice,  Jésus-Christ  est  le  véritable  sacrifica- 
teur, qui  s'offre  encore  lui-même...,  étant  l'instituteur  de 

cette  oblation,  c'est  en  son  nom  et  par  son  autorité  qu'on 
la  continue.  Id.,  n.  Il,  p.  329.  Mais  l'Église  qui,  au  nom 
et  par  le  pouvoir  que  lui  confère  le  Christ,  offre  le  pain  ci 
le  vin  pour  en  faire  le  corps  et  le  sang,  et  qui  ensuite,  offre 


1163 


MESSE,    L'IMMOLATION    MYSTIQUE    :    BILLOT 


1164 


encore  ce  corps  et  ce  sang  après  qu'ils  sont  consacrés,  ne 
le  fait  que  pour  accomplir  une  troisième  ablation,  pur  laquelle 
elle  n'offre  elle-même.  Le  prêtre  commence  le  premier,  et 
a  l'exemple  de  Jésus-Christ,  qui  a  été  tout  ensemble  le 
sacrificateur  et  la  victime,  il  s'offre  lui-même  avec  son 
oblation  ;  c'est  ce  que  signifie  la  cérémonie  d'étendre  les 
mains  sur  les  dons  sacrés,  comme  on  fait  un  peu  avant  la 
consécration.  Autrefois  dans  l'ancienne  loi,  on  mettait  la 
main  sur  la  victime  (Lev.,  i,  4;  m;  vm,  14,  15,  etc.),  en 
signe  qu'on  s'y  unissait  et  qu'on  se  dévouait  à  Dieu  avec 
elle  ;  c'est  ce  que  témoigne  le  prêtre  en  mettant  les  mains 
sur  les  dons  qu'il  va  consacrer.  Tout  le  peuple  pour  qui  il 
agit  entre  dans  son  sentiment,  et  le  prêtre  dit  alors  au 
nom  de  tous  :  Nous  vous  prions,  Seigneur,  de  recevoir  celte 
oblalion  de  notre  servitude  et  de  toute  votre  /amille,  où  nous 
apprenons,  non  seulement  à  olîrir  avec  le  prêtre  les  dons 
proposés,  mais  encore  à  nous  offrir  nous-mêmes  avec  eux. 
L'ancienne  cérémonie,  où  chacun  portait  lui-même  son 
oblation,  c'est-à-dire  son  pain  et  son  vin,  pour  être  offert 
à  l'autel,  confirme  cette  vérité.  Car  outre  qu'offrir  à  Dieu 
le  pain  et  le  vin  dont  notre  vie  est  soutenue,  c'est  la  lui 
offrir  elle-même  comme  une  chose  qu'on  tient  de  lui,  et 
qu'on  veut  lui  rendre,  les  saints  Pères  ont  remarqué  dans 
le  pain  et  dans  le  vin  un  composé  de  plusieurs  grains  de  blé 
réduits  en  un  et  de  la  liqueur  de  plusieurs  raisins  fondus 
ensemble;  et  ils  ont  regardé  ce  composé  comme  une 
figure  de  tous  les  fidèles  réduits  en  un  seul  corps  pour 
s'offrir  à  Dieu  en  unité  d'esprit...  Quoique  cette  cérémonie 
d'offrir  en  particulier  son  pain  et  son  vin  ne  subsiste  plus, 
le  fond  en  est  immuable  :  et  nous  devons  entendre  que  ce 
sacrifice  doit  en  effet  être  oITert  par  tous  les  fidèles  à  l'autel, 
puisque  c'est  toujours  pour  eux  tous  que  le  prêtre  y  assiste. 
Mais  lorsque  les  dons  sont  consacrés,  et  qu'on  offre  actuel- 
lement à  Dieu  le  corps  présent  du  Sauveur,  c'est  une  nou- 
velle raison  de  lui  offrir  de  nouveau  l'Église,  qui  est  son 
corps  en  un  autre  sens,  et  les  fidèles  qui  en  sont  les  membres. 
Il  sort  du  corps  naturel  de  notre  Sauveur  une  impression 
d'unité  pour  assembler  et  réduire  en  un  tout  le  corps 
mystique  ;  et  on  accomplit  le  mystère  du  corps  de  Jésus- 
Christ,  quand  on  unit  tous  ses  membres  pour  s'offrir  en  lui 
et  avec  lui.  Ainsi  l'Êqlise  fait  elle-même  une  partie  de  son 
sacrij  ce,  de  sorte  que  ce  sacrifie  n'aura  jamais  sa  perfection 
toute  entière  qu'il  ne  soit  offert  par  des  saints.  Id.,  n.  36, 
p.  346-347. 

Dans  ce  développement,  on  retrouve  bien,  poussé 
jusque  dans  ses  conséquences  dernières,  l'exposé  de 
la  doctrine  du  symbolisme  qui  s'attache  au  sacrifice 
extérieur  par  rapport  au  sacrifice  intérieur;  doctrine 
que  nous  avons  signalée  comme  caractéristique  de  la 
thèse  dont  Bossuet  est  un  des  plus  illustres  représen- 
tants. 

3.  Bossuet  n'a  pas  fait  école;  son  influence  est  néan- 
moins sérieuse  sur  plusieurs  théologiens  du  xvme  siècle 
notamment  sur  Tournely  et  Collet,  qui  se  réfèrent 
expressément  à  son  autorité.  Mais  ces  deux  théolo- 
giens doivent  être  rattachés  plutôt  à  l'école  de  De 
Lugo.  Le  jésuite  Lacroix  (t  1714)  se  rapproche  beau- 
coup de  Bossuet  dans  son  explication  de  la  «  destruc- 
tion mystique  »  du  Christ  sur  l'autel,  la  séparation 
sacramentelle  donne  au  Christ  un  aspect  de  mort, 
quia  solum  corpus  sine  anima  et  sanguine  non  intelli- 
gitur  vivere,  nec  solus  sanguis  sine  anima  cl  corpore. 
Theologia  moralis,  Paris,  1866,  De  sacramentis,  1.  VI, 
part.  II,  q.  i,  2,  n.  3.  Même  sens,  même  terminologie 
chez  Ferraris  (f  1760),  Prompta  bibliotheca,  v°  Sac.ri- 
pcium,  n.  43  :  In  ipsa  consecralione  per  dinersas  species 
per  se  et  vi  verborum  corpus  velut  mortuum  et  sanguis 
velul  efjusus  incruente  reprœsentatur;  cf.  n.  54.  On 
retrouve  également  la  même  doctrine  (encadrée  toute- 
fois d'explications  subsidiaires  empruntées  à  d'autres 
systèmes)  chez  F.  Babin,  principal  rédacteur  des 
Conférences  ecclésiastiques  du  diocèse  d'Angers  (1716), 
Paris,  1778,  t.  ni,  p.  243. 

4.  Il  faut  arriver  à  la  fin  du  xixe  siècle  pour  trou- 
ver, avec  le  cardinal  Billot,  un  défenseur  de  la  doctrine 
de  l'immolation  mystique,  telle  que  Bossuet  l'avait 
enseignée,  dans  toute  sa  pureté,  au  xvip  siècle. 

a)  Comme  Pasqualigo,  Billot  élargit  la  définition 


du  sacrifice.  Le  sacrifice,  comme  l'enseigne  saint 
Thomas,  est  <■  un  signe  représentant  symboliquement 
le  sacrifice  intérieur  »,  par  lequel  nous  rendons  à  Dieu 
l'honneur  qui  lui  est  dû  proprement  et  exclusivement. 
Cette  exclusivité  doit  être  marquée  dans  le  signe  choisi 
pour  constituer  le  sacrifice.  Le  choix  de  cet  élément 
n'est  pas,  d'ailleurs,  laissé  à  l'arbitraire;  il  doit,  en 
effet,  présenter  une  ressemblance  symbolique  avec  le 
sacrifice  intérieur  qu'il  s'agit  de  signifier  extérieure- 
ment. L'acte  cultuel  qui  constitue  le  sacrifice  a  été 
fort  convenablement  placé  dans  l'immolation  ou  la 
destruction  d'une  victime;  immolation  et  destruction 
qu'on  recherche,  non  certes  pour  elles-mêmes,  mais 
uniquement  en  raison  de  la  signification  symbolique 
qu'on  y  attache.  Cette  signification  symbolique  est 
justifiée  :  l'honneur  souverain  exclusivement  dû  à 
Dieu  est  parfaitement  exprimé  par  la  consomption 
de  la  victime,  Dieu  étant  ainsi  reconnu  comme  celui 
en  l'honneur  de  qui  il  est  juste  que  toute  vie  humaine 
se  consume.  De  sacramentis  Ecclesiœ,  t.  i,  6e  édit., 
Borne,  1924,  p.  580-588. 

b)  Le  sacrifice  propre  de  la  Loi  nouvelle,  §  3,  est 
le  sacrifice  de  la  messe  et  non  le  sacrifice  de  la  croix. 
Le  sacrifice  de  la  croix  appartient  à  la  Loi  nouvelle 
parce  qu'il  en  est  la  source,  d'où  découle  toute  grâce 
propre  à  cette  loi.  Mais  la  mort  du  Christ  ne  peut  être 
renouvelée  et,  si  elle  le  pouvait,  ce  ne  saurait  être 
du  fait  des  chrétiens.  Donc,  seul  sur  la  croix,  Jésus 
a  offert  le  sacrifice  et  comme  prêtre  et  comme  victime. 
Si  donc  la  religion  exige  un  sacrifice  offert  au  nom  du 
peuple  chrétien  par  l'intermédiaire  des  prêtres,  en 
témoignage  de  notre  commune  servitude  vis-à-vis 
de  Dieu,  il  faut  conclure  que  ce  sacrifice  ire  peut  être 
que  le  sacrifice  de  la  messe.  Si  l'on  considère  à  qui  est 
offert  ce  sacrifice,  nulle  différence  entre  le  Calvaire 
et  l'autel,  puisque  c'est  à  Dieu  qu'est  adressée  l'obla- 
tion.  Mais  si  l'on  considère  et  le  prêtre  qui  offre,  et 
la  victime  qui  est  offerte,  on  doit  reconnaître  que  la 
messe  diffère  du  sacrifice  de  la  croix.  Sans  doute,  à 
l'autel  comme  au  Calvaire,  c'est  toujours  Jésus  Christ 
qui  offre  et  qui  s'ofïre  et,  en  ce  qui  concerne  le  prêtre 
souverain  et  la  victime  parfaite  qu'est  Jésus,  nulle 
différence  encore  entre  le  Calvaire  et  l'autel.  Mais,  à  la 
messe,  l'Église  corps  mystique  de  Jésus  offre  le  sacri- 
fice en  union  avec  son  chef  et,  avec  lui,  se  sacrifie. 
Avec  Jésus,  elle  est  prêtre;  avec  lui,  elle  est  victime. 

e)  Dans  la  dernière  édition  de  son  ouvrage.  Billot  a 
intercalé  un  §  4,  relatif  à  la  dualité  du  sacrifice  offert 
par  le  Christ,  d'après  la  doctrine  du  concile  de  Trente. 
Il  s'agit,  d'une  part,  de  la  cène  et,  par  voie  de  consé- 
quence, de  la  messe,  et,  d'autre  part,  du  Calvaire. 
Billot  affirme  que  le  sacrifice  de  l'eucharistie,  tout  en 
renouvelant  d'une  façon  mystique  l'immolation  de  la 
croix,  se distin gue  adéquatement  du  sacrifice  du  Calvaire. 
Trois  points  concentrent  la  démonstration:  a.  —  Le 
concile  de  Trente  affirme  qu'un  seul  et  même  sacrifice 
fut  accompli  à  la  cène  et  est  accompli  à  la  messe;  de 
sorte  que  c'est  à  la  dernière  cène  que,  sans  aucun 
doute  possible,  il  faut  aller  chercher  non,  seulement 
l'institution,  mais  encore  la  première  et  prototype 
célébration  du  sacrifice  de  la  messe,  b.  —  L'oblation 
de  la  cène,  d'après  le  concile  de  Trente,  non  seulement 
ne  peut  être  tenue  pour  une  partie  essentielle  ou 
intégrale  du  sacrifice  de  la  croix,  mais,  au  contraire, 
on  doit  reconnaître  qu'elle  s'y  oppose  en  tous  points, 
niques  ei  per  omnia  opponalur;  elle  s'y  oppose  comme 
le  représentatif  au  représenté,  comme  le  mémorial  à 
l'objet  qu'on  doit  perpétuellement  commémorer, 
comme  ce  qui,  jusqu'à  la  fin,  se  renouvellera  et  conti- 
nuellement se  reproduira,  selon  le  précepte  du  Christ, 
à  ce  qui  devait  être  une  seule  fois  accompli,  sans  réité- 
ration possible,  c.  —  Le  concile  de  Trente  (et  cette 
remarque  est  capitale)  reconnaît  non  pas  seulement 


1165 


MESSE.    L'IMMOLATION    MYSTIQUE    :   BILLOT 


1166 


une.  niais  deux  immolations  du  Christ,  l'une  sanglante, 
sur  la  croix,  l'autre  non  sanglante,  dans  le  sacrement. 

«  Voilà  les  trois  points,  continue  l'auteur,  tirés  de 
la  doctrine  du  concile  de  Trente,  qui  nous  permettent 
d'apporter  à  la  question  posée  une  solution...  Il  faut 
donc  en  inférer  que  le  sacrifice  de  Ici  messe  n'est  pas 
le  même  que  celui  de  la  croix,  mais  que  ce  sont  deux 
sacrifices,  différents  et  par  le  nombre  et  par  l'espèce  : 
le  sacrifice  consiste  dans  l'oblation;  les  différents 
modes  d'oblation  feront  donc  les  sacrifices  différents. 
Si  donc  on  rencontre  fréquemment  des  textes  qui 
paraissent  allirmer  le  contraire,  il  faut  les  entendre 
en  ce  sens  que,  par  une  métonymie  assez  commune, 
le  sacrifice  y  est  pris  pour  la  chose  sacrifiée.  Mais, 
en  prenant  le  sacrifice  pour  l'action  sacrificielle  même, 
il  est  clair,  et  au  delà  de  l'évidence,  que  ne  peuvent 
constituer  un  sacrifice  unique,  ni  numériquement,  ni 
spécifiquement,  les  oblations  dont  la  raison  intrinsèque 
se  manifeste  à  nous  comme  composée  d'éléments  oppo- 
sés entre  eux  d'une  manière  contradictoire  :  oblation 
sanglante  et  oblation  non  sanglante;  immolation  où 
intervient  la  mort  de  la  victime,  et  immolation  qui 
s'accomplit  sans  que  la  victime  souffre  quelque  dom- 
mage réel;  sacrifice  dont  la  nature  n'affirme  qu'une  fois 
pour  toutes  la  possibilité,  et  sacrifice  qui  a  été  institué 
précisément  pour  être  renouvelé  sur  tous  les  points 
de  l'univers,  par  toutes  les  générations,  et  jusqu'à 
la  fin  du  monde.  Nous  ne  rejetons  pas  pour  autant 
ce  que  d'autres  ont  affirmé  touchant  l'unité  du  sacri- 
fice du  Christ.  Nous  confessons  volontiers  qu'il  faut 
admettre  une  certaine  unité  et  même,  en  son  genre, 
une  unité  extrêmement  étroite.  Nous  ne  disons  point 
que  le  sacrifice  de  la  croix  et  le  sacrifice  de  la  messe 
sont  disparates,  comme  s'ils  n'avaient  entre  eux 
aucune  liaison  intime.  Loin  de  nous  cette  pensée. 
Mais,  si  nous  rejetons  très  résolument  entre  eux  une 
unité  spécifique  et  a  fortiori  numérique,  nous  affirmons 
d'autant  plus  fortement  une  unité  d'ordre.  Cette  unité 
d'ordre  consiste  en  ceci  :  le  sacrifice  de  la  messe  suppose 
essentiellement  le  sacrifice  de  la  croix;  il  offre  la  même 
victime  que  le  sacrifice  de  la  croix,  mais  d'une  façon 
non  sanglante  et  sous  un  revêtement  sacramentel 
qui  exprime  l'immolation  sanglante  de  la  croix.  En 
conséquence,  tout  entier,  le  sacrifice  de  la  messe  se 
réfère  à  celui  de  la  croix,  dont  il  est  la  représentation 
et  le  mémorial  perpétuel.  » 

d)  Ces  principes  posés,  Billot  rejette  l'opinion  de 
ceux  qui  placent  l'action  sacrificielle  dans  la  consé- 
cration en  tant  qu'elle  serait  :  1°  avec  certains  auteurs 
(Tanner)  la  destruction  de  la  substance  du  pain  et  de 
celle  du  via;  2°  avec  Suarez,  la  destruction  de  la 
même  substance,  mais  conjointement  avec  la  produc- 
tion du  corps  et  du  sang  du  Christ;  3°  avec  De  Lugo, 
la  position  du  corps  et  du  sang  de  Jésus-Christ, 
c'est-à-dire  du  Christ  lui-même  en  un  état  amoindri 
et  diminué;  4°  avec  Lessius,  une  immolation  virtuelle: 
5°  avec  Vasquez,  une  simple  représentation  de  l'immo- 
lation sanglante  de  la  croix.  Et  voici  finalement  la 
solution  proposée.  «  La  messe,  dans  son  essence, 
consiste  dans  la  seule  consécration  des  deux  espèces, 
bien  qu'à  l'action  consécratoire  doive  s'adjoindre,  par 
la  nature  même  des  choses,  la  communion  du  célé- 
brant; et  c'est  la  raison  pour  laquelle  la  communion 
est  prescrite  par  une  loi  dont  il  n'est  pas  possible 
d'accorder  de  dispense.  Mais  la  consécration  possède 
en  soi  la  vraie  raison  du  sacrifice,  formellement  et 
précisément,  en  tant  qu'elle  est  une  immolation  non 
sanglante  du  Christ,  représentative  de  l'immolation 
sanglante  de  la  croix,  cette  représentation  s'expri- 
mant  par  la  séparation  sacramentelle  ou  mystique  du 
corps  et  du  sang  sous  les  espèces  distinctes  du  pain 
et  du  vin,  »  Cette  séparation  sacramentelle  place,  en 
e"et,  le  Christ  à  l'autel  in  habitu  passionis  et  mortis 


quam  scmcl...  pcrlulit  in  cruce  (p.  633).  C'est  très  exac- 
tement la  position  de  Pasqualigo  et  de  Bossuet. 
Comme  Sahneron,  d'ailleurs.  Billot  pose  en  principe 
que  le  sacrifice  de  l'eucharistie,  parce  qu'il  est  offert  in 
specie  aliéna,  ne  requiert  pas  d'immolation  sanglante. 

e)  Quelques  mots  relatifs  à  la  communion  du  célé- 
brant montrent  bien  que  le  savant  théologien  n'a 
pas  omis  un  dernier  et  très  important  aspect  du 
sacrifice,  f.es  partisans  du  sacrifice-oblalion  insis- 
tent fréquemment  sur  le  commerce  intime  que  le 
sacrifice  établit  entre  l'homme  et  Dieu.  Billot  rap- 
pelle que  la  communion  doit  être  jointe  à  l'oblation 
sacrificielle  de  la  messe,  et  cela  par  la  nature  même 
des  choses,  quia  consecratio  ponit  victimam  sub  specie- 
bus  cibi  et  polus,  ac  per  hoc,  ordinem  dicit  ad  sumplio- 
nem  ut  ad  complementum  sacrosancti  illius  commereii 
,  quod  sacri ftcanles  habemus  cum  Dco.  P.  623. 

5.  La  grande  autorité  de  Billot  a  remis  en  honneur 
l'explication  de  Salmeron-Pasqualigo-Bossuet.  Elle  a 
conduit  Gihr  de  l'opinion  de  Franzelin,  que  cet  auteur 
avait  primitivemnt  professée  à  Fribourg,  en  1877,  à 
celle  de  l'immolation  mystique,  qu'il  enseigna  depuis 
ouvertement  (1897),  se  référant  directement  à  Pas- 
qualigo, dont  il  reproduit  en  note  deux  passages 
expressifs.  «  D'une  façon  sacramentelle,  quant  aux 
signes  extérieurs,  le  sang  de  Jésus-Christ  est  séparé 
de  son  corps  et  par  conséquent  répandu...  Cette  sépa- 
ration sacramentelle  du  corps  et  du  sang  de  Jésus- 
Christ;  cette  immolation  mystique  suffit  pleinement 
pour  exprimer,  d'une  manière  effective  et  symbo- 
lique, la  disposition  intime  du  Sauveur  eucharistique, 
prêtre  et  hostie,  c'est-à-dire  pour  accomplir  le  véri- 
table sacrifice.  Et  vraiment  le  sacrifice  est  essentiel- 
lement un  signe  extérieur  et  symbolique  du  sacrifice 
intérieur,  et  pour  cette  signification  l'effusion  mystique 
du  sang  sur  l'autel  produit  le  même  effet  que  cette 
effusion  effectuée  sur  la  croix.  Cette  immolation  non 
sanglante  et  sacramentelle  de  l'Agneau  eucharistique 
établit  un  sacrifice  réel  de  Jésus-Christ  sous  les 
espèces  étrangères  du  sacrement.  L'eucharistie  est  un 
sacrifice  mystique  et  sacramentel,  et  en  même  temps 
effectif  et  réel  :  Myslica  nobis  Domine  prosil  oblatio 
(Miss.  rom.).  » 

Gihr  note  ensuite  comment  la  messe  n'est  pas  un 
sacrifice  purement  relatif  :  «  La  double  consécration 
peut  être  considérée  sous  deux  aspects  différents; 
c'est  d'abord  l'immolation  mystique  du  Sauveur  appe- 
lant sur  l'autel  son  corps  et  son  sang,  d'où  résulte  ir.i 
sacrifice  proprement  dit;  c'est  ensuite  la  représenta- 
tion sensible  du  sacrifice  du  Calvaire.  Une  seule  et 
même  opération,  la  transsubstantiation  des  deux  élé- 
ments réalise  le  caractère  d'un  sacrifice  à  la  fois  absolu 
et  relatif,  c'est-à-dire  d'un  sacrifice  véritable  en  soi, 
mais  qui,  par  sa  nature  intrinsèque,  se  rapporte  au 
sacrifice  de  la  croix  et  le  reproduit  sous  nos  yeux.  » 

Dans  sa  conclusion,  Gihr  insiste  sur  la  part  prise 
par  Jésus-Christ  dans  l'immolation  actuelle  de  la 
messe  :  «  L'essence  complète  du  sacrifice  eucharis- 
tique repose  donc  dans  l'effusion  mystique  du  sang 
opérée  par  la  transsubstantiation  des  deux  éléments, 
en  tant  qu'elle  est  l'expression  réelle  de  lu  volonté  de 
Jésus-Christ  de.  se  sacrifier  actuellement,  et  du  don 
de  lui-même  sur  l'autel,  et  en  tant  qu'elle  représente 
et  renouvelle  à  la  fois  le  sacrifice  sanglant  de  la  croix.  » 
Le  saint  sacrifice  de  la  messe,  tr.  fr.  de  L.-Th.  Moccand, 
Paris,  1900,  t.  i,  p.  125-126. 

Van  Noori  se  rattache  aussi  à  Billot,  dont  il  pro- 
clame verior  la  solution.  Toutefois,  en  définissant  le 
sacrifice  par.  la  destruction  réelle  de  la  victime,  Van 
Noort  reconnaît  que  ce  n'est  là  qu'une  opinion  plus 
probable,  à  laquelle  il  se  rallie  comme  telle.  Mais, 
parce  que  la  fin  essentielle  du  sacrifice  est  de  signifier 
notre  soumission  parfaite  à  Dieu,  la  destruction  réelle 


\  167 


MESSE,   THÉORIE    DU   SACRIFICE-IMMUTATION 


1168 


n'est  pas  toujours  requise;  eu  soi  peut  suffire  toute 
espèce  de  destruction,  pourvu  que  la  signification 
symbolique  du  sacrifice  y  soit  réalisée.  L'application 
à  l'eucharistie  selon  l'explication  de  Billot  devient 
claire  et  facile.  Ainsi  la  messe  est  un  véritable  sacri- 
fice, puisque  dans  la  consécration  le  Christ-homme  est 
immolé  mystiquement,  et  par  cette  immolation  mys- 
tique offert  à  Dieu.  Tractatus  de  sacramentis,  Amster- 
dam, 1910,  t.  i,  n.  469-471. 

Labauche  se  rallie  purement  et  simplement  à  la 
Ihèse  de  Billot,  qui  lui  paraît  plus  simple  que  les 
autres.  Leçons  de  théologie  dogmatique,  t.  iv,  Les 
sacrements,  Paris,  1918,  p.  303-305. 

Tanquerey  rappelle  que  l'opinion  du  cardinal  Billot 
concevant  le  sacrifice  de  la  messe  comme  une  immola- 
tion mystique  était  commune  chez  les  théologiens 
avant  les  controverses  protestantes;  il  s'y  rallie  plei- 
nement, comme  à  l'explication  plus  probable.  Syno- 
psis théologien  dogmaticœ,  Paris,  1920,  t.  m,  n.  690. 
.Môme  thèse,  simplement  esquissée,  chez  J.  Grimai, 
Le  sacerdoce  et  le  sacrifice  de  Notre-Seigneur  Jésus- 
Christ,  4e  édit.,  Paris,  1923,  plus  développée  dans 
Pègues,  Commentaire  littéral...,  t.  xvm,  p.  415  sq. 

6.  Parmi  les  partisans  de  l'immolation  mystique,  il 
faut  accorder  une  mention  très  spéciale.à  J.  A.  Schwane 
(t  1891),  que  M.  Lamiroy  place  à  tort,  semble-t-il, 
parmi  les  disciples  de  Vasquez,  et  au  P.  Etienne 
Hugueny,  O.  P.,  en  raison  de  l'harmonie  que  ces  deux 
auteurs  mettent  entre  la  définition  générale  du  sacri- 
fice et  la  définition  particulière  du  sacrifice  eucharis- 
tique. 

a)  «  Des  divers  essais  d'explication  et  des  mul- 
tiples  commentaires  des  théologiens  du  xvie  et  du 
xvne  siècles,  écrit  Schwane,  on  peut  inférer  comme  un 
résultat  sûr  que  le  sacrifice  doit  être  distingué  de 
l'oblation  en  général,  et  qu'il  doit  être  entendu  comme 
le  don  d'un  bien  visible,  réellement  existant,  fait  à 
Dieu  par  un  rite  symbolique  prescrit  ou  approuvé  par 
une  autorité  publique  ou  par  Dieu,  pour  reconnaître 
son  souverain  domaine  sur  l'être  et  le  non  être.  On  a 
été  conduit  à  plusieurs  essais  désespérés  pour  montrer 
dans  la  sainte  messe  une  réelle  destruction  de  la  vic- 
time, parce  qu'on  la  faisait  entrer  dans  l'essence  du 
sacrifice  de  la  messe...  On  renonce  donc  à  compter 
celle-ci  parmi  les  éléments  essentiels  du  sacrifice. 
Le  sacrifice  eucharistique  est  précisément  un  sacrifice 
tout  particulier,  et  son  accomplissement  n'est  que  le 
renouvellement  du  sacrifice  sanglant  du  Christ,  repré- 
senté par  la  séparation  sacramentelle  et  mystique  du 
sang  et  du  corps  du  Christ,  sous  les  espèces  séparées  du 
pain  et  du  vin,  à  l'égard  desquelles  les  paroles  de  la 
consécration  prononcées  par  le  prêtre,  de  la  bouche 
même  de  Notre-Seigneur,  forment  pour  ainsi  dire 
l'épée  que  le  Seigneur  employa  d'abord  lui-même,  la 
veille  de  sa  mort,  afin  d'exprimer  sa  plus  parfaite 
immolation  et  qu'il  a  commandé  à  ses  apôtres  et  à 
leurs  successeurs  d'employer  jusqu'à  la  fin  des  temps.  » 
Histoire  des  dogmes,  tr.  fr.,  Paris,  1904,  t.  vi,  p.  633. 

b)  «  Le  sacrifice,  déclare  à  son  tour  le  P.  Hugueny, 
est  toujours  un  signe  et  n'est  pas  essentiellement  une 
occasion...  Ce  signe  doit  être  de  lui-même  expressif 
et  non  pas  purement  conventionnel,  afin  qu'il  ait  de 
quoi  frapper  les  sens  et  favoriser,  par  cette  impression 
sensible,  le  développement  du  sentiment  d'adoration 
qu'il  doit  exprimer  et  éveiller;  mais  sa  signification 
doit  être  consacrée  par  l'autorité  religieuse,  à  laquelle 
il  appartient  de  choisir,  entre  les  divers  signes  capables 
d'exprimer  l'adoration,  celui  ou  ceux  qui  deviendront 
pour  tous  le  rite  central  du  culte  public.  Nous  expri- 
mons ces  différents  caractères  essentiels  du  sacrifice 
en  le  définissant:  Une  cérémonie  symbolique  naturelle- 
ment et  socialement  expressive  du  culte  d'adoration  qui 
n'est  dû  qu'à  Dieu.  » 


L'application  de  cette  définition  à  la  messe  devient 
facile  :  «  Rentré  en  gloire  après  l'immolation  réelle 
et  sanglante  du  Calvaire,  Jésus  ne  pouvait  plus  être 
soumis  à  un  nouveau  crucifiement,  mais  les  hommes 
avaient  toujours  besoin  d'un  rite  sacrificiel  qu'ils 
pussent  répéter  pour  redire  et  éveiller  efficacement 
chaque  jour  en  leurs  âmes  les  sentiments  de  sacrifice 
intérieur.  Ce  rite  sacrificiel...,  c'est  la  messe.  La  vic- 
time de  la  messe,  c'est  Jésus-Christ.  Son  prêtre  prin- 
cipal, c'est  encore  Jésus-Christ...;  mais  l'immolation 
qui  constitue  ce  nouveau  sacrifice  n'est  plus  une 
immolation  réelle,  c'est  une  immolation  mystique, 
une  immolation  représentative  de  l'immolation  réelle 
du  Calvaire,  la  représentation  du  Christ  à  l'état  de 
mort,  par  la  consécration  séparée  du  pain  en  son  corps 
et  du  vin  en  son  sang.  Cette  immolation  mystique 
est  la  seule  possible,  puisque  le  Christ  est  impassible; 
c'est  la  seule  qui  puisse  constituer  un  rite  sacrificiel 
avec  le  Christ  pour  victime,  puisque  le  Christ  n'étant 
pas  visible  en  lui-même,  mais  seulement  sous  les  appa- 
rences, l'acte  sacrificiel,  pour  être  sensible,  doit 
s'accomplir  sous  les  apparences  ou  espèces  eucharis- 
tiques. Enfin,  cette  immolation  mystique...  est  suffi- 
sante... parce  qu'elle  est  étroitement  liée  comme  effet  et 
comme  signe  à  l'acte  très  réel  d'offrande  que  la  volonté 
du  Christ  a  posé  au  Calvaire,  et  qui  se  renouvelle  à 
l'autel;  suffisante  aussi  parce  que,  pour  tous  ceux  qui 
croient  à  son  institution  divine  et  à  la  réalité  du  sacri- 
fice du  Calvaire,  elle  est  bien  un  rite  de  par  lui-même 
et  socialement  expressif  de  l'hommage  d'adoration 
que  nous  ne  devons  qu'à  Dieu  et  que  nous  ne  pouvons 
lui  rendre  qu'en  union  avec  notre  Rédempteur.  » 
Critique  et  catholique,  Paris,  1914,  t.  ni,  p.  236-237. 

III.  Deuxième  conception  générale  :  La  messe, 

SACRIFICE  EN  RAISON  D'UN  CHANGEMENT  RÉEL 
APPORTÉ     DANS     LA     MATIÈRE     OFFERTE     OU     DANS     LA 

victime.  ■ —  Pour  mieux  répondre  aux  critiques  pro- 
testantes contre  l'existence  du  sacrifice  de  la  messe, 
un  certain  nombre  de  théologiens  postérieurs  au 
concile  de  Trente  ont  cru  devoir  ne  pas  s'en  tenir  à  la 
conception  d'un  acte  sacré,  représentatif  de  l'immola- 
tion réelle  du  Calvaire;  mais  ils  ont  voulu,  jusque 
dans  "le  sacrifice  eucharistique,  retrouver  l'élément 
d'immutation  réelle,  de  destruction  partielle  ou  totale 
de  la  victime  qu'ils  insèrent  dans  leur  définition  du 
sacrifice. 

La  théorie  du  sacrifice  relatif,  l'immolation  mys- 
tique, l'immolation  virtuelle  elle-même  ne  suffisent 
point;  if  faut,  dans  la  chose  offerte,  un  changement 
réel  qui  tende  à  sa  destruction.  Mais  comment  conce- 
voir en  Notre-Seigneur  Jésus-Christ,  l'adorable  vic- 
time de  l'autel,  ce  changement  destructeur?  Le  Christ, 
présent  sous  les  espèces  sacramentelles,  est  désormais 
impassible  et  glorieux.  Là  se  trouve  donc  le  point 
difficile  de  la  thèse,  et  c'est  à  résoudre  cette  diffi- 
culté que  tendent  les  efforts  des  théologiens  de  cette 
école. 

Sans  doute,  ces  théologiens  admettent  la  doctrine 
qu'on  a  exposée  précédemment  :  la  consécration  est 
sinon  l'unique  élément  essentiel  de  la  messe,  du  moins 
l'élément  principal  de  l'essence  du  sacrifice  eucharis- 
tique. Tous  reconnaissent  l'existence  de  l'immolation 
mystique,  non  sanglante,  constituée  par  la  séparation 
sacramentelle  du  corps  et  du  sang  sous  les  espèces  du 
pain  et  du  vin.  Mais,  ainsi  que  le  déclare  Bellarmin, 
cette  doctrine  ne  paraît  pas  satisfaire  l'esprit  au  point 
de  lui  apporter  un  apaisement  complet.  Est-ce  là  le 
dernier  élément  du  sacrifice  ou  faut-il  pousser  plus 
loin  encore  l'analyse  théologique? 

Deux  courants  se  partagent  cette  deuxième  concep- 
tion générale.  Certains,  considérant  que  le  Christ  est 
impassible  sous  les  espèces  sacramentelles,  refusent 
de  le  soumettre  à  une  immutation  destructive;  cette 


1169 


MESSE.    LE    SACRIEICH-IMMUTATION    :   SUAREZ 


1170 


itnmutation  affectera  donc  uniquement  les  substances 
du  pain  et  du  vin,  soit  considérées  en  elles-mêmes,  soit 
considérées  dans  l'acte  même  de  la  transsubstantia- 
tion qui  se  termine  par  la  production  du  corps  et  du 
sang  de  Jésus-Christ.  D'autres  chercheront  à  démon- 
trer que  l'existence  sacramentelle  apporte  au  corps  et 
au  sang  de  Jésus-Christ  un  changement  réel,  compa- 
tible avec  l'impassibilité  glorieuse  dont  le  Sauveur 
jouit  présentement. 

/.  PREMIER  COURJ.XT.  THÈSE  DE  V 1 .1/ .1/ UTATION 
RÉELLE    A.FEECTJ.XT  LE    PAIX  ET  LE     VIA'.    —    1»   Le 

changement  affecte  seulement  la  substance  du  pain  et 
du  i>in  qui  disparaissent  dans  la  transsubstantiation. 
—  Sous  cette  forme,  la  thèse  a  été  présentée  par  de 
rares  théologiens.  Signalons  au  moins  Tanner  et 
Richéome. 

1.  Tanner,  S.  J.  (f  1632),  définit  d'après  saint  Tho- 
mas, I'l-IIœ,  q.  xxm,  a.  1,1e  sacrifice  par  l'immutation 
destructrice  :  Thcologia  schol.,  Ingolstadt,  1627, 
disp.  Y,  De  religione,  q.  m,  dub.  i.  Cette  définition 
doit  trouver  son  application  dans  l'eucharistie.  Or,  la 
chose  offerte  dans  l'eucharistie  para.it  à  Tanner 
contenir  trois  éléments  :  la  substance  du  pain  et  du 
vin.  leurs  espèces  ou  accidents,  le  corps  et  le  sang  du 
Christ,  c'est-à-dire  le  Christ  lui-même.  «  Le  sacrifice 
consistera  essentiellement  dans  l'action  consécratoire, 
par  laquelle  est  offert  et  détruit  l'élément  matériel 
de  l'oblation;  et  cette  action  convient  admirablement 
à  la  consécration.  Par  la  consécration,  en  effet,  le 
pain  ordinaire  et  terrestre  devient,  les  apparences 
demeurant  les  mêmes,  le  pain  vivant  et  céleste;  par 
elle  est  détruite  d'une  façon  admirable  toute  la  sub- 
stance du  pain  et  du  vin,  et  cela,  selon  l'intention  de 
l'Église  et  du  célébrant,  pour  proclamer  l'excellence 
et  la  majesté  divine,  dont  la  toute-puissance  éclate 
dans  l'une  et  l'autre  consécration.  »  Si  la  double 
consécration  est  nécessaire,  c'est  en  raison,  non  pas 
de  la  signification  qui  s'attache  au  sacrifice,  mais  de  la 
représentation  de  la  passion  que  Jésus-Christ  a  voulu 
réaliser  à  la  messe.  De  ss.  eucharistia  et  de  sacrificio 
missœ,  disp.  V,  q.  ix,  dub.  n. 

2.  La  thèse  de  Richéome,  S.  J.  (t  1625),  est  toute 
différente,  bien  que  partant  d'un  principe  analogue.  — 
Dans  le  sacrifice  eucharistique,  tout  le  changement, 
toute  l'immolation  affecte  les  espèces  eucharistiques, 
mais  s'étend  au  corps  et  au  sang  de  Jésus  contenus 
réellement  sous  les  espèces  par  une  sorte  de  communi- 
cation des  idiomes.  Thèse  fantaisiste  au  premier  chef, 
à  laquelle  nul  théologien  sérieux  n'a  fait  accueil,  mais 
qu'il  faut  néanmoins  signaler  d'après  le  texte  même 
de  l'auteur  :  «  La  vraie  essence  de  cette  réelle  immola- 
tion consiste  aux  espèces  du  pain  et  du  vin,  soubs 
lesquelles  Jésus-Christ  est  contenu,  et  à  raison 
desquelles  il  est  immolé,  par  la  communication  qu'il  ij 
a  entre  icelles  espèces  et  son  corps.  Et  comme  nous 
disons  que  Dieu  a  vrayement  enduré,  qu'il  est  mort, 
qu'il  est  ressuscité,  à  cause  de  la  communication  des 
propriétez,  entre  la  divinité  et  l'humanité,  combien 
qu'il  n'y  eût  que  l'humanité  à  qui  ces  qualités  appar- 
tinssent, de  mesme  nous  disons  icy  que  son  corps  est 
vrayement  rompu,  qu'on  le  voit,  qu'on  le  touche, 
qu'on  le  mange,  parce  que  tout  cecy  se  faict  vrayement 
aux  espèces,  qui  sont  un  sacrement  avec  son  corps  :  et 
parce  que  l'estre  des  espèces  du  pain  et  du  vin  est  un 
estre  et  un  estât  mort,  et  sans  âme,  nous  disons  aussi 
que  Jésus-Christ  prend  un  tel  estre,  se  donnant  en 
viande  et  breuvage,  qui  est  un  estre  mort.  Item, 
parce  que  l'immolation  emporte  privation  de  quelque 
vie,  Jésus-Christ  aussi  se  despouille  d'une  sorte  de  vie 
visible  et  perceptible  aux  autres,  sans  intérêt  de  son 
immortalité...  »  La  saincte  messe,  déclarée  et  défendue 
contre  les  erreurs  sacramenlaires  de  nostre  temps..., 
Bordeaux,  KJOO,  1.   III,  c.  xxxv. 


2°  Le  changement  affecte  le  pain  et-  le  vin,  mais  en 
taid  qu'ils  sont  transsubslantiés  au  corps  el  au  sang  du 
Christ:  Thèse  dite  de.  Suarez.  -  Cette  thèse,  qui  est 
généralement  présentée  comme  celle  de  Suarez,  a  été 
proposée  avant  lui. 

1.  Les  précurseurs.  ■ —  a)  Baïus  (f  1589),  dans  son 
De  sacrificio,  c.  x,  se  réfère  à  certains  théologiens  cpii 
placent  le  sacrifice  dans  l'immolation  de  la  victime,  et 
cherchent  à  la  messe  quelle  peut  être  l'immutation, 
l'immolation  possible.  Ht  Baïus  donne  son  avis  : 
Quemadmodum  in  sacrificio  populi  veteris  uitulus  et 
vivens  sacri/icium  dicebatur,  quia  id  erat  quod  occisione 
erat  sacrificandum,  et  occisus,  quia  erat  hostia  jam 
immolalione  sanctificata...,  sic  etiam  in  eucharisliee 
sacramento,  panis  et  vinùm  sacri/icium  dici  possunt, 
fanquam  illa  a  quibus  ipsa  maclatio  sumit  initium...  Et 
ipsum  Chrisli  corpus  et  sanguis  sub  specie  panis  et  vini 
contenta  dicunlur  sacrifteium,  tanquam  res  in  quas  fit 
sancta  mutatio.  Op.  cit.,  c.  x.  Sur  les  insuffisances  de 
celte  théorie,  voir  M.  Lepin,  op.  cit.,  p.  359. 

b)  François  Torrès  (Turrianus),  S.  J.  (f  1584),  pro- 
fesse nettement  la  thèse  de  l'immolation  mystique. 
Apostolicœ  constitutiones,  Anvers,  1578,  1.  V,  c.  xvm; 
1.  VIII,  c.  xiv.  Et  cependant,  fidèle  à  la  conception 
de  l'immutation  réelle  et  physique  dans  le  sacrifice, 
il  veut,  pour  l'eucharistie,  trouver  un  changement  dans 
la  matière  offerte.  Cur  non  sit  el  dicatur  sacrifteium 
mutatio  ista  mystica  panis  et  vini  pro  nobis  facta  in 
idem  corpus  quod  pro  nobis  morluum  fuit.  L.  VI II, 
c.  xiv.  Mais  il  n'y  a  encore  chez  Torrès  qu'une  simple 
indication    :    le   véritable   précurseur   de    Suarez   fut 

c)  Mathieu  van  derGalen  ouGalenus(t  1573),  auteur 
d'un  De  ss.  missœ  sacrificio,  Anvers,  1574.  Sa  défini- 
tion du  sacrifice  veut  être  précise  et  complète  : 
Sacrifteium  proprie  esse  actionem,  qua  hostia  ita  adft- 
ciatur.  alque  immutetur  ut  neque  ab  immolationc  seu 
mactatione,  neque  a  crematione  existât  aliéna;  offera- 
turque  ad  suœ  quidem  colendissimœ  majestatïs,  nostrse 
aulem,  hoc  est  mortalium  sacrifteantium,  subjeclionis, 
opis  ejus  necessariœ,  graliludinis  dcclarandœ,  ac  ueniœ 
optatœ,  cum  per  animi  votum,  tum  per  religiosas  preces 
et  decenlissimas  cœremonias,  sanctissimam  pro/essio- 
nem.  C.  vi.  De  cette  définition,  il  faut  retenir  que  le 
sacrifice,  même  le  sacrifice  eucharistique,  ne  se  peut 
concevoir  sans  un  changement  intrinsèque  à  l'hostie. 
Or,  il  est  impossible  de  concevoir  un  changement  dans 
le  Christ  lui-même  à  l'autel.  Supposer  ce  changement 
possible,  même  par  le  rite  simplement  figuratif  de 
la  fraction,  c'est  s'exposer  à  tomber  en  de  multiples 
absurdités.  C.  vu.  Celui  qui  règne  glorieux  à  la  droite 
du  Père  ne  peut  subir  le  moindre  changement  local  : 
inutile  donc  d'invoquer  la  thèse  d'une  présence  nou- 
velle, d'un  mode  d'être  nouveau  acquis  par  le  Christ 
dans  l'eucharistie.  D'ailleurs,  supposer  un  changement 
intrinsèque  en  Jésus-Christ,  c'est  attribuer  à  l'eucha- 
ristie, indépendamment  de  la  croix,  une  efficacité 
particulière,  que  toute  la  tradition  rejette.  Enfin, 
introduire  quelque  changement  dans  le  Christ,  c'est 
lui  infliger  un  abaissement  incompatible  a\  ce  sa  gloire. 

Au  sentiment  de  Van  der  Galen,  écrit  M.  Lepin, 
op.  cit.,  p.  365,  l'immolation  constitutive  du  sacrifice 
eucharistique  ne  peut  être  cherchée  que  du  côté  de  la 
matière  première  de  l'oblation,  le  pain  el  le  vin.  Elle 
est  à  identifier  avec  la  consécration,  en  tant  que  la 
consécration  est  acte  de  transsubstantiation.  Le  pain 
et  le  vin  sont  convertis  au  corps  et  au  sang  du  Christ; 
voilà  l'unique  changement  qui  se  laisse  découvrir  à 
l'autel.  Mais  il  est  impossible  de  s'en  tenir  là;  la  messe 
apparaîtrait  comme  étant  purement  et  simplement  un 
sacrifice  de  pain  el  de  vin.  Or,  l'hostie  véritable  et 
proprement  dite,  offerte  à  Dieu  sur  l'autel,  ce  ne  sont 
pas  les  aliments  matériels;  c'est,  sous  leurs  apparences, 
le    Christ    lui-même.    C'est    donc,    semblc-t-il,    sur    le 


1171 


MESSE,   LE    SACRIFICE-IMMUTATION    :   SUAREZ 


1172 


Christ  que  doit  porter  directement  l'acte  d'immuta- 
tion,  s'il  est  proprement  l'acte  sacrificiel.  Cette  induc- 
tion est  cependant  jugée  par  l'auteur  contraire  à  la 
réalité  des  faits.  »  Ne  pouvant  se  résoudre  à  abandon- 
ner le  concept  de  sacrifice-immutation,  Van  der 
Galen  fait  appel  à  une  donnée  complémentaire  :  «  Le 
sacrifice  de  la  messe  consisterait,  non  uniquement 
dans  l'immutation  substantielle  du  pain  et  du  vin, 
mais  aussi,  et  même  principalement,  dans  ce  qui 
termine  cette  immutation  :  savoir  l'oblation  du  Christ 
lui-même,  rendu  présent  sous  les  espèces  du  pain  et 
du  vin  transsubstantiés,  avec  représentation  sensible 
de  son  immolation  passée,  par  le  fait  de  la  distinction 
des  deux  espèces.  »  Cf.  Van  dcr  Galen,  op.  cit.,  c.  vu. 
On  remarquera,  présupposée  à  ce  système,  la  doctrine 
de  l'immolation  mystique  du  Christ,  par  le  fait  de  la 
distinction  sacramentelle  du  corps  et  du  sang  sous  les 
deux  espèces. 

2.  La  thèse  proprement  suarézienne.  —  Le  véritable 
initiateur  de  la  thèse  est  Suarez  (f  1617),  Commentaria 
in  IIIdm  partem  D.  Thomee,  q.  lxxxiii,  a.  1,  disp. 
LXXV,  De  essentia  sacrificii  missœ,  édit.  Vives,  t.  xxi, 
p.  648  sq.  A  l'exposé  de  la  question  de  l'essence  du 
sacrifice  de  la  messe,  il  consacre  six  sections,  dont  nous 
condenserons  la  doctrine. 

a)  Le  Christ  tout  entier  est-il  la  chose  offerte  clans  le 
sacrifice  de  la  messe  (sect.  i)?  ■ —  On  pourrait  croire  que 
l'oblation  porte  sur  le  seul  pain  et  le  seul  vin,  matière 
du  sacrifice,  n.  1.  Mais  la  doctrine  certaine  et  com- 
mune est  que  le  Christ  est  la  chose  tout  d'abord  et 
principalement  offerte  en  ce  sacrifice,  n.  6.  Les  paroles 
prononcées  par  le  Christ  à  la  cène  suffisent  à  elles 
seules  à  prouver  la  vérité  de  cette  assertion.  Mais  le 
Christ  est  offert  à  la  messe,  non  sous  son  apparence 
propre,  n.  7,  mais  sous  les  espèces  sacramentelles,  n.  8. 
C'est  ici  que  Suarez  commence  à  développer  son 
explication.  Le  Christ  existant  sous  les  espèces  sacra- 
mentelles est  la  chose  offerte  à  la  messe,  comme  le 
terme  du  sacrifice,  non  comme  la  matière  présupposée 
au  sacrifice.  C'est  la  consécration  qui  constitue  le 
sacrifice;  or,  le  Christ  n'est  présent  sous  les  espèces 
sacramentelles  qu'en  vertu  de  la  consécration.  Les 
espèces  font  donc  intrinsèquement  partie  de  la  chose 
offerte  dans  ce  sacrifice.  La  victime  doit  être  visible. 
Or,  le  Christ  n'est  visible  que  par  les  espèces,  n.  9. 
Enfin,  le  pain  et  le  vin  sont  offerts  comme  la  matière 
du  sacrifice  et  quant  à  leur  substance  et  quant  à  leurs 
accidents,  la  substance,  matière  disparaissant,  les 
accidents,  matière  demeurant  après  la  consécration. 
Ne  faut-il  pas  d'ailleurs  dans  tout  sacrifice  une  matière 
qui  reçoive  quelque  changement  de  l'action  sacrifi- 
cielle? n.  11. 

b )  Suarez  étudie  ensuite  (sect.  n),  par  quelle  action 
Noire-Seigneur  a  accompli  le  sacrifice  à  la  dernière 
cène.  —  Il  en  compte  six  :  oblation  du  pain  et  du  vin, 
consécration  du  corps  et  du  sang,  distribution  du 
corps  et  du  sang  à  ses  apôtres,  oblation  à  Dieu  du 
corps  et  du  sang,  fraction  et  commixlio,  enfin,  com- 
munion du  prêtre  lui-même. 

c)  De  toutes  ces  actions,  on  peut  se  demander 
(sect.  m),  si  l'oblation  qui  précède  et  si  celle  qui  suit 
la  consécration,  si  la  fraction,  si  la  distribution  de 
l'eucharistie  appartiennent  à  l'essence  du  sacrifice.  Et 
la  réponse  est  négative. 

d)  Suarez  en  arrive  (sect.  iv)  a  établir  la  doctrine 
commune  :  la  consécration  appartient  essentiellement 
au  sacrifice.  De  multiples  raisons  obligentà  l'admettre, 
tirées  de  la  volonté  du  Christ,  lequel  institua  le  sacri- 
fice en  consacrant  le  pain  et  le  vin  et  en  imposant  à 
ses  disciples  le  précepte  de  renouveler  cette  consécra- 
tion en  mémoire  de  lui;  et  cette  raison  ex  nalura  rei 
est  confirmée  par  ce  fait  que  la  consécration  est  la 
représentation  la  plus  expressive  de  la  passion   du 


Christ,  dum  corpus  et  sanguis  ex  vi  verborum  separala 
consecranlur;  —  du  sacerdoce  de  la  nouvelle  Loi,  dont 
le  principal  pouvoir  concerne  précisément  la  consécra- 
tion  du  pain  et  du  vin  au  corps  et  au  sang  du  Christ; 
cf.  Conc.  Trident.,  ; ess.  xxm,  can.  1  ;■ —  du  témoignage 
unanime  des  Pères;  de  la  nature  même  de  la  consé- 
cration, acte  sacré  par  excellence,  et  bien  propre  à 
constituer  le  sacrifice;  du  prêtre  principal  qui  est  à  la 
messe  le  Christ;  de  la  comparaison  avec  les  autres  rites 
de  la  messe  :  si  la  consécration  n'appartenait  pas  à 
l'essence  de  la  messe,  quel  autre  rite  constituerait 
donc  le  sacrifice  essentiellement?  La  communion  seule 
ne  saurait  être  l'essence  du  sacrifice,  car  il  deviendrait 
impossible  de  distinguer  le  sacrifice  du  sacrement; 
—  enfin  si  l'action  sacrificielle  était  indépendante  de 
la  consécration,  et  si  la  consécration  n'était  que 
prérequise  à  l'action  sacrificielle  sans  lui  appartenir 
intrinsèquement,  on  pourrait  à  la  rigueur  séparer  l'un 
de  l'autre;  or,  cette  séparation  n'est  pas  même  conce- 
vable :  la  messe  des  présanctifiés  n'est  pas  un  véritable 
sacrifice. 

e)  Du  moins  la  communion  appartient-elle  à  l'essence 
du  sacrifice  (sect.  v)?  —  Suarez  se  prononce  nette- 
ment :  Sola  consecralio  est  sufficiens  et  de  se  apta,  ut 
possit  imponi,  ut  in  ea  tota  essentia  alicujus  sacrificii 
consistât.  Et  cette  réponse  lui  paraît  très  certaine  :  «  La 
consécration  fournit  un  fondement  suffisant  à  toute  la 
signification  tant  mystique  que  morale  requise  pour 
le  sacrifice.  »  Et  de  plus,  «  on  peut  y  trouver  une 
reconnaissance  suffisante  du  culte  souverain  dû  à 
Dieu,  comme  à  l'auteur  de  toutes  choses.  »  L'explica- 
tion de  cette  deuxième  raison  touche  de  très  près  au 
système  particulier  de  Suarez  :  «  Par  cette  action, 
dit-il,  il  se  produit  une  immutation  de  choses,  admi- 
rable et  surnaturelle,  et  cette  immutation  a  pour  fin 
d'offrir  à  Dieu,  et  mieux,  de  rendre  présente  sur 
l'autel  en  son  honneur,  une  chose  très  noble  et  parti- 
culièrement agréable  pour  lui,  c'est-à-dire  le  Christ 
lui-même,  Homme-Dieu  »,  n.  4.  Mais  il  faut  admettre 
que  la  consécration  est  faite  en  vue  de  la  communion, 
qui  complète  ainsi  le  sacrifice.  En  conséquence,  la 
participation  du  prêtre  à  l'oblation,  est  très  proba- 
blement de  droit  divin,  n.  16. 

Dans  cette  sect.  v,  Suarez  revient  sur  l'assertion 
qui  spécifie  sa  thèse  et  y  insiste  à  plusieurs  reprises. 
Parmi  les  raisons  qu'on  apporte  pour  comprendre  dans 
l'essence  du  sacrifice  la  communion  elle-même,  on  dit 
qu'il  est  de  l'essence  du  sacrifice  que  la  victime  soit 
livrée  à  la  destruction  ou  tout  au  moins  à  une  muta- 
tion. Donc,  la  communion  semblerait  requise,  dans  le 
sacrifice  eucharistique,  pour  atteindre  ce  but.  Et 
Suarez  répond  que  «  seule  la  consécration  suffit  à 
l'immutation  requise  dans  le  sacrifice.  Mais  com- 
ment? On  peut  répondre  en  premier  lieu  qu'à  la 
messe  se  produit  le  changement  réel  de  toute  la  sub- 
stance du  pain  et  du  vin.  Mais  ce  n'est  pas  dire  assez. 
D'une  part,  en  effet,  la  principale  chose  offerte  n'est 
pas  le  pain,  mais  le  Christ;  d'autre  part,  le  pain  lui- 
même  n'est  pas  complètement  détruit  par  ce  change- 
ment puisque  les  espèces  demeurent  ;  ainsi  l'Holocauste 
ne  paraît  pas  entièrement  consumé.  Enfin,  le  change- 
ment qui  affecte  le  pain  et  le  vin  n'est  pas  sensible, 
alors  que  l'immolation  de  la  victime  dans  le  sacrifice 
extérieur  doit  être  sensible.  Aussi  d'autres  donnent-ils 
une  solution  différente.  Dans  l'eucharistie,  disent-ils, 
il  ne  se  produit  aucune  immutation  réelle;  on  y 
trouve  une  immolation  mystique,  en  tant  que,  par  la 
force  des  paroles,  le  corps  et  le  sang  sont  consacrés 
séparément  représentant  ainsi  la  mort  sanglante  du 
Christ,  laquelle  fut  un  véritable  holocauste;  or, 
l'immolation  mystique  n'est  pas  une  immutation 
réelle,  une  destruction  de  la  victime,  mais  seulement 
un  signe,  une  représentation  de  la  réelle  destruction  », 


1173 


MESSE,   LE   SACRIFICE-IMMUTATION    :  SUAREZ 


1174 


n.  2.  La  véritable  explication  a  déjà  été  donnée,  et 
Suarez  la  reprend,  n.  6. 

Dans  notre  sacrifice)  réalisé  par  une  action  surna- 
turelle et  divine,  bien  que  la  substance  du  pain  et  du 
vin  soit  détruite,  cependant  ce  qui  est  principalement 
voulu,  c'est  1'  i  elïection  »,  et  pour  ainsi  dire,  la  «  pré- 
sentai ion  .  du  corps  et  du  sang  du  Christ  sur  l'autel 
■et  en  l'honneur  de  Dieu.  Aussi  la  chose  olïerte  en  ce 
sacrifice  est-elle  principalement  et  surtout  le  Christ 
lui-même,  ternie  de  l'action  sacrificielle.  11  n'est  pas 
nécessaire  que  la  matière  soumise  au  changement  soit 
toujours  la  chose  offerte,  quand  le  terme  de  l'action 
sacrificielle  est  recherché  principalement  et  en  vertu 
même  de  l'action  sacrificielle,  et  dans  l'intention  de 
celui  qui  ofTre  le  sacrifice;  surtout  lorsque  ce  terme  est 
•en  soi  plus  digne  et  plus  apte  à  rendre  à  Dieu  le  culte 
qui  lui  est  dû,  n.  0. 

Sans  doute,  l'immutation  n'atteint  pas  le  Christ 
lui-même,  mais  ici  l'action  productrice  du  corps  et  du 
sang  du  Christ,  par  rapport  à  l'objet  du  sacrifice, 
joue  avantageusement  le  rôle  de  la  destruction  dans  les 
autres  sacrifices.  L'objet  du  sacrifice  n'est-il  pas  avant 
tout  de  manifester  la  soumission  et  l'amour  de  l'homme 
à  l'égard  de  la  majesté  de  la  bonté  divine;  la  destruc- 
tion, la  combustion  de  la  victime  n'étaient  qu'un 
moyen   propre  à  atteindre  ce  but,  n.  8. 

I)  En  dernier  lieu  (sect.  vi),  Suarcz  examine  si  la 
■consécration  d'une  seule  espèce  serait  suffisante  pour 
■constituer  le  sacrifice,  ou  si  les  deux  consécrations  sont 
requises.  —  Après  avoir  rappelé  les  diverses  solutions, 
Suarez  donne  son  avis.  Jésus-Christ  aurait  pu  certes 
instituer  une  consécration  sans  l'autre;  en  fait,  il  a 
voulu  les  deux  consécrations.  Leur  union  est-elle, 
■d'après  l'institution  du  Christ,  requise  pour  qu'existe 
le  sacrifice'?  Suarez  répond  :  La  consécration  est  un 
sacrifice  en  tant  qu'elle  comporte  une  destruction 
mystique  et,  par  la  force  des  paroles,  la  séparation 
•du  corps  et  du  sang.  Tout  cela  est  requis  pour  l'essence 
du  sacrifice;  il  semble  donc  que  le  corps  ne  puisse  être 
consacré  séparément  du  sang,  n.  0.  Donc,  pour  que  ce 
mystère  soit  absolument  et  simplement  un  sacrifice 
véritable,  tel  que  Jésus-Christ  l'a  institué,  la  double 
consécration  est  essentiellement  requise,  n.  7.  Et, 
comme  troisième  conclusion,  Suarez  en  revient  à  sa 
thèse  sur  l'essence  du  sacrifice  :  l'action  essentielle  de 
•ce  sacrifice  inclut  dans  la  consécration,  en  tant  qu'elle 
■contient  la  transsubstantiation  du  pain  et  du  vin  au 
corps  et  au  sang  du  Christ,  ces  deux  termes  :  1°  la 
destruction  du  pain  et  du  vin  dans  leur  substance,  et 
2°  la  présence  du  Christ  sous  les  espèces  sacramentelles, 
qui,  tous  deux,  appartiennent  à  l'essence  du  sacri- 
fice, n.  12. 

3.  L'école  de  Suarez.  —  a)  A  la  fin  du  xvie  siècle,  le 
cardinal  Tolet,  S.  J.  (f  1596),  présente  de  réelles 
affinités  avec  Suarez.  Dans  sa  définition  du  sacrifice, 
il  se  préoccupe  de  traduire  exactement  la  pensée  de 
saint  Thomas  :  le  sacrifice,  dit-il,  est  la  présentation 
e.rhibitio,  d'une  chose  sensible  en  l'honneur  de  Dieu, 
propler  Deum.  Trois  éléments  le  constituent  :  la  chose 
sensible;  un  certain  changement  affectant  cette  chose, 
en  vue  de  rendre  honneur  à  Dieu  :  destruction,  béné- 
diction ou  tout  autre  acte  accompli  sur  la  victime; 
enfin  l'oblation  de  cette  victime  à  Dieu.  Si  aucun  chan- 
gement n'afîecte  la  chose  offerte,  il  n'y  a  plus  sacri- 
fice, mais  simple  oblation.  In  7//am  part.,  q.  lxxxiii, 
controv.  i.  En  ce  qui  concerne  la  messe,  la  consécra- 
tion des  deux  espèces  forme  le  sacrifice  entier  et 
parfait,  tout  au  moins  dans  son  essence.  Il  n'y  manque, 
en  effet,  rien  de  ce  qui  est  requis  pour  le  sacrifice  :  la 
chose  sensible  est  ici  le  pain  et  le  vin  ;  il  y  a  changement 
dans  cette  chose,  la  transsubstantiation;  enfin  ce 
changement  est  opéré  en  l'honneur  de  Dieu,  parce  que 
mémorial  de  la  passion  du  Sauveur.  La  consécration 


sous  une  seule  espèce  ne  constituerait  pas  le  sacrifice 
parfait  de  l'eucharistie.  Ibid.,  controv.  v. 

b)  Becanus  (f  1624),  ou,  de  son  nom  flamand, 
Van  der  Beeck,  part  aussi  de  la  notion  du  sacrilice- 
immulation  ;  De  essentiel  sacrifiai  est  ut  res  oblata  nul 
destruatur  totaliter  aut  immutetur  :  «  Le  sacrifice  de  la 
messe  ne  contient  pas  seulement  une  immolation 
mystique;  il  faut  l'envisager  aussi  comme  conversion 
réelle  du  pain  et  du  vin  au  corps  et  au  sang  de  Jésus- 
Christ.  La  raison  en  est  que  ce  sacrifice  est  réel;  donc 
il  requiert  une  réelle  action  sacrificatoire,  laquelle  ne 
peut  consister  dans  un  simple  signe  ou  une  simple 
représentation.  La  raison  de  sacrifice  à  la  messe  est 
donc  dans  la  consécration  en  tant  que  telle  et  qu'elle 
est  représentative  de  la  mort  et  de  la  passion  du 
Christ.  »  Summa  theol.  schol.  :  de  sacramenlis,  Lyon, 
1055,  part.  III,  tract,  n,  c.  xxv,  q.  n,  n.  17. 

c)  Bon  nombre  de  théologiens  présentent  des  expli- 
cations analogues  :  le  carme  François  de  Bonne- 
Espérance  (f  1677),  Commentarii  très  in  unicersam 
theologiam  scholasticam,  Anvers,  1602,  tract,  vi  :  De 
sacramentis,  disp.  IX,  dub.  m,  resol.  5,  n.  53  :  Conse- 
cratio  habet  rationem  sacri/ïcii  prœcise.  sub  ratione 
conuersionis,  sive  prout  est  deslructiva  substantiœ  punis 
et  vini,  ac  corporis  Christi  sub  speciebus  panis  et 
sanguinis  sub  speciebus  vini  constitutiua.  Il  admet 
pleinement  la  nécessité  d'une  immutation,  mais  avec 
cette  restriction  pour  l'eucharistie,  qu'elle  ne  se  rap- 
porte pas  à  l'hostie  principale,  mais  à  une  matière 
annexe.  Même  thèse  chez  J.-B.  du  Hamel  (f  1706). 
Theologiœ  clericorum  seminariis  accommodata  summa- 
rium,  Paris,  1694,  dissert,  ult.,  c.  i;  chez  Jean  Wiggers, 
S.  J.  (f  1639),  Comment,  in  ///am  :  De  sacramentis, 
Louvain,  1040,  q.  i.xxxv,  dub.  i  (on  retrouve  jusqu'à 
la  terminologie  de  Suarez  :  Immutatio  victimse...  non 
deslructiva...  sed  productiva) ;  chez  le  théatin  Quarto 
(t  1655),  Rubricœ  missalis  romani  commentariis  illus- 
tratae...  cum  appendice  qusestionum  de  sacrifteio  missœ, 
Borne,  1674,  appendix,  q.  i;  chez  Gilles  de  Coninck, 
S.  J.  (t  1033),  Comment,  et  dispul.  in  universam  doctri- 
nam  D.  Thomw,  De  sacramentis  et  censuris,  Anvers, 
1016,  t.  i,  q.  i.xxxm,  a.  1,  dub.  i  et  v.  Sur  ces  auteurs, 
voir  Lepin,  op.  cit.,  p.  442-445. 

Il  semble  qu'on  puisse  rapprocher  également  de 
Suarez,  au  xvne  siècle,  le  scotiste  Antoine  Hicquey, 
O.  M.  (11041),  qui  s'exprime  ainsi  :  «  La  raison  du 
sacrifice  consiste  essentiellement  dans  la  consécra- 
tion même...  Le  sacrifice  exige  l'immutation  de  la 
chose  offerte.  Or,  dans  l'eucharistie,  l'immutation  se 
produit  doublement  parce  que  les  substances  du  pain 
et  du  vin  cessent  d'exister  par  la  consécration  et  sont 
changées  au  corps  et  au  sang  du  Christ;  ensuite  parce 
que  le  Christ  acquiert  l'existence  sacramentelle  sous 
les  espèces.  »  La  communion,  plus  probablement,  fait 
partie  intégrante  du  sacrifice.  In  I  Vum  Sent.,  dist. 
XIII,  q.  iv,  n.  75,  88. 

d)  A  la  fin  du  xvii8  siècle  et  pendant  tout  le 
xviii",  la  doctrine  de  Suarez  subit  une  véritable 
éclipse;  il  faut  arriver  jusqu'au  xixe  siècle  pour  la 
retrouver  rajeunie  et  complétée,  sous  la  plume  de 
Scheeben  (t  1888),  Mijslericn  des  Christentums, 
3'  édit.,  Fribourg-en-B.,  1912,  §  72.  et  Handbuch  der 
kalh.  Dogmatik,  Fribourg-en-H.,  1873,  1887,  t.  m. 
De  la  doctrine  de  Suarez,  Scheeben  conserve  les  traits 
caractéristiques.  Sa  définition  du  sacrifice  comporte 
l'immutation  qui  n'est  pas  nécessairement  une  des- 
truction. Dans  le  sacrifice  eucharistique,  l'immutation 
c'est  la  transsubstantiation  elle-même  du  pain  au 
corps,  du  vin  au  sang,  considérée  non  comme  la  des- 
truction du  pain  et  du  vin,  mais  comme  le  changement 
de  ces  substances  en  une  substance  surnaturelle,  infi- 
niment plus  digne,  l'humanité  sainte  de  Jésus-Christ, 
qui  est  la  chose  vraiment  offerte  à  Dieu. 


1175 


MESSE,    LE    SACRIFICE-DESTRUCTION    :    BELLARMIN 


1176- 


A  cette  idée  toute  suarézienne  sont  adjointes  deux 
autres  considérations.  L'une  concerne  le  sacrifice 
céleste,  en  relation  étroite,  tout  comme  l'eucharistie, 
avec  le  sacrifice  de  la  croix.  I.e  sacrifice  céleste  conti- 
nue virtuellement  celui  du  Calvaire  :  «  La  victime 
immolée  et  devenue  par  son  immolation  même  l'objet 
de  la  complaisance  et  de  la  jouissance  de  Dieu,  se 
présente  sans  cesse  comme  sous  le  coup  de  son  immo- 
lation récente,  et  toujours  avec  le  même  mérite  et  la 
même  vertu  qu'elle  tient  de  son  immofation.  »  §  1496. 
L'autre  considération  (que  nous  avons  déjà  trouvée 
spécialement  développée  par  Bossuet  et  Billot), 
concerne  l'union  de  l'Église  à  Jésus-Christ  dans 
l'offrande  faite  de  la  victime  à  Dieu.  A  dire  vrai,  le 
don  offert  à  Dieu  est  moins  l'humanité  du  Christ, 
déjà  agréée,  que  l'Église,  corps  mystique  représenté 
par  les  dons  matériels  du  pain  et  du  vin  et  unie  à 
l'offrande  du  Christ.  Sckeeben  insiste  sur  la  significa- 
tion que  présente  à  cet  égard  l'eucharistie.  Die  Mys- 
terien...,  p.  448., 

e)  Le  système  de  Suarez  a  encore  été  substantielle- 
ment repris  par  Paul  Schanz,  Lehre  von  den  hl.  Sccra- 
menten  der  Kirche,  Fribourg-en-B.,  4893,  p.  479  sq. 
Comme  pour  Scheeben,  l'immutation  que  comporte 
le  sacrifice  n'est  pas  nécessairement,'  pour  Schanz, 
une  destruction  :  cette  idée  de  destruction,  «  exagéra- 
tion de  l'idée  d'immolation  sacrificielle  »  a  été  intro- 
duite, depuis  le  concile  de  Trente,  sous  l'influence  des 
discussions  antiréformistes.  On  est  bien  plus  d'accord 
avec  l'Écriture  et  la  Tradition  antérieure  à  la  fin  du 
xvie  siècle,  si,  au  lieu  de  l'idée  de  destruction,  on  s'en 
tient  à  une  idée  d'immutation  au  sens  plus  large,  et 
si  l'on  met  en  relief  le  but  du  sacrifice,  qui  est  l'union 
à  Dieu.  Schanz  définit  le  sacrifice  :  l'offrande  d'un  pré- 
sent sensible  par  un  ministre  légitime,  au  moyen  d'un 
changement  de  la  chose  offerte,  dans  un  but  de  recon- 
naissance de  la  majesté  divine,  d'expiation  et  d'union 
avec  Dieu.  P.  479.  Voir  aussi  le  Kirchenlexicon,  art. 
Opfer,  t.  ix,  col.  1895. 

4.  En  marge  de  Suarez  :  Arriaga.- —  Il  faut  faire  une 
place  à  part  à  Rodrigue  de  Arriaga,  S.  J.  (t  1667), 
dont  la  thèse  a  plus  d'une  connexité  avec  celle  de 
Suarez,  bien  qu'elle  s'en  écarte  sous  plusieurs  aspects. 
Tout  d'abord  Arriaga  ne  conçoit  pas  l'immutation 
physique  comme  appartenant  à  l'essence  du  sacrifice  : 
une  simple  immutation  morale  de  la  chose  offerte 
suffit.  Disputai,  theol.  in  /7/»m  part..  Lyon,  1669, 
disp.  XLIX,  scct.ni.  «Dans  mon  opinion,  on  explique 
facilement  comment  le  Christ  est  sacrifié  à  la  consé- 
cration. Il  est  offert  à  Dieu  le  Père  en  signe  public  du 
domaine  divin  sur  notre  vie  et  sur  notre  mort.  Et  il 
ajoute  à  la  simple  offrande  la  production  physique  du 
corps  du  Christ  placé  localement  sous  les  espèces 
sacramentelles.  Par  là  est  produite  une  sanctification 
morale  du  Christ  lui-même  et  de  ce  tout  offert,  formé 
du  Christ  et  des  espèces  sacramentelles,  ce  tout  appar- 
tenant au  sacrifice,  en  tant  que  victime,  puisque  la 
victime  et  le  sacrifice  doivent  être  chose  immédiate- 
ment ou  tout  au  moins  médiatement  sensible.  » 
Disp.  L,  sect.  v,  subs.  4. 

Adam  Burghaber,  S.  .1.  (t  1678),  se  réfère  à  Ar- 
riaga, Tkeologia  polcmica...,  Fribourg-en-Suissc,  1673, 
part.  II,  controv.  lxxiii,  De  sacrifieio  missa?,  part.  I, 
n.  2. 

II.  DEUXIÈME  COURANT.  THÈSE  DE  V 1  M  M  V T  ATION 
RÉELLE  AFFECTANT  JÉSUS-CHRIST  LUI-MÊME.  —  Ici 
encore,  deux  tendances  générales  :  L'une,  à  laquelle 
Bellarmin  a  attaché  son  patronage,  cherche  l'immu- 
tation réelle  dans  la  consécration,  en  tant  qu'elle  pré- 
pare la  communion,  et  dans  la  communion  elle-même 
qui  consomme  la  destruction  réelle  de  Jésus  eucha- 
ristie. L'autre,  à  laquelle  De  Lugo  a  attaché  son  nom, 
cherche,  de  plus,  un  amoindrissement  réel  de  la  per- 


sonne même  de  Notrc-Scigneur.  Mais  ces  deux  ten- 
dances se  retrouvent  rarement  pures  de  tout  alliage 
chez  les  autres  théologiens,  qui  y  apportent  des 
nuances  assez  variées. 

1"  Le  sacrifice  consiste  essentiellement  dans  la  consé- 
cration, en  tant  qu'elle  prépare  la  victime  et  même  dans 
la  communion  qui  la  détruit  et  la  consume  :  Thèse  dite- 
de  Bellarmin.  —  Cette  thèse  se  rencontre  déjà  en 
quelques  théologiens  antérieurs  à  Bellarmin. 

1.  Avant  Bellarmin.  —  Nous  avons  dit  plus  haut,, 
voircol.  1145,  pourquoi  Cano  ne  saurait  êtrer  attaché  à 
cette  école,  dont  le  véritable  fondateur  est  Bellarmin. 
Cependant  il  faut  reconnaître  que,  tout  aussitôt  après- 
le  concile  de  Trente,  quelques  théologiens,  convaincus 
que  le  sacrifice  comporte  une  immutation  réelle 
exercée  sur  la  chose  offerte,  ont  voulu  trouver  dans  la 
consécration  une  immolation  réelle  du  Christ.  Timi- 
dement sur  ce  point,  Hessels,  dont  la  théorie  se- 
résume  plutôt  dans  l'oblation,  voir  plus  loin,  col.  1193,. 
esquisse  une  explication  sur  la  manière  dont  le  Christ 
reçoit,  dans  la  consécration,  un  véritable  changement  i 
Per  eomecrationem  non  lantum  partis  cl  vint  substantiel 
(etsi  imperceplibiliter)  transmulalur,  sed  et  corpus 
Domini  alium  quemdam  subsistendi  modum  accipit, 
quem  prius  non  habebat  :  nempe  quod  jam  sub  forma 
punis  subsistât.  A  quoi  correspond  ce  nouveau  mode 
d'existence  sous  l'espèce  sacramentelle,  Hessels  ne  le 
précise  pas. 

2.  Thèse  de  Bellarmin.  —  La  question  controversée 
avec  les  protestants  est  celle-ci  :  La  messe  est-elle  un 
vrai  sacrifice? 

A  rencontre  des  définitions  larges  du  sacrifice,  le 
cardinal  Bellarmin  (t  1621),  dans  ses  Conlroversise 
de  missa,  1.  V,  Opéra,  Paris,  1870,  t.  i,  p.  296  sq., 
rappelle  que  «  dans  l'usage  de  l'Écriture,  tout  sacrifice 
est  une  oblation,  mais  toute  oblation  n'est  pas  un  sacri- 
fice; en  effet,  en  plus  de  l'oblation  il  faut  le  change- 
ment, la  consommation  de  la  chose  offerte,  c.  n.  On 
connaît  la  célèbre  définition  du  sacrifice,  laissée  par 
Bellarmin  :  Oblalio  exlerna  fada  soli  Deo,  qua,  ad 
agnilionem  humante  infirmitatis  et  professionem  divina? 
majeslalis,  a  legilimo  minislro  res  aliqua  sensibilis  et 
permanens  rilu  mystico  consecratur  et  transmulalur. 
Le  point  capital  est  que  l'oblation  sacrificielle 
transforme  l'objet  offert,  cet  objet  devant  être 
détruit,  c'est-à-dire  tellement  changé  qu'il  cesse  d'être 
ce  qu'il  était  auparavant,  c.  m.  Ce  concept  du  sacri- 
fice, pleinement  réalisé  dans  la  mort  du  Christ  sur  la 
croix,  se  vérifie-t-il  à  la  messe?  La  réponse  à  cette 
question  et  aux  objections  des  protestants  fournit  à 
Bellarmin  l'occasion  d'exposer  sa  théorie  sur  l'essence 
du  sacrifice  de  la  messe  : 

«  Parmi  les  diverses  actions  dont  se  compose  le  rite 
eucharistique,  l'oblation  du  pain  et  du  vin  qui  pré- 
cède la  consécration,  l'oblation  qui  suit  la  consécra- 
tion, la  fraction  de  l'hostie  sont  nécessaires  à  l'inté- 
grité du  sacrifice;  elles  ne  sont  point  de  son  essence.  » 
Deux  actions  seulement  sont  de  l'essence  du  sacrifice 
eucharistique,  la  consécration  et  la  communion  du 
prêtre.  Le  cardinal  rejette  l'opinion  de  ceux  qui  voient 
dans  la  seule  consécration  tous  les  éléments  d'un  sacri- 
fice: ces  théologiens  admettent  une  immolation  vir- 
tuelle, parce  que  vi  verborum  le  corps  du  Christ  seul, 
sans  l'âme  et  le  sang,  et  le  sang,  séparé  du  corps, 
commencent  à  être  sur  l'autel;  seul,  l'état  glorieux  où 
se  trouve  présentement  le  Christ  empêche  la  sépara- 
tion effective  du  corps,  du  sang  et  de  l'âme,  c.  xxvn. 
«  L<ne  telle  explication  n'est  pas  suffisante  au  point 
que  l'esprit  puisse  s'y  reposer  pleinement.  En  effet,  un 
vrai  et  réel  sacrifice  requiert  une  mort,  une  destruc- 
tion vraie  et  réelle  de  la  victime  immolée;  la  consécra- 
tion ne  fait  pas  une  mort  vraie  et  réelle,  mais  seule- 
ment une  mort  mystique.  Dire  que  la  consécration 


1177 


MESSE,    LE    SACRIFICE-DESTRUCTION    :   BEELARMIN 


L178 


pourrait  d'elle-même  donner  la  mort,  mais  que  l'état 
glorieux  du  corps  du  Christ  empêche  cette  mort,  c'est 
•dire  que  cet  état  glorieux  empêche  le  sacrifice.  Sous 
l'ancienne  loi,  si  un  prêtre,  dans  le  temple,  avait  porté 
à  un  animal  un  coup  capable  de  l'immoler,  mais  qu'à 
raison  d'un  empêchement  quelconque,  l'animal  n'eût 
pas  été  immolé,  il  n'y  aurait  pas  eu  accomplissement, 
mais  seulement  volonté  du  sacrifice.  »  Ibid.  Bellarmin 
donne  alors  sa  propre  théorie.  Dans  la  consécration, 
on  trouve  trois  choses  dans  lesquelles  consiste  vrai- 
ment et  réellement  le  sacrifice  :  1°  un  objet  profane 
•devient  sacré:  ainsi,  le  pain  est  changé  au  corps  du 
Christ:  2°  cet  objet,  de  profane  devenu  sacré,  est 
offert  à  Dieu  sur  l'autel;  3°  enfin,  «par  la  consécration, 
l'objet  sacré,  offert  à  Dieu,  est  ordonne  à  un  change- 
ment, à  une  destruction  vraie,  réelle,  extérieure,  requise 
essentiellement  pour  le  sacrifice.  Par  la  consécration, 
en  effet,  le  corps  du  Christ  prend  la  forme  d'une  nour- 
riture: la  nourriture  est  faite  pour  être  absorbée  et, 
par  là  même,  changée  et  détruite.  Sans  doute,  le  corps 
du  Christ  n'éprouve  en  lui-même  aucun  dommage, 
et  ne  perd  pas  son  être  naturel,  lorsque  l'eucharistie 
est  consommée;  mais  il  perd  son  être  sacramentel  et 
cesse  d'être  réellement  sur  l'autel;  il  cesse  d'être  une 
nourriture  sensible.  >>  Voilà  pourquoi  la  communion 
du  prêtre,  elle  aussi,  est  de  l'essence  du  sacrifice,  «  car, 
•dans  toute  l'action  de  la  messe,  il  n'existe  pas  d'autre 
destruction  réelle  de  la  victime  que  la  communion 
et  une  destruction  réelle  de  la  victime  est  requise  pour 
qu'il  y  ait  sacrifice.  »  Ibid.  Cf.  J.  de  la  Servière,  La 
théologie  de  Bellarmin,  Paris,  1908,  p.  435-437.  Cette 
•explication  présente  le  grand  avantage  de  répondre 
directement  aux  objections  protestantes.  On  accepte 
leur  notion  du  sacrifice,  basé  sur  l'idée  de  destruction  ; 
■on  établit  qu'une  destruction  de  l'hostie  a  réellement 
lieu  à  la  messe.  La  théorie  bellarminienne  devait  être 
appelée  à  un  grand  succès  près  des  théologiens. 

3.  L'influence  de  Bellarmin.  —  a)  A  la  fin  du 
X71*  siècle.  —  M.  Lepin,  op.  cit.,  p.  387  sq.,  fait 
remarquer  que  les  contemporains  de  Bellarmin  n'adop- 
tèrent pas  sa  thèse  purement  et  simplement  ;  ceux  qui 
■en  acceptent  la  substance  y  mêlent  des  considérations 
étrangères.  Toutefois,  on  retrouve  l'élément  essentiel 
■de  la  thèse  bellarminiennc,  la  consomption  de  la  vic- 
time par  la  communion,  chez  Henrique?:  (f  1(308), 
Summa  iheologiee  moralis,  Mayence,  1613,  1.  IX,  c.  i, 
n.  2-9.  Cet  auteur  intercale  entre  la  consécration  et  la 
communion  un  troisième  élément  essentiel,  l'oblation 
vocale,  n.  3-4. 

D'autres  auteurs  se  contentent  de  faire  une  allusion 
bienveillante  à  l'explication  du  grand  controversiste  : 
tel  P.  de  Ledesma,  cf.  supra,  col.  1147,  op  cit.,  c.  xvn. 
D'autres  enfin  la  considèrent  comme  une  opinion  rece- 
vable,  sans  s'y  rallier  explicitement  :  tel  Azor  (f  1603), 
Institutions  mondes,  Lyon,  1625, 1.  X,  c.  xix. 

Nous  rattacherions  plus  volontiers  à  Bellarmin  le 
jésuite  Grégoire  de  Valencia  (t  1603),  De  rébus  fidei 
hoc  tempore  controversis,  Lyon,  1591  :  De  ss.  missse 
sacrificio,  1.  I,  c.  n.  Sans  doute  cet  auteur  se  complaît 
dans  l'opinion  de  ceux  qui  pensent  que  non  seulement 
la  consécration,  mais  la  bénédiction,  mais  la  fraction 
et  la  commixlio,  la  communion  surtout  sont  néces- 
saires à  l'oblation  du  sacrifice  eucharistique.  Toutefois, 
la  consécration  est  la  partie  principale,  qui  constitue 
essentiellement  ce  sacrifice  et  lui  donne  son  caractère 
spécifique,  en  tant  que,  par  la  transsubstantiation  du 
pain  et  du  vin  au  corps  et  au  sang,  elle  fait  que, 
d'une  manière  mystérieuse,  que  nous  appelons  sacra- 
mentelle, le  Christ  est  contenu  sous  les  espèces  du  pain 
et  du  vin, sic  ut  sumi  possil. Toute  la  force  de  la  thèse  de 
Grégoire  porte  sur  cette  idée  :  la  consécration  opère  la 
transsubstantiation  en  vue  de  la  communion;  et  c'est 
en  cela  que  réside  le  sacrifice.  Telle  est  bien  la  pensée 


fondamentale   de  Bellarmin.   Toutefois,  'Grégoire   se 

sépare  radicalement  de  Bellarmin  sur  un  point  tout 
aussi  fondamental.  Pour  lui,  l'idée  de  destruction 
n'entre  ni  dans  la  définition  du  sacrifice,  ni  dans 
l'application  qu'on  doit  en  faire  à  la  messe.  La  consé- 
cration est  la  partie  essentielle,  qui  donne  à  la  messe 
son  caractère  sacrificiel,  parce  qu'elle  rend  présents, 
sous  les  espèces  sacrame  itelles,  le  corps  et  le  sang  du 
Christ,  d'une  manière  qui  les  rend  aptes  à  être  pris  en 
nourriture  et  en  breuvage.  Mais  d'autres  éléments 
sacrificiels,  moins  importants,  existent  dans  le  sacri- 
fice :  fraction,  communion.  En  ce  qui  concerne  la 
communion,  la  raison  en  est  évidente,  puisque  selon 
le  XII"  concile  de  Tolède,  le  prêtre  doit  participer  à  la 
victime. 

b)  Au  XVII°  siècle,  Bellarmin  fait  école.  ■ —  Citons 
comme  partisans  de  la  communion,  partie  essentielle 
du  sacrifice  de  la  messe  :  Nicolas  Coëffeteau,  O.  P. 
(t  1623),  Apologie,  Paris,  1622,  article  Du  sacrifice  de  la 
messe,  n.  7  (voir  les  textes  dans  Lepin,  op.  cit.,  p.  392- 
393);  Fabricius  Pignatelli,  S.  J.  (t  1656),  De  monte 
propitialorio,  sive  de  sacrosancto  Ecclesiœ  sacrificio, 
Paris,  1660,  1.  III,  q.  v,  n.  1;  Bonacina  (t  1631), 
Opéra  de  morali  theologia,  Venise,  1706  :  De  eucharistie/, 
q.  ult.,  punct.  n  (à  la  consécration  et  à  la  communion, 
cet  auteur  ajoute  n.  6,  l'oblation  vocale);  G.  Mahler 
(f  1701),  Theologia  doctoris  subtilis  D.  Scoti  ..,  Zug, 
1702,  1.  IV,  De  eucharistia,  q.  ix.  Plus  tard,  le  scotiste 
Mastrius,  O.  M.  (f  1673),  suit  pas  à  pas  Bellarmin, 
Disput.  theol.  in  IV  Sent.,  Venise,  1675, 1.  IV,  disp.  IV, 
q.  iv,  et  dans  sa  définition  du  sacrifice,  n.  4,  et  dans  la 
conception  du  sacrifice  eucharistique".  La  consécration 
est  partie  essentielle,  «  plus  principale  »  magis  princi- 
palis.  La  communion  est  partie  essentielle,  nécessaire 
pour  expliquer  l'immutation  dont  doit  être  affectée  la 
victime. 

Ysambert  (f  1612),  Disput.  in  IIL-m,  Paris,  1(539. 
ad  q.  lxxxiii,  disp.  I,  propose  du  sacrifice  une  défi- 
nition analogue  à  celle  de  Bellarmin  :  nécessité  d'une 
immutation  réelle  de  la  victime  pour  attester  la  toute- 
puissance  de  Dieu  sur  la  vie  et  la  mort  et  maître 
de  l'existence  comme  de  la  non  existence.  De 
là,  en  ce  qui  concerne  l'eucharistie,  il  proclame  la 
nécessité  de  la  destruction  de  l'hostie  pour  réaliser 
cette  signification  essentielle  du  sacrifice.  La  consécra- 
tion est  donc  de  nécessité  essentielle,  mais  il  est  indis- 
pensable d'y  joindre  la  commu  lion  du  prêtre  qui  seule 
réalise  l'immutation  réelle  en  consommant  la  victime 
offerte.  Disp.  III,  a.  2,  4. 

L'évêquede  Bodez,  Abelly(f  1691),  admet  lui  aussi 
que  l'idée  de  destruction  est  incluse  dans  la  notion 
du  sacrifice  :  l'essence  du  sacrifice  eucharistique  sup- 
pose donc  et  la  consécration  qui  amène  la  victime  sur 
l'autel,  et  la  communion  qui  l'y  détruit  et  l'y  consume 
en  quelque  façon.  Medulla  theologica,  Paris,  1662, 
sect.  xi,  §  1. 

Il  convient  de  s'arrêter  sur  le  Cursus  theologicus  des 
Salmanticenses.  Le  traité  De  eucharistia-  sacramento 
(Cursus,  Paris,  1882,  t.  xvm)  a  pour  auteur  Jean 
Lianes  de  l'Annonciation  (t  1701).  Cet  auteur  définit 
le  sacrifice,  disp.  XIII,  dub.  i,  n.  2  :  Oblatio  fada  Deo 
per  immutationem  alicujus  rci,  in  signum  supremi 
super  omnes  res  dominii  ex  légitima  institutione.  Il 
s'agit  de  prouver  dans  le  sacrifice  de  la  messe  l'exis- 
tence d'une  immutation.  Au  n.  9,  Jean  Lianes  écrit  : 
•<  A  la  messe  convient  la  définition  du  sacrifice... 
L'immutation  de  la  chose  offerte  s'y  trouve,  car  ta 
consécration  comportece  changement.  ■  Le  changement 
opéré  dans  le  Christ  par  la  consécration,  c'est  l'exis- 
tence sacramentelle  doublée  de  la  séparation  mystique 
vi  verborum.  Mais  le  théologien  de  Salamanque  est 
trop  bon  thomiste  pour  trouver  là  un  mode  réel 
d'être  affectant    intrinsèquement  le  Christ.  Aussi   se 


1179 


MESSE,    LE    SACRIFICE-DESTRUCTION  :  BELLARMIN 


1180 


rallie-t-11,  dub.  m,  §  in,  n.  29-30,  à  une  autre  solution.. 
La  communion  du  prêtre  appartient  à  l'essence 
du  sacrifice,  parce  qu'il  est  de  l'essence  du  sacrifice 
que  la  victime  ou  la  chose  offerte  soit  afTectée  d'un 
changement  réel.  Il  faut  donc  que  le  Christ  contenu 
sous  les  espèces  du  pain  et  du  vin  reçoive  une  immu- 
tation réelle.  Mais  la  présence  sous  les  espèces  n'ap- 
porte aucun  changement  dans  le  Christ  lui-même  et 
ainsi  le  Christ  demeure  sans  changement  jusqu'à  la 
communion  du  célébrant.  Donc,  la  communion  du 
célébrant  est  requise  essentiellement  pour  qu'il 
y  ait  sacrifice.  C'est,  on  le  voit,  la  solution  de 
Bellarmin,  sous  le  patronage  duquel  se  range  Jean 
Lianes. 

Une  mention  particulière  est  due  à  Ph.  Gamache 
(t  1625).  Ce  sorboniste,  tout  en  rattachant  étroite- 
ment son  explication  au  principe  posé  par  Bellarmin,  la 
présente  cependant  sous  une  forme  plus  compréhen- 
sive.  Pour  lui  le  sacrifice  comporte  une  immutation 
physique  de  la  victime,  afin  de  signifier  le  pouvoir 
suprême  de  Dieu  sur  la  vie  et  sur  la  mort.  Summa  theo- 
logica,  Paris,  1627,  In  1 1 Iam  p.,  De  sacrificio  missie, 
c.  il.  Comment  cette  définition  générale  trouve-t-elle 
son  application  à  la  messe?  Gamache  fait  état  de  la 
seule  consécration,  laquelle  renferme  une  mutation, 
non  seulement  le  changement  du  pain  et  du  vin  au 
corps  et  au  sang,  mais  encore  un  changement  dans  le 
Christ  lui-même,  dont  l'humanité  est  produite  et 
passe,  tout  au  moins  secundum  quid,  de  la  non-exis- 
tence à  l'existence,  au  moment  où  la  consécration 
rend  Jésus  présent  sur  l'autel,  où  il  n'était  pas  aupa- 
ravant, c.  iv.  Mais  ce  n'est  pas  assez.  La  consécration 
inclut  un  rapport  très  certain  à  la  réelle  destruction  et 
consomption  du  corps  et  du  sang  du  Sauveur.  On  sait 
d'ailleurs  que  les  espèces  sont  naturellement  vouées  à 
la  corruption;  d'où  il  suit  que  le  Christ  y  est  contenu 
d'une  façon  qui  le  voue  fatalement  à  la  corruption  et  à  la 
destruction.  On  le  voit,  le  principe  posé  par  Bellarmin 
est  élargi  dans  la  conclusion  qu'on  en  tire.  Gamache 
ajoute  ensuite,  sans  s'y  arrêter  personnellement, 
l'explication  de  Lessius,  c.  iv. 

D'autres  théologiens  du  xvne  siècle,  tels  Casai, 
Martinon,  Platel,  Th.  Raynaud,  aux  explications 
de  Bellarmin  ajoutent  celles  du  cardinal  De  Lugo. 
Nous  les  retrouverons  plus  loin. 

c)  Au  xviw  siècle,  un  seul  théologien,  mais^d'auto- 
rité,  reprend  la  thèse  de  Bellarmin  dans  son  intégrité. 
C'est  saint  Alphonse  de  Liguori  (t  1787).  Il  part  de  la 
définition  commune,  comportant  l' immutation  ;  rap- 
pelle ensuite  le  dogme  qu'il  formule  selon  les  grandes 
lignes  de  son  système,  savoir  :  «  Par  la  consécration  et 
par  la  communion,  le  Christ  est  immolé  mystiquement 
et  ainsi,  à  la  messe,  on  trouve  l'immutation  requise 
pour  le  sacrifice.  »  Theologia  moralis,  1.  VI,  tract,  ni, 
c.  m,  dub.  i,  n.  304,  édit.  Gaudé,  Paris,  1909,  t.  ni, 
p.  283  sq.  Saint  Alphonse  rappelle,  n.  305,  les  opinions 
relatives  à  l'essence  du  sacrifice  de  la  messe.  Précé- 
demment, 1.  III,  n.  310,  il  avait  laissé  entrevoir  qu'il 
se  rallierait  à  l'opinion  plaçant  l'essence  du  sacrifice 
dans  la  seule  consécration.  Mais,  ici,  il  se  rétracte  et 
adopte  l'opinion  de  Bellarmin,  Tournely,  Soto, 
Bonacina  :  Hœc  sentenlia  dicit  essentiam  eucharisties 
consislere  partialitcr  in  consécrations  et  partialiter  in 
sumptione  :  in  consecratione  enim  ponilur  victima  et  in 
sumptione  consumilur.  Saint  Alphonse  admet  cepen- 
dant comme  une  opinion  très  probable  que  les  deux 
consécrations  sont  requises  pour  qu'existe  le  sacrifice, 
lequel  doit  être  commémoratif  du  sacrifice  sanglant 
ofTert  sur  la  croix. 

La  thèse  de  saint  Liguori  a  été  retenue  au  xix"  siècle 
par  les  liguoriens.  Cf.  Marc,  Instit.  morales,  Borne, 
1880,  t.  n,  p.  129;  J.  Aertnys,  Theologia  moralis  juxta 
doctrinam    A.    M.    de   Ligorio,   Tournai,    1898,   t.   n, 


p.    70;    J.    Hermann,    Instit.    théologie»    dogmaticxr 
Borne,  1908,  t.  n,  p.  581-583. 

4.  La  thèse  de  Bellarmin,  adaptée  à  la  considération 
de  la  seule  consécration  comme  élément  essentiel  du 
sacrifier  eucharistique. —  Un  grand  nombre  de  théolo- 
giens, tout  en  retenant  le  principe  formulé  par  Bellar- 
min, ont  adapté  ce  principe  à  la  thèse  communément 
reçue  de  la  seule  consécration  constitutive  du  sacrifice 
eucharistique.  Nous  signalerons  ici  les  principaux  : 

a)  Viva,  S.  J.  (t  1710),  définit  le  sacrifice  à  la  ma- 
nière de  Lessius,  mais  suppose  que  l'immolation  vir- 
tuelle ne  suffit  pas;  la  définition  requiert  une  immola- 
tion réelle.  Toute  l'action  sacrificielle  réside  dans  la 
consécration,  et  la  communion  n'est  pas  même  partie 
intégrante.  «  Rien  d'étonnant,  écrit-il,  que  la  même 
action  produise  la  victime  et  simultanément  l'immole 
et  la  sacrifie...  Le  Christ,  par  le  fait  même  qu'il  est 
placé  sous  les  espèces  du  pain  et  du  vin,  s'y  trouve  à 
l'état  d'aliment,  destiné  à  une  prochaine  destruction.  Par- 
la communion,  en  effet,  il  cesse  d'être  sacramentelle- 
ment  présent.  Ainsi,  il  est  immolé  et  sacrifié.  » 

Une  nuance  sépare  Viva  de  Bellarmin  et  lui  permet 
de  ne  retenir  que  la  consécration  comme  élément 
constitutif  du  sacrifice.  Pour  lui,  l'état  de  nourriture 
auquel  est  amené  le  Christ  sous  les  espèces  sacramen- 
telles, l 'affecte  hic  et  nunc,  au  moment  de  la  consécra- 
tion. Donc,  l'immutation  est  déjà  réalisée  en  lui  avant 
la  communion.  Cursus  theologico-moralis,  t.  i,  De 
sacramentis,  Padoue,  1723,  part.  V,  q.  v,  a.  1. 

b)  Même  doctrine  chez  Holtzclau,  S.  J.  (t  1783), 
l'auteur  du  traité  du  Verbe  incarné  et  des  sacrements 
dans  la  Theologia  Wirceburgcnsis,  Paris,  1880.  Il  se 
tient  prudemment  dans  la  ligne  tracée  par  Bellarmin 
et  rectifiée  par  Viva  :  «  Par  la  force  des  paroles,  le 
Christ  est  immolé  symboliquement,  en  ce  que,  par 
la  force  des  paroles,  le  sang  est  séparé  du  corps.  Mais 
de  plus,  il  est  placé  sous  les  espèces  dans  un  état  pour 
ainsi  dire  de  mort,  orienté  qu'il  est  vers  sa  destruc- 
tion :  il  y  est  placé  à  l'état  de  nourriture  et  de  breu- 
vage, destinés  à  être  consommés,  et  même,  dans  le  but 
de  disparaître,  aussitôt  réalisée  la  corruption  des 
espèces.  »  De  eucharistia,  p.  391. 

c)  Plus  timide  et  plus  éclectique  est  Thomas  de 
Charmes  (f  1765).  Chez  lui  aussi,  la  thèse  du 
sacrifice  suppose  l'immolation  réelle  de  la  victime. 
Theologia  universa...,  Nancy,  1759  :  De  sacramentis, 
dissert.  IV,  c.  n,  q.  i.  Toute  l'essence  du  sacrifice  est 
dans  la  consécration.  Mais,  dans  la  q.  m,  il  rajeunit 
l'explication  de  Bellarmin-Viva  :  Per  consecrationem 
ponilur  Chrislus  in  statu  proximo  ad  realem  destruc- 
tionem,  nam  producilur  sub  speciebus,  ut,  iis  corruptis, 
Christus  non  solum  mystice,  sed  realiter  dcstrualur  quoad 
esse  reproductum.  La  double  consécration  est  néces- 
saire, non  ex  nalura  rei,  mais  par  suite  de  l'institution 
divine. 

Au  xixe  siècle,  dans  la  même  dépendance  de  Bel- 
larmin, corrigé  par  Viva-Holtzclau,  il  faut  citer  le 
capucin  Albert  Knoll  (a  Bulsano),  Instit.  theologicse, 
Turin,  1868.  Toutefois,  dans  sa  définition  du  sacrifice, 
cet  auteur  nie  que  la  destruction  réelle  de  la  victime, 
telle  qu'elle  se  pratiquait  dans  certains  sacrifices  de 
l'Ancien  Testament,  soit  nécessaire.  Part.  IV,  sect.  n, 
§  614.  L'application  de  cette  doctrine  est  tout  autre 
qu'on  l'aurait  pu  attendre.  Knoll  reprend  l'explication 
de  Lessius,  complétée  par  Bellarmin  et  Viva.  Par  les 
paroles  de  la  consécration;  il  est  fait  à  l'hostie  l'immu- 
tation requise  et  suffisante  pour  le  sacrifice;  non  seu- 
lement parce  que  la  consécration  effectue  la  séparation 
mystique  du  corps  et  du  sang,  mais  encore  parce  que, 
sous  les  espèces  du  pain  et  du  vin,  le  ChFist,  devenu 
nourriture  et  breuvage,  est  destiné  à  une  véritable, 
réelle  et  extérieure  immutation  et  destruction. 

De  cette  solution,  on  pourra  rapprocher  celle  de 


1181 


MESSE,    LE    SACRIFICE-DESTRUCTION    :  BELLARMIN 


1182 


Mgr  Orazio  Mazzella,  Pralect.  scholastico-dogmaticse, 

Rome.  1905.  t.  iv.  n.  237. 

5.  Un  rajeunissement  de  la  thèse  de  Bellarmin- YiiHi- 
Hollzclau  :  II.  Lamiroy.  -  C'est  dans  la  lignée  théolo- 
gique précédente  qu'il  convient  de  placer  M.  Lamiroy, 

pour  le  système  qu'il  propose  dans  sa  thèse.  De  essenlia 
ss.  misses  sacrificio,  Louvain,  1919.  Sans  doute, 
Lamiroy  rejette  expressément  l'explication  de  Bellar- 
min.  parce  qu'elle  place  en  réalité  l'essence  du  sacrifice 
eucharistique  dans  la  communion,  ce  qui  contredit 
et  l'institution  de  l'eucharistie,  et  la  tradition  cons- 
tante dans  l'Église.  Toutefois,  il  accepte  le  principe 
qui  a  guidé  Bellarmin,  et  corrige  la  thèse  du  grand 
controversiste  à  la  façon  de  Viva  et  de  Holtzclau 
(qu'il  ne  cite  d'ailleurs  pas).  La  notion  essentielle  du 
sacrifice  comporte,  pour  Lamiroy,  une  destruction 
réelle  ou  équivalente  de  la  chose  offerte.  Sacrificium 
est  oblalio,  qua  fier  destruetionem  ipsius  vitae  humanœ, 
aut  rei  sensibilis  et  permanenlis,  vitam  humanam 
reprxsentantis  eique  substitutœ,  a  legitimo  ministro 
peraetam,  supremum  Dei  dominium  agnoscilur.  P.  102. 
Et  l'auteur  spécifie  que  «  cette  destruction  peut  être 
réelle,  lorsque  la  chose  offerte  est  détruite  dans  sa 
substance  par  occasion  ou  combustion,  ou  équivalente, 
quand,  par  exemple  le  vin  ou  le  lait  est  répandu  à 
terre  et  ainsi  est  détruit,  non  dans  sa  substance,  mais 
dans  son  mode  ou  sa  forme  extérieure. 

Pour  Lamiroy,  «  l'action  sacrificielle  est  réalisée 
essentiellement  dans  la  consécration  des  espèces  », 
p.  416;  c'est  la  doctrine  qui  ressort  des  textes  scrip- 
turaires  relatifs  à  l'institution,  et  de  la  nature  même 
du  sacrifice  eucharistique,  offert  au  nom  et  en  la  per- 
sonne du  Christ.  La  communion  n'appartient  pas  à 
l'essence  du  sacrifice,  mais  elle  est  de  l'intégrté  de 
l'oblation  sacrificielle.  Part.  IIIa,  sectio  i,  a.  1,  §  1, 
p.  416.  Puis  il  réfute  les  arguments  de  ceux  qui  pro- 
fessent que  la  communion  appartient  à  l'essence  du 
sacrifice,  §  2,  p.  419  sq.  Il  s'agit  de  Bellarmin,  de 
De  Lugo  et  de  leur  école.  Au  §  3,  p.  423  sq.,  il  réfute 
ceux  qui  placent  l'essence  du  sacrifice  de  l'eucharistie 
dans  la  seule  communion.  Parmi  les  anciens  auteurs, 
Lamiroy  ne  cite,  d'après  Vasquez,  que  Ledesma. 
Mais,  parmi  les  auteurs  contemporains,  il  s'attaque 
principalement  à  la  théorie  du  sacrifice-banquet  de 
Renz  et  de  Bellord.  Voir  plus  loin.  Enfin,  §  4,  le  sacri- 
fice de  la  messe  n'est  pas  réalisé  par  l'oblation  vocale 
distincte  de  la  consécration,  ni  par  la  fraction  de 
l'hostie.  L'a.  2  va  au  vif  du  problème  qui  nous  occupe  : 
il  y  est  question  de  la  raison  formelle  du  sacrifice  dans 
la  consécration  même.  Le  texte  de  Luc,  xxn,  19-20  et 
les  textes  parallèles  de  Matth.,  xxvi,  26-28;  Marc, 
xiv,  22-24;  I  Cor.,  xi,  24-25,  démontrent  que  le  corps 
et  le  sang  du  Christ  sont  offerts  en  véritable  sacrifice  : 
i  Déjà  les  Pères  et  les  liturgies  primitives  affirment 
que  la  célébration  de  ce  rite  eucharistique  était  une 
immolation  du  Christ  non  sanglante  et  mystique... 
Mais  il  faut  remarquer  qu'  «  immolation  mystique  » 
n'est  pas  synonyme  d'  «  immolation  dans  la  séparation 
«  sacramentelle  du  corps  du  Christ  d'avec  son  sang  ». 
Cette  dernière  formule,  que  depuis  longtemps  de  nom- 
breux théologiens  considèrent  comme  synonyme  de  la 
première,  n'atteint  en  réalité  qu'un  seul  aspect 
l'aspect  représentatif,  du  sacrifice  eucharistique... 
Mais  nous  démontrerons  que  la  séparation  sacramen- 
telle n'est  pas  suffisante  pour  fonder  un  véritable 
sacrifice.  »  Et  cette  démonstration  est  faite  dans  la 
réfutation  des  thèses  divergentes,  notamment  de  celle 
du  cardinal  Billot . 

Voici  comment  Lamiroy  conçoit  son  système  : 
«  Nous  savons  que,  dans  la  consécration,  en  même 
temps  que  se  réalise  le  sacrement,  est  offert  le  sacri- 
fice. Or,  un  sacrifice  véritable  suppose  une  véritable 
destruction,   soit   réelle,   là   où   la   chose   offerte   est 


détruite  en  sa  substance,  soit  équivalente,  là  où  la 
destruction  atteint  plutôt  le  mode  d'être  extérieur  de 
la  chose  sacrifiée...  Or,  la  victime  du  sacrifice  eucha- 
ristique est  le  Christ  lui-même,  qui  est  immolé,  non 
plus  en  Lui-même  et  d'une  manière  sanglante,  mais 
d'une  façon  mystique.  Il  est  immolé  d'une  façon  non 
sanglante  sous  l'espèce  ou  signe  visible,  selon  la  for- 
mule du  concile  de  Trente.  Cette  immolation  non  san- 
glante et  mystique,  par  laquelle  le  Christ  lui-même  est 
vraiment  sacrifié,  non  en  lui-même  et  sous  son  espèce 
propre,  mais  dans  le  sacrement  et  sous  une  espèce 
d'emprunt,  est  celle-là  même  que  nous  déclarent  les 
paroles  de  l'institution.  Dans  la  consécration,  le  Christ 
revêt  un  état  d'immolation,  statum  immolatitium,  qui 
se  manifeste  en  ce  que  le  corps  du  Sauveur  peut  être 
mangé,  et  son  sang  peut  être  bu.  La  consécration  place 
le  Christ  sous  la  forme  de  victime  équivalemment 
immolée,  car  elle  le  rend  présent  sur  l'autel  et  l'y  place 
en  un  état  tel,  que  son  corps  devient  vraiment  nourri- 
ture sous  l'apparence  du  pain  comme  le  corps  d'une 
victime  animale  immolée,  et  que  son  sang  devient 
vraiment  breuvage,  sous  l'espèce  du  vin,  comme  s'il 
était  répandu.  » 

«  Nous  ne  disons  pas  que  la  raison  formelle  du  sacri- 
fice eucharistique  réside  en  ce  que  le  Christ  est  rendu 
présent  sous  les  espèces  du  pain  et  du  vin  ;  nous 
n'affirmons  pas  que  la  raison  du  sacrifice  réside  en  ce 
que  le  Christ  est  réduit  à  l'état  de  nourriture  et  de 
boisson,  car  cette  considération  relève  plutôt  de  la 
raison  formelle  du  sacrement  que  de  celle  du  sacrifice.  » 
Mais  la  raison  formelle  qui  fait  le  sacrifice  essentielle- 
ment réalisé  à  la  consécration  existe  «  parce  que  le 
Christ,  sous  les  espèces  sacramentelles,  est  placé  en 
un  état  extérieur  de  mort  et  de  destruction,  état  mani- 
festé en  ce  que  le  corps  peut  être  mangé  et  le  sang  peut 
être  bu  ».  P.  434. 

On  le  voit,  c'est  l'hypothèse,  à  peine  remaniée  de 
quelques  nuances  nouvelles,  de  Viva,  de  Holtzclau, 
de  Thomas  de  Charmes.  C'est  donc  toujours  le  prin- 
cipe de  Bellarmin,  mais  dont  l'application  est  res- 
treinte à  la  seule  consécration. 

6.  En  marge  de  Bellarmin;  la  théorie  du  sacrifice- 
banquet  :  le  sacrifice  réside  dans  le  banquet,  accompli 
par  la  communion,  mais  apprêté  dans  la  consécration.  — 
S'inspirant  a~-  la  forme  des  sacrifices  antiques  des 
Juifs  ou  des  païens,  dans  lesquels  une  part  était 
réservée  pour  servir  de  nourriture  à  l'homme,  ainsi 
devenu  le  commensal  de  la  divinité,  quelques  auteurs 
veulent  envisager  le  sacrifice  de  la  messe  comme 
constitué  par  la  communion,  dans  laquelle  le  repas 
s'accomplit,  et  par  la  consécration,  où  le  repas  est 
préparé.  C'est,  au  fond,  toujours  l'idée  de  Bellarmin, 
mais  présentée  sous  un  aspect  très  particulier. 

a)  L'idée  du  sacrifice-banquet,  appliquée  à  la  messe, 
a  été  proposée  par  Mgr  James  Bellord,  vicaire  apos- 
tolique de  Gibraltar,  dans  The  notion  of  sacrifice  et 
dans  The  sacrifice  of  the  New  Law,  dans  Ecclesiastical 
Bevtew,  1905,  t.  xxxm,  p.  1-14;  258-273.  La  mort  du 
Christ  au  Calvaire  ne  constitue  pas,  indépendamment 
de  la  cène,  un  sacrifice  véritable.  L'essence  du  sacri- 
fice du  Christ  se  trouve  dans  le  repas  de  la  cène,  dont 
la  messe  est  la  reproduction.  «  Là,  dit-il,  il  n'y  a  en 
vérité,  ni  mort,  ni  symbole  de  mort.  L'emploi  des 
deux  espèces  distinctes  n'est  pas  pour  figurer  l'immo- 
lation sanglante  du  lendemain,  mais  seulement  pour 
représenter  la  double  matière  d'un  banquet  complet, 
aliment  et  breuvage...  Quand  bien  même  le  calice  se 
serait  éloigné,  à  la  suite  de  la  prière  au  Jardin,  et 
quand  Jésus  n'aurait  pas  souffert  la  mort,  la  dernière 
cène  serait  encore  un  plein  et  parfait  sacrifice.  » 
Trad.  Lepin,  op.  cit.,  p.  619. 

b)  Cette  théorie  du  sacrifice-banquet  a  été  exposée, 
avec  des  nuances  différentes,  par  Fr.   S.   Bcnz,  Die 


1183 


MESSE,    LE    SACRIFICE-ANEANTISSEMENT    :    DE   LUGO 


1184 


Geschichte  des  Messopfer-Begrifjs,  oder  der  alte  Glaiïbe 
und  die  neuen  Theorien  ùber  dus  Wesen  des  unblutigen 
Opfcrs,  Dillingen  et  Frisingue,  1902.  Dans  ce  volumi- 
neux ouvrage,  le  professeur  de  Breslau  entreprend  un 
inventaire  de  la  tradition  patristique  et  théologique  au 
sujet  du  sacrifice  de  la  messe.  Voici  comment  M.  Lepin 
présente  le  système  de  Renz  : 

Appuyé  sur  la  tradition,  Renz  critique,  non  moins  vive- 
ment que  Bellord,  la  thèse  qui  place  l'essence  du  sacrifice 
dans  une  immutation  ou  une  destruction  de  la  victime, 
et  met  au  ctmtraire  en  évidence  le  caraclère  essentiellement 
relatif  du  sacrifice  de  l'autel  par  rapport  à  l'immolation 
sanglante  de  la  croix.  A  l'entendre,  il  n'y  a  de  vrai  et  réel 
sacrifice  du  Christ  que  celui  de  la  croix.  La  messe  n'en  est 
qu'une  représentation,  parce  qu'elle  n'est  qu'une  figure 
de  l'unique  sacrifice  sanglant.  Néanmoins,  elle  est  appelée 
justement  un  'vrai  et  propre  sacrifice,  à  raison  de  la  pré- 
sence réelle  du  corps  et  du  sang  du  Christ.  Telle  a  été, 
d'après  Renz,  la  seule  notion  admise  dans  l'antiquité  chré- 
tienne et  au  Moyen  Age,  et  c'est  aussi  la  seule  juste.  A  son 
sens,  comme  à  celui  de  Scheeben,  de  Gihr  et  de  Schwane, 
la  théorie  du  sacrifice-destruction  a  été  inspirée  aux  théo- 
logiens catholiques  par  les  besoins  mal  compris  de  la 
controverse  protestante  :  elle  est  en  désaccord  avec  l'an- 
cienne doctrine  traditionnelle. 

Non  content  de  souligner  de  la  sorte  la  relativité  du  sacri- 
fice de  la  messe,  Renz  prétend  également  justifier  son 
caractère  essentiel  de  sacrifice  par  sa  qualité  de  banquet 
sacré.  Toutefois,  au  lieu  d'identifier  purement  et  simple- 
ment le  sacrifice  avec  la  communion,  comme  Bellord,  il  le 
voit  réalisé  déjà  dans  la  consécration,  en  ce  que,  par  le 
consécration,  l'hostie  une  fois  immolée  sur  la  croix  et  pour- 
vue actuellement  des  signes  sensibles  de  cette  immolation 
passée,  est  apprêtée  en  nourriture  pour  le  banquet  qui  doit 
suivre. 

Autant  qu'on  peut  préciser  la  pensée  de  l'auteur,.,  le 
sacrifice  de  la  messe  consisterait  donc,  à  la  fois,  dans  la 
communion  et  dans  la  consécration,  par  la  raison  que 
l'une  et  l'autre  servent  à  opérer  la  sancti /, cation  ou  la  sacri- 
fication de  l'homme,  c'est-à-dire  son  union  avec  Dieu.  — ■ 
D'abord  la  communion.  Car  «  il  ne  faut  pas  dire  que  le 
service  eucharistique  est  le  sacrifice  non  sanglant  du  Christ 
et  qu'il  se  termine  par  un  repas  ;  mais  bien  plutôt  :  le  sacri- 
fice eucharistique  est  de  son  essence  un  repas,  qui  a  un 
caractère  de  sacrifice.  Or,  d'une  façon  générale,  ce  repas 
seulement  a  caractère  de  sacrifice,  qui  associe  directement 
à  la  Divinité,  par  conséquent  donne  à  celui  qui  ne  vit  pas 
encore  dans  une  union  parfaite  avec  la  Divinité,  de  s'appro- 
cher plus  près  de  cette  perfection.  Dans  l'autre  vie,  la 
jouissance  de  la  Divinité  n'a  plus  la  signification  de  sacri- 
fice, puisqu'elle  ne  sanctifie  plus  les  non-saints,  mais  garde 
et  béatifie  les  saints  dans  la  sainteté.  Mais,  sur  terre,  la 
participation  à  la  table  de  Dieu  est  un  acte  sacrifical.  Ce 
serait  s'écarter  des  vues  de  l'ancienne  Fglise  de  se  repré- 
senter la  communion  comme  étant  avant  tout  une  descente 
de  Dieu  vers  les  hommes  ;  elle  est  à  concevoir  beaucoup 
plutôt  comme  une  ascension  des  hommes  vers  Dieu,  comme 
une  action  par  laquelle  les  hommes  se  sanctifient  librement 
et  spontanément.  Ainsi  le  repas  eucharistique  se  distingue 
d'un  repas  terrestre  ordinaire,  et  aussi  du  repas  céleste, 
précisément  en  ce  qu'il  n'est  pas  premièrement  un  acte  de 
jouissance,  mais  un  acte  par  lequel  l'homme  se  sanctifie, 
et  se  sacrifie  lui-même  :  un  acte  de  sacrifice.  »  Op.  cit., 
t.  n,  p.  500. 

De  la  communion  ainsi  entendue,  la  consécration  est 
inséparable,  car  c'est  elle  qui  rend  présent  le  Christ  sous 
la  forme  où  il  doit  servir  à  l'alimentation  sacrée  des  fidèles, 
c'est-à-dire,  comme  parle  l'auteur,  à  leur  sanctification  et 
à  leur  sacrification.  ■  Ce  n'est  pas,  dit-il,  que  la  communion 
n  ait  aussi  un  caractère  sacrificiel,  ni  que  le  sacrifice  non 
sanglant  ne  soit  essentiellement  un  repas  sacré  ;  c'est  sim- 
plement que,  de  par  la  volonté  du  fondateur,  la  préparation 
de  ce  repas,  ou  de  ses  éléments,  constitue  en  fait  la  pre- 
mière partie  du  sacrifice.  Mais  si  l'on  demande  pour  qui 
la  préparation  de  l'aliment,  qui  ne  sera  jamais  regardée 
pourtant  comme  partie  intégrante  d'un  repas,  a  été  intro- 
duite ici  dans  le  repas  même,  et  de  telle  sorte  que,  sans  elle, 
le  repas  porterait  un  autre  nom,  voici  la  réponse  :  c'est 
parce  que  ce  repas  est  le  sacrifice  non  sanglant  du  Christ 
et  des  chrétiens.  Le  sacrifice  non  sanglant  suppose  que  la 
victime  dont  la  chair  et  le  sang  doivent  être  mangée  et  bu, 
n'est  pas  immolée  présentement,  mais  a  dû  être  immolée 


déjà  auparavant,  donc  qu'elle  existe  déjà  comme  aliment 
formel,  et  a  seulement  besoin  d'être  rendue  présente  d'une 
façon  qui  témoigne  de  son  immolation  sanglante  anté- 
rieure. Rendre  présente  la  matière  du  repas  sous  une  forme 
qui  figure  ou  reproduit  sensiblement  sa  sacrification  anté- 
rieure :  voilà  en  quoi  consiste  la  préparation  du  repas  ; 
voilà  ce  que  signifie  l'acte  de  la  consécration.  La  consé- 
cration n'est  donc  pas  formellement  la  mise  à  mort  de 
l'Agneau  de  Dieu  qui  doit  être  mangé  ;  elle  rend  seulement 
présent  cet  Agneau  déjà  mis  à  mort  auparavant  ;  et  c'est 
pourquoi  elle  est  un  élément  essentiel  du  repas  lui-même  ; 
elle  est  un  acte  de  repas.  »  Ibid.,  p.  501. 

Ainsi,  «  consécration  et  communion  sont,  de  par  leur 
essence,  des  actes  d'union,  l'accomplissement  du  sacre- 
ment de  l'union,  et  pour  autant  des  actes  sacrificiels  ». 
«  Dans  l'une  et  l'autre,  nous  voyons  le  Christ,  unissant  ses 
membres  avec  lui,  et  par  là  même  les  sacrifiant.  Seulement, 
dans  la  consécration,  le  Christ  est  rendu  présent  à  l'état 
de  nourriture  devant  l'homme  :  la  sanctification  de  l'homme 
par  le  Christ  est  objective.  Dans  la  communion,  elle  est 
subjective,  parce  que  le  Christ  entre  dans  l'homme  lui- 
même  pour  le  nourrir  et  le  sacrifier.  »  Ibid.,  p.  502. 

Dès  lors,  «  l'essence  de  l'acte  sacrificiel  en  ce  qui  regarde 
l'eucharistie  doit  se  définir  ainsi  :  l'essence  formelle  du 
sacrifice  non  sanglant  du  Nouveau  Testament  consiste  en 
l'accomplissement  objectif  et  subjectif  du  sacrement  de 
la  communion,  par  le  moyen  du  corps  et  du  sang  de  Jésus- 
Christ,  réellement  présents  sous  les  apparences  du  pain 
et  du  vin.  >  «  Et  si  l'on  demande  quel  est,  dans  ce  sacrement 
sacrificiel,  ou  dans  ce  sacrifice  sacramentel,  l'acte  essentiel- 
lement sacrificiel,  nous  répondrons  :  il  est  objectivement 
dans  la  consécration  ;  subjectivement,  dans  la  communion 
à  la  chair  et  au  sang  du  Seigneur.  »  Ibid.,  p.  503.  — 
Lepin,  op.  cit.,  p.  620-623. 

2°  Le  sacrifice  consiste  essentiellement  dans  la  consé- 
cration, en  tant  qu'elle  place  le  Christ  lui-même  en  un 
état  d'amoindrissement  :  Thèse  dite  de  De  Lugo.  —  La 
thèse  de  Bellarmin  suppose  toujours  dans  une  certaine 
mesure  que  l'immutation  requise  par  le  sacrifice 
n'atteint  pas  le  corps  réel  du  Christ,  mais  simplement 
le  corps,  en  tant  que  placé  sous  les  espèces  sacramen- 
telles. Ou  mieux,  les  espèces  seules  sont  directement 
affectées  par  l'immutation.  La  catégorie  de  théolo- 
giens que  nous  allons  étudier  prétend  que  l'immuta- 
tion doit  atteindre  directement  le  corps  du  Christ  lui- 
même.  A  partir  de  la  deuxième  moitié  du  xvne  siècle, 
en  France  surtout,  les  théories  cartésiennes  appliquées 
à  l'eucharistie  viendront  donner  à  cette  opinion  un 
complément  de  relief. 

1.  Avant  De  Lugo.  —  a)  LTn  précurseur  de  De  Lugo 
est  Gaspard  Casai  (t  1585)  évêque  de  Leiria.  En 
regard  de  la  définition  vague  que  saint  Thomas  donne 
du  sacrifice  :  Aliquid  circa  res  oblatas,  il  place  une 
autre  définition  du  même  théologien,  IIIa,  q.  xlv, 
a.  3  :  Aliquid  factum  in  honorera  proprie  Deo  debitum, 
ad  eum  placandum.  L'idée  de  sacrifice  expiatoire 
et  propitiatoire  requiert  une  destruction  réelle.  Pen- 
dant toute  sa  vie,  Jésus  dans  chacune  de  ses  actions 
a  pu  offrir  un  sacrifice  véritable,  mais  le  caractère 
sacrificiel  de  l'expiation  du  Christ  apparaît  surtout 
et  sans  conteste  possible  à  la  dernière  cène,  «  institu- 
tion admirable  et  inouïe,  par  laquelle  le  Christ  place 
son  propre  corps  sous  les  espèces  du  pain  et  son  propre 
sang  sous  celles  du  vin,  cherchant  toujours...  a  rendre 
honneur  à  Dieu  et  à  apaiser  sa  justice  à  notre  endroit  ». 
De  sacrificio  missse,  Venise,  1563,  1.  I,  c.  xix.  Il 
faut  que  l'eucharistie,  continuation  de  la  cène  et 
mémorial  de  la  croix,  s'accomplisse  modo  immolatitio, 
c.  xn,  ce  qui  se  fait  par  la  séparation  sacramentelle  du 
corps  et  du  sang.  Il  s'agit  maintenant  d'expliquer 
comment  cette  séparation  sacramentelle  produit 
l'immolation  et  le  sacrifice.  C'est  ici  que  Casai  pré- 
lude à  De  Lugo  :  «  Le  Christ,  dit-il,  avait  dans  son  être 
naturel  la  faculté  de  voir,  d'entendre,  de  sentir,  de 
goûter,  de  toucher,  comme  chacun  sait.  Or,  tel  qu'il 
est  dans  le  sacrement,  il  n'a  plus  rien  de  cela,  au  juge- 
ment de  Scot  :  il  ne  voit,  ni  n'entend,  ni  ne  sent,  ni  ne 


1185 


MESSE,   LE   SACRIFICE-ANEANTISSEMENT    :    DE     LUGO 


1186 


goûte,  ni  ne  touche.  Il  est  donc  là  en  manière  d'immo- 
lation et  de  sacrifice,  modo  immolatitio  et  sacri/ico, 
puisqu'il  est  là  privé  de  ses  actes  vitaux,  ne  peut 
exercer  aucune  de  ces  multiples  opérations  vitales  pour 
lesquelles  l'homme  doit  se  servir  d'un  organe  corpo- 
rel.... Le  mode  selon  lequel  le  Christ  est  dans  le  sacre- 
ment est  donc  bien  un  mode  d'immolation,  modus 
immohditius,  car  c'est  en  quelque  sorte  un  mode  de 
mise  à  mort,  modus  mortificaius,  en  tant  que,  privé 
de  ses  actions  vitales,  le  Christ,  de  ce  chef,  est  en 
quelque  façon,  mis  à  mort.  »  Id.,  c.  xix. 

A  cette  explication  fondamentale,  Casai  en  joint 
deux  autres  »  le  corps  et  le  sang  dans  l'eucharistie 
sont  destinés  à  devenir  nourriture  et  breuvage,  et, 
d'ailleurs,  en  soi,  le  mode  d'existence  sacramentelle 
est  un  mode  non  matériel,  mais  miraculeusement 
imposé  au  corps  et  au  sang  du  Christ.  Id. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  la  véritable  pensée  de  Scot, 
il  faut  retenir  de  la  thèse  fondamentale  de  Casai, 
qu'elle  comporte  un  amoindrissement  réel  dans  le 
Christ  :  c'est  sa  caractéristique. 

b)  Le  précurseur  immédiat  de  De  Lugo  fut  Mal- 
derus  (Jean  van  Malderen)  (t  1633),  professeur  à 
Louvain,  puis  évêque  d'Anvers.  Pour  Malderus, 
l'immutation  du  sacrifice  doit  être  destructive.  De 
rirtulibus  theol.  et  justifia,  ad  IIiim-IIœ,  Anvers,  1616, 
tract.  X,  c.  m,  dub.  i.  Il  n'admet  pas  comme  suffisante 
pour  le  sacrifice,  l'immutation  morale;  il  faut,  pense- 
t-il,  une  immutation  physique,  réelle,  par  laquelle  la 
victime  «  reçoive  un  état  amoindri  incluant  d'une  cer- 
taine façon  soit  destruction  soit  cessation  d'être  »  : 
status  declivior,  telle  est  l'expression  qui  fera  fortune 
dans  l'école  de  De  Lugo. 

Sans  s'arrêter  à  la  destruction  du  pain  et  du  vin, 
changés  au  corps  et  au  sang  de  Jésus-Christ,  Malderus 
trouve  l'immolation  destructive  dans  le  fait  «  que  le 
Christ  Seigneur,  qui  naturellement  est  homme  vivant, 
inapte  à  devenir  nourriture  et  breuvage,  à  moins 
d'être  mis  à  mort,  reçoit  dans  l'eucharistie  comme  une 
nouvelle  existence  de  mort,  dans  laquelle  il  peut  être 
mangé,  et  son  sang  peut  être  bu,  comme  s'il  était  tué.  » 
Nous  en  resterions  encore  ici  à  la  thèse  bellarmi,- 
nienne;  mais  Malderus  ajoute  une  explication  nou- 
velle qui  transforme  cette  thèse.  Le  quasi  mortuus, 
lanquam  occisus  indique  qu'il  n'y  a  pas  à  la  messe 
d'immolation  sanglante;  et  pourtant  il  y  a  véritable 
sacrifice.  Le  sacrifice  réside  en  ce  que  le  Christ,  par  la 
séparation  sacramentelle,  se  présente  comme  sous  un 
revêtement  de  mort.  Mais  ce  n'est  pas  encore  assez. 
Dans  une  explication  assez  embarrassée,  Malderus 
tente  de  démontrer  qu'à  l'autel  le  Christ,  sans  être 
mis  à  mort,  souffre  ce  qu'il  a  souffert  à  la  croix,  et  plus 
encore.  Sur  la  croix,  l'âme  fut  séparée  du  corps;  mais 
elle  demeura  intacte  et  le  corps  ne  connut  pas  la  cor- 
ruption. Sur  l'autel,  le  Christ  s'abaisse  dans  sa  condes- 
cendance au  point  de  se  livrer  comme  nourriture  et 
breuvage;  lui-même  demeure  intact  et  sans  corrup- 
tion, mais,  par  la  corruptihilité  des  espèces  sacramen- 
telles, il  se  voue  à  la  perte  totale  de  son  existence  sacra- 
mentelle, son  âme  ne  devant  pas  plus  préserver  son 
corps  de  cette  disparition  selon  l'existence  sacramen- 
telle, que  si  elle  ne  lui  était  pas  unie,  son  corps  ne 
devant  pas  plus  conserver  le  sang,  qui  cependant  par 
la  loi  de  concomitance  lui  demeure  uni,  que  si  le  sang 
était  réellement    répandu. 

2.  La  thèse  de  De  Lugo.  —  Le  cardinal  De  Lugo,  S.  J. 
(t  1660).  identifie  sacrifice  et  immolation  ou  destruc- 
tion :  Dicimus  de  ratione  sacrificii  esse  quod  sit  pro- 
testalio  illius  excellenliie  divinie  qua  diç/nus  est  ut  in 
ipsius  cullum  vita  nostru  deslriiatur,  sive  liœc  proteslatio 
liai  per  realem  deslructionem  propriœ  vitœ,  sive  per 
destructionem  alterius  rei,  per  quam  noster  af/ectus 
expticetur  quando  destructio  propria  non  licet  vel  non 

DICT.    DE   THÉOL.    CATII. 


expedit.  De  ven.  cucharistise  sacramento,  dans  Opéra, 
Paris,  1892,  t.  iv,  disp.  XIX,sect.  i,  n.  1.  Tout  sacrifice 
requiert  donc  la  destruction  de  la  victime,  et  c'est  en 
ce  sens  qu'il  faut  comprendre  saint  Thomas,  Sum. 
heol.,  IIa-IIlle,  q.  lxxxvi,  a.  1.  Ibid.,  n.  7. 

De  Lugo  examine  ensuite  les  diverses  explications 
fournies  du  sacrifice  de  la  messe.  Sect.  m.  Il  réfute 
successivement  l'hypothèse  de  l'oblation  vocale,  soit 
avant  (offertoire)  soit  après  la  consécration  (Unde 
et  memores),  n.  37,  car  le  sacrifice  doit  comporter  une 
action  réelle,  distincte  des  paroles,  n.  38;  l'hypothèse 
de  Cano,  plaçant  le  sacrifice  dans  la  fraction  de 
l'hostie,  la  fraction  n'étant  qu'une  cérémonie  litur- 
gique non  universellement  admise,  hypothèse  d'ail- 
leurs abandonnée  de  tous,  n.  39-40;  il  démontre 
ensuite  que  la  thèse,  plaçant  de  manière  exclusive 
l'essence  du  sacrifice  dans  la  consécration  est  la  seule 
fondée,  la  seule  à  retenir,  n.  41-45;  qu'il  faut  donc 
rejeter  l'explication  de  ceux  qui  font  constituer  le 
sacrifice  dans  la  communion,  n.  46-49.  On  doit  cepen- 
dant reconnaître  que  de  graves  raisons,  et  en  particu- 
lier l'autorité  de  saint  Thomas,  inciteraient  à  ad- 
mettre que  la  communion  soit  une  partie  essentielle  du 
sacrifice. 

Dans  la  sect.  iv,  De  Lugo  examine  les  différentes 
opinions  théologiques  expliquant  comment  la  consé- 
cration appartient  à  l'essence  du  sacrifice.  Il  rejette  : 
l'opinion  de  ceux  qui  disent  que  la  consécration  dé- 
truit, en  l'honneur  de  Dieu,  la  substance  du  pain  et 
celle  du  vin  :  une  telle  explication  est  insuffisante  à 
l'égard  du  sacrifice  du  corps  et  du  sang  de  Jésus- 
Christ,  n.  51  ;  — l'opinion  de  Suarez,  plaçant  à  la  con- 
sécration l'essence  du  sacrifice,  par  le  fait  de  la  dispa- 
rition du  pain  et  du  vin  en  vue  de  la  production  du 
corps  et  du  sang,  principale  matière  offerte  à  Dieu  : 
cette  opinion  est  d'ailleurs  contraire  au  sentiment  com- 
mun des  théologiens,  n.  52-53;  —  l'opinion  de 
Vasquez,  niant  que  la  destruction  de  la  victime  soit 
requise  dans  le  sacrifice  relatif  ou  commémoratif  : 
la  représentation  du  sacrifice  n'est  pas  le  sacrifice, 
n.  54-60;  —  l'opinion  de  l'immolation  virtuelle  ensei- 
gnée par  Lessius,  et  déjà  réfutée  par  Vasquez,  cette 
immolation  n'étant  qu'une  image  d'immolation  et 
non  une  immolation  réelle,  n.  61-63. 

Dans  la  sect.  v,  De  Lugo  expose  sa  solution.  Pour 
lui,  la  consécration  et  la  communion  appartiennent  à 
l'essence  du  sacrifice,  de  telle  manière  cependant  que 
l'action  sacrificielle  substantielle  se  trouve  déjà  réa- 
lisée à  la  consécration,  n.  64.  Pour  expliquer  cette 
action  sacrificielle  substantielle,  il  remarque  qu'il  n'est 
point  nécessaire  que  la  destruction  de  la  victime  soit 
une  corruption  substantielle,  physique  ou  métaphy- 
sique, de  son  être;  il  suffit  que  le  résultat  de  l'action 
sacrificielle  soit  de  placer  la  victime  en  un  état  telle- 
ment amoindri,  statum  aliquem  decliviorem,  qu'on  la 
puisse  humainement  estimer  détruite,  n.  65-66.  «  Cela 
supposé,  il  devient  facile  d'expliquer  comment,  par  la 
consécration  même,  le  corps  du  Christ  est  sacrifié. 
Bien  que  la  consécration  ne  le  détruise  pas  substan- 
tiellement, on  peut  l'estimer  détruit,  puisqu'il  est 
placé  en  un  état  si  amoindri  qu'il  est  rendu  inapte  aux 
actes  de  la  vie  corporelle  et  apte  à  divers  autres 
usages  propres  à  la  nourriture.  Donc,  à  l'estimation 
humaine,  ce  corps  est  exactement  comme  s'il  était 
un  véritable  pain,  préparé  en  nourriture  aux  hommes. 
Un  tel  changement  sulfit  certes  à  constituer  un  sacri- 
fice »,  n.  67.  —  Et  pourtant,  la  communion,  elle  aussi, 
appartient  à  la  substance  et  à  l'intégrité  du  sacrifice, 
car  elle  consomme  la  destruction  de  la  victime.  Et  il 
ne  répugne  pas  qu'une  victime  subisse,  dans  le  même 
sacrifice,  une  double  destruction.  De  Lugo  apporte  ici 
l'exemple  de  la  victime  offerte  en  holocauste,  d'ahord 
mise  à  mort,  ensuite  brûlée,  n.  68.  La  messe  des  pré- 

X.  —  38 


1187 


MESSE,   LE  SACRIFICE-ANÉANTISSEMENT  :   DE   LUGO 


1188 


sanctifiés  n'est  pas  un  sacrifice,  mais  un  complément 
de  sacrifice,  n.  69.  Donc,  à  la  messe,  le  sacrifice  dure 
jusqu'à  la  communion,  tout  comme  les  holocaustes 
duraient  après  l'occision  des  victimes  jusqu'à  leur 
combustion,  n.  72. 

La  messe  est  le  sacrifice  offert  par  le  Christ,  prêtre 
principal;  mais  il  n'est  pas  nécessaire  que  le  Christ 
concoure  hic  et  nunc  et  d'une  façon  physique  à  l'action 
du  sacrifice  :  le  Christ  ofire  vraiment  son  corps  et  son 
sang  à  l'autel,  en  ce  que  le  prêtre  son  ministre,  en 
vertu  de  l'institution,  ofïre  le  corps  et  le  sang  au  nom 
du  Christ,  dont  il  n'est  que  le  délégué  et  le  substitut. 
Sect.  vu,  n.  93.  D'après  cette  doctrine,  la  validité  du 
sacrifice  olïert  sous  une  seule  espèce  serait  assurée,  et 
la  consécration,  valable.  Cependant  jamais  on  ne  peut 
se  dispenser  'de  consacrer  sous  les  deux  espèces,  parce 
que  l'Église  n'a  pas  le  pouvoir  de  changer  le  pré- 
cepte du  Christ.  Or,  le  Christ  a  voulu  que  la  messe 
comportât  la  consécration  sous  les  deux  espèces,  afin 
de  représenter  ainsi  sa  passion  et  sa  mort.  Sect.  vin, 
n.  106;  cf.  n.  112. 

3.  L'influence  de  De  Lugo,  les  théories  composites  des 
xvw  et  xvni"  siècles.  ■ — •  Aux  xvn»  et  xvmc  siècles, 
1'  «  école  »  de  De  Lugo  à  proprement  parler,  n'existe 
pas,  mais  l'influence  de  ce  théologien  .est  considérable. 
Les  innombrables  auteurs  qui  proposent  à  cette  époque 
des  explications  composites  et  éclectiques  du  sacrifice 
de  l'eucharistie,  insèrent,  pour  la  plupart,  dans  leur 
système,  l'idée  maîtresse  du  système  de  De  Lugo,  le 
status  declivior. 

a)  Mêlant  les  explications  de  Lessius,  Bellarmin  et 
De  Lugo,  le  cardinal  de  Richelieu  (f  1642),  dans  son 
ouvrage  :  Les  principaux  points  de  la  foij  catholique 
défendus  contre  l'escrit  adressé  au  roy  par  les  quatre 
ministres  de  Charenton,  Paris,  1629,  p.  130-131, 
s'exprime  ainsi  :  «  Le  changement  qui  se  fait  en  l'eucha- 
ristie consiste  en  ce  que  Jésus-Christ,  qui  subsiste  au 
ciel  en  sa  propre  espèce,  est  estably  en  terre  sous 
l'espèce  estrangère  du  pain  et  du  vin  et  sous  l'appa- 
rence de  la  mort.  Qu'en  cet  estât,  il  soit  sous  l'appa- 
rence et  l'espèce  de  la  mort,  il  paroist  en  ce  qu'il  est 
privé  d'apparence  de  vie  en  plusieurs  sens,  et  par  ce 
qu'on  ne  voit  aucune  action,  en  luy,  et  par  ce  que, 
par  la  force  des  paroles  sacramentelles,  son  corps  et 
son  sang  sont  establis  sous  des  espèces  séparées,  ainsi 
que,  par  la  mort  qu'il  a  souffert  en  croix,  ils  ont  été 
réellement  séparez  :  par  ce  enfin  que  les  espèces  qui  le 
voilent  sont  comestibles  et  que,  d'ordinaire,  on  ne 
mange  aucune  chair  qui  ne  soit  morte...  » 

b)  Martinon,  S.  J.  (t  1662),  semble  se  rallier  d'abord 
à  la  thèse  du  sacrifice  représentatif  de  Vasquez, 
expliquée  par  l'immolation  mystique  dans  la  sépara- 
tion sacramentelle,  Disput.  théologies,  Bordeaux,  1645, 
disp.  XXXVIII.  sect.  iv,  n.  44.  Mais,  à  la  thèse  vas- 
quézienne,  il  ajoute  un  complément  d'explication  : 
mortuo  quodam  modo  posilum  et  lendente  ad  destruc- 
lionem.  Et,  pour  expliquer  cet  état  de  mort,  tendant  à 
la  destruction,  il  adopte  pleinement  la  thèse  lugo- 
nienne.  «  C'est  en  ce  sens  que  nous  disons  que  le  corps 
et  le  sang  du  Christ  sont  moralement  détruits  dans 
l'eucharistie,  en  tant  que,  par  la  force  des  paroles,  ils 
sont  placés  sous  les  espèces  du  pain  et  du  vin  en  un 
état  d'amoindrissement,  in  statu  decliviori,  état  d'inap- 
titude quant  à  leurs  fonctions  naturelles  et  humaines, 
état  de  tendance  à  la  consomption  et  à  la  destruction... 
Enfin,  il  y  a  immolation  mystique  du  Christ  lui-même, 
en  tant  que,  par  la  force  des  paroles,  le  corps  est  placé 
sous  l'espèce  du  pain  et  le  sang  sous  l'espèce  du  vin, 
pour  représenter  la  séparation  faite  de  l'un  et  de  l'autre 
à  la  croix  dans  la  mort  du  Christ.  »  Sect.  i,  n.  7. 

c)  L'explication  de  De  Lugo  se  retrouve  —  jointe 
à  celle  de  Lessius  - —  chez  Georges  de  Rhodes,  S.  J. 
(t  1661),  Disput.  théologies  scholasticee,  c.  n,  Lyon, 


1661,  tract,  x,  disp.  II,  q.  n,  sect.  I  et  sect.  n;  chez  le 
frère  du  cardinal,  I-'rancois  De  Lugo  (t  1652),  De 
missa,  Venise,  1653,  c.  n,  q.  h,  n.  34;  chez  Thomas 
Muniessa  (t  1696),  Disput.  scholasticee,  Barcelone, 
1689,  t.  n,  disp.  XXXIII,  sect.  iv,  n.  40;  ces  deux 
auteurs  également  jésuites;  et,  au  xvm«  siècle,  chez 
le  jésuite  Paul  Antoine  (t  1743),  Theologia  universa..., 
Paris,  1712  :  De  eucharistia,  c.  m;  jointe  à  celles  de 
Suarez  et  de  Lessius,  chez  Platel,  S.  J.  (t  1681), 
Synopsis  cursus  theotogici.  Douai,  1706,  part.  V,  c.  iv. 
Une  mention  spéciale  doit  être  accordée  au  jésuite 
Théophile  Raynaud,  qui  renchérit  encore  sur  De  Lugo 
pour  décrire  l'abaissement  du  Christ  dans  l'eucha- 
ristie :  «  Dans  l'eucharistie,  quel  abaissement!  le 
Christ  s'est  humilié  et  a  choisi  un  état  de  si  profonde 
abjection,  qu'à  moins  de  miracle,  il  doit  y  demeurer 
inanimé  à  l'instar  d'un  tronc  ou  d'une  souche  :  pour 
lui,  plus  d'acte  d'intelligence  en  raison  des  idées  pré- 
cédemment acquises;  plus  de  vouloir  consécutif  à  la 
connaissance  antérieure;  plus  même  de  sensation; 
impossible  de  se  mouvoir;  il  est  là,  comme  s'il  ne 
jouissait  plus  d'aucune  faculté  intellective,  sensitive 
ou  même  motrice.  Jésus  y  est  réduit  à  un  état  pire 
que  celui  de  la  croix,  puisqu'au  milieu  des  tourments 
du  Calvaire,  il  jouissait  du  moins  de  ses  facultés.  L'état 
eucharistique  est  donc  d'une  extrême  misère  et  d'un 
anéantissement  plus  profond  encore  que  celui  de  la 
croix.  »  Candelabrum  sanctum...,  dans  Opéra,  Lyon, 
1775,  t.  vi,  Eucharistica,  sect.  m,  c.  v,  n.  19,  23;  cf. 
n.  5. 

d)  Dans  l'exposé  de  son  système,  Platel,  au 
xvne  siècle,  avait  indiqué  un  point  de  vue  particulier, 
qui  se  ressent  des  théories  cartésiennes  sur  l'essence 
des  corps.  «  On  peut  comprendre,  écrit-il,  l'annihila- 
tion ou  l'immutation  réelle  du  Christ  dans  l'eucharis- 
tie, en  ce  sens  que  le  Christ  acquiert  un  nouveau  mode 
d'être,  qui  paraît  tendre  à  l'annihilation,  puisqu'e/i 
vertu  de  ce  mode,  le  Christ  est  réduit  à  un  point  »,  loc. 
cit.  Voir  Descartes,  t.  iv,  col.  555-560.  Cette  idée  est 
acceptée  par  nombre  de  théologiens,  qui  la  juxtaposent 
aux  explications  du  cardinal  de  Lugo.  Citons  Fran- 
çois Henno  (f  1713),  Theologia  dogmatica  et  scholas- 
tica,- Douai,  1705-1713,  t.  n,  tract,  iv,  disp.  XI,  q.  m; 
Jean  de  Ulloa  (f  1725),  Theologia  scholastica,  Augs- 
bourg,  1719,  disp.  VIII,  n.  8,  9;  cf.  disp.  II,  c.  i.  On 
pourrait  inscrire  parmi  ces  théologiens  tous  ceux  qui 
ont  expliqué  l'eucharistie  d'après  les  principes  car- 
tésiens, encore  qu'ils  n'aient  pas  parlé  explicitement 
du  sacrifice  de  la  messe.  Voir  Eucharistiques  (Acci- 
dents), t.  v,  col.  1433  sq. 

e)  Au  xvine  siècle,  une  place  à  part  doit  être  faite  à 
Tournely  et  surtout  à  son  continuateur  Collet. 

Tournely  (f  1729)  reprend  en  substance  l'opinion 
de  Bellarmin,  à  laquelle  il  ajoute  des  considérations 
relevant  de  la  pensée  de  De  Lugo.  Sa  définition  du 
sacrifice  implique  la  destruction  ou  tout  au  moins 
l'immutation  de  la  victime.  De  eucharisties  sacramento, 
Paris,  1729,  q.  vin.  Tout  d'abord  Tournely  s'approprie 
la  doctrine  exposée  par  Bossuet  dans  l'Explication. .. 
de  la  messe,  et  dans  l'Exposition  de  la  doctrine  catho- 
lique :  immolation  mystique  par  la  séparation  sacra- 
mentelle vi  verborum.  Mais  il  y  ajoute  le  point  de  vue 
de  Bellarmin  :  «  Il  se  fait  dans  la  consécration  une  . 
immutation  de  l'hostie,  en  ce  que  le  corps  du  Christ 
est  placé  en  manière  d'aliment,  et  son  sang  en  manière 
de  breuvage;  or,  la  nourriture  est  ordonnée  à  la  man- 
ducation  et,  conséquemment,  au  changement  et  à  la 
destruction.  »  Ibid.,  concl.  v,  p.  239.  Mais  ce  n'est  pas 
encore  assez.  Tournely  s'empare  de  la  thèse  de  De 
Lugo  pour  l'appliquer  au  sacrifice  eucharistique. 
«  D'autres  répondent  enfin,  et  leur  sentiment  me  plaît 
davantage,  que  le  Christ  est  immolé,  mis  à  mort  dans 
le  sacrement  de  l'eucharistie  mystiquement  et  mora- 


1189  MESSE,  LE  SACRIFICE-ANÉANTISSEMENT   :    FRANZELIN 


1190 


lement,  soit  parce  que  la  consécration,  autant  qu'il  est 
en  elle  et  par  la  force  des  paroles,  sépare  le  sang  du 
corps  du  Christ  et  ainsi,  bien  qu'en  réalité  elle  ne  divise 
pas  le  Christ,  elle  tend  cependant  à  sa  destruction; 
soit  parce  (pie  le  Christ  est  revêtu  dans  l'eucharistie 
d'un  état  de  mort,  privé  qu'il  y  est  des  fonctions  natu- 
relles et  de  l'usage  de  ses  sens  externes.  En  consé- 
quence, la  communion,  non  celle  du  peuple,  mais  celle 
du  célébrant  est  une  partie  essentielle  du  sacrifice.  » 

La  théologie  de  Bossuet  inspire  également  Pierre 
Collet  (t  1770),  continuateur  de  Tournely;  mais  la 
doctrine  de  Collet,  prise  dans  son  ensemble,  est  elle 
aussi  un  mélange  d'opinions  se  juxtaposant  sans 
grande  cohésion.  «  La  consécration,  par  elle-même  et 
par  la  force  des  paroles,  sépare  le  sang  de  Jésus-Christ 
d'avec  son  corps.  En  vertu  des  paroles,  en  effet,  la 
consécration  met  le  corps  seul  sous  l'espèce  du  pain  et 
le  sang  seul  sous  l'espèce  du  vin.  De  là  les  Pères  recon- 
naissent dans  le  sacrifice  de  l'eucharistie  une  effusion 
mystique  du  sang  qui  se  fait  par  le  glaive  de  la  parole, 
comme  le  dit  saint  Cyrille,  ce  que  Bossuet  a  exprimé 
en  termes  énergiques...  »  Puis,  Collet  démontre  que 
toute  l'essence  de  la  messe  réside  dans  la  consécration 
et  la  consécration  se  fait  par  immolation,  soit  que  cette 
immolation  consiste  dans  la  séparation  mystique  du 
corps  et  du  sang,  comme  nous  l'avons  dit  jusqu'à 
présent,  soit  qu'elle  consiste,  suivant  le  sentiment 
d'autres  auteurs,  dans  cette  réduction  de  Jésus-Christ 
à  un  point,  réduction  grâce  à  laquelle  il  est  mis  sur 
l'autel  en  un  certain  état  de  mort.  La  consécration 
est  faite  pour  témoigner  que  Dieu  est  auteur  de  la  vie 
et  de  la  mort,  auteur  de  la  vie  en  ce  que  Jésus  reçoit 
par  la  consécration  une  existence  ou  mode  d'être  qu'il 
ne  possédait  pas  auparavant;  auteur  de  la  mort,  en  ce 
que,  par  la  consécration,  Jésus  revêt  un  état  de  mort 
qui  doit  se  terminer  par  une  sorte  de  destruction  de 
lui-même  dans  la  communion.  Inslii.  theologicse,  Paris, 
1779,  t.  iv,  p.  683.  Les  dernières  paroles  de  Collet 
laisseraient  supposer  qu'il  est  partisan  de  la  thèse 
bellarminienne  :  or,  dans  la  concl.  v  (p.  679),  il  la 
réfute  expressément  :  la  communion  ne  fait  pas  partie 
de  l'essence  du  sacrifice;  elle  n'en  est  que  partie  inté- 
grante, et  il  en  apporte  comme  raison  que  la  commu- 
nion n'affecte  la  victime  d'aucun  changement  : 
sumptio  rem  oblatam  non  immutat.  Il  accepte  plus 
complètement  l'opinion  singulière  de  la  reductio  ad 
punctum.  L'immolation  mystique  lui  paraît  insuffi- 
sante à  produire  une  véritable  et  actuelle  immutation, 
laquelle  est  précisément  empêchée  par  l'état  glorieux 
du  Christ. 

4.  Une  déformation  de  la  thèse  lugonienne  :  le  cardinal 
Cienfuegos.  —  Une  mention  très  particulière  doit  être 
réservée  au  cardinal  Alvarez  Cienfuegos  (t  1739), 
jésuite  espagnol. 

Cet  auteur  part  de  la  définition  du  sacrifice  adoptée 
par  les  Salmanticenses  :  Oblatio  facta  Deo  per  immula- 
tionem  alicujus  rei  sen.sibilis  in  signum  supremi  illius 
in  res  omnes  dominii  uitœ  necisque,  ex  légitima  aucto- 
rilale.  Mais,  parmi  toutes  les  thèses  qui  ont  été  pro- 
posées pour  expliquer  l'immutation  dans  le  Christ 
eucharistie,  Cienfuegos  n'en  trouve  aucune  pleine- 
ment satisfaisante.  Aucune  ne  tient  un  compte  suffi- 
sant de  l'immutation  réelle  due  au  sacrifice.  Vita 
abscondita...,  Home,  1728,  disp.  V,  sect.  i,  n.  1-23. 
Le  cardinal  croit  avoir  trouvé  la  vraie  solution  et  la 
propose  sous  cette  forme  :  Jésus-Christ,  devenant  pré- 
sent par  la  consécration,  ne  jouit  pas  seulement  en  son 
âme  d'un  mode  de  connaissance  supérieur,  indépen- 
dant des  sens,  ainsi  qu'on  s'accorde  à  le  reconnaître, 
mais,  par  un  privilège  extranaturel,  dû  à  la  puissance 
divine  qui  élève  de  la  sorte  son  humanité,  il  jouit  de 
l'exercice  de  ses  sens  externes  eux-mêmes;  il  entend 
nos  gémissements,   il  voit  nos   larmes   (sur  la  proba* 


bilité  théologique  de  cette  hypothèse,  voir  art. 
Cienfuegos,   t.   n,   col.   2512;   Franzelin,    Tractatus 

de  ss.  eucharisiiiv  sacramento  et  sacrifîcio,  Borne,  1879, 
p.  179;  Hugon,  La  sainte  eucharistie,  p.  181,  et  Tract, 
dogm.,  Paris,  1927,  t.  m,  p.  380,  385).  «  Le  Sauveurdonc 
aussitôt  après  la  consécration,  commence  à  exercer 
quelques  actes  de  cette  vie  sensitive,  puis,  par  un  acte 
libre  de  sa  volonté  humaine,  suspend  ces  actes  vitaux, 
sacrifie  par  conséquent  la  vie  sensitive  qui  en  dépend, 
pour  les  reprendre  de  nouveau  à  la  communion  du 
pain  et  du  vin,  laquelle  symbolise  la  résurrection.  Et 
c'est  dans  cette  suspension  provisoire  de  ses  actes 
sensitifs  que  réside  la  raison  formelle  du  sacrifice  non 
sanglant.  »  Sect.  in,  n.  37. 

Dans  la  discussion  des  opinions,  nous  ne  reviendrons 
pas  sur  la  thèse  de  Cienfuegos,  laquelle,  par  sa  singu- 
larité même  échappe  à  toute  classification.  M.  Lepin, 
à  qui  nous  en  avons  emprunté  l'exposé  (op.  cit.,  p.  524), 
apprécie  ainsi  cette  hypothèse  :  Arbitraire  et  invéri- 
fiable. Cf.  Franzelin,  op.  cit.,  p.  402,  note  1;  Hurter, 
Theologise  dogmalicsc  compendium,  Inspruck,  1893, 
t.  m,  p.  377;  Billot,  De  sacramentis,  Home,  1924,  t.  i, 
p.  622. 

Ajoutons  que  Cienfuegos  applique  son  hypothèse 
au  sacrifice  du  Christ  dans  le  ciel,  sacrifice  qu'il  estime 
réel  dans  toute  la  rigueur  du  terme.  Ce  sacrifice 
consisterait  dans  la  suppression  volontaire  de  toute 
vie  actuelle  dans  le  corps  physique  de  Jésus-Christ. 
Disp.  VII,  sect.i,  §  2,  n.  9. 

5.  Le  renouveau  de  la  thèse  lugonienne  au  XIX'  siècle  : 
Franzelin.  —  La  thèse  de  De  Lugo,  laissée  dans 
l'ombre  depuis  le  xvin6  siècle,  reparaît  soudain  à  la 
fin  du  xixe,  avec  grand  éclat,  dans  l'enseignement  du 
Collège  romain,  renouvelée  et  mise  en  relief,  par  le 
cardinal  Franzelin,  S.  J.  (f  1886). 

De  .son  traité  De  ss.  eucharistiœ  sacramento  et 
sacrifîcio,  3e  édit.  Borne,  1878,  le  cardinal  a  consacré 
la  deuxième  partie  au  sacrifice  en  général  et  au  sacri- 
fice de  l'eucharistie  en  particulier.  L'ordre  même  des 
thèses  mérite  de  retenir  l'attention,  parce  qu'il  fait 
voir  le  lien  intime  qui  existe  entre  le  sacrifice  de  la 
croix  et  celui  de  l'eucharistie.  Le  Christ  s'est  sacrifié 
au  Calvaire,  se  substituant  à  l'humanité  pécheresse 
(th.  v).  Dès  l'incarnation,  il  a  été  constitué  prêtre  pour 
s'offrir  à  Dieu  comme  victime  pour  nos  péchés;  mais 
sur  la  croix,  il  s'est  ofTert  actuellement  en  un  sacrifice 
véritable  et  proprement  dit  (th.  vi).  La  consommation 
du  mérite  et  de  la  satisfaction  du  Christ  pour  nous  a 
été  réalisée  au  Calvaire  (th.  vu);  et  pourtant  ce  sacri- 
fice unique  et  sanglant,  consommant  le  mérite  du  Sau- 
veur, n'exclut  pas  un  sacrifice  perpétuel  destiné  à 
appliquer  les  mérites  de  la  croix  (th.  vm).  Ainsi,  très 
naturellement,  Franzelin  passe  du  sacrifice  de  la 
croix  au  sacrifice  de  l'eucharistie,  dont  il  démontre  la 
vérité,  par  la  perpétuelle  et  universelle  tradition 
(th.  ix),  par  la  prophétie  de  Malachie  (th.  x),  par  les 
paroles  de  l'institution  (th.  xi).  Il  étudie  ensuite  la 
valeur  propitiatoire  de  la  messe,  et  montre  la  raison 
de  la  valeur  propitiatoire  et  impétratoire  (th.  xn- 
xm).  Il  aborde  enfin,  en  trois  thèses  (xiv-xvi),  le  pro- 
blème de  l'essence  du  sacrifice  de  la  messe. 

a)  Dans  la  thèse  xiv,  Franzelin  se  demande  com- 
ment, dans  l'eucharistie,  se  vérifie  la  définition  du 
sacrifice  en  général,  afin  de  démontrer  la  vérité  du 
sacrifice  de  l'autel.  Or,  dans  la  thèse  n,  il  avait  ainsi 
défini  le  sacrifice  :  Oblatio  Deo  facta  rei  sensibilis  per 
ejusdem  realem  mit  seq'uivalentem  destructionem  légi- 
time instilula,ad  agnoscendum  supremum  Dei  dominium 
simulque  pro  statu  lapso  ad  profilendam  divinam 
justiliam  hominisque  reatum  expiandum.  La  thèse  xiv 
est  proposée  pour  délimiter,  dans  la  question  de 
l'essence  du  sacrifice  de  la  messe,  le  point  de  vue  dog- 
matique et  le  point  de  vue  simplement  théologique. 


1191 


MESSE,   THÉORIE    DU   SACRIFICE-OBL ATION 


1192 


En  voici  le  sommaire  :  «  Puisqu'il  faut  croire  que  la 
célébration  de  l'eucharistie  est  un  sacrifice  véritable 
et  propre,  il  faut  pareillement  croire  que  tous  les  élé- 
ments constituant  l'essence  du  sacrifice  en  général 
se  retrouvent  dans  ce  sacrifice  spécial.  Et  pourtant 
la  foi  ne  saurait  nous  apprendre,  ni  quelles  sont  préci- 
sément les  notes  essentielles  du  sacrifice  en  général, 
ni  en  quel  élément  l'essence  du  sacrifice  eucharistique 
doit  être  uniquement  placée.  Ils  confondent  donc 
l'objet  propre  de  la  foi  catholique  avec  l'objet  de  la 
déduction  ou  de  l'analyse  théologique,  ceux  qui  abu- 
sent des  divergences  existant  entre  théologiens  sur  la 
forme  et  l'essence  du  sacrifice  eucharistique,  pour 
attaquer  leur  unanimité  dans  la  foi  à  la  vérité  de  ce 
sacrifice.  »  Autre  chose  est  d'affirmer  dogmatiquement 
que  l'eucharistie  est  un  sacrifice,  autre  chose  est  de 
dire  en  quoi  consiste  ce  sacrifice.  La  question  an  sit 
ne  saurait  être  assimilée  à  la  question  quemodo  sit. 

b)  La  thèse  xv  rappelle  la  vérité  suivante  :  le  sacri- 
fice non  sanglant  de  la  messe  est  relatif  au  sacrifice 
sanglant  de  la  croix,  et  cette  relativité  même  ressort 
de  la  nature  de  l'eucharistie  et  de  la  forme  sous 
laquelle  Jésus-Christ  l'a  instituée.  A  ce  propos,  Fran- 
zelin  fait  observer  que  l'idée  énoncée  en  cette  thèse 
ne  doit  pas  être  confondue  avec  les  explications  de 
Vasquez  et  de  Lessius  :  «  Être  un  sacrifice  relatif, 
dit-il,  signifie  ici  deux  choses  :  tout  d'abord,  être,  en 
soi,  un  sacrifice  véritable  et  proprement  dit,  possédant 
toutes  les  qualités  essentielles  à  la  nature  du  sacrifice; 
ensuite,  et  de  plus,  présenter  une  relation  à  un  autre 
sacrifice,  relation  essentielle  à  ce  sacrifice  particulier, 
mais  non  au  sacrifice  en  général.  »  P.  387.  Comment  le 
sacrifice  eucharistique  est  relatif  au  sacrifice  de  la 
croix,  Franzelin  l'a  déjà  démontré  plus  haut.  Il  ne 
lui  reste  donc  à  déclarer  que  la  raison  formelle  sous 
laquelle  la  messe  est  un  sacrifice  véritable  et  propre- 
ment dit. 

c)  C'est  l'objet  de  la  th.  xvi.  Il  faut  d'abord  rejeter 
comme  insuffisantes  les  explications  de  Vasquez,  de 
Lessius,  comme  défectueuse  celle  de  Suarez,  qui  laisse 
de  côté  le  véritable  aspect  du  problème.  L'explication 
la  plus  plausible  semble  être  celle  que  De  Lugo  a  mise 
en  relief.  La  victime  offerte  dans  le  sacrifice  eucharis- 
tique, c'est  le  corps  et  le  sang  du  Sauveur,  c'est  le 
Christ  lui-même  rendu  présent  sous  les  espèces  du  pain 
et  du  vin.  L'essence  du  sacrifice  est  donc  dans  la 
consécration,  qui  réalise  cette  présence.  «  Nous  disons, 
ajoute  Franzelin,  que  le  Christ  revêt  l'état  de  victime 
par  le  fait  même  qu'il  se  constitue  dans  l'état  et  le 
mode  d'existence  sacramentelle,  dans  l'état  de  nour- 
riture et  de  breuvage.  »  Et  il  le  démontre  par  les 
paroles  de  l'institution,  par  le  témoignage  des  Pères 
et  de  la  liturgie  et  par  l'autorité  d'un  grand  nombre 
de  théologiens...  Dans  cet  état  et  ce  mode  d'existence 
sacramentelle,  il  est  hors  de  doute  que  se  vérifie  la 
notion  du  sacrifice.  Ne  s'agit-il  pas,  dans  le  sacrifice, 
de  proclamer  le  souverain  domaine  de  Dieu  et 
d'apaiser  sa  justice?  Or,  cette  double  signification  du 
sacrifice  ne  peut  être  réalisée  que  par  la  destruction 
de  la  victime,  destruction  physique  ou  destruction 
morale  équivalente,  capable  d'exprimer  notre  dépen- 
dance absolue  vis-à-vis  de  Dieu  et  notre  devoir 
d'expiation.  Dans  la  messe  existe  cette  destruction 
équivalente  à  la  suppression  de  l'existence  et  de 
l'usage  des  fonctions  naturelles.  Le  Christ  est  comme 
anéanti.  A  ce  sujet,  Franzelin  a  écrit  une  page  plus 
éloquente  que  convaincante  (p.  403),  où  il  accentue  les 
expressions  déjà  employées  par  De  Lugo,  mais  où 
l'assurance  du  ton  masque  à  peine  la  faiblesse  démons- 
trative. 

fi.  Les  disciples  et  émules  de  Franzelin.  -—  L'influence 
et  l'autorité  du  cardinal  Franzelin  ont  réalisé  autour 
de  sa  théorie  le  phénomène  que    nous  avons  vu  se 


reproduire,  plus  récemment,  autour  de  la  théorie  du 
cardinal  Billot.  Nombre  de  disciples  et  d'admirateurs 
s'y  sont  ralliés  immédiatement  et  avec  enthousiasme. 
Citons,  dans  la  Compagnie  de  Jésus  :  Hurter,  Théolo- 
gie dogmaticœ  compendium,  Inspruck,  1893,  t.  m, 
p.  410;  sous  une  forme  plus  sobre  et  plus  adoucie, 
De  Augustinis,  l'un  des  successeurs  de  Franzelin  au 
Collège  romain,  De  re  sacramentaria,  Rome,  1889,  1. 1, 
thèse  xvi  ;  B.  Tepe,  Inslil.  theologicœ,  Paris,  1896  : 
De  ss.  eucharistia,  q.  m,  c.  i,  n.  337,  376,  avec  ten- 
dance à  concevoir  la  consécration  comme  incluant 
déjà  la  destruction  finale  de  la  communion;  Sten- 
trup,  Prselecl.  dogmaticœ  de  Verbo  incarnato,  Inspruck, 
1896,  part.  II,  th.  xcv;  en  dehors  de  la  Compagnie  : 
Lambrecht,  De  ss.  missx  sacrificio.  Louvain,  1885, 
p.  207;  Einig,  Tract,  de  ss.  eucharistie  myslerio, 
Trêves,  1888,  p.  139;  et,  parmi  les  auteurs  qui,  sans 
prendre  position,  lui  sont  favorables  :  Pohle,  Lehrbucy 
der  Dogmatik,  Paderborn,  1912,  t.  m,  p.  399;  Hein- 
rich-Gutberlet,  Dogmatische  Théologie,  Mayence,  1901, 
t.  ix,  p.  868;  Gallacher,  The  formai  essence  oj  the  holy 
sacrifice  of  Mass,  dans  Ecclesiastical  Review,  1913, 
t.  xlviii,  p.  513-530. 

Dans  maints  ouvrages  de  spiritualité,  la  thèse  de  De 
Lugo-Franzelin  est  reprise  avec  l'insistance  des  dévelop- 
pements oratoires  auxquels  elle  se  prête  si  facilement. 
Cf.  J.-M.  Buathier,  Le  sacrifice  dans  le  dogme  catholique 
et  dans  la  vie  chrétienne,  Lyon,  18815,  c.  vu  ;  A.  Tesnière, 
Manuel  de  l'adoration  du  Tris  Saint-Sacrement,  1'"  série, 
Paris,  1889,  p.  53-56  ;  Somme  de  la  prédication  eucharis- 
tique, Irc  partie,  4  e  conférence;  Chanoine  Beaudenom, 
Méthodes  et  formules  pour  bien  entendre  la  messe,  Paris, 
1905,  t.  i,  p.  48-53  ;  Formation  à  l'humilité,  6*  édit.,  p.  359- 
360,  etc.,  etc.  On  retrouve  également  comme  un  écho  de  la 
thère  lugonienne,  accolée  à  la  thèse  de  Lessius-Gonet,  dans 
le  P.  Monsahré,  loc.  cil.  Voir  col.  1155. 

III.  Troisième  conception  générale  :  La  messe, 

SACRIFICE  EN  RAISON  DE  L'OBLATION,  FAITE  A  L'AUTEL, 
DU  SACRIFICE  AUTREFOIS  OFFERT  PAR  JÉSUS-CHRIST.  - — 

Les  partisans  de  ce  système  font  valoir  que  l'idée  du 
sacrifice-immutation  est  une  idée  relativement  récente 
dans  la  théologie,  et  qu'on  peut  en  assigner  l'origine 
vers  1551,  dans  l'interprétation  étroite  que  Ruard 
Tapper  donne  de  la  définition  vague  du  sacrifice  par 
saint  Thomas  d'Aquin,  et  qu'avant  le  concile  de 
Trente  nul  n'avait  songé  à  chercher  une  immutation 
réelle  dans  le  sacrifice  eucharistique. 

Sans  doute,  pour  la  plupart  des  auteurs  de  cette 
catégorie,  il  n'est  pas  question  de  rejeter  l'immolation 
mystique  que  la  tradition  tout  entière  reconnaît  dans 
l'eucharistie.  Mais,  au  lieu  de  définir  le  sacrifice  par 
l'immutation,  ils  se  prononcent  pour  «  une  notion 
générale  du  sacrifice  construite  sur  l'idée  d'oblalion, 
avec  accompagnement  d'une  immutation  simplement 
mystique.  La  séparation  du  corps  et  du  sang  du  Christ 
à  l'autel  serait  une  action  purement  symbolique  ou 
un  rite,  qui  enveloppe  l'oblation  du  Sauveur,  et  c'est 
en  l'oblation  faite  sous  cet  aspect  rituel  que  le  sacri- 
fice de  la  messe  résiderait  proprement  ».  Lepin,  op.  cit., 
p.  728-729. 

A  dire  vrai,  les  théologiens  que  nous  avons  recensés 
jusqu'ici  considèrent  l'oblation  comme  essentielle  au 
sacrifice  :  le  prêtre  offre  à  Dieu  une  victime  immolée 
en  son  honneur.  L'immolation  de  la  victime  en  l'hon- 
neur de  Dieu  comporte  l'offrande,  et  l'offrande  est 
sacrifice  par  l'immolation,  réelle  ou  mystique,  de  la 
victime.  Ainsi  l'explique  le  catéchisme  du  concile  de 
Trente  :  Omnis  sacrifteii  vis  in  eo  est,  ut  offeratur.  De 
eucharistia'  sacramenlo,  n.  71.  Mais,  tandis  que  les 
théologiens  partisans  du  système  du  sacrifice-immola- 
tion font  de  l'immolation  même  (immutation  réelle  ou 
immutation  mystique)  la  différence  spécifique  (sacri- 
fice) du  genre  oblation,  les  partisans  du  sacrifice-obla- 
tion  font,  comme  l'écrit  M.  Lepin,  de  l'oblation  sacri- 


1193  MESSE,   LE   S ACRIFICE-OBL ATION    :   LES    PRÉCURSEURS 


1194 


fieielle  une  simple  condition.  L'oblatîon  est  celle  qu'une 
fois  pour  toutes  Jésus-Christ  a  faite  au  Calvaire; 
mieux  encore,  Jésus-Christ  a  commencé  cette  obla- 
tion  dès  le  premier  instant  de  l'incarnation  et  l'a 
continuellement  renouvelée  durant  sa  vie  mortelle,  et 
cette  oblation  persévère  encore  éternellement  dans 
le  ciel.  L'immolation  mystique  du  corps  et  du  sang 
sacramentcllement  séparés  sous  les  espèces  du  pain  et 
du  vin. ne  fait  donc  que  situer  sur  l'autel,  en  y  amenant 
Jésus  rituellement  immolé,  l'oblation  que  le  Sauveur 
a  faite  de  sa  mort  et  de  sa  passion  et  qu'il  renouvelle 
perpétuellement  dans  le  ciel. 

Cette  théologie  du  sacrifice  se  réclame  de  la  défi- 
nition même  de  saint  Thomas  :  Sacrificium  proprie 
dicitur  quando  cikca  res  oblatas  aliquid  fil.  Il  n'est 
pas  question  d'un  changement  réel  apporté  à  l'hostie 
du  sacrifice,  mais  seulement  d'une  cérémonie  ou  d'un 
rite  extrinsèque,  laissant  l'hostie  intacte  et  non 
modifiée. 

Les  auteurs  qu'on  cite  en  faveur  de  cette  opinion 
sont  scrupuleusement  recensés  par  M.  Lepin.  Nous 
suivrons  la  liste  de  cet  auteur  —  ajoutant  parfois, 
retranchant  plus  souvent  —  pour  nous  arrêter  aux 
noms  principaux.  Et,  de  l'examen  des  textes,  nous 
verrons  dans  quelle  mesure  l'opinion  du  sacrifice- 
oblation  leur  doit  être  attribuée. 

/.     AU     XVI'    SIÈCLE    :    QUILQUES    TRAITS    DE    LA 

thèse  du  sacrifice-oblation.  —  1°  Parmi  les  pre- 
miers théologiens  ayant  ébauché  la  théorie  du  sacri- 
fice-oblation,  on  cite  Jean  Hessels  (f  1566).  Tout  en 
acceptant  que  le  sacrifice  comporte  une  immutation 
destructive,  ce  théologien  ne  trouve  dans  l'eucharistie 
qu'une  image  d'immolation  en  un  sacrifice  réel.  La 
seule  mutation  qu'on  puisse  trouver  dans  l'eucharistie 
et  qui  concerne  la  victime  elle-même,  c'est  le  nouveau 
mode  d'existence  sous  les  espèces,  mode  d'existence 
que  Jésus-Christ  n'avait  pas  auparavant.  Par  elle- 
même,  la  présence  eucharistique  ne  serait  pas  un  sacri- 
fice expiatoire,  et  donc  un  sacrifice  proprement  dit,  si 
elle  ne  se  référait  par  l'immolation  mystique  au  sacri- 
fice sanglant  de  la  croix. L'intercession  du  Fils  s'offrant 
dans  le  ciel  à  Dieu  son  Père,  semper  vivens  ad  inter- 
pellandum  pro  nobis,  n'est  un  sacrifice  qu'en  vertu 
du  sacrifice  accompli  sur  le  Calvaire.  En  réalité,  à  la 
messe,  la  consécration  place  sur  l'autel  le  corps  et  le 
sang  du  Christ,  que  nous  pouvons  ainsi  offrir  à  Dieu. 
Catechismus,  Louvain,  1663,  p.  575  sq. 

2°  Faut-il  trouver  dans  la  doctrine  de  Suarez  et  de 
Van  der  Galen,  voir  col.  1170  sq.,  quelque  germe  de  la 
doctrine  du  sacrifice-oblation?  M.  Lepin  le  pense  et 
s'exprime  ainsi  :  «  On  voit  (Suarez)  au  cours  de  son 
argumentation  déclarer  assez  nettement  qu'une 
immutation  réelle  n'est  pas  nécessaire;  il  peut  suffire 
de  quelque  autre  action  sacrée  faite  «  circa  rem  obla- 
tam  <->,  et  il  faut  bien  traduire  ici  autour  de  la  victime; 
ou  que,  si  l'immutation  réelle  doit  intervenir  dans  la 
maleria  ex  qua,  elle  n'est  pas  requise  dans  l'hostie 
principale  et  proprement  dite  qui  en  résulte.  Finale- 
ment, il  observe  que  la  signification  morale  jugée  essen- 
tielle au  sacrifice,  savoir  la  proclamation  de  la  souve- 
raineté de  Dieu,  peut  être  procurée  aussi  bien  par 
un  acte  d'efjection  ou  de  production  que  par  un  acte 
d'immutation  réelle  ou  de  destruction,  surtout  quand  il 
s'agit  d'une  «  effection  surnaturelle  »,  qui  va  à  pré- 
senter à  Dieu,  ad  prieslandum  Deo,  l'hostie  la  plus 
capable  de  lui  plaire  et  de  l'honorer.  »  C'était  évidem- 
ment en  vue  de  se  ménager  cette  dernière  répor.se  que 
l'illustre  théologien,  dans  les  explications  de  sa  défi- 
nition du  sacrifice,  avait  glissé  l'idée  û'efjcction.  » 
Op.  cit.,  p.  372-373. 

3°  Plus  explicitement,  Maldonat  ft  1583)  insiste  sur 
le  caractère  d'oblation  dans  le  sacrifice  et,  à  toutes  les 
époques,  ce  théologien-exégète  a  été  considéré  comme 


un  partisan  du  sacrifice-oblation.  Dans  le  De  sacra- 
mentis  disputationcs,  des  Opéra  theoloijica,  Paris, 
1677,  De  eucharistise  sacramento,  pari.  III",  il  définit 
le  sacrifice,  non  par  l'immolation,  mais  par  l'oblation  : 
Oblatio  sensibilis  rei  sensibiblis  facla  soli  Deo,  ad 
agnilionem  humanie  infirmitatis  ac  naturœ,  et  ad  pro- 
/essionem  divinœ  majestatis,  a  légitima  minislro,  ritu 
aliquo  mystico.  A  la  croix,  on  trouve  la  mise  à  mort 
sanglante  de  la  victime.  A  la  cène,  qui  précédait  la 
croix,  il  n'y  eut  que  la  consécration  ou  l'oblation  de  la 
victime  à  immoler.  Dans  l'eucharistie,  c'est  la  même 
oblation,  avec  la  même  représentation  sensible  de 
l'immolation  :  les  termes  dont  Jésus-Christ  se  sert  dans 
l'évangile  pour  marquer  que  son  corps  est  présente- 
ment donné,  son  sang  présentement  répandu,  Luc.,xxn 
19,  20;  cf.  I  Cor.,  xi,  24-25,  ne  peuvent  s'entendre  que 
d'une  oblation  :  Magis  eorum  probo  sententiam,  qui 
interpretantur  «  fundiiur  »  id  est  cfferlur,  sacrificatur... 
Cum  de  corpore  dicitur  :  quod  pro  vobis  datur,  non  potest 
esse  sensus  :  quod  pro  vobis  datur  ad  edendum,  sed  : 
quod  pro  vobis  sacrificatur.  Ergo,  et  cum  de  sanguine 
dicitur  :  qui  pro  vobis  effunditur.  Commentarius 
in  quatuor  evangelistas,  Lyon,  1607.  In  Matth., 
xxvi,  26. 

4°  Un  autre  point  de  vue,  sur  lequel  insistent  fré- 
quemment les  partisans  du  sacrifice-oblation,  c'est 
l'étroite  dépendance  du  sacrifice  de  l'autel  et  du  sacri- 
fice céleste,  l'un  et  l'autre  continuation  du  sacrifice 
de  la  croix.  Ce  point  de  vue  particulier  avait  été 
amorcé,  aussitôt  après  le  concile  de  Trente,  par  Jean 
de  Via  (t  1582),  Jugis  Ecclesise  catholicœ  sacrificii... 
defensio,  Cologne,  1570,  p.  466. 

5°  Estius,  voir  col.  1148,  dans  son  Commentaire  de 
l'Éfître  aux  Hébreux,  vu,  17,  établit,  lui  aussi,  ce 
parallélisme  et  cette  dépendance.  Des  paroles  de 
l'Apôtre,  il  résulte  que  le  Christ  est  appelé  prêtre  pour 
l'éternité,  en  raison  de  sa  puissance,  de  son  office  et  de 
l'effet  qu'il  obtient.  En  raison  de  sa  personne,  il  est  le 
prêtre  par  excellence.  En  raison  de  son  office,  il  est 
toujours  près  du  Père,  intervenant  pour  nous;  et  le 
Christ  remplit  son  office  éternellement,  c'est-à-dire 
jusqu'à  la  fin  du  mor.de,  tant  qu'il  y  aura  -des  élus  à 
conduire  à  leur  salut.  Et  cette  intervention  ne  va 
pas  sans  une  oblation  ;  l'oblation  fait  partie  de  l'office 
sacerdotal.  Continuellement  il  montre  au  Père  et  lui 
offre  pour  le  salut  des  élus  son  humanité  propre  et  ses 
blessures.  Enfin,  en  raison  de  l'effet  obtenu  par  le 
sacrifice  jadis  offert  une  fois  sur  la  croix,  le  Christ  a  été 
constitué  à  tout  jamais  cause  de  notre  rédemption 
et  de  notre  salut;  sous  cet  aspect,  le  sacrifice  de  la 
croix  lui-même  peut  être  appelé  éternel. 

On  le  voit,  Estius  arrête  le  sacrifice  céleste  à  la  fin 
du  monde.  Ce  sacrifice,  pour  lui,  r.e  semble  pas  devoir 
se  prolonger  dans  l'éternité,  puisque  l'effet  que  Jésus 
en  attend  est  obtenu  :  la  réunion  des  prédestinés  dans 
le  royaume  des  cieux.  Mais  ce  n'est  pas  tout  :  «  Sur 
la  terre,  le  Christ  encore  mortel  avait  offert  un  don 
et  une  victime  à  Dieu,  le  don  de  lui-même  dans  l'eucha- 
ristie à  la  dernière  cène,  l'hostie  de  son  humanité  mise 
à  mort  sur  la  croix.  Aujourd'hui  qu'il  est  immortel,  il 
continue  d'offrir  le  même  don  de  l'eucharistie  depuis 
le  levant  jusqu'au  couchant  par  ses  vicaires,  les 
prêtres,  et  il  continue  d'offrir  au  ciel  la  même  victime, 
en  tenant  toujours  sous  les  yeux  du  l'ère  et  pour  notre 
propitiation  son  humanité,  autrefois  attachée  à  la 
croix,  blessée  et  mise  à  mort .  » 

//.  au  xvii"  siècle.  -  La  thèse  du  sacrifice-obla- 
tion prend  définitivement  corps,  surtout  parmi  les 
théologiens  de  l'école  française.  M.  Lepin  rattache  à 
l'idée  du  sacrifice-oblation  ta  grande  autorité  de  Bos- 
suet.  Voir  ci-dessus,  col.  1158  sq.  Quant  aux  autres 
auteurs  cités  en  faveur  de  cette  thèse,  il  convient 
d'examiner  ici  et  la  doctrine  qu'ils  ont  défendue  et  les 


1195  MESSE,  LE  S ACRIFICE-OBL ATION  :  L'ÉCOLE   FRANÇAISE  1196 


rapports  de  cette  doctrine  avec  la  notion  du  sacrifice- 
oblation. 

1°  Autorités  douteuses  en  faveur  du  sacrifice-oblation. 
—  1.  Le  cardinal  Du  Perron.  —  L'autorité  de  ce  grand 
controvcrsiste  a  été  mise  en  avant  en  faveur  de  la  thèse 
du  sacrifice-oblation,  au  xvme  siècle.  Il  est  donc  néces- 
saire de  rapporter  la  doctrine  de  ce  théologien. 
,  Du  Perron,  en  effet,  semble  exclure  du  sacrifice  de 
la  messe  tout  acte  d'immolation  présente,  pour  ne 
retenir  que  l'immolation  passée,  mais  réelle,  de  la 
croix,  sous  une  oblation  renouvelée  autant  de  fois  que 
se  renouvelle  le  sacrifice  de  la  messe.  «  Le  sacrement 
du  corps  du  Christ  est  le  corps  du  Christ  en  deux 
diverses  manières  :  l'une  vraie  et  réelle,  en  tant  qu'il 
se  réfère  au 'corps  du  Christ  vivant,  animé,  glorieux; 
l'autre,  simplement  figurative  et  représentative,  en 
tant  qu'il  se  réfère  au  corps  de  Christ  considéré 
comme  corps  immolé,  c'est-à-dire  constitué  en  l'être 
actuel  de  corps  occis,  mort  et  inanimé.  »  Du  Saint- 
Sacrement  de  l'Eucharistie,  Paris,  1622,  I.  II,  c.  m, 
p.  433.  Et  encore  :  «  L'oblation  de  l'eucharistie...  est 
une  même  oblation  avec  celle  de  la  croix,  tant  à  cause 
de  l'unité  de  la  victime,  qu'à  cause  de  l'unité  de 
l'occision  de  la  même  victime.  Car  ni  la  substance  de 
la  victime  ne  se  multiplie  point  en  chaque  eucharistie, 
comme  faisaient  les  Juifs,  mais  demeure  toujours  une 
en  nombre  ;  ni  l'occision  de  la  même  victime  ne  se 
multiplie  point  non  plus,  comme  faisaient  les  sacri- 
fices juifs,  où  chaque  oblation  répétée  avait  son  occi- 
sion  particulière;  mais  la  même  seule  et  unique  occi- 
sion  de  Jésus-Christ  faite  en  la  croix,  sans  se  réitérer, 
sinon  par  représentation  en  mémoire,  image  et  figure, 
sert  de  fondement  commun  à  toutes  les  oblations 
subséquentes...,  de  sorte  que  notre  sacrifice,  quant  à 
la  chose  offerte,  est  le  même  sacrifice  que  celui  de  la 
croix;  et,  quant  à  l'occision,  est  le  même  représsntati- 
vement,  c'est-à-dire:  l'image,  la  mémoire,  la  représen- 
tation du  même  sacrifice.  »  Œuvres  diverses,  Paris, 
1633,  p.  342;  cf.  p.  516,  852. 

Maintenant  le  cardinal  controvcrsiste  n'admet-il 
dans  la  messe  qu'une  représentation  de  l'immolation 
sanglante  de  la  croix,  représentation  contenue  dans  la 
séparation  sacramentelle  des  espèces;  ou  bien  cette 
séparation  sacramentelle  manifeste-t-elle  pour  Du 
Perron  une  immolation  présente,  représentative  de 
l'immolation  passée?  La  deuxième  interprétation 
semble  ne  faire  aucun  doute,  car  Du  Perron  déclare 
expressément  que  «  l'oblation  quotidienne  de  l'Église 
contient  la  vérité  et  l'image  du  sacrifice  de  la  croix; 
la  vérité  quant  à  l'essence  de  la  victime;  l'image  et  la 
figure,  quant  à  l'acte  d'immolation.  »  Œuvres  diverses, 
p.  516.  L'immolation  représentative  est  donc,  selon 
le  cardinal,  un  acte  d'immolation,  donc  une  chose 
présentement  effective  et  réelle,  quoique  sa  réalité 
ne  soit  pas  de  même  nature  que  celle  de  la  chose 
qu'elle  représente.  En  lisant  attentivement  le  premier 
des  textes  ici  rapportés,  on  doit  conclure  que  l'acte 
d'immolation  représentative  s'accomplit  à  la  messe 
sur  le  corps  même  de  Jésus-Christ,  et  non  pas  sur  les 
apparences  extérieures,  et  que  ce  corps  y  est  considéré 
comme  corps  immolé.  Pour  le  cardinal,  l'acte  d'immo- 
lation consiste  dans  les  paroles  de  la  consécration  qui 
produisent  la  division  sacramentelle  du  corps  et  du 
sang  de  Jésus-Christ.  Cf.  Œuvres  diverses,  p.  985.  Il 
faut  donc  éviter  de  conclure  trop  rapidement  que  le 
cardinal  Du  Perron,  parlant  du  sacrifice  de  la  messe,  y 
semble  mettre  en  opposition  la  vérité  de  la  victime  et 
Yimage  de  la  représentation,  qu'il  n'y  a  pour  lui  de  réel 
que  la  présence  de  Jésus-Christ  et  l'oblation,  mais  que 
l'immolation  n'est  à  l'autel  qu'une  figure.  Il  enseigne, 
au  contraire,  que  la  victime  sanglante  qui  était  sur  la 
croix,  c'est-à-dire  Jésus-Christ,  est  réellement  sur 
l'autel  en  état  de  victime  non  sanglante  :  ce  n'est  pas 


une  simple  représentation  du  corps  et  du  sang  de 
Jésus-Christ  immolé  sur  le  Calvaire;  c'est  le  corps  et 
le  sang  même  de  Jésus-Christ  immolé  sur  l'autel. 
Quant  à  l'immolation,  réelle  (c'est-à-dire  sanglante) 
sur  la  croix,  elle  est  à  l'autel  représentative  du  sacri- 
fice de  la  croix.  Mais  cette  immolation  représentative 
n'est  pas  seulement  la  séparation  extérieure  des 
espèces;  elle  est  un  acte  véritable,  et  cet  acte  consiste 
dans  la  consécration,  dont  les  paroles,  qui  sont  la 
forme  du  sacrifice,  divisent  sacramentellement  le 
corps  et  le  sang  de  Jésus-Christ.  On  le  voit,  le  car- 
dinal Du  Perron  parle,  en  somme,  comme  Salmeron 
ou  Vasquez. 

2.  Le  cardinal  de  Bérulle,  fondateur  de  l'Oratoire.  ■ — 
a)  Exposé.  —  Un  troisième  élément  de  la  thèse  du 
sacrifice-oblation,  élément  qu'on  rencontre  déjà  chez 
Gaspard  Casai,  voir  col.  1184,  est  mis  en  relief  par 
Bérulle  :  l'oblation  faite  par  Jésus-Christ,  seul  prêtre 
de  son  sacrifice  au  Calvaire,  n'existe  pas  seulement  au 
moment  de  la  passion  :  cette  oblation  a  été  inaugurée 
à  l'instant  même  de  l'incarnation.  En  même  temps 
que  par  le  mystère  de  l'incarnation,  la  vraie  et  unique 
hostie  du  Père  est  préparée  et  séparée  du  commun  des 
hommes  et  consacrée  par  l'onction  de  la  divinité,  elle 
est  offerte  et  présentée  à  Dieu  par  l'oblation  que  Jésus 
fait  de  soi-même  en  entrant  dans  ce  monde:  «  La  nais- 
sance du  Christ  est  proprement  un  mystère  d'offrande 
et  d'adoration.  »  Discours  de  l'estat  et  des  grandeurs  de 
Jésus,  discours  xi,  a.  4,  dans  Œuvres  complètes,  édit. 
Migne,  Paris,  1856,  col.  360-361.  Cette  oblation, 
inaugurée  par  Jésus  dès  le  premier  instant  de  son 
existence,  se  continue  d'une  façon  permanente.  Vie 
de  Jésus,  c.  xxvi.  Toutefois,  dans  la  pensée  du  car- 
dinal, l'oblation  ne  saurait  constituer  un  sacrifice  si 
elle  n'était  accompagnée  d'une  immolation.  Il 
explique  cette  immolation,  commencée  dès  l'incarna- 
tion, par  un  commentaire  de  Phil.,  n,  7  :  Œuvres  de 
piété,  Lvin  :  De  la  pénitence  du  Fils  de  Dieu,  n.  4.  Id., 
col.  1030.  L'immolation  ainsi  comprise,  par  l'acte  de 
renoncement  inauguré  à  l'incarnation,  se  continue 
pendant  toute  la  vie  mortelle  du  Sauveur  pour  se 
consommer  à  la  croix.  Cf.  La  source  de  la  mort  et  pas- 
sion de  Jésus  est  l'amour  qu'il  nous  porte,  n.  1  ;  lxxii, 
De  la  dévotion  du  vendredi;  des  rapports  des  trois  prin- 
cipaux mystères  du  Fils  de  Dieu;  son  incarnation,  sa 
passion  et  son  eucharistie. 

A  la  cène,  Bérulle  conçoit  le  sacrifice  de  Jésus-Christ 
comme  l'offrande  d'une  immolation  non  plus  conco- 
mitante, mais  prochaine,  et  l'offrande  de  cette  immo- 
lation prochaine  et  réelle  se  fait  sous  les  signes  d'une 
immolation  toute  «  sacramentale  »  et  «  mystique  »  : 
«  Le  même  Fils  de  Dieu,  en  ce  divin  banquet,  a  voulu 
prévenir  l'oblation  visible  et  sanglante  de  la  croix  par 
cette  effusion  sacramentale  et  immolation  mystique 
en  l'eucharistie.  Et  si  nous  observons  les  moments  de 
Celui  qui  fait  toutes  choses  en  temps,  en  poids,  en 
nombre  et  en  mesure,  nous  verrons  cette  action  mys- 
térieuse avoir  été  réservée  par  lui  comme  à  la  dernière 
heure  de  sa  vie,  et  lorsque  sa  passion  réelle  et  san- 
glante avait  déjà  son  cours...,  afin  que  cette  action 
religieuse  et  sacrée  (la  cène)  se  trouvât  engagée  dans 
les  bornes  de  ses  souffrances  et  fût  initiative  et  dédica- . 
live  du  mystère  de  la  croix,  et  que  l'oblation  mysté- 
rieuse qu'il  fait  de  soi-même  à  Dieu  son  Père  en 
l'eucharistie  fût  suivie,  continuée  et  exécutée  visible- 
ment et  sanglantement  en  son  humanité,  sans  l'inter- 
ruption d'aucune  action  et  mystère.  De  sorte  que  c'est 
ici  qu'il  commence  de  faire  le  premier  pas  pour  aller  à 
la  mort...  »  Œuvres  de  controverse,  discours  n  :  Du 
sacrifice  de  la  messe,  n.  12,  col.  701. 

Il  y  a  donc,  à  la  cène,  oblation  du  Christ  présent 
sous  les  espèces  sacramentelles  et  s'immolant  mysti- 
quement dans  l'eucharistie,  en  représentation  et  indi- 


1197 


MESSE,  LE    SACRIFICE-OBLATION    :  L'ÉCOLE   FRANÇAISE 


1198 


eut  ion  du  sacrifice  sanglant  et  prochain  de  la  croix. 
Bérulle  le  décrit  à  la  façon  de  Lessius  :  «  C'était  le 
glaive  qui  faisait  le  sacrifice  de  la  Loi.  et  maintenant 
c'est  la  parole  de  Dieu  qui  fait  le  sacrifice  de  l'Église, 
l'un  et  l'autre  étant  vrai  et  propre  sacrifice,  c'est-à-dire 
cette  parole  toute-puissante  du  Verbe  :  Ceci  est  mon 
corps,  ceci  est  mon  sang,  laquelle  étant  plus  tranchante 
et  pénétrante  que  le  glaive,  ferait  la  séparation  du 
sang  d'avec  le  corps  et  la  division  du  corps  d'avec 
l'esprit,  si  la  Divinité  ne  l'empêchait  par  le  privilège 
de  l'immortalité.  A  raison  de  laquelle  cette  parole  divine 
a  bien  puissance  de  faire  que  le  Fils  et  l'Agneau  de  Dieu 
soit  mis  et  offert  en  l'autel,  mais  non  qu'il  soit  occis  en 
icelui,  ni  que  son  sang  soit  séparé  de  son  corps  et  de  ses 
veines.  »  Ibid. 

b)  Discussion.  —  Sacrifice  réel,  réalisé  par  le  moyen 
de  la  double  consécration;  immolation  mystique; 
offrande  de  soi-même  faite  par  le  Christ  sacramentelle- 
ment  présent  sur  l'autel;  voilà  trois  affirmations, 
incontestablement  bérullielines.  Est-ce  à  dire  que 
l'immolation  mystique,  par  laquelle  Jésus  est  présent 
dans  l'eucharistie  d'une  façon  qui  symbolise  la  passion 
et  la  mort  sanglante,  ne  soit  qu'une  condition  de 
l'offrande,  laquelle  constituerait  l'essence  même  du 
sacrifice?  Rien  dans  le  texte  du  cardinal  ne  nous 
paraît  autoriser  cette  déduction.  Bien  au  contraire, 
la  thèse  que  nous  avons  déjà  relevée  chez  Bossuet  et 
d'autres  théologiens  catholiques  est  explicitement 
enseignée. Le  sacrifice  de  la  cène  n'est  pas  l'offrande  de 
l'immolation  sanglante  de  la  croix.  Il  est  bien  vrai  que 
le  sang  est  répandu  sur  la  croix,  ce  que  nous  ne  nions 
pas;  mais  il  est  inexact  dédire  qu'il  ne  soit  répandu 
qu'en  la  croix  ;  les  paroles  de  Jésus-Christ  à  la  cène 
ne  s'entendent  pas  que  de  cette  effusion  de  la  croix, 
«  car  les  évangélistes  nous  rapportent  non  une, 
mais  trois  effusions  de  son  sang  au  dernier  jour  de  sa 
vie,  l'une  mystérieuse  en  l'autel  entre  ses  espèces; 
l'autre  violente  et  miraculeuse  au  jardin  et  (comme 
nous  pouvons  penser)  entre  les  anges;  et  la  troisième, 
violente  mais  ordinaire,  en  la  mort  de  la  croix  entre 
ses  bourreaux.  Et  deux  auteurs  sacrés  vous  empêchent 
de  référer  cette  oblation  du  corps  de  Jésus-Christ  et 
cette  effusion  de  son  sang  à  la  croix;  car  saint  Paul 
rend  ces  premières  paroles  :  Ceci  est  mon  corps,  qui 
est  donné  pour  vous,  par  celles-ci  :  Ceci  est  mon  corps 
qui  est  rompu  pour  vous  (I  Cor.,  xi,  24),  lesquelles  ne  se 
peuvent  référer  directement  sinon  au  corps  de  Jésus- 
Christ  sous  les  espèces  sacramentelles.  Donc  ce  corps, 
tandis  qu'il  est  sous  ces  espèces, est  donné  et  est  rompu 
pour  vous.  •  Interprétant  Luc,  xxn,  26,  dans  le  même 
sens,  Bérulle  conclut  que  par  là  est  démontré  le 
sacrifice.  Le  corps  donné  pour  nous,  le  sang  mystique- 
ment répandu  pour  nous,  voilà  le  sacrifice  eucharis- 
tique :  «  Du  texte  de  Luc,  deux  puissants  et  violents 
efforts  sont  tirés  pour  la  vérité  du  corps  et  du  sacri- 
fice de  Notre-Seigneur  en  l'eucharistie,  que  Bèze  n'a 
pu  parer  qu'en  proférant  un  blasphème,  en  ôtant 
l'autorité  du  texte  sacré...  »  Ainsi  dans  ce  mystère, 
Jésus-Christ  «  sait  effectuer  et  établir  une  immolation 
sans  occision,  une  manducation  sans  digestion  et,  en 
somme,  un  sacrifice  vrai  et  parfait,  sans  être  pourtant 
un  sanglant  sacrifice.  Car,  à  parler  proprement  et 
généralement,  il  n'est  pas  de  l'essence  du  sacrifice 
d'enclore  l'occision  de  l'hostie,  mais  seulement  de 
l'exclure  hors  d'usage  commun  et  vulgaire,  et  l'appliquer 
et  dédier  ù  un  usage  du  tout  religieux  et  sacré;  et,  où  la 
destruction  de  l'hostie  serait  nécessaire,  il  n'est  pas 
besoin  qu'elle  se  fasse  en  l'acte  précis  du  sacrifice  ;  mais 
il  suffit  qu'elle  soit  destinée  à  cette  immolation  ou 
qu'elle  ait  été  auparavant  immolée  »,  n.  13  et  14, 
p.  702  sq. 

Quoi  de  plus  clair?  Nous  sommes  bien  en  face  du 
concept     sacrifice-immolation     mystique,    l'oblation 


étant  incluse  dans  cette  immolation  par  le  fait  de  la 
présence  eucharistique.  Et  la  conclusion  est  aussi 
ferme  en  ce  sens  :  «  Disons  donc  que  le  Sauveur...  a 
institué  un  sacrement  et  un  sacrifice  tout  ensemble..., 
que  ce  sacrifice  non  sanglant  est  pleinement  fondé  au 
sanglant  sacrifice  de  la  croix,  duquel  il  tire  et  sa  nature 
et  sa  vertu,  car  sans  la  croix  nous  aurions  bien  Jésus- 
Christ  présent  en  ce  banquet,  mais  nous  n'aurions  pas 
une  victime  présente,  d'autant  qu'il  est  fait  victime 
par  le  sacrifice  de  la  croix;  que  cette  qualité  n'inté- 
resse point  la  vie  naturelle  de  Jésus-Christ,  car  nous 
le  croyons  être  toujours  vivant  et  glorieux,  et  au  ciel 
et  au  sacrement...  (n.  14,  col.  704).  L'eucharistie  est 
donc  dite  un  sacrifice,  en  tant  qu'elle  rend  sous  ces 
espèces  l'hostie  du  genre  humain  présente  devant 
Dieu,  c'est-à-dire  ce  corps  qui  est  livré  pour  nous,  et  ce 
sang  qui  est  répandu  pour  nous.  »  N.  15.  col.  705. 

Le  parallélisme  du  sacrifice  céleste  et  du  sacrifice 
eucharistique  est  abordé  en  quelques  mots  par  le 
cardinal  de  Bérulle  :  «  Ce  mystère,  déclare-t-il  en 
parlant  du  sacrifice  eucharistique,  porte  un  état 
éternel,  car  (Jésus-Christ)  est  ici  et  prêtre  pour  l'éter- 
nité, sacerdos  in  œternum,  Hebr.,  v,  6,  et  hostie  éter- 
nelle, puisque,  jusque  dans  le  ciel  et  dans  l'état  de  la 
gloire,  il  y  est  comme  agneau  et  agneau  de  Dieu  ;  cet 
agneau  qui  a  été  chargé  des  péchés  du  monde...  Et 
saint  Jean,  en  son  Apocalypse,  v,  6,  dit  qu'il  a  vu 
cet  agneau  comme  occis,  tanquam  occisum.  Et  ce 
même  prêtre  qui  s'offre  éternellement  à  Dieu  en 
l'état  d'hostie  dans  le  ciel,  a  voulu  demeurer  en  la 
terre  et  sur  nos  autels,  et  s'y  offrir  par  nos  mains  à  la 
majesté  de  Dieu  son  Père  en  cet  état  d'hostie.  Telle- 
ment qu'il  est  véritable  de  dire  que  nous  avons  en  la 
terre  et  en  ce  mystère,  aussi  bien  que  les  saints  dans 
le  ciel,  un  prêtre  éternel  et  une  hostie  éternelle;  avec 
cette  différence  toutefois  que  nous  possédons  ce  trésor 
dans  l'obscurité  de  la  foi  et  sous  le  couvert  des  espèces 
sacramentelles,  et  les  bienheureux  le  possèdent  dans 
la  splendeur  et  la  manifestation  de  la  gloire.  »  Œuvres 
de  piété,  lxxx  :  Des  excellences  du  très  Saint-Sacrement 
et  de  la  religion  chrétienne,  n.  1,  col.  1056. 

3.  Le  P.  Ch.  de  Condren  (t  1641).  —  a)  Exposé.  - 
Les  Conférences  du  P.  de  Condren,  deuxième  supé- 
rieur général  de  l'Oratoire,  recueillies  par  ses  disciples 
ont  été  publiées  d'après  les  notes  de  plusieurs  d'entre 
eux  par  le  P.  Quesnel,  en  1677,  sous  ce  titre  :  L'idée 
du  sacerdoce  et  du  sacrifice  de  Jésus-Christ.  Une  nou- 
velle édition,  revue  et  corrigée  par  le  même  éditeur, 
parue  en  1697,  a  servi  de  base  pour  les  éditions  posté- 
rieures. Nous  suivons  ici  celle  de  l'abbé  Pin,  Paris, 
1858.  Quesnel  a  certainement  apporté  des  modifica- 
tions à  la  pensée  primitive  du  P.  de  Condren.  Nous 
renvoyons  à  M.  Lcpin,  pour  cette  discussion  d'ordre 
critique.  Voici  comment  au  point  de  vue  théologique, 
on  peut  présenter  la  synthèse  de  la  doctrine  du  P.  de 
Condren,  op.  cit..  Il"  partie. 

a-. —  D'après  les  buts  du  sacrifice  décrits  au  ci, 
p.  49-51,  il  semble  que  le  sacrifice  requiert  essentielle- 
ment un  acte  de  destruction  de  la  victime.  L'auteur  le 
déclare  d'ailleurs  expressément  :  «  Le  sacrifice  étant 
institué  pour  reconnaître  Dieu  comme  auteur  de 
tout  l'être,  et  pour  honorer  son  souverain  domaine  sur 
cet  être,  il  demanderait  la  consomption  et  la  destruc- 
tion entière.  Si  dans  les  sacrifices  tout  n'est  pas  détruit 
et  consommé  par  la  mort  des  hosties  et  des  victimes, 
cela  vient  de  l'imperfection  du  culte  humain  et  de 
l'impuissance  de  l'homme  qui  ne  peut  rien  davantage. 
De  sorte  que  la  mort  n'est  proprement  qu'une  repré- 
sentation de  cette  entière  destruction  de  l'être,  qui 
devrait  se  faire  dans  le  sacrifice  en  hommage  de  l'être 
divin  et  de  son  domaine  sur  tout  l'être  créé.  »  P.  49-50. 
Le  sacrifice  de  Jésus-Christ  a  été  offert  pour  satis- 
faire à  tous  les  devoirs  et  à  tous  les  besoins  de  la  créa- 


1199         MESSE,  LE    S ACRIFICE-OBL ATION    :    L'ÉCOLE  FRANÇAISE 


1200 


ture,et  il  suffit  seul  pour  remplir  la  vérité  de  toutes  les 
espèces  dilïércntes  des  sacrifices  anciens.  Il  est  holo- 
causte, oblation,  immolation  et  le  peuple  y  participe. 
C.  ii,  p.  52-53. 

b.  —  Dans  les  sacrifices  anciens,  on  trouvait  plus  ou 
moins  distinctement  cinq  parties,  la  sanctification  de 
la  victime,  son  oblation,  son  occision,  sa  consomption 
ou  inflammation,  et  la  communion  des  prêtres  ou  du 
peuple  même  à  la  victime.  C.  n,  p.  53-60.  Ces  parties  du 
sacrifice  se  retrouvent  parfaitement  dans  le  sacrifice 
de  Jésus-Christ,  qui  est  le  sacrifice  infiniment  par- 
fait; la  sanctification  de  la  victime  dans  l'incarnation, 
son  oblation  au  même  moment,  selon  le  texte  de 
Heb.,  x,  9;  l'occision  différée  jusqu'au  Calvaire;  la 
consomption,  de  son  corps  sacré  dans  la  gloire  de  la 
résurrection  ;  la  communion,  au  ciel  par  l'entrée  du 
divin  crucifié  dans  le  sein  du  Père,  sur  terre,  par 
l'eucharistie  :  «  le  sacrifice  de  la  croix  est  l'immolation 
et  l'occision  de  la  victime,  et  la  messe  en  est  la  com- 
munion. »  C.  iv,  p.  65  sq;  vu,  p.  94. 

c.  — ■  Ainsi  le  sacrifice  de  Jésus-Christ,  considéré 
dans  toute  son  étendue,  a  commencé  au  mystère  de 
l'incarnation  pour  ne  finir  jamais.  Et  c'est  en  parlant 
de  ce  sacrifice,  pris  dans  toute  son  étendue,  que  saint 
Paul,  Hebr.,  x,  14,  déclare  que  Jésus;  «  par  une  seule 
oblation,  a  rendu  parfaits  pour  toujours  ceux  qu'il 
a  sanctifiés  ».  C'est  par  une  seule  oblation  que  Jésus- 
Christ  a  consommé  la  sanctification  des  hommes,  si 
son  oblation  est  considérée  dans  toute  son  étendue  : 
«  si  l'on  prend  son  sacrifice  dans  toute  sa  perfection  et 
toutes  ses  parties,  et  non  dans  la  seule  occision,  qui 
était  la  moindre  partie  du  sacrifice  dans  les  anciens 
sacrifices  figuratifs  de  sa  mort.  »  C.  vm,  p.  99.  Mais 
le  sacrifice  complet  de  Jésus-Christ  est  si  parfait  que 
chacune  de  ses  parties  est  un  sacrifice  parfait  et 
accompli  dans  lequel  on  peut  remarquer  toutes  les 
conditions  nécessaires  au  sacrifice.  C.  vii,  p.  93.  Et 
«  cela  peut  se  montrer  clairement  dans  le  sacrifice  de 
la  croix  et  dans  celui  de  la  messe,  qui  sont  des  sacrifices 
véritables  et  parfaits,  quoiqu'un  même  temps  ils  fassent 
l'un  et  l'autre  partie  du  sacrifice  complet  de  Notre- 
Seigneur.  »  Ibid.,  p.  93. 

d.  Dans  cette  partie  parfaite  du  sacrifice  complet 
de  Notre-Seigneur  qu'est  le  sacrifice  de  la  croix,  «  la 
sanctification  de  l'incarnation  persévère;  l'oblation 
existe  :  oblatus  est  quia  ipse  voluit;  l'immolation  y  est 
bien  visible.  Dieu  communie  pour  ainsi  dire  au  sacri- 
fice de  son  Fils  et  il  y  communie  seul...  ;  ce  n'était  pas 
encore  le  temps  où  l'Église  devait  y  communier.  » 
C.  vm,  p.  94.  Elle  y  communiera  plus  tard  à  la  messe. 
«  Au  sacrifice  de  la  croix,  Notre-Seigneur  qui  n'a  point 
été  prêtre  de  l'ordre  d'Aaron,  a  néanmoins  accompli 
la  vérité  du  sacerdoce  d'Aaron,  en  offrant  dans  une 
immolation  cruelle  et  sanglante  la  victime  de  son 
corps.  »  C.  vin,  p.  96.  Bien  plus,  «  i'ofïrande  expresse 
de  l'immolation  du  Calvaire,  de  préférence  à  toute 
autre  action  de  la  vie  du  Christ,  était  le  sacrifice  expli- 
citement voulu  et  imposé  par  le  Père  pour  la  rédemp- 
tion des  hommes.  »  C.  vi,  p.  87. 

e.  ■ —  Si  parfait  soit-il,  le  sacrifice  de  la  croix  n'est 
qu'une  partie  du  sacrifice  complet  de  Notre-Sei- 
gneur. «  Il  est  le  sacrifice  de  la  rédemption  et  du 
mérite  »;  Jésus  «  y  apaise  par  son  sang  la  colère  de  Dieu 
et  satisfait  à  sa  justice,  en  portant  la  peine,  le  supplice 
et  la  malédiction  due  aux  pécheurs.  Il  y  expie  le 
péché  et  y  meurt  pour  le  salut  du  monde  ».  Mais  ce 
sacrifice  «  ne  donne  pas  encore  actuellement  (aux 
hommes)  les  grâces  et  les  bénédictions  dont  il  est  la 
source;  il  les  y  prépare  et  les  dispose  à  les  recevoir... 
Il  mérite  tout,  mais  il  ne  donne  et  n'applique  rien.  » 
C.  vin,  p.  93-96.  «  La  nécessité  du  sacrifice  de  la  messe 
paraît  donc  visiblement,  en  ce  que  nous  devons  néces- 
sairement participer  à  l'oblation  que  Jésus-Christ  a 


faite  de  lui-même  en  la  croix,  et  communier  à  la  vic- 
time qu'il  y  a  offerte  pour  nous  »,  p.  97;  ainsi  le  sacri- 
fice de  la  messe,  sacrifice  d'application  et  de  sancti- 
fication, donne  et  applique  tout,  mais  il  ne  mérite 
rien.  P.  96. 

/.  —  Toutefois,  partie  du  sacrifice  complet  de 
Jésus-Christ,  la  messe  est  elle-même  un  sacrifice  par- 
fait :  la  sanctification  s'y  trouve,  «  puisque  c'est  le 
même  corps  de  Jésus-Christ  sanctifié  et  consacré  dès 
le  moment  de  l'incarnation  et  qui,  par  sa  résurrec- 
tion, est  encore  sanctifié  et  consacré  à  Dieu  d'une 
autre  manière  plus  parfaite.  »  L'oblation  s'y  trouve, 
car  selon  Hebr.,  x,  l'oblation  faite  par  Jésus-Christ  de 
lui-même  dès  son  entrée  en  ce  monde  a  été  faite  une 
seule  fois,  et  «  par  conséquent  c'est  une  oblation  per- 
manente, qui.  dure  toujours,  et  qui  nous  oblige  de 
dire  que  toutes  les  oblations  qui  se  remarquent  dans 
les  divers  états  de  la  vie  du  Fils  de  Dieu,  ne  sont 
qu'une  même  oblation,  et  qu'il  n'y  a  jamais  eu  qu'une 
seule  oblation  du  corps  de  Jésus-Christ;  oblation  qui 
s'est  faite  dans  le  sein  de  sa  très  sainte  Mère  dès  le 
premier  moment  de  son  incarnation,  qui  a  été  par- 
faite en  la  croix,  qui  se  continue  dans  la  messe,  et  qu 
sera  éternellement  dans  le  ciel.  »  Ibid.,  p.  100. 

g.  —  Si  l'oblation  de  soi-même  faite  par  Jésus- 
Christ  à  la  messe  n'est  que  la  continuation  de  l'obla- 
tion faite  jadis  dès  l'instant  de  l'incarnation,  elle  ne 
saurait  cependant  exister  sans  l'intervention  du 
prêtre,  ministre  de  Jésus-Christ,  et  qui  célèbre  la 
messe.  Jésus  s'offre  par  ses  ministres.  C.  v,  p.  80.  Le 
rôle  du  prêtre  visible  à  la  messe  est  de  produire,  par 
la  consécration,  Jésus-Christ  par  la  même  action  et 
par  la  même  vertu,  par  laquelle  son  Père  l'a  ressuscité. 
Et  rien  de  choquant  en  cela  puisque  le  prêtre  ne  pro- 
duit Jésus-Christ  sur  l'autel  que  comme  instrument; 
et  la  vertu  de  l'instrument  n'est  pas  différente  de  celle 
de  sa  cause  principale.  C.  vn,  p.  92. 

/;. —  Cette  oblation,  à  la  messe,  est  sacrfice,  puisque 
selon  saint  Paul  il  n'y  a  qu'une  seule  oblation  du 
Christ  qui  est  sacrifice.  Et,  à  la  messe,  cette  oblation 
se  fait  par  la  consécration.  Tout  le  passage  du  P.  de 
Condren  sur  ce  point  est  à  citer  :  «  On  peut  trouver 
facilement  qu'il  y  a  oblation  de  Jésus-Christ  en  la 
messe,  si  on  considère  les  paroles  dites  par  Jésus-Christ 
au  rapport  des  évangélistes  :•«  Ceci  est  mon  corps, 
qui  est  donné  pour  vous.  »  Voilà  évidemment  une 
oblation  du  corps  de  Jésus-Christ,  non  faite  aux 
apôtres,  mais  à  Dieu  pour  les  apôtres.  De  même  dans 
ces  autres  paroles  de  Jésus-Christ  :  «  Ce  calice  est  la 
nouvelle  alliance  en  mon  sang,  lequel  calice  sera 
répandu  pour  vous;  ou,  selon  le  grec,  qui  est  répandu." 
Voilà  un  sang  répandu  dès  lors  pour  les  apôtres  en 
la  rémission  des  péchés;  voilà  une  effusion  de  sang 
qui  précède  celle  de  la  croix.  Vous  voyez  dans  ces 
paroles  qu'il  y  a  deux  donations  du  corps  de  Jésus- 
Christ  :  l'une  à  Dieu  pour  le  monde,  quod  pro  vobis 
datur,  qui  est  donné  pour  vous;  l'autre  au  monde  pour 
Dieu  :  accipite  et  comedite,  prenez  et  mangez. 
La  première  est  le  sacrifice;  l'autre  est  la  communion 
du  sacrifice.  Remarquez  de  plus  que  ces  paroles  des 
évangélistes  sont  toutes  des  termes  de  sacrifice.  Enfin, 
l'oblation  est  même  bien  plus  expresse  à  la  messe  que 
sur  la  croix;  car  en  la  croix,  elle  ne  paraît  point,  et  on 
ne  lit  nulle  part  dans  les  écrits  des  évangélistes  que 
Jésus-Christ  se  soit  offert  sur  la  croix;  au  contraire, 
vous  n'y  voyez  qu'un  meurtre  et  qu'un  sacrilège,  et 
cette  oblation  y  est  couverte  du  massacre  horrible 
d'un  homme  crucifié.  Il  n'y  a  que  saint  Paul  qui  depuis 
nous  ait  enseigné  cette  oblation  que  Jésus-Christ  a 
faite  de  lui-même  à  la  croix;  au  lieu  que  dans  l'institu- 
tion de  l'eucharistie  et  du  mystère  de  la  messe,  Jésus- 
Christ  dit  lui-même  très  clairement  qu'il  est  offert 
pour  ses  Apôtres  et  pour  plusieurs,  et  offert  dans  le 


1201 


MESSE,    LE   SACRIFICE-OBLATION    :    L'ÉCOLE    FRANÇAISE 


1202 


temps  même  qu'il  parle.  Il  y  a  donc  oblation  du  corps 
de  Jésus-Christ  en  la  messe  et  oblation  réelle,  quoique 
cachée  sous  les  signes.  G'^st  la  manière  de  sacrifice 
qui  convient  à  l'état  présent  de  l'Église.  »  C.  vm, 
p.  101-102. 

i.  —  Mais  i  l'immolation  se  trouve  aussi  à  la  messe; 
car  Jésus-Christ  y  est  immolé,  non  pas  d'une  manière 
sanglante,  mais  d'une  occision  sacramentelle  et  mys- 
térieuse. Et  sa  résurrection  n'exclut  pas  tout  à  fait 
cet  état  de  mort,  qui  suit  de  l'immolation.  Au 
contraire,  la  résurrection  contient  la  mort  de  Jésus- 
Christ  comme  déjà  accomplie  et  parfaite...  Il  est  donc 
vraiment  dans  la  messe  l'Agneau  mis  à  mort  :  Agnus 
occisus.  Il  y  est  en  état  de  mort,  n'ayant  plus  la  vie 
qu'il  avait  sur  la  terre  :  outre  les  autres  manières  qui 
sont  marquées  par  les  théologiens,  comme  de  ce  qu'il 
ne  fait  aucune  action  extérieure  de  vie,  ni  aucun  usage 
de  ses  sens  et  de  son  corps.  »  P.  102.  Dans  ce  dernier 
texte,  le  P.  de  Gondren  ne  paraît  pas  prendre  parti 
entre  les  différentes  explications  de  l'immolation  du 
Christ  à  l'autel.  Il  fait  même  allusion  à  une  doctrine 
enseignée  expressément  dans  l'édition  de  1677,  et 
mise,  dans  l'édition  de  1697,  sur  le  compte  d'un  auteur 
étranger  :  «  Pour  expliquer  en  quelle  manière  Jésus- 
Christ  est  en  état  de  mort  au  ciel  et  en  la  messe,  un 
auteur  a  eu  cette  pensée  :  que  la  mort  est  la  privation 
de  la  vie  présente,  et  que,  quand  Jésus-Christ  est 
ressuscité,  il  est  demeuré  privé  de  cette  même  vie 
mortelle  et  passible,  etc.  »  C.  v,  p.  82.  Voir,  pour  le 
rapprochement  des  textes,  Lepin,  op.  cit.,  p.  478-479. 
Mais  dans  un  autre  texte  (également  remanié  dans 
l'édition  de  1697,  voir  Lepin,  p.  480-481),  le  P.  de 
Condren  semble  adopter  purement  et  simplement  la 
thèse  de  l'immolation  mystique  :  «  Jésus-Christ  porte 
(sur  l'autel)  cet  état  de  mort  où  les  Juifs  l'ont  mis  sur 
la  croix,  en  tant  qu'il  s'y  offre  lui-même  comme 
immolé  une  fois  sur  la  croix,  et  que  c'est  en  mémoire 
et  en  vertu  de  cette  immolation  qu'il  y  est  aussi 
ofTert  par  son  Église;  et  cet  état  d'immolation  et  de 
mort  y  est  marqué  et  représenté  par  la  séparation 
mystérieuse  du  corps  et  du  sang  sous  les  espèces 
différentes  du  pain  et  du  vin  séparément  consacrées.  . 
Si  vous  me  demandez  s'il  s'y  fait  une  effusion  de  sang, 
comme  en  la  croix,  je  vous  réponds  qu'il  s'y  fait  une 
effusion  du  même  sang  quant  à  la  substance,  mais  difîé- 
férent  en  tant  qu'il  est  renouvelé  par  la  résurrection. 
Et  cette  effusion  s'est  faite  en  la  cène,  Luc,  xxji,  20; 
car  selon  le  grec,  il  y  est  parlé  d'une  effusion  présente 
du  calice.  Ce  n'est  pas  une  effusion  qui  se  fasse  visi- 
blement et  hors  des  veines  de  Jésus-Christ  comme  sur 
la  croix;  c'est  dans  la  bouche  et  dans  le  cœur  des 
communiants  qu'elle  se  fait;  et  c'est  une  effusion 
réelle,  mystérieuse,  sacramentelle,  sacriflcale  et  sanc- 
tifiante. »  C.  vu,  p.  90. 

/.  -—  Le  P.  de  Condren  ne  manque  pas  de  marquer 
l'étroite  relation  qui  existe  entre  la  messe  et  le  sacri- 
fice céleste  de  Jésus-Christ.  En  réalité,  c'est  le  même 
sacrifice  du  Christ  qui  se  continue  parallèlement  au 
ciel  et  sur  la  terre  :  «  La  seule  différence  qu'il  y  a,  c'est 
qu'encore  que  l'hostie  y  soit  aussi  réellement  présente 
que  dans  le  ciel,  ce  n'est  pas  toutefois  d'une  manière 
visible.  »  C.  v,  p.  80-81.  Dans  le  ciel,  comme  sur  l'autel, 
Jésus  apparaît  tanquam  occisus.  Malgré  la  gloire  dont 
jouit  son  humanité  sainte,  il  se  présente  à  Dieu  en  état 
de  mort,  état  justifié  par  ce  qui  lui  reste  des  cicatrices 
de  ses  plaies.  Ibid.,  p.  82.  Cf.  c.  vm,  p.  103. 

b)  Conclusion.  ■ —  Les  affirmations  du  P.  de  Condren 
sont  tellement  claires  qu'on  peut  conclure  avec 
Rivière,  dans  sa  Défense  (voir  col.  1217),  t.  i,  p.  121  : 
«  Le  P.  de  Condren  non  seulement  ne  restreint  pas 
l'essence  du  sacrifice  de  la  messe  à  la  seule  offrande  de 
l'immolation  de  la  croix,  mais  il  enseigne  positivement 
que  Jésus-Christ  est  sur  l'autel  dans  un  état  de  mort 


et  de  victime  par  une  immolation  particulière  et  non 
sanglante,  et  que  cette  immolation  qui  représente 
celle  du  Calvaire  et  qui  en  renouvelle  la  mémoire, 
consiste  dans  la  séparation  mystérieuse  de  son  corps 
et  de  son  sang  sous  les  espèces  différentes  du  pain  et  du 
vin  séparément  consacrées.  Il  ne  dit  pas  seulement  en 
général,  comme  certains  auteurs  :  Jésus-Christ  est 
immolé  sur  l'autel;  il  explique  encore  ce  que  c'est 
que  cette  immolation.  Il  ne  pi  réduit  pas  à  la  sépara- 
tion extérieure  des  espèces  :  C'est,  dit-il,  une  sépara- 
tion mystérieuse  du  corps  et  du  sang  de  Jésus-Christ 
même  sous  les  espèces  différentes  du  pain  et  du  vin 
séparément  consacrés.  »  En  réalité,  nous  retrouvons 
ici  la  doctrine  du  cardinal  de  Bérulle  et  de  Bossuet. 
Et,  pour  fortifier  cette  conclusion,  il  suffirait  de  rap- 
peler que  le  P.  de  Condren  à  plusieurs  reprises  affirme 
l'identité  du  sacrifice  de  la  croix  et  de  celui  de  la  messe, 
en  tant  que  dans  l'un  et  l'autre  sacrifice  est  offerte  la 
même  victime,  Jésus-Christ  immolé  sur  la  croix,  est 
présent  à  l'autel  et  y  est  offert  comme  ayant  été 
immolé  sur  la  croix  pour  nous.  P.  90.  «  La  messe  est  le 
même  sacrifice  que  celui  de  la  croix,  la  même  victime 
ij  étant  offerte.  »  C.  vm,  p.  95.  A  vrai  dire,  le  sacrifice 
de  la  croix  n'est  pas  réitéré  dans  le  sacrifice  de  la 
messe;  mais  c'est  le  même  sacrifice  offert  d'une 
manière  qui  n'est  plus  sanglante  pour  participer  et 
communier  au  sacrifice  sanglant.  Ibid.,  p.  95. 

En  somme  rien  de  particulier  dans  la  doctrine  du 
P.  de  Condren  n'autorise  à  classer  cet  auteur  parmi  les 
défenseurs  du  concept  de  sacrifice-oblation  dans  le  sens 
exclusif  où  nous  l'avons  exposé.  Le  P.  de  Condren, 
comme  le  cardinal  de  Bérulle,  retient  la  thèse  de 
l'essence  du  sacrifice  eucharistique  placé  dans  l'acte 
de  la  consécration,  en  tant  que  cet  acte  contient 
l'oblation  de  Jésus  placé  sous  un  état  de  mort  par 
l'immolation  mystique.  En  dégageant  cette  doctrine 
de  l'opinion  quelque  peu  arbitraire  des  cinq  parties  du 
sacrifice  ■ —  opinion  qui  n'est  pas  essentielle  à  la 
thèse  du  P.  de  Condren,  voir  Jésus-Christ,  t'.  vm, 
col.  1340  ■ —  nous  avons  la  doctrine  courante  au 
xvne  siècle,  telle  que  Bossuet  l'a  si  exactement 
exposée. 

4.  Jean  Jacques  Olier  (f  1657),  fondateur  de  Saint- 
Sulpice,  est  un  disciple  du  P.  de  Condren.  Sa  doctrine 
eucharistique  est  renfermée  principalement  dans  le 
petit  volume,  Explication  des  cérémonies  de  la  grand'- 
messe  de  paroisse  selon  l'usage  romain,  Paris,  1657. 
Nous  suivons  ici  l'édition  de  Clermont-Ferrand,  1835r 

a)  Exposé.  —  Comme  le  P.  de  Condren,  M.  Olie. 
admet  que  le  sacrifice  de  Jésus-Christ,  dans  sa  pléni- 
tude, comprend  plusieurs  parties.  Il  passe  sous  silence 
la  consécration,  mais  retient  l'oblation,  l'immolation, 
la  consommation  et  la  communion.  Op.  cit.,  1.  II, 
c.  iv,  p.  69  sq.  ;  1.  VII,  c.  n,  p.  220  sq.  ;  c.  v,  p.  238  sq. 
Reprenant  une  idée  émise  par  le  P.  de  Condren  (niais 
que  l'éditeur  de  celui-ci  paraît  avoir  corrigée,  voir 
col.  1201),  M.  Olier  affirme  que  la  consommation  de 
l'immolation  sanglante  du  Calvaire  a  été  réalisée  par 
la  résurrection,  «  où,  non  content  d'être  mort  et  de 
s'être  privé  de  la  vie  pour  l'amour  de  son  Père,  (Jésus) 
a  voulu  se  consommer  totalement  en  Dieu  et  retourner 
en  lui...,  périr  à  son  premier  état  et  cesser  d'être  à  celte 
première  vie  et  à  cette  première  génération  qui  l'assu- 
jettissaient aux  in  firmités  de  la  chair.et  qui  lui  faisaient 
porter  la  ressemblance  du  péché.  »  Traité  des  saints 
ordres,  Paris,  1672,  édit.  de  1831,  IIP  part.,  c.  v, 
p.  385.  L'immolation  réelle  du  Calvaire  se  prolonge 
donc  dans  le  ciel  et  constitue  le  sacrifice  céleste 
qu'offre  éternellement  le  prêtre  éternel. 

La  pensée  de  M.  Olier  rejoint  ici  celle  du  P.  de 
Condren.  L'oblation  de  Jésus  a  commencé  avec 
l'incarnation  et,  si  on  la  considère  dans  toute  son 
étendue,  se  prolonge  dans  l'éternité.  Explication,  1.  VI, 


1203 


MESSE,    LE    SACRIFICE-OBLATION    :    L'ÉCOLE    FRANÇAISE       1204 


c.  ii,  p.  175  sq.;  cf.  préface,  p.  11-12.  Toutefois,  tandis 
que  sur  terre,  Jésus  s'est  offert  en  état  de  contrition 
et  d'humiliation,  dans  le  ciel,  il  s'oflre  dans  un  état 
glorieux.  «  II  ne  se  présente  pas  à  Dieu  comme  pré- 
paré à  la  mort,  qui  est  le  premier  état  de  l'hostie,  mais 
comme  une  hostie  une  fois  immolée  et  déjà  consommée 
en  Dieu.  »  Il  s'oflre  «  dans  un  état  immortel, impassible, 
spirituel  et  divin,  qui  est  l'état  dont  il  jouit  dans  le 
ciel  avec  tous  les  bienheureux  consommés  dans  la 
même  gloire  et  dans  un  même  feu  que  lui,  lesquels  il 
offre  en  sacrifice  avec  lui  à  son  l'ère.  »  L.  VII,  c.  i, 
p.  213-214.  Comme  le  P.  de  Condren,  M.  Olier  considère 
la  messe  comme  étant  le  sacrifice  du  paradis,"  offert  en 
même  temps  sur  la  terre  puisque  l'hostie  qui  s'y  pré- 
sente est  portée  sur  l'autel  du  ciel,  et  il  est  différent 
seulement  en  cela  qu'il  se  présente  ici  sous  des  voiles 
et  des  symboles,  et  là  il  est  offert  à  découvert  et  sans 
voile.  »  Préface,  p.  12.  Toutefois,  lorsqu'il  s'agit  de 
préciser  en  quoi  consiste  l'essence  du  sacrifice  eucha- 
ristique, la  pensée  de  M.  Olier,  toujours  substantielle- 
ment fidèle  à  celle  du  P.  de  Condren,  est  cependant 
moins  explicite.  Aussi  bien,  une  explication  des  céré- 
monies de  la  messe  ne  saurait  présenter  la  rigueur 
d'exposition  d'un  traité  théologique.  Néanmoins,  au 
1.  VII,  c.  h,  De  la  consécration,  on  peut  retrouver  les 
traits  principaux  de  la  théologie  bérullienne.  La 
consécration  constitue  à  proprement  parler  l'immola- 
tion dans'Ie  sacrifice  eucharistique,  puisqu'elle  repré- 
sente sacramentellement  la  séparation  du  sang  d'avec 
le  corps  :  «  Le  prêtre,  après  avoir  prononcé  les  mêmes 
paroles  que  Notre-Seigneur  prononça  instituant  cet 
adorable  mystère,  met  par  la  vertu  des  paroles  sacra- 
mentales  le  corps  à  part  et  le  sang  à  part  sous  les 
diverses  espèces  du  pain  et  du  vin,  qui  représentent 
le  corps  et  le  sang  de  Jésus-Christ  séparés;  et  qui  ainsi 
signifient  la  mort  de  Notre-Seigneur,  et  expriment  la 
seconde  partie  du  sacrifice,  à  savoir  l'immolation  de  la 
victime,  où  le  sang  était  répandu  et  les  parties  du 
corps  divisées.  »  Toutefois,  l'immolation  de  la  messe 
est  essentiellement  figurative;  en  réalité,  Jésus  se 
trouve  dans  l'eucharistie^  avec  la  gloire  dont  il  jouit 
au  ciel  :  «  Encore  que  Notre-Seigneur  soit  mis  sous  les 
espèces  extérieurement  figuratives  de  la  mort ,  il  y  est 
toutefois  dans  sa  gloire  et  consommé  dans  le  feu  de 
Dieu,  comme  il  le  fut  aux  mystères  de  sa  résurrection 
et  de  son  ascension...  »  La  conclusion,  c'est  que  «  le 
prêtre,  prononçant  les  paroles  de  la  consécration, 
représente  le  Père  éternel  qui  engendre  son  Fils  au 
jour  de  sa  résurrection  dans  le  tombeau,  et  qui  l'en- 
gendre encore  tous  les  jours  dans  le  repos  de  sa  gloire 
et  le  consomme  en  lui  avec  béatitude.  » 

b )  Discussion.  —  A  prendre  à  la  lettre  cet  exposé, 
on  croit  y  retrouver  une  double  influence,  celle  de 
Vasquez,  en  ce  qui  concerne  la  séparation  sacramen- 
telle, figurative  de  la  mort  réelle  du  Christ,  et  celle  de 
Suarez,  en  ce  qui  concerne  la  production  du  corps  et 
du  sang,  c'est-à-dire,  de  Jésus-Christ  lui-même  sous 
les  espèces  sacramentelles.  L'influence  du  P.  de  Con- 
dren est  plus  vive  encore,  surtout  lorsque  M.  Olier 
applique  à  l'eucharistie  les  divisions  proposées  par  le 
théologien  de  l'Oratoire,  et  notamment  quand  il 
nisiste  sur  la  consommation  de  l'hostie  du  sacrifice 
de  la  croix  et  de  l'autel  dans  et  par  la  gloire  divine. 
Ce  qui  ne  l'empêche  pas  de  rester  très  fidèle  à  la  doc- 
trine traditionnelle  touchant  l'état  de  victime  dans 
lequel  Jésus  se  trouve  à  l'autel  :  «  Notre-Seigneur 
a  voulu  être  mis  en  état  d'hostie  en  son  Église  : 
tanquam  agnus  occisus,  afin  de  renfermer  dans  cet  état 
tous  ses  mystères,  et  de  faire  servir  au  bien  et  à  l'avan- 
tage de  l'Église,  tout  ce  qu'il  a  jamais  fait  de  plus 
grand  et  de  plus  saint...  Notre-Seigneur  a  voulu 
même  que  ce  mystère  fût  un  mémorial  de  ses  souf- 
frances et  de  sa  mort,  comme  du  mystère  qui  a  acquis 


et  obtenu  de  Dieu  que  les  mérites  de  sa  vie  et  de  tous 
ses  mystères  nous  fussent  appliqués,  et  passassent  à 
nous  par  la  communion  :  et,  en  l'instituant,  il  nous  a 
donné  espérance  de  jouir  des  biens  de  sa  mort  et  de  sa 
vie,  et  nous  a  fait  espérer  dans  une  confiance  parfaite 
que  nous  obtiendrions,  par  ce  divin  sacrifice  et  cet 
adorable  sacrement,  tout  ce  que  peuvent  et  la  vie  et  la 
mort  d'un  fils  sur  l'esprit  d'un  père...  »  L.  VII,  c.  iv, 
p.  237-238.  État  d'hostie,  c'est-à-dire  de  victime,  voilà 
comment  le  Jésus  consommé  dans  la  gloire  du  Père 
est  rendu  présent  sous  les  espèces  eucharistiques;  et 
c'est  cet  état  d'hostie  qui  rend  la  messe  efficace  pour 
l'application  des  mérites  de  la  croix. 

Sur  l'essence  du  sacrifice  de  la  messe,  la  théologie 
de  M.  Olier  ne  va  pas  plus  loin  :  elle  est  muette,  par 
exemple,  sur  le  point  précis  de  savoir  si  la  séparation 
sacramentelle  est  simplement  représentative  de  l'im- 
molation passée  de  la  croix,  ou  significative  d'une 
immolation  présente,  simplement  mystique.  Par 
contre,  le  fondateur  de  Saint-Sulpice  projette  de  vives 
lumières  sur  l'union  de  l'Église  au  Christ  dans  l'obla- 
tion  de  l'autel.  L'Église  qui  s'unit  au  Christ  dans 
l'oblation  du  sacrifice,  c'est  d'abord  l'Église  du  ciel, 
ainsi  que  le  proclament  les  prières  liturgiques  elles- 
mêmes.  Au  Communicantes,  «  non  contents  de  vous 
offrir  tous  nos  devoirs,  dit  le  prêtre  à  Dieu,  nous  vous 
offrons  encore  en  Jésus-Christ  tous  ceux  des  bienheu- 
reux; nous  vous  offrons  la  religion  de  la  sainte  Vierge 
et  de  tous  les  saints,  et  ce  grand  sacrifice  d'eux  tous, 
qui  sont  tous  une  hostie  avec  Jésus-Christ,  et  qui 
veulent  bien  n'en  faire  qu'une  avec  nous  par  le  moyen 
de  Jésus-Christ...  »  L.  VII,  c.  i,  p.  219.  C'est  aussi  et  en 
conséquence  l'Église  de  la  terre  qui  ne  se  contente  pas 
d'adhérer  à  l'oblation  du  Christ  et  de  l'Église  du  ciel, 
mais  qui  entre  elle-même  en  participation  du  sacrifice 
de  son  Chef.  »  Ibid.,  p.  214.  La  communion  est  parti- 
culièrement représentative  de  cette  union  du  corps 
mystique  de  Jésus-Christ  avec  son  chef  dans  l'eucha- 
ristie; elle  est  «  comme  une  union  à  l'Hostie  pour  la 
dilater,  pour  faire  un  plus  grand  sacrifice,  et  pour  faire 
de  tous  les  offrants  et  adorateurs  autant  de  victimes  à 
Dieu..»  L.  VIII,  c.  m,  p.  276;  cf.  p.  274  et,  en  général, 
tout  le  chapitre. 

Sous  ce  dernier  aspect,  la  messe  «  est  la  continuation 
du  sacrifice  de  Jésus-Christ,  consommé  en  son  Père 
au  jour  de  la  résurrection,  et  communiant  son  Père  au 
jour  de  son  ascension...;  mais  c'est  un  sacrifice  pré- 
venant le  sacrifice  universel  de  toute  l'Église  consom- 
mée en  Jésus-Christ,  et  montant  dans  le  ciel  au  jour 
du  jugement  et  du  sacrifice  universel,  »  lorsque  l'Église 
tout  entière  «  ne  sera  qu'une  hostie  de  louange  avec 
Jésus-Christ  ».  L.  III,  c.  i,  p.  114. 

5.  Divers  oraloriens.  —  Nous  retrouvons  encore 
l'influence  du  P.  de  Condren  chez  plusieurs  théolo- 
giens du  xviie  siècle.  ■ —  a)  Le  troisième  supérieur  de 
l'Oratoire,  François  Bourgoing  (f  1662),  insiste  comme 
de  Condren  sur  l'extension  du  sacrifice  de  Jésus- 
Christ  à  toute  son  existence  terrestre  et  glorieuse  : 
«  Dès  le  premier  moment  de  sa  vie  et  de  son  entrée  au 
monde,  Ingrediens  mundum,  dit  l'Apôtre,  Hebr.,  x,  5, 
en  qualité  de  prêtre  et  de  souverain  prêtre,  il  s'est 
offert  et  présenté  à  Dieu  son  Père  en  sa  chair  mortelle, 
comme  une  victime  destinée  à  la  mort.  Et  depuis,  il 
a  toujours  continué  ce  sacrifice  de  soi-même  jusqu'à 
la  dernière  consommation  qui  s'est  faite  en  la  croix.  » 
Préface...  (des)  Œuvres  complètes  du  cardinal  de  Bé- 
rulle,  édit.  Migne,  Paris,  1856,  col.  107.  —  b)  Le 
P.  Desmares  (t  1687),  auteur  présumé  du  traité  Du 
sacerdoce  de  Jésus-Christ  (première  partie  du  Trait? 
du  sacerdoce  et  du  sacrifice  de  Jésus-Christ,  publié  sons 
le  nom  du  P.  de  Condren,  voir  col.  1198),  établit  que 
Jésus-Christ  a  exercé  le  sacerdoce  selon  l'ordre  de  Mel- 
chisédech,  c'est-à-dire  le  sacerdoce  éternel,  en  prolon- 


1205 


MESSE,    LE   SACRIFICE-OBLATION    :    L'ÉCOLE    FRANÇAISE 


1206 


;-geant  le  sacrifice  de  sa  mort  ou  plutôt  en  le  consom- 
mant dans  le  ciel  :  ■  La  mort  par  le  sacrifice  de  la  croix 
•est  donc  pour  Jésus  le  mo\en,  non  seulement  de  fonder 
la  nouvelle  alliance  en  nous  rachetant,  mais  encore  de 
consommer  et  de  perfectionner  son  œuvre  sacerdo- 
tale. »  C.  m,  p.  36,  38.  11  faut  donc  reconnaître  que 
«  outre  la  première  oblation  que  Jésus-Christ  a  faite 
de  lui-même  avant  sa  mort,  pour  transférer  et  porter 
sur  lui  la  peine  de  nos  iniquités,  il  en  faut  encore  recon- 
naître une  seconde,  qui  s'est  faite  à  son  entrée  dans  le 
ciel,  qu'il  y  continue  toujours  par  lui-même,  et  que 
les  prêtres  font  aussi  sur  la  terre  en  son  nom  et  en  sa 
personne,  et  qu'ils  y  feront  jusqu'à  la  fin  des  siècles 
dans  le  sacrifice  de  l'eucharistie.  Cette  oblation  est 
comme  une  commémoration  de  sa  mort,  accompagnée 
de  la  prière  sacerdotale,  par  laquelle...  il  demande  à 
Dieu  que  sa  satisfaction  nous  soit  imputée  et  vraiment 
appliquée  pour  la  rémission  réelle  de  nos  offenses,  et 
pour  notre  réconciliation  avec  lui  et  pour  notre  entière 
■et  parfaite  sanctification.  »  P.  41-42.  II  est  assez  diffi- 
cile, sur  un  simple  passage  d'un  traité  qui,  de  toute 
évidence,  doit  faire  corps  avec  la  deuxième  partie, 
dont  l'auteur  est  le  P.  de  Condren,  de  formuler  l'opi- 
nion de  l'auteur  de  la  première  partie.  Dans  le  texte 
que  nous  avons  cité,  il  n'est  question  que  d'oblation, 
et  d'oblation  d'un  sacrifice  que  Jésus  lui-même  offre 
au  ciel.  ■ —  c )  La  troisième  et  la  quatrième  partie  du 
Traité  publié  sous  le  nom  de  P.  de  Condren,  sont  en 
réalité  du  P.  Quesnel  (f  1719).  Cet  auteur  étudie, 
part.  III,  c.  x  et  xi,  «  comment  toutes  les  parties  et 
conditions  du  sacrifice  de  Jésus-Christ  seront  per- 
fectionnées dans  le  ciel.  »  De  plus,  tout  le  thème  exposé 
par  l'auteur  développe  cette  pensée  que  le  sacrifice 
•de  la  religion  chrétienne  doit  être  quelque  chose  de 
tout  spirituel  et  de  tout  divin.  C.  i.  C'est  par  la  charité 
■que  tout  ce  que  fait  le  chrétien  est  un  véritable  sacri- 
fice, soit  sur  terre,  soit  au  ciel,  où  la  charité  parfaite 
fait  la  consommation  du  Christ  entier.  Ce  thème  four- 
nit d'éloquents  et  pieux  développements  sur  l'union 
•de  l'Église  au  Christ,  dans  le  sacrifice,  sur  la  terre  et 
-dans  le  ciel.  C.  n.  Mais,  on  le  voit  immédiatement, 
nous  sommes  ici  assez  loin  de  la  question  théologique 
■de  l'essence  du  sacrifice  de  la  messe.  Le  P.  Quesnel 
aborde  plus  directement  cette  question  dans  quelques 
passages  des  Réflexions  morales.  Les  partisans  du 
sacrifice-oblation  citent  deux  passages  du  P.  Quesnel 
■en  leur  faveur.  A  propos  de  Hebr.,  ix,25,  Quesnel  fait 
cette  réflexion  :  «  Si  Jésus-Christ  n'eût  offert  son 
propre  sang,  rien  ne  pouvait  nous  réconcilier  avec  Dieu. 
L'unité  de  ce  sacrifice  adorable,  qui  consiste  dans 
l'unité  de  la  victime  et  dans  l'unité  de  son  immola- 
tion, n'empêche  pas  la  multiplicité  de  l'oblation  : 
multiplicité  qui  se  réduit  elle-même  à  l'unité  dans  la 
personne  de  Jésus-Christ,  par  qui,  avec  qui  et  en  qui 
ses  ministres  font  tout  ce  qu'ils  font.  Car  l'oblation  que 
Jésus-Christ  a  faite  de  son  sacrifice  dès  le  premier 
moment  et  dans  toute  la  suite  de  sa  vie,  qu'il  a  conti- 
nuée sur  la  croix,  et  qu'il  fait  éternellement  dans  le 
ciel,  et  celles  qui  s'en  sont  faites  et  s'en  feront  partout 
jusqu'à  la  fin  des  siècles  et  dans  le  ciel,  ne  sont  qu'une 
seule  oblation.  »  Et,  plus  loin,  sur  Hebr.,  x,  14  :  «  Le 
sacrifice  expiatoire  de  la  croix  est  unique  pour  tous 
les  temps  et  pour  tous  les  lieux.  La  répétition  innom- 
brable de  ce  sacrifice,  qui  se  fait  tous  les  jours  sur  nos 
autels  par  l'oblation  de  la  même  hostie  toujours 
vivante,  est  une  preuve  de  sa  perfection  et  de  son 
immortalité.  »  «  Le  sacrifice  de  la  messe  n'est  pas  une 
autre  oblation,  mais  la  réitération  et  l'application  de 
celle  de  la  croix.  Puisqu'il  y  a  une  vraie  oblation,  il  y  a 
un  vrai  sacrifice;  mais  ce  n'est  pas  un  autre  sacrifice, 
parce  que  c'est  la  même  victime  qui  est  offerte  par  les 
prêtres  associés  au  sacerdoce  de  Jésus-Christ,  en 
mémoire  de  l'oblation  qu'il  en  a  faite  une  seule  fois. 


Toute  la  différence  est  dans  la  manière,  et  non  dans  la 
substance  du  sacrifice.  » 

A  vrai  dire,  ces  textes  insistent  sur  l'unité  qui  relie 
en  la  personne  du  Christ  et  dans  son  sacrifice  sanglant 
toutes  les  autres  oblations  du  Christ  ou  de  son  corps 
mystique.  Mais  que  le  P.  Quesnel  accepte  l'idée  d'une 
immolation  mystique  à  la  messe,  on  n'en  saurait 
douter,  en  lisant  ses  Prières  chrétiennes,  pour  la  fête 
du  Saint-Sacrement  :  «  Vous  demeurez  sur  la  terre  avec 
les  pécheurs,  ô  Jésus,  en  l'étal  d'hostie  et  de  victime... 
et  ce  sacrifice  que  vous  avez  accompli  une  seule  fois 
sur  le  Calvaire  d'une  manière  sanglante,  vous  l'offrez 
encore  tous  les  jours...  Vous  renouvelez  à  tous  moments, 
aux  yeux  de  notre  foi,  la  mort  que  vous  y  avez  offerte 
pour  nous.  »  Et  dans  l'ouvrage,  De  la  piété  envers 
Jésus-Christ  :  «  Considérez,  dit-il  plus  explicitement 
encore,  que  le  sacrifice  de  la  messe  est  le  même  que  le 
sacrifice  de  la  croix;  car  c'est  le  même  prêtre  et  la 
même  victime,  avec  cette  différence  :  1°  qu'à  la  croix, 
Jésus-Christ  a  été  offert  d'une  manière  sanglante,  et 
que  le  sang  a  coulé  visiblement  de  ses  veines;  mais  que 
dans  le  sacrifice  de  la  messe,  l'effusion  est  mystérieuse, 
sacramentelle  et  sanctifiant  les  âmes,  mais  toutefois 
réelle  et  véritable;  2°  que  le  sacrifice  de  la  croix  expie 
les  péchés  du  monde,  mais  qu'il  n'applique  point  les 
grâces.  » 

6.  Denys  Amelote,  l'historien  du  P.  de  Condren 
(t  1678),  deux  ans  avant  la  publication  de  Vidée 
du  sacerdoce,  fait  paraître  un  Abrégé  de  théologie,  Paris, 
1675,  où  l'on  retrouve  toutes  les  idées  du  P.  de  Con- 
dren. Pour  Amelote,  ce  qui  fit  la  valeur  du  sacrifice  de 
la  croix,  ce  fut  moins  l'immolation  sanglante  que 
l'oblation  intérieure  qu'en  fit  Jésus-Christ.  Cf.  1.  VI, 
c.  xxxv.  Il  admet,  au  ciel,  l'existence  d'un  vrai  sacri- 
fice, par  lequel  Jésus  continue  de  s'offrir,  représentant 
au  Père  le  prix  de  sa  mort.  C.  xl.  Et  de  la  vérité  de 
ce  sacrifice  céleste,  il  tire  la  vérité  du  sacrifice  de 
l'eucharistie,  par  voie  d'analogie.  Ibid.  —  En  quoi 
consiste  la  vérité  du  sacrifice  eucharistique?  En  ce 
qu'il  est  oblation,  immolation,  consommation.  «  L'im- 
molation y  est  aussi,  parce  que  nous  présentons  à  Dieu 
l'Agneau  qui  a  effacé- nos  péchés;  et  il  a  voulu  que  ce 
fût  son  corps,  comme  séparé  mystiquement  du  sang, 
qui  fût  l'offrande  nécessaire  de  notre  sacrifice.  » 
L.  IX,  c.  vu.  Sans  doute,  cette  immolation  ne  saurait 
se  comprendre  ni  même  exister  en  dehors  de  l'immola- 
tion de  la  croix,  notre  sacrifice  «  étant  de  sa  nature 
commémoratif  de  celui  de  la  croix  et  de  tout  le  mys- 
tère de  l'incarnation  »;  néanmoins  il  faut  dire  que  «  par 
la  même  puissance  par  laquelle  Jésus  s'est  intérieu- 
rement sacrifié  sur  la  croix,  il  se  sacrifie  extérieurement 
lui-même  sous  des  signes  sensibles  ». 

7.  On  accorde  que  Thomassin  (j  1695)  a  surtout  mis 
en  relief  l'idée  de  l'oblation  commencée  sur  terre  par 
Jésus-Christ  dès  le  premier  instant  de  son  incarnation  ; 
et  celle  du  sacrifice  céleste,  qui  est,  avant  tout,  l'obla- 
tion du  Christ,  portant  en  sa  chair  glorifiée  les  cica- 
trices de  son  immolation.  Voir  Jésus-Christ,  t.  vm, 
col.  1340-1342.  Mais,  «  quand  il  s'agit  de  l'eucharistie, 
le  théologien  de  l'Oratoire  est  moins  net.  Il  continue 
de  se  préoccuper  d'immutation  et  d'immolation. 
Cependant  tout  ce  qu'il  peut  faire  valoir  à  ce  point  de 
vue,  ce  sont  des  actes  d'immolation  figurative, 
c'est-à-dire  d'immutation  accomplie  sur  les  seules 
espèces  :  fraction,  distribution,  manducation  de  l'hos- 
tie, effusion  de  sang.  La  logique  lui  demanderait  de 
recourir  à  l'idée  d'oblation,  mise  en  relief  par  ses  prédé- 
cesseurs. Il  ne  le  fait  pas  d'une  façon  claire  et  précise. 
Thomassin  ne  donne  donc  pas  à  la  thèse  oralorienne 
une  justification  théologique,  complète  et  rigoureuse  » 
Lepin,  op.  cit.,  p.  503.  —  Nous  avons  vu  par  l'exposé 
de  la  thèse  du  cardinal  de  Bérulle  et  du  1'.  de  Condren 
que  l'oblation  et  l'immolât  ion  se  confondent  dans  leur 


1207 


MESSE,    LE    SACRIEICE-OBLAÏION    :    L'ÉCOLE    FRANÇAISE 


1208- 


pensée.  Thomassin,  plus  théologien  que  ces  deux 
auteurs,  insiste  formellement  sur  l'idée  traditionnelle 
d'immolation  invisible,  mystérieuse,  qui  à  la  messe, 
affecte  le  Christ  lui-même,  et  dont  la  séparation  sacra- 
mentelle du  corps  et  du  sang  est  la  manifestation. 
Telle  est  exactement  la  thèse  de  Thomassin  :  «  Que  le 
sacrifice  de  l'eucharistie  soit  un  seul  et  même  sacrifice 
avec  celui  de  la  croix,  c'est  ce  qu'a  parfaitement  établi 
saint  Grégoire  de  Nysse,  établissant  que  les  trois  jours 
passés  par  le  Christ  dans  la  mort,  doivent  être  comptés 
à  partir  du  sacrifice  de  la  cène.  Car  alors,  Jésus-Christ 
en  se  sacrifiant  et  s'immolant  à  son  Père  comme  victime, 
et  se  donnant  lui-même  à  manger,  est  mort  par  avance 
d'une  manière  ineffable,  plus  conforme  que  toutes  les 
autres  à  sa  puissance  et  à  sa  dignité.  Il  convenait 
à  ses  perfections  que  ce  ne  fussent  pas  les  bourreaux, 
ni  la  force  des  douleurs,  ni  la  nécessité,  de  la  nature, 
qui  lui  arrachassent  une  vie  divine  qu'il  ne  pouvait 
pas  perdre  malgré  lui;  mais  que  par  sa  propre  volonté, 
par  sa  charité  toute-puissante,  il  se  hâtât  de  l'immoler 
à  son  Père,  comme  une  victime  propre  à  apaiser  sa 
colère  et  à  sauver  le  monde.  Jésus-Christ  est  donc  mort 
mystérieusement  dans  la  cène,  et  c'est  de  cet  instant 
qu'on  doit  compter  les  trois  jours  de  sa  mort.  » 
Dogmata  theologica,  Paris,  18G8,  t.iv,  De  incarnatione 
Verbi  Dei,  1.  X,  c.  xvn,  n.  1.  —  Thomassin  rapporte 
ensuite  le  passage  de  saint  Grégoire  de  Nysse,  Orat.,i, 
In  resurrectionem,  P.  G.,  t.  xlvi,  col.  611,  et  continue 
ainsi  :  «  Ce  seul  texte  de  saint  Grégoire  de  Nysse 
fournit  plusieurs  preuves  de  la  vérité  de  notre  senti- 
ment :1°  La  mort  de  Jésus-Christ  sur  la  croix  commence 
véritablement  dans  l'eucharistie,  et  l'eucharistie  est 
pour  ainsi  dire  une  croix  et  une  mort  prématurée, 
puisque  c'est  de  là  qu'on  commence  à  compter  le 
temps  de  la  mort  ;.  2°  Dans  l'eucharistie,  on  mange  la 
chair  de  la  victime  et  on  boit  son  sang  :  ce  qu'on  ne 
peut  faire  à  moins  que  la  victime  n'ait  été  mise  à 
mort.  Il  y  a  donc  dans  l'eucharistie  une  anticipation 
de  la  mort  et  de  la  croix, 3°  Il  est  de  la  dignité  de  Jésus- 
Christ  de  donner  sa  vie  par  son  choix  et  sa  propre 
volonté,  et  par  conséquent  d'accélérer  lui-même  sa 
croix,  de  prévenir  sa  mort  et  d'aller  en  quelque  sorte 
au-devant  d'elle,  parce  qu'elle  est  trop  lente  au  gré  de 
ses  désirs;  4°  ...;  5°  Il  y  a  donc  eu  dans  la  suite  une 
croix,  une  mort,  une  immolation  visible;  mais  tout 
cela  se  trouvait  auparavant  dans  l'eucharistie  d'une 
manière  invisible.  Si  donc  on  demande  laquelle  des 
deux  croix,  des  deux  morts,  des  deux  immolations,  a 
été  plus  précieuse  pour  nous,  plus  utile  à  notre  salut,  je 
répondrai  que  cette  mort  et  cette  immolation  visibles 
sur  la  croix  n'ont  dû  être  accomplies  qu'une  fois;  que 
cette  mort  et  cette  immolation  invisible  (dans  l'eucha- 
ristie) a  dû  nécessairement  être  accomplie  une  fois 
auparavant,  et  qu'elle  doit  l'être  continuellement 
jusqu'à  la  fin  des  siècles  dans  l'Église  de  Jésus-Christ, 
comme  étant  la  source  inépuisable  de  toute  sainteté.  » 
Ibid.,n.  2. 

Commentant  un  texte  de  saint  Cyrille  d'Alexandrie, 
Homil.,  x,  In  myslicam  cœnam,  P.  G.,  t.  lxxvii, 
col.  1018,  qu'appuie  Prov.,  ix,  2,  Thomassin  conclut 
encore  :  1°  ...  que  Jésus  s'immole  lui-même  dans 
l'eucharistie  par  anticipation  et  qu'il  y  prévient  la 
mort  qu'il  devait  subir  sur  la  croix;  2°  que  cette  mort 
donnée  par  le  pontife  lui-même  à  sa  victime  convient 
mieux  au  sacrifice  que  celle  qui  serait  donnée  par  un 
bourreau,  parce  qu'elle  annonce  mieux  la  liberté  de 
la  charité;  3°  que,  suivant  l'Apôtre,  Jésus-Christ  n'est 
mort  qu'une  seule  fois;  c'est  donc  la  même  mort  qu'il  a 
soufferte  dans  l'eucharistie  et  sur  la  croix,  mais  sur 
celle-ci  d'une  manière  visible,  et  dans  l'autre,  d'une 
manière  invisible.  Sur  la  croix,  il  a  été  mis  à  mort  par 
son  ennemi;  dans  l'eucharistie,  il  s'immole  lui-même. 
Ibid.,  n.  2.  Plus  loin,  Thomassin,  de  saint  Jean  Chry- 


sostome,  In  Epist.  ad  Hebr.,  hom.  xvn,  n.  2,  3,  P.  G., 
t.  lxih,  col.  130-131,  tire  plusieurs  conséquences, 
entre  autres  :  4°  «  On  offre  le  sacrifice  de  l'eucha- 
ristie en  mémoire  de  la  croix;  ce  n'est  donc  pas  un 
sacrifice  différent  de  celui  de  la  croix;  c'est  le  renou- 
vellement mystérieux  de  ce  sacrifice.  Il  ne  faut  pas 
croire  que  le  sacrifice  eucharistique  soit  une  commémo- 
raison  stérile  et  sans  effet  du  sacrifice  de  la  croix; 
c'est  une  réitération  véritable  et  réelle  du  sacrifice  de  la 
croix,  dont  on  a  seulement  retranché  tout  ce  qui  paraît 
étranger  à  un  sacrifice  religieux...  Dans  l'eucharistie, 
la  mort  est  cachée,  et  tout  découvre,  tout  annonce  un 
sacrifice  religieux.  A  la  croix  et  à  l'autel,  il  y  a  une 
victime  immolée  et  offerte;  mais  sur  la  croix,  elle  est 
égorgée  publiquement  et  offerte  en  secret...;  dans- 
l'eucharistie,  Jésus-Christ  est  immolé  en  secret  et  il  est 
offert  publiquement.  »  Ibid.,  n.  3. 

En  réalité,  si  Thomassin  d'une  part  couvre  de  son 
patronage  la  thèse  oratorienne  des  Bérulle  et  des 
Condren,  et  d'autre  part  insiste  avec  tant  de  force  sur 
l'idée  d'immolation  réelle  dans  le  sacrifice  eucharis- 
tique, c'est  que  la  thèse  oratorienne  accueille,  comme 
toute  la  théologie  du  xvne  siècle,  cette  idée.  A  cela 
rien  d'étonnant. 

2°  Autorités  certaines  en  faveur  de  la  thèse  du  sacrifice- 
eucharistique  simple  oblation.  ■ —  Nous  trouvons  l'indi- 
cation de  cette  thèse  très  nettement  marquée  par 
L.  Habert  (f  1718),  docteur  et  professeur  de  Sorbonne  : 
«  Deux  choses,  dit-il,  sont  essentielles  à  un  sacrifice 
proprement  dit,  l'immolation  d'une  victime  exté- 
rieure et  sensible,  et  l'oblation  de  la  victime  immolée. 
Tous  les  théologiens  conviennent  qu'il  y  a,  dans  le 
sacrifice  de  la  messe,  une  véritable  oblation,  puisque 
Jésus-Christ  s'y  offre  comme  réellement  présent  à 
la  majesté  de  son  Père.  Mais  ils  se  partagent  quand  il 
s'agit  de  trouver  l'immolation,  qui  n'est  pas  moins 
essentielle  à  un  vrai  sacrifice.  Un  grand  nombre  (alii 
bene  multi )  soutiennent  que  Jésus-Christ  s'y  immole, 
quoique  sans  effusion  de  sang,  et  que  cette  immolation 
mystérieuse  et  non-sanglante  consiste  en  ce  que  les 
paroles  de  la  consécration,  par  la  vertu  qui  leur  est 
propre,  ne  mettent  sous  l'espèce  du  pain  que  le  corps 
et  sous  l'espèce  du  vin  que  le  sang  de  Jésus-Christ... 
Quelques  théologiens  rejettent  cette  explication, 
comme  plus  subtile  que  solide...  Ils  nient  qu'aucune 
immolation  ait  lieu  à  la  messe,  et  disent  qu'on  y  offre 
seulement,  sous  les  espèces  du  pain  et  du  vin,  Notre- 
Seigneur  autrefois  immolé  sur  la  croix,  et  que  cela 
suffit  pour  l'essence  d'un  sacrifice  commémoratif.  » 
De  eucharistia  ut  sacrificio,  Paris,  1704;  Venise,  1770, 
p.  506  sq. 

Ces  »  quelques  auteurs  »  sont  Les  Conférences  de 
La  Rochelle,  et  surtout  Pierre  Nicole. 

1.  Les  Conférences  ecclésiastiques  du  diocèse  de  La 
Rochelle,  publiées  en  1676,  après  l'Exposition  de  la 
doctrine  catholique,  mais  avant  l'Idée  du  sacerdoce  et  du 
sacrifice  de  Jésus-Christ,  tout  en  reconnaissant  que 
«  Jésus-Christ  est  immolé  sur  l'autel  »,  et  qu'  «  il  y 
paraît  dans  un  état  de  mort  »,  s'expriment  de,  façon  à 
éliminer  du  sacrifice  eucharistique  toute  immolation 
même  simplement  mystique,  différente  de  la  simple 
séparation  sacramentelle  des  espèces.  Après  avoir 
mis  en  principe  que  le  sacrifice  requiert  «  quelque 
changement  ou  destruction  de  la  chose  offerte  »,  n.  2 
et  13,  les  Conférences  reconnaissent,  en  fait,  qu'il  n'est 
pas  besoin  d'une  destruction  actuelle  et  effective,  mais 
qu'il  suffit  d'un  «  changement  d'état  ou  de  condition  », 
qui  soit  un  rappel  de  l'immolation  passée,  avec  une 
oblation  présente  de  la  victime,  immolée. «  mystique- 
ment et  par  représentation  »,  n.  23.  Ainsi,  «  Notre- 
Seigneur  Jésus-Christ  est  véritablement  offert  au 
sacrifice  de  la  messe...  d'une  manière  non  sanglante... 
en  tant  que  la  mort,  qu'il  a  une  fois  soufferte,  es 


1209 


MESSE,   LE   SACRIFICE-OBLATION  :  L'ÉCOLE  FRANÇAISE 


1210 


•encore  présentée  à  son  Père,  comme  le  prix  de  l'expia- 
tion de  nos  crimes,  et  parce  que  cette  mort  nous  y  est 
représentée  par  la  consécration  qui  se  /ait  séparément 
■deson  corps  et  de  son  sang  ».  Ibid.,  n.  15,  Lepin,  op.  cit., 
p.  514.  Donc,  l'immolation  .à  la  messe  consiste  unique- 
ment  pour    les  Conférences,    dans    la   représentation 
■du  corps  et  du  sang  consacrés  séparément  sous  les 
espèces;  mais  ce  qui  fait  l'essence  du  sacrifice,  c'est 
■l'oblation  présente  de  la  victime  autrefois  immolée.  A 
«ette    doctrine    fondamentale,    se    joignent    dans  les 
Conférences   d'autres  considérations  fort  justes,   que 
nous  avons  déjà  recueillies  de  la  bouche  de  Bossuet 
■et    rencontrées    dans    la   théologie    des    Oratoriens    : 
commencement  du  sacrifice  de  Jésus-Christ  au  pre- 
mier instant  de  l'incarnation;  continuation  du  sacri- 
fice de  la  croix  dans  l'éternité  par  l'oblation  que  le 
Christ  renouvelle  sans  cesse  devant  Dieu  de  sa  per- 
sonne et  de  sa  mort;  union  de  l'Église  à  son  chef  dans 
l'offrande  du  sacrifice  de  la  messe.  Ibid.,  n.  23,  25,  22. 
L'affirmation    principale    des    Conférences  fut,    au 
début  du  xvm»  siècle,  l'objet  de  vives  critiques;  elle  fut 
attaquée  par  de  la  Broue,  éveque  de  Mirepoix,  Sixième 
instruction  pastorale  sur  le  sacrifice  de  la  messe,  1710, 
p.  46  :  «  Il  n'est  nullement  nécessaire,  écrit  le  prélat, 
que  la  mort  de  la  croix  intervienne  autrement  qu'en 
représentation   dans  le  sacrifice  de  l'eucharistie;  et 
vouloir  l'y  rappeler  en  l'unissant  par  le  sacrifice  inté- 
rieur à  l'oblation  extérieure  qu'on  y  fait  de  Jésus-Christ, 
sous  prétexte  qu'il  n'est  pas  toujours  nécessaire  que 
l'immolation  de  la  victime  soit  faite  en  même  temps 
que  l'offrande,  pourvu  qu'elles  soient  réunies  l'une  avec 
l'autre  par  le  sacrifice  intérieur  du  prêtre  et  du  peuple, 
•comme  ont  fait  dans  ces  derniers  temps  de  très  habiles 
théologiens  (en  marge   :    Conférence  de  La  Rochelle, 
n.  23),  c'est  non  seulement  faire  dépendre  le  sacrifice 
•extérieur  de  l'Église  d'un  sacrifice  intérieur,  dont  il 
peut  n'être  pas  accompagné,  mais  encore  confondre 
«n  quelque  sorte  dans  la  manière  d'offrir,  contre  la 
décision  du  concile  de  Trente,  les  deux  sacrifices  de 
l'eucharistie  et  de  la  croix,  sans  autre  avantage  que  de 
pouvoir  trouver  dans  le  sacrifice  de  l'eucharistie  une 
destruction  réelle  qui  n'y  doit  pas  être.  » 

2.  Nicole.  —  Cette  critique  de  l'évêque  de  Mirepoix 
atteint  aussi  Pierre  Nicole.  Au  texte  rapporté  par 
M.  Lepin,  op.  cit.,  p.  515,  on  ajoutera  ce  passage  bien 
plus  expressif  :  «  Il  n'est  pas  nécessaire  que  l'immola- 
tion et  l'oblation  de  la  victime  se  fassent  en  un  même 
temps;  et  la  diversité  des  temps  auxquels  les  actions 
se  passent  ne  fait  pas  que  ce  soient  de  différents  sacri- 
fices. Le  Grand-Prêtre,  après  avoir  égorgé  le  victime, 
■emportait  le  sang  dans  le  sanctuaire  où  il  entrait  une 
fois  l'an.  Cette  oblation  et  cette  immolation  ne  compo- 
saient qu'un  même  sacrifice,  quoique  faites  en  des 
temps  différents.  Et  c'est  ce  qui  arrive  dans  le  grand 
sacrifice,  dont  tous  les  autres  ne  sont  que  des  figures. 
L'immolation  de  la  victime  s'est  faite  une  fois  sur  le 
Calvaire,  mais  l'oblation  de  la  victime  a  commencé,  dès 
l'entrée  de  Jésus-Christ  au  monde,  et  continuera  dans 
toute  l'éternité.  C'est  aussi  ce  qui  se  fait  dans  le  sacri- 
fice de  l'autel.  Car  on  y  offre,  à  la  vérité,  Jésus-Christ 
présent  sur  nos  autels;  mais  on  l'y  offre  comme  immolé 
sur  la  croix,  passio  est  Domini,  dit  saint  Cyprien,  sacri- 
ficium  quod  offerimus.  C'est  une  continuation  de  l'obla- 
tion que  Jésus-Christ  y  a  commencée.  Ainsi,  c'est 
le  même  sacrifice,  comme  il  est  très  bien  expliqué  dans 
les  Conférences  de  la  Rochelle.  Ce  seraient  deux  sacri- 
fices, s'il  y  avait  deux  immolations;  mais  n'y  ayant 
qu'une  même  immolation  et  une  même  victime, 
quoique  l'oblation  soit  faite  par  diverses  personnes,  et 
en  divers  temps,  ce  n'est  qu'un  même  sacrifice;  ce  qui 
fait  dire  au  concile  de  Trente,  qu'il  n'y  a  que  la 
manière  d'olîrir  Jésus-Christ  qui  soit  différente  :  sola 
offerendi  ratione  diversa.  »  Instructions  théologiques  et 


morales  sur  les  sacrements,  Paris,  17C7,  t.  i-,  6°  Instruc- 
tion :  Du  sacrifice  de  l'eucharistie,  p.  12  sq. 

Sans  doute,  dans  son  Explication  du  Pater,  Nicole 
enseigne  que  Jésus-Christ  s'immole  sur  nos  autels, 
mais  cette  expression,  jetée  en  passant,  doit  être 
comprise  comme  celle  des  Conférences  de  la  Rochelle 
et  expliquée  selon  les  exigences  du  contexte.  «  Le 
sacrifice  de  la  messe  est  en  même  temps  une  commémo- 
ration et  une  continuation  du  sacrifice  de  la  croix. 
C'est  une  commémoration,  parce  que  l'immolation  de 
la  victime  n'y  est  pas  actuellement  faite,  mais  seulement 
représentée  par  la  distinction  des  espèces  du  pain  et  du 
vin,  dont  l'une  représente  le  corps  de  Jésus-Christ  mort, 
et  l'autre  son  sang  comme  séparé  du  corps.  La  messe  est 
une  continuation  du  sacrifice  de  la  croix,  parce  qu'on 
y  offre  le  même  corps  de  Jésus-Christ  immolé  sur  la 
croix,  comme  Jésus-Christ  l'offre  dans  le  ciel.  »  Instruc- 
tions théologiques  et  morales  sur  l'oraison  dominicale, 
etc.,  Paris,  1708,  p.  123-124. 

///.  au  xvui°  siècle.  —  1»  Continuation  de  la 
théologie  de  l'Oratoire.  —  1.  Gaspard  Juenin  (f  1713). 
On  peut  rattacher  au  P.  de  Condren  cette  pensée 
exprimée  par  Juenin  :  «  Le  corps  et  le  sang  de  Jésus- 
Christ  ne  sont  pas  changés  intrinsèquement  dans 
l'eucharistie;  mais  ils  sont  changés  extrinsèquement, 
c'est-à-dire  relativement  au  lieu...  Ce  changement 
extrinsèque  suffit  pour  un  sacrifice  proprement  dit, 
car  le  Christ  ne  saurait  être  présent  quelque  part,  sans 
s'offrir  à  Dieu  le  Père,  sans  se  présenter  pour  nous 
devant  sa  face.  »  Est-ce  suffisant  pour  affirmer  que 
Juenin  place  au  premier  plan  du  sacrifice  eucharis- 
tique l'idée  d'oblation,  laissant  l'idée  d'immolation  au 
second?  Juenin  est  en  réalité  un  disciple  de  Lessius, 
avec,  en  ce  qui  concerne  la  nécessité  delà  double  consé- 
cration pour  le  sacrifice,  une  légère  teinte  de  lugo- 
nisme. 

A  la  suite  du  texte  qu'on  vient  de  rapporter,  cet 
auteur  écrit  en  effet  :  «  Par  la  consécration,  le  corps  et 
le  sang  sont  séparés  mystiquement,  puisque  par  la 
force  des  paroles  le  corps  seul  est  mis  sous  l'espèce  du 
pain,  et  le  sang  seul  sous  l'espèce  du  vin.  »  Institut, 
theologicœ,  Lyon,  1705,  t.  vu,  p.  348.  Cette  séparation 
mystique  est  comme  un  état  de  mort  -pour  Jésus- 
Christ  :  «  Il  y  est,  en  effet,  comme  mort,  au  moins 
extérieurement.  »  Mais  encore,  ce  n'est  point  là  le 
dernier  mot  de  l'explication  de  Juenin.  Nous  le  trou- 
vons dans  sa  Théorie  et  pratique  des  sacrements,  Paris, 
1713,  t.  i,  c.  m,  p.  406  :  «  On  veut  bien  supposer  (ce 
qui  néanmoins  n'est  pas)  qu'il  faut  que  la  victime 
meure  dans  un  sacrifice  parfait;  mais  il  n'est  pas  néces- 
saire que  cette  mort  soit  réelle  et  véritable,  il  suffit 
au  contraire  qu'elle  soit  mystique  et  représentative. 
C'est  aussi  ce  qui  se  fait  dans  l'eucharistie,  dans  la 
consécration  de  laquelle  le  corps  de  Jésus-Christ  serait 
séparé  de  son  sang,  si  l'état  d'immortalité  où  Jésus- 
Christ  est  dans  le  ciel  le  permettait,  car  par  la  vertu 
et  par  la  force  des  paroles,  vi  verborum,  par  lesquelles 
l'eucharistie  est  consacrée,  le  seul  corps  du  Sauveur 
est  rendu  présent  sous  les  espèces  du  pain,  et  le  seul 
sang  sous  les  espèces  du  vin.  Cependant,  par  accident, 
ce  même  corps  et  ce  même  sang  se  trouvent  réunis 
sous  chacune  des  deux  espèces,  parce  qu'ils  sont  réel- 
lement unis  dans  le  ciel,  et...  qu'ils  sont  inséparables; 
et  c'est  ce  que  les  théologiens  appellent  être  présent 
par  concomitance.  »  Cf.  Commentarius  historiens  cl  dog- 
maticus  de  sacramenlis,  Lyon,  1717,  dissert.  V,  q.  n, 
c.  n,  p.  285. 

Juenin  est  toutefois  quelque  peu  infidèle  à  la  pensée, 
de  Lessius,  dans  la  question  de  la  nécessité  des  deux 
consécrations.  Toujours  dans  la  Théorie  et  pratique 
des  sacrements,  t .  i,  p.  412  :  «  Il  n'est  pas  certain,  dit-il, 
de  certitude  de  foi  catholique,  que  la  consécration  des 
deux  espèces  soit  requise  pour  l'essence  du  sacrifice. 


1211  MESSE,   LE   S ACRIFICE-OBL ATION    :   L'ÉCOLE    FRANÇAISE         1212 


Estius  (voir  col.  1148)  croit  le  contraire  probable.  Car, 
dit-il,  par  la  consécration  d'une  seule  espèce,  Jésus- 
Christ  est  rendu  présent...,  comme  mort,  puisque  son 
seul  corps,  vi  vcrborum,  est  rendu  présent  sous  les 
espèces  du  pain,  et  son  seul  sang  sous  les  espèces  du  vin  ; 
car  il  n'y  a  sous  les  espèces,  vi  vcrborum,  que  ce  qui  est 
clairement  exprimé  par  les  termes  dont  la  consécration 
est  composée.  Mais  quoique  la  consécration  des  deux 
espèces  ne  soit  pas,  selon  la  doctrine  d'Estius,  de 
l'essence  du  sacrifice,  elle  est  néanmoins  de  droit  divin 
de  son  intégrité;  de  telle  sorte  que  l'Église  ne  peut  pas 
dispenser  pour  consacrer  une  seule  espèce...» 

2.  Jacques- Joseph  Duguet  (t  1733).  —  On  retrouve 
également  un  point  important  de  la  doctrine  du  P.  de 
Condren,  celui  du  sacrifice  céleste,  chez  l'oratorien 
Duguet,  en  ce  sens  qu'il  insiste  sur  l'oblation 
céleste  du  Christ.  Dissertations  théologiques  et  dogma- 
tiques, Paris,  1722,  dissert.  II,  sur  ['eucharistie,  part,  n, 
n.  68.  Mais  ce  point  de  vue  doit  être  complété.  Duguet 
est  de  l'école  de  Bossuet  et  de  Condren  en  tout  ce  qui 
touche  à  l'immolation  mystique  qui  constitue  le  sacri- 
fice de  l'autel.  On  pourrait  multiplier  les  citations. 

«  (Jésus-Christ)  a  pu  s'immoler  après  sa  mort,  puis- 
qu'il a  pu  s'immoler  avant  que  de  mourir...  Il  a  pu 
joindre  une  immolation  réelle  à  la  mémoire  de  son 
immolation  passée,  comme  il  a  pu  joindre  une  immo- 
lation très  réelle  à  une  immolation  anticipée.  »  (On 
remarquera  l'immolation  réelle  de  l'eucharistie,  mise 
en  parallèle  avec  l'immolation  très  réelle  de  la  croix)... 
Explication  du  mystère  de  la  passion,  part.  II,  a.  3, 
c.  xvii.  Cf.  a.  5,  c.  xxii.  Et  enfin,  a.  7,  c.  xxiv  :  «  Nous 
devons  (à  l'eucharistie)  la  perpétuité  de  l'oblation  de 
Jésus-Christ;  nous  lui  devons  la  perpétuité  de  l'exer- 
cice de  son  sacerdoce  ;  nous  lui  devons  l'Hostie  qui  s'est 
immolée  une  fois  pour  nous  sur  le  Calvaire  et  qui 
s'immole  sans  cesse  pour  nous  sur  nos  autels.  »  Duguet 
unit,  on  le  voit,  très  intimement  l'immolation  san- 
glante, très  réelle,  du  Calvaire  et  l'immolation  réelle, 
non  sanglante  et  mystique,  de  l'autel,  la  seconde 
renouvelant  la  première.  Toutefois,  il  parle  nettement 
de  deux  immolations.  Cette  opinion  a  reçu  dévelop- 
pements et  précisions  dans  la  «  Lettre  de  M.  Duguet  à 
M.  de  Mirepoix  »,  t.  vi,  lettre  8.  Voir  Défense  de  la 
Dissertation  sur  la  nature  et  l'essence  du  S.  Sacrifice  de 
de  la  messe  (par  Rivière-Pelvert),  Paris,  1781,  t.  n, 
p.  277  sq. 

3.  Le  liturgiste  Pierre  Le  Brun  (f  1729)  suit  de  très 
près  le  P.  de  Condren  dans  son  exposé  des  conditions 
du  sacrifice  :  acceptation  de  la  victime  par  les  prêtres; 
son  oblation  à  Dieu;  changement  ou  destruction 
affectant  la  victime;  enfin  consomption.  Explication 
littérale,  historique  et  dogmatique  des  prières  et  des  céré- 
monies de  la  messe,  Paris,  1813.  Traité  préliminaire  :Du 
sacrifice  et  des  préparations  prescrites  pour  l'ofjrir, 
n.  16,  17.  Il  accueille  aussi  l'idée  de  l'oblation  perma- 
nente du  Christ,  oblation  commencée  avec  l'incarna- 
tion, continuée  sans  interruption  à  travers  tous  les 
mystères  de  la  vie  et  de  la  mort  de  Jésus,  et  se  perpé- 
tuant dans  le  ciel  et  parallèlement  sur  la  terre.  Ibid., 
n.  16;  cf.  part.  IV,  De  la  messe,  art.  2,  §  2.  Il  met  éga- 
lement en  relief  l'idée  de  l'union  de  l'Église  avec  son 
chef  dans  l'offrande  du  sacrifice,  Tr.  prélim.,  n.  20. 
Mais,  chez  Le  Brun  encore,  nous  constatons  que 
l'essence  du  sacrifice  eucharistique  est  placée  dans 
l'immolation  de  la  victime.  Le  Brun  le  fait  en  combi- 
nant la  théorie  de  Lessius  et  celle  de  De  Lugo  :  «  Dans 
les  holocaustes  et  dans  les  sacrifices  pour  les  péchés 
et  pour  les  délits,  la  victime  était  immolée  et  égorgée; 
elle  changeait  d'état.  Ici  le  pain  et  le  vin  sont  changés 
au  corps  et  au  sang  de  Jésus-Christ,  qui  est  immolé 
et  comme  en  état  de  mort  sur  l'autel  parce  qu'il  est  privé 
des  fonctions  de  la  vie  naturelle  qu'il  avait  sur  la  terre, 
et  parce  qu'il  y  est  avec  des  signes  de  mort  par  la 


séparation  mystique  de  son  corps  d'avec  son  sang,, 
ainsi  que  saint  Jean  voit  devant  le  trône  du  ciel 
l'Agneau  vivant,  puisqu'il  était  debout,  mais  en  même 
temps  comme  immolé  et  comme  mort,  à  cause  des 
cicatrices  de  ses  plaies  et  des  marques  de  son  immola- 
tion sanglante  qu'il  conserve  même  dans  la  gloire.  » 
Ibid.,  n.  17. 

4.  On  retrouve  nombre  d'idées  du  P.  de  Condren 
chez  l'évêque  de  Toulon  Louis-Albert  Joly  de  Choin 
(t  1759).  «  A  la  suite  du  P.  de  Condren,  écrit  M.  Lupin. 
op.  cit.,  p.  555,  de  Choin  conçoit  le  sacrifice  de  Jésus- 
Christ  comme  une  immense  réalité,  qui  a  commencé  à 
son  incarnation,  s'est  développée  en  sa  passion,  en  sa 
résurrection,  en  son  ascension,  et  se  continue  éter- 
nellement au  ciel.  La  liturgie  même  de  la  messe  lui 
paraît  exprimer  cette  vérité  (Cf.  Instructions  sur  le 
rituel,  Paris,  1829:  Du  sacrifice  de  la  messe,  t.i,  p.  295.). 
D'après  de  Choin,  comme  d'après  de  Condren,  l'élé- 
ment proprement  constitutif  de  ce  grand  sacrifice 
de  Jésus-Christ  (l'eucharistie)...  c'est  l'oblation.  Or, 
cette  oblation  se  renouvelle,  et  par  conséquent  le 
sacrifice  de  Jésus-Christ  se  reproduit  chaque  jour  sur 
nos  autels.  »  Toutefois,  écrit  de  Choin,  la  messe  «n'est 
pas  une  simple  mémoire  et  représentation  de  la  mort 
de  Jésus-Christ,  c'est  une  oblation  véritable  et  propre, 
quoique  non  sanglante  et  mystique,  de  Jésus-Christ 
réellement  présent  et  immolé  sous  les  espèces  du  pain  et 
du  vin...  Dans  la  consécration,  le  corps  et  le  sang  sont 
mystiquement  séparés,  parce  que  Jésus-Christ  a  dit 
séparément  :  Ceci  est  mon  corps,  ceci  est  mon  sang;  ce 
qui  enferme  une  vive  et  efficace  représentation  de  la 
mort  violente  qu'il  a  soulîerte.  Ainsi  le  Fils  de  Dieu 
est  mis  sur  la  sainte  Table,  en  vertu  de  ces  paroles, 
revêtu  desjsignes  qui  représentent  sa  mort.  »  Et  encore  : 

«  Le  glaive  est  la  parole  qui  sépare  mystiquement  le 
corps  et  le  sang;  ce  sang  par  conséquent  n'est  répandu 
qu'en  mystère,  la  mort  n'intervient  que  par  représen- 
tation. Sacrifice  néanmoins  véritable,  en  ce  que  Jésus- 
Christ  y  est  véritablement  contenu  et  présenté  à  Dieu 
sous  cette  figure  de  mort...  »  De  l'eucharistie  consi- 
dérée comme  sacrifice,  édit.  de  1748,  t.  i,  p.  61,  63,  56. 
Et  dans  l'instruction  sur  le  sacrifice  de  la  messe,  déjà 
citée  :  «.Le  prêtre,  y  lit-on,  fait  l'immolation  mystique 
de  la  victime  par  la  consécration  séparée  du  corps  et 
du  sang  de  Jésus-Christ  sous  l'espèce  du  pain  et  du 
sang  de  Jésus-Christ  sous  l'espèce  du  vin.  Il  fait  cette 
consécration  au  nom  et  en  la  personne  de  Jésus-Christ, 
dont  il  emprunte  les  paroles,  ou  plutôt  il  n'est  que 
l'organe  de  Jésus-Christ,  qui  parle  et  consacre  par  sa 
bouche.  » 

5.  Benoît  XIV  (j  1758)  est  un  dernier  exemple  de  la 
possibilité  d'unir  certaines  idées  chères  à  l'école  ora- 
torienne  à  la  thèse  du  sacrifice-immolation.  Sur 
l'essence  du  sacrifice,  Benoît  XIV  se  rapproche  de 
Tournely  dont  il  accepte  les  idées.  Le  sacrifice  n'existe 
pas  sans  destruction  ou  immutation  de  la  victime.  A  la 
messe,  il  y  a  destruction,  soit  en  ce  que  les  espèces 
sacramentelles  sont  consommées,  soit  en  ce  que,  par 
la  consécration  du  pain,  le  corps  est  placé  sous  l'hostie 
et  le  reste  de  l'humanité  de  Jésus-Christ  par  concomi- 
tance, par  la  consécration  du  vin,  le  sang  est  mis  dans 
le  calice  avec,  par  concomitance,  le  corps,  l'âme,  la 
divinité  de  Jésus-Christ;  soit  en  ce  que,  dans  le  sacri- 
fice eucharistique,  le  Christ,  qui  est  la  victime,  est 
détruit  non  dans  son  être  substantiel,  mais  dans  son 
être  sacramentel.  De  sacrosancto  missœ  sacrificio,  dans 
Migne,  Cursus  theologicus.,  t.  xxm,  1.  II,  c.  xvi, 
n.  22.  «  Interprétant  la  prière  Suscipe  sancta  Trinitas, 
et  la  triple  mention  qui  y  est  faite  de  la  passion,  de 
la  résurrection  et  de  l'ascension  de  Notre-Seigneur 
Jésus-Christ,  Benoît  XIV  s'exprime  dans  les  mêmes 
termes  que  l'évêque  de  Toulon.  A  son  sens,  les  trois 
grands  mystères  sont  mentionnés,  comme  constituant 


1213  MESSE.  LE   SACRIFICE-OBL ATION  :  L'ÉCOLE    FRANÇAISE  1214 


la  totalité  du  sacrifice  du  Christ  :  11/  tolum  exprimalur 
Christi saeriflcium;  ou  plutôt,  comme  représentant  ses 
trois  parties  principales  :  praripua-  sacrifiai  partes. 
Car,  dans  le  sacrifice  du  Christ,  comme  dans  ceux  de  la 
Loi  ancienne,  on  distingue  :  la  séparation  ou  sanctifi- 
cation de  la  victime,  qui  a  lieu  à  l'incarnation;  l'obla- 
tion  de  la  victime,  qui  a  lieu  dès  sa  naissance:  son 
immolation,  réalisée  à  la  croix:  son  inflammation  ou 
consomption,  réalisée  dans  la  résurrection  et  l'ascen- 
sion au  ciel;  enfin  la  communion  du  peuple  à  la  vic- 
time qui  se  fait  en  la  Pentecôte.  »  Lepin,  op.  cit.,  p.  557, 
citant  Benoît  XIV,  op.  cit.,  1.  II,  c.  xi,  n.  5.  On 
retrouve  en  ces  assertions  comme  un  écho  de  la  doc- 
trine du  P.  de  Condren;  mais,  nous  l'avons  dit, 
à  cette  doctrine  Benoît  XIV  superpose,  comme  de 
Condren  lui-même,  la  thèse  de  l'immolation  mystique 
du  Christ  dans  la  double  consécration  :  «  La  consécra- 
tion d'une  seule  espèce  forme  un  sacrement,  mais  non 
un  sacrifice;  car  Jésus-Christ  a  institué  l'eucharistie 
comme  sacrement  en  forme  de  victime  égorgée,  et  cette 
forme  ne  se  trouve  que  dans  la  consécration  de  l'une  et 
l'autre  espèce.  Car,  comme  parlent  les  théologiens,  dans 
la  consécration  du  pain,  par  la  vertu  des  paroles,  le 
corps  est  mis  séparé  du  sang  et,  dans  la  consécration 
du  vin,  le  sang  est  mis  séparé  du  corps;  et  par  là  est 
représenté  le  sacrifice  sanglant  que  Jésus-Christ  a 
olîcrt  sur  la  croix  par  l'effusion  de  son  sang  et  par  la 
séparation  d'avec  son  corps...  »  Op.  cit.,  1.  II,  c.  xvi, 
n.  83. 

2°  Un  excès  dans  la  théorie  du  sacrifice  simple 
oblation  :  l'erreur  du  P.  François  Le  Courrayer  (f  1776). 
■ —  Vers  1716,  quelques  théologiens  français  et  anglais 
tentèrent  un  rapprochement  entre  l'Église  catholique 
et  l'Église  anglicane.  En  1723,  sans  doute  en  vue  de 
favoriser  cette  union,  parut  à  Nancy,  sans  nom 
d'auteur,  un  livre,  imprimé  à  Bruxelles,  Dissertation 
sur  la  validité  des  ordinations  des  Anglais  et  sur  la 
succession  des  évoques  de  l'Église  anglicane.  L'auteur 
était  le  P.  Le  Courrayer,  chanoine  régulier  de  Sainte- 
Geneviève.  Deux  idées  fondamentales  sont  à  retenir 
de  cet  ouvrage  :  1°  les  évèques  actuels  d'Angleterre 
remontent  sans  interruption  aux  évèques  du  temps  de 
la  Réforme,  lesquels  ont  été  tous  régulièrement 
ordonnés;  2°  la  différence  de  croyance  relative  au 
sacerdoce  et  au  sacrifice  n'est  pas  suffisante  pour  infir- 
mer la  validité  des  ordinations.  Cette  double  thèse,  et 
principalement  la  deuxième  relative  au  sacrifice  de  la 
messe,  trouva  de  nombreux  contradicteurs  parmi  les 
théologiens  de  l'époque.  Il  faut  citer  dom  Gervaise, 
abbé  de  la  Trappe,  Hardouin,  mais  surtout  le  P.  Michel 
Lequien,  O.  P.,  Nullité  des  ordinations  anglicanes  ou 
Réfutation  du  livre  intitulé  :  Dissertation,  etc.,  Paris, 
1725,  et  Vivant,  docteur  en  Sorbonne  et  chancelier 
de  l'Église  de  Paris,  Dissertation  contre  les  erreurs  du 
P.  Le  Courrayer,  Paris,  1728.  En  1726,  Le  Courrayer 
avait  répondu  au  P.  Lequien,  par  une  Défense -de  la 
Dissertation  sur  la  validité  des  ordinations  des  Anglais, 
Bruxelles,  1726.  Les  manuels  théologiques  de  l'époque 
consacrent  un  chapitre  à  la  controverse.  Voir  Collet, 
Traclatus  de  eucharistiu,  part.  II,  c.  m,  §  1;  Billuart, 
De  sacramenlo  ordinis,  dissert,  m,  a.  2,  appendice, 
etc.  Voir  ici  art.  Le  Courrayer,  t.  ix,  col.  113. 
De  cette  controverse,  nous  ne  retiendrons  ici  que 
ce  qui  concerne  l'essence  du  sacrifice  de  la  messe. 
Le  Courrayer  la  place  dans  l'oblation  de  la  mort 
sanglante  de  Jésus-Christ,  à  l'exclusion  d'une  immo- 
lation mystique  actuelle  sur  l'autel.  Sur  les  rapports 
de  la  question  du  sacrifice  eucharistique  et  de  la 
validité  des  ordinations  anglicanes,  voir  De  la  Taille, 
The  eucharistie  Sacrifice  in  ihe  light  of  a  récent  docu- 
ment, dans  Gregorianum,  1926,  p.  97. 

1.  Thèse  de  Le  Courrayer.  —  «  Saint  Ignace,  Tertul- 
lien.  saint  Cyprien,  et  tant  d'autres  ne  reconnaissent 


point  de  sacrifice  dans  la  célébration  de  nos  mystères, 
dans  un  autre  sens  que  celui  du  sacrifice  représentatif 
et  commémoratif ... 

*  Les  catholiques,  autorisés  par  l'usage  perpétuel 
de  l'Église,  soutiennent  que  l'immolation  réelle 
n'étant  point  nécessaire  au  sacrifice,  on  doit  recon- 
naître dans  l'Église  le  sacrifice  propre  de  Jésus-Christ, 
et  que  ce  nom  lui  convient  en  rigueur.  Les  protestants, 
au  contraire,  accoutumés  de  régler  le  langage  des 
Églises  sur  une  logique  plus  scrupuleuse,  prétendent 
que  n'y  ayant  de  sacrifice,  à  parler  exactement,  qu'où 
se  trouve  une  immolation  réelle,  on  ne  doit  point 
qualifier  ainsi  l'eucharistie,  quoiqu'ils  y  reconnaissent, 
comme  nous,  la  représentation  et.  la  mémoire  de  la 
mort  de  Jésus-Christ,  l'oblation  de  son  sacrifice  et 
l'application  de  ses  mérites.  Ils  reconnaissent  donc,  au 
fond,  la  même  chose  que  nous. 

«  Les  Anglais  pourraient  reconnaître  le  même  sacri- 
fice que  nous  dans  la  célébration  de  l'eucharistie, 
quand  bien  même  ils  rejetteraient  la  réalité  de  la  pré- 
sence. Je  soutiens  que  ce  n'est  pas  sur  cette  présence 
de  Jésus-Christ  dans  l'eucharistie,  qu'est  fondée  l'idée 
du  sacrifice...  On  peut  admettre  le  sacrifice  sans 
admettre  la  présence...  Nos  meilleurs  controversistes 
n'ont  jamais  tiré  l'idée  de  sacrifice  dans  l'eucharistie 
que  de  la  mémoire  et  de  la  représentation  de  la  mort  de 
Jésus-Christ.  »  Propositions  censurées  par  l'Assemblée 
du  clergé  de  1728. 

Quelques  explications  tirées  de  la  Défense...  préci- 
seront encore  la  pensée  de  Le  Courrayer  : 

Le  concile  (de  Trente)  appelle  la  célébration  de  l'eucha- 
ristie un  sacrifice,  ut  Ecclesiœ  relinqucrct  sacri/icium 
parce  que,  le  sacrifice  consistant  dans  l'offrande  d'une 
victime  immolée,  et  la  passion  de  Jésus-Christ  demeurant 
toujours  présente,  toutes  les  fois  qu'on  offre  cette  victime, 
autant  de  fois  ofTre-t-on  le  sacrifice  de  Jésus- Christ...  Mais 
ce  sacrifice  n'est  pas  un  sacrifice  renouvelé,  puisque  Jésus- 
Christ  ne  meurt  qu'une  fois.  Ce  n'est  pas  un  sacrifice 
continué  ou  suppléé,  puisqu'il  a  eu  toute  sa  perfection  et 
son  complément  dans  la  mort  de  Jésus-Christ.  C'est  seule- 
ment un  sacrifice  représenté  quo  eruentiini  illud  semel  in 
critee  peragendum  reprœsentarctur  ;  un  sacrifice  rappelé, 
ejusque  memoria  in  Imetn  usque  sœc.uli  permaneret  ;  et  un 
sacrifice  appliqué,  alque  illius  salutaris  uirlus  applicaretur. 
On  trouve  donc  dans  l'eucharistie  un  vrai  sacrifice,  en  ce 
sens  qu'on  y  fait  à  Dieu  l'oblation  d'une  morl  toujours  pré- 
sente, mortem  annnnliabitis.  Mais  comme  cette  mort  ne  se 
réitère  point,  ce  sacrifice  n'est  que  la  représentation  d'un 
autre,  Hoc  /«cite  in  meam  commemoralioncm.  Défense  de  la 
Dissertation,  I.  IV,  c.  iv,  p.  157-158.  «  Si  le  concile  ajoute 
que  ce  sacrifice  n'est  point  une  commémoraison  toute  nue, 
ce  n'est  point  pour  établir  l'essence  du  sacrifice  sur  la 
présence  de  Jésus-Christ  :  c'est  pour  marquer  qu'il  ne  s'agit 
pas  ici  d'un  simple  rappel  de  la  mort  de  Jésus-Christ  à 
notre  souvenir,  mais  de  l'offrande  que  nous  faisons  à  Dieu 
de  ce  souvenir,  afin  qu'en  faveur  de  ce  qu'il  a  souffert  il  ait 
pitié  de  nous,  comme  l'explique  le  cardinal  Du  Perron.  ■ 
Ibid.,  p.  148.  Le  Courrayer  conclut  :  «  L'offrande  de  la 
mort  étant  tout  ce  qu'il  y  a  de  réel  dans  le  sacrifice,  cette 
offrande  est  aussi  réefle  sans  aucune  présence  physique  du 
corps,  comme  avec  cette  présence,  parce  que  la  mort  de 
Jésus-Christ  ne  se  trouve  pas  moins  réellement  olîerte  dans 
la  supposition  d'une  absence  physique,  que  dans  la  pré- 
sence :  et,  l'objet  étant  aussi  réel,  le  sacrifice  subsiste  éga- 
lement avec  les  deux  opinions.  Toute  l'erreur  du  P.  Le- 
quien vient  de  ce  qu'il  confond  le  sacrement  avec  le  sacri- 
fice. Le  sacrement  à  la  vérité  est  fondé  sur  la  présence  ; 
mais  le  sacrifice  ne  l'est  que  sur  la  mort.  »  Ibid.,  p.  18'.). 
Donc,  «  si  la  reconnaissance  du  sacrifice  de  Jésus-Christ 
n'est  fondée  que  sur  l'offrande  de  sa  mort,  représentée  par 
la  consécration  des  symboles,  il  s'ensuit  que  les  Anglais, 
qui  admettent  comme  nous  cette  offrande  et  cette  repré- 
sentation, et  qui  l'ont  toujours  admise,  pourraient  recon- 
naître le  même  sacrifice  que  nous  dans  la  célébration  de 
l'eucharistie  quand  bien  même  ils  rejetteraient  la  réalité 
de  la  présence.  •  Ibid.,  p.  162. 

On    le   voit,    la  thèse  de    Le   Courrayer,   quant  à 
l'essence  du  sacrifice  eucharistique,  revient  essentielle- 


1215    MESSE,  LE  SACRIFICE-OBLATION  :  CONTROVERSES  DU   XVIII*  SIÈCLE    1210 


ment  à  nier  la  nécessité  de  la  présence  réelle,  mais 
de  plus  l'existence  d'une  immolation  actuelle,  même 
simplement  mystique,  pour  ne  conserver  que  la  repré- 
sentation, par  la  séparation  des  espèces,  de  l'immola- 
tion de  la  croix. 

2.  La  position  des  adversaires.  —  a)  Contre  Le  Cour- 
rayer,  le  P.  Lequien  affirme  la  thèse  catholique 
de  la  nécessité  de  la  présence  réelle,  fondement  de 
l'oblation  véritable  et  actuelle  «  du  corps  et  du  sang 
du  Sauveur,  cachés  sous  les  apparences  du  pain 
et  du  vin  ».  Op.  cit.,  part.  II,  c.  i,  t.  h,  p.  9.  Mais  il 
insiste  également  sur  l'immolation  mystique  qu'im- 
plique actuellement  en  Notre-Seigneur,  cette  obla- 
tion  de  son  corps  et  de  son  sang  :  «  De  cette  vérité, 
que  Jésus-Christ  est  tous  les  jours  immolé  et  offert, 
véritablement,  et  réellement,  quoique  mystiquement,  -sur 
nos  autels...,  il  s'ensuit  nécessairement  qu'il  y  a  dans 
l'Église  chrétienne  un  vrai  sacerdoce  qui  est  une  parti- 
cipation de  celui  de  Jésus-Christ.  »  Ibid.,  p.  7.  Ici 
immolation  et  oblation  sont  synonymes,  ou  plutôt, 
s'impliquent  mutuellement.  Deux  lignes  plus  loin, 
eh  effet,  le  P.  Lequien  parle  du  ministère  des  prêtres, 
par  lequel  le  Christ  «  continue  de  s'immoler  et  de 
s'offrir  pour  nous.  »  D'ailleurs,  cet  auteur,  dans  les 
Instructions  chrétiennes  sur  les  sacrements,  Paris, 
1734,  fait  profession  expresse  d'enseigner  la  thèse  de 
l'immolation  virtuelle  :  «  La  mort  que  Jésus-Christ  a 
endurée  sur  la  croix,  se  renouvelle  dans  le  sacrifice  de 
la  messe  d'une  manière  mystique,  parce  qu'en  vertu 
des  paroles,  vi  verborum,  ainsi  que  parle  la  théologie, 
son  corps  est  séparé  de  son  sang,  comme  il  le  fut  à  sa 
mort,  quoique  par  une  concomitance  nécessaire,  ils 
soient  maintenant  inséparables.» 

b)  Vivant  serre  peut-être  encore  de  plus  près  la 
position  de  Le  Courrayer.  LIne  page  particulièrement 
expressive  de  ce  théologien  est  à  citer  en  entier  : 

On  donne,  dit-il,  le  nom  de  sacrip.ee  à  la  victime  qui  est  à 
sacrifier,  ou  qui  est  déjà  sacrifiée,  et  à  l'offrande  qui  est 
faite  de  cette  victime.  C'est  en  ce  sens  que  Jésus-Christ 
est  appelé  notre  sacrifice  et  qu'en  quelque  temps  et  en 
quelque  lieu  que  Jésus-Christ  s'offre,  lui  qui  s'offre  partout 
où  il  est,  cette  offrande  peut  porter  le  nom  de  sacrifice, 
dans  le  sein  de  Marie,  à  chaque  moment  de  la  vie  de  Jésus- 
Christ,  au  ciel,  dans  l'eucharistie,  pendant  tout  le  temps 
que  restent  les  saintes  espèces  sous  lesquelles  il  est  ren- 
fermé. Mais  ce  n'est  pas  précisément  dans  ce  sens  et  sous 
cette  acception  du  nom  de  sacrifice  que  la  sainte  messe  a 
été  définie  être  un  vrai  sacrifice.  Ce  nom  lui  a  été  donné 
dans  le  même  sens  qu'au  sacrifice  de  la  croix,  à  cause  de 
l'action  qui  s'y  fait  et  qui  y  sacrifie  et  immole  Jésus-Christ 
véritablement  et  proprement,  mais  d'une  manière  non- 
sanglante  et  mystique,  au  lieu  qu'elle  a  été  sanglante  et 
corporelle  sur  la  croix.  Et  c'est  encore  ici  Jésus-Christ, 
comme  sur  la  croix,  qui  se  sacrifie  et  s'immole,  parce  que 
ce  sont  ses  propres  paroles,  prononcées  en  son  nom  par  le 
prêtre  tenant  sa  place,  qui  font  cette  immolation  mystique, 
qui  sont  le  glaive  qui  sépare  mystiquement  le  corps  et  le 
sang  ;  rien  de  tel  n'est  au  ciel.  Jésus-Christ  n'y  est  sacrifié 
ou  immolé  ni  d'une  manière  sanglante,  car  il  n'y  meurt  pas  ; 
ni  d'une  manière  mystique,  car  il  n'y  a  plus  de  mystère. 
Tout  y  est  dévoilé,  sans  symbole  et  sans  figure  ;  ce  qui  a 
engagé  le  cardinal  de  Richelieu  (après  avoir  prouvé  que 
Jésus-Christ  étant  toujours  prêtre,  doit  en  conséquence, 
avoir  toujours  un  sacrifice  a  offrir)  a  conclure  en  ces  termes 
que  ce  sacrifice  est  celui  de  la  messe  :  Jésus-Christ  ne  pou- 
vant sacrifier  au  ciel,  doit  par  nécessité  sacrifier  par  ses 
ministres  en  terre,  s'il  y  a  un  autre  sacrifice  que  celui  de  la 
croix,  qui  est  ce  qu'enseignent  tous  les  Pères.  Principaux 
points,  c.  vi,  p.  165,  160  ;  Uissertation  contre  les  erreurs  da 
Père  Le  Cnurrai/er,  p.  18  sq. 

c)  L'évêque  de  Marseille,  de  Belzunce  (f  1755), 
rectifie  lui  aussi  l'erreur  de  Le  Courrayer  sur  l'essence 
du  sacrifice  eucharistique.  «  La  Foi,  dit-il,  apprend  aux 
enfants  de  l'Église  que  l'on  offre  à  Dieu  dans  le  sacri- 
fice de  la  messe,  et  que  l'on  y  immole  le  même  Jésus- 
Christ  qui  est  mort  sur  la  croix,  le  même  qui  vit  et 


règne  dans  le  ciel;  que  ce  n'est  point  seulement  la 
mémoire  de  sa  mort,  mais  encore  Jésus-Christ  lui-même, 
qui  y  est  offert  et  immolé,  caché  sous  les  espèces  et  appa- 
rences du  pain  et  du  vin.  »  Instruction  pastorale  contre 
les  erreurs  du  P.  Le  Courrayer,  1727 ',  p.  22.  Et,  répon- 
dant à  une  lettre  du  P.  Le  Courrayer,  le  même  prélat 
lui  écrit  :  «  Convenir  avec  vous  que  ces  mots  immolation 
mystique  signifient  immolation  représentative,  serait 
en  vérité  pousser  la  complaisance  bien  loin;  et  vous 
ne  pouvez  exiger  de  moi  que  je  reconnaisse  qu'ils  ne 
peuvent  naturellement  signifier  autre  chose  qu'immo- 
lation mystérieuse,  qui,  pour  être  incompréhensible,  n'en 
est  pas  moins  réelle.  Je  ne  dis  pas  que  l'immolation  de 
Jésus-Christ  n'est  pas  représentative,  mais  je  dis 
qu'elle  est  représentative  et  réelle  tout  à  la  fois.  » 

3.  Condamnation  par  l'épiscopal  de  la  thèse  du  P.  Le 
Courrayer.  —  a)  Le  cardinal  de  Noailles,  dans  son 
Instruction  pastorale  contre  les  erreurs  de  Le  Courrayer. 
1727,  rappelle  e:i  ces  termes  la  doctrine  catholique  : 
«  Le  sacrifice  de  la  messe  est  le  même  que  celui  de  la 
croix,  puisque,  pour  nous  servir  des  paroles  du  concile, 
sur  la  croix  et  sur  l'autel  c'est  une  seule  et  même  hostie; 
c'est  le  même  pontife  qui  s'est  offert  alors  sur  la  croix,  qui 
s'offre  aujourd'hui  sur  l'autel  par  le  ministère  des 
prêtres,  et  qu'il  n'y  a  de  différence  que  dans  la  manière 
de  l'offrir.  Sess.  xxn,  c.  n.  Jésus-Christ  s'offrit  sur  le 
Calvaire  d'une  manière  sanglante;  il  est  offert  sur  nos 
autels  d'une  manière  non  sanglante.  Jésus-Christ  fut 
immolé  sur  le  Calvaire  par  sa  mort  actuelle  et  par 
l'effusion  de  son  sang;  présent  et  vivant  sur  nos  autels, 
il  y  est  immolé  d'une  manière  mystique  et  qui  représente 
la  mort.  Jésus-Christ  s'offrit  sur  le  Calvaire  d'une 
manière  visible,  en  expirant  à  la  vue  du  peuple  juif: 
sur  nos  autels,  la  victime  n'est  aperçue  que  par  la  foi, 
Jésus-Christ  est  caché  à  nos  yeux  sous  les  apparences 
du  pain  et  du  vin;  le  sacrifice  est  cependant  extérieur 
et  visible,  puisque  Jésus-Christ  s'offre  sous  les  sym- 
boles qui  frappent  nos  sens.  »  P.  14.  Le  cardinal  ajoute 
ensuite  l'explication  théologique  suivant  laquelle 
l'immolation  non  sanglante  de  Jésus-Christ  sur  l'autel 
consiste  dans  la  séparation  mystique  du  corps  et  du 
sang,  et,  sur  ce  point,  fait  sienne  l'explication  de 
Bossuet. 

b)  Outre  32  propositions  censurées  (on  a  rapporté 
ci-dessus  celles  qui  concernent  directement  la  pré- 
sente question),  l'Assemblée  du  clergé  du  22  août  1727 
fait  une  déclaration  de  foi  catholique  dont  voici  les 
deux  passages  principaux  :  «  Il  faut,  selon  la  foi  catho- 
lique, reconnaître  dans  le  sacrifice  de  la  messe,  no:i 
une  simple  offrande  d'une  mort  passée,  mais  l'offrande 
véritable  d'une  victime  réellement  présente;  et,  en  tant 
que  présente,  actuellement  offerte  à  Dieu  par  le 
prêtre.  C'est  ce  qu'énoncent  ces  paroles  sacrées  du 
canon  :  Nous  ressouvenant,  ô  mon  Dieu,  de  la  bienheu- 
reuse passion  de  Notre-Seigneur,  de  sa  résurrection  et 
de  sa  glorieuse  ascension,  nous  offrons  à  votre  infinie 
majesté  une  hostie  pure,  sainte  et  sans  tache,  que  nous 
avons  reçue  de  vos  mains,  le  pain  sacré  de  la  vie  éter 
nelle  et  le  calice  du  salut.  Ce  n'est  donc  pas  seulement 
la  mémoire  et  la  mort  de  Jésus-Christ  que  nous 
offrons  à  Dieu;  c'est  le  corps  et  le  sang  de  Jésus-Christ 
même,  actuellement  présents,  et  mis  dans  un  état  de 
victime  sous  les  sacrés  symboles.  »  Censure  des  livres 
du  Frère  Pierre-François  le  Courrayer,  etc.,  Paris,  1727, 
p.  18.  Et,  quelques  pages  plus  loin,  les  évoques 
expliquent  comment  la  présence  réelle  est  le  fondement 
du  sacrifice  eucharistique  :  Jésus-Christ,  dit  le  concile 
de  Trente,  sess.  xxn,  c.  i,  afin  de  nous  laisser  un  sacri- 
fice qui  représentât  son  sacrifice  sanglant  sur  la  croix 
et  qui  perpétuât  la  mémoire  de  sa  mort,  a  offert  son  corps 
et  son  sang  sous  les  espèces  du  pain  et  du  vin  et  a  com- 
mandé aux  prêtres  de  l'offrir.  «  Le  mystère  de  la  pré- 
sence réelle  a  donc  été  institué  par  Jésus-Christ  pour 


1217    MESSE,  LE  SACRIFICE-OBLATION  :  CONTROVERSES  DU  XVIII*  SIÈCLE    1218 


qu'il  y  ciït  un  sacrifice  véritable,  et  une  ofïrandc  réelle 
dans  l'eucharistie  :  ut  rclinqucret  sacriftcium,  corpus 
obtulit.  et  ut  offerrent  preecepit.  C'est-à-dire  que  la  pré- 
sence réelle  est  le  moyen  employé  par  Jésus-Christ 
pour  faire  de  l'eucharistie  un  sacrifice  véritable,  et 
par  conséquent  ce  sacrifice  est  dépendant  de  la  pré- 
sence réelle,  et  la  présence  réelle  est  le  fondement 
essentiel  du  sacrifice  tel  qu'il  a  été  institué  par  J.-C, 
quoique  l'idée  du  sacrifice,  outre  la  présence  réelle, 
renferme  essentiellement  une  immolation  non  san- 
glante. C'est  ce  que  le  saint  concile  a  fait  encore 
entendre,  lorsqu'il  a  déclaré  que  noire  sacrifice  doit 
sa  qualité  de  propitiatoire  à  la  présence  réelle  de 
Jésus-Christ,  qui  sur  nos  autels  nous  rend  Dieu  propice 
par  l'offrande  qu'il  y  fait  de  son  corps  et  de  son  sang. 
Et  parce  que  le  même  Jésus-Christ,  dit  le  concile  (ibid., 
c.  h)  qui  s'est  offert  lui-même  une  /ois  sur  l'autel  de  la 
croix  avec  effusion  de  son  sang,  est  contenu  et  immolé 
sans  effusion  de  sang  dans  ce  divin  sacrifice  qui  s'accom- 
plit à  la  messe,  le  saint  concile  dit  et  déclare  que  ce 
sacrifice  est  véritablement  propitiatoire.  » 

Il  suffira  de  souligner  ici  deux  pensées  caractéris- 
tiques dans  la  déclaration  des  cardinaux,  archevêques 
et  évèques  :  1°  Il  est  de  foi  que  le  sacrifice  de  la  messe 
comporte  l'oblation  d'une  victime  réellement  pré- 
sente; 2°  L'idée  du  sacrifice  eucharistique  renferme 
essentiellement  une  immolation  non  sanglante. 

3°  La  controverse  Plowden-Rivière.  ■ —  Cinquante  ans 
plus  tard,  ces  déclarations  serviront  de  point  de  départ 
à  une  vive  controverse  où  sont  aux  prises  des  parti- 
sans du  «  sacrifice-oblation  >  et  un  défenseur 
convaincu  du  «  sacrifice-immolation  ».  Un  ecclésias- 
tique d'origine  anglaise  mais  d'éducation  française, 
François  Plowden  (t  1787),  publia  un  Traité  du  sacrifice 
de  Jésus-Christ,  Paris,  1778,  3  vol.  Il  y  enseigne  que 
la  réalité  du  sacrifice  eucharistique  consiste,  non  dans 
l'immolation,  mais  dans  l'oblation  faite  à  Dieu  de  la 
victime  immolée,  et  que  le  sacrifice  de  la  messe  n'est 
que  l'oblation  de  l'immolation  faite  autrefois,  sur  la 
croix.  Ce  livre  suscita  des  divisions  entre  théologiens 
«  appelants  ».  L'un  d'eux,  l'abbé  Rivière,  dit  Pel- 
vert,  écrivit  contre  Plowden  une  Dissertation  sur  ta 
nature  et  l'essence  du  sacrifice  de  la  messe,  un  vol., 
Paris,  1779.  Divers  écrits,  au  nombre  de  quatorze, 
furent  publiés  par  les  amis  de  Plowden  contre  Rivière. 
Celui-ci  prépara  en  réponse  une  longue  Défense  de  la 
dissertation  sur  la  nature  et  l'essence  du  sacrifice  de  la 
messe,  publiée  en  3  vol.  quelques  mois  après  la  mort 
de  son  auteur,  Paris,  1781.  Cf.  Michaud,  Biographie 
universelle,  art.  Plowden  (François). 

1 .  Exposé  de  la  thèse  de  Plowden.  —  L'auteur  accepte 
la  définition  de  Rellarmin,  mais  remarque  qu'elle 
fait  difficulté  «  à  l'égard  de  ce  qui  est  dit  de  la  des- 
truction ou  du  changement  de  la  chose  offerte.  » 
La  réponse  apportée  par  un  grand  nombre  de  théo- 
logiens, savoir  que  «  par  la  double  consécration  il  se 
fait  une  espèce  de  séparation  du  corps  et  du  sang 
de  J.-C,  et  par  conséquent  une  sorte  d'immolation 
ou  de  destruction,  »  ne  parait  pas  suffisante,  car  la 
«séparation  n'étant  pas  réelle,  mais  en  figure,  le  sacri- 
fice ne  serait  que  représentatif  et  non  réel  ».  Et 
Plowden  propose  une  explication  «  beaucoup  plus 
simple  •  : 

Puisque...  la  messe  est  un  même  sacrifice  avec  celui  de 
la  croix,  et  n'en  est  que  la  continuation,  il  est  inutile  d'y 
chercher  une  immolation  du  corps  sacré  de  J.-C.  autre  que 
celle  qui  s'est  faite  sur  le  Calvaire.  Il  y  a  eu  une  immolation 
sanglante  dfc  l'humanité  sainte  de  J.-C.  sur  la  croix;  et 
dans  la  messe  il  se  fait  une  véritable  oblation  de  cette 
même  humanité  qui  a  été  immolée,  et  qui  est  réellement 
rendue  présente  dans  cet  état  d'immolation,  quoique 
d'une  manière  non  sanglante,  par  les  paroles  de  J.-C.  que 
le  prêtre  prononce;  ce  qui  suffit  pour  conserver  à  la  messe 
la  qualité  de  sacrifice  réel  et  véritable...   Admettre  une 

DICT.   DE  THÉOL.   CATHOL. 


autre  immolation  réelle  que  celle  (du  Calvaire),  ce  serait 
déprécier  la  valeur  infinie  du  sacrifice  unique  qui  nous 
a  rachetés,  et  le  réduire  a  la  condition  des  anciennes  vic- 
times, dont  l'immolation  souvent  renouvelée  démontrait 
l'impuissance,  selon  saint   Paul. 

Il  est  vrai  que  des  théologiens...  admettent  dans  le 
sacrifice  de  la  messe  une  espèce  d'immolation  appelée 
mystique  ou  mystérieuse,  et  qui  consiste  dans  les  paroles 
sacramentelles,  qui,  prononcées  séparément  sur  le  pain 
et  sur  le  vin,  pour  les  changer  au  corps  et  au  sang  de  J.-C, 
auraient  la  vertu  de  les  produire  séparés,  si  cela  était 
possible  :  mais  comme  cet  effet  est  incompatible  avec 
l'état  d'un  corps  ressuscité,  impassible  et  immortel,  elles 
ne  servent  qu'à  représenter  cette  séparation  réelle,  et  a 
nous  mettre  sous  les  yeux,  d'une  manière  sensible,  et  sous 
des  signes  de  mort,  le  corps  et  le  sang  de  J.-C.  vivant;  à 
peu  près  de  même  que  la  réunion  des  deux  espèces  dans 
le  calice,  après  la  fraction  de  l'hostie,  sert  à  représenter 
sa  résurrection... 

Cette  immolation  réelle  et  unique,  qui  ayant  commencé 
dès  le  premier  instant  de  son  incarnation,  a  duré  toute  sa 
vie,  et  s'est  terminée  à  la  fin  sur  la  croix  par  différents 
supplices  et  par  la  séparation  réelle  de  l'âme  et  du  corps 
de  J.-C,  subsiste  perpétuellement  dans  le  ciel  et  sur  nos 
autels,  par  la  persévérance  des  mêmes  dispositions  qui 
l'animaient  dans  chaque  circonstance  de  ses  souffrances  et 
de  sa  mort,  et  dans  l'oblation  réelle  et  toujours  subsistante 
qu'il  en  fait  continuellement  à  la  majesté  divine? 

Puis,  rappelant  d'après  l'Épître  aux  Hébreux,  le 
sacrifice  céleste  de  Jésus-Christ,  Plowden  ajoute  : 

I.e  sacrifice  que  J.-C.  offre  dans  le  ciel  est  parfait, 
est  le  même  que  celui  que  nous  offrons.  Or  il  est  certain  que 
dans  le  ciel,  où  il  ne  peut  se  trouver  ni  ombre  ni  figure,  le 
sacrifice  ne  peut  consister  que  dans  l'oblation  que  J.-C. 
continue  de  faire  à  Dieu  de  son  immolation  consommée  sur 
la  croix,  et  qui  persévère  éternellement  dans  les  mêmes 
sentiments  et  les  mêmes  dispositions...  C'est  donc  dans 
l'oblation  que  nous  faisons  de  cette  unique  immolation 
que  consiste  essentiellement  le  sacrifice  que  nous  offrons  à 
Dieu  sur  nos  autels.  Mais...  il  a  voulu  attacher  sa  présence 
et  l'oblation  qu'il  fait  de  lui-même  entre  les  mains  de  son 
Église,  aux  paroles  qui,  prononcées  par  ses  ministres  sépa- 
rément sur  le  pain  et  sur  le  vin,  rendent  son  corps  et  son 
sang,  son  âme  et  sa  divinité  présents  sous  ces  symboles, 
qui,  étant  séparés,  paraissent  sans  vie...  (Part.  III,  c.  lv 
a.  4,  p.  374-386.) 

2.  Les  critiques  faites  par  Rivière.  —  a)  La  thèse  du 
sacrifice-oblation  telle  que  la  formule  Plowden  ren- 
ferme, dit  Rivière,  une  triple  équivoque  roulant  sur 
les  termes  suivants  :  victime,  immolation  réelle,  obla- 
tion. 

a.  Jésus-Christ  ne  saurait  être,  sur  l'autel,  en  état 
de  victime  tel  qu'il  était  au  Calvaire  :  il  faut  donc, 
pour  réaliser  actuellement  le  sacrifice,  que  Jésus  soit 
victime,  à  l'autel,  d'une  manière  mystérieuse  et  sans 
effusion  du  sang  : 

Mais  nos  adversaires  ne  veulent  point  de  cet  état  mys- 
térieux de  victime;  ils  le  regardent  comme  un  être  de 
raison. Lorsqu'ils  disent  que  Jésus-Christ  est  victime  sur 
l'autel,  ces  paroles  ne  signifient  donc  pas  dans  leur  bouche 
que  Jésus-Christ  y  soit  en  état  de  victime,  mais  seulement 
qu'il  y  conserve  le  nom,  la  qualité  et  la  vertu  d'ancienne 
victime  ressuscitée,  et  qu'il  y  rappelle,  par  la  séparation 
des  espèces,  l'idée  de  cet  ancien  état  de  victime  sanglante  : 
ou,  si  quelques-uns  conviennent  que  Jésus-Christ  même  est 
en  état  de  victime  sur  l'autel,  ils  n'entendent  par  ces  mots 
qu'une  simple  disposition  intérieure  de  son  coeur... 

b.  L'autre  équivoque...  roule  sur  le  terme  réel. 

(Les  adversaires)  trouvent  mauvais  que  nous  admet- 
tions une  immolation  réelle  de  Jésus  Christ  dans  le  sacri- 
fice de  la  messe,  et  ils  insinuent  que,  par  cette  immolation 
réelle,  nous  n'entendons  ou  ne  pouvons  entendre  qu'une 
immolation  sanglante;  ou  que,  si  nous  prétendons  donner 
le  nom  de  réelle  à  une  immolation  non  sanglante,  nous 
raisonnons  comme  des  insensés... 

De  ce  que  l'immolation  de  la  messe  est  représentative, 
s'ensuit-il  qu'elle  n'ait  aucune  réalité?  Nos  adversaires  le 
pensent.  Sont-ils  en  cela  d'accord  avec  la  doctrine  de 
l'Église?  L'Immolation  sanglante  de  Jésus-Christ  sur  la 
croix  était  une  action  réelle;  ...une  action  réelle  peut  être 

X.  —  39 


1219    MESSE,  LE  SACRIFICE-OBLATION  :  CONTROVERSES  DU  XVIII*  SIÈCLE     1220 


représentée  de  telle  ou  telle  manière  par  une  autre 
action  réelle...  Or,  quoique  l'immolation  de  la  messe,  en 
tant  que  représentative,  n'ait  point  la  même  réalité  que 
celle  de  la  croix,  puisque  Jésus-CUrist  ne  meurt  point  sur 
l'autel,  et  qu'il  est  mort  sur  le  Calvaire,  elle  a  cependant 
une  réalité  particulière  et  propre  à  la  manière  dont  elle 
représente  l'immolation  sanglante...  Lille  consiste  dans  la 
séparation  mystérieuse  et  sacrificale  du  même  corps  et 
•du  même  sang  qui  ont  été  séparés  sur  la  croix  d'une  manière 
sanglante....;  elle  a  une  réalité  particulière  et  propre  à 
l'ordre  mystérieux  dans  lequel  elle  s'opère...  C'est  en  cet 
unique  sens  que...  nous  avons  donné  le  nom  d'immolation 
réelle  à  l'immolation  non  sanglante  de  la  messe. 

c.  Une  troisième  équivoque  a  pour  objet  le  ternie  obla- 
iion  : 

Cette  expression  offrande,  oblation,  se  prend  pour  une 
offrande  intérieure  ou  extérieure;  l'une  peut  être  faite 
sans  l'autre,  mais  l'oblation  extérieure  ne  peut  être  agréable 
à  Dieu  sans  l'offrande  intérieure.  L'Écriture,  les  Conciles, 
les  auteurs  ecclésiastiques  de  tous  les  siècle  sentendent,  par 
«  oblation  extérieure  »,  la  seule  dont  il  s'agisse  ici,  o.i  l'ac- 
tion d'offrir,  ou  la  chose  qui  est  offerte,  ou  enfin  l'une  et 
■l'autre,  c'est-à-dire  l'offrande  et  la  chose  que  l'on  olîre. 
Tantôt  ils  parlent  d'une  simple  oblation  sans  victime  actuel- 
lement immolée,  telle  que  les  oblations  que  Jésus-Christ 
faisait  de  lui-même  avant  sa  Passion  ou  celles  qu'il  fait 
continuellement  dans  le  ciel;  tantôt  ils  font  mention  de 
l'offrande  de  la  victime  présente  et  en  état  de  victime,  et 
alors  ils  ont  en  vue  ou  l'oblation  sanglante  de  Jésus- 
Christ  sur  la  croix,  ou  l'oblation  non  sanglante  de  Jésus- 
Christ  sur  l'autel.  Enfin,  après  l'action  sacrificale,  ils  appel- 
lent encore  i  blation  la  victime  qu'on  a  offerte  à  Dieu  par 
ce  ■  act. or.  jusqu'à  ce  qu'on  s  ait  participé.  Il  faut  dis- 
tinguer, si  l'o..  \euc  évîter  les  méprises,  ces  divers  sens  que 
les  monuments  ceci  ;•>.  .tiques  donnent  au  terme  «  obla- 
tion ».  C'est  ce  que  ies  brochures  (des  adversaires)  n'ont 
eu  garde  de  faire;  elies  n  >  auraient  pas  trouvé  leur  compte. 
Ceux  qui  les  ont  compose  's  ont  un  talent  admirable  pour 
brouiller  toutes  ces  notions,  l  roavent-ils  dans  un  auteur  le 
terme  «  oblation  »,  ils  l'adaptem  aussitôt  à  leur  manière  de 
penser  sans  s'embarrasser  du  vrai  se»- s  qu'il  présente  dans 
les  textes  dont  ils  s'autorisent.  Cet  auteur,  com.ne  il  arrive 
souvent,  comprend-il  sous  le  terme  d  oblation  et  l'action 
d'offrir  et  l'immolation  de  la  victime;  ou  ne  désigne-t-il  la 
victime  que  par  ce  terme  d'oblation,  ils  restreignent  cette 
expression  à  la  seule  action  d'otïrir.  Un  autre  i  ;  p.irle-t-il 
que  d'une  offrande  actuelle  et  passagère,  ils  donnent  i  s  ;s 
paroles  le  sens  d'oblation  virtuelle  et  permanente.  Celui-ci 
continue-t-il  de  désigner  le  sacrifice,  après  même  qu'il  est 
offert,  par  ce  terme  d'oblation,  ils  lui  font  appliquer  ce 
ternie  à  l'action  même  sacrificale,  et,  par  ces  équivoques 
perpétuelles. . .  ils  sont  venus  à  bout  de  fabriquer  un  nouveau 
système  sur  le  saint  sacrifice  de  la  messe... 

(Défense...,  t.  I,    §  7,  p.  299  sq.) 

b)  Rivière  accuse  ses  adversaires  d'erreur.  Nous  ne 
le  suivrons  pas  dans  chacune  des  neuf  «  erreurs  » 
qu'il  prétend  relever  en  leur  système,  op.  cit.,  p.  335- 
490.  Relevons  seulement  deux  points  : 

a.  Le  premier  est  relatif  au  sacrifice  céleste  qu'on 
ne  saurait  apporter  comme  preuve  de  la  vérité  du 
sacrifice-oblation  dans  l'eucharistie  :  les  adversaires, 
en  effet,  tiennent  ce  raisonnement  : 

Le  sacrifice  du  ciel  consiste  dans  l'offrande  que  Jésus- 
Christ  et  les  saints  font  continuellement  du  sacrifice  de  la 
croix.  Donc,  le  sacrifice  de  la  terre  ne  doit  consister  que 
dans  cette  même  offrande,  parce  que  c'est  un  seul  et  même 
sacrifice;  conséquence  absolument  fausse.  Il  vaudrait  autant 
dire,  et  le  raisonnement  serait  aussi  concluant  :  le  sacrifice 
de  la  croix  est  un  sacrifice  où  Jésus-Christ  a  réellement 
versé  son  sang.  Donc  il  doit  le  verser  de  même  dans  le 
sacrifice  de  la  messe,  donc  il  doit  encore  le  verser  réelle- 
ment dans  le  ciel,  puisque  le  sacrifice  de  la  croix,  celui  de 
la  messe  et  celui  du  ciel  sont  un  seul  et  même  sacrifice.  11 
n'y  a  personne  qui  ne  sente  tout  d'un  coup  la  fausseté  de 
cette  illation.  Dans  les  choses  qui  ne  dépendent  que  des 
volontés  libres  de  Dieu,  on  n'en  doit  point  juger  par  ses 
propres  idées...,  mais  par  la  révélation.  Or,  la  révélation, 
en  nous  découvrant  que  le  sacrifice  de  la  croix,  celui  de  la 
messe  et  celui  du  ciel  ne  sont  qu'un  seul  et  même  sacrifice, 
nous  apprend  en  même  temps  qu'il  ne  s'offre  point  de  la 
même  manière  dans  ces  trois  actions  différentes.  Sur  la 


croix,  il  y  a  eu  une  offrande  et  une  immolation  sanglante; 
dans  la  messe,  il  y  a  une  offrande  et  une  immolation  non 
sanglante;  dans  le  ciel  il  n'y  a  qu'une  ofirande  perpétuelle 
de  la  mort  que  Jésus-Christ  a  souflerte  sur  le  Calvaire.  La 
première  et  la  troisième  de  ces  propositions  sont  avouées 
par  nos  auteurs;  mais  la  seconde  qu'ils  contestent  est 
appuyée  sur  une  tradition  constante  et  uniforme,  et  sur 
la  décision  formelle  du  concile  de  Trente... 
(Dissertation,  p.  194-195.) 

b.  Le  second  concerne  l'unité  du  sacrifice  en  Jésus- 
Christ.  Le  concile  de  Trente  met  cette  unité  dans 
l'unité  du  prêtre  et  de  la  victime;  il  ne  parle  pas  de 
l'unité  de  l'immolation,  si  ce  n'est  pour  dire  que  l'im- 
molation sanglante  ne  se  renouvelle  point,  tandis  que 
l'immolation  de  la  messe  se  réitère  chaque  jour.  Ce 
sacrifice  qui  est  le  même,  quant  au  prêtre  et  quant  à  la 
victime,  s'offre  diversement  :sur  la  croix  l'immolation 
fut  sanglante;  sur  l'autel  elle  se  fait  sans  effusion  de 
sang.  Toutefois,  «  la  messe  n'est  un  vrai  sacrifice  que 
par  son  rapport  essentiel  à  l'offrande  et  à  l'immolation 
sanglante  qu'elle  perpétue  d'une  manière  ineffable  et 
mystérieuse  et  dont  elle  emprunte  toute  la  vertu.  » 
La  thèse  de  Plovvden,  au  contraire,  ne  reconnaît  qu'une 
seule  immolation,  celle  de  la  croix,  et  une  seule  obla- 
tion, indivisible,  permanente,  éternelle,  de  cette 
unique  immolation.  «  De  ce  principe,  déclare  Rivière, 
il  faudrait  déduire  logiquement  que  le  sacrifice  de 
l'autel  est  une  pure  offrande  de  commémoration  du 
sacrifice  de  la  croix,  et,  puisque  cette  offrande  est 
indivisible,  unique,  permanente,  éternelle,  qu'elle 
n'est  pas  différente  sur  le  Calvaire  et  à  l'autel.  Double 
erreur,  dont  la  première  fait  consister  l'unité  du 
sacrifice  où  elle  ne  consiste  pas,  et  dont  la  seconde 
confond  l'action  sacrificale  de  la  croix  avec  l'action 
particulière  de  la  messe,  quoique  ce  soit  deux  actions 
distinctes  du  même  sacrifice.  »  Cf.  Défense,  1. 1,  p.  484- 
488. 

c)  Rivière  attaque  directement,  au  nom  de  la  raison 
théologique,  la  thèse  du  sacrifice  simple  oblation  de 
l'immolation  passée. 

a.  Plowden  avait  rappelé  que  l'immolation  san- 
glante du  Christ  au  Calvaire  était  le  fait,  non  de 
Jésus  lui-même,  mais  de  ses  boureaux.  Et  il  concluait 
1  que  'a  fonction  de  Jésus-Christ  comme  prêtre  de 
son  sacrilice.  consistait  «  à  se  soumettre  à  l'inhu- 
manité de  ses  ennemis,  et  à  offrir  à  son  Père  son  corps 
qui  était  déchiré. et  son  sang  qui  était  répandu  par 
leurs  mains  »;  2°  qu'il  faut  donc  placer  la  réalité  du 
sacrifice  même  de  la  croix,  non  dans  l'immolation, 
mais  précisément  dans  l'offrande  que  Jésus-Christ 
faisait  de  son  corps  immolé. 

Suivant  cette  idée  singulière,  déclare  Rivière,  la  mort 
de  Jésus-Christ  n'était  proprement  qu'un  assassinat  com- 
mis par  des  néchants,  tel  que  celui  qu'on  a  exercé  sur  des 
martyrs;  et  son  sacrifice  se  bornait  directement  et  précisé- 
ment à  souilrir  avec  patience  cette  inhumanité,  et  à  otfrir 
à  Dieu  son  corps  déchiré,  et  son  sang  injustement  répandu. 
Doctrine  opposée  à  l'Écriture,  à  la  Tradition  et  à  la  prédi- 
cation commune  de  l'Église.  Jésus-Christ  n'a  pas  seule- 
ment permis  qu'on  l'attachât  a  la  croix;  il  s'est  immolé  lui- 
même,  comme  une  victime  sans  tache,  pour  le  salut  des 
hommes,  par  la  séparation  volontaire  de  son  corps  et  de 
son  âme,  lorsque  le  Verbe,  qui  dirigeait  toutes  ses  actions, 
l'a  voulu,  quando  Verbum  voluit  (S.  Augustin,  In  Joann., 
tract.  XLvn).  Je  donne  ma  vie  pour  mes  brebis,  dit-il,  . 
personne  ne  me  la  ravit;  c'est  de  moi-même  que  je  la  quitte. 
J'ai  le  pouvoir  de  la  quitter,  j'ai  le  pouvoir  de  la  reprendre 
(Jean,  x,  18).  Paroles  que  la  Tradition  n'a  pas  seulement 
entendues  de  l'offrande,  mais  encore  de  l'immolation  que 
Jésus-Christ  a  faite  de  lui-même  sur  la  croix. 

b  L'autorité  du  concile  de  Trente  paraît  à  Rivière 
péremptoire  pour  établir  la  «  réalité  »  de  l'immolation 
mystique  à  l'autel. 

Le  terme  immolation  non  sanglante,  déclare  cet  auteur, 
doit  être  pris  dans  le  sens  que  le  concile  lui  a  donné.  Or, 
le  concile  n'a  jamais  appelé  l'immolation  de  Jésus-Christ 


1221 


MESSE,   LE   SACRIFICE-OBLATION    :    LE    XIX*  SIÈCLE 


1222 


A  la  messe,  une  métaphore,  une  simple  figure;  mais  il 
l'appelle  une  Immolation  non  san  ;lante,  qui  s'opire  par 
un  mystère  Infiniment  élevé  au-dessus  de  no-;  faibles  con- 
naissances. Voilà  le  sens  propre  et  naturel  du  concile.  En 
eSet,  c'est  la  personne  même  de  Jésus-Christ,  dit-il,  qui  est 
immolée  sur  l'autel.  Cette  immolation  rend  le  sacrifice  vrai- 
ment propitiatoire,  et  renferme  un  grand  mystère.  Or, 
Jésus-Christ  serait-il  im  n:>lé  lui-même  par  une  simple 
figuie?  Cette  figure...  rendrait-elle  le  sacrifice  vraiment 
propitiatoire?  Renfermerait-elle  un  mystère  effrayant  par 
sa  profondeur,  tremendum  mysterium?  Que  l'on  dise,  A  la 
bonne  heure  :  Jésus-Christ  est  conme  mort  sur  nos  autels. 
C'est  l'expression  de  l'Écriture  et  des  Pères.  Il  est  de  foi 
qu'il  ne  meurt  pas  une  seconde  fois.  C'est  aussi  l'expression 
du  concile  de  Trente,  qui  déclare  que  l'immolation  de  Jésus- 
Christ  dans  le  sacrifice  de  la  messe  s'opère  sans  effusion 
de  sang.  Mais  c'est  un  faux  raisonnement  de  conclure  que 
ce  n'est  qu'une  espèce,  une  apparence,  une  simple  ligure 
d'immolation.  Le  concile  la  considère  comme  une  action 
réelle  et  mystérieuse,  et  définit,  sess.  xxn,  c.  n,  en  termes 
absolus  que  Jésus-Christ  est  immolé  lui-même  tous  les 
jours  par  le  ministère  des  prêtres  d'une  manière  surnatu- 
relle, qui  surpasse  les  bornes  étroites  ds1  notre  intelligence. 
Dissertation,  p.  53-5-1. 

La  conclusion  de  Rivière  est  "que  l'immolation 
mystique  de  l'autel  n'est  pas  une  simple  figure  sacra- 
mentelle, m  lis  une  sorte  de  réalité  mystérieuse  se 
référant  à  l'immolation  sanglante  de  la  croix. 

3.  Un  écho  de  celte  controverse  :  Mgr  du  Pressy.  — 
Faisant  allusion  à  la  controverse  dont  on  vient  de  par- 
ler, -Mgr  du  Pressy,  évêqae  de  Boulogne  (f  1789)  sou- 
tient que  «  la  consécration...  immole  (Jésus  à  l'autel), 
parce  qu'elle  l'y  mst  en  état  de  mort,  puisque  le 
corps  est  séparé  du  sang  par  la  vertu  des  paroles  ». 
Mais  il  ajoute  une  autre  explication,  selon  laquelle 
on  p2ut  dire  qu'il  y  est  immolé,  dans  le  même  sens 
qu'on  dit  qu'il  s'est  immolé  sur  la  terre,  et  qu'il  s'im- 
mole encore  dans  le  ciel. 

Dès  le  moment  de  son  incarnation,  il  a  exercé  son  sacer- 
doce; il  a  continué  de  l'exercer  A  chaque  instant  jusqu'à  sa 
mort;  il  a  continué  depuis  lors  A  chaque  moment,  et  il 
continuera  ainsi  durant  tous  les  siècles  l'exercice  de  ce 
même  sacerdoce...  Dès  son  entrée  dans  ce  monde,  Jésus- 
Christ  s'est  mis  en  la  place  des  victimes;  il  s'est  offert, 
dévoué,  sacrifié  A  Dieu...  (Le)  bon  plaisir  divin  lui  fut 
manifesté  dès  l'instant  de  l'incarnation.  Dès  fors  Dieu 
luFcommanda  de  mourir  pour  les  hommes  et  de  verser  son 
sang  sur  la  croix  pour  leur  rédemption...  Il  lui  déclara  encore 
qu'il  voulait  que,  lorsque  en  conséquence  de  l'institution 
de  l'eucharistie,  son  corps  et  son  sang  seraient  présents  dans 
quelque  endroit  de  la  terre,  il  lui  offrirait  en  cet  endroit 
cette  même  mort,  dont  l'image  serait  retracée  et  le  souve- 
nir rappelé  aux  assistants...  Le  Fils  de  Dieu  se  soumit  dès 
le  moment  de  son  incarnation  au  commandement  de  son 
Père  :  en  conséquence  il  a  offert  sans  interruption,  il  offre 
sans  cesse,  il  offrira  sans  fin  son  obéissance  jusqu'à  la 
mort  de  la  croix.  Quoique  l'oblation  de  cette  obéissance 
puisse  être  regardée  sous  différents  rapports,  soit  A  divers 
temps,  au  passé,  au  présent,  au  futur;  soit  A  divers  lieux, 
au  ciel,  A  la  terre  et  A  ime  multitude  d'autels;  soit  A  divers 
ministres  qu'il  s'associe  pour  la  faire  avec  lui  sous  les 
espèces  du  pain  et  de  vin,  cette  diversité  de  ministres,  de 
lieux,  de  temps,  d'espèces  n'empêche  pas...  l'identité  phy- 
sique, l'unité  numérique  de  cet  acte  d'oblation.  Il  subsiste 
toujours  le  même  en  son  fonds,  que  cette  diversité  ne  touche 
pas,  lui  étant  tout  à  fait  extrinsèque...  Il  n'y  a  qu'un  seul 
pontife,  une  seule  victime,  une  seule  immolation,  une  seule 
oblation,  soit  sur  le  Calvaire,  soit  sur  l'autel...  (Instruction 
pastorale  sur  l'eucharistie,  dans  Œuvres,  édit.  Migne,  t.  i, 
col.  1240-1212.) 

TV.  LES  IDÉES  DE  L'ÉCOLE  0RA.T0MENNE  REPRISES 
AU  XIX'  SIÈCLE.  — La  synthèse  esquissée  à  la  fin  du 
xvnr  siècle  par  Plowden  ne  devait  attirer  l'attention 
que  du  petit  cercle  des  appelants,  dans  lequel  elle 
trouva,  en  la  personne  de  Rivière,  un  âpre  contradic- 
teur. 11  semble  qu'elle  ait  été  ignorée  «les  auteurs  du 
xix"  siècle  qui,  tout  en  se  rapprochant  de  l'idée  géné- 
rale du  sacrifice-oblation,  .n'en  tirent  pas  complète- 
ment ou  expressément  toutes  les  conclusions. 


1»   Avant    1870,   —    1.    François    Palrik    Kenrick, 
archevêque  de  Baltimore  (f  1871),  tout  en  met  tant 
l'accent,  dans  sa  définition  du  sacrifice,  sur  l'oblation, 
reconnaît  dans  le  sacrifice  eucharistique  une  immola- 
tion mystique,  qui  rend  le  corps  et  le  sang  de  Jésus 
présents  sur  l'autel,  et  les  oiïre  à  Dieu,  pour  recon- 
naître sa  divine  majesté.  L'auteur  ne  dit  nulle  part 
que  la  raison  formelle  du  sacrifice  se  trouve  réalisée 
uniquement  dans  l'oblation,  et  que  l'immolation  mys- 
tique de  la  messe  n'est  qu'une  condition  du  sacrifice. 
Fit  myslica  mictatio,  quum  distincta  elementorum  conse- 
cratione  corpus  et  sanguis  ponantur,  veluti  a  se  invicem 
separata,  ut  separationis  retilis  in  cruce,  quando  jusus 
est    sanguis,    imago    quxdam    habealur...    Immolatur 
Christus  incruente,  et  mtjsticc,  vere  tamen,  quia  corpus 
ejus  et  sanguis  prœsentia  plant,  et  Deo  offeruntur,  ad 
divinam   majestatem   rccolcndam...    Theologia   dogma- 
tica,  Malines,  1859,  tract,  xm,  part.  II,  c.  i,  n.  83,  85. 
2.  En  Allemagne,  on  rencontre  chez  Môhler,  Klee, 
Veith  et  surtout  Thalhofer,  certains  traits  caracté- 
ristiques de  la  thèse  du  sacrifice-oblation.  —Môhler 
(t  1838)  présente  le  sacrifice  du  Christ  comme  étendu 
à  sa  vie  entière  et  ayant  son  fondement  dans  l'amour 
avec  lequel  Jésus  veut  d'une  façon  permanente  s'abais- 
ser j  usqu'à  nous.  La  messe  et  le  Calvaire  appartiennent 
à    cette    réalité    une    et   indécomposable.    Symbolik, 
Mayence,  1831,  p.  301  sq.  Voir  les  textes  dans  Lepin, 
op.  cit.,  p.  573.  — Klee  (f  1840)  souligne  le  parallélisme 
du  sacrifice  du  ciel  et  du  sacrifice  de  la  messe  :  «  La 
mort  du  Christ  en  croix  n'est  pas  réitérée  ni  multipliée 
en  elle-même;   mais  sa  représentation  est  bien  réi- 
térée et  renouvelée  constamment  pour  nous  d'une 
manière  sacramentelle;  ainsi  le  Christ  dans  le  ciel  se 
présente  incessamment  à  son  Père  comme  prêtre  et 
victime  pour    nos   péchés.    »   Katholische  Dogmutik, 
Mayence,  1841,  t.   va,  p.  262,  trad.  Lepin,  op.  cit., 
p.  574.  —  Veith  (f  1876)  insiste,  comme  de  Condrcn, 
sur  la  continuation  du  sacrifice  de  Jésus-Christ  après 
le  Calvaire.  L'oblation  unique,  Hebr.,  x,  12,  14,  com- 
prend «  comme  moment  essentiel  l'acceptation  faite 
par  Dieu  de  la  victime,  donc  la  glorification  du  Christ 
en  sa  résurrection  et  son  ascension.  »  Ainsi,  le  sacri- 
fice du  Christ  dure  éternellement  et  dans  le  ciel,  et  sur 
l'autel.  C'est  le  même  sacrifice  qui  a  lieu  de  part  et 
d'autre  :  «  lorsque  le  Christ  céleste  est  rendu  présent 
au  milieu  de  nous  par  la  consécration,  il  est  rendu  pré- 
sent avec  son  oblation  sacrificale.  »  «  Ce  qui  fait  l'unité 
du  sacrifice  du  Christ,  à  la  croix,  au  ciel  et  sur  l'autel, 
c'est  l'acte  d'amour  qui  se  traduit  vis-à-vis  de  nous 
par  des  sentiments  de  condescendance  et  d'abaisse- 
ment volontaire,  et  vis-à-vis  de  Dieu  par  une  obéis- 
sance parfaite.  Cette  obéissance  s'est  traduite  ici-bas 
par  la  mort  sur  la  croix;  au  ciel,  elle  persévère  sous  les 
signes  qui  rappellent  sa  mort  et  son  triomphe  sur  la 
mort;  dans  l'eucharistie,  elle  se  renouvelle,  adaptée 
aux;  conditions  de  sa  chair  glorifiée,  mais  également 
voilée   sous    les   signes   sacramentels.    »   Eucharistia, 
12  Vortrâge,  Vienne,  1847.  Cf.  Lepin,  op.  cit.,  p.  574. 
Plus  peut-être  encore  que  ces  auteurs,  Thalhofer 
(t  1891)  a  mis  en  relief  l'unité  du  sacrifice  de  Jésus- 
Christ,  sur  la  croix,  dans  le  ciel,  sur  l'autel.  «  A  la  con- 
sécration, écrit-il,  le  grand-prêtre  du  ciel  se  rend  pré- 
sent sur  notre  terre  avec  son  sacrifice  céleste,  se  sou- 
mettant  à  nos  conditions  de  succession  dans  le  temps 
et  de  localisation   dans  l'espace,   Au  moment  où 
prononcent    les    paroles    de    la    consécration    d'une 
manière   séparée,   il  se   rend   présent    sur   l'autel    in 
forma  sacriflcii,  et  réalise  ainsi  parmi    iou  is  le 

temp  it  le  même  acte  de  sacrifice  qu'il 

accomplit  autrefois  sur  la  croix  et  qu'il  continue  dans 

I.  »  Thalhofer  admet  d'ailleurs  que  le  sacfi 
céleste  prend  fin  au  jugement  dernier.  Dus  Opfer  des 
Allen  und  Neuen  Bundes,  Ratisbonne,  1870,  p.  2(12. 


1223  MESSE,  LE  SACRIFICE-OBLATION  :  THEORIES  CONTEMPORAINES  122'. 


Cf.  Die  Opferlchre  des  Hebràerbriefes  und  die  kuth. 
Lettre  vom  h.  Messopfer,  Dillingen,  1855.  Sur  la  concep 
tlon  du  sacrifice  céleste  d'après  Thalhofer,  voir 
Jésus-Christ,  t.  vin,  col.  1339.  «  Dans  cette  triple 
phase  de  la  croix,  du  ciel  et  de  l'autel  eucharistique, 
écrit  M.  Lepin  exposant  la  thèse  de  Thalhofer,  qu'est- 
ce  qui  fait  l'unité  essentielle  du  sacrifice?  Comme 
Veith,  Thalhofer  la  place  surtout  dans  la  pérennité 
des  sentiments  qui  animaient  le  Christ  en  sa  première 
oflrande,  et  qui  continuent  de  l'animer  en  son  offrande 
actuelle.  Dans  le  sacrifice  du  Christ,  en  effet,  il  dis- 
tingue l'intérieur  et  l'extérieur.  La  forme  intérieure 
est  constituée  par  la  disposition  intime  d'obéissance 
et  d'absolue  livraison  qui  remplissait  ici-bas  l'âme  de 
Sauveur  à  l'égard  de  son  Père.  La  forme  extérieure  est 
l'acte  par  lequel  a  été  traduite  cette  disposition, 
savoir  la  mort  sur  la  croix  et  l'effusion  du  sang.  Or, 
dit-il,  la  disposition  intérieure  d'obéissance  est  insé- 
parable de  l'âme  du  Christ,  et  il  continue  de  la  traduire 
extérieurement  sur  l'autel  par  une  représentation  sen- 
sible de  sa  mort  sanglante,  c'est-à-dire  la  double 
consécration  séparée  de  son  corps  et  de  son  sang.  » 
Cf.  Lepin,  op.  cit.,  p.  576. 

3.  En  France,  le  jsulpicien  Bonal  (t  1904)  rejette 
expressément  les  opinions  de  Vasquez,  de  Lessius  et 
de  De  Lugo,  pour  adopter  celles  de  Suarez  (?), 
Bossuet,  Thalhofer,  etc.  La  critique  des  trois  premières 
opinions  est  vive  ;  mais  elle  ne  semble  pas  reposer  sur 
un  concept  exact  de  la  doctrine  de  l'immolation  mys- 
tique. Bonal  se  rallie  à  la  thèse  du  sacrifice-oblation  : 
«  Selon  d'autres  (théologiens),  le  Christ,  au  sacrifice 
de  la  messe,  n'est  pas  constitué  à  nouveau  prêtre  et 
victime  par  une  nouvelle  immutation  et  immolation 
de  lui-même;  mais,  demeurant  à  jamais  dans  le  ciel 
prêtre  et  victime  d'une  façon  non  sanglante,  il  est 
comme  tel  rendu  présent  sur  l'autel,  sous  les  espèces 
du  pain  et  du  vin,  par  la  consécration,  c'est-à-dire 
(par)  l'action  d'un  prêtre  ministre.  Par  là-même  le 
sacrifice  du  Christ,  offert  d'une  façon  permanente  dans 
le  ciel,  est  accommodé  aux  conditions  de  l'Église 
militante,  et  lui  devient  propre...  C'est  cette  opinion, 
si  supérieure  à  toutes  les  autres  par  sa  simplicité 
admirable  et  par  sa  sublimité  doctrinale,  que  nous 
avons  toujours  défendue.  »  Inst.  theol.,  t.  ni,  n.  18C.  La 
messe  est  un  sacrifice  véritable,  parce  que  le  Christ, 
offrant  son  sacrifice  dans  le  ciel  d'une  façon  invisible 
pour  nous,  est  rendu  visible  sur  l'autel  sous  les  signes  de 
son  immolation  passée,  signes  marqués  dans  la  consé- 
cration séparée  du  corps  et  du  sang,  et  qui  rappellent 
à  la  fois  le  sacrifice  intérieur  du  Christ,  toujours  exis- 
tant, et  son  sacrifice  extérieur  autrefois  accompli  sur 
la  croix.  Ibid.,  n.  188. 

Mgr  Bouvier  (t  1854)  se  rallie  personnellement  à 
la  thèse  de  Vasquez,  Institutiones  theologicœ,  Paris, 
1868,  t.  m,  p.  167-168.  Néanmoins,  il  accueille  favo- 
rablement l'opinion  du  P.  de  Condren,  qui  «  se 
recommande  par  l'ampleur  et  la  sublimité  de  l'ex- 
posé »,  mais  surtout  «  convient  merveilleusement  à 
résoudre  les  difficultés  qui  entourent  un  si  grand 
mystère.  ».  Ibid.,  p.  169-170.  A  la  thèse  de  Condren,  ou 
plus  exactement  à  la  thèse  du  sacrifice-oblation, 
M.  Lepin  rattache  encore,  dans  une  large  mesure  du 
moins,  Gossclin  (j  1858),  supérieur  du  séminaire 
d'Issy. 

2°  Deux  courants  dans  la  thèse  du  sacrifice-oblation 
à  la  fin  du  XIXe  siècle.  —  L'idée  si  grande,  si  sublime 
et  si  juste  à  la  fois  de  la  pérennité  du  sacrifice  de 
Jésus-Christ,  commencée  avec  l'incarnation  et  se  per- 
pétuant dans  l'éternité,  est  reprise,  avec  une  insis- 
tance toute  particulière,  par  des  écrivains  encore  plus 
récents.  M.  Lepin,  op.  cit.,  p.  623  sq.,  a  cité  autour  de 
cette  idée  fondamentale  un  grand  nombre  d'auteurs. 
«  Mais  ici,  dit-il,  deux  courants  sont  dessinés...  Les  uns 


mettent  plus  directement  à  la  base  du  sacrifice  l'obla- 
tion  que  le  Christ  fait  de  lui-même  rendu  présent  sur 
l'autel.  Les  autres  font  valoir  avant  tout  l'oblation  du 
Christ  par  l'Église. 

Au  premier  courant  se  rattachent  plus  ou  moins 
explicitement  les  systèmes  des  théologiens  allemands  : 
Hermann  Schell,  Katholisclie  Dogmalik,  Paderborn, 
1893,  t.  m  b,  p.  513;  Thomas  Specht,  Die  Wirkungen 
des  eucharislischen  Opfers,  Augsbourg,  1876,  p.  2  sq.; 
J.-Th.  Franz,  Die  eucharistische  Wandlung  und  die 
Epiklcse  der  griechischen  und  orientalien  Liturgien, 
"Wurtzbourg,  1880,  t  n,  p.  61  sq.;  Siinar,  Lchrbuch  der 
Dogmalik,  Fribourg-en-B.,  1899,  t.  h,  §  155;  G.  Pell, 
Jesu  Op/erhandlung  in  der  Eucharistie,  Passau,  1910 
(sur  cet  auteur,  voir  Ch.  Pesch,  Prœlecliones  dogma- 
tica,  t.  vi,  n.  916),  et  plus  ou  moins  complètement  les 
considérations  ascétiques  et  mystiques  d'écrivains 
spirituels  français  :  Mgr  Gay,  Entretiens  sur  les  mys- 
tères du  saint  Rosaire,  Mystères  joyeux,  iv,  La  purifi- 
cation de  la  sainte  Vierge  et  la  présentation  de  X.-S. 
au  temple,  Paris,  1888,  t.  i,  p.  243;  le  P.  Gautrelet, 
S.  J.,  Le  prêtre  à  l'autel.  Méditations  pour  servir  de 
préparation  au  saint-sacrifice  de  la  messe,  Lyon,  1874, 
considérations  préliminaires,  p.  17  et  vie  méditation, 
p.  59;  L.  Bacuez,  S.  S.,  Du  divin  sacrifice  et  du  prêtre 
qui  le  célèbre,  Paris,  1888,  cm,  a.  1,  p.  61  ;  le  cardinal 
Manning,  Le  sacerdoce  éternel,  Lille,  1884,  c.  i;  et, 
nonobstant  la  thèse  de  l'immolation  mystique,  dom 
Columba  Marmion  (f  1922),  Le  Christ,  vie  de  l'âme, 
Paris,  1920,  part.  II,  c.  xvn,  p.  383,  390;£e  Christdans 
ses  mystères,  Maredsous,  1922,  c.  v,  p.  92  sq.,  101-102. 
Pour  tous  ces  auteurs,  on  consultera  Lepin,  op.  cit., 
p.  625  sq.  D'autres  noms  appartenant  à  ce  premier 
courant  retiendront  plus  spécialement  notre  attention  : 
M.  Lepin  lui-même,  le  P.  Grivet,  S.  J.,  Mgr  BatifTol, 
M.  Bivière,  le  P.J.-M.  Bover,  S.  J.,  Mgr  Paquet, 
le  card.  Lépicier,  Mgr  Macdonald. 

Parmi  les  théologiens  qui  font  valoir  surtout  l'obla- 
tion du  Christ  par  l'Église,  on  retiendra  les  noms  du 
P.  Ch.  Pesch,  S.  J.,  et  du  P.  M.  de  la  Taille,  S.  J. 

3°  La  thèse  de  M.  Lepin.  —  Cette  thèse  est  une  pre- 
mière fois  formulée  en  1897,  dans  L'idée  du  sacrifice 
dans  la  religion  chrétienne,  principalement  d'après  le 
P.  de  Condren  et  M.  Olier,  Paris,  et  Lyon.  En  1926, 
l'auteur  reprend  une  seconde  fois  le  même  thème, 
mais  en  étendant  ses  investigations  positives  dans 
toute  l'histoire  de  la  théologie.  La  conclusion  doctri- 
nale du  nouvel  ouvrage  :  L'idée  du  sacrifice  de  la  messe, 
d'après  les  théologiens  depuis  l'origine  jusqu'à  nos 
jours,  demeure  la  même  que  celle  de  la  thèse  de  1897. 
Mais  l'auteur  la  fait  précéder  d'une  riche  moisson  de 
textes,  glanés  chez  près  de  cinq  cents  auteurs. 

1.  Voici  comment  M.  Lepin  lui-même  résume  sa 
thèse  de  1897  :  «  L'auteur  cherche  à  définir  l'essence 
du  sacrifice  en  partant  de  l'analyse  des  sacrifices  de  la 
Loi  ancienne.  Or,  ces  sacrifices  figuratifs  lui  appa- 
raissent d'abord  comme  un  ensemble  complexe,  dont 
les  diverses  parties  se  complètent  les  unes  les  autres. 
Pour  en  donner  «  une  sorte  de  vue  générale  et  de 
représentation  synthétique  »,  l'auteur  fournit  du 
sacrifice  ancien  une  première  définition.  C'est  «  un 
acte  religieux  composé  de  rites  symboliques,  officielle- 
ment institué  pour  exprimer  les  rapports  de  religion 
qui  unissent  l'homme  à  Dieu  :  à  savoir,  pour  repré- 
senter l'offrande  personnelle  du  fidèle  (rite  de  l'obla- 
tion), reconnaître  sensiblement  ses  obligations  vis-à- 
vis  la  justice  divine  (rite  de  l'immolation  et  de  l'obla- 
tion du  sang),  marquer  son  désir  de  plaire  au  Seigneur 
et  de  ne  faire  qu'un  avec  lui  (rite  de  la  consommation), 
exprimer  enfin  la  satisfaction  du  Très-Haut  et  l'union 
que  le  fidèle  acquiert  avec  son  Créateur  (rite  de  la 
communion).  L'idée  du  sacrifice  dans  la  religion  chré- 
tienne... »,  p.  66. 


1225  MESSE,  LE  S  ACRIFICE-OBL  ATION  :  THÉORIES  CONTEMPORAINES  1226 


En  considérant,  non  plus  l'ensemble,  mais  ce  qui 
constitue  la  nature  intime  de  chacun  de  ces  sacri- 
fices, l'auteur  y  trouve  essentiellement     une  offrande, 
la    donation    d'un    présent    agréable    au    Seigneur   ». 
L'acte  même  de  donation,  il  est  vrai,  est  fait  par  une 
sorte  de  destruction,  absolue  ou  moralement  équiva- 
lente, de  la  matière  offerte.  «  .Mais  si  nous  regardons 
bien,    dit-il,    cette    destruction    n'est    pas    seulement 
pour  marquer  l'anéantissement  de  la  créature  devant 
Dieu  son  créateur,   elle  est   aussi,  et  surtout...  pour 
la  représentation  sensible  de  la  donation  du  présent 
au  Seigneur.  Le  présent  est  matériel  :  l'acte  même  de 
donation  doit  être  matériel  et  symbolique.  On  détruit 
la  matière  du  présent,  afin  de  marquer,  en  quelque 
sorte,  sa  donation  à  Dieu,  son  passage  en  Dieu,  comme 
nous  détruisons  un  alimentrpour  en  jouir,  en  le  faisant 
passer  en  nous,  comme  nous  détruisons  les  grains  de 
l'encens  et  les  résolvons  en  fumée  pour  nous  délecter 
de  son  parfum.  Aussi  bien,  l'acte  sacrificateur  paraît 
être  moins  une  destruction  qu'une  transformation.  Il 
fait  périr  la  matière  du  sacrifice  à  son  premier  état, 
mais  pour  la  faire  passer  comme  à  un  état  supérieur. 
Il  anéantit  son  être  naturel,  mais  pour  l'absorber,  en 
quelque  sorte,  en   l'Être  même  de  Dieu.  »  L'auteur 
conclut  :  «  En  un  mot,  le  caractère  essentiel  du  sacri- 
fice mosaïque  ne  semble  pas  être  de  représenter  la 
disposition  de  l'homme  prêt  à  donner  sa  vie  au  Créa- 
teur en  reconnaissance  de  son  souverain  domaine  et  de 
sa  rigoureuse  justice.  Il  semble  plutôt  exprimer  sensi- 
blement la  volonté  qu'a  le  fidèle  d'être  lui-même  une 
offrande  agréable  au  Seigneur,  et  de  s'unir  d'une  union 
intime  avec  lui.  »  Dès  lors,  «  le  sacrifice  mosaïque, 
d'après  son  idée  fondamentale,  commune  à  toutes  les 
espèces  »,  est  défini  :  «  la  donation  officielle  à  Dieu,  par 
un  acte  d'anéantissement  symbolique,  d'une  matière 
propre  à  représenter  l'homme  et  censée  apte  à  charmer 
le  coeur  du  Très-Haut.  »  Op.  cit.,  p.  63-65. 

Interprété  d'après  ces  notions  premières,  le  sacrifice 
du  Verbe  incarné  se  présente  comme  étant  avant  tout 
un  acte  de  donation,  inséparable  de  lui-même.  «  Au 
premier  instant  de  son  incarnation,  en  effet,  et 
depuis  lors  sans  interruption  aucune  jusque  dans 
l'éternité  même,  la  sainte  humanité  de  Jésus-Christ 
est  tout  entière,  dans  son  corps  et  dans  son  âme,  un 
acte  de  religieux  anéantissement  devant  la  Majesté 
divine,  et  de  donation  d'un  prix  infini  à  son  Père.  » 
D'autre  part,  cet  acte  d'anéantissement  et  de  dona- 
tion parfaite  se  poursuit  à  travers  diverses  phases 
correspondantes  aux  parties  trouvées  dans  le  sacrifice 
figuratif  :  «  C'est  la  consécration  de  la  victime  au  pre- 
mier jour  de  l'incarnation;  c'est  son  oblation,  com- 
mencée dans  le  sein  de  sa  mère,  et  rendue  extérieure 
au  temple;  c'est  son  immolation  sur  le  Calvaire;  sa 
consommation  au  jour  de  la  résurrection;  enfin  la 
communion  de  Dieu  et  de  l'homme,  réalisée,  d'une 
part  au  ciel,  pour  l'éternité  entière,  de  l'autre  paral- 
lèlement sur  nos  autels  eucharistiques  jusqu'à  la  fin 
des  temps.  »  Ibid.,  p.  78-79. 

Après  avoir  décrit  le  sacrifice  du  ciel  par  lequel  «  de 
l'âme  du  Christ  s'élève  incessamment  vers  son  Père 
l'hommage  infini  de  son  adoration  réparatrice  », 
l'auteur  passe  au  sacrifice  de  la  messe.  Celui-ci  n'est 
qu>-  le  sacrifice  même  du  ciel,  amené  sur  l'autel  par 
la  production  de  Jésus-Christ  sous  les  espèces  eucha- 
ristiques, mais  reproduit  sous  une  forme  particulière 
qui  en  fuit  un  sacrifice  vraiment  propre  à  l'Église 
militante.»  P.  230.  L'auteur  la  défi  lit  :  «l'offrande 
que  Jésus-Christ  souverain  prêtre,  par  le  ministère 
extérieur  du  prêtre  visible,  y  fait  de  son  humanité 
sainte,  anéantie  sous  les  espèces,  mais  aussi  revêtue 
des  marques  sensibles  de  sa  passion  et  de  sa  mort  : 
oblation  extérieure  et  sensible,  destinée  à  faire  agréer 
de  Dieu  l'hommage  spirituel  de  son  adoration,  de  sa 


réparation,  de  son  action  de  grâces  et  de  sa  prière  poul- 
ies hommes.  »  P.  22 1. 

Après  la  consécration  successive  du  pain  et  du  vin, 
«où  se  trouve  la  reproduction  mystique  de  l'immolation 
du  Calvaire  »,  le  Sauveur  «  ne  cesse  de  s'offrir  sous  les 
deux  espèces  séparées  »  qui  continuent  d'apparaître 
comme  une  marque  réelle  de  sa  mort.  En  conséquence, 
et  tout  en  voyant  dans  la  consécration,  le  moment 
principal  du  sacrifice,  l'auteur  croit  pouvoir  dire  que  le 
sacrifice  «  ne  se  borne  pas  à  cet  acte  momentané,  mais 
s'étend,  comme  un  acte  continué,  jusqu'à  la  commu- 
nion. »  P.  226. 

Enfin,  il  s'efforce  de  mettre  en  lumière  l'union 
étroite  de  l'Église  au  sacrifice  du  Christ,  et  montre 
dans  le  sacrifice  du  corps  mystique,  soit  ici-bas,  soit 
dans  le  ciel,  une  extension  et  un  achèvement  du  sacri- 
fice unique  du  chef.  Lepin,  L'idée  du  sacrifice  de  la 
messe,  p.  627-630. 

2.  Dans  l'ouvrage  paru  en  1926,  M.  Lepin  esquisse 
la  synthèse  de  l'idée  du  sacrifice-oblation  appliquée 
à  la  messe.  On  peut  condenser  cette  synthèse  en  cinq 
points  : 

a)  Il  faut  distinguer,  après  saint  Augustin,  entre 
«  sacrifice  personnel  ou  direct  »  et  «  sacrifice  rituel  ». 
Le  sacrifice  personnel  est  celui  que  l'homme  doit  de 
lui-même  et  de  ses  œuvres  à  son  Créateur.  Ce  sacri- 
fice ne  saurait  être  un  acte  de  destruction,  qui  atten- 
terait à  l'œuvre  de  Dieu,  mais  un  acte  de  vie,  donnant 
au  Très-Haut  la  vraie  gloire  de  son  œuvre.  Ce  sera  un 
acte  à'oblation  ou  de  donation,  qui  le  fera  entrer  en 
communion  intime  avec  son  Dieu.  Mais  ce  sacrifice 
d'oblation  ne  suffit  pas;  il  doit  être  marqué  par  une 
cérémonie  rituelle  extérieure;  nous  aurons  ainsi  le 
sacrifice  rituel,  dont  la  victime  est  prise  hors  de 
l'homme,  mais  représente  néanmoins  l'homme,  et  dont 
l'oblation,  sous  le  symbole  d'un  acte  extérieur,  signifie 
l'acte  intérieur  de  religion  par  lequel  l'homme  s'offre 
lui-même.  Il  sera,  lui  aussi,  essentiellement  un  acte 
significatif  d'oblation  ou  de  donation;  l'expiation  n'y 
entrera  que  comme  élément  partiel  ou  secondaire. 

b)  En  dehors  de  l'eucharistie,  il  ne  saurait  être 
question  pour  le  Christ  de  sacrifice  rituel.  Sou  sacrifice 
s'est  particulièrement  réalisé  sur  la  croix;  il  s'est 
offert  lui-même  personnellement  et  directement.  Immo- 
lation, ce  sacrifice?  Pas  précisément.  L'immolation 
de  Jésus  fut  l'œuvre  des  soldats  et  des  Juifs,  œuvre 
d'impiété  et  d'irréligion.  Le  sacrifice  de  Jésus  sur  la 
croix,  c'est  bien  plutôt  l'offrande  spontanée  qu'il  a 
faite  de  sa  vie  par  obéissance  au  Père.  L'idée  de 
donation,  d'oblation  entre  donc  essentiellement  dans  la 
note  caractéristique  du  sacrifice  de  la  croix.  Ce  n'est 
pas  seulement  au  moment  de  la  passion  et  de  la  mort 
que  Jésus  s'est  offert  :  son  oblation  a  commencé,  pour 
lui,  avec  la  vie.  Sa  vie  tout  entière  a  été  un  sacrifice 
perpétuel,  parce  que  toujours  Jésus  a  offert  son  immo- 
lation future  :  «  A  la  cène  et  à  la  messe,  l'oblation 
s'accompagne  d'un  rite,  parce  que  le  Christ  est  rendu 
présent  sous  le  voile  d'un  sacrement  et  qu'il  s'agit 
d'un  sacrifice  sensible  destiné  à  l'Église.  Mais  il  n'y  a 
aucune  raison  de  chercher  cet  élément  rituel  dans  le 
sacrifice  direct  du  Sauveur.  Il  peut  donc  y  avoir  une 
oblation  de  son  immolation  sanglante,  séparée  de 
cette  immolation  elle-même  et  antérieure  à  elle,  qui, 
sans  revêtir  la  forme  d'un  rite  extérieur,  soit  néanmoins 
réellement  et  proprement  sacrificielle.  »  P.  742. 

c)  «  Le  motif  pour  lequel  le  sacrifice  du  Christ 
doit  être  étendu  a  l'ensemble  de  sa  vie  terrestre,  c'est 
donc  que,  dès  le  premier  instant,  il  n'a  cessé  de 
s'offrir,  victime  vouée  à  l'immolation  sanglante...  Or, 
la  même  raison  semble-t-il,  oblige  a  l'étendre  à  la  partie 
de  sa  oie  qui  suit  lu  tombeau,  c'est-à-dire  à  sa  vie  glo- 
rieuse et  éternelle  au  ciel.  Évidemment,  il  ne  peut  être 
question  d'un  sacrifice  identique  de  tout  point  à  celui 


1227  MESSE,  LE  SACRIFICE-OUL  ATION  :  THÉORIES  CONTEMPORAINES  1228 


qu'il  a  réalisé  ici-bas.  Le  Christ  ressuscité  n'est  plus 
dans  la  condition  de  serviteur;  il  ne  peut  plus  souffrir; 
il  ne  peut  plus  mériter.  Mais  il  peut  offrir  ses  souf- 
frances passées  et  ses  mérites  acquis,  qui  demeurent  à 
jamais  efficaces.  »  P.  745.  M.  Lepin  justifie  son  asser- 
tion par  le  fondement  scripturairc  et  théologique  du 
sacerdoce  éternel  du  Christ.  Voir  Jésus-Christ,  t.  vin, 
col.  1338  sq.  L'oblation  du  Christ  céleste  n'est,  à  pro- 
prement parler,  ni  rituelle,  ni  pragmatique.  Néan- 
moins la  permanence  en  sa  chair  sacrée  des  cicatrices 
de  la  passion  donne  à  son  oblation  un  certain  carac- 
tère sensible  qui  permet  de  parler  d'un  sacrifice  du 
Christ  au  ciel. 

d)  Parallèlement  au  sacrifice  du  ciel,  l'oblation 
eucharistique  constitue  le  sacrifice  de  la  terre. -Par 
l'eucharistie,  «  le  Sauveur  se  rend  présent,  tel  qu'il  est 
au  ciel,  donc,  comme  prêtre  et  victime,  et  dans  l'acte 
perpétuel  de  son  oblation.  C'est  le  sacrifice  du  ciel, 
rendu  présent  sur  notre  autel  :  non  pas  d'une  façon 
pure  et  simple,  mais  dans  des  conditions  toutes  spé- 
ciales. Le  Christ  s'offre  présent,  en  ce  moment  du 
temps  bien  déterminé,  en  ce  point  de  l'espace  nette- 
ment circonscrit,  pour  cette  portion  de  l'Église  que 
constitue  la  génération  qui  vit  actuellement,  et  plus 
particulièrement  l'assistance  qui  est  là.  Ainsi,  le  sacri- 
fice du  ciel  est  adapté  à  nos  conditions  terrestres... 
Mais  justement,  parce  qu'il  s'agit  d'un  sacrifice  adapté 
à  nos  besoins  et  fait  nôtre,  il  est  indispensable  qu'il 
soit  relié  d'une  manière  propre  au  sacrifice  central  de 
la  croix.  C'est  pourquoi  le  Christ  ne  se  contente  pas  de 
se  rendre  présent  et  de  s'offrir;  à  quoi  aurait  pu  suffire 
la  consécration  sous  une  seule  espèce.  Il  se  rend  pré- 
sent et  s'offre,  sous  deux  espèces  distinctes,  où  appa- 
raît un  signe  de  son  immolation  rédemptrice...  L'im- 
molation rédemptrice  est  signifiée  tout  d'abord  par 
la  double  consécration,  considérée  comme  acte,  non 
de  transsubstantiation,  mais  d'immolation  mystique. 
La  consécration  du  sang,  venant  après  celle  du  corps, 
semble  tirer  l'un  de  l'autre,  et  renouveler  ainsi  sensi- 
blement l'immolation  sanglante.  Il  serait  vain  de  pré- 
tendre avec  Cajétan  et  d'autres,  que  cet  acte  de  mys- 
tique immolation  constitue  proprement  l'acte  sacri- 
ficiel. Le  sacrifice  de  la  messe  ne  consiste  pas  plus  dans 
l'acte  d'immolation  figurative  que  le  sacrifice  de  la 
croix  dans  l'acte  d'immolation  réelle.  La  raison  for- 
melle du  sacrifice  étant  dans  l'oblation,  la  véritable 
essence  du  sacrifice  de  la  messe  est  dans  l'offrande  que 
le  Christ  fait  de  lui-même  à  ce  moment  de  la  double 
consécration,  sous  la  pression  des  mêmes  sentiments, 
des  mêmes  désirs,  du  même  amour,  qu'au  cours  de  sa 
vie  mortelle  et  particulièrement  lors  de  sa  mort  effec- 
tive. La  représentation  figurative  de  l'immolation 
sanglante  n'est  qu'une  condition  de  la  forme  présente 
de  son  sacrifice...  »  P.  750-751. 

é)  L'oblation  du  Christ  dans  l'eucharistie  est 
intimement  liée  à  une  intervention  active  de  l'Église. 
Le  Christ  n'est  rendu  présent  sur  l'autel  que  par  le 
prêtre.  L'immolation  mystique  du  corps  et  du  sang 
est  faite  par  le  prêtre.  Mais  il  ne  suffit  pas  au  Christ 
que  l'Église,  en  le  consacrant  et  l'immolant  mystique- 
ment, fournisse  à  son  oblation  personnelle  les  condi- 
tions dans  lesquelles  elle  s'accomplit.  Il  veut  encore 
être  offert  par  elle;  il  veut  que  l'Église  s'offre  elle- 
même  avec  lui...  Et  ainsi,  le  sacrifice  de  la  messe  peut 
se  définir  :  «  l'oblation  que  le  Christ  fait  de  lui-même 
et  que  l'Église  fait  du  Christ  sous  les  signes  représen- 
tatifs de  son  immolation  passée.  »  P.  754.  Ainsi  le 
sacrifice  de  l'Église  complète  le  sacrifice  du  Christ. 

3.  Si  l'on  veut  marquer  en  peu  de  mots  l'unité 
réelle  qui,  sous  les  différences  modales,  relie  le  sacri- 
fice de  la  croix,  celui  du  Calvaire,  et  le  sacrifice  céleste, 
il  faut  en  venir  au  concept  d'oblation  :  «  Le  sacrifice 
consiste  essentiellement  dans  l'oblation  que  le  Christ 


fait  directement  de  lui-même.  Mais  cette  oblation 
personnelle  du  Christ  revêt  divers  modes,  suivant  les 
circonstances  et  les  conditions  dans  lesquelles  elle 
s'opère.  A  la  croix,  le  Christ  s'offre  réellement  immolé; 
à  la  cène,  sous  les  signes  représentatifs  de  l'immola- 
tion future;  à  la  messe,  sous  les  signes  représentatifs 
de  l'immolation  passée;  au  ciel,  avec  un  certain  rappel 
de  cette  même  immolation  en  sa  chair  et  en  son  sang. 
Ainsi  l'unité  d'oblation  constitue  ce  fond  commun 
qu'il  faut  certainement  admettre  dans  ce  qu'on 
appelle  :  sacrifice  de  la  cène,  sacrifice  de  la  croix, 
sacrifice  de  la  messe,  et  qui  paraît  s'étendre  à  l'en- 
semble de  la  vie  terrestre  du  Christ  et  à  sa  vie  au  ciel. 
Sous  cette  unité  foncière  d'oblation  se  laissent  recon- 
naître aisément  les  divers  «  modes  d'oblation  »  dont 
parle  le  concile  de  Trente,  et  qui  permettent  de  dis- 
tinguer réellement,  avec  l'ensemble  des  théologiens  : 
un  sacrifice  de  rédemption  et  de  mérite  :  l'oblation 
sanglante  de  la  croix;  un  sacrifice  de  prélude  à  la 
rédemption,  et  d'inauguration  par  rapport  à  l'eucha- 
ristie :  l'oblation  non  sanglante  de  la  cène;  un  sacri- 
fice d'application  du  mérite  rédempteur  :  l'oblation 
non  sanglante  de  la  messe;  et  l'on  peut  ajouter  un 
sacrifice  de  pure  glorification  :  l'oblation  éternelle  du 
Christ  dans  le  Ciel.  »  (Communiqué  personnel  de 
l'auteur.) 

4°  La  thèse  du  P.  Grivet,  S.  J.  ■ —  Dans  sa  brochure, 
La  messe  de  la  terre  et  la  messe  du  ciel,  Paris,  1917,  le 
P.  Grivet  reprend,  avec  moins  de  coordination,  la 
thèse  du  sacrifice-oblation.  Rejetant  le  concept  du 
sacrifice-destruction,  l'auteur  critique  les  opinions 
théologiques  qui  s'appuient  sur  le  fondement  commun 
d'un  changement  introduit  dans  l'hostie  elle-même  : 
Suarez  et  Scheeben,  Lugo  et  Franzelin,  Vasquez  et 
Perrone,  Lessius  et  Bossuet.  A  ce  sujet,  Grivet  fait 
une  observation  assez  juste,  qui  a  échappé  à  beaucoup 
de  théologiens  :  ces  opinions  qui  impliquent  la  thèse 
de  la  reproduction  ou  de  l'adduction  du  corps  du 
Christ  dans  l'eucharistie,  ne  correspondent  pas  à 
l'explication  théologique  donnée  par  saint  Thomas  de 
la  transsubstantiation.  Aussi,  saint  Thomas  semble- 
t-il  .avoir  placé  l'essence  du  sacrifice,  non  dans  une 
mutation  ou  dans  une  destruction,  mais  dans  l'obla- 
tion. Sum.  theol.,  IIIa,  q.  lxxxv,  a.  1-3;  cf.  Ia-llœ, 
q.  en,  a.  3.  Sur  cette  idée  fondamentale,  le  P.  Grivet 
greffe  son  concept  du  sacrifice  :  «  Est  sacrifice  tout  acte 
du  culte  de  Dieu,  acte  de  la  religion  ou  inspiré  par  elle» 
(p.  25);  «  Une  offrande  faite  à  Dieu  pour  reconnaître 
ses  droits  de  Maître  souverain  »  (p.  20);  ou  encore  : 
«  Une  oblation  dans  un  geste  religieux.  »  P.  21. 

Quoi  qu'il  en  soit  du  concept  du  sacrifice,  l'auteur 
en  fait  les  applications  suivantes.  A  la  «  messe  du  Cal- 
vaire »,  le  sacrifice  existe  parce  que  le  Christ  s'y  est 
donné  avec  une  obéissance  et  un  amour  que  n'a  pu 
ébranler  la  perspective  de  la  mort.  Dans  l'eucharistie, 
le  sacrifice  existe  «  puisqu'elle  symbolise  et  tend  à 
réaliser  l'union  dans  la  soumission  parfaite  de  l'homme 
à  Dieu  »,  p.  25;  «  parce  qu'elle  représente  la  passion 
par  laquelle  le  Christ  s'est  offert  en  hostie, .et  c'est  là 
l'essence  du  sacrifice  de  l'autel  »;  «  parce  que  dans  les 
mains  du  prêtre,  comme  gage  de  sa  soumission  et  de 
la  soumission  du  genre  humain  dont  il  est  la  tète, 
Jésus  offre  à  son  Père  son  humanité  qui  a  été  immolée 
sur  la  croix  ».  P.  27.  Ainsi  donc,  à  la  messe,  Jésus  offre 
un  mémorial  de  son  immolation  passée;  mais  actuelle- 
ment, il  n'y  a  pas  d'immolation  à  la  messe;  il  n'y  a 
qu'oblation.  Toutefois,  la  messe  n'est  pas  une  commé- 
moration pure  et  simple  du  Calvaire,  «  car  le  souvenir 
du  Calvaire  évoqué  à  l'autel  en  applique  la  vertu  salu- 
taire ».  P.  27.  C'est  le  rôle  des  espèces  sacramentelles 
de  rappeler  à  la  messe  la  séparation  du  corps  et  du 
sang  au  Calvaire;  ou,  plus  exactement,  «  les  espèces 
séparées  du  corps  et   du  sang  rendent  sensible  à  la 


1229  MESSE.  LE  S  ACRIEICE-OBL  ATION  :  THEORIES  CONTEMPORAINES  1230 


terre  l'offrande  de  la  même  immolation  du  Calvaire.  » 
Revue  du  Clergé  français,  t.  xav,  p.  466.  Si  l'on  dit 
que  le  Christ  est  immolé  sur  l'autel  (et  saint  Thomas 
n'éprouve  aucun  embarras  à  ce  sujet  »,  c'est  (nie  la 
messe,  image  de  la  croix,  prend  le  nom  de  la  chose 
représentée  par  l'image;  c'est  que,  par  la  messe,  nous 
participons  aux  fruits  de  l'immolation  sanglante  du 
Christ;  et  l'on  fait  prendre  à  l'effet  le  nom  de  la  cause. 
La  messe  de  la  terre...,  p.  30.  Si  le  concile  de  Trente  dit 
que  le  Christ  est  immolé  au  sacrifice  de  la  messe, 
entendons  que  «  les  mots  immolare.  immolari  devien- 
nent synonymes  d'offrir  ou  d'être  offerts  en  sacrifice  ». 
P.  32.  Par  cette  thèse  de  l'oblation  se  comprend 
l'unité  du  sacrifice  de  Jésus-Christ  :  «  La  messe  et  le 
sacrifice  du  Calvaire  sont  le  même  sacrifice...  Au  Cal- 
vaire, Notre-Seigneur  offre  à  Dieu  le  Père  son  humanité 
qui  souffre.  A  l'autel,  Notre-Seigneur  offre  à  Dieu  le 
Père  son  humanité  qui  a  souffert.  Même  offrant,  même 
offrande,  que  veut-on  de  plus  pour  que  ce  soit  le  même 
sacrifice?  Omnis  vis  sacrificii  in  eo  est  ut  ofjeratur.  Au 
Calvaire,  Notre-Seigneur  offre  son  obéissance  allant 
jusqu'à  la  mort  de  la  croix.  A  l'autel,  Notre-Seigneur 
olîre  cette  même  obéissance  allant  jusqu'à  la  même  mort 
sur  la  même  croix.  Mais,  au  Calvaire,  la  mort  était 
luture  d'un  futur  immédiat,  réalité  acceptée;  à  l'autel, 
cette  mort  est  passée,  elle  est  souvenir  rappelé...  La 
question  sera  simplifiée  le  jour  où  l'on  reconnaîtra  que 
l'acte  des  bourreaux,  l'acte  qui  met  la  victime  dans 
l'état  de  mort,  l'acte  destructeur,  ne  fait  pas  partie  du 
sacrifice,  puisqu'il  n'est  pas  l'acte  du  prêtre  sur 
l'autel  de  la  croix.  Cet  acte  écarté,  il  ne  reste  plus, 
pour  constituer  le  sacrifice,  que  l'offrande.  »  Op.  cit., 
p.  33-34. 

Jusqu'ici  nous  retrouvons  chez  le  P.  Grivet  l'idée 
fondamentale  mise  en  relief  par  M.  Lepin.  Mais  cet 
auteur  ajoute  une  note  caractéristique  qui  lui  est 
personnelle  :  La  messe,  sacrifice  du  Calvaire,  commence  à 
l'autel  après  l'élévation.  La  transsubstantiation  est 
la  dernière  préparation  au  sacrifice,  et,  «  comme  telle, 
en  dehors  de  ce  qui  constitue  l'essence  du  sacrifice  ». 
Si  la  messe,  en  effet,  n'est  que  la  représentation  de 
l'action  sacrificale  du  Christ  sur  la  croix,  «  la  trans- 
substantiation est  un  sacrum  faclum,  oui  sans  doute, 
mais  non  une  action  du  Calvaire;»  elle  n'a  donc  pas, 
par  elle-même,  de  quoi  représenter  l'action  sacrificale 
du  Christ  sur  la  croix.  «  Par  la  consécration,  le  sacre- 
ment de  l'eucharistie  est  constitué.  Une  fois  constitué 
il  est  offert.  Cette  offrande,  c'est  la  messe...  La  trans- 
substantiation n'est  donc  que  la  dernière  préparation 
de  ce  qui  sera  essentiellement  la  messe.  »  P.  37-39. 
La  messe  commence  à  la  prière  :  Unde  et  memores  : 
«  Au  souvenir  de  la  passion,  nous  rappelant  la  mort 
■ —  comme  un  fait  appartenant  au  passé  —  et  aussi  la 
résurrection  et  la  glorieuse  ascension  dans  le  ciel,  nous 
offrons  l'hostie,  le  pain  très  saint  de  la  vie  éternelle 
et  le  calice  de  perpétuel  salut.  Voilà  la  messe.  Voilà 
le  commencement  de  la  messe...  Le  rappel  de  la  résur- 
rection et  de  l'ascension  dans  le  ciel...  facilite  l'éléva- 
tion de  la  pensée  vers  celui  qui,  toujours  vivant,  s'est 
offert  et  s  offre  lui-même  pour  nous,  dans  une  inter- 
cession qui  ne  cesse  pas.  L'offrande,  l'hostie,  c'est 
l'humanité  de  Notre-Seigneur  dans  son  union  a  ses 
fidèles,  les  membres  de  son  corps  mystique.  P.  39-40. 
La  messe  se  continue  par  le  Pater,  et  trouve  son  achè- 
vement et  sa  perfection  dans  la  communion.  P.  42. 
L'essence  de  la  messe,  c'est  donc  «  l'ascension  de 
l'âme  vers  Dieu,  en  s'appuyant  sur  l'hostie:  c'est  la 
pleine  soumission  de  notre  cœur  au  Maître  souverain 
par  l'incorporation  à  l'hostie.  »  Id. 

Ces  principes  nous  conduisent  naturellement  à  con- 
sidérer le  sacrifice  céleste  et  ses  rapports  avec  le  sacri- 
fice de  l'autel.  Que  Jésus  offre  au  ciel  un  sacrifice,  c'est 
la  doctrine  de  l'Épître  aux  Hébreux,  développée  par 


les  Pères  de  l'Église.  Quel  rapport  unit  donc  la  messe 
du  ciel  et  celle  de  l'eucharistie?  Ces  deux  messes  sont 
one  messe.  Pour  toute  l'Église,  triomphante  et  mili- 
tante, il  n'y  a  qu'une  messe  à  laquelle  on  assiste  et 
de  la  terre  et  du  ciel.  Il  ne  faut  pas  dire  :  messe  du  ciel 
et  messe  de  la  terré;  mais  plutôl  :  messe  unique  qui  se 
prolonge  éternellement  au  ciel  et  a  laquelle  participent 
différemment  les  voyageurs  ici-bas  et  les  arrivés  en 
paradis...  «  Seule,  à  la  fin  du  monde,  subsistera  sans 
fin  la  messe  du  ciel,  qui  «  sera  la  communion  du  l'ère, 
recevant  dans  son  sein  et  son  Fils  bien-aimé  et  avec 
lui  le  genre  humain,  le  corps  mystique  du  Christ, 
racheté,  purifié,  sanctifié  par  le  sang  du  Calvaire  et 
gardé  par  le  prêtre-hostie  dans  la  vie  éternelle.  » 
P.  5f-52. 

Après  avoir  analysé  l'opuscule  du  P.  Grivet, 
M.  Lepin,  op.  cit.,  p.  635,  ajoute  cette  remarque  : 
«  La  doctrine  qui  y  est  exprimée,  dit-il,  est  incomplète. 
Le  sacrifice  du  ciel  est  lié  à  la  présence  du  Christ,  et 
le  Christ  demeure  présent  dans  le  tabernacle  :  il  s'en 
suivrait  qu'il  n'y  a  pas  de  distinction  entre  la  présence 
eucharistique  et  le  sacrifice  de  la  messe.  Pour  avoir 
une  explication  plus  satisfaisante,  il  est  nécessaire  de 
faire  entrer  en  compte,  en  les  coordonnant  entre  eux, 
les  passages  épars  où  l'auteur  a  soin  de  joindre  à  l'idée 
de  présence  celle  de  représentation  sensible  de  la  pas- 
sion, et  d'oblation  propre  faite  par  le  Christ.  »  Sur  la 
doctrine  du  P.  Grivet,  d'abord  exposée  dans  un  article 
de  la  Revue  pratique  d'apoloqétique,  1916,  t.  xxn, 
p.  733-748,  voir  quelques  explications  de  l'auteur, 
insérées  dans  la  brochure,  même  revue,  1916,  t.  xxm, 
p.  310-312. 

5°  Mgr  Batiffol,  dans  ses  Leçons  sur  la  messe,  Paris, 
4e  édit.,  1919,  coordonne  les  mêmes  idées  en  une 
synthèse  impressionnante. 

Après  avoir  rappelé  que  la  dernière  cène  constitue 
le  sacrifice  même  que  le  Christ  voulait  laisser  à  son 
Église,  sacrifice  qui  représenterait  le  sacrifice  sanglant 
qu'il  allait  offrir  sur  la  croix,  Mgr  Batiffol  continue 
ainsi  :  «  L'oblation  de  la  cène  et  l'oblation  de  la  messe 
ont  ceci  de  commun  qu'elles  sont  l'oblation  d'une  vic- 
time immolée  en  un  autre  point  de  l'espace  et  du 
temps  :  à  la  cène,  l'oblation  est  faite  de  la  victime  qui 
sera  immolée  sur  la  croix;  à  la  messe,  l'oblation  est 
faite  de  la  victime  qui  a  été  immolée  sur  la  croix. 
De  plus,  à  la  cène,  le  Christ  fait  lui-même  l'oblation 
de  son  corps  et  de  son  sang,  tandis  que,  à  la  messe,  le 
prêtre  offre  vice  Christi  le  corps  et  le  sang  immolés  du 
Christ.  » 

«  Il  n'est  pas  indifférent,  ajoute  l'auteur,  que  le  pain 
et  le  vin,  symboles  sensibles  du  corps  et  du  sang  (réel- 
lement, mais  invisiblemcnt  présents),  symbolisent  la 
passion  du  Christ  dans  laquelle  le  sang  fui  séparé  du 
corps,  et  constituent  ainsi  ce  que  saint  Thomas 
apppellera  une  imago  quœdam  reprsesentativa  passionis 
Christi  (III»,  q.  Lxxxin,  a.  1).  Si,  en  effet,  le  Sauveur 
a  choisi  ces  symboles,  c'est  que  le  signe  s'accordait 
à  la  chose  signifiée.  Mais  ce  qui  importe  ici,  c'est  l'in- 
tention que  le  Sauveur  a  eue  d'offrir  et  de  faire  offrir, 
tout  en  représentant.  Car  par  là,  la  messe  n'est  pas 
plus  une  commémoraison  verbale  ou  figurée  que  la  cène 
n'était  une  annonce  verbale  ou  figurée  :  le  Sauveur 
a  fait  à  la  cène  une  oblation  réelle  et  véritable  de  son 
corps  et  de  son  sang,  et  il  fait  à  la  messe  une  oblation 
aussi  réelle  cl  véritable,  encore  que  par  les  lèvres  et 
les  mains  du  prêtre,  parce  que  dans  la  messe  se  per- 
pétue sur  son  ordre  sa  volonté  de  s'ollrir.  n  Op.  cit., 
vi  :  Les  traits  essentiels  du  saint  sacrifice,  p.  l"'.i  180. 

Cette  doctrine,  continue  l'auteur,  a  l'avantage  d'être 
la  doctrine  même  de  la  liturgie...  «  Le  concile  de  Trente, 
fidèle  a  sa  méthode  de  laisser  aux  théologiens  le  soin 
de  tirer  au  clair  les  questions  d'écoles,  n'a  voulu 
définir  que  ce  qui  est  de  foi  sur  l'article  du  sacrifice 


1231  MESSE,  LE  S ACRIFICE-OBL ATION  :THÉORIES  CONTEMPORAINES  1232 


de  la  messe,  et  c'est  à  savoir  :  1°  qu'il  n'est  pas  sim- 
plement une  prière  (en  d'autres  termes  un  sacrificium 
laudis  ou  une  gratiarum  actio);  ni  2°  une  pure  commé- 
moraison  du  sacrifice  consommé  sur  la  croix,  mais 
3°  vraiment  et  proprement  un  sacrifice  offert  à  Dieu. 
Ces  trois  principes  posés,  les  théologiens  ont  eu  libre 
carrière  pour  déterminer  de  leur  mieux,  et  en  n'enga- 
geant qu'eux  seuls,  l'essence  de  ce  verum  et  proprium 
sacrificium  qu'est  le  sacrifice  de  la  messe;  on  sait  que 
leurs  opinions  sont  nombreuses  à  souhait.  Elles  vont  à 
donner  une  définition  du  sacrifice  en  général  et  à  la 
vérifier  dans  le  sacrifice  de  la  croix  d'une  part,  dans  le 
sacrifice  de  la  messe  d'autre  part,  mais  elles  négligent 
de  la  vérifier  dans  le  sacrifice  qu'est  aussi  et  d'abord 
la  cène.  Il  n'est  pas  possible  cependant  que  ces  dis- 
cussions n'aient  pas  serré  de  près  la  solution  que'  la 
liturgie  suggère.  » 

«  Le  sacrifice  de  la  messe  est  appelé  par  les  théolo- 
giens un  sacrifice  relatif,  en  tant  qu'il  se  réfère  au 
sacrifice  de  la  croix;  mais  il  n'est  pas  le  seul,  puisque 
la  cène  célébrée  par  le  Sauveur  est  déjà  un  sacrifice 
relatif,  en  ce  sens  que  la  cène  anticipa  le  sacrifice  de  la 
croix  comme  la  messe  le  commémore,  unum  sacri- 
ficium cujus  nunc  memoriam  celebramus  (S.  Augustin, 
Contra  Faust,  minich.,  1.  VI,  c.  v).  Ne  disons  pas  que  la 
présence  réelle  du  corps  et  du  sang  sur  l'autel  suffit 
à  représenter,  commémorer,  reproduire  le  sacrifice 
de  la  croix,  comme  si  la  présence  réelle  était  une 
oblation.  La  théorie  classique  (et  l'auteur  cite  en 
note,  comme  représentant  de  cette  théorie,  Gh.  Pesch, 
voir  plus  loin,  col.  1235),  qui  voit  dans  la  consécration 
une  sorte  d'immolation,  du  fait  de  la  distinction  des 
espèces  sensibles  sous  lesquelles  le  Christ  est  présent, 
et  présenté  tanquam  occisus,  a  le  tort  de  ne  pas  impli- 
quer assez  nettement  dans  la  consécration  une  obla- 
tion formelle,  l'offrande  que,  par  le  ministère  du 
prêtre,  le  Christ  fait  à  Dieu  de  son  corps  immolé  et  de 
son  sang  versé.  La  consécration  fait  le  sacrement,  mais 
le  sacrement  n'est  pas  par  lui-même  le  sacrifice  :  or 
toute  l'essence  du  sacrifice  est  dans  l'offrande.  La 
liturgie  met  l'accent  sur  cet  acte  sacerdotal,  quand  elle 
enferme  dans  le  mot  offerre  l'essence  du  sacrifice  de 
la  messe  :  offrir  à  Dieu  le  corps  et  le  sang  du  Sauveur 
crucifié,  le  corps  et  le  sang  présents  dans  le  sacrement 
de  l'autel,  l'offrir  comme  le  Christ  à  la  dernière  cène 
a  offert  et  institué  que  nous  offririons,  l'offrir  sur  son 
ordre  et  avec  l'assurance  que,  quand  nous  prononçons 
les  paroles  sacramentelles,  le  Christ  par  nos  lèvres 
s'offre  à  nouveau  à  son  Père.  »  Op.  cit.,  p.  187-189. 

6°  De  la  manière  dont  il  expose  le  dogme  du  sacri- 
fice de  la  croix  dans  son  ouvrage  Le  dogme  de  la 
rédemption,  Étude  théologique,  Paris,  1914,  il  était 
facile  de  déduire  que  M.  J.  Rivière  adopterait,  sur  la 
question  du  sacrifice  de  la  messe,  la  thèse  de  l'oblation. 
Cet  auteur  nous  a  donné  d'ailleurs  sur  ce  sujet,  à 
l'occasion  d'une  recension  du  livre  de  M.  Lamiroy,  un 
excellent  article  :  Un  nouveau  système  sur  l'essence 
du  sacrifice  de  la  messe,  dans  la  Revue  des  sciences 
religieuses,  janvier-mars  1921,  p.  69  sq.,  article  où  il 
trace  de  la  thèse  du  sacrifice-oblation  une  esquisse  aussi 
forte  que  cohérente.  Il  se  rallie  nettement  à  «  la  doc- 
trine de  ces  grands  théologiens  mystiques  français, 
vers  laquelle  un  nombre  toujours  croissant  de  théolo- 
giens modernes  revient  avec  une  visible  sympathie.  » 
Il  en  rappelle  les  traits  essentiels  et  en  tente  la  syn- 
thèse qu'il  estime  leur  manquer  encore.  Cette  synthèse 
a  comme  point  de  départ  l'idée  même  du  sacrifice  de  la 
croix  :  «  La  valeur  du  sacrifice  eucharistique  est  de 
même  ordre  et  de  même  sens  que  celle  du  sacrifice  de 
la  croix.  Or,  n'est-ce  pas  l'évidence  même  que,  dans 
l'oblation  du  Calvaire,  l'effusion  du  sang  et  la  mort 
qui  en  fut  la  suite  n'étaient  qu'un  élément  accessoire 
et»  pour  parler  avec  l'École,  le  matériel  du  sacrifice, 


tandis  que  l'abnégation  dévouée  de  la  sainte  victime 
en  constituait  l'élément  principal  et  formel?  D'où  une 
logique  élémentaire  conduit  à  dire  que  l'essentiel  du 
sacrifice  eucharistique  doit  consister  dans  le  fait  que 
le  Christ,  rendu  présent  par  la  consécration  sur  nos 
autels,  y  affirme  et  renouvelle  devant  Dieu  les  mêmes 
dispositions  d'amoureuse  obéissance.  Quant  à  la  sépa- 
ration sacramentelle  des  espèces,  elle  ne  saurait  être 
autre  chose  qu'un  rappel  symbolique  de  la  séparation 
réelle  de  son  corps  et  de  son  sang.  Ainsi,  sous  les  dehors 
visibles  du  sacrement,  se  reproduit  dans  une  invisible 
réalité  l'oblation  définitive  du  Fils  de  Dieu  sur  la  croix, 
aussi  infiniment  glorieuse  pour  Dieu  qu'indéfiniment 
bienfaisante  pour  nous.  »  Loc.  cit.,  p.  88-89.  De  ces 
affirmations,  nous  retiendrons  principalement  deux 
points  :  celui  qui  a  trait  à  la  distinction  d'un  élément 
matériel  et  d'un  élément  formel  dans  le  sacrifice;  et 
celui  qui  concerne  le  renouvellement  par  le  Christ  des 
dispositions  d'amoureuse  obéissance  qu'il  eut  jadis 
au  moment  de  mourir  sur  la  croix.  L'auteur  signale 
ensuite,  fort  à  propos,  l'union  de  l'Église  au  Christ 
dans  l'oblation  du  sacrifice,  d'où  «  l'on  pourrait 
conclure,  ajoute-t-il,  qu'en  dernière  analyse,  l'essence 
du  sacrifice  eucharistique  est  l'acte  par  lequel  l'Église 
s'approprie  pour  les  offrir  à  Dieu,  sous  les  signes  sacra- 
mentels qu'elle  tient  de  son  divin  fondateur,  les  dispo- 
sitions permanentes  en  vertu  desquelles  le  Christ  ne 
cesse  de  prolonger  devant  son  Père  le  sacrifice  unique 
de  la  croix  ».  P.  91.  Cf.  Dictionnaire  pratique  des 
connaissances  religieuses,  art.  Messe,  t.  iv,  col.  917- 
918.  —  M.  Rivière  estime  ces  données  assez  certaines 
pour  ne  point  demeurer  le  patrimoine  d'une  école; 
il  lui  semble  qu'elles  expriment  «  plutôt  des  données 
essentielles  qui  s'imposent  à  tous  les  systèmes  et  le 
critère  qui  en  mesure  la  valeur.  » 

7°  La  distinction  des  éléments  formel  et  matériel  du 
sacrifice  se  retrouve  à  la  base  du  commentaire  donné 
par  le  P.  Bover,  S.  J.,  sur  Hebr.,  vu,  23-25;  vin,  1-3; 
ix,  21-24,  dans  Verbum  Domini,  juin  1921,  p.  162  sq.  : 
De  oblatione  Christi  cselesti  secundum  Epislulam  ad 
Hebrxos.  Le  Christ  a  un  sacerdoce  éternel;  il  a  donc 
nécessairement  quelque  chose  à  offrir  éternellement  à 
Dieu."  Cette  hostie  ne  peut  être  que  lui-même,  et 
puisque  «  sur  la  croix  l'immolation  de  cette  hostie  a 
été  consommée  et  son  oblation  achevée',  il  ne  reste 
donc  plus  au  Christ  dans  le  ciel  qu'à  continuer  mora- 
lement à  jamais  son  oblation  de  la  croix  ».  P.  163. 
Vérité  clairement  affirmée  dans  le  c.  ix,  où  le  Christ  est 
montré  pénétrant  dans  le  ciel  même,  pour  s'y  présenter 
maintenant  devant  Dieu  en  notre  faveur.  L'auteur 
marque  ensuite  le  rapport  étroit  entre  cette  oblation 
céleste  du  Christ  et  le  sacrifice  de  la  messe.  Et  il  en 
met  en  relief  deux  aspects  principaux  :  1°  A  la  messe, 
le  Christ  est  le  prêtre  principal;  2°  la  messe  reproduit, 
ou  pour  ainsi  dire,  s'incorpore  l'oblation  céleste  du 
Christ.  A  vrai  dire,  cette  double  affirmation  ne  fait 
qu'effleurer  le  problème  qui  nous  occupe;  mais  elle 
semble  bien  montrer  que,  d'après  le  P.  Bover,  l'essence 
du  sacrifice  de  la  messe  est  dans  l'oblation  même  du 
Christ,  que  le  Christ  lui-même,  comme  prêtre  prin- 
cipal, continue  à  l'autel. 

8°  On  trouve  chez  Mgr  Paquet  et  le  cardinal  I  .épicier 
j    une   position   théologique,    au    premier   abord    assez 
déconcertante,  mais  dont  l'analyse  montre  que  ces 
i    deux  auteurs  tentent  une  conciliation  entre  la  doc- 
trine de  l'immolation  mystique,  même  virtuelle,  et  la 
doctrine  de  l'oblation. 

Cette  conciliation  n'est  qu'ébauchée  par  le  recteur 
de  l'université  Laval.  Sa  définition  du  .sacrifice  est 
celle  de  Bellarmin  :  il  admet  que  l'enseignement  com- 
mun de  tous  les  théologiens  exige  que  «  la  raison  for- 
melle du  sacrifice  soit  un  acte  destructif  ou  immutatii 
1    de  la  victime  ».  Mais,  à  la  messe,  s'il  y  a  vrai  sacrifice, 


1233  MESSE, LE  SACRIFICE-OBL ATION  :THÉORIES  CONTEMPORAINES  1234 


il  n'y  a  cependant  pas  d'immutation  réelle  du  Christ. 

Cette  Immutation  réelle  n'existe  qu'au  Calvaire,  et 
c'est  donc  l'immolation  sanglante  de  la  croix  qui  scia 
la  raison  formelle  du  sacrifice  de  la  messe.  Cet  argu- 
ment, déclare  Mgr  Paquet,  détruit  toutes  les  opinions 
dos  théologiens  modernes  (depuis  le  concile  de  Trente), 
selon  lesquelles  la  raison  formelle  du  sacrifice  eucha- 
ristique serait,  non  pas  l'immolation  sanglante  de  la 
croix,  mais  une  nouvelle  immolation,  ou  toute  autre 
forme  du  sacrifice.  Et  cependant,  à  la  messe,  l'immo- 
lation mystique  par  la  consécration  séparée  du  corps 
et  du  sang  est  nécessaire,  pour  spécifier  l'oblation 
sacrificielle  :  «  L'essence  du  sacrifice  ne  requiert  pas 
que  l'oblation  et  l'immolation  de  la  victime  coexistent 
physiquement  ;  il  suffît  entre  elles  d'une  union  morale. 
Or,  dans  l'eucharistie,  cette  union  morale  existe  cer- 
tainement .  car  elle  résulte  et  de  l'intention  de  l'offrant, 
et  de  l'unité  de  victime,  et  de  la  représentation  sen- 
sible, par  laquelle,  sous  les  espèces  séparées  du  pain 
et  du  vin,  l'ell'usion  du  sang  et  sa  séparation  d'avec  le 
corps  est  commémorée.  D'où  il  apparaît  que  cette 
représentation  de  l'immolation  du  Christ,  cette  des- 
truction mystique,  bien  que  ne  constituant  pas  la 
raison  formelle  du  sacrifice,  est  cependant  la  condition 
nécessaire  par  laquelle  la  victime  sacrée,  en  tant 
qu'immolée  sur  la  croix,  est  rendue  rituellement  pré- 
sente sous  une  apparence  visible.  »  Disput.  theologicse..., 
De  sacramentis,  disp.  VIII,  q.  vin,  a.  4,  Québec,  1922, 
p.  408.  Ainsi  donc,  il  n'y  a  pas  de  différence  spécifique 
entre  le  sacrifice  du  Calvaire  et  celui  de  l'autel,  mais 
une  simple  répétition  numérique  de  la  même  oblation. 
Id.,  ibid.  Et  par  là,  on  doit  dire  que  «  la  raison 
propre  du  sacrifice  de  la  messe  est,  simpliciter  et  spéci- 
fiée, la  même  que  celle  du  sacrifice  de  la  croix;  secun- 
dum  quid  ou  quoad  modum,  elle  consiste  dans  la  macta- 
tion  mystique.  »  Id.,  ibid.,  p.  404. 

Le  cardinal  Lépicier  s'inspire  visiblement  de 
Mgr  Paquet  dans  son  Tractatus  de  sanctissima  eucha- 
ristia,  part.  II,  De  sacrosancto  sacrificio  eucharistico, 
Paris,  s.  d.  (1917),  a.  3-6.  Il  établit  tout  d'abord  que  le 
sacrifice  eucharistique  est  substantiellement  le  même 
que  le  sacrifice  de  la  croix,  dont  il  ne  diffère  que  par  le 
mode  d'obation  :  même  prêtre  offrant,  même  vic- 
time offerte,  même  oblation  sacrificielle.  A.  3.  Puis, 
il  démontre,  a.  4,  que  «  la  raison  essentielle  du  sacrifice 
eucharistique  consiste  dans  la  consécration  de  l'une 
et  l'autre  espèce  ».  Rien  ne  manque  à  la  consécration 
à  cet  égard  :  elie  est  par  excellence  la  représentation 
de  la  passion  du  Seigneur;  elle  en  contient  au  moins 
implicitement  l'oblation  ;  enfin,  elle  implique  la  muta- 
tion essentielle  au  sacrifice.  Cette  mutation  existe  de 
plusieurs  chefs  :  mutation  dans  le  changement  du 
pain  et  du  vin  au  corps  et  au  sang;  mutation  dans  le 
mode  d'existence  sacramentel  qu'acquiert  le  Christ; 
mutation  surtout,  en  ce  que,  par  la  vertu  des  paroles, 
le  corps  et  le  sang  sont  placés  et  manifestés  séparé- 
ment l'un  de  l'autre,  comme  ils  le  furent  en  réalité  à  la 
croix.  L'auteur  conçoit  cette  immolation  mystique  à 
la  façon  de  Lessius  et  de  Gonet,  dont  il  rapporte 
l'explication.  Il  admet  donc  pleinement  la  théorie  do 
l'immolation  virtuelle.  P.  93-94.  Aussi  la  double 
consécration  lui  semble-t-elle  nécessaire' pour  réaliser 
le  sacrifie!-,  n.  11,  p.  98.  Dans  l'article  5,  l'auteur  serre 
de  plus  près  la  question  de  la  raison  formelle  du  sacri- 
fice eucharistique,  et  prend  pour  thème  le  début  du 
c.  n  de  la  sess.  xxn  du  concile  de  Trente  :  In  divino 
hoc  sacrificio  quod  in  missa  peragitur,  itlrm  ille  Christus 
continclnr  et  incruente  immolât ur,  qui  in  uni  crucis 
semel  sripsum  cruentr  obtulit.  Il  estime  que  ni  l'opi  lion 
de  Vasquez,  ni  celle  de  Suarez,  ni  celle  de  Lessius,  ni 
celle  de  De  Lugo,  ni  celle  de  Cienfuegos  ne  peuve  il 
expliquer  le  sacrifice  eucharistique,  et  il  expose  sa 
solution,  n.  8,  résumée  dans  la  proposition  suivante  : 


Ratio  essentialis  sacrifuii  eucharistici  eadem  substan- 
lialiter  et  spécifiée  est  ac  ratio  essentialis  sacrificii 
crucis,  sola  existente  différent ia  quoad  modum.  <■  Le 
sacrement  de  l'autel  esl  identique  substantiellement 
au  sacrifice  de  la  croix,  dont  la  raison  formelle  fut 
l'immolation  faite  une  fois  pour  toutes  au  Calvaire. 
Donc,  la  raison  formelle  du  sacrifice  de  l'autel  consiste, 
non  dans  une  immolation  quelconque,  mais  dans  celle- 
là  même  qui  fut  faite  sur  la  croix.  L'immolation  mys- 
tique cependant,  qui  est  réalisée  à  l'autel,  parfait  le 
sacrifice  quant  à  sa  signification,  ce  qui  ne  pourrait 
se  soutenir,  si  elle  n'était  un  signe  ou  un  symbole 
affirmant  l'immolation  faite  jadis  sur  la  croix.  Cette 
immolation  mystique  est  réalisée  par  la  consécration 
distincte  du  pain  et  du  vin.  Mais  il  ne  faut  pas  placer 
la  raison  formelle  du  sacrifice  dans  l'immolation  mys- 
tique, puisque,  ainsi  qu'on  l'a  affirmé,  cette  raison 
essentielle  consiste  en  ce  que,  sur  l'autel  comme  au 
Calvaire,  nous  avons  même  victime,  même  offrant, 
même  oblation.  Donc,  la  consécration  de  l'une  et 
l'autre  espèce  doit  être  tenue,  en  vertu  de  l'institution 
du  Christ,  comme  la  condition  requise,  dans  l'économie 
présente,  pour  qu'existe  le  sacrifice  et  sans  laquelle  il 
n'y  a  pas  de  sacrifice  possible.  Donc,  l'immolation 
du  Christ  sur  la  croix  demeure  virtuellement  dans  le 
sacrifice  de  l'autel,  de  la  même  manière  que  la  semence 
demeure  dans  la  plante;  et  de  cette  immolation  de  la 
croix,  le  sacrifice  de  la  messe  tire  sa  propre  raison  for- 
melle. Et  par  là,  la  mort  du  Christ  sur  la  croix,  par 
suite  de  l'intention  même  qu'a  eue  le  Christ,  possède 
une  véritable  influence  actuelle  sur  chacun  des  sacri- 
fices eucharistiques  qui  se  célèbrent  au  cours  des  âges  : 
ainsi,  la  vertu  sanctificatrice  que  le  Christ  a  donnée  à 
l'eau,  une  fois  pour  toutes,  dans  la  collation  du  bap- 
tême, influe  virtuellement  sur  l'eau,  chaque  fois  que  le 
rite  sacramentel  est  accompli.  »  P.  112-113. 

De  cette  explication  assez  nouvelle,  il  ressort  que  la 
messe  est  essentiellement,  constituée  par  l'offrande  de 
l'immolation  passée  du  Christ,  et  que  cette  offrande  est 
rendue  possible  par  le  fait  de  l'immolation  virtuelle 
du  corps  et  du  sang  eucharistique. 

9°  Très  voisines  sont,  les  idées  exposées,  souvent  avec 
feu  et  poésie,  par  Mgr  Mac-Donald,  ancien  évêque  de 
Victoria,  dans  The  sacrifice  of  the  New  Law,  publié  par 
The  ecclesiastical  Rewiew,  décembre  1905,  et  surtout 
dans  The  sacrifice  of  the  Mass,  in  the  light  of  Scriplure 
and  Tradition,  Londres  et  Saint-Louis,  1924  (Préface 
de  Mgr  Lépicier).  L'immolation  ou  la  destruction  de 
la  chose  offerte  paraît  à  Mgr  Mac-Donald  un  élément 
essentiel  du  sacrifice;  mais  l'élément  formel  doit  être 
placé  dans  l'oblation.  Et,  puisque  le  sacrifice  est  un 
acte  de  culte  public,  l'oblation  devra  être  liturgique  ou 
rituelle.  Le  sacrifice,  en  conséquence,  doit  se  définir: 
«  L'offrande  à  Dieu  par  un  prêtre  d'une  victime 
immolée.  »  The  sacrifice  of  the  Mass,  p.  11.  Ainsi,  dans 
le  sacrifice  de  la  croix,  l'immolation  du  Christ  est 
l'élément  matériel;  l'élément  formel,  l'oblation  litur- 
gique ou  rituelle  qui  donne  à  l'immolation  d'être  un 
sacrifice  ne  se  rencontre  qu'à  la  cène.  De  telle  sorte 
que  c'est  l'oblation  liturgique  de  la  cène  qui  fait  de 
l'immolation  du  Calvaire  un  sacrifice  véritable.  P.  93. 

La  messe  étant  un  seul  et  même  sacrifice  avec  la 
cène  et  la  croix,  il  faul  y  trouver  une  seule  et  même 
action  sacrificielle.  Dans  la  messe,  on  trouve  la  même 
immolation  qu'a  la  croix.  C'est,  en  clïel.  l'immolation 
du  Calvaire  qui  y  est  offerte;  et  l'on  trouve  également 
la  même  oblation  qu'a  la  cèm     !  icration  re  nui 

vêlant  l'offrande  du  cénacle  :  i  La  messe,  aux  yeux 
de  l'Église  qui  l'offre,  n'est  pas  un  nouveau  sacrifice, 
un  sacrifice  autre  que  celui  du  Calvaire,  m  lis  c'est 
l'offrande  renouvelée  (the  offering  again  i  du  même 
sacrifice  une  fois  offert  sur  la  croix,  d  P.  80.  Donc,  la 
messe  «  est  un  sacrifice  en  vertu  de  l'offrande  liturgique 


1235  MESSE,  LE  S ACRIFICE-OBL ATION  :  THÉORIES  CONTEMPORAINES  1236 


jadis  accomplie  par  le  Christ,  et  de  sa  mort  sur  la 
croix  dont  cette  offrande  liturgique  fit  une  vraie 
immolation  en  lui  imprimant  le  caractère  propre  du 
sacrifice  ».  P.  77.  L'acte  de  consécration  réitéré  à 
chaque  messe  ne  doit  pas  être  considéré  comme  une 
nouvelle  action  du  Christ  ;  c'est  toujours  l'action  jadis 
accomplie  à  la  cène  qui  perpétue  le  sacrifice.  Ainsi, 
il  faut  diic  que  «  la  messe  est  non  seulement  spéci- 
fiquement, mais  encore  numériquement  un  seul  et 
même  sacrifice  avec  celui  du  Calvaire.  » 

Il  est  évident  que  l'auteur  dirige  ses  attaques 
«  contre  une  doctrine  d'absolue  dualité  qui  multiplie 
et  les  immolations  effectives  du  Christ-victime,  et  les 
interventions  oblatrices  du  Christ-prêtre  ».  Néanmoins 
ses  formules  p  un  peu  absolues  ont  laissé  penser  à 
quelques  critiques  que  sa  thèse  s'accorderait  peu,  au 
moins  en  certains  points,  avec  le  concile  de  Trente. 
Cf.  Vincent  Mac-Nàbb,  O.  P.,  A  new  theory  of  the 
sacrifice  of  the  Mass,  dans  The  Irish  ecclesiastical 
Record,  juin  1S24.  Mais  l'interprétation  bénigne  du 
P.  de  la  Taille  et  du  cardinal  Lépicier  est  parfaite- 
ment admissible.  Cf.  Gregorianum,  1926,  p.  463. 

En  ce  qui  concerne  le  sacrifice  du  ciel,  Mgr  Mac- 
Donald  est  assez  hésitant  :  «  C'est  une  question  très 
débattue,  écrit-il,  de  savoir  si  l'oblation  que  le  Christ 
fait  au  ciel  est  sacrificielle  au  sens  strict.  Saint  Paul 
semblerait  supposer  que  oui...  Quand  donc  le  Christ, 
venu  comme  grand  prêtre  des  choses  futures,  à  tra- 
vers le  tabernacle  plus  grand  et  plus  parfait,  non  fait 
de  main  d'homme,  c'est-à-dire  incréé,  ni  avec  le  sang 
de  boucs  et  de  taureaux,  mais  avec  son  propre  sang, 
entra  une  fois  pour  toutes  dans  le  lieu  saint,  après  une 
rédemption  parfaite,  il  fit  au  dedans  du  voile  l'obla- 
tion rituelle  du  sacrifice  achevé  hors  du  sanctuaire. 
Ce  n'est  pas  un  nouveau  sacrifice  qu'il  offrit  alors, 
mais  le  même  une  fois  offert  sur  la  croix,  tout  comme 
ce  n'est  pas  un  nouveau  sacrifice  qui  s'offre  chaque 
jour  ici-bas,  mais  le  même  qui  fut  offert  alors.  »  Op.  cit., 
p.  55-56.  Ainsi  se  trouve  sauvegardée  l'unité  parfaite 
du  sacrifice  du  Christ. 

10°  L'explication  du  P.  Christian  Pesch,  S.  J., 
reprend,  en  les  précisant,  les  assertions  de  Mgr  Paquet 
et  du  cardinal  Lépicier.  La  conciliation  tentée  entre 
la  thèse  de  l'immolation  et  celle  de  l'oblation  est  peut- 
être  ici  plus  complète  encore.  Prœlect.  dogmatieee, 
Fribourg-en-B.,  1904,  t.  vi,  De  sacramentis,  tract.  îv, 
De  eucharistia,  sect.  ni,  De  sacrificio  missee. 

L'auteur  expose  tout  d'abord  les  notions  générales 
de  sacrifice,  n.  834-851.  Il  relate  la  définition  habi- 
tuelle :  Oblatio  substantiœ  sensibitis  per  aliquam  ejus 
imnmtationem  Deo  légitime  facla,  ad  ostendendam  agni- 
tionem  supremœ  ejus  majeslatis  et  vitœ  necisque  abso- 
lulse  poteslutis,  n.  835,  définition  d'ailleurs  assez 
attaquée  de  nos  jours,  et  dont  tous  les  éléments  ne 
sont  pas  également  certains.  Il  faut,  dit-on,  dans  le 
sacrifice  ur.e  immutation  de  la  chose  offerte.  Mais  cette 
immutation  est-elle  nécessairement  constituée  par 
une  destruction  réelle,  physique  ou  équivalente  (égor- 
gement  d'un  animal,  effusion  d'un  liquide),  ou  bien 
suffit-il  d'une  simple  consécration  morale  de  la  chose 
offerte?  Le  problème  reste  discuté  entre  théologiens, 
n.  841  ;  quoi  qu'il  en  soit  de  cette  controverse,  une 
chose  est  certaine,  c'est  que,  si  Dieu  a  institué  un  sacri- 
fice, ce  sacrifice  renferme  tous  les  éléments  qui  lui 
sont  essentiels.  Le  P.  Pesch  pose  ensuite  un  prin- 
cipe que  nous  avons  déjà  trouvé  sous  la  plume  de 
M.  Rivière  et  qui  est  reconnu  par  tous  les  théologiens  : 
la  distinction  dans  le  sacrifice  de  l'élément  formel  et  de 
l'élément  matériel.  L'immolation  de  la  victime  est 
l'élément  matériel;  l'oblation  sensible  de  la  victime 
immolée  est  la  forme  physique  ou  réelle  du  sacrifice. 
N.  842.  Un  argument  péremptoire  de  cette  vérité, 
c'est  le  sacrifice  offert  par  le  Christ  au  Calvaire,  sacri- 


fice véritable  entre  tous.  Or,  le  Christ  ne  s'est  pas 
immolé  lui-même,  mais  il  s'est  lui-même  oflert  à  Dieu 
par  V Esprit-Saint,  cemme  une  victime  sans  tache. 
Hebr.,  ix,  14.  Donc,  cette  Trpocçopâ  par  laquelle  le 
Christ  offrit  au  Père  céleste  la  mort  qui  lui  était 
donnée  par  ses  bourreaux,  est  la  raison  formelle  du 
sacrifice  de  la  croix.  Id.,  n.  843. 

Passant  plus  loin  à  la  question  de  l'essence  du  sacri- 
fice de  l'eucharistie,  n.  880-910,  le  P.  Pesch  applique 
les  principes  formulés  dans  les  préambules.  Il  rappelle 
tout  d'abord  que  la  messe  est,  de  par  l'institution  du 
Christ,  un  sacrifice  essentiellement  représentatif  du 
sacrifice  de  la  croix, n.  880-891  ;mais  elle  est  également, 
en  soi,  un  sacrifice  vrai  et  absolu.  En  tant  que  tel,  on 
peut  se  demander  en  quel  élément  consiste  l'essence 
de  la  messe.  Et  cette  question  présente  un  double 
sens;  tout  d'abord,  quel  est  l'objet  de  ce  sacrifice? 
ensuite,  quelle  en  est  l'acte  proprement  sacrificiel?  Le 
Christ  lui-même  est  la  chose  offerte  dans  le  sacrifice 
delà  messe;  mais,  parce  qu'il  y  est  offert  dans  son  être 
sacramentel,  le  pain  et  le  vin  dont  la  substance  doit 
être  changée  en  la  substance  du  corps  et  du  sang  et  les 
espèces  sacramentelles,  sous  lesquelles  le  Christ  est 
offert,  appartiennent  aussi  quoique  accessoirement  à 
la  matière  du  sacrifice.  N.  893-894.  Le  Christ  est 
offert,  mais  non  par  une  oblation  verbale,  ni  dans  la 
fraction  de  l'hostie,  ni  par  le  mélange  des  espèces,  ni 
par  la  communion  des  fidèles.  La  communion  elle- 
même  du  prêtre,  quoi  qu'en  aient  pensé  certains  théo- 
logiens, n'appartient  pas  à  l'essence  du  sacrifice,  ni  au 
sens  de  Eellarmin,  ni  au  sens  plus  récemment  proposé 
par  Eellord  et  Renz.  N.  895-897.  Selon  l'opinion  de 
beaucoup  la  plus  commune,  seule  la  consécration 
constitue  l'essence  du  sacrifice.  Mais  sous  quel  aspect 
doit-elle  être  dite  l'action  proprement  sacrificielle  de  la 
messe?  Pesch  montre  que  l'action  sacrificielle  requiert 
trois  choses  :  ur.e  victime,  l'immolation  de  cette  vic- 
time et  son  oblation.  Or,  ces  trois  choses  existent 
précisément  dans  la  consécration;  bien  plus,  la  consé- 
cration a  ceci  de  particulier  que,  ne  présupposant  pas 
sa  victime  existante,  elle  la  produit  comme  telle,  et 
même  la  produit  dans  un  état  d'impassibilité.  N.  902. 
Par  la  consécration,  le  Christ  est  placé  à  l'état  de 
victime,  en  tant  que  par  la  force  des  paroles  le  sang  est 
placé  séparément  du  corps  sur  l'autel,  et  il  n'est  pas 
besoin  de  chercher  d'autre  immutation  dans  la  vic- 
time, comme  l'ont  tenté,  à  tort  semble-t-il.  De  Lugo, 
Franzelin  et  d'autres.  N.  905-908.  AirâMonc,  «  le  sacri- 
fice de  la  messe,  selon  sa  raison  formelle,  ne  consiste 
pas  dans  la  destruction  physique  de  la  victime,  mais 
dans  le  rite  par  lequel  cette  destruction  se  trouve 
ordonnée  au  culte  divin  et  à  la  satisfaction  pour  nos 
péchés.  En  d'autres  termes,  la  raison  formelle  du  sacri- 
fice, c'est  l'oblation.  N.  913.  Et  Pesch  de  conclure  : 
Bien  que  la  destruction  physique  de  la  victime  soit 
unique,  il  y  aura  dor.c  autant  de  sacrifices  différents 
qu'il  y  a  de  manières  différentes  d'oblation...  Dans  le 
sacrifice  eucharistique,  le  Christ  est  offert  à  Dieu 
sacramentellement  et  vraiment;  et  parce  que  cette 
oblation  n'est  pas  fictive  ou  imaginée  ou  mimée,  mais 
qu'elle  est  vraie,  par  elle,  la  satisfaction  fournie  à 
Dieu  sur  la  croix  lui  est  vraiment  offerte  et  est  vrai- 
ment appliquée  aux  hommes.  Ibid. 

Et  voici  la  synthèse  théologique  de  Christian  Pesch  ; 
«  Il  apparaît  ainsi  comment  la  messe  est  un  sacrifice 
véritable.  Elle  contient  la  victime,  le  Christ;  elle  ren- 
ferme l'immolation  réelle  de  cette  victime,  immolation 
faite  autrefois  à  la  croix,  immolation  passée  sans  doute 
dans  l'ordre  physique,  mais  moralement,  inséparable 
du  sacrifice  de  la  messe.  Elle  renferme  également  l'obla- 
tion sensible,  car  la  force  des  paroles  sacramentelles 
qui  placent  le  corps  et  le  sang  sous  des  espèces  diffé- 
rentes, réalise  l'immolation  mystique,  par  laquelle  est 


1237  MESSE,  LE  S  ACRIFICE-OBL  ATION  :  T  HEORIES  CONTEMPORAINES  1238 


sensiblement  représentée  et  offerte  l'effusion  réelle  du 
sang,  qui  fut  autrefois  faite  sur  la  croix  pour  honorer 
et  apaiser  Dieu.  Rien  ne  manque  donc  pour  constituer 
un  véritable  sacrifice.  N.  81  i. 

Ainsi,  le  sacrifice  de  la  messe  est  le  même  que  celui 
de  la  croix,  si  l'on  considère  l'identité  de  la  victime  et 
du  piètre  principal.  .Mais  les  actions  sacrificielles  de 
l'un  et  de  l'autre  sacrifice  diffèrent  spécifiquement,  en 
raison  de  l'offrant  immédiat,  de  la  signification  mys- 
tique et  de  la  fin  du  sacrifice.  Et  parce  que  les  choses 
sont  spécifiées  par  leur  raison  formelle,  il  semble  qu'on 
doive  avec  Suarez  affirmer  que  le  sacrifice  de  la  messe 
et  le  sacrifice  de  la  croix  sont  spécifiquement  ditïé- 
rents.  Disp.  LXXVI,  sect.  i,  n.  4  sq.  Quant  aux  diffé- 
rents sacrifices  de  la  messe,  il  faut  les  dire  numérique- 
ment distincts  entre  eux,  puisque  numériquement  dis- 
tinctes sont  les  actions  sacrificielles.  N.  916.  C'est, 
on  le  voit,  la  conciliation  entre  les  deux  thèses  de 
l'immolation  mystique  et  de  l'oblation. 

11°  La  thèse  du  P.  Maurice  de  la  Taille,  S.  J.  —  La 
thèse  du  sacrifice-oblation  a  été  récemment  présentée 
avec  un  grand  luxe  d'érudition  par  le  P.  de  la  Taille, 
professeur  à  l'Institut  catholique  d'Angers,  puis  à 
l'Université  grégorienne,  à  Rome  :  Mysterium  fidei, 
De  auguslissimo  corporis  et  sanguinis  Christi  sacri- 
fïcio  atque  sacramento,  Paris,  1921.  h' exposé  de  la 
thèse  se  fera  autour  de  quatre  chefs  principaux  : 
l'idée  du  sacrifice  en  général;  le  sacrifice  de  la  cène 
et  de  la  croix;  le  sacrifice  céleste;  le  sacrifice  de  la 
messe.  Quelques  remarques  sur  certains  aspects  de  la 
thèse  seront  ensuite  nécessaires. 

1.  Exposé.  —  a).  L'idée  du  sacrifice  en  général.  — ■ 
L'auteur  distingue  deux  aspects  du  sacrifice  :  l'aspect 
latreutique  et  l'aspect  propitiatoire.  Envisagé  selon  le 
premier  aspect,  le  sacrifice  rend  à  Dieu  les  devoirs 
de  l'adoration,  de  l'action  de  grâces,  de  la  prière; 
envisagé  selon  le  second  aspect,  il  vise  à  satisfaire  à  la 
justice  divine  par  l'expiation  du  péché.  Elucidatio  i, 
p.  3,  9.  Tout  sacrifice  propitiatoire  est  latreutique  par 
certain  côté;  cependant  certains  sacrifices  ont  une 
fin  prédominante  de  propitiation,  tandis  que  d'autres 
ont  principalement  en  vue  l'adoration  :  d'où  la  division 
des  sacrifices  en  h.treutiques  et  propitiatoires.  Pour  le 
P.  de  la  Taille  comme  pour  Suarez,  le  sacrifice  latreu- 
tique ne  requiert  pas  la  destruction  de  la  victime  :  il 
faut  donc,  sur  ce  point,  rejeter  l'opinion  de  Vasquez, 
Bellarmin,  De  Lugo  et  de  nombre  de  modernes,  d'après 
laquelle  le  sacrifice  ne  saurait  marquer  la  reconnais- 
sane  par  l'homme  de  la  souveraineté  de  Dieu,  maître 
de  la  vie  et  de  la  mort,  que  par  un  acte  de  destruction 
sensible  :  «  La  destruction  des  œuvres  de  Dieu, 
l'extinction  de  la  vie  ou  de  l'être,  n'a  rien  en  soi  qui 
puisse  honorer  le  Dieu  Créateur,  Providence  et  fin 
dernière  de  toutes  choses  :  témoin  la  parole  du  Christ 
lui-même  :  Dieu  n'est  pas  le  Dieu  des  morts,  mais  des 
vivants.  Luc,  xx,  38.  D'où  la  sentence  si  pleine  de 
sagesse  de  notre  Irénée  :  La  gloire  de  Dieu,  c'est  l'homme 
vivant,  Adv.  ha'ies.,  1.  IV,  c.  xx,  n.  7,  P.  G.,  t.  vu, 
col.  1037.  »  El.  i,  p.  10. 

Le  sacrifice  latreutique,  devant  exprimer  extérieu- 
rement l'offrande  intérieure  que  l'homme  doit  faire  de 
lui-même  à  Dieu,  implique  un  acte  extérieur  et  rituel 
qui  rend  sensible  cette  offrande.  El.  i,  p.  6,  10.  Tout  le 
sacrifice  latreutique  est  dans  cet  acte  extérieur  de 
consécration,  ou  plus  exactement  de  donation  symbo- 
lique :  «  aucune  destruction  n'y  est  nécessaire  :  il  suffit, 
comme  dit  saint  Thomas,  d'une  certaine  action  exercée 
à  l'égard  des  choses  offertes,  en  signe  de  leur  transfert 
du  domaine  humain  en  la  possession  de  Dieu.  «  Ihid., 
p.  10.  Ainsi,  l'idée  la  plus  générale  qu'on  puisse  se 
faire  du  sacrifice  le  place  à  la  fois  dans  la  catégorie  des 
«  signes  i  :  exprimer  extérieurement  notre  offrande 
intérieure,  et  dans  le  genre  ■  donation  »  :    donation 


d'un  bien  extérieur  exprimant  cette  offrande.  «  Tout 
sacrifice  est  un  don.  »  El.  xxvn,  p.  312. 

Mais  le  sacrifice  propitiatoire  intervient  un  élément 
spécial  :  la  destruction  ou  l'immolation  ou  immutation 
de  la  victime,  traduisant  i.ot  re  volonté  de  satisfaction 
et  de  réparation.  El.  i,  p.  10,  11.  Mais  encore  faut-il 
observer  que  cette  immolation  ne  constitue  pas  pro- 
prement l'essence  du  sacrifice  propitiatoire  :  on  le  voit 

d'après  le  Lévitique,  où  l'occision  des  animaux  des- 
tinés au  sacrifice  était  laissée  parfois  à  de  simples 
laïcs,  tandis  que  l'oblation  des  victimes  était  réservée 
aux  seuls  prêtres  »;  on  le  voit  surtout  par  l'exemple  du 
Christ  qui  ne  s'est  pas  mis  à  mort  lui-même,  mais  s'est 
seulement  offert  à  Dieu  en  se  livrant  aux  .Juifs  déicides. 
El.  i,  p.  11.  Donc,  tout  comme  le  sacrifice  latreutique, 
le  sacrifice  propitiatoire  contient  essentiellement  un 
acte  de  donation  ou  d'oblation,  par  lequel  la  victime  est 
transférée  en  la  jouissance  de  Dieu  :  acte  de  donation 
complété  par  un  acte  d'immolation,  dont  la  significa- 
tion est  proprement  propitiatoire. 

Ainsi,  même  là  où  il  y  a  immolation,  l'oblation  est 
nécessaire  pour  qu'existe  le  sacrifice.  Sans  doute,  il 
n'est  pas  indispensable  que  cette  oblation  sensible  se 
distingue  réellement  de  l'immutation  de  la  chose 
offerte;  il  suffît  qu'elle  apparaisse  impliquée  dans  le 
rite  même  de  l'immolation  ou  de  l'immutation.  Mais, 
si  elle  est  distincte  de  l'immolation,  elle  devra  «  consis- 
ter en  une  certaine  action  apte  à  signifier  une  donation 
et  une  dédicace  ou  consécration.  C'est  le  cas  des  sacri- 
fices où  l'immolation  n'est  pas  le  fait  du  prêtre  :  un 
acte  spécial  d'oblation  à  Dieu,  accompli  par  le  prêtre, 
sera  alors  nécessaire;  et  cet  acte  d'oblation  devra  être 
nécessairement  extérieur,  sensible,  rituel,  liturgique  : 
une  parole  ne  suffira  pas  pour  réaliser  l'oblation,  il 
faudra  une  action.  »  El.  i,  p.  9,  10;  cf.  el.  ix,  p.  110. 

Enfin  l'oblation  sacrificielle  doit  porter,  soit  sur  une 
victime  qu'on  immole,  soit  sur  une  victime  précédem- 
ment immolée,  soit  sur  une  victime  à  immoler  posté- 
rieurement. Oblation  et  immolation  sont  également 
requises  pour  conférer  l'état  de  victime  :  Sacrificium 
ergo  integratur  proprie  ex  duobus  :  nimirum  et  aclu 
(exlerno)  ofjerendi  et  immolatione,  quippe  quia  victima 
vel  cfjercdur  immclanda,  vel  ofjcrclur  immolatione,  vel 
(fferatur  immolata.  Neque  oblatio,  neque  immolcdio, 
secundum  se  solam  sumpta,  su/Jicii  ad  statum  victimœ 
conjerendum,  sed  requiritur  utraque.  El.  i,  p.  11. 

L'acceptation  divine  et  la  communion  de  l'homme 
à  la  victime  ne  sont  plus  que  des  compléments  acces- 
soires à  ces  deux  actes  essentiels  du  sacrifice.  Cf.  un 
article  du  même  auteur  dans  Gregorianum,mavs  1928. 

b)  Le  sacrifice  de  la  cène  et  de  la  croix.  ■ —  C'est  à 
dessein  qu'on  unit  ici  la  cène  et  la  croix.  La  passion 
et  la  mort  du  Christ  furent  un  sacrifice  véritable  :  c'est 
la  thèse  classique  dont  l'auteur  ne  s'écarte  pas.  Mais 
où  trouver,  dans  le  sacrifice  du  Calvaire,  l'oblation 
rituelle  essentielle  au  sacrifice?  Conformément  aux 
principes  généraux,  il  faut  distinguer  dans  le  sacrifice 
du  Christ  au  Calvaire  deux  éléments,  l'un  visible, 
l'autre  invisible.  En  mourant  sur  la  croix,  le  Christ 
voulait  se  dédier  lui-même  cl  nous  coi. sacrer  avec  lui 
au  culte  et  à  la  louange  de  Dieu,  détruire  nos  péchés 
et  faire  une  juste  réparation  d'honneur  à  Dieu.  Mais 
les  sentiments  intérieurs  demai  déni  a  être  traduits  à 
l'extérieur  d'une  manière  coi  i  rète  e1  sensible  dans 
un  acte  extérieur,  public  qui  les  exprime.  Cet 
élément  visible  comporte  :  d'abord  une  victime,  qui 
es1  ici  le  Christ  lui-même;  ensuite  l'immolation  de 
(elle  victime,  immolation  ici  réalisée  par  la  passion  et 
la  morl  du  Sauveur:  enfin  l'oblation  et  l'oblation 
rituelle  de  la  victime  :  oblcctio  sacrificalis,  non...  qualis- 
cumque,  sed...  involvens  directiohem  <i<>ui  in  Deum,  et 
guidem,  ut  trdi*.  manifestata  externe.  Ces  deux  derniers 
mots  visent  l'opinion  de  C.ajétan,  In   ///■"",  q,  xi.vm, 


1239  MESSE,  LE  SACRIFICE-OBL  ATION  :  THÉORIES  CONTEMPORAINES  1240 


a.  3,  affirmant  que  l'acte  d'oblation  purement  inté- 
rieure du  Christ  a  suffi  pour  son  sacrifice.  La  plupart 
des  Pères  et  des  théologiens  enseignent  que  l'oblation 
du  Christ  sur  la  croix  apparaît  en  ceci  :  le  Christ, 
qui  pouvait  éviter  la  passion  et  la  mort,  les  a  subies 
volontairement,  s'offrant  de  lui-même  et  librement 
à  leurs  assauts.  Mais,  remarque  le  P.  de  la  Taille,  cette 
acceptation  volontaire  et  libre  demeure  encore  un 
acte  purement  intérieur.  Si  parfait  soit-il,  un  acte 
intérieur  d'acceptation  ne  saurait  suffire  à  déter- 
miner un  sacrifice  :  pour  qu'il  y  ait  sacrifice,  il  faut  un 
acte  extérieur  qui  soit  une  offrande  visible  et  rituelle 
de  la  victime  à  Dieu.  Cette  oblation  liturgique,  le 
Christ  l'a  nécessairement  faite,  puisqu'il  a  offert  un 
véritable  sacrifice.  Il  faut  donc  chercher  quand  et  où 
le  Christ  a  accompli  cet  acte.  El.  n,  p.  29.  Cette  action 
sacrificielle  et  sacerdotale,  le  Christ  ne  l'a  pas  accom- 
plie au  jardin  des  Oliviers,  lorsqu'il  a  renversé  d'un 
mot  les  soldats;  il  ne  l'a  pas  accomplie  sur  la  croix, 
lorsqu'en  mourant,  il  poussa  un  grand  cri  :  il  montra 
par  là  qu'il  souffre  et  meurt  librement,  mais  il  ne  fait 
pas  d'oblation.  Il  ne  l'a  pas  accomplie  non  plus,  et 
pour  la  même  raison,  lorsqu'il  disait  :  Non  mea 
voluntas,  sed  tua  flat,  ou  lorsqu'il  faisait  sur  la  croix 
la  prière  que  devait  reprendre  saint  Etienne  :  In 
manns  tuas  commendo  spiritum  meum.  En  appeler  à 
l'ensemble  des  péripéties  de  la  passion  et  delà  mort  ne 
conduit  pas  davantage  à  une  oblation  rituelle,  car 
tout  cela  eût  pu  se  trouver  sans  qu'il  existât  un  vrai 
sacrifice  :  les  martyrs  qui  sont  morts  dans  des  condi- 
tions analogues  n'ont  offert  qu'un  sacrifice  impropre- 
ment dit;  la  mort  du  Christ,  au  contraire,  constitue  un 
sacrifice  véritable.  Or,  il  est  de  l'essence  du  sacrifice 
d'être  par  lui-même  discernable...  Le  sacrifice  doit, 
de  lui-même,  apparaître  tel. 

Le  sacrifice  qui  serait  totalement  indéterminé  quant 
à  son  être  sacrificiel  ne  pourrait  être  connu  par  lui- 
même,  et,  par  conséquent,  serait  inapte  à  signifier,  et 
en  fin  de  compte,  ne  serait  pas  un  sacrifice.  Or,  cette 
indétermination  dans  l'être  sacrificiel  existe,  si  les 
mêmes  éléments  peuvent  exister  sans  sacrifice.  Donc, 
tout  l'ensemble  de  la  passion  du  Sauveur  ne  peut 
spécifier  cette  passion  dans  le  genre  sacrifice.  El.  n, 
p.  31.  En  réalité,  l'offrande  du  sacrifice  a  été  faite  à  la 
■cène.  La  cène  et  la  croix  se  compénètrent  mutuellement 
pour  former  le  sacrifice  unique  de  Jésus-Christ. 
L'immolation  a  lieu  sur  la  croix;  mais  l'oblation  litur- 
gique de  la  victime  a  eu  lieu  au  cénacle.  Il  n'y  a  pas 
deux  sacrifices  successifs,  mais  deux  éléments  du 
même  sacrifice.  Faite  formellement  au  cénacle,  l'obla- 
tion liturgique  persiste  virtuellement  et  donne  à 
toutes  les  péripéties  de  la  passion  et  de  la  mort  du 
Christ  la  qualité  et  la  valeur  d'un  vrai  sacrifice.  Inver- 
sement, les  souffrances  de  la  passion  et  de  la  mort 
librement  acceptées  par  Jésus-Christ  sont  la  matière 
de  l'oblation  rituelle  faite  à  la  cent.  Ainsi  est  réalisée 
«  l'unité  numérique  du  sacrifice  du  Seigneur,  sacrifice 
liturgiquement  offert  à  la  cène,  et  se  continuant  dès 
lors  pendant  toute  la  passion  et  jusqu'à  la  mort  inclus.  » 
El.  v,  p.  08.  «  Donc,  la  cène  et  la  croix  se  complètent 
mutuellement.  A  la  cène,  commence  le  sacrifice  qui 
doit  être  consommé  à  la  croix:  La  réalité  de  l'immola- 
tion se  trouve  dans  la  passion  de  la  mort;  mais  dans 
l'immolation  symbolique  de  la  cène  apparaît  princi- 
palement la  propriété  de  l'oblation...  Cette  immolation 
toute  en  image  et  en  représentation,  faite  par  le  Christ, 
fut  l'oblation  de  l'immolation  véritable  et  proprement 
dite,  par  laquelle  Jésus-Christ  devait  être  mis  à  mort 
par  les  mains  de  ses  ennemis...  Ainsi  donc,  le  Christ  n'a 
consommé  qu'un  sacrifice,  et  ne  s'est  offert  qu'une 
fois...  Dans  ce  sacrifice  unique  du  Christ,  l'unité 
•existe  entre  les  parties  constitutives,  parce  que  l'obla- 
ion  commencée  à  la  cène  persévère  encore  pendant 


toute  la  passion.  Cette  oblation  persévère,  parce  qu'elle 
n'est  pas  rétractée,  et  parce  qu'elle  est  entretenue  par 
des  actes  continuels  de  volonté  et  de  liberté  se  tradui- 
sant extérieurement  jusqu'à  la  mort  par  de  multiples 
actes  et  paroles  du  Sauveur.  Et  il  n'y  a  aucun  moment 
où  le  même  prêtre,  qui  sacrifia  à  la  cène,  ne  nous  appa- 
raisse toujours  continuant  son  sacrifice,  le  confirmant 
et  le  sanctionnant,  non  seulement  dans  l'intérieur  de 
son  âme,  mais  encore  extérieurement  par  l'effusion 
même  de  son  sang...  Il  n'y  eut  pas  deux  oblations, 
l'une  à  la  cène,  l'autre  à  la  croix;  il  n'y  eut  qu'une 
seule  oblation  :  c'est  numériquement  la  même  qui, 
accomplie  rituellement  à  la  cène,  persévéra  morale- 
ment à  la  croix.  »  El.  ix,  p.  101-104. 

c)  Le  sacrifice  céleste.  ■ —  La  résurrection,  l'ascen- 
sion, la  glorification  du  Christ  à  la  droite  du  Père  font 
encore  partie  intégrante  de  son  sacrifice  unique.  En 
effet,  pour  que  le  sacrifice  soit  complet,  parfait,  pour 
qu'il  produise  tous  ses  effets,  il  faut  qu'il  soit,  non  seu- 
lement offert  à  Dieu,  mais  agréé  par  Dieu.  Faute  de 
quoi,  l'offrande  de  Caïn,  les  immolations  des  païens 
restaient  inutiles.  Le  sacrifice  est  une  sorte  de  contrat, 
pour  lequel  est  requis  le  consentement  des  deux  parties. 
L'homme  offre  un  don  à  Dieu  :  la  donation  n'est  un 
fait  accompli  que  lorsque  Dieu  l'a  accepté.  Or  le 
Christ  a  offert  à  Dieu  le  sacrifice  de  notre  salut. 
L'Hostie  a  été  agréée  par  Dieu,  et  le  signe  public  de 
cette  acceptation  divine  a  été  donné  lorsque  la  vic- 
time présentée  à  Dieu  a  été  prise  par  lui,  revêtue  de  la 
gloire  qui  lui  est  propre,  mise  dans  le  trésor  divin,  qui 
est  le  ciel,  au  premier  rang  des  choses  qui  appartien- 
nent à  Dieu.  La  résurrection,  l'ascension,  la  glorifi- 
cation du  Christ  sont  la  réponse  de  Dieu  au  sacrifice 
offert  :  elles  le  valident  définitivement  en  y  mettant 
le  sceau  de  l'acceptation  divine.  Cf.  el.  xn,  p.  127, 
137.  «  Ainsi  se  trouve  achevé  le  cycle  introdu-A  autre- 
fois dans  le  monde  par  le  Christ-prêtre,  et  retournant 
enfin  à  Dieu  avec  le  Christ-victime.  Dans  cette  conclu- 
sion le  sacrifice  et  le  sacerdoce  du  Christ  se  reposent, 
jouissant  de  la  fin  qu'ils  se  proposaient  et  qu'ils  ont 
obtenue,  pendant  que  la  victime  demeure  immobile 
devant  le  regard  de  Dieu  et  que  le  prêtre  siège  éter- 
nellement à  la  droite  du  Père,  revêtu  de  la  gloire  sacer- 
dotale où  devait  le  conduire  la  vertu  propre  de  son 
sacrifice.  »  Ibid.,  p.  139. 

Ainsi,  la  gloire  du  Christ  démontre  la  valeur  sacrifi- 
cielle de  son  oblation  sur  la  croix,  la  révèle  publique- 
ment, et  la  rend  éternelle.  Le  sacrifice  céleste  du  Christ 
dont  l'Écriture  (Épître  aux  Hébreux  et  Apocalypse) 
et  les  Pères  ont  tant  parlé,  n'est  que  la  prolongation 
du  sacrifice  unique  de  la  croix,  la  permanence  du  Christ 
dans  son  état  de  victime  acceptée  et  agréée  par  Dieu. 

Et,  pour  mieux  préciser  sa  pensée,  l'auteur  explique 
que  le  sacrifice  céleste  ne  saurait  être  entendu  dans  le 
sens  actif,  pro  re  sacrificia,  mais  qu'il  le  faut  entendre 
au  sens  passif,  pro  re  sacrificata.  El.  xn,  p.  142,  n.  5. 
Et  s'il  parle  du  ministère  sacerdotal  de  Jésus  s'oflrant 
lui-même  comme  hostie  céleste,  il  explique  que  cette 
offrande  consiste  simplement  en  ce  que  le  Christ  appa- 
raît devant  son  Père  comme  ayant  été  immolé  autre- 
fois, et  comme  orné  éternellement  de  cette  propriété 
victimale,  qui  est  pour  Dieu  une  louange  et  pour  nous 
une  prière.  Ibid.,  p.  132.  Toutefois,  alors  que  d'autres 
auteurs  semblent  réduire  la  fonction  du  prêtre  céleste 
à  l'adoration,  le  P.  de  la  Taille  déclare  que  le  sacri- 
fice céleste  de  Jésus-Christ  est  la  continuation  vir- 
tuelle de  l'offrande  de  la  croix;  l'offrande  temporelle 
accomplie  une  fois  au  Calvaire  demeure  valable  pour 
l'éternité,  offrande  et  acceptation  ayant  été  faites 
irrévocablement.  Voir  sur  ces  précisions  l'art.  Jésus- 
Christ,  t.  vin,  col.  1341-1342;  J.  Grimai,  Le  sacerdoce 
et  le  sacrifice  de  Jésus-Christ,  3e  édit.,  Paris,  1923, 
p.  188  sq.;  Ami  du  Clergé.  1923,  p.  68;  1924,  p.  694- 


1241  MESSE,  LE  S ACRIFICE-OBLATION  :  THÉORIES  CONTEMPORAINES  1242 


695;  M.  Lepin,  L'idée  du  sacrifice,  Paris,  1926,  p.  670- 
672,  698  sq. 

d)  Le  sacrifice  de  la  messe.  - —  Deux  éléments 
essentiels  composent  le  sacrifice  unique  offert  par  le 
Christ  :  l'immolation  de  la  victime  sur  la  croix;  l'obla- 
tion  de  cette  même  victime  à  la  cène.  Or,  ce  n'est  pas 
sur  la  croix  que  Jésus  a  dit  :  Hoc  facile  in  meam  comme- 
moralionem,  mais  à  la  cène.  Ce  que  la  messe  renou- 
velle, ce  n'est  donc  pas  l'immolation  sanglante  de  la 
victime  sur  la  croix,  mais  Voblation  rituelle  de  la  vic- 
time, telle  que  le  Christ  la  fit  à  la  cène.  Or,  la  victime, 
actuellement,  est  glorifiée  dans  le  ciel  où  elle  est 
constamment  en  présence  du  Père,  prolongeant  vir- 
tuellement l'oblation  du  sacrifice  du  Calvaire.  C'est 
donc  cette  victime-là,  telle  qu'elle  est  présentement 
dans  le  ciel,  que  l'oblation  de  la  messe  doit  atteindre. 
El.  xxi.  passim,  mais  surtout  p.  271,  273,  280,  285. 
Dans  une  controverse  avec  le  P.  d'Alès,  Le  sacrifice 
céleste  et  l'ange  du  sacrifice,  dans  Recherches  de  science 
religieuse,  1923,  p.  218-242,  le  P.  de  la  Taille  accentue 
ce  point  de  vue  particulier  :  «  Quiconque,  dit-il,  parle 
d'offrir  dans  la  messe  la  mort  du  Christ  (à  quoi  nous 
invite  d'ailleurs  toute  la  tradition)  fera  bien  de  ne  pas 
négliger,  ni  laisser  dans  l'ombre  et,  pour  ainsi  dire, 
sans  emploi,  cet  autre  élément,  cet  élément  complé- 
mentaire, que  la  tradition  nous  offre  aussi...,  le  terme 
final  et  glorieux  dans  lequel  seul  survit,  immortalisée 
et  sublimisée,  la  qualité  d'offrande  et  de  don  sacré, 
jadis  revêtue  par  le  Christ,  et  portée  par  lui  au  travers 
de  sa  passion  jusque  sur  la  pierre  du  tombeau,  pour 
y  recevoir  d'en  haut  le  sceau  et  le  paraphe  de  la  rati- 
fication divine.  C'est  à  cette  condition  seule  que  nous 
intégrons  dans  notre  rite  liturgique  l'essence  d'un  véri- 
table et  actuel  sacrifice  :  c'est  à  savoir,  sous  forme 
d'immolation  mystique,  l'oblation  d'une  victime  véri- 
tablement telle,  l'éternelle  victime  de  l'unique  sacri- 
fice offert  par  notre  Rédempteur.  Nous  offrons  la 
mort  du  Christ,  et  nous  l'offrons  réellement,  en  ce 
sens  que  ce  que  nous  offrons  est  le  théotype 
éternel  de  cette  mort  par  laquelle  Jésus-Christ  se 
dévoua  à  Dieu.  Si  nous  offrons  sur  terre  un  sacrifice, 
c'est  parce  qu'il  y  a  un  sacrifice  céleste,  le  sacrifice 
que  Jésus-Christ  porta  au  sommet  des  cieux  en  res- 
suscitant de  la  croix.  Il  y  est  et  il  y  reste  :  le  même  qui 
pendit  pour  notre  salut  après  avoir  été  dédié  dans  le 
rite  du  pain  et  de  la  coupe,  qui  continue  de  le  dédier 
jusqu'au  dernier  des  jours.  »  Art.  cit.,  p.  235-236. 

La  conséquence  immédiate  de  cette  conception, 
c'est  que,  dans  la  messe  pas  plus  qu'au  ciel,  Jésus- 
Christ  ne  réitère  son  oblation.  Le  Christ  n'a  jamais 
fait  qu'une  seule  oblation  rituelle,  celle  de  la  cène;  au 
ciel,  il  ne  fait  pas  de  nouvelle  offrande;  il  est  en  état 
d'offrande  acceptée;  à  la  messe  donc,  il  ne  réitère 
pas  davantage  son  oblation.  Il  demeure,  à  l'autel 
comme  au  ciel,  «  sacrifice  passif  ».  L'oblation  active, 
nouvelle,  chaque  fois  réitérée,  dont  la  messe  tient  sa 
qualité  de  sacrifice  propre  et  véritable,  cette  oblation 
est  faite  uniquement  par  l'Église,  par  le  prêtre,  son 
chargé  d'affaires.  Le  P.  de  la  Taille  développe  cette 
idée,  assez  nouvelle  en  théologie,  dans  Tel.  xxm  : 
De  habitudine  missœ  ad  oblationem  dominicam.  Il  se 
demande  comment  expliquer  la  raison  sacrificielle 
de  chaque  messe.  Chaque  messe  suppose  une  action 
sacrificielle  qui  lui  est  propre  et  lui  confère  la  qualité 
de  sacrifice.  Celte  action  sacrificielle,  nouvelle  pour 
chaque  messe,  est-elle  l'action  du  Christ  intervenant 
chaque  fois  d'une  manière  particulière?  Déjà  les  Sal- 
manticenses,  disp.  XIII,  dub.  m,  n.  49-50,  avaient 
agité  la  question  :  Ulrum  Chrislus  in  singulis  quœ 
offerimus  sacrifiais  sit  immédiate  offerens  peculiari 
aclu  elicito?  Et  la  réponse  la  plus  probable,  de  beau- 
coup la  plus  vraie  comme  la  plus  commune,  paraissait 
à  ces  théologiens  devoir  être  affirmative  :  Sicut  Chris- 


tas  seciindum  humanilatem  concurrit  instrumentaliter 
ml  mânes  el  singulas  conversion.es,  sive  transsubstan- 
tiationes,  qmv  in  Ecclesia  fiant,  ila  etiam  cogitât  de 
omnibus  et  singulis  sacrifiais,  et  ea  uult,  el  Deo  offert; 
alijae  ideo  est  immediatus  offerens  in  ratione  prsecipua 
sacerdotis,  oblatione  formali,  aetuali  el  elicita.  Cf. 
Suarez,  disp.  LXXYlll,  sect.  t,  n.  6.  ■  ('.die  réponse, 
déclare  le  P.  de  la  Taille,  s'impose  à  ceux  des  théolo- 
giens qui  considèrent  comme  nécessaire  que  le  Christ 
revête  à  l'autel  une  condition  nouvelle  de  victime.  .Mais, 
si  nous  concevons  qu'un  nouveau  sacrifice  est  offert 
à  la  messe,  parce  qu'à  l'égard  de  l'éternelle  victime 
nous  avons  des  offrants  nouveaux,  prenant  part  à 
l'oblation  sacerdotale  autrefois  accomplie  par  le  Christ, 
il  faudra  dire  que  le  Christ  ofîre  présentement  le 
sacrifice,  dans  la  mesure  où  mon  oblation  à  moi  prêtre 
procède  virtuellement  de  lui.  Elle  en  procède,  en  vérité, 
en  tant  que  son  oblation,  immuable  pour  l'éternité, 
domine  toutes  les  nôtres  en  se  les  incorporant,  et  leur 
communique  la  force  de  produire  devant  Dieu  le 
corps  et  le  sang  du  Christ  comme  notre  propre  hostie. 
Le  Christ  ne  fait  qu'un  avec  l'Église,  dont  il  est  la 
tête.  Or,  cette  tête  communique  à  son  corps  la  vertu 
qu'elle  a  manifestée,  lorsque,  dans  la  cène,  le  Christ 
s'est  livré  à  Dieu  jusqu'à  la  mort  pour  la  vie  du  monde. 
C'est  pourquoi  nous  offrons  le  corps  du  Christ  mort 
et  remonté  dans  la  gloire  de  Dieu.  Donc,  notre  pou- 
voir sacerdotal  a  pour  cause  le  pouvoir  sacerdotal 
principal  du  Christ...,  et  notre  action  sacerdotale 
dépend  également  de  l'exercice  du  pouvoir  sacer- 
dotal du  Christ,  exercice  qui  s'est  produit  une  fois. 
L'oblation  du  Christ  est  cause  principale  et  univer- 
selle en  son  ordre;  notre  oblation  est  cause  subor- 
donnée et  particulière.  Le  Christ  offre  par  notre 
offrande,  sans  pour  cela  faire  en  sa  propre  personne 
une  nouvelle  ofïrande.  Toute  la  nouveauté  du  sacrifice 
de  la  messe  est  du  côté  de  l'Église,  bien  que  toute  la 
vertu  de  l'offrir  vienne  du  Christ  ».  El.  xxm,  p.  295- 
290;  cf.  p.  299.  Le  Christ  n'a  donc  jamais  fait 
qu'une  seule  oblation,  celle  de  la  cène;  au  ciel  il  ne 
fait  pas  de  nouvelle  offrande,  il  est  en  état  d'offrande 
acceptée.  A  nos  messes,  il  ne  réitère  pas  son  oblation 
du  cénacle  :  c'est  nous  qui  réitérons  nos"  oblations 
faites  comme  des  répétitions  de  la  sienne,  qui  est 
unique,  mais  que  nous  faisons  nôtre  par  des  actes 
multipliés,  mais  accomplis  en  vertu  du  pouvoir 
ministériel  communiqué  par  le  Christ  lui-même  à  ses 
prêtres. 

Il  reste  à  déterminer  la  raison  formelle  du  sacrifice 
eucharistique  en  fonction  de  ces  principes.  L'auteur 
s'en  explique  au  début  de  Tel.  xxiv  :  «  Le  sacrifice 
de  la  messe  ne  consiste  donc  pas  dans  le  simple  mémo- 
rial du  sacrifice  du  Christ,  et  cependant,  en  dehors 
de  ce  mémorial,  la  messe  n'introduit  pas  dans  le 
Christ  un  changement  réel  qui  de  non  victime  le 
rende  victime.  Mais  le  mémorial  du  sacrifice  du  Christ 
devient  à  la  messe  un  véritable  sacrifice  pour  deux 
raisons  :  d'abord  dans  le  sacrement,  qui  est  l'image 
et  la  commémoraison  de  la  passion,  est  contenu  le 
Christ  lui-même,  demeuré  depuis  sa  passion  en  état 
de  victime,  état  consommé  par  la  gloire;  ensuite 
l'immolation  sacramentelle,  par  nous  renouvelée,  ren- 
ferme et  accomplit  une  véritable  oblation,  faite  par 
nous,  de  la  victime  qu'elle  symbolise.  Or,  est  véri- 
tablement sacrifice  l'oblation  véritable  et  sensible 
d'une  victime  vraiment  immolée.  Donc,  notre  messe 
est  un  sacrifice  véritable,  bien  qu'aucune  immola- 
tion réelle,  c'est-à-dire  sanglante,  ne  s'y  rencontre, 
sinon  celle  dont  les  Juifs  déicides  ont  été  les  auteurs, 
et  dont  le  Christ,  s'oflrant  en  holocauste,  fut  le  sujet. 
Dans  la  victime  de  notre  sacrifice  aucun  changement 
n'est  introduit  par  nous,  si  ce  n'est  un  changement 
tout  extrinsèque,  consistant  en  ce  que,  grâce  au  signe 


1243  MESSE,  LE  S ACR1  FICE-OBL  ATION  :  THÉORIES  CONTEMPORAINES  1244 


sacramentel,  ce  qui  fui  la  victime  offerte  par  le  Christ 
devient  également  la  victime  offerte  par  nous.  Et 
cette  victime  devient  nôtre,  parce  que,  membres  du 
Christ,  nous  renouvelons,  unis  au  Christ  notre  tète, 
et  par  un  pouvoir  reçu  de  lui-même,  le  mystère  eucha- 
ristique par  lequel,  sous  les  espèces  du  pain  et  du 
vin  est  présentée  à  Dieu  la  victime  même  de  la  pas- 
sion, le  corps  et  le  sang  du  Christ.  »  P.  303. 

Cette  position  doctrinale  permet  au  P.  de  la  Taille 
de  rejeter  la  plupart  des  opinions  avancées  par  les 
théologiens  antérieurs.  Tout  d'abord,  il  élimine  l'opi- 
nion qui  place  la  vérité  du  sacrifice,  non  dans  l'obla- 
tion,  mais  dans  la  communion,  soit  des  fidèles,  soit 
même  du  prêtre.  Ensuite,  touchant  la  propriété  de  la 
victime  offerte,  il  rejette,  comme  péchant  par  excès, 
les  opinions  qui,  comme  celles  de  De  Lugo,  Franzelin, 
Th.  Raynaud,  supposent  le  Christ  amené  à  un  état 
d'amoindrissement  et  de  diminution  dans  le  sacri- 
fice eucharistique;  comme  péchant  par  défaut,  celles 
qui  ramènent  toute  l'immolation  de  la  victime  au 
sacrifice  de  la  messe  à  une  immolation  purement 
mystique  ;  comme  péchant  des  deux  manières,  l'opi- 
nion de  l'immolation  virtuelle. 

Si  l'on  compare  la  messe  et  la  cène,  dans  l'opinion 
du  P.  de  la  Taille,  on  est  obligé  d'y  marquer  des 
ressemblances  et  des  différences  :  «  L'oblation  eucha- 
ristique est  un  acte,  non  du  Christ,  mais  de  l'Église. 
Elle  s'accorde  néanmoins  avec  l'oblation  que  le  Christ 
a  faite  de  lui-même  une  seule  fois,  à  la  cène.  C'est 
lui  qui  a  donné  à  l'Église  le  pouvoir  et  l'ordre  de 
l'offrir;  il  demeure  la  cause  principale  et  universelle 
de  l'action  sacrificale,  au  fond,  l'unique  prêtre.  Le 
prêtre,  ministre  de  l'Église,  agit  comme  cause  parti- 
culière et  subordonnée;  il  offre  en  vertu  de  cette 
unique  oblation  qui  a  été  faite  une  fois  pour  toutes 
par  le  Christ.  Avec  cette  différence  que  le  Christ  s'est 
offert  pour  subir  la  mort,  et  que  nous  l'offrons  comme 
mis  à  mort  autrefois.  Avec  cette  différence  encore 
qu'il  s'est  offert  en  préfigurant  son  immolation  future, 
tandis  que  nous  l'offrons  en  commémorant  sensible- 
ment son  immolation  passée.  De  part  et  d'autre, 
l'immolation  est  purement  représentative;  l'obla- 
tion, au  contraire,  absolument  réelle  et  présente  :  à 
la  cène,  oblation  par  le  Christ;  à  la  messe,  oblation 
par  l'Église.  En  conséquence,  si  chaque  messe  forme 
un  sacrifice  propre  et  distinct,  parce  qu'il  s'y  fait 
une  oblation  nouvelle  et  distincte  du  Christ,  nos  sacri- 
fices ne  s'ajoutent  pas  au  sacrifice  du  Christ,  pour 
faire  nombre  avec  lui,  comme  s'ils  étaient  du  même 
genre  :  ils  lui  sont  simplement  analogues,  le  sacrifice 
du  Christ  étant  le  principal,  et  les  nôtres  subordonnés. 
D'où  il  suit  encore  que  nos  sacrifices  n'ajoutent 
rien  à  celui  du  Christ,  ni  ne  l'accroissent  en  aucune 
façon;  ils  participent  seulement  de  sa  plénitude, 
mais  d'une  manière  finie,  déficiente;  si  bien  que, 
même  multipliés  autant  qu'on  voudra,  ils  ne  sau- 
raient l'égaler  jamais  ni  atteindre  sa  mesure.  »  Lepin, 
op.  cit.,  p.  674  (résumant  le  P.  de  la  Taille,  el.  xvn, 
p.  195;  el.,  xxm,  p.303.) 

On  le  voit,  la  synthèse  proposée  par  le  P.  de  la 
Taille  est  extrêmement  forte  et  une,  dépassant  de  loin 
tout  ce  qui  a  paru  depuis  longtemps  :  elle  sauvegarde 
complètement  l'unité  du  sacrifice  du  Christ;  elle 
suppose,  comme  condition  du  sacrifice  eucharistique, 
l'immolation  mystique  à  l'autel,  bien  qu'il  n'y  ait, 
pour  constituer  essentiellement  le  sacrifice  que  l'im- 
molation réelle,  c'est-à-dire  sanglante  du  Christ  au 
Calvaire.  C'est  une  thèse  originale,  dont  nous  trou- 
vons des  traits  épars  chez  Plowden,  Lepin,  Pesch, 
Macdonald,  Lépicier  et  Paquet;  mais  ces  traits  sont 
réunis  en  un  tout,  dont  l'idée  centrale  est  la  double 
nécessité,  d'une  part  de  l'immolation  réelle,  d'autre 
part,  de  l'oblation  rituelle. 


2.  Quelques  remarques.  —  Le  système  du  P.  de  la 
Taille  déborde  la  question  précise  de  l'essence  du 
sacrifice  de  la  messe,  et  cependant  son  unité  ne  per- 
met d'en  négliger  aucun  aspect.  Toutefois,  afin  de 
maintenir  en  sa  cohésion  notre  discussion  ultérieure, 
nous  ouvrirons  ici  une  sorte  de  parenthèse,  où  seront 
formulées  quelques  remarques  préjudicielles  relatives 
aux  points  qui,  dans  la  synthèse  du  distingue  théo- 
logien, ne  touchent  pas  immédiatement  à  l'essence 
du  sacrifice  eucharistique.  —  a)  Sur  la  nécessité  de 
l'immolation  dans  le  sacrifice.  —  Il  convient  d'attirer 
ici  l'attention  sur  une  assertion  qui  ne  semble 
pas  démontrée  :  la  nécessité  d'une  immolation 
réelle,  destructive  de  la  victime,  dans  tout  sacrifice, 
au  moins  propitiatoire.  Voir  col.  1238.  Et  même, 
en  prenant  à  la  lettre  les  assertions  de  l'auteur,  il 
ne  serait  pas  difficile  de  montrer  que,  nonobstant 
les  principes  .posés  tout  d'abord  par  lui  au  sujet  du 
sacrifice  latreutique,  voir  col.  1237,  on  rencontre  chez 
le  P.  de  la  Taille  des  assertions  qui  sembleraient  bien 
indiquer  qu'il  ne  conçoit  pas  le  sacrifice,  tout  sacrifice 
quel  qu'il  soit,  sans  immolation  destructive  ou  immu- 
tative  de  la  victime  :  «  De  tout  ce  qui  précède,  déclare- 
t-il  absolument,  il  suit  que,  pour  constituer  intégra- 
lement un  sacrifice,  il  ne  suffit  pas  de  l'immutation 
ou,  s'il  y  a  lieu,  de  la  destruction  de  la  chose  :  il  faut 
encore,  de  toute  nécessité,  une  certaine  oblation  de 
cette  chose,  changée  ou  détruite.  »  El.  i,  p.  11.  Et 
encore  :  «  Le  sacrifice  se  compose  essentiellement  de 
deux  choses  :  un  acte  d'oblation  et  une  immolation.  « 
Id.,  ibid.  Il  semble  bien  que  cette  formule  «  oblation 
et  immolation  »  soit  trop  absolue.  Du  moins,  même 
en  restreignant  la  nécessité  de  l'immolation  réelle, 
immutative  ou  destructive,  aux  seuls  sacrifices  pro- 
pitiatoires, il  semble  bien  encore  que  ce  soit  là  une 
base  fragile  pour  étayer  toute  la  structure  d'un  sys- 
tème sur  l'essence  du  sacrifice  eucharistique.  On  veut 
démontrer  que  l'essence  de  l'acte  sacrificiel  est  l'obla- 
tion, et  l'on  part  du  principe  que  toute  oblation  sacri- 
ficielle suppose  essentiellement  une  immolation. 
M.  Lepin,  op.  cit.,  p.  678  sq.,  fait  justement  observer 
qu'une  telle  conception  est  sujette  à  critique.  Si 
l'oblation  suppose  dans  le  sacrifice  une  immolation 
réelle,  il  faudra  que  toute  oblation,  même  celle  du 
sacrifice  eucharistique,  «  porte  sur  une  victime  qu'on 
doit  immoler,  soit  sur  une  victime  qu'on  immole, 
soit  sur  une  victime  déjà  immolée.  »  El.  i,  p.  11.  Cf. 
Esquisse  du  mystère  de  la  Foi,  Paris,  1924,  p.  4-5. 
M.  Lepin  conteste  que  ce  principe  puisse  s'appliquer 
aux  sacrifices  de  l'Ancienne  Loi,  où  «  la  donation 
sacrificielle...  suppose  nécessairement  la  victime  préa- 
lablement immolée  ».  Op.  cit.,  p.  680.  Nous  nous 
contenterons  de  faire  observer  que  ce  principe  : 
victima  vel  offertur  immolanda,  vcl  offertur  immola- 
tione,  vel  offertur  immolata,  apporte,  dans  le  présent 
débat,  une  solution  a  priori  et  non  démontrée.  S'il 
faut,  en  effet,  s'en  tenir  à  cette  formule,  la  messe  sera 
nécessairement  l'oblation  de  la  victime  autrefois  im- 
molée à  la  croix,  puisque  le  Christ  ne  peut  plus  aujour- 
d'hui être  réellement  immolé.  Mais  ce  raisonnement 
suppose  comme  acquis  ce  qu'il  faudrait  démontrer. 

b)  Sur  la  nécessité  d'une  oblation  rituelle  lorsque 
l'immolation  est  distincte  de  l'oblation.  ■ —  D'après  le 
P.  de  la  Taille,  lorsque  l'immolation  est  accomplie 
par  le  prêtre,  la  donation  peut  être  signifiée  de  toute 
autre  manière  que  par  un  acte  liturgique  réel;  elle 
peut  même  être  censée  incluse  dans  l'immolation 
ou  l'immutation  elle-même.  Mais,  lorsque  l'oblation 
est  distincte  de  l'immolation  (c'est  le  cas  du  sacrifice 
sanglant  du  Calvaire),  pourquoi  requérir  absolument 
une  oblation  rituelle,  antérieure  ou  postérieure  à  l'im- 
molation? Pourquoi  déclarer  qu'une  parole  ne  suffira 
pas?  On  affirme  d'une  façon  absolue  un  principe  a 


MESSE,   SYNTHESE   THÉOLOGIQUE    :   LA    MÉTHODE 


1246 


priori  :  Ubi  distinguitur  (oblatio  ab  inunolatione), 
oporlebit  ut  in  aligna  actions  consistât  ad  deditionem 
ac  dedicationan  seu  consecrationem  signiftcandam  apta. 
El.  i,  p.  11.  Ut  la  seule  raison  qu'on  apporte  de  cette 
assertion,  est  celle-ci  :  Ciun  sit  sacrificium  in  génère 
donationis,  neeesse  est  ut  sensibiliter  peragatur  aliqu  i 
activa  doni  prsesentatio  seu  redditio,  kl.,  ibid.  Mais 
précisément  cette  raison  trouve  une  application  suf- 
fisante dans  une  parole,  une  attitude,  un  signe  sen- 
sible accompli  par  le  prêtre,  marquant  ainsi  soi 
intention  d'offrande  et  de  donation.  Si  l'assertion  du 
P.  de  la  Taille  paraît  convenir  au  plus  grand  nombre 
des  sacrifices  rituels  des  Juifs  et  surtout  à  leurs  sacri- 
fices sanglants,  affirmée  du  sacrifice  ancien  en  général, 
et  sans  restriction,  elle  ne  laisse  pas  d'être  contes- 
table .  Lepin,  op.  cit.,  p.  0S1.  Nous  ajouterons  : 
affirmée  du  sacrifice  du  Calvaire,  elle  oblige  l'auteur 
à  adopter  un  sentiment  où  difficilement  un  théolo- 
gien pourra  le  suivre.  En  conséquence,  une  troisième 
remarque  s'impose. 

c)  Sur  l'oblation  rituelle  du  sacrifice  de  la  croix  à  la 
cène.  —  Ce  point  ne  touche  qu'indirectement  la  ques- 
tion de  l'essence  du  sacrifice  de  la  messe,  mais  il  lui 
est  cependant  intimement  uni;  car,  si  la  thèse  du  P.  de 
la  Taille  était  vraie,  il  faudrait  marquer  (on  l'a  fait 
plus   haut,  voir  col.  1243)  des  différences   profondes 
entre  la  cène  et  la  messe,  ce  que  ne  saurait  admettre 
la  presque  unanimité  des  théologiens.  Voir,  sur  l'iden- 
tité substantielle  de  la  cène  et  de  la  messe,  Billot, 
résumé  ici  même,  col.  1164.  Mais,  de  plus,  il  est  diffi- 
cile de  concevoir  que  le  sacrifice  de  la  croix  ne  soit 
sacrifice  véritable  que  par  l'oblation  rituelle  qui  en 
aurait  été  faite  à  la  cène,  dans  la  consécration  du 
pain  et  du  vin  au  corps  et  au  sang  du  Sauveur.  On 
lira  la  solide  réfutation  de  la  position  adoptée  par  le 
P.  de  la  Taille  dans  Lepin,  op.  cit.,  p.  689-697.  Sans 
doute,  le  P.  de  la  Taille  concède  qu'a  priori  et  de  jure, 
le  Christ  pouvait  choisir,  pour  rendre  sensible  son 
oblation,  sexcentos  alios  rilus;  toutefois,  de  facto,  il  a 
choisi  le  rite  de  la  cène.  Néanmoins,  cela  laisse  sup- 
poser que,  de  facto,  la  passion  n'eût  pas  été  un  sacri- 
fice complet  sans  la  cène.   Et,  sans  reprendre  ici  la 
discussion  au  point  de  vue  scripturaire   et  tradition- 
nel,   il    suffira    de   constater  que  «  ce  n'est  pas  vers 
cette   conclusion    que  nous   achemine    la   lecture   du 
concile  de  Trente,  sess.  xxn,   c.  i.  Denzinger-Bann- 
wart,  n.  938,  lequel  suppose  un  sacrifice  fait  sur  la 
croix,  représenté  à  la  cène  et  à  la  messe  :  Ut  Ecclesiœ... 
relinqueret   sacrificium   quo   cruentum     illud   semel    in 
cruce  peragendum  reprœscntaretur...  obtulit...  ac  Apos- 
tolis...  tradidit,  et  eisdem...  ut  offerrent  prsecepit,  lequel 
s'exprime  comme  s'il  distinguait  deux  oblations,  l'une 
faite  sur  la  croix,  l'autre  faite  à  la  cène  :  Etsi  semel 
seipsum   in  ara  crucis...  Deo   Patri  oblaturus   eral... 
iamen...    in   cœna    novissima...,   corpus   et   sanguincm 
suum  sub  speciebus  panis  et  vini  Deo  Pcdri  obtulit. 
L'auteur  ne  semble  pas  avoir  assez  tenu  compte  de 
ces  textes  du  c.  i,  quand,  en  s'appuyant  sur  le  c.  n,  il 
s'elTorce  d'en   tirer  un   argument   qu'il   qualifie   lui- 
même  de  simplement  probable.   Des  réflexions  ana- 
logues  doivent   être   faites   à    propos   des    textes    de 
saint  Thomas  dont  le  P.  de  la  Taille  invoque  l'auto- 
rité en  sa  faveur.  Le  Docteur  angélique  pose   formel- 
lement la  question  qui  nous  intéresse,   Sum.   theol., 
III,  q.  XLviu,  a.  '.',  :   L'trum  passio  Christi  operata  sit 
per  modum  sacrificii?  Il  répond   affirmativement,  et 
donne  ses  explications  et  ses  preuves,  m  lis  sans 
allusion  à  la  cène,  ni  in  corpore  articuli,  ni  dans 
lerlium,   où   l'occasion   s'en   offrait,   'l'ont  comme   les 
théologiens  récents,  il  en  appelle  à  la  liberté  du  Christ 
dans  l'acceptation  de  sa  mort,  liberté  prédite  par  les 
prophètes,  et  ne  semble  pas  requérir  une  oblation  qui 
soit  un  rite  sensible  formellement  distinct  des  dou- 


leurs de  la  passion.  Cf.  IIP,  q.  xxn,  a.  2,  ad  lun>.  Or,  le 
1'.  de  la  Taille,  el.  m,  p.  45-46;  V,  p.  71,  cite  quelques 
textes  de  sui.it  Thomas  et,  sans  tenir  compte  de  ceux 
que  nous  venons  de  rappeler,  en  lire  des  conclusions 
favorables  à  sa  propre  thèse,  par  des  raisonnements 
(pii  "  :t  leur  valeur,  mais  qui  restent  étrangers  à  la 
pensée  de  sai  it  Thomas...  »  Ami  du  Clergé,  1923  p.  70- 
71.  Il  n'est  point  difficile  d'ailleurs  de  trouver  dans  le 
récit  de  la  passion,  dans  les  paroles  cl  dans  les  gestes 
du  Sauveur,  des  signes  non  équivo  [ues  de  son  obla- 
tion, même  en  ne  tenant  pas  compte  des  paroles 
consécratoires  prononcées  à  la  cène.  Voir  Barrais,  Le 
sacrifice  du  Christ  nu  Calvaire,  dans  la  Revue  des 
sciences  philosophiques  cl  théologiques,  1925,  p.  158- 
159. 

Les  autres  remarques  qui  pourraient  être  faites  sur 
la  thèse  du  P.  de  la  Taille  concernant  directement  la 
question  du  sacrifice  de  la  messe,  doivent  être  ren- 
voyées à  la  discussion  générale. 

V.  Critique  des  systèmes  et  essai  de  synthèse 

THÉOLOGIQUE.  —  /.   LA  MÉTHODE  A  SUIVRE.  —  On  a 

pu  constater,  par  l'exposé  des  systèmes  théologiques, 
combien  peu  consistantes,  en  regard  du  dogme,  se 
trouvent  les  définitions  proposées  du  sacrifice  en 
général  par  les  théologiens.  Poser  d'abord  une  défi- 
nition du  sacrifice,  pour  en  montrer  ensuite  la  véri- 
fication dans  le  sacrifice  de  la  messe,  c'est  vouloir 
éclairer  le  certain  par  l'incertain.  C'est  précisément 
parce  que  la  plupart  des  théologiens  ont  voulu  trouver 
dans  la  définition  du  sacrifice  la  justification  de  leurs 
systèmes  qu'ils  se  sont  divisés  en  opinions  contraires. 
L'Église,  d'ailleurs,  ne  s'est  jamais  souciée  de  nous 
donner  une  définition  authentique  du  sacrifice;  et 
donc,  même  si  sur  ce  poiiit  on  pouvait  espérer  trouver 
par  des  moyens  humains  la  vérité,  cette  vérité  ne 
saurait  encore  être  proposée  comme  règle  de  notre 
croyance. 

A  notre  avis,  il  faut  donc  laisser  de  côté  la  défini- 
tion du  sacrifice  en  général.  Nous  savons,  par  la  foi, 
que  la  messe  est  un  sacrifice  véritable  et  proprement 
dit.  Elle  doit  donc  vérifier  la  définition  du  sacrifice  en 
général,  quelle  que  doive  être  d'ailleurs  cette  défi- 
nition. Mais,  puisque  les  diverses  définitions  essayées 
ne  sont  pas  satisfaisantes,  nous  ne  nous  en  occupe- 
rons pas  ici.  L'Église  n'a  pas  d'enseignement  sur  le 
sacrifice,  mais  elle  a  un  enseignement  explicite  sur 
le  sacrifice  de  Jésus-Christ  au  Calvaire  el  à  l'autel. 
C'est  de  cet  enseignement  explicite  qu'il  faut  partir, 
pour  tirer  des  conclusions  certaines  ou  très  probables. 
Nous  ajouterons  même  que  les  témoignages  de  l'Écri- 
ture et  de  la  Tradition  ne  peuvent  être  invoqués  ici 
que  subsidiairement;  ni  l'Écriture,  ni  les  Pères  n'ont 
entendu  formuler  un  système  théologique  sur  l'es- 
sence du  sacrifice  sanglant  de  la  croix  ou  du  sacrifice 
non  sanglant  de  l'autel.  Les  interprétations  qu'on  pour- 
rait apporter  de  la  doctrine  qu'ils  nous  proposent 
seront  toujours  et  forcément  des  interprétations,  où 
un  élément  préjudiciel  entrera  pour  une  part  plus 
ou   moins  considérable. 

C'est  donc  à  la  seule  règle  de  la  foi  qu'il  faut  recou- 
rir pour  trouver  les  principes  sur  lesquels  nos  déduc- 
tions ont  le  droit  de  s'appuyer.  Celle  règle  de  foi  a 
été  formulée  au  concile  de  Trente.  Sans  doute,  elle 
ne  contient  aucune  assertion  qui  directement  nous 
permette  de  proposer  une  solution  définitive;  elle 
nous  donne  cependant  des  points  de  repère  suffisants 
et  pour  éliminer  les  opinions  irrecevables,  et  pour  dis- 
cerner iolutiôn  très  probable. 

Nous  n'avo  is  p  is  à  reproduire  i'  i  I  les 

texte  i     (cuv    je   la   ses- 

\n,  c.  i  et  u  ;  can:  1.2  et  3.  Voir  ci-dessus 
col.  1128-1137.  Mais  il  faut  y  joindre  le  c.  m  de  la  ses- 
sion xm,  lequel,  bien  que  ne  se  rapportant  pas  direc- 


1247     MESSE,  DONNÉES  THÉOLOGIQUES  :  VALEUR  DE  LA  CONSÉCRATION      124» 


tcment  au  sacrifice,  enseigne  cependant  la  doctrine 
catholique  de  la  séparation  sacramentelle  du  corps 
et  du  sang  de  Jésus-Christ. 

Ce  principe  fondamental  une  fois  posé,  la  marche 
à  suivre  dans  notre  critique  est  celle-là  même  que  nous 
avons  indiquée  au  début  de  cet  article,  et  qui  est  consa- 
crée par  l'ensemble  des  théologiens.  On  établira  tout 
d'abord  que  l'essence  du  sacrifice  réside  dans  la 
consécration.  On  expliquera  ensuite  comment  la  con- 
sécration constitue  l'action  sacrificielle  de  l'eucha- 
ristie. Enfin,  dans  les  limites  d'une  sage  liberté  en 
faveur  des  systèmes  conciliables  avec  la  doctrine  catho- 
lique, on  s'efforcera,  dans  une  brève  synthèse  théo- 
logique, de  déterminer  les  éléments  du  sacrifice  eucha- 
ristique et  de  donner,  de  ce  sacrifice,  une  définition 
acceptable.     . 

//.  L'ESSENCE  DU  S  ACM  FI  LE  EUCHARISTIQUE 
RÉSIDE    DANS    LA    SEULE    CONSÉCRATION    DES    DEUX 

ESPÈCES.  —  Cette  affirmation  comporte  trois  préci- 
sions, dont  la  première  seule  se  présente  à  notre 
adhésion  comme  une  vérité  théologiquement  certaine; 
les  deux  autres  appartenant  au  domaine  des 
opinions.  On  affirme  donc,  et  d'une  façon  non  exclu- 
sive, 1°  que  l'essence  de  la  messe  est  dans  la  consé- 
cration; 2°  que  l'essence  de  la  messe  est  dans  la  seule 
consécration,  à  l'exclusion  de  toute  autre  partie  de  la 
messe;  3°  que  l'essence  de  la  messe  requiert  la  consé- 
cration des  deux  espèces  :  pain  et  vin. 

1°  L'essence  de  la  messe  est  dans  la  consécration.  — 
Sous  sa  forme  positive,  et  non  exclusive,  cette 
assertion  doit  être  notée  comme  théologiquement 
certaine. 

Elle  possède,  en  effet,  comme  garantie  l'unanimité 
morale  des  théologiens  catholiques;  et  sa  vérité 
découle  de  l'exposé  de  toute  la  doctrine  traditionnelle 
sur  le  sacrifice  de  la  messe  au  point  que  certains  auteurs 
en  jugent  inutile  la  démonstration  :  M.  de  la  Taille, 
op.  cit.,  El.  xxxiv,  p.  435. 

Cette  démonstration  est  cependant  possible;  les 
grands  théologiens  n'ont  pas  manqué  de  l'établir,  se 
référant  à  saint  Thomas,  Sum.  theol.,  IIIa,  q.  lxxvih, 
a.  3,  ad  2um;  q.  lxxx,  a.  12,  ad  lum;  q.  lxxxii, 
a.  10;  id.,  ibid.,  ad  lum,  et  surtout  q.  lxxxih,  a.  1. 
Suarez  note  que,  malgré  les  efforts  de  nombreux 
auteurs  en  faveur  d'une  démonstration  rationnelle, 
on  ne  peut  avoir,  sans  le  secours  de  la  révélation,  une 
réponse  absolument  certaine  à  ce  sujet.  Ajoutons  que 
les  divers  arguments  de  raison  théologique  devront, 
pour  être  mis  en  valeur,  être  réunis  en  une  synthèse 
que  nous  proposerons  en  dernier  lieu. 

1.  Les  arguments  :  leur  aspect  analytique.  — 
a)  L'Écriture.  ■ —  Dans  les  récits  de  l'institution,  deux 
faits  sont  nettements  relatés  :  la  consécration  par  le 
Sauveur  du  pain  et  du  vin;  la  distribution  du  corps 
et  du  sang  aux  apôtres.  Et  toute  la  tradition 
affirme  que  le  sacrifice  de  la  cène,  qui  prélude  à  l'eu- 
charistie, fut  constituée  par  ces  deux  actes  du  Christ. 
Or,  la  distribution  du  corps  et  du  sang  aux  apôtres 
ne  peut  appartenir  seule  à  l'essence  du  sacrifice.  Donc, 
au  témoignage  de  l'Écriture,  il  reste  que  la  consécra- 
tion est  un  élément  essentiel.  De  plus,  il  serait  sur- 
prenant que  l'Écriture  n'ait  relaté  qu'un  rite  accessoire 
et  non  essentiel  au  sacrifice.  Suarez,  disp.  LXXV, 
sect.  iv,  n.  2. 

b)  La  Tradition.  ■ —  Cet  argument  est  plutôt  indiqué 
que  développé.  Suarez,  id.,  n.  3,  déclare  que  les  Pères, 
parlant  du  sacrifice  eucharistique,  emploient  indiffé- 
remment les  termes  de  consécration,  d'immolation, 
iVoblation.  Cf.  De  Lugo,  disp.  XIX,  sect.  v,  n.  67; 
Bellarmin,  De  eucharistia,  1.  V,  n.  xxvm,  fine. 

c)  La  raison  théologique.  —  De  ce  chef,  les  théolo- 
giens postérieurs  au  concile  de  Trente  apportent  trois 
arguments  principaux. 


a.  —  Il  est  de  l'essence  du  sacrifice  d'être  une  obla- 
tion  faite  à  Dieu.  Or,  dans  l'eucharistie,  l'oblation 
sacrificielle  réside  dans  la  consécration.  La  consécra- 
tion du  pain  et  du  vin,  en  effet,  présente  à  Dieu  l'ado- 
rable victime  de  l'autel,  et  cela  d'une  manière  plus 
parfaite  que  tout  autre  rite  de  la  messe.  Salmanti- 
censes,  De  eucharistia,  disp.  XIII,  dub.  n,  n.  25. 
Les  théologiens  répètent  à  l'envi  que  l'oblation  est 
contenue  dans  la  consécration,  et  que  l'oblation  ver- 
bale, postérieure  à  la  consécration  (Unde  et  memores} 
n'est  pas,  en  soi,  nécessaire,  quoi  qu'en  aient  dit  de 
rares  auteurs  (v.  gr.,  Scot,  Henriquez,  Azor,  Bonacina, 
Bassams,  et  d'autres,  cités  par  de  la  Taille,  El. 
xxxiv,  p.  437,  note  3).  A  plus  forte  raison  eussent- 
ils  rejeté  la  singulière  opinion  du  P.  Grivet  : 
«  la  messe  commence  à  l'autel  après  l'élévation;  » 
voir  col.  1228.  Ils  trouvent  confirmation  de  cet  argu- 
ment dans  les  expressions  du  concile  de  Trente,  lequel 
explique  la  consécration  par  l'oblation  et  l'oblation 
par  la  consécration.  Cf.  sess.  xxn,  c.  n;  sess.  xxm, 
c.  i,  can.  1.  Salmanticenses,  id.,  n.  26. 

b.  - —  Sous  la  loi  de  grâce,  le  sacerdoce  comporte 
essentiellement  le  pouvoir  de  consacrer.  Mais  l'acte 
principal  répondant  au  sacerdoce  est  le  sacrifice.  Si 
donc  le  prêtre  est  constitué  prêtre  essentiellement  par 
le  pouvoir  de  consacrer,  il  faut  de  toute  nécessité  que 
le  sacrifice  comporte  essentiellement  la  consécration. 
La  même  relation  qui  existe  entre  le  sacerdoce  et  le 
pouvoir  de  consacrer  existe  entre  le  sacrifice  et  la 
consécration.  Ici  encore,  les  théologiens  s'appuient 
sur  le  concile  de  Trente,  sess.  xxm,  c.  1  :  Sacrificium 
et  sacerdotium  ita  Dei  ordinatione  conjuncta  sunt,  ut 
utrumque  in  omni  lege  existant.  Cum  igitur  in  Novo 
Teslamento  sanctum  eucharistiœ  sacrificium  visibile 
ex  Domini  institutione  catholica  Ecclesia  acceperit, 
fateri  etiam  oportet  in  ea  novum  esse,  visibile  et  exter- 
num  sacerdotium.  Et  canon  1  :  Si  quis  dixerit  non  esse 
in  Novo  Testamento  sacerdotium  visibile  et  exlernum, 
vel  non  esse  potestatem  aliquam  consecrandi  et  offerendi 
verum  corpus  et  sanguinem  Domini,  a.  s.  Denz.-Banirw., 
n.  957,  961. 

Suarez  montre  le  lien  intime  qui  unit  ces  deux  argu- 
ments. Disp.  LXXV,  sect.  iv,  n.  2.  Il  ne  suffit  pas, 
dit-il  en  substance,  de  montrer  que  le  pouvoir  sacer- 
dotal est  un  pouvoir  de  consacrer;  il  faut  également 
ajouter  que.  dans  le  sacrifice  eucharistique,  la  consé- 
cration comporte  l'oblation  essentielle  au  rite  sacrifi- 
ciel. Et  Suarez  démontre  que  telle  est  la  vérité,  non 
seulement  parce  que  la  Tradition  tout  entière  l'a 
ainsi  compris,  mais  encore  parce  que  la  nature  même 
du  sacerdoce  exige  que  le  pouvoir  de  consacrer  soit 
aussi  et  conjointement  le  pouvoir  d'offrir.  Autrement 
le  sacrifice  pourrait  être  conçu  comme  divisible  en 
deux  éléments.  Un  prêtre  pourrait  consacrer;  un 
autre  pourrait  offrir  à  Dieu  la  victime  consacrée.  Dans 
quel  acte  serait  le  sacrifice?  Sans  doute,  ajoute  Suarez, 
n.  3,  on  pourrait  théoriquement  concevoir  une  sépa- 
ration effective  des  deux  pouvoirs;  mais  leur  union 
inséparable  dans  le  sacerdoce  chrétien  est  un  signe 
très  probable  que  les  deux  pouvoirs  sont  en  réalité  une 
seule  et  même  chose. 

c.  —  La  messe  est  une  représentation  et  un  mémorial 
du  sacrifice  du  Calvaire  :  dogme  défini  au  concile  de 
Trente,  sess.  xxn,  c.  1.  Donc,  la  partie  de  la  messe 
où  le  sacrifice  de  la  croix  sera  le  plus  parfaitement 
représenté  et  commémoré,  ne  peut  pas  ne  pas  appar- 
tenir à  l'essence  du  sacrifice  eucharistique.  Or,  c'est 
à  la  consécration  que  se  trouvent  le  plus  parfaitement 
réalisées  et  la  représentation  et  la  commémoration  de 
la  croix,  par  la  séparation  sacramentelle 'du  corps  et 
du  sang,  laquelle  n'est  pas  une  séparation  purement 
métaphorique  ou  figurative,  mais  une  séparation 
mystérieuse  qu'explique  la  force  des  paroles  consé- 


1249       MESSE,  DONNÉES  THEOLOGIQUES:   VALEl  II  DE  LA  CONSÉCRATION       L250 


oratoires,  vi  oerborum.  Salmanticenses,  loe.  cit.,  n.  26; 
Gonet,  loe.  cit.,  n.   17. 

d.  —  A  ces  trois  arguments  principaux,  il  faut  en 
ajouter  un  quatrième  tiré  de  la  notion  de  sacrifice,  et 

qui  se  diversifie  selon  les  teridanc.es  des  ailleurs.  Nous 
avons  constaté  que  beaucoup  de  théologiens  consi- 
dèrent la  notion  d'immutatinu  effective  comme  essen- 
tielle au  concept  du  sacrifice.   De  cette  notion,  ils 

déduisent  que  la  consécration  du  pain  et  du  vin  est 
i  telle  au  sacrifice  eucharistique.  Ainsi  Gonet, 
loe.  cit.,  n.  46,  déclare  que  ■  cette  action  appartient  à 
l'essence  du  sacrifice,  qui  cause  l'immutation  de  la 
chose  offerte.  Cette  majeure,  dit-il.  est  certaine,  et 
patet  ex  defmitione  saerificii.  Or,  l'action  consécratoire 
qui  sépare  virtuellement  le  corps  du  sang  à  la  messe, 
vi  verborum,  est,  de  soi,  destructive  du  Christ;  elle 
réalise  dans  le  Christ  une  véritable  immolation  mys- 
térieuse: donc...  De  I.ugo,  toc.  cit.,  n.  67,  reprend  le 
même  argument,  mais  en  l'appliquant  à  la  théorie  du 
status  declioior.  La  consécration  appartient  à  l'essence 
du  sacrifice  parce  que,  «  sans  détruire  substantielle- 
ment le  Christ,  elle  lui  confère  un  état  d'amoindrisse- 
ment tel.  que  le  corps  et  le  sang  du  Sauveur  sont  pour 
ainsi  dire  dépouillés  de  toute  fonction  humaine,  et 
rendus  aptes  a  d'autres  usages,  transformés  qu'ils 
sont  en  nourriture  et  breuvage.  <  .Même  raisonnement 
chez  Rellarmin,  1.  Y.  c.  xxvn,  lequel  trouve  insuffi- 
sante l'explication  de  l'immolation  virtuelle. 

Ainsi  présenté,  cet  argument  mériterait  davantage 
l'épithète  d'argument  de  tendance  plutôt  que  de  raison 
théologique;  il  cadre,  en  effet,  avec  certaines  opinions 
mais  non  avec  la  doctrine  générale  que  tous  sont  obli- 
gés de  recevoir.  11  serait  possible  cependant  de  lui 
donner  une  valeur  réelle  et  universelle,  si,  au  lieu  de 
parler  de  destruction,  d'immutation,  d'amoindrisse- 
ment, on  se  contentait  simplement  d'établir  que,  par 
la  consécration,  et  par  la  consécration  principalement, 
Jésus-Christ  est  placé  sur  l'autel  en  l'état  de  vietime. 
Et  par  là,  nous  retrouvons,  concrétisé  sur  la  victime 
eucharistique,  l'argument  plus  général  tiré  du  carac- 
tère représentatif  et  eommémoratif  de  la  messe  par 
rapport  à  l'immolation  du  Calvaire. 

2.  Synthèse  des  arguments  :  Jésus,  victime  et  prêtre 
principal  à  la  messe,  s'ofjre  lui-même  à  Dieu  dans  la 
consécration.  ■ —  Si  l'on  considère  attentivement  ces 
divers  arguments,  on  verra  qu'ils  peuvent  être  fusion- 
nés en  une  considération  supérieure  qui  les  domine 
tous  et  les  commande  :  Jésus,  prêtre  et  victime  à  l'autel 
comme  sur  la  croix.  Les  défenseurs  du  système  sacri- 
flce-oblation,  mieux  que  d'autres  peut-être,  ont  mis 
en  relief  cette  vérité  traditionnelle,  que  le  concile  de 
Trente  a  consacrée  :  «Parce  que  le  même  Jésus-Christ, 
qui  s'est  offert  une  fois  lui-même  sur  l'autel  de  la  croix 
avec  effusion  de  sang,  est  contenu  et  immolé  sans  effu- 
sion de  sang  dans  le  sacrifice  divin  qui  s'accomplit  à 
la  messe,  le  saint  concile  dit  et  déclare  que  ce  sacri- 
fice est  essentiellement  propitiatoire...  puique  c'est 
la  même  et  l'unique  hostie,  et  que  c'est  le  même  qui 
s'est  offert  autrefois  sur  la  croix,  qui  s'offre  encore  à 
présent  par  le  ministère  des  prêtres,  avec  différence  seu- 
lement dans  la  manière  d'offrir.  »  Ainsi,  la  messe  est 
décrite  comme  étant,  avant  tout  et  essentiellement, 
l'oblation  faite  de  lui-même  par  Jésus-Christ  lui- 
même,  comme  autrefois  au  Calvaire,  avec  cette  double 
différence  que  le  sacrifice  eucharistique  se  fait  d'une 
manière  non  sanglante,  et  qu'il  suppose  le  ministère 
de  prêtres  députés  par  le  Christ.  Nos  grands  théolo- 
giens, partisans  de  l'immolation  et  de  l'immutation 
dans  le  sacrifice,  n'ont  pas  manqué,  eux  aussi,  de 
mettre  en  relief  cette  part  prépondérante  prise  par  le 
Christ  dans  l'oblation   du   sacrifice   de   l'autel. 

Suarez,  par  exemple,  commence  sa  dis]).  LXXY, 
De  essentia  saerificii  eucharistici,  par  cette   première 

DICT.    DE   THÉOL.     CATH. 


question  :  Vtrum  totus  Christus  sit  rrs  oblata  in  misse 
sacrificio?  En  affirmant  que  le  Christ  es!  bien  l'objet 
premier  et  principal  de  l'oblation  dans  le  sacrifice 
eucharistique,  il  déclare  cette  conclusion  certaine  et 

admise  par  tous  les  théologiens  catholiques.  Mais, 
victime  à  l'autel  comme  au  Calvaire,  le  Christ  y 
est  aussi  et  avant  tout  prêtre  et  offrant  principal. 
Disp.  LXXYII.sect.  i.  Cette  thèse  de  l'oblation  eucha- 
ristique faite  par  le  Christ  lui-même  à  la  messe  est 
une  thèse  catholique,  que  nous  retrouvons  chez  tous 
les  grands  auteurs.  Ainsi,  les  Salmanticenses  :  «  Que 
Notre-Seigneur  Jésus-Christ  soit  le  prêtre  principal, 
Offrant  à  Dieu  le  sacrifice  de  la  messe,  c'est  là  une 
doctrine  enseignée  par  l'unanimité  des  théologiens 
et  à  juste  litre,  car  elle  est  ouvertement  proposée 
par  les  Pères  et  par  les  conciles  (l'auteur  cite  Trente, 
sess.  xxn,  c.  1.  Denz.-Bannw.,  n.  938;  le  IVe  con- 
cile du  Latran,  can.  Firmiter,  id.,  n.  430),  et  par  saint 
Thomas,  Sum.  theol.  IIIa,  q.  i.xxxm,  a.  1.  ad  3um. 
Même  assertion  chez  Vasquez,  disp.  CCXXV,  c.  i;  De 
Lugo,  disp.  XIX,  sect.  vu,  n.  91  ;  Gonet,  disp.  XI,  a. 
3.  n.  68;  Billuart,  dissert,  vm,  a.  2:  et ,  pour  passer  aux 
auteurs  plus  récents  et  contemporains,  Franzelin;  De 
sacrificio,  th.  xvi,  S  3;  Billot,  De  sacramentis,  t.  i,  De 
sacrificio  missœ,  $  3:  de  la  Taille,  Mysterium  fidei,  el. 
xxin,  p.  295;  Lepin,  L'idée  du  sacrifice  de  la  messe, 
p.  714  et  749.  Ce  principe  de  l'oblation  faite  à  l'autel 
par  le  Christ  prêtre  principal  une  fois  posé,  extrê- 
mement simple  devient  l'argumentation,  qui  démontre 
que  la  consécration  appartient  à  l'essence  du  sacrifice 
eucharistique.  Voici  comment  Suarez  la  formule  : 
«  Le  principal  offrant  en  ce  sacrifice  est  le  Christ; 
donc,  cette  action  appartiendra  principalement  à 
l'essence  du  sacrifice  qui  sera  accomplie  au  nom  du 
Christ.  Or,  cette  action  est  la  consécration.  Le  premier 
antécédent  sera  longuement  prouvé  ailleurs.  La  pre- 
mière conséquence  paraît  par  elle-même  évidente,  car 
le  Christ  ne  peut  être  principal  offrant  qu'autant  que 
l'action  sacrificielle  est  accomplie  en  son  nom  et  par 
quelqu'un  qui  représente  sa  personne  même.  Le  second 
antécédent,  outre  qu'il  représente  l'enseignement 
commun,  est  suffisamment  démontré  paries  paroles 
mêmes  de  la  consécration,  qui  sont  proférées  au  nom 
même  de  Jésus-Christ  par  le  prêtre  se  substituant  à 
la  personne  du  Sauveur...;  tous  les  autres  rites  peu- 
vent être  accomplis  par  le  prêtre  agissant  en  son  nom 
propre  ou  au  nom  de  l'Église...  »  Disp.  LXXY,  sect.  iv, 
n.  4.  L'argument  serait  plus  complet  et  plus  décisif 
encore  si  l'on  y  faisait  entrer  non  seulement  l'oblation 
active  du  prêtre,  mais  encore  l'oblation  passive  de  la 
victime.  Il  synthétiserait  alors  les  arguments  de  raison 
théologique  exposés  tout  à  l'heure  et  on  le  pourrait 
formuler  brièvement  ainsi  :  Le  rite  par  lequel  Jésus- 
Christ,  prêtre  principal,  exerce  son  sacerdoce  par  le 
ministère  du  prêtre  visible,  son  délégué,  en  s'offrant 
comme  victime  à  Dieu,  est  certainement  le  rite  essentiel 
du  sacrifice  eucharistique,  puisqu'il  reproduit  l'oblation 
du  Calvaire.  Or,  ce  rite  est  la  consécration  du  pain  el  du 
vin  au  corps  et  au  sang  de  Jésus-Christ.  Donc,  l'essence 
de  la  messe  est  dans  la  consécration. 

L'argument,  du  moins  en  ce  qui  concerne  l'oblation 
active  du  Christ  prêtre  principal,  prend  une  force 
toute  particulière  chez  Je  plus  grand  nombre  des  théo- 
logiens scolastiques.  Tandis,  en  effet,  que  quelques 
rares  auteurs  expliquent  que  le  Christ  est  prêtre 
principal  à  la  messe,  uniquement  parce  qu'il  a  institué 
lui-même  le  sacrifice  eucharistique  et  donne  aux  siens 
le  pouvoir  et  l'ordre  de  l'offrir  après  lui,  le  plus  grand 
nombre  des  théologiens  entendent  que  le  Christ,  à 
l'autel,  offre  lui-même  et  personnellement  le  sacrifice. 
Parmi  les  partisans  de  la  première  interprétation,  on 
doit  citer,  postérieurement,  au  concile  de  Trente,  et 
marchant  sur  les  traces  de  Scot,  Vasquez,  Gaspard 

X.  —  40 


1251  MESSE,  DONNÉES  THÉOLOGIQUES:  VALEUR  DE  LA  SEULE  CONSÉCRATION    1252 


Hurlado,  Fagundez  et,  de  nos  jours,  le  P.  de  la  Taille, 
voir  col.  1211.  La  seconde  interprétation,  plus  stricte, 
et  qui  a  les  faveurs  du  grand  nombre,  s'appuie  sur  l'au- 
torité de  saint  Thomas,  Sum.  theol.,  III»,  q.  lxxviii, 
a.  1  et  4;  q.  lxxxh,  a.  1,  5  et  7,  ad  3um;  q.  lxxxiii, 
a.  1,  ad  3um,  et  du  concile  de  Trente,  voir  ci-dessus. 
«  Le  Christ,  dit  Suarez,  est  principal  offrant  dans  ce 
sacrifice,  non  seulement  d'une  façon  accidentelle  et 
éloignée,  mais  encore  parce  qu'il  offre  actuellement, 
quoique  par  le  ministère  du  prêtre,  le  sacrifice.  » 
Pour  expliquer  la  part  prise  par  le  Christ  dans  l'obla- 
tion  de  la  messe,  il  ne  suffit  pas  d'invoquer  le  fait  de 
l'institution  et  la  volonté  du  Christ  exprimée  à  ses 
apôtres.  Il  ne  suffit  même  pas  d'expliquer  que  toute 
la  vertu  et  l'efficacité  de  la  messe  sont  fondées  sur 
les  mérites  de  Jésus-Christ.  La  vraie  raison,  expli- 
cative de  la  part  prise  personnellement  par  le  Christ, 
dans  l'oblation  de  -la  messe,  c'est  que  l'humanité  du 
Sauveur  concourt  physiquement  à  l'acte  de  la  consé- 
cration, c'est-à-dire  de  la  transsubstantiation,  en 
tant  qu'instrument  uni  à  la  divinité.  »  Disp.  LXXVII, 
sect.  i,  n.  4-6.  Cette  explication  paraît  péremptoire. 
L'activité  instrumentale  de  l'humanité  du  Christ 
— que  nul  ne  peut  songer  à  nier  —  par  rapport  à  la 
transsubstantiation,  explique  merveilleusement  com- 
ment le  Christ  peut,  à  chaque  messe,  renouveler  son 
offrande  sans  qu'il  soit  cependant  nécessaire  de  mul- 
tiplier les  actes  d'oblation.  Le  Christ  renouvelle  son 
oblation  parce  qu'il  se  rend  présent,  de  cette  présence 
qui  constitue,  par  la  transsusbstantiation  du  pain  et 
du  vin  séparément  consacrés,  l'immolation  mystique. 
Voir  l'objection  à  cette  thèse,  formulée  par  F.  de  Lan- 
versin,  Esquisse  d'une  synthèse  du  sacrifice,  dans 
Recherches  de  science  religieuse,  1927,  p.  199. 

Toutefois,  en  ce  qui  concerne  l'oblation  du  sacrifice, 
une  difficulté  pourrait  être  faite  à  cette  conception, 
conception  d'ailleurs  conforme  à  ce  que  la  théologie 
traditionnelle  enseigne  sur  la  causalité  de  l'huma- 
nité du  Christ  par  rapport  aux  sacrements,  voir 
Jésus-Christ,  t.  vu,  col.  1320.  Dans  cette  oblation, 
le  Christ  est  prêtre  principal.  Or,  la  part  prise  par  son 
humanité  dans  l'œuvre  divine  de  la  transsubstantia- 
tion, décèle  une  activité  simplement  instrumentale, 
la  cause  principale  demeurant  Dieu  et  Dieu  seul. 
Comment  donc  encore  parler  de  la  part  principale 
prise  par  Jésus-Christ,  comme  prêtre,  au  sacrifice 
eucharistique?  Le  cardinal  Billot  fournit  les  éléments 
précis  de  réponse,  De  sacramenti's,  t.  i,  th.  liv,  (j  1, 
obj.  4  :  «  L'action  sacrificielle,  dit-il,  doit  nécessaire- 
ment dépendre  du  prêtre  comme  de  sa  cause  princi- 
pale, mais,  formellement  en  tant  qu'action  sacrificielle, 
c'est-à-dire  en  tant  qu'elle  atteste  publiquement  nos 
sentiments  de  respect  intérieur  et  qu'elle  honore  Dieu. 
Mais  cela  n'est  plus  vrai,  si  on  la  considère  matérielle- 
ment, en  tant  qu'elle  est  une  destruction  ou  réelle  ou 
mystique  de  la  victime.  Ainsi  s'explique  le  sacrifice 
de  la  croix;  ainsi  s'expliquent  les  sacrifices  anciens, 
dans  lesquels  la  destruction  matérielle  de  la  victime 
était  le  plus  souvent  le  fait  d'individus  non  revêtus 
du  sacerdoce.  Au  prêtre  seul  appartient  le  rôle  de 
consacrer  la  victime  au  culte  divin  et  de  lui  imposer 
dans  ce  but  la  forme  de  l'oblation  latreutique.  De 
même,  à  la  messe,  rien  n'empêche  que  l'action  qui 
opère  la  transsubstantiation  soit  matériellement 
accomplie  par  Dieu  seul,  comme  agent  principal.  Mais 
formellement  considérée,  comme  témoignage  public 
de  l'adoration  des  hommes,  elle  est  accomplie  par  le 
prêtre,  agissant  non  plus  simplement  comme  cause 
instrumentale,  mais  en  son  nom  propre,  pour  adorer, 
honorer,  révérer  Dieu.  »  Cf.  Van  Noort,De  sacramentis, 
t.  i,  n.  475.  Solution  qui  nous  permet  de  montrer,  en 
harmonisant  entre  eux  les  divers  aspects  de  la  même 
vérité,  comment  l'oblation  permanente  du  Christ  se 


concilie  avec  son  oblation  actuelle,  incluse  dans  chaque 
messe.  A  chaque  messe,  en  effet,  la  transsubstantiation 
est  produite  effectivement  :  par  Dieu,  comme  cause 
principale,  par  l'humanité  du  Christ,  comme  cause 
instrumentale  immédiatement  unie  à  la  divinité,  par 
le  ministre,  comme  cause  instrumentale  séparée,  mais 
subordonnée  au  Christ.  Mais  à  chaque  messe  aussi, 
et  parallèlement  à  cette  activité  instrumentale,  le 
prêtre  souverain  qu'est  Jésus-Christ  renouvelle,  en  les 
continuant  simplement,  les  sentiments  qui  l'ont  animé 
au  Calvaire,  et  le  prêtre  visible,  s'unissant  au  Christ, 
dans  une  communion  de  sentiments  semblables, 
offre,  au  nom  de  l'Église  qu'il  représente,  avec  le 
corps  réel  et  le  sang  du  Christ,  le  corps  mystique  tout 
entier,  confondu  avec  le  Sauveur  dans  la  même  immo- 
lation mystique.  Les  Salmanticenses  ont  bien  mis  en 
relief  cette  dualité  d'action  du  Christ  (et  de  son  prêtre 
visible)  dans  le  sacrifice  eucharistique  :  «  De  même 
que  le  Christ  concourt  instrumentalement  par  son 
humanité  à  chacune  des  conversions  ou  transsubstan- 
tiations qui  se  font  dans  l'Église,  ainsi  il  pense  à 
chacun  de  nos  sacrifices,  les  veut,  les  offre  à  Dieu,  par 
conséquent,  en  est,  comme  prêtre  principal,  l'offrant 
immédiat,  d'une  oblation  formelle,  actuelle  et  élicite.  » 
Disp.  XIII,  dub.  m,  n.  50.  De  Lugo  accepte  substan- 
tiellement cette  doctrine;  mais  il  la  présente  d'une 
manière  beaucoup  plus  vague.  Disp.  XIX,  n.  95. 
2°  L'essence  du  sacrifice  eucharistique  est  dans  la 
seule  consécration,  à  l'exclusion  de  toute  autre  partie 
de  la  messe.  —  Cette  assertion  constitue,  dans  sa 
teneur  générale,  une  simple  opinion  plus  probable. 
Toutefois  les  opinions  exclues  ne  jouissent  pas  toutes 
de  la  même  probabilité.  Tandis,  en  effet,  que  le  rite 
de  la  communion  du  prêtre  est  considéré  par  d'excel- 
lents auteurs  comme  appartenant  à  l'essence  du 
sacrifice  sans  cependant  en  être  le  seul  élément,  les 
autres  rites,  bénédiction,  fraction,  oblation  verbale, 
communion  des  fidèles,  etc..  sont  exclus  de  l'essence 
de  la  messe  par  l'unanimité  morale  des  théologiens. 
Les  opinions  anciennes  et  mêmes  récentes  qui  ont 
pu  être  émises  à  ce  sujet  doivent  donc  être  considérées 
comme  improbables. 

1 .  Il  ne  saurait  être  question  de  faire  entrer  dans  l'es- 
sence du  sacrifice  eucharistique  les  ornements,  les  céré- 
monies extérieures,  les  prescriptions  liturgiques  ajoutées 
par  l'Église  au  cours  des  siècles.  Les  objections  soule- 
vées à  ce  sujet  par  quelques-uns  des  premiers  Réforma- 
teurs, notamment  par  Chemnitz,  manquent  totale- 
ment de  base.  Aucun  catholique  n'a  jamais  enseigné 
cette  absurdité,  et  tous  professent  que  les  addi- 
tions faites  par  l'Église  à  l'institution  du  Christ  sont 
des  ornements  extrinsèques  et  accidentels  du  sacrifice. 
Conc.  de  Trente,  sess.  xxi,  c.  v,  Denz.-Bannw.,  n.  943; 
can.  7,  id.,  n.  954. 

2.  La  distribution  de  la  communion  aux  fidèles 
n'est  ni  le  sacrifice  de  la  messe,  ni  une  des  parties 
essentielles  de  ce  sacrifice.  Le  concile  de  Trente,  ibid., 
c.  vi  et  can.  8,  Denz.-Bannw.,  n.  944,  955,  se  contents 
de  condamner  la  doctrine  qui  taxe  d'illicéité  la  célé- 
bration des  messe  privées,  sans  communion  des  fidèles. 
Mais,  par  là  même,  il  laisse  très  clairement  entendre 
que  la  messe  privée,  même  celle  où  aucune  communion 
n'est  distribuée  aux  fidèles,  est  toujours  un  sacrifice 
véritable  et  complet.  La  théorie  du  sacrifice-banquet 
est  donc  à  rejeter.  L'explication  proposée  par  Mgr 
Bellord  dans  The  eccl.  Review  souleva  immédiate- 
ment la  réprobation  de  nombreux  théologiens  qui 
la  réfutèrent  dans  le  périodique  même  où  elle  avait 
paru.  The  ecclesiastical  Review,  1905,  t.  xxxm,  p.  378 
sq.;  457  sq.;  513  sq.;  612  sq.;  1906,  t.  xxxiv, 
p.  54  sq. 

Mais  l'opinion  voisine,  qui  placerait  l'essence  du 
sacrifice  dans  la  seule  communion   du  prêtre,  mérite 


1253  MESSE,  DONNÉES  THÉOLOGIQUES  :  VALEUR  DE  LA  SEULE  CONSÉCRATION   1254 


une  attention  plus  particulière,  bien  qu'elle  ne  puisse 
revendiquer  comme  patrons,  parmi  les  grands  théolo- 
giens, que  Dominique  Soto,  voir  col.  11-45,  et  peut-être 
Ledesma.  Et  encore,  Soto  et  Ledesma  ne  représentent 
qu'imparfaitement  cette  opinion,  puisque,  pour  eux, 
la  consécration  et  l'oblation  sont  essentiellement 
prérequiscs    à    l'acte    sacrificiel    de    la    communion. 

a)  Faiblesse  des  arguments  de  la  thèse  du  sacrifice-com- 
munion. —  a.  —  Les  paroles  de  l'institution  semblent 
indiquer  que  prendre,  manger  et  boire  le  corps  et 
le  sang  constituent  le  sacrifice  :  Prenez,  mangez,  ceci 
est  mon  corps;  buvez,  ceci  est  mon  sang.  —  Ces  paroles, 
qui  démontrent  directement  que  l'essence  de  la 
messe  est  dans  la  consécration,  voir  ci-dessus  col.  1247, 
prouvent  aussi  que  l'immolation  mystérieuse  du  Sau- 
veur à  la  consécration  a  un  rapport  direct  à  la  commu- 
nion. La  participation  à  la  victime  est  la  suite  natu- 
relle du  sacrifice. 

b.  — ■  Saint  Augustin,  De  civitate  Dei,  1.  XVII, 
c.v,  n.  5,  a  écrit  :  Ideo  id  dixit,  manducare  panem; 
quod  est  in  nom  Testamento  sacrifteium  christianum. 
P.  L.,  t.  xli,  col.  536.  —  Ces  paroles  ne  signifient  pas 
que  l'essence  du  sacrifice  chrétien  réside  dans  la  man- 
ducation  du  pain  devenu  le  corps  du  Christ.  Elles 
signifient  que  le  pain  consacré,  devenu  corps  (et  le  vin, 
devenu  sang),  sont  le  sacrifice  auquel  les  chrétiens 
participent  dans  la  communion.  Saint  Augustin  oppose 
les  victimes  de  l'Ancien  Testament  que  Dieu  avait 
données  pour  nourriture  à  la  maison  d'Aaron,  au  pain 
eucharistique  qui  est  la  victime  des  chrétiens  et  que 
Dieu  leur  donre  pour  nourriture  spirituelle.  S'il  fallait 
tirer  une  conclusion  de  ce  texte,  elle  serait  défavorable 
à  la  thèse  qu'on  prétend  y  rattacher.  Car,  si  les 
anciennes  victimes  devaient  être,  en  tant  que  telles, 
immolées  avant  d'être  données  en  nourriture  à  la  mai- 
son d'Aaron,  le  corps  et  le  sang  du  Christ  doivent 
pareillement  avoir  été  déjà  immolés  à  la  messe  avant 
de  servir  d'aliments  à  l'âme  par  la  communion. 

c.  — ■  Un  texte  de  saint  Grégoire  le  Grand  n'est  pas 
mieux  appliqué.  Pro  nobis  iterum  Christus,  dit  ce 
Père,  in  hoc  mysterio  sacra:  oblationis  immolatur;  ejus 
quippe  ibi  corpus  sumitur,  ejus  caro  in  populi  salutem 
partilur,  e jusque  sanguis  in  ora  fidelium  funditur. 
Dial.,  1.  IV,  c.  lviii,  P.  L.,  t.  lxxvii,  col.  425.  —  Le 
saint  Docteur  propose  simplement  en  ce  texte  l'une 
des  principales  raisons  pour  lesquelles  Jésus-Christ 
s'immole  sur  l'autel  :  «C'est,  dit-il,  afin  que  les  fidèles 
participent  à  sa  chair  sacrée.  »  Mais  il  est  si  éloigné  de 
croire  que  c'est  dans  cette  participation  à  la  chair  de 
Jésus-Christ  que  consiste  son  immolation  non  san- 
glante, qu'ilajoute,  dans  ce  même  texte,  que  le  moment 
où  se  fait  cette  immolation  est  celui  de  la  consécra- 
tion :  Immolalionis  hora  ad  sacerdolis  vocem. 

d.  —  On  en  appelle  encore  à  saint  Thomas,  appor- 
tant, pour  faire  comprendre  la  notion  du  sacrifice, 
l'exemple  du  pain  rompu,  béni  et  mangé.  Sum.  theol., 
IIIa,  q.  lxxxv,  a.  3. —  Mais,  d'une  part,  ces  exemples 
du  pain,  rompu,  béni,  mangé,  ne  sont  que  des  exemples 
apportés  pour  faire  comprendre  ce  que  peut-être 
l'acte  accompli  circa  rem  oblalam  pour  transformer  la 
simple  oblation  en  sacrifice  véritable;  et,  d'autre 
part,  la  doctrine  de  saint  Thomas,  proposée  ex  pro- 
fessa, est  trop  nette  pour  qu'il  puisse  y  avoir  le  moindre 
doute. 

b)  Impossibilités  de  la  tMse  du  sacr> <  fice-communion. 
—  a. . —  Si  le  sacrifice  à  la  messe  n'était  autre  que  la 
manducation,  Jésus-Christ  ne  serait  en  état  de  victime 
qu'au  moment  de  la  communion  du  prêtre  et  des 
assistants,  et  il  ne  serait  non  plus  en  cet  état  de 
victime  qu'au  moment  de  la  communion  du  prêtre 
et  des  assistants.  Or,  la  royance  catholique  sanction- 
née par  la  liturgie  suppose  que  nous  adorons  Jésus- 
Christ  sur  l'autel  après  la  consécration,  non  seulement 


comme  présent,  mais  encore  comme  hostie  pure,  hostie 
sainte,  hostie  sans  tache. 

b-  - — ■  Dans  ce  système,  les  prêtres  n'immoleraient 
Jésus-Christ  que  pour  eux-mêmes,  et  non  pas  pour 
les  fidèles.  Et  d'autre  part,  chacun,  en  communiant 
deviendrait  consécratcur,  soit  dans  la  messe,  soit  hors 
de  la  messe,  s'il  communiait  sans  y  assister,  et  Jésus- 
Christ  s'offrirait  lui-même  en  sacrifice,  par  le  ministère 
des  uns  et  des  autres.  Ce  qui  est  contraire  à  l'enseigne- 
ment de  la  tradition  tout  entière. 

c.  - —  Enfin,  la  communion  pouvant  être  distribuée 
par  le  diacre,  on  aurait  un  sacrifice  sans  l'intervention 
du  prêtre. 

3.  L'oblation  verbale  qui  précède  la  consécration,  à 
l'offertoire,  ne  saurait  être  considérée  comme  l'essence 
du  sacrifice.  Les  théologiens  qui  croyaient  ces  prières 
anciennes  ont  réfuté  à  l'envi  cette  thèse.  Il  nous 
suffira  de  remarquer  que  ces  prières  et  cérémonies 
sont  relativement  récentes  et  n'appartiennent  pas  à 
la  partie  vraiment  traditionnelle  de  la  messe.  Voir 
Suarez,  disp.  LXXV,  sect.  in,  n.  1;  cf.  Bellarmin,  V, 
c.  xxvn,  quarta  proposilio;  De  Lugo,  disp.  XIX, 
sect.  m,  n.  38;  Salmanticenses,  disp.  XIII,  dub.  n, 
§  1,  n.  21  ;  Gonet,  disp.  XI,  a.  2,  n.  30;  etc. 

4.  Il  faut  encore  exclure  de  l'essence  du  sacrifice 
les  rites,  les  prières  et  cérémonies  qui  se  font  à  la  messe 
entre  la  consécration  et  la  communion.  Et  cela  pour  des 
raisons  soit  communes  à  tous  ces  rites,  soit  particu- 
lières à  chacun  d'eux. 

a)  Raisons  communes.  —  Trois  principes  de  valeur 
assez  inégale  proposés  par  Jean  de  Saint-Thomas, 
disp.  XXXII,  n.  35-37,  peuvent  diriger  la  discussion  : 
Le  premier,  c'est  que  le  sacrifice  de  la  messe  est 
offert  par  le  prêtre  agissant  au  nom  du  Christ.  D'où 
il  suit  immédiatement  que  devront  être  réputées 
non  essentielles  toutes  les  actions  faites  par  le  prêtre 
en  son  nom  personnel  ou  au  nom  de  l'Église.  Le 
deuxième,  c'est  que  la  messe  est  célébrée  selon  le 
rite  de  Melchisédech,  qui  prit  le  pain  et  le  vin  comme 
matière  de  son  sacrifice.  Aussi  faudra-t-il  éliminer  de 
l'essence  de  la  messe  toutes  les  actions  accomplies  sur 
une  seule  des  deux  espèces,  par  exemple  sur  le  pain. 
Le  troisième  et  le  principal  est  que  l'essence  du  sacri- 
fice doit  se  trouver  dans  le  rite  qui  confère  à  la  célé- 
bration eucharistique  d'être  le  mémorial  et  l'image 
de  la  passion.  Aussi  ne  pourra-t-on  pas  placer  l'essence 
du  sacrifice  eucharistique,  même  partiellement,  en 
un  rite  qui,  par  l'institution  même  de  Jésus-Christ, 
ne  présente  pas  une  vive  image  de  l'oblation  sanglante 
du  Calvaire.  Cf.  Billot,  op.  cit.,  th.  liv. 

En  vertu  de  ces  trois  principes,  on  éliminera  facile- 
ment tous  les  rites  sans  exception  qui  se  rencontrent 
entre  la  consécration  et  la  communion,  soit  parce 
qu'ils  n'ont  pas  été  institués  par  le  Christ,  soit  parce 
qu'ils  ne  sont  pas  accomplis  au  nom  du  Christ;  soit 
parce  qu'ils  ne  concernent  qu'une  espèce  sacramentelle 
et  non  l'autre,  telle  la  fraction  de  l'hostie;  soit  enfin 
parce  qu'ils  ne  représentent  pas  la  mort  sanglante  du 
Sauveur  :  tel  le  mélange  des  espèces.  D'ailleurs,  il 
faut  considérer  que  tous  ces  rites,  d'après  le  Missel 
romain,  peuvent  parfois  être  omis,  sans  pour  cela 
qu'il  manque  rien  de  substantiel  au  sacrifice.  M issale 
romanum.  De  defectibus  in  celebratione  missarum  occu- 
renlibus,  tit.  m  et  iv. 

b)  Raisons  particulières.  —  Les  raisons  générales 
nous  font  éliminer  tout  rite  dont  Jésus-Christ  ne 
serait  pas  l'auteur.  Or,  déclare  judicieusement  Jean 
de  Saint-Thomas,  comment  connaître  l'institution 
du  Christ,  sinon  par  le  fail  de  l'emploi  qu'en  a  fait 
le  Christ  à  la  cène,  fait  attesté  par  la  narration  évan- 
gélique?  Dans  cette  exclusion  se  trouvent  comprises 
la  plupart  des  actions  accomplies  par  le  célébrant  après 
la  consécration  :  «  l'oblation  verbale,  qui  suit  immédia- 


1255      MESSE,  DONNÉES  THÉOLOGIQUES  :  ROLE  DE  LA  COMMUNION     1256 


tement  ;  l'élévation  de  l'hostie  et  du  calice  pour  les 
faire  adorer  au  peuple;  les  bénédictions  qui  se  font 
sur  le  sacrement  et  autres  rites  semblables.  »  Loc. 
cit.,  n.  36.  Ne  retenant  que  les  rites  accomplis  par  le 
Christ  lui-même  à  la  cène,  Jean  de  Saint-Thomas 
s'arrête  à  la  bénédiction,  à  la  fraction  de  l'hostie,  et 
à  la  communion.  La  question  de  la  communion  faisant 
l'oDJet  d'un  paragraphe  spécial,  voir  ci-dessous,  nous 
nous  contenterons  de  retenir  les  deux  premiers  gestes 
du  Sauveur,  reproduits  par  le  prêtre  à  l'autel,  bene- 
dixit,  fregit. 

a.  —  La  bénédiction  du  pain  et  du  vin  à  la  consécra- 
tion ne  constitue  pas  une  partie  essentielle  du  sacri- 
fice. S'il  s'agit,  en  effet,  de  la  bénédiction  qui  se  fait 
immédiatement  avant  la  consécration  du  pain  et-  du 
vin,  comment  ce  rite  pourrait-il  appartenir  au  sacri- 
fice, puisque  le  corps  et  le  sang  du  Sauveur  ne  sont 
pas  encore  présents  sur  l'autel?  Et  si  l'on  entend  par 
«  bénédiction  »  la  consécration  elle-même,  la  difficulté 
n'existe  plus.  C'est  dans  ce  dernier  sens,  d'ailleurs, 
que  saint  Thomas  expose  le  récit  de  saint  Paul,  Com- 
ment, in  7am  Cor.,  xi,  24,  lect.  v. 

b.  —  La  fraction  du  pain  (laquelle,  à  la  messe,  est 
faite  après  le  Pater)  ne  saurait,  quoi  qu'en  aient  pensé 
Cano  et  Grégoire  de  Valencia,  voir  col.  1145,  1177, 
constituer  un  élément  essentiel  du  sacrifice  eucharis- 
tique. Au  point  de  vue  théologique  et  spéculatif,  ce 
rite  s'exerce  à  l'endroit  de  la  seule  espèce  du  pain  ;  il 
ne  peut  donc,  d'après  la  raison  exprimée  en  second 
lieu,  constituer  une  action  vraiment  sacrificielle.  Litur- 
giquement,  ce  rite  peut  être  omis  sans  que  le  sacrifice 
en  souffre.  Rubricee  missalis,  §  10,  n.  10.  De  plus, 
Suarez  fait  remarquer,  et  ce  peut  être  juste,  que  la 
fraction,  à  la  cène,  fut  antérieure  à  la  consécration, 
donc,  elle  ne  pouvait  appartenir  à  l'essence  du  sacri; 
fice.  Cf.  Salmanticenses,  loc.  cit.,  n.  24  ;  Suarez,  loc.  cit.- 
sect.  m,  n.  3j  Mais  l'on  ne  saurait  oublier  que  l'anti- 
quité chrétienne  a  attaché  à  ce  rite  une  très  grande 
importance,  comme  étant  l'image  de  la  passion. 

5.  Reste  la  seule  controverse  intéressante  :  La 
communion  du  prêtre  fait-elle  partie  de  l'essence  du 
sacrifice?  Nous  ne  disons  plus,  comme  tout  à  l'heure  : 
constitue-t-elle,  à  elle  seule,  l'essence  du  sacrifice?  Il 
s'agit  de  savoir  si  le  sacrifice  requiert  essentiellement 
non  seulement  la  consécration,  mais  encore  la 
communion  du  célébrant.  Et  l'on  sait  que  l'opinion 
affirmative  a  rencontré  de  puissants  défenseurs  dans 
la  théologie  catholique  :  Bellarmin,  les  Salmanticenses, 
De  Lugo,  saint  Alphonse  de  Liguori,  etc. 

a)  De  multiples  raisons  nous  font  exclure  la  commu- 
nion de  l'essence  du  sacrifice  eucharistique  (Opinion  à 
notre  avis  plus  probable). —  a.  — La  communion  n'est 
pas  faite  au  nom  du  Christ,  et  le  prêtre  n'y  tient  pas 
la  place  de  la  personne  même  du  Sauveur.  Bellarmin 
a  senti  la  difficulté  :  «  Peu  importe,  dit-il,  que  la  con- 
somption de  l'eucharistie  ne  se  fasse  pas  en  la  personne 
du  Christ,  lequel  est  cependant  le  prêtre  principal. 
Car,  si  le  Christ  ne  se  mange  pas  lui-même  et  ne 
consomme  pas  immédiatement  le  sacrement,  il  peut 
cependant  être  considéré  comme  s'il  le  consommait, 
puisqu'il  se  livre  pour  être  consommé.  C'est  ainsi  que, 
dans  le  sacrifice  de  la  croix,  le  Christ  s'est  vraiment 
sacrifié,  parce  qu'il  s'est  offert  à  la  destruction,  bien 
qu'il  ne  se  soit  pas  lui-même  mis  à  mort  de  ses  propres 
mains  et  qu'il  ait  laissé  agir  la  main  de  ses  bourreaux.  » 
De  missa,  1.  I,  c.  xxvn.  Réponse  bien  peu  convain- 
cante :  livrer  à  autrui  un  aliment  que  cet  autre 
doit  consommer,  ce  n'est  pas  du  tout  suffisant  pour 
qu'on  puisse  dire  de  quelqu'un  qu'il  consomme,  cet 
aliment.  D'ailleurs  il  est  inexact  de  dire  que  le  Christ 
a  offert  son  sacrifice  sur  la  croix,  parce  qu'il  s'est 
offert  aux  bourreaux.  Le  Christ  a  fait  plus  que  s'of- 
frir.   Il  s'est  vraiment  sacrifié  lui-même,  faisant  acte 


de    son     pouvoir   pour    permettre   qu'on    l'immolât. 

b.  —  Mais  il  faut  aller  au  fondement  même  de  l'opi- 
nion contestée  :  les  théologi  ns  qui  s'y  rallient  pré- 
tendent que  la  communion  est  indispensable  à  la 
destruction  ou  immutation  requise  pour  qu'existe  le 
sacrifice.  C'est  là,  nous  l'avons  vu,  la  raison  fondamen- 
tale apportée  par  Bellarmin,  col.  1176;  les  Salmanti- 
censes, col.  1178;  saint  Alphonse  de  Liguori,  col.  1 179, 
De  Lugo,  col.  1 185,  etc.  Or,  ce  fondement  est  des  plus 
fragiles.  Il  est  très  vrai  que  le  sacrifice  doit  exprimer 
publiquement  notre  dépendance  vis-à-vis  de  Dieu; 
mais  il  n'est  pas  prouvé  que  cette  signification  doive 
être  réalisée  au  sacrifice  de  la  messe  par  la  destruction 
ou  l'immutation  du  corps  et  du  sang  du  Christ.  Et 
puis,  de  quelle  destruction,  de  quelle  immutation 
pourrait-il  être  question  ici?  On  verra  bientôt  que 
toute  la  destruction  ou  l'immutation  concevable  porte 
uniquement,  d'après  les  théologiens  que  nous  avons 
cités,  sur  l'être  sacramentel  de  Jésus-Christ;  et  nous 
constaterons  aussi  que  ce  point  de  vue  est  contestable. 
De  ce  chef  déjà,  le  fondement  apparaît  bien  caduc. 
Mais  il  y  a  plus.  Il  est  très  certain  que,  dans  le  sacri- 
fice, la  chose  offerte,  la  victime  doit  être  offerte  à 
Dieu  :  sans  cette  oblation,  le  sacrifice  perd  sa  signi- 
fication symbolique.  Mais  si  l'oblation  est  essentielle 
dans  le  sacrifice,  il  la  faudrait  retrouver  dans  la  commu- 
nion. «  Or,  peut-on  affirmer  qu'une  chose  est  vraiment 
offerte  à  Dieu  dans  l'acte  même  par  lequel  cette  chose 
est  consommée  par  l'homme  en  vue  de  sa  propre  uti- 
lité? Ce  qui  est  consommé  n'est  pas,  dans  l'acte  même 
de  sa  consommation,  offert  ;et  réciproquement.  «Billot, 
op.  cit.,  th.  liv.  — Bellarmin,  De  Lugo,  les  Salmanti- 
censes tentent  de  renforcer  leur  argument  par  la  com 
paraison  de  l'holocauste.  «L'holocauste  réclame  essen- 
tiellement la  consomption  de  la  victime  ou  de  la  chose 
offerte.  Donc,  le  sacrifice  eucharistique  comporte, 
comme  partie  essentielle,  la  communion.  Salman- 
ticenses, n.  30.  Mais  cette  comparaison  est  plus  ingé- 
nieuse que  solide.  La  combustion  de  la  victime  com- 
portait, certes,  un  rite  bien  apte  à  signifier  le  sacrifice 
intérieur  de  l'homme.  Mais  où  trouver,  même  initiale- 
ment, ce  rite  expressif  dans  la  manducation  sacramen- 
telle?De  tous  temps,  en  effet,  les  hommes  ont  participé 
au  sacrifice  par  la  communion  :  Ceux  qui  mangent  des 
victimes,  ne  participent-ils  pas  à  l'autel  ?  dit  saint 
Paul,  I  Cor.,  x,  18;  jamais  cependant  cette  commu- 
nion n'a  été  considérée  comme  l'essence  même  de  l'o- 
blation; mais,  au  contraire,  l'oblation  de  la  victime 
une  fois  faite,  on  célébrait  le  banquet  sacré  en  signe  de 
la  paix  et  de  l'union  qui  doit  régner  entre  Dieu  et  les 
hommes.  Ainsi,  à  la  messe,  avant  comme  après  la 
consécration,  les  paroles  liturgiques  expriment  l'obla 
tion;  mais  quand  arrivent  les  prières  qui  précèdent 
immédiatement  la  communion,  il  n'est  plus  question 
d'oblation;  la  paix  seule  est  annoncée,  demandée, 
donnée,  précisément  parce  que  l'homme  est  admis  à  la 
table  de  Dieu,  qu'il  est  élevé  à  la  participation  des 
choses  divines,  qu'il  est  inscrit  dans  la  société  de  Dieu. 

b)  Toutefois,  la  nature  même  du  sacrifice  exige 
que  la  communion  du  célébrant  soit  annexée  à  la 
consécration,  de  telle  manière  qu'elle  ne  puisse 
jamais,  même  par  dispense  de  l'Église,  en  être  séparée. 
Les  théologiens  expriment  ordinairement  cette  vérité 
en  disant  que  la  communion  est  partie  intégrante  de 
la  messe  :  Etsi  non  sit  pars  constilutiva  sacrificii  qua 
lalis,  illud  tamen  extrinsece  complet  ac  perficil  :  hinc 
etiam  vocatur  pars  integralis  sacrificii.  Van  Noort, 
De  sacramentis,  t.  i,  n.  461.  La  nature  même  du  sacri- 
fice de  la  messe  exige  qu'il  en  soit  ainsi; et  les  théolo- 
giens modernes,  sur  ce  point,  ne  font  que  reprendre 
les  multiples  affirmations  de  la  tradition  et  développer 
la  raison  théologique  apportée  par  saint  Thomas, 
Sum.  theol.,  IIIa,  q.  lxxxii,  a.  4  ;  «  L'eucharistie  est 


1257     MESSE,  DONNÉES  THÉOLOGIQUES:  ROLE   DE  LA  COMMUNION     1258 


un  sacrifice.  Or,  quiconque  olïre  un  sacrifice,  doit  y 
participer,  parce  (pie  le  sacrifice  extérieur  est  le  signe 
du  sacrifice  intérieur  par  lequel  on  s'offre  soi-même 
à  Dieu.  Ainsi,  en  participant  au  sacrifice,  le  prêtre 
montre  que  le  sacrifice  intérieur  lui  appartient.  De 
même...  le  prêtre  doit  lui-même  prendre  ce  sacrement 
avant  de  le  dispenser  au  peuple  ».  Ici,  la  nécessité  de 
la  communion  en  vue  de  la  destruction  de  la  victime 
ne  se  pose  plus:  il  s'agit  uniquement  de  la  nécessité 
de  la  communion  en  vue  de  réaliser  l'effet  du  sacrifice 
qui  est  d'unir  le  prêtre,  les  fidèles  à  Dieu  dans  la 
participation  à  la  victime.  Ht  ce  complément  néces- 
saire achève  de  réaliser  parfaitement  le  svmbole 
exprimé  par  le  sacrifice  lui-même.  Cette  pensée  fort 
juste  se  retrouve  au  fond  des  opinions  qui  assignent 
à  la  communion  du  prêtre  un  rôle  essentiel  dans  le 
sacrifice  eucharistique  :  dégagée  de  l'idée  d'une  desti- 
nation nécessaire  au  sacrifice,  cette  conception  appa- 
raît pleine  de  vérité  et  de  profondeur  :  et  c'a  été  le 
grand  mérite  de  Viva  et  de  Holtzclau  de  corriger  en 
ce  sens  la  théorie  de  Bellarmin.  La  meilleure  formule 
qu'on  puisse  donner  de  cette  conception  est  peut-être 
celle  de  Suarez  :  Ordo  ad  sumptionem  est  de  essentiel 
sacrificii  eueharislici.  Disp.  LXXY,  sect.  v,  n.  16. 
Cet  ordre  de  la  consécration  à  la  communion  est-il 
de  droit  ecclésiastique  ou  de  droit  divin"?  Certains 
auteurs"  modernes  tranchent  sans  hésiter  la  question 
en  faveur  du  droit  divin.  Cf.  Lépicier,  De  ss.  sacrifteio 
eucharistico,  q.  n,  a.  4,  n.  11.  Van  Noort  est  peut-être 
plus  exact  en  formulant  quelques  réserves  :  Ceteroquin, 
dit-il,  non  constat,  utrum  communio  celebrantis  neces- 
saria  sit  ex  lege  divina,  an  ex  lege  ecclesiastica  cum 
fundamenlo  juris  divini  tantum,  n.  461,  note  4.  Ce 
dernier  auteur  s'appuie  sur  Suarez,  toc.  cit.  Ce  théolo- 
gien estime  que,  dans  les  documents  ecclésiastiques, 
rien  n'autorise  à  relier  la  communion  à  la  consécra- 
tion par  un  précepte  divin  formel.  Le  concile  de  Trente 
lui-même  se  borne  à  déclarer  que  «  la  coutume  fut 
toujours  dans  l'Église  que  les  laïques  reçussent  la 
communion  des  prêtres,  et  que  les  prêtres  célébrants 
se  communiassent  eux-mêmes  »,  et  que  «  cette  coutume 
doit  à  bon  droit  être  conservée,  comme  descendant  de 
la  tradition  apostolique  ».  Sess.  xm,  c.  vm.  Denz.- 
Bannw.,  n.  881.  Rien,  en  ce  texte,  qui  déclare  de 
droit  divin  l'ordre  de  la  consécration  à  la  communion, 
la  tradition  apostolique  elle-même  ne  comportant  pas 
nécessairement  un  droit  divin.  Le  concile  entend  sim- 
plement définir  la  licéité  de  la  communion  du  prêtre 
par  lui-même,  can.  10,  id.,  n.  892.  Certaines  indica- 
tions permettent  cependant  de  conjecturer  que  le  droit 
divin,  contenu  dans  l'institution  positive  du  Christ, 
est  peut-être  ici  en  jeu.  D'abord,  jamais  l'Église  ne 
dispense  le  prêtre  de  communier  à  la  messe  qu'il 
célèbre;  bien  plus,  si  le  célébrant  vient  à  manquer, 
par  maladie  soudaine  ou  par  mort,  immédiatement 
après  la  consécration  et  avant  la  communion,  un 
autre  prêtre,  même  sans  être  à  jeun,  doit  se  substituer 
à  lui  pour  achever  le  sacrifice  et  communier.  Rubricœ 
missalis,  tit.  x,  n.  3.  Mais,  même  en  admettant  le  droit 
divin,  il  ne  s'ensuit  pas  que  la  communion  appartienne 
à  l'essence  du  sacrifice  eucharistique;  car  elle  demeu- 
rerait, de  droit  divin,  liée  à  la  consécration  unique- 
ment comme  complément  nécessaire,  mais  extrin- 
sèque. Suarez,  loc.  cit. 

c)  Les  objections  sont  facilement  solubles.  ■ — a.  — 
L'Église,  dit-on,  applique  encore  le  fruit  du  sacrifice 
après  la  consécration,  puisqu'elle  intercale  dans  la 
deuxième  partie  du  canon  la  mémoire  des  défunts. 
Or,  si  toute  l'essence  du  sacrifice  était  dans  la  consé- 
cration, il  ne  serait  plus  temps  de  recommander  à 
Dieu  les  défunts  à  cet  endroit  de  la  messe. 

On  ne  saurait  dire  que  l'Église  applique  après  la 
consécration  le  fruit  du  sacrifice.  C'est  au  prêtre,  d'ail- 


leurs, qu'il  appartient  de  faire  cette  application.  En 
tant  que  ministre  du  Christ,  le  prêtre  applique  le  fruit 
produit  par  le  sacrifice  ex  o'pero  operato,  et  il  doit  faire 
cette  application,  non  seulement  à  l'intention  qu'il 
forme  lui-même  librement,  mais  encore  à  toutes  les 
intentions  générales  exprimées  dans  l'ordinaire  de  la 
messe.  Or,  cette  application  est  incluse  dans  la  volonté 
de  faire  ce  que  fait  l'Église;  aussi,  cette  volonté  pré- 
supposée, la  messe  est  appliquée,  à  l'instant  même  de 
la  consécration,  à  toutes  les  intentions  de  L'Église, 
quel  que  soit  le  moment  liturgique,  avant  ou  après  la 
consécration,  où  ces  intentions  sont  exprimées.  Outre 
l'application  du  fruit  ex  opère  operato,  il  faut  aussi 
dans  la  messe  considérer  I'impétration  du  prêtre, 
priant  soit  en  son  nom  personnel,  soit  au  nom  de 
l'Église;  et  cette  impétration  se  produit  dans  toutes 
les  prières  publiques  et  privées  qui  accompagnent  le 
rite  principal.  Aussi  la  rubrique  dit-elle  expressément  : 
«  Le  (célébrant)  prie  quelques  instants  pour  les  défunts 
pour  lesquels  il  entend  prier  »,  mais  elle  ne  dit  pas  : 
«  Il  forme  son  intention  pour"  appliquer  le  fruit  ex 
opère  operato  de  la  messe.  »  Suarez,  loc.  cit.,  n.  15; 
Billot,  op.  cit.,  p.  623. 

b.  —  Les  prières  liturgiques  elles-mêmes  semblent 
exclure  l'opinion  qui  tient  que  l'essence  du  sacrifice 
est  réalisée  dans  la  seule  consécration.  D'une  part, 
en  effet,  «  immédiatement,  après  la  consécration... 
au  souvenir  de  la  passion  (unde  et  memores)  nous 
rappelant  la  mort...,  et  aussi  la  résurrection  et  la 
glorieuse  ascension  dans  le  ciel,  nous  offrons  l'hostie, 
le  pain  très  saint  de  la  vie  éternelle  et  le  calice  du 
perpétuel  salut.  »  Grivet,  op.  cit.,  p.  39.  D'autre  part, 
à  la  messe  des  présanctifi'és,  où  n'existe  pas  la  consé- 
cration, nous  prions  Dieu  d'avoir  pour  agréable  notre 
sacrifice.  Il  faut  donc  que  la  communion,  tout  au 
moins  partiellement,  intervienne  dans  l'essence  du 
sacrifice. 

Objection  cent  fois  réfutée,  et  à  la  solution  de 
laquelle  Bossuet  a  donné  un  magnifique  commentaire. 
A  la  consécration,  le  sacrifice  de  Jésus-Christ,  l'obla- 
tion  qu'il  fait  à  Dieu  de  son  corps  et  de  son  sang,  est 
accompli.  Mais  le  sacrifice  de  l'eucharistie  n'est  pas 
seulement  le  sacrifice  de  Jésus-Christ;  il  est  encore 
celui  de  tout  son  corps  mystique  s'unissant  à  lui  et 
s'immolant  avec  lui.  Le  sacrifice  extérieur  de  Jésus- 
eucharistie  est  l'expression  parfaite  du  sacrifice  inté- 
rieur par  lequel  les  fidèles  doivent  témoigner,  en  union 
avec  la  divine  victime,  leur  dépendance  et  leur  amour 
à  l'égard  de  Dieu.  C'est  de  ce  sacrifice  intérieur,  de  ce 
sacrifice  du  corps  mystique  qu'il  est  question  dans 
les  prières  liturgiques.  Voir  le  développement  de 
cette  pensée,  Explications  de  quelques  difficultés  sur 
les  prières  de  la  messe,  n.  36-37.  Ainsi,  à  la  messe  des 
présanctifiés,  qui,  selon  l'avis  unanime  des  auteurs, 
ne  saurait  être  considérée  comme  un  sacrifice,  nous 
demandons  à  Dieu  d'avoir  pour  agréable  notre  sacri- 
fice, lequel,  même  en  l'absence  du  sacrifice  extérieur 
de  Jésus  eucharistie,  ne  doit  jamais  cesser  d'exister, 
c.  —  Dans  tout  sacrifice,  la  victime  doit  être  d'abord 
préparée  ou  amenée,  et  ensuite  immolée.  Or,  c'est 
par  la  consécration  qu'à  la  messe  la  victime  est  pré- 
parée ou  amenée;  il  faut  donc  une  autre  action  rituelle 
pour  achever  le  sacrifice  par  l'immolation  de  la  victime. 
—  S'il  s'agissait  de  l'immolation  sanglante  d'une 
victime  mise  à  mort,  l'argument  pourrait  avoir  quelque 
valeur.  L'immolation  sanglante,  en  effet,  présuppose 
la  présence  de  la  victime.  Mais  le  sacrifice  eucharis- 
tique, quelle  que  soit  d'ailleurs  l'opinion  qu'on  pro- 
fesse sur  son  essence,  ne  possède,  avec  ces  sacrifices 
sanglants,  que  des  rapports  lointains  et  purement 
analogiques.  Lt,  à  ce  sujet,  ii  convient  de  rappeler 
que  si  la  transsubstantiation,  en  tant  qu'elle  rend 
présents  le  corps  et  le  sang  du  Sauveur,  est  une  action 


1259   MESSE,  DONNÉES  THÉOLOGIQUES  :  LA  DOUBLE  CONSÉCRATION    L260 


qui  a  Dieu  seul  comme  cause  principale,  la  même 
action,  en  tant  que  sacrificielle,  c'est-à-dire,  en  tant  que 
symbole  el  attestation  de  notre  hommage,  de  notre 
soumission  et  de  notre  amour  vis-à-vis  de  Dieu,  a  le 
prêtre  comme  cause  principale  :  vérité  déjà  expliquée 
plus  haut,  voir  col.  1251.  Voir,  pour  la  discussion 
des  arguments,  les  auteurs  favorables  à  l'opinion  ici 
combattue,  notamment  les  Salman'icenses,  disp.  XIII, 
dub.  h,  S  3  et  4;  De  Lugo,  disp.  XIX,  sect.  v  et  vi. 

d)  Mais  on  peut  se  demander  si  «  l'oblation  sacri- 
ficielle du  Christ  se  borne  à  ce  moment  transitoire 
de  la  double  consécration.  On  comprend  que  les 
théologiens  pour  qui  l'essence  du  sacrifice  est  un 
acte  d'immolation,  réelle  ou  mystique,  aient  enfermé 
la  durée  du  sacrifice  dans  cet  instant  fugitif...  Mais, 
pour  qui  se  débarrasse  de  ce  préjugé  et  voit  avant  tout 
dans  le  sacrifice  une  oblation,  il  semble  bien  qu'il 
puisse  et  doive  être  étendu  au  delà...  L'acte  d'immo- 
lation figurative  qu'est  la  double  consécration  n'est 
pas  précisément,  en  tant  que  tel,  l'acte  d'oblation  ou 
de  donation,  constitutif  du  sacrifice  :  c'en  est  plutôt 
...une  sorte  de  condition.  La  véritable  oblation  ou 
donation  sacrificielle  est  celle  que  le  Christ  fait 
directement  de  lui-même,  sous  le  signe  sensible  de 
cette  immolation  mystique.  Or,  il  n'y  a  aucune  raison 
de  lier  si  rigoureusement  cette  oblation  personnelle 
du  Christ  à  l'acte  figuratif  de  l'immolation,  qu'elle  ne 
puisse  se  continuer,  une  fois  cet  acte  posé.  Sans  doute 
le  moment  de  la  double  consécration  peut  être  consi- 
déré à  bon  droit  comme  le  moment  principal  et  central 
du  sacrifice,  parce  que  le  Christ  s'y  offre  sous  l'acte 
sensible  qui  représente  l'effusion  rédemptrice  de  son 
sang,  et  qu'il  lui  a  plu  d'attacher  l'effet  principal  du 
sacrifice  à  ce  moment  important,  comme  le  fruit 
rédempteur  a  été  attaché  définitivement  à  l'instant 
de  la  mort.  Mais  rien  n'empêche  d'admettre,  tout 
engage  au  contraire  à  penser,  que  le  Christ  continue 
de  s'offrir  en  sacrifice  après  la  double  consécration 
et  jusqu'à  la  communion,  parce  que  jusqu'à  la  commu- 
nion il  s'olïre  réellement  pour  nous  à  son  Père,  d'une 
manière  solennelle  et  officielle,  sous  le  signe  sensible 
de  son  sacrifice  rédempteur.  Pour  être  un  simple 
état  de  victime  mystiquement  immolée,  et  non  un 
acte  de  mystique  immolation,  ce  signe  sensible,  savoir 
la  permanence  visible  de  la  séparation  du  corps  et  du 
sang,  n'en  suffit  pas  moins  à  constituer  un  vrai  sacri- 
fice, parce  qu'il  conditionne  un  acte  de  véritable 
oblation  sacrificielle  :  Yoblation  du  Christ,  continuée 
sous  le  sacrement.  »  Lepin,  L'idée  du  sacrifice  de  la 
messe,  p.  751-752. 

Nous  répondrons  que  cette  conception  procède 
elle-même  de  l'idée  du  sacrifice-oblation,  dans  lequel 
l'immolation  mystique  de  la  consécration  n'intervient 
qu'à  titre  de  condition  préalable.  Or,  cette  idée,  si  on 
l'isole  de  toute  autre,  ne  nous  paraît  pas  suffisamment 
tenir  compte  de  l'enseignement  traditionnel  sur  Vucte 
d' iinmolation  mystique  par  lequel,  précisément,  Jésus 
fait  à  Dieu  l'oblation  de  son  propre  corps  et  de  son 
propre  sang.  Sans  doute,  en  un  certain  sens,  la  pré- 
sence continuée  de  Jésus  sous  les  espèces  séparées 
continue  l'offrande  du  sacrifice  du  corps  mystique  du 
Sauveur,  comme  on  vient  de  l'expliquer  tout  à  l'heure, 
et  rien  n'empêche,  tout  engage'même  le  prêtre  et  les 
fidèles  à  unir  leurs  intentions  personnelles  à  celles 
de  la  sainte  Victime  pendant  tout  le  temps  de  sa  pré- 
sence sur  l'autel.  Mais  tout  l'essentiel  du  sacrifice  du 
Christ  est  accompli  à  la  consécration.  Si  l'état  de  pré- 
sence pouvait  justifier  la  permanence  du  sacrifice, 
il  ne  faudrait  pas  reculer  devant  une  conséquence 
admise,  implicitement,  par  M.  Lepin  dans  sa  thèse  de 
1879,  à  savoir  que  «  si,  à  côté  d'hosties  réservées  dans 
le  ciboire,  on  gardait,  après  la  communion,  du  pré- 
cieux sang  dans  le  calice...,  il  y  aurait  représentation 


de  l'immolation  de  la  Croix;  mais  cette  représenta- 
tion ne  serait  plus  censée  publique,  officielle  »,  et  c'est 
là,  uniquement,  semble-t-il,  ce  qui  empêcherait 
la  présence  réelle  continuée  des  deux  espèces  eonser- 
vées  simultanément,  d'être  un  sacrifice.  Ajoutons  que 
la  rubrique  du  Missel  prévoit  le  cas  où,  la  consécra- 
tion ayant  été  invalide,  le  prêtre  arrivé  à  la  commu- 
nion, reprend  simplement,  pour  réaliser  le  sacrifice 
inexistant,  les  formules  consécratoires  et  passe  ensuite 
immédiatement  à  la  communion.  La  permanence  du 
corps  et  du  sang  sous  les  espèces  séparées  ne  fait  donc 
rien  à  l'essence  du  sacrifice  :  c'est  là  un  élément  tout 
accidentel  et  même  séparable. 

3°  Le  sacrifice  eucharistique  requiert  la  double  consé- 
cration du  pain  et  du  vin.  —  On  ne  saurait  affirmer 
péremptoirement  que  cette  doctrine  s'impose  à  notre 
adhésion,  mais  elle  est  à  coup  sûr  l'opinion  de  beau- 
coup la  plus  probable.  Avant  tout,  il  convient  de 
situer  la  controverse. 

Tous  les  théologiens,  sans  exception,  confessent 
que  la  consécration  des  deux  espèces  est  au  moins  de 
précepte  divin.  Car,  le  précepte  formulé  par  le  Christ 
après  la  consécration  du  pain,  cf.  Luc,  xxn,  19; 
I  Cor.,  xi,  24,  a  été  renouvelé  après  la  consécration  du 
vin.  I  Cor.,  xi,  25.  Mais  il  s'agit  ici  de  préciser  si  le 
sacrifice  existerait  néanmoins,  dans  le  cas  où,  pour 
une  raison  ou  une  autre,  le  célébrant  ne  consacrerait 
pas  les  deux  espèces.  Au  cours  de  notre  exposé  histo- 
rique, nous  avons  rencontré  quelques  auteurs  parti- 
sans de  la  réalité  du  sacrifice,  même  avec  la  consé- 
cration d'une  seule  espèce.  Le  plus  grand  nombre 
professe  que  la  consécration  des  deux  espèces  est 
nécessaire  à  l'existence  du  sacrifice,  non  que  la  consé- 
cration d'une  seule  espèce  à  l'exclusion  de  l'autre  soit 
nécessairement  inopérante  (la  question  peut  d'ailleurs 
se  poser),  mais  parce  que  la  consécration  sous  les  deux 
espèces  paraît  requise  pour  que  se  vérifie  le  sacrifice 
tel  que  Jésus-Christ,  l'a  institué.  En  effet  : 

1.  Il  est  de  l'essence  du  sacrifice  eucharistique  d'être 
représentatif  de  la  passion  et  de  la  mort  du  Sauveur, 
cf.  Conc.  Trid.,  sess.  xxn,  c.  1,  Denz  -Bannw.,  n.  938; 
mais  cette  représentation  requiert  la  consécration  sous 
les  deux  espèces.  Autre  chose  est,  en  effet,  de  trouver 
dans  l'eucharistie  un  signe,  un  indice  de  la  mort  du 
Christ,  autre  chose  d'y  trouver  une  représentation 
expresse  de  la  passion.  Le  signe  existe  à  la  rigueur 
dans  chaque  espèce  consacrée,  prise  séparément,  bien 
que  la  consécration  du  pain  au  corps  du  Christ  n'im- 
plique pas  encore  nécessairement  un  corps  sacra- 
mentellcment  séparé  de  l'âme  ou  du  sang.  Il  faut  donc, 
pour  avoir  une  réelle  et  expresse  représentation  de  la 
mort  et  de  la  passion  du  Sauveur  que  la  double  consé- 
cration vienne  manifester  sacramentellement  la  sépa- 
ration du  corps  et  du  sang.  Ainsi,  et  ainsi  seulement, 
est  rappelé  d'une  manière  frappante  la  passion,  par 
laquelle  le  corps  a  été  immolé  dans  une  effusion  de  sang 
qui  est  allé  jusqu'à  la  mort  effective.  Il  faut  donc  la 
double  consécration  pour  donner  au  sacrifice  eucha- 
ristique d'être  la  vive  image  du  sacrifice  sanglant  du 

'  Calvaire. 

2.  Il  faut  ensuite  considérer  que  le  Christ  a  institué 
le  sacrifice  eucharistique  en  se  servant  lui-même  de 
la  double  consécration.  Bien  plus,  les  formules  qu'il 
employa  marquent  le  mystère  du  sacrifice  eucharisti- 
que. «  Ceci  est  mon  sang,  qui  est  répandu  en  rémission 
des  péchés.  »  Effusion  réelle  sur  la  croix;  à  l'autel, 
effusion  mystique,  représentative  de  l'effusion  réelle. 
Et  c'est  précisément  ce  sacrifice,  avec  la  double  consé- 
cration et  sa  signification  mystique,  que  Jésus  a 
ordonné  à  ses  apôtres  et  aux  prêtres  de  renouveler  : 
«  Faites  ceci  en  mémoire  de  moi.  »  Et  l'Église  l'a  ainsi 
compris,  considérant,  en  fait,  la  double  consécration 
comme  nécessaire  au  sacrifice,  et  n'accordant  jamais 


1261 


MESSE,    CRITIQUE    DU   S  ACRI  FI  CK-I  M  MUT  ATTON 


12112 


de  dispense,  quelles  que  soient  les  «raves  raisons  qu'on 
puisse  apporter,  pour  consacrer  une  espèce  sans 
l'autre.  Et  la  loi  de  l'Église  sur  ce  point  est  si  grave, 
que  le  droit  canon  interdit  urgente  etiam  extrema  ncces- 
sitate,  alteram  materiam  sine  altéra,  aut  etiam  ulramquc 
extra  missse  eelebrationem,  consecrare.  Canon  817. 

3.  Un  troisième  argument,  de  moindre  valeur  à  la 
vérité,  est  emprunté  à  la  figure  de  l'eucharistie  dans 
l'Ancien  Testament  :  Melchisédech  otïrit  son  sacrifice 
en  utilisant  à  la  fois  pain  et  vin;  la  messe,  pour  être 
semblable  au  sacrifice  qui  en  a  été  le  type,  doit  donc 
comporter  la  double  consécration  du  pain  et  du  vin. 
Suarez,  disp.  LXXV,  sect.  vi,  n.  7,  8.  Cf.  disp.  XLIII, 
sect.  iv :  De  Lugo,  De  sacramentel  eucharistie,  disp. 
XIX,  sect.  vin,  n.  105;  Vasquez,  disp.  CCXIII,  c.  m, 
etc. 

En  exposant  la  nécessité  de  la  double  consécration 
dans  le  sacrifice  eucharistique,  les  auteurs  font 
observer  que  l'ordre  pourrait  être  interverti  sans  expo- 
ser le  sacrifice  à  l'invalidité.  Mais  consacrer  le  vin 
avant  le  pain  serait  aller  contre  la  loi  de  l'Église  et 
l'institution  positive  du  Christ.  Qui  agirait  ainsi 
commettrait  un  sacrilège.  Suarez,  ibid.,  n.  11. 

La  conclusion  de  cette  doctrine,  c'est,  en  premier 
lieu,  que  la  consécration  d'une  seule  espèce  n'est  qu'un 
sacrifice  ébauché,  nullement  complet;  que  le  fruit  de 
la  messe  n'est  appliqué  qu'après  la  deuxième  consé- 
cration terminée,  et  qu'enfin,  en  cas  d'invalidité  d'une 
consécration,  il  faut  recommencer,  pour  assurer  la 
validité  du  sacrifice,  la  double  consécration.  Cf.  Missel 
romain,  De  defectibus,  tit.  n  et  ni. 

///.  COMMENT  LA  CONSÉCRATION  CONSTITUE 
L'A'  TL>X  SACRIFICIELLE  DE  LA    ItEïSE.—  1»  77   faut 

en  premier  lieu,  rejeter  l'hypothèse  d'un  changement 
réel  apporté  par  la  consécration  à  la  matière  ou  à  la 
victime,  changement  constituant  l'essence  du  sacrifice 
eucharistique.  —  1.  La  première  opinion  formulée  en 
ce  sens-est  celle  de  Tanner.  Cf.  col.  1169.  La  consécra- 
tion est  un  sacrifice  parce  qu'elle  détruit  la  substance 
du  pain  et  du  vin,  cette  destruction  proclamant  l'excel- 
lence et  la  majesté  divine  dont  la  toute-puissance 
éclate  dans  l'une  et  l'autre  consécration.  Il  est  inutile 
de  s'arrêter  longuement  à  la  réfutation  de  cette 
thèse,  rejetée  des  meilleurs  théologiens,  Bellarmin, 
De  missa,  I,  I,  c.  xxvn;  Vasquez,  disp.  CCXXII, 
n.  51  ;  De  Lugo,  De  sacramenlo  eucharistiœ,  disp.  XIX, 
sect.  iv,  n.  61.  Voici  comment  ce  dernier  auteur 
apprécie  cette  singulière  opinion  :  «  Il  s'en  suivrait, 
dit-il,  que  notre  sacrifice  serait  inférieur  aux  sacri- 
fices de  l'ancienne  Loi  :  un  animal,  brebis  ou  agneau, 
est  plus  noble  que  le  pain  et  le  vin.  De  plus,  ce  serait 
introduire  la  dualité  dans  un  sacrifice  qui,  au  témoi- 
gnage des  Pères,  doit  être  un.  Et  enfin,  à  rencontre 
encore  du  témoignage  des  Pères,  le  sacrifice  de  la 
messe  ne  serait  pas  le  même  sacrifice  que  celui  de  la 
croix  :  il  y  aurait  prêtre  différent  et  sacrifice  différent, 
etc.,  etc.  » 

2.  La  deuxième  opinion,  celle  de  Suarez,  apporte 
une  correction  à  cette  première  hypothèse.  Suarez 
admet  que  la  substance  du  pain  et  du  vin  est  détruite 
par  la  consécration,  mais  en  vue  de  produire  le  corps 
et  le  sang  du  Christ.  Et  c'est  le  Christ,  terme  de  l'action 
sacrificielle,  qui  est  principalement  et  avant  tout  la 
chose  offerte  à  Dieu.  C'est  dans  cette  production, 
et  dans  l'oblation  qu'elle  implique,  qu'est  constitué 
le  sacrifice  eucharistique. 

Pour  concevoir  cette  explication,  il  faut  admettre, 
—  et  Suarez  en  convient  ■ —  que  le  changement  requis 
par  le  sacrifice  n'affecte  pas  nécessairement  la  chose 
offerte.  Et  c'est  là  précisément  le  point  faible  de  cette 
opinion.  «C'est,  dit  De  Lugo,  aller  contre  le  sentiment 
commun  des  auteurs.  »  C'est  la  même  réalité  qui  est 
offerte  et  qui  simultanément  doit  être  immolée  dans 


le  sacrifice.  Sinon,  tout  acte  productif  pourrait  être 
conçu  comme  un  sacrifice  :  la  génération  des  enfants, 
la  construction  d'un  temple  à  Dieu.  Ou  bien,  pour 
réhabiliter  l'explication  suarézienne.  il  faut  la  dégager, 
d'après  les  principes  posés  par  Suarez  lui  -même,  de 
l'idée  du  sacrifice-destruction.  C'est  en  ce  sens  que 
M.  Lepin  interprète  Suarez  :  après  avoir  exposé  la 
doctrine  du  théologien  jésuite,  M.  Lepin  ajoute  judi- 
cieusement :  «  Il  n'en  reste  pas  moins  qu'en  rigueur 
de  termes  le  Christ  est  seul  véritablement  l'hostie 
de  notre  sacrifice  et  l'immutation  ne  l'atteint  en 
aucune  manière.  Suarez  n'en  disconvient  pas.  Aussi 
en  vient-il  à  discuter  la  nécessité  de  l'immutation 
posée  en  principe.  On  le  voit,  au  cours  de  son  argu- 
mentation, déclarer  assez  nettement  «  qu'une  immu- 
«  tation  réelle  et  physique  n'est  pas  nécessaire  »;  il 
peut  suffire  de  «  quelque  autre  action  sacrée  faite 
circa  rem  oblatam  »,  et  il  faut  bien  traduire  ici  : 
autour  de  la  victime;  ou  que,  si  l'immutation  réelle 
doit  intervenir  dans  la  materia  ex  qua,  elle  n'est  pas 
requise  dans  l'hostie  principale  et  proprement  dite 
qui  en  résulte.  Finalement  il  observe  que  la  significa- 
tion morale  jugée  essentielle  au  sacrifice,  savoir  la 
proclamation  de  la  souveraineté  de  Dieu,  peut  être 
procurée  aussi  bien  par  un  acte  d'efjection  ou  de  pro- 
duction, que  par  un  acte  d'immutation  réelle  ou  de 
destruction,  surtout  quand  il  s'agit  d'une  «  efîection 
«  surnaturelle,  qui  va  à  présenter  à  Dieu  l'hostie  la 
«  plus  capable  de  lui  plaire  et  de  l'honorer  ».  C'était 
évidemment  en  vue  de  se  ménager  cette  dernière 
réponse,  ajoute  M.  Lepin,  que  l'illustre  théologien,  dans 
ses  explications  de  la  définition  du  sacrifice,  avait 
glissé  l'idée  d'ef/ection,  que  rien  ne  semblait  alors 
justifier,  et  qui  rappelle  le  langage  de  Melchior  Cano. 
Mais,  pourquoi  avoir  maintenu  dans  la  définition  de 
principe  l'idée  complètement  différente  d'immutation, 
sauf  à  insinuer  après  coup  qu'elle  n'est  pas  absolu- 
ment nécessaire?  »    Op.   cit.,   p.   372-373. 

3.  Bellarmin  accepte  l'idée  de  sacrifice-destruction. 
Une  destruction  réelle  a  lieu  à  la  messe,  la  destruction 
de  l'hostie  par  la  communion.  Ainsi  la  communion 
est  la  consommation  du  sacrifice. 

Cette  explication  se  heurte  tout  d'abord  à  la  doctrine 
qu'on  a  exposée  précédemment  et  déclarée  très  pro- 
bable :  la  consécration  seule  appartient  à  l'essence  du 
sacrifice.  Mais  nous  avons  vu,  d'autre  part,  que  plu- 
sieurs disciples  de  Bellarmin  ont  corrigé  la  thèse  du 
maître  et  l'ont  adaptée  à  la  considération  de  la  seule 
consécration,  comme  élément  essentiel  du  sacrifice 
eucharistique.  Viva  et  Holtzclau  sont  les  principaux 
représentants  de  cette  adaptation.  M.  Lamiroy  a 
donné  une  dernière  perfection  à  la  thèse  de  Bellar- 
min-Viva,  voir  col.  1181.  «Dans  la  consécration,  le 
Christ  revêt  un  état  d'immolation,  qui  se  manifeste 
en  ce  que  le  corps  du  Sauveur  peut  être  mangé,  et 
son  sang  peut  être  bu...  La  consécration  place  le 
Christ  sous  la  forme  de  victime  équivalemment  immo- 
lée, car  elle  le  rend  présent  sur  l'autel  et  l'y  place  en 
un  état  tel,  que  son  corps  devient  vraiment  nourriture 
sous  l'apparence  du  pain,  comme  le  corps  d'une  victime 
animale  immolée,  et  que  son  sang  devient  vraiment 
breuvage,  sous  l'espèce  du  vin,  comme  s'il  était 
répandu.  »  L'idée  d'un  ordre  réel  à  la  manducation 
suffit  à  justifier  ici  le  concept  de  sacrifice-destruction, 

On  doit  se  demander  si  cette  explication  est  bien 
solide.  Elle  prête  à  de  graves  critiques,  non  seulement 
sous  la  forme  que  lui  a  donnée  Bellarmin,  mais  même 
avec  l'amendement  qu'y  introduisent  Viva,  Holtzclau 
et  Lamiroy.  Cette  réduction  du  corps  et  du  sang  du 
Christ  à  l'état  de  nourriture  et  de  breuvage  ne  pré- 
sente en  soi  aucun  caractère  sacrificiel.  Elle  est  ordon- 
née à  l'usage  que  nous  faisons  de  l'eucharistie  pour 
nous-mêmes,  mais  ne  se  rapporte  en  aucune  manière 


1263 


MESSE,   CRITIQUE    DU   SACRIFICE-IMMUTATION 


1264 


au  culle  public  <hï  à  Dieu.  A  l'égard  de  cette  destina- 
tion du  corps  et  du  sang,  destination  qu'on  dit  être 
renfermée  dans  l'acte  de  la  consécration,  peuvent 
être  formulées  toutes  les  critiques  que  nous  avons 
recueillies  plus  haut  contre  la  communion  elle-même 
considérée  comme  élément  essentiel  du  sacrifice. 

D'ailleurs,  il  est  inexact  que  la  communion,  consi- 
dérée soit  en  elle-même,  soit  comme  préparée  dans  la 
consécration,  réalise  la  destruction  qu'on  prétend 
nécessaire  au  sacrifice.  La  destruction  n'atteint  ici 
que  l'être  sacramentel  du  Christ;  elle  n'est  que  la 
cessation  de  la  présence  réelle  sous  les  espèces  qui  se 
corrompent;  le  changement  est  tout  entier  du  côté 
des  espèces,  et  n'implique  pas  plus  un  sacrifice  à  la 
communion,  qu'il  n'en  comporte  quand  les  espèces 
sont  corrompues  par  une  décomposition  chimique 
quelconque  en   dehors   de  la  messe. 

4.  L'explication  de  De  Lugo  et  des  théologiens  qui 
l'ont  suivi  ou  même  dépassé  n'est  pas  plus  acceptable, 
quoi  qu'en  ait  pensé  Franzelin.  On  sait  que  cette 
explication  nous  présente  le  Christ  réduit,  non  seule- 
ment à  la  condition  de  substance  alimentaire,  mais 
encore,  à  cause  de  cette  condition  même,  à  un  état 
inférieur,  dans  lequel  le  Sauveur  est  privé  de  l'exercice 
naturel  de  ses  facultés  sensibles.  Les  théologiens 
imbus  des  principes  cartésiens  accentuent  encore 
l'amoindrissement  du  Christ  sous  le  rapport  de  la 
quantité  :  le  status  declivior,  pour  eux,  se  complique 
d'une  réduction  ad  punctum. 

A  cette  explication  — ■  qui  a  satisfait  tant  de  théolo- 
giens de  marque  — -  on  oppose  plusieurs  raisons  qui 
semblent  convaincantes. 

a)  Tout  d'abord,  ce  status  declivior,  cette  réduction 
ad  punctum,  cette  privation  de  l'exercice  des  facultés 
sensibles,  tout  cela  est-il  bien  dans  la  réalité  des 
choses?  On  a  le  droit  d'en  douter.  «  Le  Christ,  écrit 
fort  justement  M.  Lepin,  op.  cit.,  p.  724,  est  incontes- 
tablement présent  sur  l'autel  dans  l'état  glorieux  qu'il 
possède  au  ciel.  Il  est  donc  impassible  et  ne  peut  subir 
aucun  abaissement  ni  changement  réel.  Le  fait  d'être 
mis  sous  les  espèces  d'aliments  grossiers,  inertes  et 
corruptibles  ne  lui  ajoute  ni  ne  lui  ôte  rien.  L'humilité, 
l'immobilité,  la  corruptibilité  sont  le  propre  de  ces 
espèces  d'emprunt;  elles  n'affectent  en  aucune  façon 
son  être  personnel.  Il  n'y  a  donc  aucune  modification, 
à  plus  forte  raison  aucune  destruction  ou  diminution 
du  Christ  par  le  fait  de  la  consécration.  »  Le  corps  du 
Christ,  dans  l'eucharistie,  reste  vivant,  organisé, 
avec  tous  ses  accidents,  notamment  sa  quantité, 
et  ses  facultés  et  propriétés.  Le  concile  de  Trente  nous 
fait  une  loi  expresse  de  croire  que  «  Notre-Seigneur 
est  tout  entier  sous  l'espèce  du  pain  et  sous  chaque 
partie  de  cette  espèce,  tout  entier  sous  l'espèce  du 
vin  et  sous  toutes  les  parties  de  cette  espèce  »,  sess. 
xrn,  c.  m  et  can.  3,  Denz.-Bannw.,  n.  876,  885,  et 
Benoît  XIV  insère  cet  article  de  foi  dans  la  profession 
imposée  aux  Orientaux  :  «  Sous  chaque  espèce  et  sous 
chacune  des  parties  de  l'une  et  l'autre  espèces,  après 
la  séparation,  est  contenu  le  Christ  tout  entier.  » 
Denz.-Bannw.,  n.  1469.  Il  ne  manque  donc  au  corps 
de  Jésus-Christ  rien  de  ce  qui  appartient  à  son  inté- 
grité. 

Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de  disserter  sur  le  mode  de 
présence  du  Christ  dans  le  sacrement;  qu'il  suffise  de 
rappeler  la  doctrine  du  concile  de  Trente  :  «  Il  n'y  a 
pas  contradiction  entre  ces  deux  faits,  que  Notre- 
Seigneur  continue  toujours  d'être  au  ciel,  assis  à  la 
droite  du  Père,  selon  sa  manière  naturelle,  et  que 
néanmoins  il  nous  soit  présent  en  plusieurs  autres  lieux 
par  sa  substance  et  d'une  manière  sacramentelle. 
C'est  là  un  mode  d'être  que  nous  pouvons  à  peine 
exprimer  par  des  paroles;  mais,  que  cela  soit  possible 
à  Dieu,  la  raison  éclairée  par  la  foi  nous  le  fait  com- 


prendre, et  nous  le  devons  très  fermement  croire.  ■ 
Sess.  xiii,  c.  i,  Denz.-Bannw.,  n.  874.  S'il  en  est 
ainsi,  comment  peut-on  parler  d'amoindrissement, 
d'état  inférieur  et  surtout  de  réduction  ad  punctum'! 
Voir  Eucharistie,  t.  v,  col.  1432  sq. 

De  plus,  à  moins  de  vouloir  établir  que  le  Christ 
présent  dans  l'eucharistie  n'est  pas  le  Christ  vivant 
et  immortel  qui  règne  dans  le  ciel,  il  faut  reconnaître 
que  le  Christ,  même  voilé  sous  les  espèces  eucharisti- 
ques, exerce  tous  les  actes  de  la  vie  humaine.  Il  est 
d'ailleurs  parfaitement  inutile  d'entrer  à  ce  sujet  dans 
les  subtiles  distinctions,  formulées  par  certains  théo- 
logiens entre  les  actes  vitaux  ne  dépendant  pas.  et 
les  actes  vitaux  dépendant  des  puissances  organiques. 
Voir  Hugon,  La  sainte  eucharistie,  p.  175,  sq. 

En  bref,  l'opinion  de  De  Lugo  paraît  contradictoire, 
en  ce  qu'elle  prétend  que  la  même  humanité  du  Christ 
peut  être,  en  un  lieu,  le  ciel,  vivante  et  glorieuse,  et 
simultanément  en  un  autre  lieu,  l'autel,  morte  et 
réduite  à  l'état  inférieur  d'une  substance  inanimée 
et  comestible. 

b)  Mais  ce  n'est  pas  tout.  Il  manque  à  cette  concep- 
tion du  sacrifice  eucharistique  de  répondre  suffisam- 
ment à  la  description  qu'en  donne  le  concile  de  Trente  : 
quo  cruentum  illua  semel  in  cruce  peragendum  reprse- 
sentarctur.  Sess.  xxn,  c.  i,  Denz.-Bannw.,  n.  874. 
Ici,  l'argument  que  nous  avons  déjà  tourné  contre 
Bellarmin  et  son  école  retrouve  toute  sa  force  contre 
la  conception  lugonienne  du  sacrifice.  Cette  conception 
en  effet  n'évite  pas  le  grave  inconvénient  déjà  signalé  : 
la  messe  alors  n'est  plus  la  représentation  du  sacrifice 
de  la  croix.  L'immolation  du  Calvaire  a  consisté  dans 
la  séparation  du  corps  et  du  sang,  non  pas  dans  un 
anéantissement  physique  ou  moral  qui  aurait  rendu 
le  Christ  impropre  aux  fonctions  de  la  vie  humaine. 
Si  le  sacrifice  eucharistique  est  une  descente  à  cet 
état  inférieur,  il  est  d'un  ordre  tout  singulier,  sans 
rapport  nécessaire  avec  la  croix. 

c)  Autre  conclusion  défectueuse  :  dans  ce  système, 
la  consécration  sous  les  deux  espèces  ne  serait  plus 
nécessaire.  Le  sacrifice  consistant  en  un  amoindrisse- 
ment du  Christ,  se  trouverait  tout  aussi  bien  réalisé 
sous  'une  seule  espèce  que  sous  les  deux.  Or,  cette 
conclusion  ne  semble  pas  acceptable.  Enfin,  au  témoi- 
gnage même  du  concile  de  Trente,  la  messe  a  été  préfi- 
gurée par  les  sacrifices  anciens,  sous  la  loi  mosaïque 
et  même  sous  la  loi  de  nature;  elle  renferme  éminem- 
ment, comme  leur  consommation  et  leur  perfection, 
tous  les  biens  signifiés  par  ces  anciens  sacrifices. 
Sess.  xxn,  c.  i,  Denz.-Bannw.,  n.  939.  Il  faut  donc, 
entre  la  messe  et  ces  sacrifices,  trouver  une  certaine 
analogie,  tout  au  moins  dans  la  manière  d'offrir  le 
sacrifice.  Or,  on  ne  saurait  concevoir  cette  analogie 
dans  la  privation  des  fonctions  naturelles,  et  des  condi- 
tions naturelles   de  l'existence. 

D'ailleurs,  d'une  façon  générale,  il  convient  d'affir- 
mer l'opposition  de  la  conception  du  sacrifice-destruc- 
tion, et  de  la  conception  que  les  scolastiques  avaient 
jadis  formulée  touchant  le  mystère  du  sacrifice  eucha- 
ristique. Ceux-ci  admettent  une  immolation  mys- 
tique à  l'autel,  mais  le  Christ  n'y  est  pas  fait  vic- 
time; il  y  est  offert,  victime  immolée  à  la  croix.  Toute 
théorie  admettant  un  changement  réel  apporté  à  la 
victime  eucharistique  est  donc  en  dehors  de  la  tradi- 
tion théologique  antétridentine. 

2°  Il  faut  maintenir  l'existence  d'une  immolation  mys- 
tique, appartenant  à  l'essence  du  sacrifice.  —  De  ce 
que  la  destruction  ou  l'immutation  réelle  de  la  victime 
ne  peut  trouver  place  au  sacrifice  eucharistique,  il 
ne  faut  pas  conclure  que  la  conception  de  ce  sacrifice 
se  trouve  essentiellement  et  adéquatement  vérifiée 
dans  la  seule  oblation  qu'à  la  messe  le  Christ  et, 
au  nom  du  Christ  et  de  l'Église,  les  prêtres  font  du 


1265 


MESSE,   OBLATION    ET    IMMOLATION   MYSTIQUE 


L266 


corps  et  du  sang  sacramcntellement  séparés  sous  les 
ces  du  pain  et  du  vin.  Sans  doute,  nous  olïrons 
à  la  messe  la  victime  autrefois  immolée  à  la  croix  et, 
on  le  rappellera  bientôt  expressément,  le  sacrifice  de 
la  messe  est  essentiellement  relatif  au  sacrifice  du 
Calvaire.  Mais  il  s'agit  de  savoir  si  cette  oblation  de 
la  victime  autrefois  immolée  n'implique  pas,  en  outre 
et  actuellement,  une  immolation  nouvelle  de  la  même 
victime,  immolation  non  sanglante,  mystérieuse  et 
représentative  de  l'immolation  sanglante  de  la  croix. 
La  réponse  à  cette  question  précise  nous  obligera  non 
seulement  à  la  discussion  de  l'opinion  du  sacrifice 
simple  oblation,  mais  encore  à  une  reconstitution 
positive.  Une  telle  reconstitution,  avec  les  arguments 
qui  l'appuient,  ne  saurait  s'imposer  absolument.  En 
une  matière  obscure  où  beaucoup  d'opinions  demeu- 
rent libres,  on  ne  peut  proposer  qu'une  simple  dis- 
cussion théologique,  laquelle,  espérons-le,  fournira  les 
éléments  d'une  synthèse  nécessaire  entre  les  deux 
aspects  de  la  thèse  traditionnelle,  oblation  et  immo- 
lation mystique,  aspects  qu'on  ne  saurait  disjoindre 
l'un  de  l'autre,  et  dont  l'un  ne  saurait  être  accentué  et 
mis  en  relief  au  détriment  de  l'autre.  Mais  notre  réponse 
elle-même  ne  sera  suffisante  qu'autant  qu'elle  éta- 
blira :  1°  que  le  concept  du  sacriflce-oblation,  pour 
être  exact  et  complet,  doit  impliquer,  à  l'autel  même, 
une  nouvelle  immolation  du  Christ,  immolation  non 
sanglante  et,  par  conséquent,  distincte  de  l'immola- 
tion sanglante  de  la  croix;  2°  que  cette  immolation, 
pleine  de  mystère,  possède  une  réalité  objective  dont 
la  séparation  des  espèces  sacramentelles  n'est  que  la 
manifestation  sensible;  3°  que  cette  immolation  mys- 
tique n'est  pas  seulement  la  condition  de  l'oblation 
faite  par  le  Christ  de  lui-même  à  l'autel;  mais  que, 
comme  l'oblation,  elle  appartient  à  l'essence  du 
sacrifice. 

1.  Le  concept  du  sacrifice-oblation  pour  être  exact 
et  complet,  implique,  à  l'autel  même,  une  immolation  du 
Christ,  immolation  non  sanglante  et  par  conséquent 
distincte  de  l'immolation  sanglante  de  la  croix.  —  Les 
partisans  du  sacrifice-oblation,  excluant  (à  bon  droit 
d'ailleurs)  une  immolation  «  réelle  »,  c'est-à-dire  des- 
tructive, de  Jésus-Christ  à  l'autel,  admettent  que 
l'idée  d'immolation  a  été  introduite  dans  le  concept 
théologique  du  sacrifice  de  la  messe  uniquement  par 
analogie  lointaine  avec  les  sacrifices  de  l'Ancienne 
Loi,  dans  lesquels  «  la  destruction  de  la  chose  offerte, 
ou  tout  au  moins  son  changement,  tendait  à  signifier 
le  souverain  domaine  de  Dieu  sur  les  êtres  créés  ou  sa 
suprême  justice  à  l'égard  de  l'homme  pécheur  ». 
Que  cette  destruction  ou  immutation  soit  apte  à 
posséder  une  telle  signification,  nous  en  demeurons 
d'accord;  et  que  l'idée  d'immolation  ait  été  intro- 
duite dans  le  concept  du  sacrifice  par  analogie  aux 
sacrifices  anciens,  nous  n'en  disconvenons  pas.  Mais 
là  n'est  pas  et  ne  peut  être  le  véritable  fondement 
dogmatique  de  l'immolation  que  l'on  affirme  être 
requise  pour  la  vérité  du  sacrifice  eucharistique.  Ce 
fondement  dogmatique  est  ici  et  ne  saurait  être  que 
l'enseignement  authentique  de  l'Église.  Or,  sur  l'immo- 
lation du  Christ,  dans  le  sacrifice  eucharistique,  le 
concile  de  Trente  a  fait  une  déclaration  exprts.se,  sess. 
xxu,  c.  il  :  Le  même  Jésus-Christ  qui  s'est  offert  lui- 
même  sur  l'autel  de  la  croix  avec  effusion  de  sang,  est 
contenu  et  immolé  sans  effusion  de  sang  dans  ce  dioin 
sacrifice,  gui  s'accomplit  à  la  messe.  Ce  texte,  à  moins 
d'en  mutiler  le  sens  obvie,  est  péremptoire,  et  il 
convient  d'insister  sur  la  distinction  apportée  par  le 
concile  entre  l'immolation  de  la  croix  et  l'immolation 
de  l'autel  :  La  première  est  sanglante,  la  seconde  est 
sans  effusion  de  sang,  Iniruente  immolatur  qui  in  ara 
crucis...  seipsum  cruente  obtulit;  l'immolation  san- 
glante s'est  faite  une  fois  pour  toutes,  semel,  l'immo- 


lation non  sanglante,  à  l'autel,  par  le  ministère  des 
prêtres,  se  renouvelle  chaque  jour,  in  olturi  per  sacer- 
dotes  quolidic  immolatur:  l'immolation  sanglante  est 
passée,  seipsum  cruente  obtulit.  l'immolation  non 
sanglante  est  actuelle,  et  se  reproduit  chaque  fois  qu'est 
offert  le  sacrifice  de  la  messe  sous  les  espèces  du  pain 
et  du  vin,  incruenle  immolatur...  seipsum  ab  Ecclesia 
per  sacerdotes  sub  signis  visibilibus  immolandum. 

Donc,  s'il  est  exact  de  dire  que  la  victime  de  l'autel 
n'est  pas  autre  que  celle  du  Calvaire  et  que  Jésus- 
Christ  continue  à  l'autel  l'état  victimal  de  la  croix, 
il  n'en  faut  pas  moins  affirmer  que  cet  état  victimal 
de  la  croix,  remémoré,  représenté,  signifié  sous  la 
division  des  espèces  sacramentelles,  constitue,  pour 
le  Christ  lui-même,  une  immolation  nouvelle  et  dans 
un  certain  sens  réelle.  Ainsi  s'expliquent  les  asser- 
tions conciliaires  distinguant  à  la  fois  et  unissant  en 
la  même  victime  la  double  immolation  du  Calvaire 
et  de  l'autel  :  Unit  eademque  victima,  idem  nunc  offerens, 
qui  seipsum  in  crucc  obtulit,  sola  offerendi  ratione 
diversa. 

2.  Ce  premier  point  établi  à  l'aide  des  textes  de 
Trente  (sess.  xxu,  c.  r,  n,  et  décret  De  observandis  et 
evitandis  in  celsbratione  missœ),  il  nous  faut  préciser 
que  cette  immolation  pleins  de  mystère  possède  une 
réalité  objective  dont  la  séparation  des  espèces  sacra- 
mentelles n'est  que  la  manifestation  sensible. 

Le  principe  qui  domine  toute  la'  discussion  est 
celui-ci  :  le  sacrifice  de  la  messe  est  un  sacrifice  essen- 
tiellement ordonné  au  sacrifice  de  la  croix,  dont  il 
est  la  représentation,  le  mémorial,  la  reproduction  : 
en  conséquence,  l'immolation  de  Jésus  à  l'autel,  en 
relation  essentielle  avec,  l'immolation  de  la  croix, 
doit  être  conçue  analogiquement  à  cette  immolation 
sanglante  ;  elle  possède  donc  une  réalité,  dont  la  nature 
mystérieuse  ne  nous  est  connue  que  par  voie  d'ana- 
logie avec  l'immolation  de  la  croix. 

a)  L'antécédent  ressort  des  déclarations  mêmes  du 
concile  de  Trente  :  Quoique  Jésus-Christ  Notre-Sei- 
gneur  Dieu  dût  une  fois  s'offrir  lui-même  à  Dieu  son 
Père  en  mourant  sur  l'autel  de  la  croix  pour  y  opérer  la 
rédemption  étemelle,  néanmoins,  parce  que  son  sacerdoce 
ne  devait  pas  être  éteint  par  la  mort,  pour  laisser  à 
l'Église  sa  chère  épouse  un  sacrifice  visible  (tel  que  la 
nature  de  l'homme  l'exige),  par  lequel  ce  sacrifice  sang- 
lant, qui  devait  s'accomplir  une  fois  sur  la  croix  fût  repré- 
senté, la  mémoire  en  fût  conservée  jusqu'à  la  fin  des 
siècles,  et  la  vertu  salutaire  en  fût  appliquée  pour  la  rémis- 
sion des  péchés  quotidiens;  dans  la  dernière  Cène,  etc. 
Par  ce  texte  de  la  session  xxu,  c.  i,  la  messe  nous 
apparaît  comme  la  représentation,  le  mémorial  du 
sacrifice  sanglant,  mais  une  représentation,  un  mémo- 
rial vivant,  dont  la  vertu  agissante  applique  les  mérites 
du  sacrifice  de  la  croix.  Bien  plus,  si  l'on  considère 
le  sacrifice  eucharistique  du  côté  du  prêtre  principal 
et  de  la  principale  victime,  Jésus-Christ,  nous  savons 
que  le  même  Jésus-Christ  qui  s'est  offert  une  fois  lui- 
même  sur  l'autel  de  /"  croix  avec  effusion  de  sang 
contenu  et  immolé  sans  effusion  de  sang  dans  le  divin 
sacrifice  qui  s'accomplit  à  lu  messe...;  que  c'est  le  même 
qui  s'offrit  autrefois  sur  la  croix,  qui  s'offre  encore  à 
présent  par  le  ministère  des  prêtres,  la  seuls  différence 
étant  dans  la  manière  d'offrir.  Sess.  xxu,  c.  n. 

Ainsi  donc,  la  messe  n'a  de  réalité  et  de  valeur  que 
par  la  croix,  et  si  Jésus-Christ  n'avait  été  prêtre  et 
victime  au  Calvaire,  il  ne  pourrait  réitérer  son  sacri- 
fice à  l'autel.  Mais,  nonobstant  la  diversité  des  immo- 
lations, ou  plutôt,  à  cause  même  de  cette  diversité 
dans  la  manière  dont  elles  sont  réalisées,  le  sacrifice 
de  Jésus,  sanglant  à  la  croix, non  sanglant  a  l'autel, 
demeure  un.  Ce  dogme  de  l'unité  'I"  sacrifice  du  Christ 
repose,  on  l'a  vu,  sur  l'identité  du  principal  prêtre  et 
de  la  victime  principale.  C'est  là  la  doctrine  de  saint 


1267 


MESSE,  OBLATION   ET    IMMOLATION   MYSTIQUE 


1268 


Thomas  :  Una  est  hostia,  quam  Chrislus  obtulit.  et  J 
quam  nos  offcrimus;  ita  est  unum  sacrificium.  Sum. 
theol.,  III*1,  q.  lxxxiii,  a.  1.  A  la  messe  même  prêtre 
et  même  victime  qu'au  Calvaire;  donc,  même  sacri- 
fice. La  manière  d'offrir  le  sacrifice  est  différente 
sous  un  triple  aspect  :  d'abord  Jésus  seul  a  offert 
le  sacrifice  du  Calvaire,  et  il  offre  le  sacrifice  de  la 
messe  par  ses  prêtres;  ensuite  le  sacrifice  de  la 
croix  n'a  été  offert  qu'une  fois,  sans  pouvoir  être 
réitéré;  la  messe  se  réitère,  et  surtout  enfin  le  Christ 
s'est  offert  sur  la  croix  d'une  manière  sanglante;  sur 
l'autel,  il  s'offre  sans  effusion  de  sang.  Loin  d'être 
préjudiciable  à  l'unité  du  sacrifice  du  Christ,  cette 
manière  différente  d'offrir  à  la  messe  la  même  victime 
qu'au  Calvaire  explique  seule  le  rapport  essentiel,  et 
intime  unissant  la  messe  à  la  croix.  Car,  si  le  sacrifice 
de  la  messe  s'offrait  de  la  même  manière  que  celui  de 
la  croix,  Jésus-Christ  mourrait  une  seconde  fois, il  y 
aurait  nouveau  sacrifice  sanglant,  anéantissant  celui 
de  notre  rédemption,  comme  insuffisant,  inutile.  C'est 
donc,  en  raison  de  la  manière  différente  dont  se  fait 
l'oblation,  que  le  sacrifice  eucharistique  peut  conser- 
ver et  marquer  son  rapport  intime  et  essentiel  au 
sacrifice  du  Calvaire. 

b)  Or,  cette  unité  de  sacrifice,  s'affirmant  dans  le 
rapport  intime  et  essentiel  du  sacrifice  de  la  messe 
au  sacrifice  de  la  croix,  ne  peut  exister  que  si  l'immo- 
lation eucharistique,  dont  le  concile  de  Trente  affirme 
l'existence,  est  conçue  elle-même  en  relation  intime  et 
essentielle  avec  l'immolation  de  la  croix.  Il  ne  saurait 
être  question  à  l'autel  d'une  immolation  univoque  à 
celle  du  Calvaire  :  le  concile  de  Trente  l'exclut  expres- 
sément :  Incruente  immolatur,  qui  seipsum  cruente 
obtulit.  Mais  il  ne  saurait  être  question  non  plus  d'une 
formule,  au  sens  scolastique  du  mot,  purement  équi- 
voque :  le  rapport  intime  et  essentiel  de  la  messe 
à  la  croix  s'y  oppose,  non  moins  que  la  déclaration 
expresse  du  concile  de  Trente.  Le  concile  a  parlé 
d'immolation  non  sanglante  :  il  a  marqué  par  là  la 
réelle  analogie  qui  existe  entre  l'immolation  eucha- 
ristique et  l'immolation  de  la  croix.  Pour  éviter  cette 
conclusion,  il  faudrait  donner  à  un  texte  formel 
une  interprétation  arbitraire,  métaphorique,  opposée 
au  sens  naturel  des  mots,  contrairement  à  ce  que  les 
théologiens   ont  toujours  entendu  et  exposé. 

D'ailleurs  toute  interprétation  excluant  l'hypo- 
thèse d'une  immolation  actuelle  et  présente  du  Christ 
au  sacrifice  de  l'autel  est  éliminée  par  le  texte  même 
du  concile  : 

a.  - —  La  présence  réelle  de  la  victime  autrefois 
immolée  ne  suffit  pas,  en  *ffet,  à  expliquer  les  termes 
de  la  déclaration  conciliaire.  L'Assemblée  du  clergé 
de  1727  l'expose  clairement.  Voir  col.  1216.  La  pré- 
sence réelle,  et  la  présence  réelle  par  la  transsubstan- 
tiation sous  les  deux  espèces,  est  le  principe  d'où  suit 
nécessairement  le  sacrifice,  ainsi  que  l'explique  Bos- 
suet,  voir  col.  1158.  Le  concile  de  Trente  distingue 
nettement  la  présence  réelle,  continetur,  de  l'immola- 
tion sacrificielle,  incruente  immolatur.  Paroles  décisives, 
affirmant  et  l'immolation  et  la  présence  réelle,  et,  par 
le  rapprochement  des  deux  termes  dans  le  même 
membre  de  phrase,  donnant  à  l'immolation  le  sens 
objectif,  réaliste  en  quelque  sorte,  que  tout  le  monde 
reconnaît  à  la  présence. 

b.  ■ —  Pour  éviter  ce  sens  obvie,  clair  et,  semble-t-il, 
indiscutable  de  l'affirmation  conciliaire,  il  faudrait 
user  de  subterfuges  que  n'autorise  pas  une  saine 
exégèse  du*  texte.  Aujourd'hui  encore  on  a  retrouvé 
l'interprétation  proposée  jadis  par  Plowden  et  ses 
partisans  :  d'après  eux,  la  messe  serait  une  simple 
offrande  de  Jésus-Christ  autrefois  immolé  sur  la  croix. 
La  messe  est  cela,  sans  doute,  et  nul  n'y  contredit; 
mais  elle  est  cela  en  tant  que  sacrifice  relatif,  en  mettant 


toutefois  l'accent  sur  relatif.  Mais,  en  tant  que  sacri- 
fice actuel,  elle  comporte  aussi  une  immolation  pré- 
sente du  Christ,  ainsi  que  le  marque  l'opposition  que 
nous  avons  relevée  dans  les  termes  mêmes  dont  use 
Je  concile  :  Idem  ille  Christus  continetur  et  incruente 
immolatur,  qui  in  ara  crucis  semel  seipsum  cruente 
obtulit.  Non  seulement  le  concile  distingue  l'immola- 
tion sanglante  de  la  croix  et  l'immolation  non  sang- 
lante de  la  messe,  mais  il  avait  déjà  dit,  quelques 
lignes  plus  haut,  que  Jésus-Christ  se  donne  pour  être 
immolé  lui-même  par  les  prêtres  sous  des  signes  visi- 
bles :  Seipsum  per  sacerdotes  immolandum  sub  signis 
visibilibus.  Paroles  décisives,  dirons-nous  derechef,  qui 
marquent  expressément  une  immolation  présente  et 
distincte  de  celle  de  la  croix;  une  immolation  actuelle 
qui  tous  les  jours  se  renouvelle,  qui  s'opère  par  le 
ministère  des  prêtres  et  doit  se  perpétuer  jusqu'à  la 
fin  des  siècles. 

c.  —  Du  moins  prendra-t-on  le  terme  immolation 
dans  un  sens  métaphorique,  ou  tout  au  plus  dans  un 
sens  purement  figuratif?  «  Immolation  non  sanglante» 
est-ce  le  synonyme  de  «  simple  figure,  rappelant 
l'immolation  réelle  qui  a  été  restreinte  à  la  croix  »? 
Telle  était  déjà,  au  xvme  siècle,  une  des  interpréta- 
tions fournies  par  les  partisans  de  Plowden.  Ceux-ci 
faisaient  remarquer,  que  dans  les  textes  conciliaires, 
le  terme  immolé  ne  pouvait  avoir  partout  la  même 
signification.  L'immolation  sanglante,  certes,  est  une 
immolation  réelle;  l'immolation  non  sanglante  est  une 
immolation  métaphorique  ou  simplement  figurative. 
On  leur  répondit  que  c'était  aller  contre  la  déclara- 
tion même  du  concile  de  Trente  que  d'interpréter 
l'immolation  mystique  de  la  messe  dans  le  sens  d'une 
simple  figure  d'immolation,  figure  résidant  dans  la 
séparation  des  espèces  sacramentelles.  Au  fait,  le 
concile  de  Trente  déclare  que  Jésus-Christ  lui-même 
est  immolé  à  la  messe  par  le  ministère  des  prêtres 
sous  des  signes  visibles,  seipsum  per  sacerdotes  immo- 
landum sub  signis  visibilibus.  Il  déclare  que  le  même 
Jésus-Christ  qui  s'est  offert  sur  la  croix  avec  effusion 
de  sang,  est  contenu  et  immolé  sur  l'autel  sans  effusion 
de  sang  :  Idem  ille  Christus  qui  in  ara  crucis  seipsum 
cruente  obtulit,  in  hoc  divino  sacriftcio  continetur  et 
incruente  immolatur.  Enfin,  il  déclare  que  cette  hostie 
vivifiante  est  tous  les  jours  immolée  par  les  prêtres, 
vivifua  illa  hostia  quotidie  per  sacerdotes  immolatur. 
Comment  concilier  ces  paroles  avec  la  prétendue 
immolation  purement  figurative?  Si  c'est  sur  le  corps 
et  sur  le  sang  même  de  Jésus-Christ  présent  dans 
l'eucharistie  que  s'opère  cette  immolation,  la  res- 
treindre à  la  seule  séparation  extérieure  des  espèces, 
n'est-ce  pas  changer  la  doctrine  du  concile?  Il  dit 
expressément  que  c'est  sous  les  signes  visibles  que  se 
fait  cette  immolation  non  sanglante  du  corps  et  du 
sang  de  Jésus-Christ,  sub  signis  visibilibus  et  non 
point  dans  ces  signes  mêmes.  Sans  doute,  ces  signes 
rendent  sensible  l'acte  d'immolation  qu'ils  dérobent 
à  nos  yeux,  mais  ils  sont  incapables  par  eux-mêmes 
d'immolation  quelconque. 

d.  —  Enfin  ■ —  dernière  considération  nécessaire 
pour  montrer  l'insuffisance  du  système  du  sacrifice- 
oblation  exclusif  de  l'immolation  —  il  nous  paraît 
difficile  d'interpréter  le  terme  immoler  dans  le  sens 
d'offrir.  C'est,  tout  d'abord,  changer  sans  raison  le 
sens  obvie  des  mots.  Sans  doute,  il  faut  reconnaître 
que,  dans  aucun  des  canons  relatifs  au  sacrifice  de  la 
messe,  ne  se  rencontre  le  terme  immolation,  immolé. 
Ici,  seuls  les  canons  1  et  2  peuvent  nous  intéresser.  On 
y  parle  d'oblation  du  sacrifice,  d'oblatiou  du  corps  et 
du  sang  du  Christ.  Mais  il  est  clair  qu'en  parlant  du 
sacrifice  offert,  du  corps  et  du  sang  offerts,  le  concile 
entend  la  célébration  du  sacrifice  du  corps  et  du  sang 
de   Jésus-Christ,   tel   que   Jésus-Christ   lui-même   l'a 


L269 


MESSE,  OBLATION      ET    IMMOLATION    MYSTIQUE 


1270 


institué.  Cette    célébration   comporte  non   seulement 

Poblation  au  sens  strict  du  mot,  mais  encore  l'immola- 
tion. Le  concile  considère.Jésus-Christ  à  l'autel  comme 

une  victime  immolée  mystiquement,  et  ce  concept, 
expressément  marqué  dans  les  chapitres  doctrinaux, 
est  sous-entendu  dans  les  canons.  D'ailleurs,  le  caté- 
chisme du  concile  de  Trente,  qui  peut  aider  à  déter- 
miner jusqu'à  un  certain  point  la  pensée  du  concile, 
affirme  que  les  Pères  de  Trente  ont  défini  que  Jésus- 
Christ  établit  prêtres  les  apôtres,  par  ces  paroles  : 
Faites  ceci  en  mémoire  de  moi,  et  leur  ordonna,  à  eux 
et  à  leurs  successeurs  dans  le  ministère  eucharistique, 

d'iMMOLER    et    d'OFFRIR    SOU    COTpS,     lit    ipsi    ((ipostoli) 

et  qui  eis  sacerdotali  minière  successuri  erant  corpus 
ejus  immolarent  et  ofjerrenl.  De  eucharisties  sacra- 
menlo.  a.  74.  Au  n.  69,  le  catéchisme  nous  exhorte  à 
concevoir  le  sacrifice  eucharistique  comme  éminem- 
ment agréable  à  Dieu,  surtout  si  on  compare  l'adora- 
ble victime  qu'est  le  Christ  aux  victimes  des  anciens 
sacrifices  :  At  vero  hsec  victima  si  rite  et  légitime 
immoletur,  quam  grata  et  accepta  Deo  sit,  ex  hoc 
colligitur.  Si  enim  veteris  legis  sacrificia...  ita  pla- 
cuerunt  Domino...,  quid  nobis  sperandum  de  eo  sucri- 
ficio,  in  quo  ille  ipse  immolatur  atque  offertur,  de 
quo  coslestis  vox  bis  audita  est,  etc..  Et,  plus  loin  encore 
n.  73  :  Si  puro  corde,  accensa  fide...  hanc  sanctissimam 
hosliam  immolemus  et  offeramus,  dubitandum  non 
est,     quin     misericordiam     Dei     consecuturi     simus... 

Ces  textes  si  clairs  montrent  que,  tout  au  moins 
dans  la  pensée  des  théologiens  contemporains  du 
concile  de  Trente,  immoler  et  offrir  ne  sont  pas 
entièrement  synonymes. 

e.  — Toute  la  difficulté  est  de  concevoir  ce  que  peut 
être  la  réalité  objective  d'une  telle  immolation.  Et  ici 
encore,  avant  toute  chose,  rappelons  le  sens  précis 
du  mot  «  réel  »  que  nous  accolons  à  l'immolation 
eucharistique.  Réelle  ne  signifie  nullement  sanglante, 
destructive,  comme  d'aucuns  le  pensent  par- 
fois. Réelle,  ici,  ne  s'oppose  pas  même  à  figura- 
tive. A  la  croix,  l'immolation  réelle,  c'est-à-dire 
sanglante  ne  saurait  être  dite  figurative;  mais  à  la 
messe,  l'immolation  mystique,  bien  que  figurative 
de  celle  de  la  croix,  possède  sa  réalité  propre.  Et  nous 
ajouterons,  avec  Billot,  que  l'immolation  mysti- 
que, tout  en  n'étant  pas  l'immolation  réelle  au  sens 
de  sanglante  et  effectivement  destructive,  n'en  est 
pas  moins  «  un  véritable  et  réel  sujet  de  la  significa- 
tion symbolique  qui  est  la  forme  propre  du  sacrifice  ». 
Op.  cit.,  p.  637. 

c)  Cette  confusion  dissipée,  il  nous  reste  à  déter- 
miner la  ligne  dogmatique,  dans  laquelle,  sans  encore 
descendre  aux  précisions  des  opinions  théologiques,  il 
faut  chercher  la  réalité  objective  de  l'immolation 
mystique. 

a.  L'immolation  non  sanglante  de  la  messe  appartient 
à  l'ordre  du  mystère.  —  Les  théologiens  l'ont  appelé 
mystique,  précisément  parce  qu'elle  se  rapporte  au 
mystère  de  la  transsubstantiation.  Mystique  signifie 
donc  ici  caché,  obscur,  impénétrable.  Sans  doute,  ce 
sens  n'est  pas  exclusif  de  la  représentation  que  l'immo- 
lation de  l'autel  comporte  à  l'égard  de  l'immolation 
de  la  croix.  Mais,  en  soi,  l'immolation  eucharistique 
est  d'abord  mystérieuse  : 

b.  La  réalité  mystérieuse  de  l'immolation  non  sanglante 
comporte  une  représentation  de  l'immolation  sanglante 
de  la  croix.  —  La  foi,  nous  l'avons  vu,  enseigne  qu'il 
y  a  deux  immolations  de  Jésus-Christ  :  l'une  sanglante 
sur  la  croix,  l'autre  non  sanglante  sur  l'autel,  et 
qu'elles  ont  entre  elles  un  rapport  essentiel.  Il  est 
donc  nécessaire  que  l'immolation  non  sanglante  de 
la  messe  représente  l'immolation  sanglante  de  la  croix 
et  qu'elle  tire  de  cette  immolation  sanglante  toute  son 
excellence  et  sa  vertu.  Il  faut  toutefois  se  faire  une 


idée  plus  précise  du  tenue  représentation.  Représen- 
tation est  pris  ici  comme  synonyme  de  ressemblance, 
de  répétition,  de  renouvellement  d'une  action  passée. 
Ce  terme  pourrait  donc  signifier  ou  bien  une  simple 
image,  qui  représente  d'une  manière  morte  et  ina- 
nimée un  événement  ancien,  ou  bien  une  action  qui 
ressemble  à  cet  événement  passé  et  qui  le  retrace  et 
le  renouvelle  de  telle  ou  telle  manière.  Or,  la  représen- 
tation qui  se  fait,  à  la  messe,  du  sacrifice  de  la  croix, 
renferme  l'une  et  l'autre  de  ces  deux  significations, 
selon  qu'on  l'applique  au  mystère  même  qui  s'opère 
sur  l'autel,  ou  aux  symboles  sous  lesquels  ce  mystère 
s'accomplit.  Si  l'on  considère  l'immolation  mystérieuse 
de  Jésus-Christ  sous  les  espèces  du  pain  et  du  vin,  ce 
n'est  point  une  simple  image,  qui  représente  l'immo- 
lation sanglante  de  la  croix,  mais  une  action  très 
réelle,  par  laquelle  cette  immolation  sanglante  est 
actuellement  retracée  et  renouvelée  sans  effusion  de 
sang.  Si,  au  contraire,  on  ne  considère  que  la  sépa- 
ration extérieure  des  espèces,  c'est  un  tableau  sans 
action  et  sans  vie,  mais  qui  cependant  montre  ce  qui 
se  passe  sous  ce  voile  sacré,  qui  rappelle  la  mémoire 
du  mystère  de  la  croix,  et  qui  rend,  par  cette  peinture 
expressive,  le  sacrifice  de  la  messe  extérieur  et  sen- 
sible. Le  concile  de  Trente  réunit  ces  deux  sens  sous 
un  seul  point  de  vue.  Il  établit  d'abord  que  le  sacrifice 
de  la  messe  représente  celui  de  la  croix  et  il  explique 
tout  de  suite  ce  qu'il  entend  par  cette  représentation. 
La  personne  même  de  Jésus-Christ,  dit-il,  est  immolée 
sur  l'autel  sans  effusion  de  sang,  et'cette  immolation 
s'opère  sous  des  signes  visibles,  seipsum  sub  signis 
oisibilibus  immolandum  :  paroles  qui  montrent  claire- 
ment que  la  représentation  véritable  et  proprement 
dite  qui,  à  la  messe,  se  fait  du  sacrifice  de  la  croix, 
consiste  avant  tout  dans  l'immolation  non  sanglante 
de  Jésus-Christ  même  sur  l'autel,  et  que  les  symboles, 
par  la  séparation  extérieure  qu'ils  offrent  aux  yeux  des 
assistants,  ne  font  que  manifester  cette  représenta- 
tion, la  rendre  palpable  et  sensible  autant  qu'elle 
peut  l'être. 

c.  La  réalité  de  l'immolation  non  sanglante  de  l'autel 
ne  peut  exister  que  dans  l'ordre  surnaturel.  ■ —  L'immo- 
lation de  Jésus-Christ  à  la  messe  étant  réelle,  au  sens 
où  on  l'a  expliqué,  elle  doit  exister  dans  un  certain 
ordre.  Or,  l'ordre  naturel  est  ici  impossible,  car  une 
immolation  réelle  dans  l'ordre  naturel  serait  une  immo- 
lation sanglante.  Il  faut  donc  que  cette  immolation 
existe  dans  l'odre  surnaturel.  Ce  n'est  donc  pas  seule- 
ment une  simple  figure  d'immolation,  qui  n'a  rien 
de  mystérieux,  mais  une  immolation  miraculeuse, 
étonnante  et  incompréhensible.  Ainsi,  il  faut  avant 
tout  éviter  de  concevoir  l'immolation  sanglante  de 
la  croix  et  l'immolation  non  sanglante  de  l'autel, 
comme  deux  espèces  d'immolation  appartenant  au 
même  ordre  de  choses.  Chacune  est  réelle,  mais  en  son 
ordre.  Dans  l'ordre  naturel,  l'immolation  de  la  croix 
est  réelle,  c'est-à-dire  sanglante;  et,  dans  cet  ordre 
l'immolation  de  l'autel  n'est  pas  réelle,  puisqu'elle 
est  non  sanglante.  Mais  dans  l'ordre  surnaturel,  où 
elle  se  produit,  l'immolation  non  sanglante  possède 
une  réalité  mystérieuse,  qui  se  concilie  avec  l'état 
glorieux  de  Jésus-Christ  dans  le  ciel.  C'est  en  s'atta- 
chant  à  ce  point  de  vue  surnaturel  que  les  adversaires 
du  P.  Le  Courrayer  affirmaient  que  «  l'immolation  non 
sanglante  de  Jésus-Christ  à  la  messe  est  en  même 
temps  représentative  et  réelle   ».   Voir  col.   1215. 

d.  Celte  réalité  consiste  dans  la  séparation  sacramen- 
telle du  corps  et  du  sang  de  Jésus-Christ.  —  Celte 
conclusion  n'est  pas  formulée  a  priori;  mais  elle 
résulte  à  la  fois  des  données  de  l'Écriture  et  des  décla 
rations  du  concile  de  Trente,  sur  le  sacrifice  eucha- 
ristique. Jésus-Christ,  déclare  le  concile,  la  veille  de 
sa  passion,  institua  prêtres  ses  apôtres  et  leurs  suc- 


1271 


MESSE.    OBLATION    ET    IMMOLATION    MYSTIQUE 


12  72 


cesseurs,   afin   qu'ils   célébrassent  jusqu'à   la   fin   du 
monde  le  sacrifice  même  (de  son  corps  et  de  son  sang 
sous  le>  espèces  du  pain  et  du  vin)  qu'il  venait  d'offrir; 
et  il  leur  en  donna  l'ordre  par  ces  paroles  :  Faites  ceci 
en  mémoire  de  moi.   Et  le  concile  ajoute  immédia- 
tement que  Jésus,  en  ordonnant  à  ses  apôtres  et   à 
leurs  successeurs  d'offrir  ce  sacrifice,  s'est  donné  lui- 
même  pour  être   immolé  par  leur  ministère  sous    des 
signes  visibles.  Or,  c'est  là  ce  que  signifient  les  paroles 
de  la  consécration  dans  le  divin  sacrifice.  Jésus-Christ 
ne  dit  pas  seulement  à  la  cène  :   «  ceci  est  mon  corps, 
ceci  est  mon  sang  »;  mais  il  ajoute,  selon  saint  Luc, 
ceci  est  mon  corps  gui  est  livré  pour  vous;  ceci  est 
mon  sang  qui  est  répandu.  Le  texte  grec  de  saint  Paul 
dit  de  même  au  présent  :  ceci  est  mon  corps  qui  est 
rompu  pour  Vous.  Expressions  qui,  dans    leur    sens 
propre  et  naturel,  ne  peuvent  s'entendre  que   d'un 
sacrifice  actuel,  où  la  victime  est  immolée,  et  immolée 
par  la  séparation  mystérieuse  du  corps  et  du  sang, 
telle  que  la  signifient  les  paroles  de  la  double  consécra- 
tion.   Comment   l'immolation    s'opère-t-elle    dans   la 
consécration?  Le  concile  de  Trente  apporte  ici  encore 
une  lumière  nécessaire.  Il  distingue,  sess.  xm,  c.  m. 
deux   causes   de   la   présence   réelle   de   Jésus-Christ 
dans  l'eucharistie;  l'une  qui  change  le  pain  en  son 
corps,  et  le  vin  en  son  sang,  par  deux  actes  différents  : 
c'est  la  vertu  même  des  paroles  de  la   consécration, 
vis  verborum;  l'autre  par  laquelle  l'âme  de  Jésus-Christ 
et  son  sang  sont  unis  à  son  corps,  et  son  âme  et  son 
corps»  sont  unis  à  son  sang  :  c'est  l'union  naturelle  et 
la  concomitance,  connexio  naturalis  et  concomitantia, 
par  laquelle  ces  parties  sont  réunies  en  un  tout  vivant. 
Le  corps  de  Jésus-Christ,  dit  le  concile,  est  sous  l'espèce 
du  pain  en  vertu  des  paroles  de  la  consécration,  et  son 
sang  sous  l'espèce  du  vin...  Toute  la  substance   du 
pain  est  changée  en  la  substance  du  corps  de  Jésus- 
Christ,  et  toute  la  substance  du  vin  en  la  substance  de 
son  sang.  Et  il  ajoute  :  Le  corps  de  Jésus-Christ  est 
aussi  sous  l'espèce  du  vin,  et  son  sang  sous  l'espèce  du 
pain,  et  son  âme  sous  l'une  et  sous  l'autre,  non  pas  à  la 
vérité  en  vertu  des  paroles  de  la  consécration,  mais 
en  vertu  de  cette  liaison  naturelle  et  de  cette   concomi- 
tance, par  laquelle  ces  parties  en  Notre-Seigneur  Jésus- 
Christ  qui  est  ressuscité  des  morts,  et  qui  ne  doit  plus 
mourir,  sont  unies  entre  elles.  Il  en  est  de  même  de  la 
divinité,  à  cause  de  son  admirable  union  hypostatique 
avec  le  corps  et  l'âme  de  Notre-Seigneur. 

Si  l'on  veut  pénétrer  le  mystère  eucharistique,  il 
faut  rapprocher  des  chapitres  concernant  le  sacrifice 
ce  chapitre  concernant  le  mode  de  la  présence  réelle. 
Ce  n'e'st  pas  sans  dessein  que  l'Église  a  exprimé,  dans 
les  termes  qu'on  a  lus,  sa  foi  en  la  présence  réelle. 
C'est  parce  que,  selon  le  mode  de  présence  réelle  insti- 
tué par  le  Christ,  la  messe  est  avant  tout  un  sacrifice; 
la  divine  victime  y  est  contenue,  mais  encore  et  sur- 
tout immolée,  continetur  et  immolatur,  dit  le  concile. 
Et  ce  n'est  pas  seulement  par  la  séparation  des  espèces 
sensibles  qu'il  faut  expliquer  le  langage  du  magistère; 
car  ce  langage  suppose  quelque  chose  de  plus.  C'est 
le  corps  même  de  Jésus-Christ  et  son  corps  seul  qui, 
en  vertu  des  paroles  de  la  consécration  se  trouve  sous 
l'espèce  du  pain;  c'est  le  sang  même  de  Jésus-Christ 
et  son  sang  seul  qui,  eh  vertu  des  mêmes  paroles,  se 
trouve  sous  l'espèce  du  vin;  et  c'est  dans  cette  sépa- 
ration mystérieuse  et  sacrificielle  que  consiste  pro- 
prement l'immolation  non  sanglante,  qui  représente 
d'une  manière  si  vive  et  si  efficace  l'immolation  san- 
glante de  la  croix. 

Ainsi,  par  la  seule  étude  attentive  de  la  révélation 
interprétée  par  le  concile  de  Trente,  nous  aboutissons 
à  la  solution  admise  aujourd'hui  par  un  grand  nombre 
de  théologiens.  Nous  avons  seulement  précisé  un 
point,  c'est  que  l'immolation  mystique  —  que  tous 


admettent  au  moins  à  litre  de  condition  ■ —  concerne 
non  seulement  les  espèces  sacramentelles  (immolation 
purement  figurative),  mais  encore  le  corps  même  et 
le  sang  du  Sauveur,  sacramentellement  séparés  en 
vertu  des  paroles  de  la  consécration,  et  par  là,  tout 
à  fait  aptes  à  signifier,  représenter,  commémorer  d'une 
façon  non  sanglante  la  séparation  sanglante  et  effec- 
tive qui  fut  produite  au  sacrifice  du  Calvaire. 

.'S.  L' immolation  mystique  du  Christ  n'est  pas  seule- 
ment la  condition  de  l'oblation  faite  à  l'autel;  comme 
l'oblation,  elle  appartient  à  l'essence  même  du  sacrifice. 
—  Les  partisans  du  sacrifice-oblation  ne  considèrent 
l'immolation  mystique  que  comme  la  condition  de 
l'oblation  faite  à  l'autel  soit  par  le  Christ  lui-même, 
soit  par  l'Église  au  nom  du  Christ.  Que  faut-il  en 
penser? 

Avant  d'aborder  la  discussion  de  ce  point,  une  re- 
marque est  nécessaire.  Les  partisans  du  sacrifice-obla- 
tion appellent  souvent  l'immolation  mystique  une  im- 
molation «  figurative  ».  On  observera  que  ce  terme 
est  assez  équivoque.  S'agit-il  d'une  simple  figure  d'im- 
molation, figure  toute  extérieure,  consistant  dans  la 
simple  séparation  des  espèces  sacramentelles,  ainsi 
que  l'entendaient  Le  Courrayer,  et  plus  tard,  Plowden 
et  ses  amis?  Est-ce  l'immolation  mystique  au  sens 
où,  d'après  les  déclarations  mêmes  du  concile  de 
Trente,  il  semble  qu'on  doive  l'entendre?  Remarquons 
que  l'immolation  mystique,  séparation  sacramentelle 
vi  verborum  du  corps  et  du  sang,  peut  très  bien  s'ac- 
commoder à  la  thèse  du  sacrifice-oblation.  Par  consé- 
quent il  reste  à  souligner  ici  l'insuffisance  du  terme 
immolation  figurative,  employé  par  les  défenseurs 
contemporains  du  sacrifice-oblation. 

a)  Pour  atteindre  plus  directement  le  fond  même  du 
débat,  observons  que  le  point  de  départ  de  M.  Lepin 
ressemble  à  celui  de  Plowden.  «  C'est  sur  la  croix  que 
le  sacrifice  (de  Jésus-Christ),  au  témoignage  de  l'Écri- 
ture, s'est  particulièrement  réalisé.  Or,  (Jésus)  s'est 
offert  lui-même  personnellement  et  directement.  En 
quoi  a  consisté  son  sacrifice?  Les  théologiens  qui 
identifient  simplement  sacrifice  à  immolation  trou- 
vent tout  naturel  d'affirmer  que  le  sacrifice  de  la  croix 
consiste  formellement  et  uniquement  dans  la  mise  à 
mort  du  Christ  ou  l'effusion  violente  de  son  sang. 
Mais...  le  Christ  souverain  prêtre  ne  s'est  pas  mis  à 
mort  lui-même  :  son  immolation  est  l'œuvre  des  soldats 
et  des  Juifs,  et,  de  leur  part,  loin  d'être  un  acte  de 
religion,  c'est  un  horrible  sacrilège.  Il  est  donc  impos- 
sible que  le  sacrifice  de  la  croix  consiste  simplement 
et  directement  dans  l'acte  qui  immole  le  Sauveur. 
Pierre  le  Vénérable  et  Robert  Pulleyn  l'ont  placé  dans 
le  don  spontané  que  le  Sauveur  a  fait  de  sa  vie  par 
obéissance  à  son  Père.  Saint  Thomas  fait  pareillement 
valoir  «  l'obéissance  inspirée  par  la  charité  »,  avec 
laquelle  le  Sauveur  a  enduré  sa  passion  et  sa  mort. 
C'est  l'idée  qui  s'est  imposée  très  généralement  aux 
théologiens.  Or,  elle  semble  bien  revenir  à  placer  le 
sacrifice  de  la  croix  dans  l'oblation  et  la  donation, 
pleine  d'amour,  du  Sauveur  souffrant  et  mpurant.  » 
L'idée  du  sacrifice,  p.  740-741.  De  ce  point  de  départ, 
M.  Lepin  conclut  que  l'oblation  et  la  donation  du 
Christ  sont  un  acte  qui  s'étend  à  toutes  les  actions  de 
sa  vie  terrestre  et  que,  par  conséquent,  le  sacrifice  du 
Christ  a  commencé  dès  le  premier  instant  de  son 
existence  et  se  continue  dans  sa  vie  glorieuse  et 
immortelle. 

Or,  de  telles  assertions  ne  seraient-elles  pas  en  désac- 
cord avec  l'enseignement  de  la  tradition  et  de  la 
théologie?  Jésus-Christ,  en  effet,  n'a  pas  seulement 
permis  qu'on  l'attachât  à  la  croix;  ilts'esl  immolé 
lui-même,  comme  une  victime  sans  tache,  pour  le  salut 
des  hommes,  par  la  séparation  volontaire  de  son  corps 
et  de  son  âme,  lorsque  le  Verbe,  qui  dirigeait  toutes 


12; 


MESSE,    OHLATION   ET    IMMOLATION    MYSTIQUE 


ses  actions,  l'a  voulu,  quando  Verbum  voluit,  ainsi  que 
l'affirme  saint  Augustin,  In  Joannem,  tract,  xlvh, 
n.  11:  /'.  /-..  t.  xxxv. eol.  1739.  C'est  là  le  commentaire 

obvie  de  .loan..  x.  18  :  Je  donne  rua  vie  pour  mes  brebis: 
personne  ne  me  la  ravit.  C'est  de  moi-même  que  je  la 
quitte.  J'ai  le  pouvoir  de  la  quitter,  j'ai  le  pouvoir  de  la 
reprendre  :  paroles  que  la  tradition  a  entendues  non 
seulement  de  l'offrande,  niais  encore  de  l'immola- 
tion que  Jésus-Christ  a  faite  de  lui-même  sur  la 
croix.  Cf.  S.  Thomas,  Compcndium  theologiœ,  c.  ccxxx. 
Pour  qu'existe  le  sacrifice  de  la  croix,  il  a  donc 
fallu  que  Jésus-Christ  devienne,  par  un  acte  positif  de 
sa  volonté,  cause  efficiente  indirecte  de  sa  propre 
mort. 

Quand  donc  on  assure  que  l'oblation.  la  donation 
du  Christ  a  duré  depuis  le  premier  instant  de  son 
existence  et  que  «  notre  souverain  prêtre,  tous  les 
jours  de  sa  vie  mortelle,  a  été,  à  raison  de  son  expia- 
tion continuelle,  en  acte  permanent  d'oblation  et  de 
sacrifice  »,  on  confond  la  disposition  habituelle  de  l'âme 
sainte  de  Jésus-Christ  par  rapport  à  notre  rédemp- 
tion, et  l'acte  libre  et  volontaire,  d'ailleurs  conforme 
à  cette  disposition  habituelle,  que  Dieu  exigea  en 
fait  de  cette  âme  sainte  pour  notre  rédemption. 

En  fait,  disons-nous.  Car  une  deuxième  remarque 
s'impose.  Tous  les  théologiens  admettent  avec  saint 
Thomas  que  la  passion  et  la  mort  de  Jésus-Christ 
considérées  dans  leur  élément  physique,  purement 
afllictif  et  pour  ainsi  dire  matériel,  ne  présentent  à 
Dieu  aucune  valeur  méritoire  :  Passio,  in  quantum 
hujusmodi,  non  est  meritoria,  quia  habet  principium 
ab  exteriori;  sed  secundum  quod  eam  aliquis  volunlarie 
sustinet,  sic  habet  principium  ab  inleriori  et  hoc  modo 
est  meritoria.  Sum.  theol.,  IIP  q.  xlviii,  a.  1,  ad  lum. 
C'est  bien  dans  l'acte  de  volonté  par  lequel  Jésus  a 
voulu  subir  la  passion  et  la  mort  et  les  a  de  fait  subies 
que  réside  toute  la  valeur  méritoire  du  sacrifice  rédemp- 
teur. Et  nous  savons  que  l'acte  de  volonté  du  Christ 
porta  explicitement  sur  la  passion  et  la  mort.- —  Mais, 
cette  vérité  une  fois  accordée,  il  faut  maintenir  l'aspect 
essentiel  que  toute  la  tradition  accorde  à  la  passion 
et  à  la  mort  dans  le  sacrifice  rédempteur. 

Il  est  très  vrai  que  la  volonté  libre  du  Christ  aurait 
suffi  pour  rendre  infiniment  méritoire  n'importe  quelle 
action  du  Sauveur.  Mais  les  affirmations  scripturaires 
nous  obligent  à  reconnaître  qu'en  fait  Jésus  a  dû  nous 
racheter  non  seulement  par  une  vie  d'abnégation 
et  de  vertu,  mais  spécialement  et  obligatoirement 
dans  et  par  les  souffrances  de  la  passion  sanglante 
et  la  mort  sur  la  croix  :  patiendo  et  moriendo,  dit  le 
schéma  du  canon  6  du  c.  iv,  De  doctrina  catholica, 
préparé  au  concile  du  Vatican.  L'expiation  pénale 
n'a  aucune  valeur  sans  la  réparation  morale  :  c'est 
entendu;  mais  la  réparation  morale  n'a  pu  s'exercer 
en  fait,  historiquement,  que  dans  et  par  l'expiation 
pénale  et  telle  expiation  pénale  qu'il  a  plu  à  Dieu  de 
déterminer. 

11  faut  donc  conclure  que  la  passion  et  la  mort  de 
Jésus,  non  en  tant  qu'oeuvre  sacrilège  de  ses  bour- 
reaux, mais  en  tant  qu'œuvre  expiatoire  acceptée, 
recherchée  et  surtout  indirectement  causée  par  la 
libre  volonté  de  Jésus,  a  constitué  le  sacrifice  rédemp- 
teur :  l'oblation  et  la  donation  incluses  dans  cet  acte 
étant  l'élément  formel,  l'immolation  sanglante,  incluse 
dans  les  souffrances  et  la  mort  en  croix,  étant  l'élé- 
ment matériel  du  sacrifice;  les  deux  éléments  réunis 
constituant   essentiellement   le   sacrifice   lui-même. 

b)  L'analogie  nous  fait  immédiatement  entrevoir 
la  même  dualité  d'éléments  essentiels,  constitutifs  du 
sacrifice  de  la  messe. 

D'une  part,  l'enseignement  catholique  tient  que 
Jésus-Christ,  comme  prêtre  principal,  s'olTre  lui-même 
à    l'autel,  comme   il   s'est   offert   jadis   au   Calvaire. 


Mais,  avec  le  plus  grand  nombre  des  théologiens, 
nous  avons  établi,  voir  Col.  1249  sq.,  qu'il  n'est  pas 
suffisant  d'affirmer  que  le  Christ  est  prêtre  principal  a 
l'autel  «  pane  qu'il  a  institué  lui-même  le  sacrifice 
eucharistique  et  donné  aux  siens  le  pouvoir  et  l'ordre 
de  l'offrir  après  lui  ».  La  logique  veut  que  le  Christ 
soit  prêtre  principal  parce  qu'au  moment  de  la  consé- 
cration, quoique  par  le  ministère  du  prêtre,  il  offre 
encore  actuellement  le  sacrifice  de  la  messe  —  chaque 
sacrifice  de  la  messe  - — renouvelant  à  cet  effet  les 
sentiments  de  soumission  et  d'obéissance  qui  l'ani- 
maient jadis  au  Calvaire. 

Les  sentiments  qui  animent  ainsi  Jésus  à  l'autel 
sont  ceux-là  même  qui  l'animaient  au  Calvaire 
et  manifestaient  à  Dieu  sa  volonté  de  souffrir  et  de 
mourir  pour  expier.  L'immolation  voulue  par  le  Christ 
et  présentée  à  Dieu  sera  donc  toujours,  en  fin  de 
compte,  l'immolation  sanglante  du  Calvaire  ;  mais, 
parce  que  cette  immolation  est  passée  et  ne  saurait 
être  réitérée,  les  sentiments  qui  animent  présentement 
l'âme  de  Jésus  à  l'autel  ne  sauraient  constituer  un 
sacrifice,  au  sens  strict  du  mot,  qu'à  la  condition  d'être 
derechef  manifestés  d'une  manière  sensible  par  l'im- 
molation nouvelle,  mystique,  mais  représentative  de 
l'immolation  passée.  Simple  condition  du  sacrifice 
eucharistique,  cette  immolation?  Non,  certes,  puis- 
qu'elle seule  donne  à  l'oblation  du  Christ  son  caractère 
sacrificiel.  Qu'on  définisse,  en  effet,  le  sacrifice  par 
l'oblation  ou  par  l'immolation,  peu  importe.  L'immo- 
lation mystique,  manifestée  extérieurement  par  la 
double  consécration,  est  l'élément  rituel  nécessaire 
au  sacrifice  :  elle  se  réfère  directement  à  la  chose 
offerte,  et  ainsi,  si  nous  retenons  l'analogie  du  sacri- 
fice sanglant  de  la  croix,  nous  la  devons  concevoir 
comme  l'élément  matériel,  mais  essentiel,  auquel 
s'ajoutent,  pour  constituer  intégralement  le  sacrifice 
eucharistique,  du  côté  du  Christ  et  par  le  ministère 
du  prêtre  visible,  l'oblation  réitérée  des  sentiments 
qu'inspiraient  au  Sauveur  ses  souffrances  et  sa  mort, 
et,  du  côté  de  l'Église,  l'oblation  faite  par  le  même 
prêtre  visible  des  sentiments  qui  animent  présente- 
ment le  corps  mystique  de  Jésus  s'unissant  au  sacri- 
fice de  son  Chef  et 'se  confoimant,  autant  qu'il  est 
possible,  à  ses  dispositions. 

L'argument  devient  plus  pressant,  si  l'on  considère 
que  l'oblation  de  Jésus  à  l'autel  n'est  pas  seulement 
un  état  continué,  mais  un  acte  spécial,  réitéré  à  chaque 
messe.  Or,  cette  ohlation  actuelle  faite  par  le  Christ 
caché  et  invisible  n'aurait  pas  la  signification  sacri- 
ficielle propre  à  la  messe  —  sacrifice  relatif,  repré- 
sentatif de  l'immolation  sanglante  de  la  croix  —  s'il 
ne  s'y  adjoignait,  d'institution  divine,  un  sjmbole 
sensible,  marquant  extérieurement  l'identité  des  senti- 
ments actuels  du  Christ  et  des  sentiments  qu'il 
manifesta  jadis  au  Calvaire.  D'institution  divine,  cette 
réalité  symbolique  est  la  consécration,  laquelle,  par 
une  admirable  disposition,  réalise  d'une  part  la  pré- 
sence réelle  de  Jésus  à  l'autel  avec  les  sentiments  dont 
son  âme  sainte  est  animée  et,  d'autre  part,  produit, 
par  la  séparation  sacramentelle  du  corps  et  du  sang, 
l'immolation  mystérieuse  qui  signifie,  d'une  façon 
non  seulement  sensible,  ainsi  que  le  requiert  la  nature 
dii  sacrifice,  mais  actuelle,  ainsi  que  l'exige  l'oblation 
présentement  renouvelée  par  le  Christ  à  l'autel,  l'objet 
même  de  ces  sentiments.  Et  ici,  redisons-le,  par  suite 
de  son  caractère  essentiellement  relatif,  l'immolation 
mystique,  fût-elle  cent  fois,  mille  fois,  des  millions 
de  fois  réitérée,  ne  saurait  nuire  à  l'unité  du  sacrifice 
du  Christ  que,  par  sa  relativité  même  à  l'immolation 
sanglante  de  la  croix,  elle  affirme  et  consacre.  Nous 
avons  trouvé  cette  formule  excellente  proposée  par 
des  théologiens  de  valeur  tels  que  Gihr,  At /berger. 
Pesch,  Lépicier,  etc. 


1275 


MUSSE,   OULA.TION    ET   IMMOLATION    MYSTIQUE 


1276 


IV.  COMMENT  L'IMMOLATION  MYSTIQUE  SÏMBO.- 
LISE  LE*  SENTI  MENTS  QDI  ANIMENT  A  L'AUTEL 
L'AME  SAINTE  DE  JÉSUS  l'Ait  RAPPORT  AU  SACRIFICE 

eucharistique.  —  C'est,  sous  une  forme  mieux 
adaptée  aux  conclusions  précédentes,  la  question 
de  la  préférence  à  accorder  à  l'une  des  trois  opinions 
catholiques  qu'il  reste  encore  à  examiner,  savoir  : 
celle  de  Vasquez,  celle  de  Lessius-Gonet-Billuart,  celle 
de  Pasqualigo-Bossuet-Billot.  Dans  la  discussion  de 
ces  opinions,  nos  traités  et  manuels  font  ordinaire- 
ment abstraction  de  l'élément  formel  du  sacrifice, 
savoir  des  sentiments  de  l'âme  sainte  de  Jésus  : 
c'est  qu'ils  sous-entendent  toujours  ce  point  de  vue, 
résolu  pour  eux  lors  de  la  question  du  prêtre  principal, 
offrant  à  l'autel  le  sacrifice  eucharistique.  Ils  se 
contentent  d'examiner  l'élément  matériel  du  sacrifice, 
et  de  rechercher  comment  l'immolation  mystique 
produite  par  la  double  consécration  donne  à  l'acte 
opéré  sur  l'autel  le  caractère  de  véritable  sacrifice. 

1°  Vasquez,  avec  sa  théorie  du  sacrifice  purement 
relatif,  pense  que  l'immolation  mystique,  c'est-à-dire 
la  séparation  sacramentelle  du  corps  et  du  sang, 
est  uniquement  une  représentation  sensible  de  la 
séparation  réelle  qui  s'est  produite  jadis  sur  la  croix 
entre  le  corps  et  le  sang  du  Sauveur.  En  même  temps 
que  sur  l'autel  est  réalisée  cette  séparation  mystique, 
représentative  de  la  mort  du  Christ,  Notre-Seigneur, 
par  cette  représentation  même,  rend  hommage  au 
droit  de  vie  et  de  mort  que  Dieu  a  sur  tous  les  hommes, 
et  imprime  ainsi  à  la  séparation  mystérieuse  du  corps 
et  du  sang  le  caractère  de  vrai  sacrifice.  Disp.  CCXX1I, 
c.  vu,  vin,  ix.  Cf.  col.  1149  sq. 

La  théorie  du  sacrifice  relatif  est  exacte  à  condition 
de  n'être  pas  exclusive.  La  messe  est  plus  qu'une  re- 
présentation ou  qu'un  sacrifice  purement  relatif.  Sans 
doute,  elle  possède  une  relatio  î  essentielle  au  sacrifice 
de  la  croix,  dont  elle  est  inséparable.  Mais  nous  pen- 
sons avoir  suffisamment  démontré  que  l'immolation 
mystique  à  la  messe  n'est  pas  purement  représenta- 
tive. Elle  est  tout  d'abord,  et  ensuite  elle  est  repré- 
sentative de  l'immolation  sanglante,  précisément  parce 
qu'elle  est  en  elle-même.  De  Lugo,  De  eucharistia, 
disp.  XIX,  n.  51,  n'a  pas  de  peine  à  montrer  que  Vas- 
quez se  trompe  lorsqu'il  invoque  en  faveur  de  son 
système  l'autorité  des  Pères.  Tous  les  Pères,  sans 
doute,  affirment  que  le  sacrifice  de  l'autel  est  commé- 
moratif  de  celui  de  la  croix;  mais  cela,  personne  ne 
le  'nie.  Aucun  d'eux  cependant  n'affirme  que  la  messe 
est  un  sacrifice,  précisément  et  uniquement  parce 
qu'elle  est  représentative  de  l'immolation  sanglante 
du  Calvaire.  L'explication  vasquézienne  pèche  donc 
par  défaut,  et,  pour  corriger  ce  défaut,  il  ne  suffit 
pas  d'aîflnnar  que  la  présence  réelle  du  corps  et  du 
sang  du  Christ  suffit  à  donner  à  cette  représentation 
un  caractère  sacrificiel.  Sans  discuter  la  valeur  de 
cette  assertion  au  nom  du  concept  marne  du  sacrifice, 
il  suffi pa  d'invoquer  ici  l'autorité  du  concile  de  Trente, 
lequel  déclare,  à  deux  reprises,  que  la  messe  comporte 
une  immolation  nouvelle  du  Christ  :  Nouum  instituit 
Pasch  i  sa  ipsum  ab  Ecclesia  per  sacerdotes  sub  signis 
visibilibus  immolanium.  Sess.  xxu,  c.  i,  Denz.- 
Bannw.,  n.  9  5H;  et  :  In  hoc  divino  sacrificio...  idem  Me 
Christus  continetur  et  incruente  immolatur.  I  bid.,  c.  n, 
n.  940. 

Quelque  effort  qu'ils  aient  accompli  en  faveur  de 
la  thèse  vasquézienne,  les  partisans  contemporains 
de  ce  système  ne  sont  pas  parvenus  à  combler  la 
lacune  signalée  avec  tant  de  force  par  De  Lugo.  Vas- 
quez admit  l'immolation  mystique;  mais,  en  réalité, 
son  explication  ne  tient  compte  que  de  la  représenta- 
tion sensible  qu'elle  comporte. 

2°  La  réalité  de  l'immolation  mystique,  affirmée  par 
le  concile  de  Trente,  au  sens  où  nous  l'avons  exposée, 


est  à  coup  sûr  sauvegardée  par  la  théorie  thomiste  de 
l'immolation  virtuelle  (Lessius-Gonet-Billuart-Hugon). 
-Mais  si  la  thèse  de  Vasquez  pèche  par  défaut,  ne 
peut-on  pas  dire  de  la  thèse  de  l'immolation  virtuelle 
qu'elle  "pèche  par  excès?  Le  glaive  qui  devrait  séparer 
le  corps  du  sang  si  la  chose  était  possible,  semble  bien 
n'être  qu'une  belle  métaphore. 

En  effet,  on  ne  saurait  admettre  que  l'action  consé- 
cratoire  tende  de  sa  nature  à  séparer  réellement  le 
corps  du  sang.  D'abord  il  faudrait  pour  cela  que, 
par  elle-même,  cette  action  exclue  le  sang  du  corps 
sous  les  espèces  du  pain,  et  le  corps  du  sang  sous  les 
espèces  du  vin.  Or,  la  loi  de  la  concomitance  démontre 
la  fausseté  d'une  telle  assertion.  Ensuite,  et  c'est  là  un 
argument  péremptoire,  l'action  consécratoire  n'atteint 
pas  le  Christ  lui-même,  mais  seulement  la  matière 
consacrée.  Cela  posé,  nous  nous  trouvons  en  face  de 
deux  hypothèses  :  ou  bien  le  sang  du  Christ  est 
présupposé  réellement  uni  à  son  corps  avant  la  consé- 
cration ;  ou  bien  il  est  présupposé  réellement  séparé. 
S'il  est  déjà  réellement  séparé,  il  ne  sera  pas  séparé 
par  la  vertu  des  paroles  consécratoires;  s'il  est  réelle- 
ment uni,  la  consécration  qui,  par  son  action  propre, 
n'atteint  pas  et  ne  saurait  atteindre  le  Christ  lui-même, 
ne  pourra  en  aucune  façon,  par  sa  même  action,  opérer, 
dans  cette  humanité,  une  division  des  parties  unies 
entre  elles.  11  faut  donc,semble-t-il,  laisser  de  côté  une 
explication  qui  présente  la  messe  comme  un  effort 
tendant  vainement  à  l'occision  du  Christ;  et  les 
paroles  de  la  consécration  ne  doivent  pas,  en  toute 
propriété  des  termes,  être  comparées  à  un  glaive  qui, 
par  lui-même,  porterait  la  mort  en  divisant  le  corps  et 
le  sang.  Cf.  Ch.  Héris,  O.  P.,  Le  Mystère  du  Christ, 
Pariî,  1928,  p.  353.  — ■  Les  objections  résolues  par  le 
P.  Hugon,  La  sainte  eucharistie,  p.  312-314,  n'attei- 
gnent pas  le  fond  de  la  difficulté.  Cf.  Tractatus  dogma- 
tici,  t.  m,  p.  477-479. 

3°  L'explication  de  Salmeron,  précisée  par  Pasqua- 
ligo  et  reprise  par  Bossuet,  le  cardinal  Billot  et  nombre 
de  théologiens  contemporains,  s'efforce  de  tenir  un 
juste  milieu.  D'une  part,  elle  affirme  la  réalité  de 
l'immolation  non  sanglante  à  l'autel,  essentiellement 
représentative  de  l'immolation  sanglante  de  la  croix, 
mais  possédant  son  existence  propre  dans  le  corps  et 
le  sang  séparés  sacramentellement;  d'autre  part,  la 
séparation  qu'elle  proclame  entre  le  corps  et  le  sang 
est  une  séparation  mystérieuse  et  d'ordre  surnaturel, 
et  qui,  par  conséquent,  ne  tend  nullement  de  sa  nature 
propre  à  la  séparation  physique  et  naturelle  du  corps 
et  du  sang.  La  métaphore  du  glaive  est  ici  reçue  dans 
le  seul  sens  qu'on  lui  peut  accorder,  puisqu'il  ne  s'agit 
que  d'une  séparation  mystique.  Et  c'est  là,  semble-t-il, 
la  seule  interprétation  possible  des  paroles  de  l'insti- 
tution du  sacrifice.  Par  ces  paroles,  en  effet,  le  Sauveur 
déclare  à  ses  apôtres  :  Ceci  est  mon  corps,  qui  est  donné 
pour  vous,  Luc,  xxn,  19;  ceci  est  mon  sang  qui  est 
répandu  pour  vous.  Matth.,  xxvi,  28.  Or,  dire  que  le 
corps  du  Christ  est  donné  pour  nous  dans  l'eucharistie, 
que  son  sang  y  est  répandu  pour  nous,  ne  signifie  pas 
autre  chose,  en  réalité,  que  l'oblation  faite  à  Dieu  pour 
nous  du  corps  et  du  sang  sacramentellement  séparés. 
Il  s'agit  ici,  en  effet,  d'une  chose  offerte  rendue  sensible 
uniquement  par  les  paroles  prononcées  à  la  consécra- 
tion et  par  les  espèces  sacramentelles  qui  la  recouvrent. 
Par  la  consécration,  le  Christ  — ■  qui  est  cette  chose 
offerte  — ■  devient  présent  sur  l'autel,  le  corps  sacra- 
mentellement séparé  du  sang  sous  l'espèce  du  pain, 
le  sang  sacramentellement  séparé  du  corps  sous  l'espèce 
du  vin;  en  tant  que  rendus  extérieurement  sensibles 
par  les  paroles  et  par  le  sacrement,  ni  le  sang  n'existe 
sous  l'espèce  du  pain,  ni  le  corps  n'existe  sous  l'espèce 
du  vin.  De  cette  séparation  sacramentelle  résulte 
pour  le  Christ  lui-même  un  revêtement  de  mort  et  de 


1277     MESSE,  SACRIFICE  EUCHARISTIQUE  ET  SACRIFICE  CÉLESTE      1278 


souffrance  qui,  sans  l'atteindre  dans  son  humanité 
désormais  glorieuse  et  impassible,  présente  cependant 
a  Dieu  cette  humanité  sous  les  marques  extérieures 
de  la  passion  qu'elle  endura  au  Calvaire.  Et  c'est 
dans  cette  présentation  que  consiste  l'immolation  non 
sanglante,  représentative  de  l'immolation  sanglante , 
ainsi  que  l'affirme  le  concile  de  Trente. 

Cette  immolation  mystique  suffit  pour  que  l'obla- 
tion  faite  à  la  messe  par  le  Christ  de  son  corps  et  de 
son  sang  soit  un  véritable  sacrifice.  Ce  revêtement  de 
mort,  en  etïet,  non  moins  que  la  destruction  réelle 
d'une  victime,  est  apte  à  réaliser  la  signification  sym- 
bolique propre  au  sacrilice  :  «  En  vertu  des  paroles  du 
prêtre,  le  corps  et  le  sang  sont  sensiblement  représentés 
comme  séparés  :  devant  son  Église,  Jésus  apparaît 
dans  on  état  de  mort.  Et  cela  suffit  pour  rappeler 
et  représenter  à  Dieu  pour  nous  la  valeur  infinie  de  la 
croix,  avec  les  adorations  actuelles  de  Jésus;  cela 
suffit  pour  signifier  et  représenter  devant  Dieu  les 
hommages  et  les  expiations  de  l'Église  dont  Jésus  est 
le  chef  religieux  et  la  victime;  cela  suffit  donc  pour 
constituer  un  très  réel  sacrifice.  »  J.  Grimai,  Le  sacer- 
doce et  le  sacrifice  de  N.-S.  J.-C,  Paris,  1923,  p.  238. 

V.  LE  SACRIFICE  EUCHARISTIQUE  ET  LE  SACRIFICE 

Céleste.  —  Nous  pourrions  nous  dispenser  d'aborder 
ici  ce  problème  subsidiaire  qui  n'intéresse  qu'indirecte- 
ment la  question  de  l'essence  du  sacrifice  eucharisti- 
que. Mais  on  a  tellement  insisté  en  ces  derniers  temps 
sur  l'étroite  connexion  qui  existe  entre  le  sacrifice 
du  ciel  et  le  sacrifice  de  l'autel,  qu'il  paraît  utile  de 
rappeler  au  moins  quelques  principes. 

1°  //  semble  peu  conforme  à  la  vérité  d'affirmer  dans 
le  ciel  un  sacrifice  proprement  dit  de  Noire-Seigneur 
glorifié.  —  Voir  sur  ce  point  Jésus-Christ,  t.  vin, 
col.  1339-1342.  Cf.  Stentrup.De  Verbo  incarnato.  Soteri- 
ologia,  t.  n,  Inspruck,  1889,  sect.m,th.  Lxxxi-Lxxxni. 
Il  semble  bien  d'ailleurs  que  l'état  de  compréhenseur 
ne  comporte  pas  l'exercice  extérieur  et  sensible  du 
sacerdoce  :  Sacrificium  dicit  vel  innuit  umbras  et 
figuras,  quse  in  patria  visionis  et  lucis  perfectse  non 
concipiunlur.  Hugon,  Tractalus,  t.  m,  p.  484. 

2°  Quoi  qu'il  en  soit,  il  ne  faut  pas  considérer  comme 
essentiellement  liés  à  l'essence  du  sacrifice  eucharistique 
les  actes  par  lesquels  Jésus  consomme  son  sacrifice  dans 
le  ciel.  —  La  sainte  Écriture,  en  effet,  et  tout  l'ensei- 
gnement de  la  Tradition,  résumé  dans  le  concile  de 
Trente,  font  dépendre  la  messe  du  Calvaire,  et  rap- 
portent essentiellement  le  sacrifice  de  l'autel  au 
sacrifice  de  la  croix.  Mais  si  l'Écriture,  notamment 
l'Épître  aux  Hébreux,  est  explicite  sur  la  consomma- 
tion céleste  du  sacrifice  sanglant  offert  sur  la  croix, 
elle  est  muette  sur  les  relations  du  «  sacrifice  céleste  » 
et  de  la  messe.  "Voir  pourtant  ci-dessus,  col.  847. 
Muette  pareillement  la  tradition  des  Pères;  muet, 
l'enseignement  officiel  de  l'Église. 

3°  Toutefois,  le  rapprochement  du  sacrifice  céleste 
et  du  sacrifice  eucharistique  est  utile  au  triple  point  de 
vue  dogmatique,  apologétique,  mystique.  —  1.  Le  dogme 
de  la  présence  réelle,  base  de  toute  explication  du  sacri- 
fice, tire  un  grand  profit  de  ce  rapprochement.  Car 
le  sacrifice  céleste  nous  montre  Jésus-Christ  glorieux, 
sans  cesse  interpellant  pour  nous  près  de  Dieu.  Hebr., 
vu,  2.5.  Or,  c'est  le  même  Jésus-Christ  qu'appellent 
sous  les  espèces  sacramentelles  les  paroles  consécra- 
toires.  La  théologie  du  sacrifice  eucharistique  trouve 
dans  les  assertions  de  l'Épître  aux  Hébreux  — laquelle 
nous  montre  le  Christ  désormais  impassible,  incorrup- 
tible et  glorieux,  après  l'unique  sacrifice  sanglant 
qu'il  lui  a  été  donné  d'offrir  de  lui-même,  iv,  14; 
vu,  28:  ix,  11-12;  24-28:  cf.  P.om.,.vi,  9  —  un  point 
d'appui  solide  pour  affirmer  l'immolation  non  san- 
glante de  la  messe.  La  médiation  toute-puissante  du 
Christ-prêtre  dans  le  ciel  est  une  analogie     pressante 


pour  établir  le  dogme  de  l'efficacité  propitiatoire  du 
sacrilice  terrestre.  Cf.  I  Joan.,  n,  l,  2. 

2.  Ce  dernier  point  dogmatique  prend  un  aspect 
apologétique  chez  les  controversistes  des  xvi«  et  xvu« 
siècles.  U  s'agit  pour  au\  d'expliquer  contre  les  pro- 
testants la  valeur  propitiatoire  de  la  messe.  Nous 
en  avons  fait  la  remarque  pour Bossuet,  voir  col.  1162. 
M.  Lepin  le  note  expressément  pour  certains  apolo- 
gistes de  la  Contre-Réforme,  Ruard  Tapper,  Lin- 
danus,  François  Sonnius,  Jean  Gropper,  Jacques 
Gilbert  de  Nogueras,  Claude  de  Saiuctes,  et,  plus  tard, 
Jean  Hessels,  Jean  de  Via,  Estius  et,  parallèlement  à 
Bossuet,  Denys  Amelote.  L'argument  revient  à  ceci  : 
«  Puisqu'il  est  certain  que  le  Sauveur  est  pontife  dans 
le  ciel,  et  qu'il  y  exerce  son  ministère,  il  faut  de  foute 
nécessité. qu'il  y  offre  un  sacrifice...  Mais,  si  le  Fils  de 
Dieu  offre  la  victime  de  son  sang  pour  nous  dans  le 
ciel,  et  s'il  l'offre  en  intercédant  pour  notre  salut,  il  ne 
déroge  donc  pas  à  son  sacrifice  de  la  croix,  ens'otïrant 
depuis  sa  mort,  mais  il  en  représente  le  prix  à  son  Père 
pour  ceux  qui  s'approchent  de  lui  par  son  entremise. 
Pourquoi  donc  lui-mesme,  demeurant  tous  les  jours 
avec  son  Église  jusqu'à  la  fin  des  siècles,  et  rendant 
son  corps  et  son  sang  présens  sous  les  signes  du  pain 
et  du  vin,  ne  pourra-t-il  pas,  par  lui-meune  comme 
pontife  et  par  les  prestres  comme  ses  ministres,  estre 
offert  à  Dieu  pour  nous  renouveller  la  mémoire  de  sa 
passion  et  pour  nous  en  communiquer  les  mérites'?...» 
Amelote,     Abrégé   de    théologie,    Paris,    1675,   1.  VI, 

C  XL. 

3.  Le  rapprochement  du  sacrifice  céleste  et  de  la 
messe  est  utile  également  à  la  piété  et  surtout  à  la 
piété  sacerdotale  :  car  il  nous  fait  comprendre  la  néces- 
sité, pour  le  corps  mystique  du  Christ,  de  demeurer 
uni  à  son  chef  sur  terre,  afin  d'être  participant  à  sa 
gloire  dans  le  ciel;  et  le  prêtre,  chargé  par  devoir  d'état 
de  réaliser,  de  maintenir,  d'accroître  cette  union  des 
membres  à  leur  chef,  y  trouve  indiquées  les  exigences 
surnaturelles  de  sa  sublime  vocation.  A  la  consomma- 
tion céleste  du  sacrifice  de  Jésus,  les  élus,  déjà  en 
possession  de  la  gloire,  sont  intimement  unis.  Car 
Jésus,  dans  cette  consommation  de  son  sacrifice,  in- 
troduit son  corps  mystique  déjà  racheté  et  sauvé 
par  lui,  et  maintenant  glorifié.  Solidaires  de  Jésus,  les 
membres  de  ce  corps  mystique  ressusciteront  en  Lui 
et  par  Lui;  ils  sont  déjà  glorifiés  en  Lui  et  par  Lui. 
C'est  en  Jésus  et  par  Jésus  que  se  fera  l'incorporation 
totale  en  Dieu  de  l'humanité  rachetée,  sauvée,  glori- 
fiée, et  la  victoire  complète  de  Dieu  sur  le  péché. 
Or,  dans  l'offrande  du  sacrifice  eucharistique,  le  corps 
mystique,  encore  sur  la  terre,  doit  être  uni  à  son  chef. 
La  contemplation  du  sacrifice  céleste  nous  montre  dès 
lors  cette  union  se  poursuivant  dans  le  ciel  par  l'union 
des  élus  au  prêtre  souverain,  consommant  son  sacri- 
fice dans  la  vie  éternelle.  Cette  vérité  profonde  nous 
fait  comprendre  que  nos  actes,  unis  à  ceux  de  Jésus, 
à  l'autel,  ont  un  prolongement  nécessaire  dans  le 
sacrifice  céleste  de  notre  prêtre  souverain.  Nos  prières, 
nos  satisfactions,  nos  mérites  sont  donc  offerts  à 
Dieu,  par  le  Médiateur  suprême,  dans  ce  sacrifice 
céleste,  et  par  Lui  présentés  à  la  fois  comme  les  effets 
du  sacrifice  sanglant  du  Calvaire  et  les  parties  inté- 
grantes de  l'hostie  offerte  à  l'autel  eucharistique. 
Bien  plus,  l'union  du  Christ  glorifié  aux  saints  vivant 
dans  la  gloire  et  participant  activement  à  son  sacri- 
fice céleste  exige  que  nos  prières,  nos  mérites,  nos 
satisfactions  soient  présentés  a  Dieu  en  union  avec  les 
prières  et  les  adorations  des  élus.  C'est  ce  qu'exprime 
la  liturgie  par  ces  paroles  du  canon,  sur  lesquelles 
les  vieilles  explications  de  la  messe  al  tiraient  l'atten- 
tion :  Supplices  le  rogamus,  omnipotens  Deus,  jubé 
heec  perferri  per  marins  sancti  angeli  lui  in  sublime 
altare  tuum... 


1279    MESSE,  SYNTHÈSE  THÉOLOGIQUE  :  LE  SACRIFICE  DELACROIX  1280 


VI.  SI  NTBÈSE  ET  CONCLUSION.  —  1"  Le  sacrifice  .en 
général  :  sacrifice  proprement  dit  et  sacrifice  impro- 
prement dit.  —  Avant  tout,  et  pour  éviter  des  confu- 
tiôns  rappelons,  que  le  terme  «  sacrifice  »  se  prend  en 
deux  acceptions  différentes,  acception  stricteet  accep- 
tion large.  Il  faut  distinguer  le  sacrifice  proprement  dit 
et  le  sacrifice  improprement  dit. 

1.  Sacrifice  proprement  dit.  —  C'est  l'acte  principal 
du  culte  public,  par  lequel  la  société  reconnaît  et 
proclame  le  souverain  domaine  de  Dieu.  Cet  acte 
public  et  solennel  est  toujours  symbolique  de  l'hom- 
mage souverain  à  rendre  à  Dieu,  hommage  d'adora- 
tion primordialement  et  avant  toute  hypothèse  de 
péché;  mais  aussi  hommage  d'expiation  et  de  répa- 
ration, dans  l'hypothèse  de  la  chute.  Écartons  ici 
comme  superflues  les  discussions  théologiqucs  sur  la 
nécessité  ou  non  nécessité  d'une  destruction  de  la 
victime  en  cas  de  sacrifice  propitiatoire  et  expiatoire. 
Nous  affirmons  simplement  que  la  «  chose  »  offerte  à 
Dieu  doit  toujours,  sinon  en  elle-même  ou  par  sa 
destruction,  tout  au  moins  dans  la  manière  dont  elle 
est  offerte,  symboliser  la  dépendance  de  l'homme 
vis-à-vis  de  Dieu.  Ainsi,  le  sacrifice  de  Jésus-Christ  à 
la  croix,  qui  fut  par  excellence  l'acte  solennel  du  culte 
public  rendu  au  nom  de  l'humanité  pécheresse,  sym- 
bolise, lui  aussi,  la  dépendance  et  l'hommage  rendu 
par  cette  humanité  à  Dieu.  Tout  sacrifice,  acte  du 
culte  public,  est  donc  un  acte  symbolique. 

L'acte  symbolique  qui  constitue  le  sacrifice  est 
ordinairement  un  acte  rituel,  parce  qu'il  est  réglé  par 
la  loi  liturgique.  Néanmoins,  il  faut,  contrairement 
à  l'affirmation  du  P.  de  la  Taille,  faire  une  exception 
pour  le  sacrifice  par  excellence  offert  par  Notre-Sei- 
gneur  Jésus-Christ  sur  le  Calvaire.  Ici,  en  effet,  l'acte 
symbolique  est  constitué  par  l'oblation  même  des 
souffrances  et  de  la  mort  endurées  par  le  Sauveur; 
la  cause  directe  de  ces  souffrances  et  de  cette  mort, 
l'action  déicide  des  bourreaux,  ne  saurait  à  aucun  titre 
rentrer  dans  la  catégorie  des  rites  sacrés.  Sacrifice 
d'un  genre  si  particulier  qu'il  doit  rester  unique  dans 
les  annales  de  l'humanité,  le  sacrifice  de  la  croix  est 
symbolique,  mais  non  rituel. 

Le  symbolisme  même  de  l'acte  sacrificiel  n'a  de 
valeur  morale  qu'autant  que  le  sacrifice  extérieur 
répond  aux  sentiments  intimes  de  ceux  qui  l'offrent. 
Ces  sentiments  intimes  :  adoration,  donation  de  soi- 
même,  réparation,  expiation,  etc..  forment  le  sacrifice 
que  saint  Augustin  appelle  sacrifice  invisible,  dont  le 
sacrifice  extérieur  est  le  sacrement,  c'est-à-dire  le 
signe  sacré.  De  civitate  Dei,  1.  X,  c.  v,  P.  L..  t.  xli, 
col.  282;  que  saint  Thomas  appelle  le  sacrifice  inté- 
rieur ou  spirituel,  signifié  par  l'extérieur,  Il-'-If6, 
q.  lxxxv,  a.  2.  Aussi  bien,  le  culte  extérieur  n'a 
de  valeur  religieuse  qu'en  tant  qu'il  est  la  manifes- 
tation du  culte  intérieur.  Donc,  le  sacrifice,  pour  être 
agréable  à  Dieu,  doit  exprimer  avec  sincérité  et  vérité 
les  sentiments  du  sacrifice  intérieur.  Aussi  saint 
Augustin  afïirme-t-il  que  dans  ces  sentiments  inté- 
rieurs se  trouve  le  vrai  sacrifice.  Et  ce  sont  ces  «  vrais  » 
sacrifices  qui  nous  permettent  de  nous  unir  au  prêtre 
souverain  qui  s'offrit  lui-même  en  sacrifice  sur  la 
croix.  Ibid.,c.  v,  vi,  col.  283-284.  Le  sacrifice  de  Gain, 
contredisant  ses  sentiments  intérieurs,  ne  pouvait  être 
agréable  à  Dieu.  Cf.  1.  XV,  c.  vu,  col.  433:  Lépicier, 
De  sacrosancto  sacrificio  eucharistico,  p.  41. 

2.  Sacrifice  improprement  dit.  —  Quelle  que  soit 
l'excellence  morale  et  la  nécessité  du  sacrifice  intérieur, 
il  faut  bien  se  garder  de  le  considérer  comme  le  sacri- 
fice .proprement  dit.  Le  sacrifice  proprement  dit  est 
l'acte  principal  du  culte  public,  acte  par  lequel  la 
société  reconnaît  et  proclame  le  souverain  domaine  de 
Dieu.  Il  ne  peut  être  offert  à  Dieu  que  par  un  délégué 
sacré  de  la  société,  le  prêtre.  Or,  tous  ces  éléments  man- 


quent au  sacrifice  intérieur  qui,  par  conséquent, 
n'est  appelé  sacrifice  que  par  analogie. 

L'analogie  qui  existe  entre  les  acrifice  intérieur  — 
lequel  n'est  qu'un  sacrifice  improprement  dit  — 
et  l'acte  public  du  sacrifice  proprement  dit,  ne  doit 
pas  nous  faire  oublier  que  la  primauté  appartient  au 
sacrifice  intérieur,  lequel  seul  par  lui-même  présente 
une  valeur  morale,  et  qui,  à  ce  titre,  apparaît  comme 
l'analogum  princeps,  l'acte  extérieur  du  culte  public 
ne  pouvant  être,  sous  ce  rapport,  qu'un  analogue 
secondaire  et  dépendant. 

Il  faut,  de  plus,  observer  que  la  notion  de  sacrifice 
improprement  dit  s'applique  non  seulement  au  sacri- 
fice intérieur  qui  marque  les  sentiments  par  lesquels 
l'âme  se  soumet  et  se  voue  à  Dieu,  mais  aussi  aux 
actes  extérieurs  commandés  par  ces  sentiments,  lorsque 
ces  actes  n'ont  pas  le  caractère  officiel,  social  et  sacré, 
qui  sont  la  caractéristique  du  sacrifice  proprement 
dit.  C'est  en  ce  sens  large  que  nous  avons  entendu 
saint  Augustin  définir  le  sacrifice  :  Omne  opus  quod 
agitiiT  ut  sancta  socielale  inlucreamus  Deo.  Et  c'est  de 
cette  définition  large  que  part  saint  Thomas  pour 
démontrer  que  «  la  passion  du  Christ  a  opéré  par 
mode  de  sacrifice  ».   II Ia,  q.  xlviii,  a.  3. 

Qu'il  soit  constitué  par  une  volonté  intérieure  de 
soumission,  d'abandon,  de  dépendance,  qu'il  com- 
porte un  acte  extérieur  manifestant  ces  sentiments,  le 
«  sacrifice  »,  qui  n'est  pas  l'acte  cultuel  offert  par  le 
prêtre  au  nom  de  la  société  pour  attester  le  domaine 
souverain  de  Dieu,  n'est  encore,  au  sens  théologique 
du  mot,  qu'un  sacrifice  improprement  dit,  bien  qu'en 
ces  sentiments  religieux  réside  l'élément  qui  apporte 
au   sacrifice  proprement   dit   sa  valeur  morale. 

2°  Le  sacrifice  rédempteur  offert  par  Jésus-Christ.  — 
Ces  principes  admis  par  tous  rendent  extrêmement 
facile  l'application  qu'il  convient  d'en  faire  au  sacri- 
fice rédempteur  offert  par  Jésus-Christ. 

1.  Il  est  exact  de  dire  que  le  Christ  s'est  offert  en 
«  sacrifice  »  dès  le  premier  instant  de  l'incarnation. 
Dès  cet  instant,  il  dit  à  Dieu  :  Me.  voici,  je  viens  pour 
faire,  ô  Dieu,  votre  volonté,  Hebr.,  x,  9.  Ce  sacrifice, 
il  l'a  offert  dans  une  disposition  habituelle  de  sa  volonté 
qui  ne  s'est  jamais  démentie  au  cours  de  toute  sa  vie 
terrestre  :  toutes  ses  actions  ont  été  inspirées  par 
cette  volonté.  Saint  Thomas  développe  magnifique- 
ment cette  pensée  dans  la  Somme,  IIIa,  q.  xxxiv, 
a.  2,  3;  q.  xlvi,  a.  2,  3,  4;  il  la  résume  en  trois  for- 
mules qui  se  superposent  en  se  complétant,  q.  xlviii, 
a.  1,  ad  lum,  ad  2um,  ad  3urn.  Aussi  n'est-il  pas  surpre- 
nant de  rencontrer,  au  concile  de  Trente,  des  Pères 
qui  la  mettent  en  relief  :  la  vie  tout  entière  du  Christ 
inaugure  le  sacrifice  rédempteur  qui  ne  trouve  cepen- 
dant sa  consommation  qu'au  Calvaire,  toutes  les 
actions  du  Sauveur  étant  ordonnées  vers  cette  consom- 
mation. Voir  les  textes  dans  Lepin,  op.  cit.,  p.  306-307. 
Après  le  concile  de  Trente,  un  des  théologiens  les 
plus  affirmatifs  sur  ce  point  est  Gaspard  Casai.  Il 
déclare  que  le  Sauveur  nous  a  mérité  le  salut  dès  le 
premier  instant  de  sa  conception,  qu'il  a  continué  à 
le  mériter  pendant  toute  sa  vie,  dans  sa  prière,  ses 
enseignements,  ses  jeûnes,  ses  autres  bonnes  œuvres  et 
toutes  les  adversités  par  lui  supportées.  Et  il  se 
demande  si  tout  cela  fut  «  par  mode  de  sacrifice  »  : 
«Je  ne  vois,  répond-il,  aucune  raison  de  le  nier;  je 
vois  de  multiples  raisons  de  l'affirmer  :  notre  souverain 
prêtre  principal,  tous  les  jours  et  tout  le  temps  de  sa 
vie  de  chair  mortelle,  c'est-à-dire  passible,  a  exercé 
son  office  d'oblation  et  n'a  jamais  cessé  de  l'exercer.  » 
De  sacrificio   missœ,   Venise,   1563,    1.    I,   c.   xix. 

On  le  remarquera  toutefois  :  il  n'est  pas  question 
de  sacrifice  proprement  dit.  Sous  la  plume  de  ces 
auteurs,  comme  sous  celle  de  saint  Thomas,  la  trame 
tout  entière  de  la  vie  du  Christ  est  un  sacrifice  vrai, 


1281         MESSE,  SYNTHÈSE  THÉOLOGIQUE  :  LE  SACRIFICE  DE  LA  CÈNE         1282 


au  .sens  où  saint  Augustin  l'entendait  ;  mais  non  pas 
encore  l'acte  cultuel  et  social  qui  constitue  le  sacrifice 
au  sens   strict   du   mot. 

Et  c'est  encore  en  ce  sens  large  qu'il  faut  sans  aucun 
doute  entendre  les  assertions  relevées  chez  les  théolo- 
giens de  l'École  française  aux.  xvu«  et  xvni'  siècles. 
Quelques  textes  nous  en  convaincront.  En  réalité, 
toute  la  vie  du  Christ  fut  un  sacrifice,  selon  le  cardinal 
de  Bérulle,  Vie  de  J&us,  c.  xix,  parce  que  l'oblation 
qu'en  a  faite  le  Sauveur  ><  est,  à  la  fois,  offrande 
continue  de  l'immolation  future  et  offrande  incessante 
d'une  immolation  actuelle,  qui  prépare  et  commence  à 
réaliser  déjà  celle  qui  se  consommera  au  Calvaire  ». 
Lepin,  op.  cit.,  p.  465.  De  même,  le  P.  de  Condren  : 
■  Pour  ce  qui  est  du  sacrifice  de  la  Nouvelle  Loi,  qui 
est  le  sacrifice  de  Jésus-Christ,  il  faut  savoir  que  toute 
sa  vie.  depuis  le  premier  moment  de  l'incarnation 
jusque  dans  l'éternité,  est  le  sacrifice  véritable  figuré 
par  ceux  de  la  loi  ancienne  et  par  tous  les  autres.  » 
L'idée  du  sacerdoce,  IIe  part.,  p.  80.  Mais  l'on  sait 
que,  pour  Condren,  si  la  consécration  du  sacrifice 
unique  de  Jésus-Christ  commence  à  l'incarnation, 
{'immolation  n'en  a  été  faite  qu'à  la  croix.  L'oblation 
que  le  Christ  a  faite  de  lui-même  dès  l'incarnation 
est  un  sacrifice,  parce  que,  dès  l'origine,  le  Christ  s'est 
offert  pour  être  immolé  ».  Cette  direction  imposée  à 
toute  la  vie  du  Sauveur  vers  sa  passion  et  sa  mort  en 
croix  est  marquée  plus  explicitement  encore  par 
M.  Ollier  :  «  Notre-Seigneur,  venant  au  monde,  s'est 
une  fois  offert  à  Dieu  son  Père  en  qualité  d'hostie 
dans  le  sein  de  la  très  sainte  Vierge,  comme  sur  un 
autel,  pour  cire  un  jour  immolé  et  consommé  à  la  gloire 
de  sa  divine  majesté...  «  Explication  des  cérémonies, 
1.  VI,  c.  n.  Les  mêmes  assertions  se  retrouvent  chez 
Thomassin,  Bossuet  et  nombre  d'autres  auteurs  de 
cette  époque.  Toute  la  vie  de  Jésus-Christ  fut  un 
sacrifice,  parce  qu'elle  était  la  préparation  de  l'immo- 
lation de  la  croix,  et  que  les  dispositions  habituelles 
que  Jésus  y  fit  paraître  devaient  donner  au  sacrifice 
consommé  au  Calvaire  son  mérite  et  sa  valeur  rédemp- 
trice. Cf.  M.  de  la  Taille,  dans  Gregorianum,  mars  1928. 

2.  .Mais  de  là  à  affirmer  que  seules  ces  dispositions 
intérieures  forment  l'essence  du  sacrifice  rédempteur, 
il  y  a  un  abîme.  Le  sacrifice  proprement  dit,  offert  sur 
la  croix,  exige  de  plus  l'immolation  sanglante,  telle 
que  l'a  prévue  et  imposée  Dieu  le  Père,  et  telle  que 
l'a  voulue,  librement  le  Verbe  incarné.  Sans  doute, 
les  dispositions  intérieures  du  Christ  pouvaient 
suffire,  à  cause  de  la  dignité  de  sa  personne,  pour  expier 
nos  crimes,  si  son  Père  l'eût  ainsi  réglé;  mais,  de 
plus,  Dieu  a  voulu  qu'il  offrît  ce  sacrifice  visible.  Ce 
n'est  pas  seulement  à  la  volonté  de  mourir,  mais 
encore  à  la  mort  effective  du  Sauveur  qu'il  a  attaché 
la  rédemption  des  hommes  :  ainsi  la  mort  de  Jésus- 
Christ  et  l'oblation  de  cette  mort  précieuse  qui  en 
était  inséparable,  étaient  aussi  essentielles  dans  l'ordre 
de  la  Providence,  que  les  dispositions  intérieures  qui 
les  animaient.  La  mort  du  Sauveur  n'est  donc  pas 
à  l'instar  d'un  simple  rite  extérieur,  et  pour  ainsi  dire 
étranger  a  l'essence  du  sacrifice  de  la  croix:  c'est  le 
sacrifice  même,  l'action  particulière  que  Dieu  exigeait 
pour  réparer  l'outrage  fait  à  sa  gloire,  expier  nos 
crimes,  rendre  a  sa  souveraine  majesté  l'honneur  que 
le  pécheur  avait  prétendu  lui  ravir  :  et  c'est  là  ce 
qu'avec  la  théologie  catholique  on  doit  appeler  le 
sacrifice   strictement   dit   de  la   rédemption. 

3°  Le  sacrifice  de  la  cène.  —  f .  La  cène  est  le  même 
sacrifice  que  la  messe,  dont  elle  fut  la  première  célébra- 
tion.-—  Cette  vérité  se  trouve équivalemment enseignée 
par  le  concile  de  Trente  :  Jésus  donc...  à  la  dernière 
cène...  se  déclarant  ((institué  pour  l'éternité  prêtre  selon 
l'ordre  de  Melchisédech,  offrit  à  Dieu  son  Père  son  corps 
et  son  sang  sous  les  espèces  du  pain  et  du  vin.  Aux 

DICT.    DE   THÉOL.    CATHOL. 


apôtres  qu'il  constituait  alors  les  prêtres  du  Xouvcau 
Testament,  et  à  tuas  leurs  successeurs  dans  le  sacer- 
doce, il  donna  l'ordre  d'offrir  ce  corps  et  ce  sang  sous 
les  symboles  des  mêmes  éléments,  par  ces  paroles  :  «  Faites 
ceci  en  mémoire  de  moi  ».  Dans  ce  texte,  le  concile 
distingue  ce  que  lit  le  Christ  à  la  dernière  cène  et  ce 
qu'il  commanda  à  ses  apôtres  de  faire.  Ce  qu'il  lit, 
c'est  l'offrande  à  Dieu  son  Père,  de  son  corps  et  de 
son  sang  sous  les  espèces  du  pain  et  du  vin.  Ce  qu'il 
commanda  à  ses  apôtres,  en  les  constituant  prêtres 
du  nouveau  Testament,  et  à  tous  leurs  successeurs 
dans  le  sacerdoce,  c'est  de  renouveler  la  même  oblation 
du  corps  et  du  sang  sous  les  mêmes  symboles.  En 
d'autres  termes  la  messe  est  la  même  oblation  du 
corps  et  du  sang  de  Jésus-Christ  et  renouvelle  la 
cène  qui  fut  son  prototype. 

2.  L'oblation  de  la  cène  n'est  pas  une  partie  du 
sacrifice  sanglant  de  la  Croix  :  bien  qu'intimement  liés, 
la  cène  et  le  Calvaire  sont  deux  sacrifices  distincts.  — • 
Nous  avons  déjà  rappelé  cette  vérité  à  propos  de  la 
thèse  du  P.  de  la  Taille,  voir  col.  1245.  Les  termes  du 
c«ncile  de  fiente  ne  laissent  place  à  aucun  doute  : 
Jésus  donc...  —  quoique  devant  s'offrir  à  Dieu  le  l'ère 
une  seule  fois  sur  l'autel  de  la  croix...  —  parce  que 
cependant  son  sacerdoce  ne  devait  pas  s'éteindre  par  sa 
mort,  afin  de  laisser  ù  l'Église  son  épouse  un  sacrifice 
visible,  etc..  Si  le  concile  avait  reconnu  dans  l'obla- 
tion de  la  cène  une  partie  constitutive  et  initiale  du 
sacrifice  de  la  croix,  il  aurait  parlé  ainsi  :  «  Jésus..., 
parce  que  devant  s'offrir  sur  l'autel  de  la  croix,  etc.  » 
Cette  terminologie  montre  combien  est  fondée  l'opi- 
nion quasi  unanime  des  théologiens  postérieurs  au 
concile,  opinion  qui  tient  l'oblation  de  la  cène  comme 
distincte  de  celle  du  Calvaire,  et  n'en  constituant  pas 
une  partie  essentielle  ou  intégrale.  M.  Lepin,  qui  a 
exposé  longuement  le  sentiment  des  théologiens  sur 
ce  point,  rappelle,  op.  cit.,  p.  692,  qu'ils  présentent  la 
cène  «  comme  une  oblation  proprement  sacrificielle, 
et  s'efforcent  d'en  déterminer  le  rapport  avec  la  croix. 
Plusieurs  ont  songé  à  une  oblation  actuelle,  portant 
sur  une  immolation  également  actuelle  du  Sauveur, 
c'est-à-dire  à  un  commencement  réel  de  la  passion  : 
et  c'est  en  cela  que  la  cène  leur  a  paru  être  un  vrai 
sacrifice.  Quelques-uns  ont  vu  cette  oblation  et  cette 
immolation  réalisées  dès  avant  la  cène,  au  cours  de 
la  vie  terrestre  du  Sauveur,  et  même  depuis  son  ori- 
gine. La  plupart  se  sont  arrêtés  à  l'idée  d'une  oblation 
réelle  présente,  se  rapportant  à  une  simple  représen- 
tation anticipée  de  l'immolation  future.  Or,  même 
parmi  ces  derniers,  nous  n'en  avons  trouvé  aucun  pour 
qui  l'oblation  faite  à  la  cène  ait  été  proprement 
l'oblation  du  sacrifice  de  la  croix,  c'est-à-dire  un  acte 
si  essentiellement  constitutif  du  grand  sacrifice 
rédempteur,  que,  sans  lui,  l'immolation  du  Calvaire 
aurait  manqué  de  ce  qui  en  fait  un  sacrifice  réel  et 
proprement  dit.  » 

Toutefois,  la  cène  et  le  Calvaire  sont  intimement 
liés.  La  mort  sur  la  croix,  sans  doute,  n'avait  pas 
besoin  de  la  cène  pour  être  un  sacrifice  complet  et 
véritable;  mais  la  cène  dépend  essentiellement  de  la 
croix,  comme  le  symbole  et  la  représentation  dépen- 
dent de  la  chose  à  représenter  et  à  symboliser. 

3.  Comme  la  messe,  dont  elle,  est  le  prototype,  la  cène 
est  un  sacrifice  essentiellement  relatif  au  sacrifice  san- 
glant du  Calvaire.  - —  Sans  doute,  le  sacrifice  de  la  cène 
représente  la  mort  du  Christ  comme  future,  encore  que 
cette  mort  soit  imminente;  et  à  la  messe,  c'est  une  . 
mort  passée  que  commémore  le  sacrifice.  Mais  cette 
différence  est  tout  extrinsèque  et  accidentelle.  Ln 
soi,  en  effet,  la  cène  représente,  tout  comme  la 
messe,  la  mort  du  Christ;  que  celte  mort,  par  rapport 

à  la  première,  soit  future,  par  rapport  à  la  seconde,  soit 
passée,  c'est  une  différence  en  dehors  de  la  signifi- 

X.  —  41 


1283      MESSE,  SYNTHÈSE  THÉOLOGIQUE  :  LE  SACRIFICE  EUCHARISTIQUE     1284 


cation  du  rite  sacrificiel,  et  que  suffit  à  justifier  l'épo- 
que même  de  la  mort  du  Sauveur,  rêvera  solum  oritur 
ex'conditione  seu  statu  rei  significatœ,  dit  fort  exacte- 
ment Suarez,  disp.  LXXVI,  sect.  i;  cf.  Stentrup, 
op.  cit.,  th.  lxxxviii. 

Sans  doute  encore,  la  cène,  étant  offerte  par  le 
Christ  avant  sa  mort,  était  un  acte  par  lequel  le  Christ 
pouvait  encore  mériter;  à  la  messe,  le  Christ  glorieux 
n'est  plus  en  état  de  mériter,  et  son  sacrifice  n'est 
qu'un  instrument  d'application  des  mérites  passés. 
Mais  cette  différence  encore  est  tout  accidentelle  et 
provient  de  l'état  du  principal  offrant,  avant  et  après 
sa  mort.  Considérée  en  soi,  la  cène  était,  comme  la 
messe  l'est  aujourd'hui,  un  moyen  d'application  des 
mérites  du  Christ;  le  mérite  de  la  passion  et  de  la 
mort  du  Sauveur  était  alors  simplement  commencé, 
tandis  qu'aujourd'hui  il  est  consommé.  Mais,  encore 
une  fois,  ces  dilîérences  sont  extrinsèques  à  la  cène, 
comme  à  la  messe.  Cf.  Stentrup,  toc.  cit. 

11  reste  donc  qu'en  soi,  cène  et  messe  sont  des  sacri- 
fices identiques,  n'ayantleur  signification  etleur valeur 
que  par  le  rapport  nécessaire  et  intime  qu'ils  présentent 
avec  le  sacrifice  sanglant  du  Calvaire,  que  toutes  deux 
représentent  et  symbolisent,  la  cène,  comme  futur, 
la  messe,  comme  passé.  La  cène  eut  sa  raison  parti- 
culière et  toute  spéciale  d'exister,  parce  qu'elle  inau- 
gurait le  sacrifice  de  l'eucharistie,  que  le  Christ  enten- 
dait laisser  à  son  Église.  Mais,  par  rapport  au  Calvaire, 
tout  comme  la  messe,  la  cène  est  un  sacrifice  relatif, 
parce  que,  comme  la  messe,  elle  a  pour  effet  l'appli- 
cation du  sacrifice  rédempteur.  Cf.  Lepin,  op.  cit., 
p.  697. 

4°  Le  sacrifice  de  la  messe.  —  1.  Ses  éléments  consti- 
tutifs. —  Le  sacrifice  de  la  messe  reproduit  celui  de  la 
cène,  avec  cette  différence  accidentelle  qu'il  est  repré- 
sentatif et  commémoratif  de  l'immolation  sanglante 
déjà  passée.  Est-il  besoin  de  le  redire?  Le  sacrifice  de  la 
messe  n'est  pas  purement  représentatif  :  il  est,  et  il 
est  relatif  au  sacrifice  de  la  croix.  Le  corps  et  le  sang 
du  Sauveur  y  sont  mystiquement  séparés,  comme  ils 
le  furent  réellement  au  Calvaire.  Et  Jésus-Christ  s'y 
offre  dans  son  immolation  mystique,  comme  il  s'est 
offert  dans  l'immolation  sanglante.  L'essence  du  sacri- 
fice eucharistique  comporte  donc  deux  éléments,  l'un 
formel,  l'oblation  du  corps  et  du  sang  du  Sauveur, 
l'autre  matériel,  l'immolation  mystique  de  ce  même 
corps  et  de  ce  même  sang.  Jésus  est  offert  par  là  même 
qu'il  est  immolé,  et  l'acte  d'immolation  est  aussi 
l'acte  d'oblation.  C'est  dans  l'acte  de  la  consécration 
et  dans  cet  acte  seul  que  se  trouve  l'immolation  et 
l'oblation  sacrificielles. 

2.  L'offrant  principal.  —  L'oblation  du  Christ  dans 
l'eucharistie  est  faite  tout  d'abord  par  Jésus-Christ 
lui-même,  prêtre  principal.  On  a  déjà  indiqué  que 
l'opinion  de  Scot,  à  laquelle  s'est  rallié  de  nos  jours 
le  P.  de  la  Taille,  ne  jouissait  pas  des  faveurs  de  l'en- 
semble des  théologiens.  On  pense  l'avoir  démontré  : 
le  Christ  est  le  prêtre  principal,  non  seulement  parce 
qu'il  a  institué  lui-même  le  sacrifice  et  donné  aux 
siens  le  pouvoir  et  l'ordre  de  l'offrir  après  lui,  mais 
encore  parce  qu'il  s'offre  aujourd'hui,  à  la  messe,  d'une 
manière  personnelle  et  actuelle  :  «  De  même,  répéte- 
rons-nous après  les  Salmanticenses,  que  le  Christ 
concourt  instrumentalement  par  son  humanité  à 
chacune  des  conversions  ou  transsubstantiations  qui 
se  font  dans  l'Église,  ainsi  il  pense  à  chacun  de  nos 
sacrifices,  il  les  veut,  les  offre  à  Dieu  et  par  conséquent 
en  est,  comme  prêtre  principal,  l'offrant  immédiat, 
d'une  oblatioh  formelle,  actuelle  et  élicite.  »  De  eucha- 
rislia,  disp.  XIII,  dub.  m,  n.  50.  Cf.  Hugon,  Traclatus 
dogmatiti,  t.  m,  p.  484. 

3.  Le  prêtre  visible,  ministre  du  Christ.  —  Toutefois, 
il  demeure  vrai  que  le  prêtre  principal,  Jésus-Christ, 


en  raison  de  son  état  glorieux  dans  le  ciel,  ne  peut,  par 
lui-même,  offrir  visiblement  le  sacrifice  eucharistique. 
Il  lui  faut  user  du  ministère  des  prêtres,  fl  s'agit 
des  prêtres  vaiidement  ordonnés.  Le  prêtre  validement 
ordonné  et  célébrant  dans  les  conditions  de  la  licéité, 
est  à  la  fois  le  ministre  de  Jésus-Christ  et  le  représen- 
tant de  l'Église.  Comme  ministre  de  Jésus-Christ,  il 
agit  en  vertu  d'un  pouvoir  subordonné  et  instru- 
mental, qui,  par  la  consécration  du  pain  et  du  vin, 
atteint  la  substance  même  du  sacrifice  :  ce  pouvoir, 
il  le  tient  de  son  caractère  sacerdotal  et  aucune 
cause  humaine  ne  peut  l'empêcher  de  s'en  servir 
validement.  Même  séparé  de  l'Église,  ce  prêtre  garde 
malgré  tout  le  pouvoir  d'offrir,  in  persona  Christi,  un 
sacrifice  véritable.  Comme  représentant  de  l'Église, 
le  prêtre  n'atteint  pas  la  substance  du  sacrifice,  mais 
la  part  nécessairement  accidentelle  qu'y  prend  le 
•  corps  mystique  de  Jésus-Christ  uni  à  son  chef.  «  Et 
tel  est  le  lien  qui  le  rattache  au  Christ  et  à  tout  le 
corps  mystique  que,  fût-il  seul  et  privé  de  toute  assis- 
tance, fût-il  même  tellement  seul  avec  sa  misère  qu'il 
manquât  de  toute  dévotion  et  de  toute  piété  person- 
nelle, le  sacrifice  qu'il  offre  est  bien  celui  de  l'Église 
entière.  »  Gasque,  L'eucharistie  et  le  corps  mystique, 
Paris,  1925,  p.  71. 

Il  va  de  soi  que  tout  prêtre  qui,  d'une  manière 
coupable,  s'est  séparé  du  corps  mystique  de  Jésus- 
Christ,  ne  saurait  représenter  l'Église  dans  l'oblation 
du  sacrifice.  Cf.  Suarez,  disp.  LXXVII,  sect.  n,  n.  6; 
S.  Thomas,  IIIa,  q.  lxxxii,  a.  6;  a.  7,  ad  3"™. 

4.  Participation  de  l'Église  au  sacrifice  eucharistique. 
—  On  a  dit  tout  à  l'heure  que  le  sacrifice  eucharistique 
était  avant  tout  l'oblation  faite  par  Jésus-Christ; 
mais,  puisque  cette  oblation  est  faite  par  le  Christ 
en  tant  que  chef  de  son  corps  mystique,  il  faut  de 
toute  nécessité  que  le  corps  mystique,  c'est-à-dire 
l'Église  y  participe.  Rien  de  plus  fréquemment  affirmé 
soit  par  la  tradition,  soit  par  les  théologiens. 

Et  cette  idée  est  excellemment  résumée  par  le 
cardinal  Billot  :  «  Ainsi  donc,  écrit-il,  de  même  que 
l'Église,  dans  la  messe,  offre  elle-même  son  sacrifice; 
de  même,  et  toujours  en  union  avec  son  chef,  elle  y 
est  offerte  elle-même  comme  victime.  Bien  plus,  l'Église 
entend  que,  par  l'offrande  du  corps  et  du  sang  du 
Sauveur,  la  propre  offrande  qu'elle  fait  de  soi-même 
devienne  de  plus  en  plus  parfaite.  Nous  vous  en  prions, 
dit-elle  (secrète  du  lundi  de  Pentecôte),  sanctifiez  ces 
dons  et,  en  agréant  l'offrande  de  cette  hostie  spirituelle, 
achevez  de  faire  de  nous  des  hosties  dignes  de  vous  éter- 
nellement. Et  voilà  la  raison  pour  laquelle  dans  le 
sacrement  de  l'eucharistie,  le  Christ  est  immolé  sous 
les  symboles  mêmes  qui  sont  la  figure  du  corps 
mystique  acheté  par  lui  au  prix  de  son  sang...  Voilà 
pourquoi  le  prêtre  prie  Dieu  d'avoir  son  offrande  pour 
agréable,  de  daigner  jeter  sur  elle  un  regard  propice  et 
favorable,  comme  il  a  daigné  jadis  considérer  les 
offrandes  d'Abel,  d'Abraham,  de  Melchisédech;  de 
commander  à  son  ange  de  le  porter  jusqu'au  sublime 
autel  du  ciel...  Toutes  ces  expressions  demeurent  inex- 
plicables en  dehors  des  principes  qu'on  vient  de  rappe- 
ler :  comment  en  effet,  comprendre  que  les  hommes 
puissent  demander  à  Dieu  d'avoir  pour  agréable  l'of- 
frande de  la  croix?  Au  contraire,  de  telles  expressions 
paraissent  empreintes  de  la  plus  vive  piété,  si  l'on 
considère  que,  dans  le  sacrifice  de  la  messe,  le  Christ 
n'est  plus  seul  à  offrir  et  à  s'offrir,  mais  que,  dans 
cette  offrande  du  sacrifice,  l'Église  tout  entière,  et 
comme  prêtre  offrant  et  comme  victime  offerte,  est 
unie  à  son  divin  chef.  »  De  sacramentis,  t.-i,  p.  598-599. 

Ces  vérités  sont,  avons-nous  dit,  traditionnelles  et  se 
retrouvent  sous  la  plume  de  tous  les  théologiens.  Il 
ne  faut  toutefois  rien  exagérer  et  ne  pas,  pour  autant, 
conférer  le  sacerdoce  au  sens  strict  à  tous  les  baptisés. 


1285        MESSE,    CONCLUSION  :    DEFINITION    DU   SAINT   SACRIFICE       1286 


Le  rôle  «  sacerdotal  »  des  simples  fidèles  n'a  qu'une 
analogie  assez  lointaine  avec  les  fonctions  proprement 
sacerdotales  du  ministre  du  Christ.  Les  théologiens 
n'ont  pas  manqué  d'étudier  la  portée  de  ce  rôle  des 
simples  fidèles  dans  l'oblation  du  sacrifice  eucharisti- 
que. Suarez  convient  que  l'explication  du  concours 
des  fidèles  est  délicate.  Disp.  LXXVII,  sect.  m. 
«  Les  fidèles,  disent  aussi  les  Salmanticenses,  n'offrent 
le  sacrifice  que  par  le  prêtre,  et  par  conséquent  média- 
tement  ;  leur  oblation  n'est  appelée  ainsi  qu'en  fonction 
de  l'oblation  proprement  sacerdotale.  Et  encore,  dans 
le  concours  des  fidèles  au  sacrifice  eucharistique,  il 
convient  de  distinguer  trois  degrés.  Le  premier  est 
très  général  et  appartient  à  tous  les  fidèles  :  sa  note 
caractéristique  est  qu'aucun  des  fidèles  qui  y  participe 
n'intervient  par  un  acte  particulier  :  c'est  le  prêtre 
seul  qui  agit  pour  tous.  Un  deuxième  degré  du  concours 
des  fidèles  est  plus  spécial  :  il  existe  lorsque  le  fidèle 
pose  un  acte  quelconque  qui  incite  le  prêtre  à  offrir 
le  sacrifice,  par  exemple  en  le  priant  de  célébrer  la 
messe  ou  en  lui  procurant,  à  cette  intention,  un  hono- 
raire. Le  troisième  degré  est  encore  plus  spécial 
et  existe  quand  les  fidèles  concourent  plus  immédiate- 
ment à  la  célébration  du  sacrifice,  par  exemple,  en  y 
assistant,  en  répondant  à  la  messe  et  en  assistant  le 
célébrant.  Plus  les  fidèles  participent  à  la  célébration 
de  la  messe,  selon  les  degrés  qu'on  vient  d'indiquer, 
et  plus  aussi  ils  participent  aux  fruits  du  sacrifice.  » 
Disp.  XIII,  dub.  m,  §  2,  n.  52.  Cf.  Casque,  op.  cit., 
p.  89  sq.;  Ch.  Grimaud,  «  Ma  »  Messe,  Paris,  1927, 
c.  m,  p.  42  sq. 

Telle  est  la  doctrine  par  tous  admise  :  sur  cette 
doctrine  fondamentale  se  greffent  deux  questions 
subsidiaires,  que  l'on  ne  peut  ici  que  signaler.  D'abord, 
pour  participer  à  l'oblation  sacrificielle,  les  fidèles 
peuvent-ils  se  contenter  de  s'unir  intérieurement 
au  prêtre,  ou  bien  est-il  nécessaire  qu'ils  expriment 
extérieurement  leur  intention?  Suarez  nie  que  le  senti- 
ment intérieur  suffise.  Disp.  LXXVII,  sect.  ni,  n.  2. 
Bellarmin,  De  sacrificio  misses,  1.  II  (De  eucharistia, 
1.  VI),  c.  iv;  Vasquez,  disp.  CCXXVI,  c.  n,  n.  10, 
paraissent  concéder  qu'une  volonté  habituelle  non 
actuellement  exprimée  suffit  :  la  divergence  n'est 
qu'une  question  de  mots.  Voir  Salmanticenses,  loc. 
cit.,  n.  54.  —  Ensuite  la  valeur  accidentelle  de  la  messe 
peut-elle  être  accrue  du  fait  d'une  plus  grande  dévotion 
du  prêtre  célébrant  et  des  fidèles  participants?  En 
ce  qui  concerne  la  dévotion  du  célébrant,  la  réponse 
est  affirmative  et  s'appuie  sur  l'autorité  de  saint  Tho- 
mas, IIIa,  q.  i.xxxii,  a.  6,  En  ce  qui  concerne  la  dévo- 
tion des  fidèles,  la  réponse  affirmative,  proposée  par 
Suarez,  disp.  LXXIX,  sect.  xi,  concl.  3,  Bellarmin, 
loc.  cit.,  c.  iv,  et  appuyée  sur  l'autorité  de  saint 
Thomas,  q.  lxxxiii,  a.  4,  est  présentée  comme  plus 
probable  contre  la  solution  négative  des  deux  Soto. 
Cf.  Salmanticenses,  loc.  cit.,  n.  55.  Nous  avons  entendu 
Bossuet  prendre  nettement  parti  pour  la  solution 
affirmative,  col.  1163. 

5°  Conclusions.  —  1 .  Définition  du  sacrifice  eucharisti- 
que. —  De  tous  les  éléments  de  cette  analyse,  il  résulte 
que  le  sacrifice  de  la  messe  doit  être  avant  tout  et 
essentiellement  en  fonction  de  l'oblation  qu'y  fait 
le  Christ.  L'oblation  de  l'Église,  considérée  comme 
corps  mystique  du  Christ,  sera  suffisamment  indiquée 
si  l'on  affirme  que  l'oblation  eucharistique  est  l'obla- 
tion du  chef  de  l'Église,  comme  tel.  Enfin,  l'oblation 
appelant  nécessairement  l'immolation,  on  doit  faire 
expressément  mention  de  l'immolation  mystique  du 
Sauveur  à  l'autel.  Un  dernier  élément  de  la  définition 
sera  emprunté  au  dernier  point  de  cette  étude,  l'effi- 
cacité du  sacrifice  eucharistique,  ce  sacrifice  étant 
institué,  non  pour  nous  mériter  le  salut,  comme  le 
sacrifice  sanglant  du  Calvaire,  mais  pour  nous  appli- 


quer les  mérites  de  ce  sacrifice  sanglant,  lui  consé- 
quence nous  proposerions  volontiers  la  définition  sui- 
vante :  Le  sacrifice  de  la  messe  est  l'acte  par  lequel  Jésus- 
Christ,  chef  de  l'Église,  prêtre  principal,  par  le  ministère 
du  prêtre  visible,  s'offre  mystiquement  sur  l'autel  dans 
la  séparation  sacramentelle  de  son  corps  et  de  son  sang 
sous  les  espèces  eucharistiques,  renouvelant  ainsi  d'une 
façon  non  sanglante  l'oblation  sanglante  du  Calvaire, 
pour  nous  en  appliquer  les  mérites. 

2.  L'unité  du  sacrifice  de  Jésus-Christ.  - —  L'unité  du 
sacrifice  de  Jésus-Christ  est  une  vérité  admise  par 
tous  les  théologiens. 

Comment  faut-il  entendre  cette  unité  de  sacrifice 
de  Jésus-Christ?  Les  théologiens,  sont  loin  d'être 
d'accord  sur  ce  point.  Et,  pour  mieux  discriminer 
leurs  opinions,  il  convient  avant  tout  de  marquer 
les  deux  points  extrêmes  auxquels  la  vérité  catholique 
ne  saurait  se  rallier,  mais  qui  indiquent  les  tendances 
opposées  des  divers  systèmes. 

Tout  d'abord  l'orthodoxie  catholique  ne  saurait 
concevoir  le  sacrifice  sanglant  de  la  croix  et  le  sacri- 
fice non  sanglant  de  la  cène  ou  de  la  messe  comme  deux 
sacrifices  disparates,  différents,  ou  même  simplement 
distincts  entre  eux  d'une  manière  adéquate.  L'ensei- 
gnement du  concile  de  Trente  s'y  oppose  formelle- 
ment. Una  enim  eademque  est  hostia,  idem  nunc  offe- 
rens  sacerdolum  ministerio,  qui  seipsum  tune  in  cruce 
ôbiulit...  Sess.  xxn,  c.  n.  A  la  messe,  c'est  donc  le 
même  prêtre,  la  même  victime  qu'au  Calvaire.  De 
ce  seul  chef,  il  est  impossible  que  les  sacrifice  du  Cal- 
vaire et  celui  de  l'eucharistie  soient  des  sacrifices  tota- 
lement et  adéquatement  distincts. 

A  l'opposé  on  pourrait  imaginer  une  identité  parfaite 
et  absolue  entre  le  sacrifice  eucharistique  et  le  sacrifice 
sanglant  de  la  croix.  En  ce  qui  concerne  la  messe 
aucun  théologien  n'a  soutenu  l'identité  des  deux  sacri- 
fices :  une  telle  assertion  serait  évidemment  contraire 
au  concile  de  Trente  qui,  au  texte  ci-dessus  rapporté, 
ajoute  cette  restriction  :  Sola  offerendi  ratione  diversa, 
restriction  dont  le  sens  est  précisé  par  les  premières 
lignes  du  chapitre  :  Quoniam  in  divino  hoc  sacrificio, 
quod  in  missa  peragitar,  idem  ille  Christus'  continetur 
et  incruenle  immolalur,  qui  in  ara  crucis  semel  seipsum 
cruente  obtulit. 

Ces  théories  extrêmes  auxquelles  aucun  auteur 
catholique  n'a  jamais  souscrit  indiquent  cependant 
les  tendances  vers  lesquelles  se  dirigent  les  dif  érentes 
opinions. 

a)  L'unité  du  sacrifice  d'après  l'opinion  du  sacrifice- 
oblation.  —  Identité  du  prêtre  et  de  la  victime  :  ces 
deux  éléments  sont  hors  de  controverse.  Identité 
de  l'action  sacrificielle  exercée  par  Jésus-Christ,  sur  la 
croix,  à  l'autel  et  même  au  ciel;  telle  est  la  caractéris- 
tique du  système.  Cette  action  sacrificielle  consiste 
dans  l'oblation  qu'a  faite  Jésus,  qu'il  fait  encore  de  sa 
passion  et  de  sa  mort.  L'unité  du  sacrifice,  nonobstant 
les  différences  accidentelles,  consiste  donc  dans 
l'unité  de  l'oblation. 

Nous  trouvons  cette  idée  d'oblation  continue  chez 
les  principaux  représentants  de  l'École  théologique 
française,  et  notamment,  la  chose  va  de  soi,  chez 
Pierre  Nicole.  Voir  col.  1209.  Mais,  personne  encore, 
dans  cette  école,  ne  se  prononce  nettement  en  faveur 
de    l'unité   numérique   du   sacrifice   du   Chrt. 

Mgr  de  Prcssy,  évêque  de  Boulogne,  a,  le  premier, 
proposé  ce  système  :  «  Quoique  l'oblation  de  cette 
obéissance  puisse  être  regardée  sous  différents 
rapports,  soit  à  divers  temps,  au  passé,  au  présent, 
au  futur;  soit  à  divers  lieux,  au  ciel,  à  la  terre  et  à  une 
multitude  d'autels;  soit  à  divers  ministres  qu'il 
s'associe  pour  la  faire  avec  lui  50115'  les  espèces  du 
pain  et  du  vin  :  cette  diversité  de  ministres,  de  lieux, 
de  temps,  d'espèces  n'empêche  pas  l'identité  physique, 


1287        MESSE,   CONCLUSION   :    UNITÉ    DU   SACRIFICE    CHRÉTIEN        1288 


l'unité  numérique  de  cet  acte  d'oblation.  Il  subsiste 
toujours  le  môme  en  son  fonds,  que  cette  diversité  ne 
touche  pas,  lui  étant  tout  à  fait  extrinsèque...  Ni  la 
multitude,  ni  la  diversité  de  ses  rapports  (au  passé, 
au  présent,  à  l'avenir,  à  différentes  perfections,  à 
différents  bienfaits,  à  différentes  récompenses)  n'em- 
pêche l'unité,  l'identité  de  son  essence,  parce  qu'ils 
ne  lui  apportent  aucun  changement  intrinsèque.  » 
Instruction  pastorale  sur  l'eucharistie  dans  Œuvres, 
Paris,  1812,  t.  i,  édit.  Migne,  col.  1212.  Et  quelques 
pages  auparavant  cet  auteur  affirme  l'identité  sub- 
stantielle du  sacrifice  de  la  messe  et  du  sacrifice  de  la 
croix,  ne  leur  reconnaissant  qu'une  pluralité  acciden- 
telle, col.  1237.  Voir  col.  1221. 

|C'est  aussi  sur  l'unité  d'oblation  dans  le  sacrifice 
de  Jésus-Christ  qu'insiste  Mgr  Mac-Donald,  en  affir- 
mant que  «  la  messe,  aux  yeux  de  l'Église  qui  l'offre, 
n'est  pas  un  nouveau  sacrifice,  un  sacrifice  autre  que 
celui  du  Calvaire,  mais  c'est  l'offrande  renouvelée  du 
même  sacrifice  une  fois  offert  sur  la  croix.  »  The 
sacrifice  of  the  Mass,  p.  80.  Et  le  P.  de  la  Taille,  en 
affirmant  que,  dans  la  messe,  «  toute  la  nouveauté 
se  tient  du  côté  de  l'Église  »,  suppose—  et  il  l'enseigne 
explicitement  —  que  l'oblation  du  Christ  demeure 
virtuellement  la  même.  Virtuellement,  disons-nous, 
parce  que  l'oblation  que  le  prêtre  visible  fait  du  sacri- 
fice du  Christ  au  nom  de  l'Église  tire  toute  son  effica- 
cité de  celle  du  Christ,  laquelle  du  chef  passe  dans  les 
membres.  S'il  fallait  admettre,  déclare  le  P.  de  la 
Taille,  une  nouvelle  oblation  personnelle  du  Christ 
à  chaque  messe,  on  ruinerait  l'unité  du  sacrifice  du 
Sauveur.  El.  xxm;  cf.  el,  v. 

La  thèse  de  M.  Lepin,  bien  que  dirigée  dans  le 
même  sens,  est  beaucoup  plus  souple  et  tient  compte 
davantage  des  données  concrètes  du  problème.  Elle 
tient  compte  surtout  de  la  nécessité  d'une  oblation  dn 
Christ  pour  ainsi  dire  réitérée  à  chaque  messe,  et  à 
l'unité  générale  d'oblation,  fondement  du  système, 
le  distingué  théologien  ajoute  des  modalités  particu- 
lières qui  diversifient  l'oblation  du  Christ  selon  les 
circonstances  et  les  conditions  du  sacrifice.  Sans 
doute  «  le  sacrifice  consiste  essentiellement  dans  l'obla- 
tion, et  le  sacrifice  du  Christ,  dans  l'oblation  que  le 
Christ  fait  directement  de  lui-même.  Mais  cette  obla- 
tion du  Christ  revêt  divers  modes,  suivant  les  cir- 
constances et  les  conditions  dans  lesquelles  elle  s'opère. 
A  la  croix,  le  Christ  s'offre  réellement  immolé  ; 
à  la  cène,  il  s'offre  sous  les  signes  représentatifs  de 
l'immolation  future;  à  la  messe,  il  s'offre  sous  les 
signes  représentatifs  de  l'immolation  passée...  Ainsi 
l'unité  d'oblation  constitue  ce  fond  commun  qu'il  faut 
certainement  admettre  dans  ce  qu'on  appelle  :  sacri- 
fice de  la  cène,  sacrifice  de  la  croix,  sacrifice  de  la 
messe...  Sous  cette  unité  foncière  d'oblation,  se  laissent 
aisément  reconnaître  les  divers  «  modes  d'oblation  », 
dont  parle  le  concile  de  Trente...  »  (Communication 
personnelle.) 

Toutes  ces  explications  sont  unanimes  à  affirmer 
l'identité  substantielle  du  sacrifice  eucharistique  et  du 
sacrifice  de  la  croix.  D'après  cette  conception,  il  sem- 
blerait donc  qu'entre  l'un  et  l'autre,  il  n'y  ait  qu'une 
différence  accidentelle  ou  extrinsèque.  Seul  Mgr  de 
Pressy  et,  de  nos  jours  G.  Pell  et  Mgr  Mac  Donald 
sont  allés  jusqu'à  cette  conclusion  explicite.  Le  P.  de 
la  Taille,  avec  son  opinion  de  la  messe,  sacrifice  propre 
de  l'Église,  accepte  volontiers  une  certaine  dualité, 
même  substantielle,  entre  la  cène  et  la  croix,  d'une 
part,  et  la  messe,  d'autre  part.  M.  Lepin  ne  tire  aucune 
conclusion  en  ce  sens,  et  met  simplement  ses  lecteurs 
en  garde  contre  «  l'inconvénient  grave  qu'il  y  aurait 
à  supposer  plusieurs  sacrifices,  et  même  une  multitude 
de  sacrifices  du  Christ,  se  comptant  séparément  et 
pouvant  s'additionner.  » 


b)  L'unité  du  sacrifice  d'après  la  thèse  du  sacrifice- 
immolation.  —  Le  eardinal  Billot,  par  une  réaction  un 
peu  vive  contre  la  thèse  du  P.  de  la  Taille,  établit  que, 
la  messe  étant  substantiellement  le  même  sacrifice  que 
la  cène,  il  faut  tenir  que  «  l'oblation  sacramentelle 
tant  de  la  cène  que  de  la  messe,  se  distingue  adéqua- 
tement de  l'oblation  de  la  croix  »,  et  que  «  la  nature  de 
l'immolation  à  la  messe  et  à  la  cène  est  proprement 
distinctive  de  ces  sacrifices  et  totalement  différente  de 
l'immolation  de  la  croix.  Il  faut  donc  conclure,  ajoute 
l'auteur,  que  le  sacrifice  de  la  messe  n'est  pas  le  même 
sacrifice  que  celui  de  la  croix,  mais  que  ce  sont  deux 
sacrifices  différents,  et  par  le  nombre  el  par  l'espèce. 
Puisque  le  sacrifice  consiste  dans  l'offrande,  les  divers 
modes  d'offrandes  diversifient  les  sacrifices.  »  De 
sacramentis,  Rome,  1924,  t.  i,  p.  604.  —  L'unité  du 
sacrifice  du  Christ  subsiste  néanmoins,  malgré  cette 
dualité.  Mais  c'est  une  «  unité  d'ordre  »,  unité  en  son 
genre  très  étroite,  puisqu'elle  est  fondée  sur  la 
nature  même  du  sacrifice  eucharistique,  lequel  suppose 
essentiellement  le  sacrifice  de  la  croix;  sur  l'immola- 
tion mystique  elle-même  qui  n'est  telle  que  parce 
qu'elle  est  la  représentation  sacramentelle  de  l'immo- 
lation sanglante;  en  un  mot,  sur  la  relation  étroite  qui 
unit  la  messe  au  Calvaire  en  l'y  reportant  tout  entière. 

Gihr  distingue  entre  «  sacrifice  »  et  «  acte  sacrifica- 
teur »  :  «  Pour  juger  de  l'unité  spécifique  et  numérique 
ou  de  la  différence  du  sacrifice,  il  faut  considérer  la 
victime,  le  prêtre  et  l'acte  sacrificateur.  Le  sacrifice 
de  la  croix  et  celui  de  la  messe  sont  identiques  :  c'est 
le  même  sacrifice  (idem  specie  et  numéro  sacrificium) 
parce  que  des  deux  côtés,  c'est  une  seule  et  même 
victime,  le  même  sacrificateur.  Au  contraire,  dans  le 
sacrifice  sanglant  et  non  sanglant,  l'acte  sacrificateur 
(effusion  du  sang,  réelle  ou  mystique)  est  différent 
numériquement  et  spécifiquement.  C'est  ainsi  que  la 
plupart  des  théologiens  comprennent,  et  à  juste 
titre,  ces  paroles  du  concile  de  Trente,  que  «  la  manière 
d'offrir  est  seule  différente»,  sola  offerendi  ratio  divursa. 
De  même,  les  sacrifices  offerts  tous  les  jours  sur  l'autel, 
à  raison  de  l'acte  sacrificateur  répété,  diffèrent  numé- 
riquement non  seulement  de  la  cène  et  du  sacrifice 
de  la  croix,  mais  encore  les  uns  des  autres.  Tous  ces 
sacrifices  sont  identiques,  seulement  à  raison  de  la 
victime  et  du  prêtre  sacrificateur.  »  Le  saint  sacrifice 
de  la  messe,  tr.  fr.,  t.  i,  p.  134,  note. 

Tout  en  admettant  substantiellement  la  même 
thèse,  M.  Van  Noort  combine  les  terminologies  de 
Billot  et  de  Gihr  :  «  Il  est  manifeste,  écrit-il,  que  le 
sacrifice  de  la  messe  diffère  du  sacrifice  de  la  croix; 
tout  comme  une  messe  diffère  d'une  autre  messe. 
En  outre,  il  semble  bien  qu'on  doive  affirmer  une  diffé- 
rence spécifique  entre  le  sacrifice  sanglant  et  le  sacri- 
fice non  sanglant.  La  forme  confère  le  caractère  spéci- 
fique; or,  la  forme  du  sacrifice  est  l'immolation  ou  la 
destruction  de  la  victime.  Donc,  puisque  l'immolation 
réelle  et  l'immolation  mystique  diffèrent  spécifique- 
ment, il  faut  que  le  sacrifice  de  la  messe  — ■  en  raison- 
nant philosophiquement  — ■  soit  différent  spécifique- 
ment du  sacrifice  de  la  croix.  Je  dis  :  en  raisonnant 
philosophiquement.  En  l'espèce,  en  effet,  la  dignité 
et  la  valeur  du  sacrifice  dépendent  de  la  victime  et  de 
l'offrant  principal  beaucoup  plus  que  du  mode  d'immo- 
lation. Rien  n'empêche  donc  d'affirmer  que  le  sacri- 
fice de  l'autel  et  le  sacrifice  de  la  croix  sont  substan- 
tiellement semblables  :  et  c'est  là  ce  qu'entendent 
reconnaître  les  prédicateurs  et  catéchistes,  lorsqu'ils 
déclarent...  simplement  qu'à  la  messe  et  sur  la  croix 
le  même  sacrifice  est  offert.  »  De  sacramentis,  t.  i, 
n.  478. 

La  même  réponse  se  retrouve  chez  le  P.  Ch.  Pesch, 
op.  cit.,  n.  916,  s'appuyant  sur  Suarez,  disp.  LXXVI, 
sect.  i,  n.  4-6. 


1289 


MESSE,    EFFICACITÉ    :    FRUITS    DU    SACRIFICE 


1290 


Le  P.  Hugon  apporte  plus  de  nuances  dans  l'exposé 
de  sa  solution.  11  commence  par  rappeler,  Tractatus 
dogmatici,  t.  in,  p.  -103,  que  «  la  messe  n'est  pas  un 
sacrifice  indépendamment  du  sacrifice  de  la  croix  »  : 
même  prêtre,  même  victime,  même  effet,  puisque  la 
messe  ne  fait  qu'appliquer  la  valeur  du  sacrifice 
accompli  à  la  croix.  Fuis,  p.  478,  il  pose  le  problème 
précis  de  la  distinction  numérique  et  spécifique  des 
sacrifices.  «La  cène  et  la  messe,  déclare-t-il,  se  distin- 
guent d'une  façon  simplement  numérique  :  c'est  non 
seulement  la  même  chose  offerte,  mais  encore  le  même 
mode  d'oblation,  qui  est  la  transsubstantiation.  Mais 
la  messe  et  le  sacrifice  de  la  croix,  et  dans  leur  rite, 
et  dans  la  façon  dont  ils  sont  offerts,  diffèrent  en 
quelque  manière  d'espèce,  bien  qu'à  proprement 
parler,  ils  ne  présentent  pas  entre  eux  de  différence  spé- 
cilique.  »  Et  l'auteur  fait  appel  à  l'autorité  de  Gonet, 
disp.  XI,  a.  2,  n.  67.  «  En  un  autre  sens  cependant, 
ajoute  le  P.  Hugon,  la  messe,  la  cène  et  le  sacrifice 
de  la  croix  sont  dits  numériquement  distincts,  puis- 
qu'ils comportent  des  actions  sacrificielles  différentes. 
Il  y  a  autant  de  messes  numériquement  distinctes  qu'il 
y  a  de  célébrations  ou  d'actions  distinctes.  »  On  le 
remarquera,  Van  Noort  avait  appelé  l'immolation 
forme  du  sacrifice;  plus  exactement,  et  d'une  manière 
plus  conforme  aux  conclusions  de  cet  article,  Hugon 
trouve  dans  l'immolation  l'aspect  matériel  du 
sacrifice. 

Par  ces  citations  que  l'on  pourrait  multiplier,  cf. 
Pègues,  op.  cit.,  p.  417,  et  qui  toutes  en  des  sens  diffé- 
rents se  montrent  hésitantes  sur  la  réponse  précise  à 
donner,  on  saisit  quelle  difficulté  les  théologiens 
éprouvent  à  résoudre  le  problème.  C'est  qu'en  posant 
la  question  de  l'unité  ou  de  la  dualité  spécifique  du 
sacrifice  de  la  croix  et  du  sacrifice  eucharistique,  on 
pose  un  problème  en  des  termes  qui  le  rendent  inso- 
luble. Tous  les  théologiens  sentent  bien  d'où  vient  la 
difficulté  de  la  solution  :  c'est  que  la  messe,  sans  la 
croix,  ne  serait  pas  un  sacrifice;  c'est  que  la  messe 
est  essentiellement  relative  à  la  croix;  c'est  qu'il  est 
par  conséquent  impossible  de  comparer,  quant  à  l'es- 
pèce, deux  sacrifices  dont  l'un  est  essentiellement 
dépendant  de  l'autre,  et  qui  tire  toute  sa  valeur  et  sa 
signification  de  celui  dont  il  dépend. 

Il  semble  donc  impossible  de  résoudre  la  question 
de  l'unité  du  sacrifice  du  Christ  autrement  que  par 
la  formule  dogmatique,  vague  à  dessein  :  In  missa... 
idem  ille  Chrislus  continclur  et  incruente  immolalur, 
qui  in  ara  crucis  semel  se  ipsum  cruente  obtulit... 
Una  eademque  hostia,  idem  nunc  offerens  sacerdotum 
minislerio...   sola   offerendi  ratione   diversa. 

Vf.  Efficacité.  —  Ce  dernier  sujet,  complément 
de  ce  qui  précède  sur  la  nature  du  sacrifice  de  la 
messe,  a  reçu  des  théologiens  postérieurs  au  concile 
de  Trente,  de  longs  développements.  Les  controverses 
portant  sur  des  points  assez  secondaires,  la  partie 
positive  de  ce  chapitre  théologique  se  trouve  fort 
réduite,  t. 'ordre  logique  semble  exiger  qu'on  traite 
tout  d'abord  de  l'efficacité  du  sacrifice  eucharis- 
tique, considérée  en  soi,  puis  des  bénéficiaires  de 
cette  efficacité. 

/.  EFFICACITÉ  DU  SACRIFICE  EUCHARISTIQUE  CON- 
SIDÉRÉE ES  soi. —  Trois  subdivisions  sont  ici  néces- 
saires: 1°  Efficacité  par  rapport  à  Dieu  (sacrifice  latreu- 
tique  et  eucharistique),  et  par  rapport  à  l'homme 
(sacrifice  propitiatoire  et  impétratoire);  2°  Efficacité 
limitée  ou  illimitée;  3°  Mode  d'action  ex  opère  operato. 

1°  Efficacité  par  rapport  à  Dieu  et  par  rapport 
à  l'homme.  —  1.  Par  rapport  à  Dieu.  —  Encore  qu'ils 
ne  conçoivent  pas  comme  nous  la  portée  du  culte 
latreutique  et  eucharistique,  les  protestants  ont  sur- 
tout méconnu  la  valeur  propitiatoire  de  la  messe. 
Néanmoins,    les    théologiens   rappellent  en  quelques 


mots  cpie  la  messe  est  un  sacrifice  latreutique  et  eucha- 
ristique. Ils  montrent  ensuite  que  la  messe  conserve 
ce  double  caractère,  qui  en  fait  l'acte  par  excellence 
du  culte  proprement  divin,  même  lorsqu'elle  est 
offerte  en  l'honneur  des  saints. 

a)  Sacrifice  latreutique.  la  messe  rend  à  Dieu  le 
culte  d'adoration  qui  lui  est  exclusivement  «lu.  «  l'ai- 
le fait  que  Notrc-Seigncur  est  victime  à  l'autel  pour 
les  hommes  devant  son  l'ère,  il  affirme  de  la  façon  la 
plus  expressive  les  droits  et  le  domaine  souverain  de 
Dieu  sur  toutes  choses  :  voilà  le  sacrifice  de  latrie.  » 
Hugon,  op.  cit.,  p.  327.  Les  théologiens  se  contentent 
généralement  d'affirmer  ce  caractère,  comme  une 
vérité  de  foi,  admise  sans  discussion.  Cf.  Conc.  de 
Trente,  sess.  xxn,  can.  3. 

b)  Sacrifice  eucharistique.  —  «  Dans  le  sacrifice  de 
l'autel,  Jésus-Christ  est  animé  des  mêmes  sentiments 
de  reconnaissance  qui  l'embrasaient  durant  sa  vie 
et  sa  passion,  à  la  sainte  cène,  sur  le  Calvaire.  Le 
don  qu'il  présente  à  son  Père  en  échange  de  tous  les 
bienfaits  accordés  au  genre  humain  est,  comme  sur 
la  croix,  son  corps  très  noble,  son  sang  très  précieux. 
La  sainte  messe  est  donc  un  sacrifice  d'action  de 
grâces  excellent  et  infiniment  agréable  à  Dieu;  il 
contre-balance  complètement  tous  les  bienfaits  divins 
dont  le  ciel  et  la  terre  sont  remplis.  Jésus-Christ  lui- 
même  offre  le  sacrifice  eucharistique  pour  remercier 
pour  nous  et  suppléer  aux  imperfections  de  notre 
reconnaissance.  Mais  nous  l'offrons  aussi  avec  lui 
dans  ce  même  but  :  car  ce  sacrifice  est  notre  propriété.  » 
Gihr,  op.  cit.,  §  19;  tr.  fr.,  t.  i,  p.  161-162.  Cette  vérité 
est  également  de  foi.  Cf.  Conc.  de  Trente,  loc.  cit. 

c)  Uniquement,  comme  tel,  offert  à  Dieu.  —  Cf.  Conc. 
de  Trente,  sess.  xxn,  c.  m,  can.  5;  voir  col.  1137. 
Précisément  parce  que  la  messe  est,  par  rapport  à 
Dieur  sacrifice  latreutique  et  eucharistique,  «  il  suit 
que  ce  sacrifice  peut  légitimement  être  offert  en 
l'honneur  des  saints,  c'est-à-dire  pour  rendre  grâces 
à  Dieu  au  sujet  de  leurs  victoires.  » 

2.  Efficacité  par  rapport  aux  hommes.  —  a)  Question 
préalable  de  terminologie.  —  Certains  auteurs,  notam- 
ment le  cardinal  Billot,  font  observer  que  le  concile 
de  Trente,  sess.  xxn,  c'.  n  et  can.  3,  a  défini  l'efficacité 
propitiatoire  de  la  messe,  sans  parler  de  son  efficacité 
impétratoire.  Non  qu'il  puisse  y  avoir  difficulté  sur  la 
chose  elle-même,  tous  admettant  que  la  messe  possède 
par  elle-même  la  valeur  de  prière;  mais,  dans  l'état 
actuel  de  l'humanité,-  l'impétration  suppose  la  pro- 
pitiation.  Billot,  op.  cit.,  p.  637-638,  note.  —  Beau- 
coup de  théologiens  suivent  la  terminologie  plus  facile 
et  plus  claire  de  De  Lugo,  disp.  XIX,  sect.  ix,  n.  140- 
143,  et  acceptent,  en  parlant  de  l'efficacité  de  la  messe, 
de  distinguer  la  valeur  impétratoire  et  la  valeur 
propitiatoire.  —  D'après  les  uns,  la  propitiation  ainsi 
distinguée  del'impél  ration,  concerne  plus  particulière- 
ment l'apaisement  à  donner  à  Dieu  à  cause  de  nos 
péchés,  en  vue  d'en  obtenir  la  rémission  quant  à  la 
coulpe  et  quant  à  la  peine;  et  l'impétration  concerne 
plus  spécialement  les  autres  bienfaits  dans  l'ordre 
spirituel  et  temporel,  en  vue  du  salut.  Bellarmin, 
1.  VI,  c.  m;  Van  Noort,  op.  cit.,  n.  487-488.  Mais  selon 
d'autres,  qui  suivent  ici  le  sentiment  de  De  Lugo,  le 
pardon  des  fautes  et  la  rémission  des  peines  peuvent 
être  obtenus  à  la  messe,  et  par  mode  de  propitiation,  et 
par  mode  d'impétration,  la  propitiation  étanl  d'abord 
nécessaire  pour  apaiser  la  colère  divine,  l'impétra- 
tion inclinant  ensuite  Dieu  à  nous  accorder  les  moyens 
de  faire  pénitence  et  à  nous  pardonner.  De  Lugo, 
loc.  cit.,  n.  158;  Franzelin,  De  sacrificio,  th.  xm; 
Ch.  Pesch.,  op.  cit.,  n.  927.  Voir  le  développement  de 
cette  position  dans  Gihr,  op.  cit.,  §  20  et  21. 

Ce  n'est  pas  tout.  Certains  théologiens,  tout  en 
rapportant    ces    nouvelles    distinctions   à    l'efficacité 


1291 


MESSE,    EFFICACITE   :   FRUITS    DU   SACRIFICE 


1292 


propitiatoire,  distinguent  la  valeur  proprement  pro- 
pitiatoire de  la  valeur  expiatoire  et  de  la  valeur  salis- 
factoire.  «  Le  sacrifice  est  appelé  propitiatoire,  parce 
qu'il  apaise  la  colère  divine,  incline  Dieu  à  nous  redon- 
ner son  amitié  et  à  nous  remettre  la  peine  due  à  nos 
fautes.  De  là  trois  aspects  :  en  tant  qu'il  nous  rend 
favorable  Dieu  offensé,  le  sacrifice  est  spécialement 
propitiatoire;  en  tant  qu'il  obtient  la  grâce  pour  effacer 
la  coulpe,  laver  la  souillure  de  l'âme,  il  est  expiatoire; 
en  tant  qu'il  est  le  paiement  de  nos  dettes  à  la  justice 
infinie,  il  est  satisfactoire.  La  propitiation  est  consi- 
dérée avant  la  rémission  du  péché,  parce  qu'elle  rend 
propice  celui  qui  aurait  le  droit  de  punir;  l'expiation 
vise  surtout  l'ablution  intérieure  de  l'âme;  la  satis- 
faction vient  après  la  justification  et  regarde  la  solu- 
tion de  la  dette.  »  Hugon,  op.  cit.,  p.  328.  D'autres 
auteurs  distinguent  dans  un  sens  légèrement  différent, 
l'aspect  propitiatoire  de  l'aspect  expiatoire  :  le  sacri- 
fice est  propitiatoire  en  tant  qu'il  nous  obtient  les 
grâces  nécessaires  à  la  rémission  des  péchés  mortels; 
il  est  expiatoire,  en  ce  qui  concerne  les  péchés  véniels. 
Cf.  Cappello,  De  sacramentis,  t.  i,  n.  572;  Noldin, 
De  sacramentis,  n.  172  c.  — ■  Plus  communément  on 
identifie  propitiatoire  et  expiatoire.  Cf.  Gihr,  toc.  cil. 
En  tant  que  la  valeur  propitiatoire. ou  expiatoire  se 
distingue  de  la  valeur  satisfactoire,  il  faut  retenir  que 
le(sacrifice  de  la  messe  est  dit  propitiatoire  parce  qu'il 
possède  (la  vertu  d'apaiser  Dieu  quant  au  péché  lui- 
même;  il  est  dit  satisfactoire,  parce  qu'il  possède  la 
vertu  de  remettre,  tant  aux  vivants  qu'aux  défunts, 
la  peine  temporelle  due  aux  péchés  déjà  pardonnes. 
Le  |Concile  de  Trente  distingue  les  peines  des  satis- 
factions, sess.  xxn,  c.  ii,  précisément  parce  que  les 
peines  du  Purgatoire  sont  à  proprement  parler  non 
des  satisfactions,  mais  des  satispassions. 

b)  Efficacité  impétratoire.  —  a.  Doctrine.  —  L'effi- 
cacité impétratoire  de  la  messe  (en  supposant  Dieu 
apaisé),  est  présentée  par  l'ensemble  des  théologiens 
comme  une  vérité  de  foi,  résumant  l'enseignement  de 
l'Écriture,  1  Tim.,  n,  1,  2,  des  Pères  (voir  surtout 
S.  Cyrille  de  Jérusalem,  Cat.,  xxin,  n.  8,  P.  G.,  t.  xxxm, 
col.  1116).  Mais  le  principal  argument  d'autorité  est 
l'enseignement  de  l'Église  se  manifestant  dans  les 
liturgies,  qui  toutes,  à  la  messe,  prescrivent  des 
prières  pour  les  diverses  nécessités,  même  d'ordre 
temporel. 

Parmi  les  raisons  théologiques,  celle  qu'avait  for- 
mulée Bellarmin,  cf.  supra,  a  été  unanimement  accueil- 
lie :  Si  eucharisticum  sacrificium  vim  habel  Deum 
placandi  ac  illum  nobis  adhuc  inimicis  propilium  red- 
dendi,  quidni  poterit  et  illum  movere  ut  nobis  amicis 
ac  sibi  perfecte  reconciliatis  uberrima  gratiarum  dona, 
imo  et  externa  ac  temporalia  bénéficia,  quatenus  hsec 
animée  saluti  prodesse  possint,  tribuat  ?  Lépicier, 
op.  cit.,  q.  m,  a,  4,  n.  4. 

Mais,  de  plus,  la  messe  est  comme  une  prière  en 
action  de  Notre-Seigneur  Jésus-Christ.  La  messe 
«  est  une  prière  en  action,  une  oeuvre  suppliante,  et 
par  là  elle  possède  au  suprême  degré  les  qualités 
nécessaires  pour  toucher  le  cœur  de  Dieu  et  le /déter- 
miner à  nous  ouvrir  le  trésor  de  ses  grâces.  Sur  l'autel, 
Jésus-Christ,  le  grand-prêtre,  s'immole  et  plaide  pour 
nous  en  représentant  à  son  Père  sa  mort  douloureuse 
et  ses  mérites,  afin  de  le  gagner  en  notre  faveur.  » 
Gihr,  op.  cit.,  §  21. 

Ajoutons,  conformément  aux  principes  rappelés 
ci-dessus,  voir  col.  1284,  que  le  Christ  n'est  pas  le  seul 
offrant  à  l'autel.  Le  prêtre,  son  ministre,  offre  et  prie 
au  nom  de  l'Église  qu'il  représente.  Donc,  à  la  prière 
du  Christ  se  joint  également  la  prière  de  toute  l'Église. 
A  cette  prière  officielle  s'adjoint  encore  la  prière  per- 
sonnelle du  prêtre  et  celle  des  fidèles  unis  au  prêtre. 
A  ces  titres  divers,  la  messe  possède  une  véritable 


valeur  impétiatoire.  Développements  dans  S.  François 
de  Sales,  Introduction  à  la  vie  dévote,  IIe  partie,  c.  xiv; 
S.  Alphonse,  La  Messa,  considerazione  Va. 

En  bref,  le  sacrifice  de  la  messe  vérifie  éminemment 
la  parole  expressive  de  saint  Augustin  :  Christus 
oral  pro  nobis,  ut  sacerdos  nosler;  oral  in  nobis,  ut 
caput  noslrum;  oratur  a  nobis,  ut  Deus  noster.  Enarr., 
in  ps.  LXXXV,  n.  1;   P.  L.,  t.  xxxvn,  col.  1081. 

b.  Difficulté.  —  Le  suffrage  des  saints  sollicité  à  la 
messe  ne  fait  pas  difficulté.  Il  se  présente  sous  un 
double  aspect.  En  premier  lieu,  la  liturgie  y  fait  appel, 
afin  de  rendre,  par  leur  intercession,  notre  offrande 
plus  agréable  à  Dieu.  La  messe,  en  effet,  est  le  sacrifice 
du  Christ  uni  à  son  corps  mystique  tout  entier.  Voir 
col.  1284.  Nous  demandons  à  la  messe  le  ministère  des 
anges,  nous  y  implorons  le  suffrage  des  saints,  afin 
que  Dieu  ait  pour  agréable  non  l'oblation  faite  par 
Jésus-Christ  principal  offrant,  mais  l'offrande  que 
nous  faisons  de  nous-mêmes  avec  lui.  Invoquer  les 
anges  et  les  saints  pour  nous  aider  à  faire  parvenir 
jusqu'à  Dieu  cette  offrande,  c'est  tout  d'abord  entrer 
pleinement  dans  l'idée  du  sacrifice  offert  par  tout  le 
corps  mystique  du  Christ;  c'est  ensuite,  en  ce  qui 
nous  concerne  personnellement,  faire  acte  d'humilité, 
nous  reconnaissant  indignes  d'offrir  nous-mêmes  à  Dieu 
une  victime  aussi  sainte  et  aussi  pure,  et  cherchant 
dans  l'appui  des  anges  et  des  saints  à  suppléer  à  notre 
imperfection  et  à  notre  indignité.  En  second  lieu, 
l'intercession  des  saints  apparaît  dans  la  liturgie 
comme  la  fin  même  poursuivie  dans  la  célébration 
de  la  messe,  c'est-à-dire  comme  le  bienfait  que  nous 
espérons  obtenir  par  l'offrande  du  sacrifice.  Ainsi 
disons-nous  à  l'offertoire  :  Recevez,  Trinité  sainte,  celte 
oblation  que  nous  vous  faisons...  en  l'honneur  des 
Saints...  afin  qu'ils  daignent  intercéder  pour  nous  dans 
les  deux,  eux  dont  nous  faisons  mémoire  sur  la  terre,  par 
Jésus-Christ,  Notre- Seigneur.  C'est  à  ce  point  de  vue 
que  se  place  plus  spécialement  le  concile  de  Trente, 
sess.  xxn,  c.  m,  can.  5.  Les  théologiens  suivent  ici 
saint  Thomas,  Suppl.,q.  lxxii,  a.  2,  ad  lum.  La  média- 
tion des  saints,  demandée  au  sacrifice  de  la  messe, 
n'implique  pas  que  la  médiation  du  Christ  soit  par 
elle-même  insuffisante.  Mais  elle  affirme  au  contraire 
la  perfection  et  la  suffisance  de  la  médiation  du  Sau- 
veur, assez  puissante  pour  inspirer  aux  saints  eux- 
mêmes  de  joindre  leurs  prières  aux  nôtres.  Si  cele- 
bratio  missœ  valet  ad  consecutionem  quorumlibel  fruc- 
luum  redemplionis,  valebit  etiam  ad  hune  finem,  ut 
sanclis  inspiretur  a  Deo  affectus  intercedendi  pro 
nobis  per  supremum  Mediatorem  et  Salvatorem  Chris- 
lum.  Billot,  De  sacramentis,  t.  i,  th.  lv,  coroll.  2. 
Si  l'intercession  des  saints  demandée  au  sacrifice 
eucharistique  pouvait  faire  quelque  difficulté,  il 
faudrait  étendre  la  difficulté  à  la  prière  elle-même. 

Sous  deux  autres  aspects,  la  messe  peut  être  célé- 
brée en  l'honneur  des  saints  sans  qu'il  en  résulte 
aucun  préjudice  pour  l'efficacité  impétratoire  de  la 
messe  :  1°  «  Pour  procurer  la  gloire  et  l'honneur  des 
saints  par  l'imitation  de  leurs  vertus.  C'est  ainsi  que 
le  prêtre,  à  l'offertoire,  demande  que  le  sacrifice  profite 
à  l'honneur  des  saints  et  tourne  à  notre  utilité.  On 
aura  remarqué  que  dans  ce  cas  nous  prions  plutôt 
pour  nous  que  pour  (les  saints;  nous  avons  en  vue 
notre  sanctification,  laquelle  réjouit  et  honore  les 
bienheureux  »  ;  2°  Pour  demander  la  gloire  extrinsèque 
et  le  bonheur  accidentel  des  triomphateurs  de  la 
patrie.  «  Si  la  gloire  intrinsèque  des  élus  ne  dépend 
point  de  nos  prières,  si  leur  félicité  essentielle  est 
invariable,  ils  sont  capables  cependant,  de  certaines 
joies  accidentelles  nouvelles,  lorsqu'ils  voient  que,  à 
l'occasion  de  certains  honneurs  dont  ils  sont  l'objet, 
Dieu  est  glorifié  sur  la  terre,  que  les  pécheurs  se 
convertissent,  que  lesjjustes  ,se  transfigurent  davan- 


1293 


MESSE,    EFFICACITÉ   :   VALEUR    DU   SACRIFICE 


1294 


tage  en  leur  idéal,  le  Christ-Jésus,  et  que  l'Eglise  mili- 
tante accomplit  avec  bonheur  sa  mission  de  salut. 
En  demandant  à  la  messe  la  réalisation  de  ces  effets 
surnaturels,  nous  pouvons  réjouir  les  bienheureux.  » 
Hugon,  La  sainte  eucharistie,  p.  348.  Cf.  Gloire,  t.  vi, 
col.  1406. 

c)  Efficacité  propitiatoire.  — ■  Les  théologiens  posté- 
rieurs au  concile  de  Trente  enseignent,  contre  les 
protestants,  la  valeur  propitiatoire  de  la  messe.  On 
sait  que  les  luthériens,  tout  en  admettant  que  la 
messe,  sacrifice  au  sens  large  du  mot,  fût  offerte  à 
Dieu  pour  lui  rendre  hommage  et  le  remercier  de  ses 
bienfaits,  se  refusaient  à  en  admettre  l'efficacité 
propitiatoire;  et  surtout  ils  n'admettaient  pas  que  la 
messe  pût  être  utile  à  d'autres  qu'à  ceux  qui  rece- 
vaient l'eucharistie.  Voir  col.  1085  sq. 

Pour  démontrer  le  caractère  propitiatoire  de  la 
messe,  les  théologiens  postérieurs  au  concile  de  Trente 
suivent  eu  général  l'argumentation  de  Bellarmin,  De 
eucharistia,  1.  VI,  c.  i.  Le  point  de  départ  est  la  décla- 
ration et  définition  du  concile  de  Trente,  sess.  xxn, 
c.  n  et  can.  3. 

a.  —  Le  premier  chef  d'argumentation  est  tiré  de 
l'Écriture.  Dans  l'Ancien  Testament,  sous  la  loi  de 
nature  et  sous  la  loi  mosaïque,  existaient  des  sacrifices 
propitiatoires,  offerts  à  Dieu  en  vue  de  l'expiation  des 
péchés,  Lev.,  i,  iv-vn;  Job,  i,  5;  xlii,  8,  distincts  des 
hosties  pacifiques,  sacrifices  purement  latreutiques. 
Or,  l'existence  de  sacrifices  propitiatoires  dans  l'Ancien 
Testament  prouve  doublement  le  caractère  propitia- 
toire de  la  messe  :  1°  parce  que  ces  sacrifices  étaient 
le  type  du  sacrifice  de  la  Loi  nouvelle;  2°  parce  que, 
si  le  sacrifice  de  la  croix,  qui  fut  le  sacrifice  propi- 
tiatoire par  excellence,  n'a  pas  empêché  les  sacrifices 
de  l'Ancienne  Loi,  d'être  propitiatoires,  il  ne  saurait 
à  plus  forte  raison  empêcher  le  sacrifice  de  l'Église 
de  l'être.  Le  sacrifice  offert  par  Judas  Machabée, 
II  Mach.,  vu,  32,  démontre  aussi  de  la  même  façon 
la  propitiation  de  la  messe  pour  les  peines  dues  aux 
péchés.  Rien  ne  sert  d'objecter  avec  Calvin,  que  les 
sacrifices  anciens  étaient  appelés  propitiatoires,  non 
parce  qu'ils  concouraient  à  l'expiation  des  péchés, 
mais  parce  qu'ils  signifiaient  et  représentaient  le 
sacrifice  futur  de  la  croix,  le  seul  qui  fut  parfaite- 
ment propitiatoire.  Une  telle  interprétation  est 
opposée  au  sens  obvie  des  textes;  elle  est  du  reste 
indifférente  pour  la  valeur  de  notre  argumentation, 
les  sacrifices  anciens  étant  également  les  figures  du 
sacrifice  de  la  messe. 

Le  Nouveau  Testament  fournit  un  second  argument 
scripturaire,  tiré  principalement  des  paroles  de  l'insti- 
tution, Matth.,  xxvi,  28;  Luc,  xxn,  20;  I  Cor.,  xi, 
24-2C;  cf.  Hebr.,  v,  1  ;  x,  18.  D'où  il  suit  qu'à  la  messe 
nous  avons  <>  une  aspersion  de  sang  plus  éloquente 
que  le  sang  d'Abel  ».  Hebr.,  xn,  25.  La  force  de  l'argu- 
ment croît  en  ce  que  l'eucharistie,  comme  sacrement, 
n'est  pas  ordonnée  à  la  rémission  des  péchés,  puis- 
qu'elle suppose  la  pureté  de  la  conscience  chez  le 
communiant.   I  Cor.,  xi,  27-29. 

b. —  Une  deuxième  série  d'arguments  est  empruntée 
aux  Pères  et  aux  Liturgies.  On  les  trouvera  à  chaque 
page  des  articles  consacrés  à  leurs  témoignages. 

c.  —  L'argument  de  raison  théologique  est  en  géné- 
ral ou  passé  sous  silence  ou  exposé  très  brièvement. 
Le  P.  Hugon  le  résume  ainsi  :  «  1°  La  notion  fondamen- 
tale du  sacerdoce  requiert  que  le  prêtre  offre  des  dons 
et  des  sacrifices  pour  les  péchés.  Hebr.,  v,  1-3.  Si 
l'Église  du  Christ  ne  se  conçoit  pas  sans  un  sacerdoce 
visible,  elle  ne  peut  manquer  du  sacrifice  véritable  de 
propitiation  grâce  auquel  la  coulpe  est  effacée,  la 
peine  remise  ou  diminuée;  2°  la  voix  du  sang  a  tou- 
jours une  éloquence  irrésistible,  et  que  dire  quand 
c'est  le  sang  d'un  Dieu  ?  Il  doit  être  souverainement 


propitiatoire,  le  sacrifice  où  le  prêtre  plaide  pour  l'hu- 
manité coupable;  il  est  souverainement  satisfactoire, 
l'acte  liturgique  par  lequel  sont  appliqués  des  mérites 
d'une  valeur  infinie.  Cette  somme  immense  de  satis- 
faction rédemptrice  fut  versée  sur  le  Calvaire;  nous 
la  touchons  maintenant  et  nous  la  faisons  nôtre, 
grâce  au  mystère  de  nos  autels.  »  La  sainte  eucharistie, 
p.  330-331.  Cf.  Lépicier,  op.  cit.,  q.  m,  a.  3,  n.  8-9. 

2°  Efficacité  limitée  ou  illimitée.  —  Pour  résoudre 
cette  question,  il  faut  considérer  le  sacrifice  à  un 
double  point  de  vue:  comme  sacrifice  de  Jésus-Christ, 
com-n3  sacrifice  de  l'Église  et  subsidiairement  du 
prêtre. 

1.  Efficacité  de  la  metse  comm?  sacrifice  de  Jésus- 
Christ.  — ■  a)  Distinctions  préliminaires.  —  Considérée 
en  soi,  la  messe  possède  une  valeur  infinie,  in  aclu 
primo,  puisqu'elle  est  le  même  sacrifice  que  le  sacri- 
fice de  la  croix.  La  question  qui  se  pose  présentement 
concerne  la  seule  efficacité  actuelle,  valeur  in  aclu 
secundo,  du  sacrifice  de  la  messe.  Le  fruit  de  la  messe 
est  l'effet  réellement  opéré  par  l'efficacité  actuelle  du 
sacrifice.  — ■  D'autre  part  nous  n'envisageons  pas 
l'efficacité  de  la  messe,  en  tant  que  sacrifice  lalreutique 
et  eucharistique,  qui  est  certainement  infinie  in  actu 
secundo  :  ce  sacrifice,  pour  Dieu  lui-même,  sera  tou- 
jours infiniment  agréable.  Il  s'agit  donc  de  l'effica- 
cité de  la  messe,  en  tant  que  sacrifice  propitiatoire 
et  impétratoire. 

Mais,  ici  encore,  plusieurs  remarques  s'imposent. 
La  question  de  l'efficacité  infinie  de  la  messe  peut  se 
poser  soit  au  point  de  vue  de  l'intensité,  c'est-à-dire 
par  rapport  aux  fruits  que  percevra  tel  sujet  déterminé 
en  faveur  de  qui  est  offert  le  sacrifice;  soit  au  point  de 
vue  de  l'extension,  c'est-à-dire  quant  au  nombre  de 
sujets  en  qui  les  mhnes  effets  peuvent  être  produits. 

Par  ailleurs,  les  théologiens  sont  unanimes  à  distin- 
guer relativement  aux  sujets  à  qui  est  faite  l'applica- 
tion du  sacrifice,  un  triple  fruit  de  la  messe  :  un  fruit 
général,  pour  toute  l'Église;  un  fruit  spécial  ou 
moyen  (que  certains  théologiens  appellent  ministériel), 
pour  certaines  personnes  en  faveur  desquelles  le 
sacrifice  eucharistique  est  spécialement  offert:  et 
enfin  le  fruit  très  spécial,  pour  le  célébrant  lui-même. 
Ils  admettent  aussi  que  le  fruit  général  est  pour  ainsi 
dire  infini  dans  son  extension,  possédant  la  même 
valeur,  quel  que  soit  le  nombre  de  ceux  qui  partici- 
pent au  sacrifice  :  «  Bien  que  nous  ne  puissions  pas 
déterminer  avec  précision  dans  quelle  mesure  le  fruit 
général  est  appliqué  à  chacune  des  personnes  consti- 
tuant la  communauté  de  l'Église,  cependant  nous 
pouvons  tenir  pour  certain,  que  ce  fruit  n'est  pas 
diminué  par  le  fait  que  chaque  jour  accroît  le  nombre 
des  vivants  et  des  morts.  »  Billot,  De  sacramentis,  t.  i, 
p.  654.  D'autre  part,  le  fruit  très  spécial,  personnel 
au  célébrant,  possède  forcément,  quant  à  son  exten- 
sion, une  valeur  limitée,  puisqu'il  s'applique  à  une 
seule  personne.  Le  problème  soulevé  concerne  donc 
uniquement  le  fruit  spécial.  Ce  fruit  est-il  infini, 
quant  à  son  extension  et  quant  à  son   intensité  ? 

b)  Le  fruit  spécial  de  la  messe  est-il  infini  quant  à 
son  extension  ?  —  Les  manuels  de  théologie  dogma- 
tique présentent  ordinairement  cette  question  comme 
controversée.  Ce  n'est  pas  tout  à  fait  exact. 

Tous  les  théologiens  sans  exception  admettent  que, 
si  la  valeur  impétratoire  et  satisfactoire  de  la  messe, 
quant  à  l'extension,  est  indéfinie,  quoad  sufficientiam 
au  sens  où  nous  l'avons  expliqué,  l'application  ne 
peut  jamais  se  faire  qu'à  un  nombre  limite  de  sujets, 
et  dans  une  proportion  finie.  Voir  plus  loin.  La  ques- 
tion controversée  se  pose  d'une  façon  différente.  Etant 
donnée  la  valeur  in  finie  de  la  messe  quoad  sufficientiam, 
même  dans  son  extension  à  tous  les  fidèles  vivants  et 
défunts,  cette  valeur  infinie  proflte-t-elle  autant  à  un 


1295 


MESSE,    EFFICACITÉ   :   VALEUR    DU   SACRIFICE 


1296 


nombre  plus  ou  moins  grand  de  fidèles  qu'à  un  seul  ? 
En  d'autres  termes,  l'application  du  fruit  spécial  à 
plusieurs  personnes  est-elle  limitée  simplement  par 
les  dispositions  de  chacune,  ainsi  qu'on  le  démontrera 
plus  loin,  ou  bien  un  autre  facteur  intervient-il, 
qui  limite,  en  raison  même  de  l'extension  à  plusieurs 
sujets,  l'application  du  fruit  de  la  messe  ? 

Deux  opinions  existent  sur  cette  question  précise.  — • 
a.,- —  Un  grand  nombre  de  théologiens  affirment  que 
l'extension  n'est  pour  rien  dans  la  limitation  de  la  valeur 
de  la  messe  appliquée  à  plusieurs  sujets  :  «  Si  le  fruit 
de  la  messe  était  ainsi  limitée  par  la  volonté  du  Christ, 
il  semble  que  la  part  de  chacun  diminuerait  dans  la 
mesure  où  grandit  le  nombre  des  assistants,  et  que  la 
messe  la  plus  fructueuse  est  celle  qui  réunit  le  moins 
de  fidèles.  Qui  voudrait  prendre  à  son  compte  de 
pareilles  conséquences  ?  Que  l'église  soit  remplie  ou 
vide,  que  la  paroisse  soit  restreinte  ou  immense,  le 
sacrifice  profite  à  chacun  selon  ses  dispositions.  » 
Hugon,  La  sainte  eucharistie,  p.  340-341.  Cette  opi- 
nion se  réfère  expressément  à  Cajétan,  In  IIIAm 
part.  Sum.  theol.,  q.  lxxix,  a.  5,  et  Opusc.,  t.  m, 
tract,  m,  q.  n.  Elle  compte  comme  partisans  :  Jean 
de  Saint-Thomas, disp.  XXXU,  a.  3;  Vasquez,  disp. 
CCXXX,  c.  n,  m,  n.  9;  CCXXXI,.  c.  m;  Gonet, 
Clypeus,  disp.  XI,  a.  5,  n.  99,  et  Manuale,  tract,  iv, 
De  eucharistia,  c.  xn,  §  2;  Pignatelli,  De  monte  pro- 
pitiatorio,  1.  IV,  q.  ix  et  x;  Tournely,  Prœlect.  de 
sacrificio  missœ,  a.  6,  et  son  continuateur,  De  eucha- 
ristia, part.  II,  c.  6;  Salmanticenses,  disp.  XIII, 
dub.  vi  ;  S.  Alphonse  de  Liguori,  Theologia  moralis, 
1.  VI,  tract,  m,  n.  312;  et,  de  nos  jours,  le  P.  Hugon, 
toc.  cit.,  et  Tractalus,  t.  m,  p.  496.  En  ce  qui  concerne 
saint  Alphonse,  suivi  par  ses  modernes  disciples,  Marc 
et  Aertnys,  le  P.  Gaudé,  dans  une  note  de  l'édition 
romaine,  1909,  fait  observer  qu'après  1769,  dans 
l'opuscule  De  cseremoniis  missœ,  part.  III,  n.  26-28,  le 
saint  Docteur  a  abandonné  cette  opinion,  qu'il  ne 
reconnaissait  d'ailleurs  que  «  spéculativement  plus 
probable  ».  Nombre  d'auteurs  contemporains  semblent 
ignorer  ce  changement  du  saint  Docteur.  Cf.  Cap- 
pello,  De  sacramentis,  t.  i,  p.  462. 

b.  — ■  L'autre  opi  lion  fait  à  la  thèse  de  Cajétan  une 
concession  qui  en  réduit  singulièrement  la  portée. 
Suarez  fait  observer  avec  beaucoup  de  bon  sens  qu'il 
n'est  venu  à  l'esprit  de  personne  d'affirmer  une  limi- 
tation du  fruit  de  la  messe  du  simple  fait  que  plusieurs 
personnes  participent  activement  au  sacrifice  de  la 
messe  d'une  façon  simultanée.  Disp.  LXXIX,  sect. 
xn,  n.  4.  En  vertu  de  ce  principe,  dans  la  concélé- 
bratiou  de  la  messe  par  plusieurs  prêtres  à  la  fois, 
chacun  des  célébrants  accomplissant  pour  sa  part 
l'acte  entier  du  sacrifice,  cet  acte  produit  le  même 
fruit  que  si  chacun  célébrait  seul  la  messe.  Cf.  Henno, 
Theologia  dogmatica,  moralis  ac  scholaslica,  Douai, 
1720,  Tract,  de  eucharistiœ  sacramento,  disp.  II, 
q.  vu,  concl.  1. 

L'argument  principal  des  partisans  de  la  thèse  de 
Cajétan  étant  ainsi  écarté,  le  problème  est  restreint 
au  fruit  perçu  par  celui  ou  ceux  à  qui  le  prêtre  fait 
spécialement  l'application  du  sacrifice  eucharistique. 
La  question  se  pose  en  ces  termes  :  la  messe,  appliquée 
par  le  prêtre  à  un  grand  nombre  de  personnes,  pro- 
fite-t-elle  autant  à  chacune  d'elles  que  si  elle  était 
appliquée  à  une  seule  personne  en  particulier?  ou 
bien,  au  contraire,  ce  fruit,  par  ailleurs  limité  en 
son  intensité,  est-il  partagé  entre  tous  de  façon 
à  devenir  d'autant  plus  petit  pour  chacun  que 
le  nombre  de  ceux  pour  qui  il  est  offert  est  plus  grand  ? 
Les  partisans  de  cette  dernière  solution,  se  référant  à 
Saint-Bonaventure  et  à  Duns  Scot,  sont  nombreux. 
Nous  ne  citerons  que  les  principaux  après  le  concile 
de   Trente   :    Melchior   Cano,   qui   admet   cependant 


l'efficacité  illimitée  de  la  messe  quant  au  fruit  impé- 
tratoire,  De  locis,  1.  XII,  c.  xm,  arg.  10;  D.  Soto,  In 
/yum  Sent  t  dist  xill,  q.  n,  a.  1,  concl.  2;  De  Lugo, 
disp.  XIX,  sect.  xn,  n.  246  sq. ;  Suarez,  disp.  LXXIX, 
sect.  xu,  n.  7;  Tanner,  disp.  V,  q.  ix,  dub.  iv, 
n.  106;  Pasqualigo,  De  sacrificio  Novae  Legis,  tract,  i, 
q.  cxxni;  Benoît  XIV,  De  ss.  missœ  sacrificio,  1.  III, 
c.  xxi,  n.  6;  la  théologie  de  Wurtzbourg,  De  eucha- 
ristia, n.  351;  Franzelin,  De  eucharistia,  th.  xm; 
Billot,  De  sacramentis,  i,  th.  lvi;  Gihr,  op.  cit.,  c.  m, 
a.  2,  §  17;  Ch.  Pesch,  Prœlect.  dogmaticœ,  t.  vi, 
n.  934;  Van  Noort,  De  sacramentis,  t.  i,  n.  492,  et 
presque  tous  les  auteurs  contemporains  de  dogma- 
tique, de  morale  ou  de  droit  canonique,  Cappello, 
Gasparri,  Vermeersch,  Génicot-Salsmans,  Noldin,  etc. 
Billuart,  au  xvni»  siècle,  De  eucharistia,  diss.  VIII, 
a.  5,  et,  de  nos  jours,  le  P.  Prûmmer,  dans  sa  théolo- 
gie morale,  t.  m,  n.  238,  reconnaissent  la  probabilité 
de  l'une  et  de  l'autre  opinion.  Billuart  offre  une 
bonne  discussion  des  deux  opinions,  et  Prûmmer 
s'applique  surtout  à  dégager  des  conclusions  pra- 
tiques. Le  P.  de  la  Taille,  Mysterium  fidei,  mérite 
une  mention  spéciale  pour  la  manière  mathématique 
qu'il  emploie  dans  l'évaluation  du  fruit  de  la  messe 
considéré  dans  son  application.  El.  xxvni,  a.  1. 

Les  arguments  invoqués  en  faveur  de  cette  seconde 
opinion  sont  les  suivants  :  1°  La  pratique  de  l'Église  : 
«  L'Église  approuve  et  encourage  l'usage  d'offrir 
la  sainte  messe  même  pour  un  seul  individu.  Ce  serait 
là  évidemment  favoriser  une  pratique  peu  sage  et 
désavantageuse  aux  fidèles,  si  le  saint  sacrifice  pou- 
vait être  aussi  utile  à  des  centaines,  à  des  millions  de 
personnes  qu'à  une  seule.  »  Gihr,  loc.  cit.  Cf.  De 
Lugo,  n.  246.  2°  Les  règlements  canoniques  relatifs 
aux  honoraires  de  messe:  Alexandre  VII  a  condamné 
la  proposition  suivante  :  «  Il  n'est  pas  contraire  à  la 
justice  d'accepter  des  honoraires  pour  plusieurs 
messes  et  de  n'en  célébrer  qu'une  seule...  »  Denzinger- 
Bannwart,  n.  1110.  Or,  la  condamnation  n'aurait  plus 
de  sens  si  le  fruit  de  la  messe  était  égal  en  chaque  indi- 
vidu, que  la  messe  soit  appliquée  à  un  seul  ou  à  beau- 
coup. De  même,  le  droit  canon,  can.  825,  §  2,  en  inter- 
disant au  prêtre  de  recevoir  un  honoraire  pour  une 
messe  qu'il  doit  célébrer  et  appliquer  à  un  autre  titre, 
fournit  un  nouvel  argument.  3°  Les  règles  concernant 
l'indulgence  de  l'autel  privilégié  :  régulièrement,  elle 
n'est  accordée  qu'à  la  condition  d'être  appliquée  à 
telle  âme  déterminée  pour  laquelle  on  célèbre  la  messe. 
Or,  dans  le  sentiment  de  Cajétan,  il  serait  beaucoup 
mieux  d'appliquer  l'indulgence  et  la  messe  à  tous  les 
vivants  et  tous  les  défunts.  4°  La  raison  théologique  : 
D'une  manière  générale,  «  il  faut  dire  que  la  mesure 
des  fruits  perçus  dépend  de  deux  causes  :  à  parité  de 
dispositions  chez  ceux  qui  le  reçoivent,  le  fruit  est 
d'autant  plus  considérable  en  chaque  individu,  que 
la  messe  lui  est  plus  spécialement  appliquée  ;  à  parité 
d'application,  le  fruit  est  supérieur  chez  ceux  qui 
sont  mieux  disposés  ».  Mais  il  faut  envisager  d'une 
manière  plus  particulière  que  «  l'application  dépend 
tout  entière  de  l'intention  du  prêtre,  sa  perfection  est 
donc  en  conformité  avec  celle  des  actes  humains.  Or, 
un  acte  humain  porte  avec  d'autant  moins  de  déter- 
mination sur  chacun  de  ses  objets  qu'il  en  embrasse 
un  plus  grand  nombre  simultanément.  Si  donc  une 
seule  messe  est  offerte  pour  plusieurs,  l'intention  du 
prêtre  ne  vaut  que  dans  la  mesure  où  elle  se  porte 
vers  cette  multiplicité  par  mode  d'unité  :  à  un  sacri- 
fice ne  correspond  qu'une  intention  totale.  »  Billot, 
th.  lvi.  Pie  VI  semble  appuyer  de  son  autorité  cette 
raison  théologique,  lorsqu'il  enseigne  que  «  l'appli- 
cation du  sacrifice,  faite  par  le  prêtre,  profite  davan- 
tage, toutes  choses  égales  d'ailleurs,  à  ceux  pour  qui 
est  appliquée  la   messe,   qu'aux  autres   quels   qu'ils 


1297 


MESSE,   EFFICACITÉ    :    VALEUR    DU    SACRIFICE 


1298 


soient.  »  Bull.  Auctorem  Fidei,  Denzinger-B.,  n.  1530. 
Et  cette  raison  trouve  un  confirmatur  dans  l'analogie 
des  sacrements,  lesquels  ne  produisent  qu'un  effet 
limité  dans  l'âme  bien  [ disposée  et  peuvent  être 
renouvelés.  Cappello,  n.  593. 

On  trouvera  cependant  dans  Hugon,  op.  cil,  des 
remarques   opportunes   à   rencontre   de   ces   raisons. 

Est-il  besoin  d'ajouter  que  l'une  et  l'autre  opinion 
se  réclame  de  saint  Thomas?  Les  partisans  de  la  pre- 
mière déclarent  que  saint  Thomas  ne  reconnaît  de 
limitation  au  fruit  de  la  messe  quant  à  son  extension 
que  dans  la  dévotion  de  ceux  qui  le  perçoivent;  ce  qui 
revient  à  dire  que  cette  extension  est  illimitée.  Sum. 
theol.,  III»,  q.  lxxix,  a.  5;  cf.  In  7Vum  ScnL,  dist. 
XLV,  q.  n,  a.  4,  sol.  2.  Mais  les  partisans  de  la  seconde 
opinion  font  voir  que  ces  textes  supposent  aussi  une 
application  plus  considérable  du  fruit  de  la  messe, 
en  raison  de  l'intention  plus  spéciale  du  célébrant, 
cf.  Suppl.,  q.  lxxi,  a.  13,  surtout  ad  2um,  et  que  saint 
Thomas  admet  pleinement  la  limitation  extensive  du 
fruit  de  la  messe,  In  I\'am,  Sent.,  dist.  XLV,  q.  n, 
a.  4,  sol.  3,  ad  2um;  et  sol.  2,  arg.  sed  contra. 

Somme  toute,  la  conclusion  de  Billuart  paraît 
sage  :  U traque  (sententia)  est  probabilis,  et  quamvis 
in  secundam  propendere  videar,  agnosco  tamen  neu- 
tram  esse  certam,  sed  quamlibet  pâli  suas  difficultates. 
Loc.  cit. 

c.  Conclusions  pratiques.  ■ —  Puisque  l'opinion  de 
Cajétan  est  probable,  le  célébrant  qui  doit  offrir 
spécialement  la  messe  à  l'intention  qu'on  lui  a  fixée, 
agira  sagement  en  appliquant  aussi  la  messe,  par  une 
intention  secondaire,  et  sous  la  condition  de  ne  léser 
aucun  des  droits  de  ceux  pour  qui  il  est  obligé  de  célé- 
brer, pour  tels  ou  tels  autres,  et  même  pour  tous  les 
vivants  et  les  défunts.  Cf.  Ami  du  Clergé,  1912, 
p.  235,  et  Galtier,  La  messe  en  seconde  intention,  dans 
Nouvelle  revue  théologique,  1907. 

Puisque,  de  l'aveu  de  tous,  une  plus  grande  dévo- 
tion appelle  un  fruit  plus  abondant,  prêtres  et  fidèles 
devront  s'efforcer  de  s'approcher  de  l'autel  avec 
plus  de  piété  et  d'amour,  afin  de  recevoir  plus  de 
grâce. 

Il  est,  en  soi,  plus  profitable  de  faire  célébrer  pour 
soi-même  des  messes  de  son  vivant  qu'après  sa  mort. 
En  effet  :  l°le  vivant  est  certain,  s'il  est  en  disposi- 
tion convenable,  de  participer  à  tous  les  fruits  de  la 
messe,  et  d'obtenir  non  seulement  les  grâces  spiri- 
tuelles, mais  encore  les  secours  temporels  qui  lui 
permettront  de  bien  vivre  et  d'augmenter  beaucoup 
sa  gloire  éternelle.  D'autre  part,  il  n'est  pas  absolu- 
ment certain  que  tous  les  fruits  de  la  messe  puissent 
être  appliqués  aux  défunts.  2°  Il  y  a  un  mérite  plus 
grand  pour  le  vivant  qui  se  prive  de  l'honoraire  de  la 
messe.  3°  Le  vivant  peut  assister  à  la  messe  qu'il 
fait  célébrer  pour  lui  et,  de  ce  chef,  participer  à  son 
offrande  et  recevoir  ainsi  des  fruits  plus  abondants. 
Enfin,  4°  «  La  célébration  de  la  messe  est  plus  cer- 
taine :  l'expérience  ne  démontre-t-elle  pas  que  souvent 
il  devient  impossible  d'acquitter  les  messes  après 
la  mort  de  celui  pour  qui  elles  devraient  être  dites, 
soit  à  cause  des  dispositions  injustes  de  la  loi  civile, 
soit  à  cause  de  la  malice  ou  de  l'insouciance  des  héri- 
tiers ou  de  ceux  qui  devraient  s'en  occuper.  »  Cappello, 
De  sacramentis,  i,  n.  007.  Cf  Benoît  XV,  Bref  Sodali- 
talem,  31  mai  1921. 

c)  Le  fruit  de  la  messe  est-il  infini  quant  ù  son  inten- 
sité? —  Il  s'agit,  rappelons-le,  du  fruit  considéré  dans 
son  application  actuelle.  Or,  il  n'y  a  pas  de  doute 
que,  sous  cet  aspect,  le  fruit  de  la  messe  ait  une  inten- 
sité limitée. 

L'Église  ne  permet-elle  pas  qu'on  renouvelle,  même 
fréquemment,  l'offrande  du  saint  sacrifice  à  la  même 
intention    :    libération    d'une    âme    du    purgatoire; 

DICT.  DE  THÉOL.    CATHOL. 


conversion  d'un  pécheur;  recouvrement  de  la  santé; 
éloignement  d'un  fléau,  peste  ou  guerre,  etc.?  Or. 
L'Église  ne  le  permettrait  pas  si  le  sacrifice  offert  une 
seule  fois  devait  nécessairement  nous  obtenir  les  biens 
implorés  ou  écarter  de  nous  les  maux  redoutés. 

D'où  vient  la  limitation  du  fruit  de  la  messe,  consi- 
déré quant  à  son  intensité  ? 

a.  —  La  plupart  des  auteurs  estiment  que  cette  limi- 
tation provient  d'une  volonté  expresse  de  Jésus- 
Christ.  Le  sacrifice  eucharistique  ne  peut  nous  pro- 
curer les  bienfaits  de  la  rédemption  que  dans  la  mesure 
établie  par  Dieu.  Dans  la  distribution  de  ses  faveurs, 
Dieu  exige,  en  règle  générale,  notre  coopération. 
L'étendue  des  fruits  de  la  messe  est  donc  fixée  par 
Dieu,  pour  chacun  de  ceux  qui  en  profitent,  eu  égard 
à  ses  dispositions.  Avant  tout,  il  faut  donc  faire 
entrer  en  ligne  de  compte  la  part  du  bon  plaisir  de 
Dieu  et  de  la  volonté  miséricordieuse  de  Jésus-Christ. 
Il  faut  aussi,  en  second  lieu,  considérer  la  disposition 
de  celui  à  qui  est  appliqué  le  fruit  du  sacrifice.  Cette 
opinion  pense  s'appuyer  sur  le  concile  de  Trente  qui 
parle  de  l'application  par  la  messe  de  la  vertu  de  la 
croix.  Or,  qui  dit  application  dit  détermination  et  dès 
lors  restriction.  Pasqualigo,  op.  cit.,  tr.  i,  q.  exix. 
Cf.   Sporer,  Theol.  sacram.,  part.  II,  c.  iv,  sect.  m,  3. 

b.  —  Mais  un  certain  nombre  de  théologiens  estiment 
qu'il  est  impossible  de  concevoir  une  taxation  divine 
préalable  aux  dispositions  du  bénéficiaire  de  la  messe. 
D'après  eux,  la  limitation  du  fruit  de  la  messe 
provient  uniquement  de  la  capacité  du  sujet,  en 
raison  de  ses  dispositions.  Il  faut  donc,  avant  tout, 
faire  entrer  ici  en  ligne .  de  compte  ces  dispositions 
mêmes.  Les  thomistes  font  remarquer  que  c'est  là  le 
sens  obvie  de  saint  Thomas,  Sum.  theol.,  IIIa, 
q.  lxxix,  a.  5.  Cf.  Gonet,  loc.  cit.,  n.  88.  «  Si  la  messe 
est  en  elle-même  et  relativement  à  sa  fin  d'une  effi- 
cacité infinie,  quelle  raison  aurions-nous  de  supposer 
une  taxation  préalable  limitant  cette  efficacité  ? 
De  plus,  puisque  l'effet  des  sacrements  se  mesure  uni- 
quement sur  les  dispositions  de  ceux  qui  les  reçoivent, 
le  fruit  de  la  messe  ne  doit  également  être  limité  qu'en 
raison  de  l'état  de  ce"ux  pour  qui  est  offert  le  sacrifice 
et  de  la  manière  plus  ou  moins  parfaite  de  cette 
application.  »  Billot,  op.  cit.,  p.  653.  Cf.  Analccta 
ecclesiastica,  t.  iv,  dissertation  du  P.  Maurus  Kaiser, 
O.  P.  Entendons  ici  cette  manière  plus  ou  moins 
parfaite  de  l'intention  plus  précise  ou  plus  confuse  du 
prêtre,  comme  il  a  été  expliqué  plus  haut,  nous 
souvenant  toutefois  qu'il  n'appartient  pas  au  prêtre 
de  limiter,  par  son  intention,  le  fruit  de  la  messe, 
comme  il  appartient  au  pape  ou  à  l'évêque  de  limiter 
l'indulgence  qu'il  accorde.  Cf.  Gonet,  loc.  cit. 

Il  est  facile  de  déclarer  en  général  que  l'application 
finie  du  fruit  de  la  messe  est  en  raison  de  l'excellence 
des  dispositions  de  ceux  pour  qui  est  offert  le  saint 
sacrifice.  Il  est  plus  difficile  de  déterminer  en  parti- 
culier pour  chacun  des  bénéficiaires  en  quoi  consiste 
précisément  la  dévotion  requise  pour  une  plus 
complète  participation  au  fruit  du  sacrifice.  «  S'il 
s'agit  des  défunts,  leur  plus  ou  moins  grande  capa- 
cité pourra  être  conçue  soit  en  raison  du  plus  ou  moins 
d'intensité  de  leur  charité  actuelle,  ou  encore  en  raison 
du  plus  ou  moins  de  soin  qu'ils  auront  apporté,  au 
cours  de  leur  vie  terrestre,  à  se  procurer  l'offrande  du 
saint  sacrifice.  En  ce  qui  concerne  les  vivants,  l'ex- 
plication est  plus  facile  :  on  peut,  en  effet,  considérer 
en  eux  différentes  conditions  selon  les  différents  fruits 
dont  ils  sont  capables  :  coopération  directe  au  sacrifice, 
soit  en  procurant  sa  célébration,  soit  en  y  assistant, 
soit  en  y  participant  de  toute  autre  manière;  ou 
encore  foi  plus  ou  moins  grande,  espérance  de  se 
libérer  du  péché  grâce  à  la  vertu  du  sacrifice,  etc.  » 
Billot,  op.  cit.,  p.  652. 

X.  —  41* 


1299 


MESSE,    EFFICACITÉ    :   MODE    D'ACTION 


1300 


2.  Efficacité  de  la  messe,  comme  sacrifice  de  l'Église.  — 
Ou  sait  que  la  messe  est  le  sacrifice  non  seulement  du 
Christ,  mais  encore  de  son  corps  mystique  tout  entier. 
Voir  ci-dessus,  col.  1284.  Sous  ce  point  de  vue,  la 
valeur  et  l'eincacité  de  la  messe  dépendent  de  la  dignité 
des  mérites  et  de  la  sainteté  de  l'Église.  Ce  qui  fait 
dire  à  Bossuet  que  «  ce  sacrifice  n'aura  jamais  sa  per- 
fection tout  entière  qu'il  ne  soit  olïert  par  des  saints  ». 
Explication  de  quelques  difficultés...,  n.  36.  Considérée 
sous  cet  aspect,  la  valeur  de  la  messe  sera  toujours 
finie  et  limitée,  parce  que  l'Église  n'est  jamais  infini- 
ment sainte.  Cf.  Lambreeht,  De  ss.  missœ  sacrificio, 
Louvain,  1885,  part.  IV,  c.  i,  §  2,  3.  L'impétration 
de  l'Église  sera  d'autant  plus  favorablement  accueillie 
de  Dieu  que  sa  sainteté  —  qui  se  compose  de  la  sain- 
teté de  ses  membres  —  sera  plus  parfaite.  De  tdle 
sorte  qu'il  faut  demander  sans  cesse  à  Dieu  de  «  puri- 
fier nos  cœurs,  ut  Ecclesise  tuse  preces,  quse  tibi  gratœ 
sunt,  munera  déférentes,  liant  expiatis  mentibus  gra- 
tiores  (Secrète  de  la  férié  v  après  le  ive  dimanche  de 
Carême). 

Mais  la  sainteté  de  l'Église  n'est  pas  le  seul  élément 
qui  intervienne  pour  nous  permettre  de  juger  de  la 
puissaace  impétratoire  du  sacrifice.  «  Outre  le  sacri- 
fice, l'Église  olîre  à  Dieu  des  prières  et  des  cérémonies 
qu'elle  y  a  jointes.  Tous  ces  rites  sont  accomplis  au 
nom  de  l'Église  et  agissent  puissamment  sur  le  cœur 
de  Dieu...  La  forme  différente  de  la  messe  peut  donc 
augmenter  accidentellement  la  puissance  impé- 
tratoire du  sacrifice  offert  au  nom  de  l'Église  et  la 
diriger  d'une  façon  toute  spéciale  vers  un  but  parti- 
culier. En  dehors  du  degré  de  sainteté  de  l'Église,  les 
prières  particulières  et  le  rite  entier  du  sacrifice  influent 
donc  sur  l'étendue  et  la  nature  des  fruits  obtenus  par 
la  médiation  de  l'Église.  »  Gihr,  op.  cit.,  p.  149.  En 
principe  donc,  et  par  rapport  au  fruit  accidentel,  une 
messe  solennelle  aurait  une  plus  grande  valeur  et  une 
plus  grande  efficacité  de  la  part  de  l'Église  qu'une 
messe  basse;  une  messe  votive,  célébrée  pour  un  motif 
suffisant  et  dans  une  intention  conforme  à  son  carac- 
tère, et  très  particulièrement  la  messe  de  Requiem 
dite  pour  les  défunts,  serait  plus  efficace,  pour  le  but 
qu'on  se  propose,  que  la  simple  messe  du  jour.  Cf. 
S.  Thomas,  Suppl.,  q.  lxxii,  a.  9,  ad.  5ura;  Pasqualigo, 
De  sacrificio  nouas  Legis,  tract,  i,  q.  cxxxi,  et 
q.  cclxxxvii;  Gihr,  op.  cit.,  p.  150-152. 

3.  Efficacité  de  ta  messe,  comme  acte  personnel  du 
prêtre  et  des  fidèles  qui  participent  au  sacrifice.  —  Le 
prêtre  qui  célèbre,  les  fidèles  qui  assistent,  qui  ser- 
vent, qui  ont  fourni  l'honoraire  ou  les  objets  néces- 
saires, accomplissent  l'action  la  plus  sainte  du 
culte  :  à  ce  titre,  leur  acte,  comme  toute  autre  bonne 
œuvre,  possède  —  d'une  façon  limitée  sans  doute, 
mais  très  réelle  ■ —  force  impétratoire,  valeur  satisfac- 
toire  et  méritoire.  D'après  la  doctrine  de  l'Église, 
«  le  fruit  impétratoire  et  le  fruit  satisfactoire  seuls 
peuvent  être  recueillis  et  gagnés  pour  autrui.  Le  fruit 
méritoire  est  personnel  et  ne  peut  être  appliqué  à 
d'autres.  Ces  trois  fruits,  étant  ex  opère  operantis,  ne 
sont  recueillis  dans  toute  leur  étendue  que  par  ceux 
qui  sont  en  état  de  grâce,  agissent  avec  une  intention 
pure,  avec  foi  et  respect.  Ces  remarques  fournissent 
les  éléments  nécessaires  pour  résoudre  la  question  de 
la  valeur  de  la  messe  célébrée  par  un  prêtre  indigne. 
A  considérer  le  sacrifice  en  soi,  la  valeur  est  la  même, 
parce  que  c'est  le  même  prêtre  principal  et  la  même 
victime  dont  la  sainteté  n'est  pas  ternie  par  les  minis- 
tres souillés.  Cf.  Conc.  Trid,,  sess.  xxii,  ci,  Denz-B., 
n.  939.  «  ...Si  l'on  considère  seulement  la  valeur  de  la 
personne  privée  et  des  prières  privées  qu'elle  offre 
en  même  temps  que  le  sacrifice,  il  est  manifeste  que 
la  messe  du  saint  curé  d'Ars  vaut  mieux  que  la  messe 
du  pauvre  prêtre  tombé...  Mais  ce  point  de  vue  est 


tout  secondaire,  cette  valeur  tout  accidentelle,  vu 
que  le  célébrant  ne  se  dépouille  jamais  de  sa  per- 
sonnalité officielle,  et  que  sa  faute  ne  peut  rejaillir 
sur  les  autres,  ni  leur  nuire  moralement  tant  qu'ils 
ne  se  font  pas  ses  complices.  »  Hugon,  La  sainte  eucha- 
ristie, p.  229. 

Toutefois,  un  point  reste  controversé.  Le  prêtre 
visible  offre  le  sacrifice  non  seulement  au  nom  du 
Christ,  mais  encore  au  nom  de  l'Église.  Son  action, 
comme  ministre  de  l'Église,  est  sans  doute  acciden- 
telle par  rapport  à  son  ministère  principal  ;  mais 
l'effet  de  cette  action  ministérielle  secondaire  se  pro- 
duit indépendamment  de  ses  bonnes  ou  mauvaises 
dispositions  personnelles.  On  se  demande  donc  si  cet 
elïet  secondaire  et  accidentel,  mais  produit  cependant 
(par  rapport  aux  mérites  du  prêtre)  ex  opère  operato, 
voir  plus  loin,  n'est  pas  accru  ou  diminué  en  raison 
de  sa  sainteté  ou  de  son  indignité.  La  plupart  des 
auteurs  le  nient,  selon  la  doctrine  qu'expose  le 
P.  Hugon.  Cf.  Suarez,  disp.  LXXIX,  sect.  vm,  n.  10. 
Mais  certains  auteurs  admettent  que  le  fruit  de  la 
messe  produit  par  l'action  ministérielle  du  prêtre 
agissant,  au  nom  de  l'Église,  dont  il  fait  partie,  subit 
des  accroissements  et  des  diminutions  suivant  la 
valeur  morale  du  célébrant.  Le  P.  de  la  Taille,  qui 
fait  de  la  messe  l'oblation  propre  de  l'Église,  ne  peut 
que  se  rallier  à  cette  dernière  opinion,  invoquant 
l'autorité  de  Galenus,  de  Henriquez  et  de  Facundez, 
S.  J.,  et  surtout  de  Pasqualigo.  Myslerium  jidei, 
El.  xxvu,  a.  1. 

3°  Mode  d'action.  —  1.  Action  «  ex  opère  operantis  » 
et  «  ex  opère  operato  ».  —  Les  effets  de  la  messe  sont 
produits  ex  opère  operato,  s'ils  sont  causés  en  raison 
même  de  l'institution  et  de  l'efficacité  du  sacrifice 
eucharistique,  indépendamment  des  mérites  de  ceux 
qui  l'offrent  visiblement,  prêtres  et  fidèles;  ex  opère 
operantis,  s'ils  sont  concédés  eu  égard  à  ces  mérites. 

Cette  distinction  nous  permet  d'éliminer  de  notre 
considération  le  mode  d'action  ex  opère  operantis, 
c'est-à-dire  provenant  des  dispositions  du  célébrant 
et  des  fidèles  qui  concourent  à  la  célébration  du  sacri- 
fice. Ce  mode  d'action,  en  effet,  rentre  dans  la  caté- 
gorie plus  générale  de  Vopus  operantis  qui  s'attache 
à  nos   prières,  bonnes  œuvres,  mérites,  satisfactions. 

Ainsi  le  problème  est  restreint  au  mode  d'action 
ex  opère  operato.  Ce  mode  d'action  existe  très  certaine- 
ment dans  la  messe,  considérée  comme  l'oblation  du 
Christ.  L'opus  operatum  découle  ici  tout  entier  de  la 
dignité  infinie  de  Jésus,  indépendamment  des  mérites 
soit  du  célébrant  soit  des  fidèles.  Faut-il  également 
admettre  ce  mode  d'action  dans  la  messe  considérée 
comme  l'oblation  de  l'Église  ?  La  prière  de  l'Église, 
corps  mystique  du  Christ,  est  par  elle-même,  abstrac- 
tion faite  des  dispositions  de  tel  célébrant  ou  de  tels 
participants,  très  efficace;  mais  d'autant  plus  efficace 
que  les  mérites  et  la  dignité  des  membres  actuels  de 
l'Église  sont  plus  grands.  En  soi,  l'effet  de  la  messe, 
considérée  comme  oblation  de  l'Église,  est  donc  pro- 
duit ex  opère  operantis,  et  certains  auteurs  n'admettent 
pas  qu'on  puisse  le  caractériser  autrement.  Cf.  Cap- 
pello,  op.  cit.,  n.  571.  Cependant  cet  effet  est,  dans  son 
ensemble,  indépendant  des  mérites  du  célébrant,  et 
donc,  en  une  certaine  façon  très  exacte,  on  peut  le 
dire  ex  opère  operato. 

2.  Considérée  comme  sacrifice  latreutique  et  eucha- 
ristique,  la  messe,  soit  comme  oblation  du  Christ, 
soit  comme  oblation  de  l'Église,  produit  toujours, 
ex  opère  operato  et  d'une  manière  infaillible,  son  effet 
d'adoration  et  de  remerciement  à  l'égard  de  Dieu. 
Aucun  obstacle,  en  effet,  ne  peut  provenir  de  la  part 
de  Dieu,  à  qui  s'adressent  ces  hommages.  Cette  vérité 
est  incluse  dans  l'affirmation  générale  du  caractère 
latreutique  et  eucharistique  de  la  messe. 


1301 


MESSE,    EFFICACITÉ   :   MODE    D'ACTION 


1302 


3.  La  messe,  considérée  comme  sacrifice  impélratoire 
et  propitiatoire,  produit-elle  ses  effets  «  ex  opère  operato  » 
et  infailliblement?  —  C'est  la  double  question,  qu'il 
reste  à  résoudre. 

a)  En  quoi  consiste  l'efjet  produit  «  ex  opère  operalo  » 
à  la  messe?  —  Telle  est  la  question  fondamentale 
dont  la  solution  domine  tout  le  problème.  On  la  trouve 
clairement  exposée  par  le  P.  de  la  Taille.  Mystcrium 
fidei,  El.  xxv,  §  1  :  «  L'opus  operatum  du  sacrifice, 
écrit-il,  n'est  pas  l'opus  operatum  du  sacrement. 
Le  sacrifice,  en  eiïet,  ne  consiste  pas  à  recevoir  de 
Dieu,  mais  à  olïrir  à  Dieu.  Dans  le  sacrement,  nous 
sommes  passifs;  dans  le  sacrifice,  nous  sommes  actifs. 
De  là  nait  la  diversité  dans  Vex  opère  operato  des 
fruits  du  sacrifice  et  des  fruits  du  sacrement.  Dans  le 
sacrement,  ce  fruit  consiste  en  une  sanctification  de 
notre  àme,  opérée  par  Dieu;  dans  le  sacrifice,  ce  fruit 
consiste  en  un  apaisement,  une  satisfaction  qu'on 
otlre  à  Dieu.  Le  fruit  du  sacrifice,  réalisé  ex  opère 
operato  tant  qu'on  le  voudra,  ne  pose  donc  en  nous, 
par  soi-même,  rien  qui  ressemble  à  un  don  infus, 
comme  la  grâce.  Le  sacrifice  intervient  simplement  à 
titre  de  cause  morale  :  il  rend  à  Dieu  la  louange  due, 
il  lui  offre  une  juste  compensation  pour  les  fautes 
commises,  et  ainsi  l'accès  de  la  divine  miséricorde 
nous  est  de  nouveau  ouvert,  soit  pour  nous  justifier, 
soit  pour  nous  maintenir  dans  le  bien,  soit  pour  nous 
conduire  à  plus  de  perfection.  En  un  mot,  le  fruit 
produit  ex  opère  operato  par  le  sacrifice  ne  peut,  en 
toute  hypothèse,  comporter  que  ceci  :  que  Dieu,  en 
considération  du  sacrifice  qui  lui  est  offert,  et  non 
pas  simplement  à  cause  de  notre  dévotion,  soit 
disposé  et  en  quelque  sorte  obligé  à  nous  donner  des 
gages  de  sa  miséricorde,  et  de  la  façon  qui  convient  à 
l'état  et  à  la  condition  de  chacun  de  nous.  Ce  fruit 
est  donc  antérieur  à  l'action  des  sacrements...  11  ne 
faut  donc  pas  exclure  de  l'opus  operatum  du  sacrifice, 
à  l'instar  de  certains  théologiens,  par  exemple  Suarez, 
disp.  LXXIX,  sect.  n,  n.  6  sq.,  l'impétration  sacri- 
ficielle, comme  si,  de  la  messe,  ne  pouvait  suivre,  ex 
opero  operato,  que  la  propitiation  ou  la  satisfaction. 
Tout  au  contraire,  il  faut  dire  que  le  sacrifice  eucha- 
ristique opère  de  la  même  façon  en  tant  qu'impétra- 
toire  et  en  tant  que  propitiatoire.  Le  sacrifice  tout 
entier  est,  en  effet,  une  sorte  de  prière  en  action.  Le 
sacrifice  du  Christ  fut  une  prière  en  action  ayant  pour 
objet  d'obtenir,  non  pour  lui,  mais  pour  nous  qu'il 
représentait,  des  bienfaits  qui  ne  nous  étaient  pas 
dus.  Or,  la  prière  sacrificielle  du  Christ  fut  efficace 
près  de  Dieu.  Dieu  a  publiquement  manifesté  qu'il 
l'avait  eue  pour  agréable,  en  ressuscitant  le  Christ 
d'entre  les  morts.  C'est  alors,  en  eflet,  que  fut  défi- 
nitivement sanctionné  le  pacte  en  vertu  duquel  l'hostie 
offerte  par  le  Christ  était  agréée  pour  la  fin  que  cette 
oblation  poursuivait.  Mais  cette  impétration  efficace 
du  Christ,  nous  nous  l'approprions  en  offrant,  à  l'autel, 
l'hostie  même  qu'est  le  Christ  présent  sacramentelle- 
ment.  Il  en  résulte  qu'en  dehors  de  notre  propre  prière, 
l'impétration  de  notre  souverain  prêtre,  déjà  ratifiée 
et  exaucée  par  Dieu  «  eu  égard  à  sa  profonde  sou- 
mission »  (Hebr.,  v,  7),  monte  ainsi,  jusqu'au  ciel  par 
nos  propres  mains,  et  que  là,  d'une  manière  perma- 
nente, elle  nous  obtient  tous  les  biens  que  le  Christ 
autrefois  a  demandés  pour  nous  en  sacrifiant  à  cette 
intention  sa  vie.  Et  l'impétration  sacrificielle  de  la 
messe  est  donc  dite  agir  ei  opère  operato.  en  tant  qu'elle 
renferme  et  rend  pour  ainsi  dire  nôtre  la  prière  du 
Christ,  qui  est  comme  un  titre  marqué  au  sceau  éter- 
nel de  la  divine  gloire.  Il  n'y  a  donc  aucune  diflérence 
à  établir  entre  l'efficacité  ex  opère  operalo  de  la  messe, 
sacrifice  impétratoire  et  sacrifice  propitiatoire;  c'est 
de  la  même  façon  que  la  messe  nous  approprie  l'im- 
pétration et  la  propitiation  du  Christ;  et  la  propi- 


tiation n'a  pas  plus  d'efficacité  que  l'impétration  pour 
réaliser  immédiatement  son  effet  en  nous.  » 

L'effet  produit  ex  opère  operato  par  la  messe,  effet 
infaillible,  immédiat  et  certain,  c'est  donc  de  présen- 
ter à  Dieu  le  sacrifice  même  du  Christ,  et,  par  ce  sacri- 
fice, l'impétration  de  notre  Sauveur,  laquelle,  par 
rapport  à  nos  fautes,  s'ollre  à  Dieu  comme  une  propi- 
tiation et  une  satisfaction. 

b)  L'  «  ex  opère  operato  »  de  la  messe,  par  rapport  au 
fruit  que  nous  en  retirons  réellement.  —  La  messe  a 
donc  toute  efficacité  pour  obtenir  de  Dieu  les  biens 
que  nous  lui  demandons.  Mais  nous  les  obtient-elle 
en  fait?  Elle  présente  à  Dieu  le  titre  que  nous  a  acquis 
le  Christ;  il  reste  à  se  demander  si  Dieu  nous  donne 
infailliblement  les  biens  représentés  par  ce  titre. 

Or,  si  du  côté  de  la  cause  de  l'impétration,  c'est- 
à-dire  des  mérites  et  du  sacrifice  de  Jésus-Christ, 
l'effet  de  la  messe  est  absolument  infaillible,  il  n'en 
est  pas  de  même  si  on  considère  l'objet  de  l'impétra- 
tion et  le  sujet  auquel  elle  doit  profiter.  Cf.  Billot, 
op.  cit.,  th.  lv,  coroll.  1.  Aussi  devons-nous  examiner 
le  problème  quant  aux  personnes  (vivants  ou  défunts), 
et  quant  aux  biens  demandés. 

a.  Les  viuanls.  —  a)  Biens,  objet  de  l'impétration 
proprement  dite.  —  On  peut  les  ramener  à  cinq  caté- 
gories de  biens  :  grâces  de  conversion;  victoires  sur 
les  tentations;  occasions  opportunes  de  bonnes 
œuvres  et  par  là  moyens  de  progrès  spirituel;  pro- 
tection spéciale  de  la  Providence  dans  les  besoins 
spirituels  et  temporels;  biens  temporels  de  tous  genres 
pouvant  servir,  selon  les  desseins  de  Dieu,  à  notre 
salut. 

Il  est  trop  clair  que  l'effet  de  l'impétration,  quant 
à  tous  les  biens  qu'on  vient  d'énumérer,  n'est  pas 
infaillible  et  dépend  en  quelque  façon  du  bon  plaisir, 
divin.  En  ce  qui  concerne,  en  effet,  les  grâces  d'ordre 
temporel,  il  faut  toujours  sous-entendre  deux  condi- 
tions, savoir  :  leur  utilité,  leur  accord  avec  les  lois  de 
la  Providence.  Dieu  n'a  pas  établi  dans  l'Église  un 
moyen  ordinaire  d'obtenir  infailliblement  des  mira- 
cles. En  ce  qui  concerne  les  autres  bienfaits  d'ordre 
spirituel,  la  réponse  ne  saurait  être  uniforme.  La 
grâce  de  la  conversion  demandée  pour  tel  pécheur 
peut  être  rendue  impossible  par  l'obstination  même 
de  celui-ci.  Les  justes  obtiendront  avec  plus  de  facili- 
lité  les  grâces  d'ordre  spirituel  demandées  pour  eux 
au  saint  sacrifice  :  mais  qui  dira  si  les  grâces  demandées 
sont  précisément  celles  qui  importent  le  plus  à  leur 
salut  ?  Remarquons  d'ailleurs  que  l'augmentation  de 
grâce  ne  sera  jamais  qu'un  effet  médiat  de  la  messe, 
en  tant  que  la  messe  obtiendra  au  juste  des  grâces 
actuelles  qui  accroîtront  son  mérite  par  des  œuvres 
nouvelles.  Cf.  De  Lugo,  disp.  XIX,  n.  150. 

P)  Biens,  objet  de  la  propitiation.  ■ —  En  tant  que 
propitiatoire,  le  sacrifice  de  la  messe  tend  à  effacer 
les  péchés,  à  détourner  les  maux  communs  et  privés 
que  Dieu  voudrait  inlliger  aux  hommes  comme  châ- 
timents; à  écarter  les  peines  bien  plus  terribles  encore 
de  l'ordre  spirituel,  que  Dieu,  dans  sa  justice,  a 
décrété  d'infliger  au  pécheur,  à  moins  d'être  apaisé 
à  son  sujet.  Mais  ce  fruit  propitiatoire  doit  être  expli- 
qué. 

Dieu,  justement  indigné  à  cause  des  péchés  commis, 
refuse  au  pécheur  les  secours  plus  abondants,  qui 
l'amèneraient  à  résipiscence.  Mais,  par  l'oifrande  du 
sacrifice,  Dieu  est  apaisé  et  confère  des  secours  par 
lesquels  l'homme  pécheur  est  amené  à  la  pénitence  ; 
indirectement,  en  vertu  de  la  propitiation  qui  apaise 
la  colère  divine  et  ôte  ainsi  l'empêchement  aux  grâces 
plus  abondantes;  directement,  en  vertu  de  l'impé- 
tration, qui  sollicite  immédiatement  Dieu  de  concéder 
ces  secours.  Cf.  De  Lugo,  disp.  XIX,  sect.  ix,  n.  141. 
Il  faut  de  plus  noter  que  le  sacrifice  de  la  messe  remet 


1303 


MESSE,    EFFICACITÉ   :    APPLICATION 


1304 


les  péchés,  non  immédiatement,  mais  médiatement, 
en  tant  qu'il  obtient  an  pécheur  des  grâces  qui  provo- 
quent en  sou  âme  de  pieu\  mouvements,  la  disposant 
à  obtenir  rémission  des  fautes  commises.  Suarez,  sect. 
m,  n.  7;  De  Lugo,  loc.  cit.,  n.  137  sq.  Et  cela  ne  vaut 
pas  seulement  pour  les  péchés  mortels,  mais  pour  les 
fautes  vénielles,  selon  une  opinion  autrefois  considérée 
comme  plus  commune,  aujourd'hui  admise  de  tous. 
Aucune  raison  théologique,  valable  en  effet,  ne  peut 
être  apportée  pour  interpréter  le  canon  du  concile  de 
Trente  dans  un  sens  différent  pour  les  péchés  mortels 
et  pour  les  péchés  véniels.  Cf.  Suarez,  sect.  v,  n.  3  sq.  ; 
De  Lugo,  loc.  cit..  n.  152;  S.  Alphonse,  De  eucharistie, 
n.  311,  et  tous  les  auteurs  modernes. 

y)  Biens,  objet  de  la  satisfaction.  —  En  tant  que 
satisfactoire,  lé  sacrifice  de  la  messe  efface  la  peine 
temporelle  qui  reste  encore  après  le  péché  pardonné, 
et,  en  général,  remet'les  autres  peines  volontairement 
acceptées  que  le  juste  pourrait  offrir  pour  racheter 
dès  ici-bas  les  peines  des  pécheurs.  Mais  il  est  évident 
que  ce  fruit  ne  saurait  être  acquis  que  par  les  âmes 
en  état  de  grâce.  De  plus,  il  semble  exact  d'affirmer 
que  cette  rémission  peut  n'être  que  partielle,  propor- 
tionnée aut  dispositions  du  sujet  et  dans  la  mesure  qui 
plaît  à  la  libéralité  divine.  Sur  tous  ees  points,  on 
consultera  avec  profit  Cappello,  op.  cit.,  n.  573- 
575. 

b.  Les  défunts.  —  Les  âmes  du  purgatoire  étant 
toujours  dans  une  disposition  parfaite  pour  recevoir 
les  fruits  de  la  messe,  il  est  indubitable  que  la  messe 
produit  toujours  et  d'une  façon  infaillible  en  elles 
ses  effets  d'impétration  et  de  propitiation.  Ce  qu'on 
demande,  en  effet,  pour  les  âmes  du  purgatoire  n'est 
expressément  que  ce  qui  a  été  déterminé  par  le  Christ 
dans  l'institution  même  du  sacrifice  :  la  rémission  des 
péchés.  Toutefois,  il  reste  à  expliquer  comment  l'Église 
autorise  et  même  recommande  l'offrande  multipliée 
du  sacrifice  pour  un  même  défunt.  On  en  a  dit  un  mot 
plus  haut,  à  l'occasion  de  l'intensité  limitée  du  fruit 
de  la  messe,  voir  col.  129  7.  Mais  ici  il  semble  opportun 
de  proposer  une  considération  nouvelle,  issue  de  la 
distinction  apportée  par  certains  théologiens  entre 
la  valeur  propitiatoire  et  la  valeur  proprement  satis- 
factoire de  la  messe,  la  première  se  référant  à  l'apai- 
sement offert  à  la  colère  divine,  la  seconde  relative  à  la 
rémission  de  la  peine  temporelle  due  au  péché  déjà 
pardonné.  Ce  point  de  vue  a  été  mis  en  relief  par  le 
P.  Cappello,  De  sacramentis,  1. 1,  n.  624,  5.  Cet  auteur 
rappelle  tout  d'abord  que  la  peine  temporelle  peut 
être  immédiatement  remise  en  raison  de  l'efficacité 
proprement  satisfactoire  de  la  messe.  Mai  ,  ajoute-t-il, 
«  cette  peine  temporelle  n'est  remise  que  s'il  n'existe 
dans  l'âme  aucun  obstacle  à  cette  condonation.  Si 
l'obstacle  existe,  il  doit  être  préalablement  enlevé  par 
le  fruit  propitiatoire  qui  apaise  Dieu;  à  cause  de  cer- 
tains péchés  ou  de  certaines  négligences  dont  les 
défunts  se  sont  rendus  coupables  sur  terre,  la  justice 
divine  a  pu  décider,  qu'en  punition  de  ces  fautes, 
les  suffrages  des  vivants,  les  satisfactions  personnelles, 
les  indulgences,  les  satisfactions  des  messes  célébrées 
n'atteindront  et  ne  soulageront  tel  ou  tel  défunt,  que 
si  ses  exigences  sont  d'abord  satisfaites.  Ce  qui  peut 
se  faire,  soit  par  les  souffrances  endurées  par  l'âme  du 
défunt,  soit  par  les  bonnes  œuvres  offertes  par  les 
vivants,  précisément  en  vue  d'apaiser  Dieu.  Et  parmi 
ces  bonnes  œuvres,  le  sacrifice  de  la  messe  tient  la 
première  place.  »  «  S'il  en  est  ainsi,  dit  Lehmkuhl, 
Theologia  moralis,  t.  u,  n.  238,  rien  d'étonnant  si 
parfois  de  nombreuses  messes  sont  nécessaires,  si 
les  indulgences  ne  suffisent  pas  pour  délivrer  telle  âme 
déterminée  du  purgatoire.  Car  cette  âme  demeure 
absoute  de  ses  fautes,  mais  comme  accablée  dans  les 
ténèbres  épaisses  de  la  colère  et  de  la  justice  divines. 


Or,  il  faut  d'abord  dissiper  ces  ténèbres  par  une  propi- 
tiation intense  et  continue.  » 

Conclusion.  ■ — ■  En  résumé,  la  messe  n'a  d'autre 
eflicacité  ex  opère  operato  que  l'impétration  et  la 
propitiation.  Si  la  messe,  ex  opère  operato,  présente  à 
Dieu  des  satisfactions  surabondantes,  l'application 
effective  de  ces  satisfactions  n'est  plus  ex  opère 
operato  :  elle  dépend  du-  bon  plaisir  de  Dieu  et  de 
l'acceptation  que  Dieu  veut  bien  en  faire  non  seule- 
ment dans  son  in  unie  miséricorde,  mais  encore  dans 
son  infinie  justice. 

//.   BÉNÉFICIAIRES    DE    CETTE    EFFICACITÉ.  —  On 

peut  envisager  1°  le  fruit  très  général;  2°  le  fruit  très 
spécial  ou  personnel;  3°  le  fruit  spécial  ou  moyen  ou 
ministériel.  C'est  surtout  à  ce  dernier  point  de  vue 
que  se  pose  la  question  des  bénéficiaires  du  fruit  de  la 
messe. 

1°  Relativement  au  fruit  très  général.  — ■  Ce  fruit, 
acquis  à  toute  l'Église,  se  répand  sur  tous  les  membres, 
vivants  ou  morts,  du  corps  mystique  de  Jésus-Christ, 
qui  ont  besoin  de  la  grâce.  Et  même  ce  fruit  parvient, 
par  des  voies  indirectes  et  dans  une  mesure  moindre, 
à  ceux  qui  sont  hors  de  l'Église,  mais  qui  sont  encore 
appelés  à  entrer  dans  son  sein  ou  à  y  rentrer  s'ils  en 
sont  sortis.  On  considère  que  les  membres  du  corps 
mystique  de  Jésus-Christ  qui  contribuent  le  plus  au 
bien  général  de  l'Église,  ses  pasteurs,  comme  le  pape, 
les  évêques,  les  prêtres,  reçoivent  une  plus  grande 
partie  de  ce  fruit.  Toutefois,  on  ne  saurait  dire  si 
ce  fruit  très  général  s'étend  effectivement  à  tous  les 
membres  de  l'Église  en  particulier.  11  y  a  aussi,  entre 
théologiens,  diversité  d'opinion  touchant  la  nature  des 
bienfaits  renfermés  dans  ce  fruit  très  général.  Tous 
concèdent  qu'il  s'agit  au  moins  des  bienfaits  objet 
de  l'impétration.  S'agit-il  aussi  des  bienfaits  objet 
de  la  propitiation  et  surtout  de  la  satisfaction  ? 
Certains  le  pensent.  Cf.  Valencia,  Commentarii  theol. 
in  Sum.  S.  Thomee,  Venise,  1608,  t.  iv,  disp.  VI,  q.  xi, 
punct.  i;  Vasquez,  In  IIIam  Sum.  S.  Thomœ,  disp. 
CCXXXI,  c.  vi  ;  Gotti,  Theol.  scholast.  dogmatica, 
tract,  vin,  q.  n,  dub.  i,  §  3;  Tanner,  Theol.  scholast., 
De  eucharistia,  disp.  V,  q.  ix,  dub.  iv,  n.  98;  Stentrup, 
Soteriologia,  th.  cxm.  Mais  d'autres  le  nient.  Cf. 
Suarez,  disp.  LXXVIIf,  sect.  n,  n.  3.  La  plupart  des 
auteurs  modernes  ou  contemporains  considèrent  qu'il 
est  certain  que  le  fruit  très  général  comporte  un  effet 
impétratoire;  qu'il  est  plus  probable  qu'il  s'y  trouve 
un  certain  effet  propitiatoire;  mais  que  l'effet  satis- 
factoire, déjà  épuisé  dans  le  fruit  spécial,  doit  en 
être  éliminé.  Voir  Cappello,  n.  577,  et  les  auteurs 
cités  par  lui.  Mais  cette  dernière  assertion  ne  se  justifie 
par  rien. 

Quoi  qu'il  en  soit,  on  doit  dire  que  «ce  fruit  général, 
de  la  part  de  Jésus-Christ  et  de  l'Église,  parvient  im- 
médiatement aux  fidèles,  sans  qu'une  détermination 
expresse  du  prêtre  soit  nécessaire,  mais  par  le  fait  seul 
de  son  ministère  à  l'autel.  Les  excommuniés,  exclus 
de  la  communion  des  saints,  n'y  ont  point  part. 
Les  fidèles  en  état  de  péché  mortel  le  reçoivent  dans 
une  proportion  beaucoup  moins  grande  que  les 
justes,  plus  étroitement  unis  au  corps  mystique  de 
Jésus-Christ  ».  Gihr,  op.  cit.,  p.  189.  La  coopération 
par  l'offrande  de  l'honoraire,  par  l'assistance  au  sacri- 
Bce,  doit  être  particulièrement  mentionnée.  Certains 
auteurs  appellent  même  «  spécial  »  le  fruit  attaché  à 
cette  participation  plus  immédiate  et  le  distinguent  du 
fruit  ministériel.  Cf.  Noldin,  Schmidt,  De  sacramentis, 
n.  173  b;  Cappello,  n.  578.  Suarez  regarde  comme 
pieux  et  probable  le  sentiment  qui  soutient  que  ceux 
qui  offrent  actuellement  le  saint  sacrifice  avec  le 
prêtre  et  par  le  prêtre,  perçoivent  un  fruit  impétra- 
toire et  satisfactoire  ex  opère  operato.  Disp.  LXXIX, 
sect.  vin,  n.  5. 


1305 


MESSE,    EFFICACITE    :    APPLICATION 


L306 


2°  Relativemut  au  fruit  personnel  ou  très  spécial.  — 
Ce  fruit  va  au  prêtre  qui  célèbre.  «  En  vertu  de  son 
ordination,  il  a  qualité  et  mission  pour  olïrir  le  sacri- 
fice au  nom  de  Jésus-Christ  et  de  l'Église.  Non  seule- 
ment il  est  véritable  sacrificateur;  mais,  d'après  la 
volonté  de  Jésus-Christ  et  de  l'Église,  il  immole  aussi 
d'u;,e  manière  expresse  pour  lui-même.  Pour  ces  deux 
motifs,  la  messe  doit  lui  profiter  abondamment  comme 
sacrifice  expiatoire  et  impétratoire.  »  Gihr,  op.  cit., 
p.  192.  Ce  fruit  arrive  au  célébrant  par  le  fait  même 
de  son  action  sacerdotale,  indépendamment  de  sa 
volonté,  de  telle  sorte  que  même  s'il  n'y  songe  point, 
il  le  perçoit.  Il  est  à  la  fois  impétratoire,  propitiatoire, 
satisfactoire  au  sens  où  nous  avons  expliqué  ces  termes. 
Cf.  Suarez,  disp.  LXXIX,  sect.  vin,  n.  4  sq.  ;  De  Lugo, 
loc.  cit.,  n.  232,  sq.;  Sporer,  Theologia  moralis,  De 
eucharistia,  c.  ir,  De  sacriftcio  in  communi  et  missa  in 
specie,  n.  255;  D'Annibale,  Summula  theologiœ  mora- 
lis, t.  m,  §  260,  note  18;  Gasparri,  Tract,  canonicus  de 
sanctissima  eucharistia,  t.  ii,  n.  35;  Lahousse,  De 
sacramenlis,  De  eucharistia,  n.  280;  etc.  Cf.  Cappello, 
op.  cit.,  n.  579. 

Une  controverse  s'est  élevée  entre  théologiens  au 
sujet  de  l'application  du  fruit  très  spécial.  Ce  fruit  est-il 
tellement  personnel  au  prêtre  qu'il  ne  puisse  être, 
par  celui-ci,  appliqué  à  d'autres  personnes?  De  très 
jares  théologiens  ont  affirmé  la  possibilité  de  cette 
application  à  autrui,  et  admettaient  même  que  le 
prêtre,  pour  l'application  de  ce  fruit  qui  lui  appartient 
en  propre,  pût  recevoir  un  honoraire  spécial.  En 
tant  qu'elle  admet  comme  licite  la  perception  de 
cet  honoraire  spécial,  cette  opinion  est  condamnée  par 
Alexandre  VII,  proposition  8,  Denz.-B.,  n.  1108.  Au 
simple  point  de  vue  théorique,  elle  n'a  aucune  appa- 
rence de  probabilité. 

3°  Relativement  au  fruit  spécial  ou  moyen  ou  minis- 
tériel. —  En  identifiant  ici  spécial  et  ministériel,  nous 
nous  conformons  à  la  terminologie  ordinairement 
reçue.  Il  s'agit  du  fruit  réservé  à  ceux  en  faveur 
desquels  le  sacrifice  de  la  messe  est  spécialement  offert. 

Le  prêtre  a  la  libre  disposition  de  ce  fruit;  seul,  il 
peut  l'appliquer  à  lui-même  ou  à  autrui.  L'obligation 
d'appliquer  ce  fruit  à  telles  personnes  déterminées 
peut  provenir  de  différentes  causes.  En  général,  elle 
naît  ou  de  la  loi  de  l'Église  (messes  pro  populo,  messes 
du  2  novembre),  ou  de  la  volonté  du  prêtre  qui  s'oblige 
par  l'acceptation  de  l'honoraire.  Voir  à  ce  mot,  t.  vn, 
col.  80.  Puisqu'il  est  nécessaire  de  faire  intervenir 
ici  la  volonté  libre  du  célébrant,  les  théologiens 
étudient  au  préalable  les  conditions  de  l'application 
valide  du  fruit  spécial  de  la  messe  et  ensuite  la  double 
catégorie  de  personnes,  vivants  et  défunts,  en  faveur 
desquelles  cette  application  peut  être  faite. 

1.  Conditions  de  l'application  valide  du  fruit  minis- 
tériel de  la  messe.  —  Les  théologiens  les  réduisent  à 
trois. 

a)  -  Celle  application  résulte  d'une  intention  au 
moins  habituelle  et  implicite  du  célébrant.  C'est  au 
célébrant  seul  qu'a  été  donnée  par  le  Christ  le  pou- 
voir d'offrir  le  sacrifice.  Cf.  prop.  30  du  synode  de 
Pistoie,  condamnée  par  Pie  VI.  Denz.-B.,  n.  1530. 
Donc,  il  est  nécessaire  que  le  célébrant  ait  l'intention 
d'appliquer  la  messe  à  telle  ou  telle  personne.  L'inten- 
tion habituelle  suffît,  car  l'application  de  la  messe  est 
faite  par  mode  de  donation  :  or,  une  donation  une 
fois  faite  demeure  valable,  même  si  l'on  n'y  songe  plus 
actuellement  ou  virtuellement,  jusqu'à  révocation. 
Cf.  Benoît  XIV,  De  ss.  missse  sacrificio,  1.  III,  c.  xvi, 
n.  5;  De  Lugo,  De  sacramentis,  disp.  VIII,  sect.  vi, 
n.  96;  Suarez,  disp.  XIII,  sect.  m,  n.  5,  et  les  autres 
auteurs  de  morale  cités  par  Cappello,  n.  599.  Par 
suite,  l'opinion  de  Vasquez  et  de  quelques  autres 
requérant  une  intention  virtuelle,  est  à  rejeter  comme 


trop  sévère.  Cf.  Vasquez,  op.  cit.,  disp.  CXXXVIII, 
c.  vi,  n.  71.  L'intention  habituelle  dont  il  est  question 
ici  peut  être  simplement  implicite,  c'est-à-dire  confuse 
et  générale  en  soi,  mais  contenue  en  une  autre  inten- 
tion déterminée.  C'est,  par  exemple,  le  cas  du  reli- 
gieux prêtre,  célébrant  un  certain  nombre  de  messes 
aux  intentions  de  son  supérieur  :  ce  dernier  seul 
connaît  d'une  façon  déterminée  les  personnes  en  faveur 
desquelles  est  offert  le  sacrifice.  Et  plus  simplement 
encore,  c'est  le  cas  du  célébrant  ad  intentionem  dantis. 
Quoique  l'intention  seulement  habituelle  et  implicite 
soit  suffisante,  en  pratique,  autant  que  faire  se  peut, 
il  faut  avoir  soin  d'avoir  une  intention  explicite  et 
même  actuelle  ou  tout  au  moins  virtuelle. 

Ce  principe  général  permet  de  résoudre  plusieurs 
questions  proposées  par  les  casuisles  :  a.  L'intention 
formulée  par  le  diacre  avant  la  réception  du  sacerdoce 
et  non  rétractée  est  toujours  valable,  et  de  cette 
intention  'peut  dépendre  validement  l'application  des 
messes  célébrées  par  le  nouveau  prêtre,  b.  L'applica- 
tion peut  être  faite  de  cette  manière  longtemps  avant 
la  célébration  des  messes,  un  mois  avant,  sans  scru- 
pule, affirme  l'unanimité  des  auteurs.  Cf.  Lehmkuhl, 
n.  188.  Et  même,  s'il  est  constant  que  l'intention  n'a 
pas  été  modifiée,  on  ne  voit  pas  pourquoi  ne  serait 
pas  valable  l'intention  formulée  un  an  avant,  Cappello, 
n.  600,  dix  ans  avant,  Lacroix,  Theologia  moralis, 
1.  VI,  part.  II,  n.  205;  Sporer,  loc.  et.,  n.  345. 
c.  L'application  faite  à  l'intention  de  Dieu  ou  de  la 
Vierge  est  douteuse.  Il  faut,  en  effet,  préciser  le  sens 
de  cette  expression  :  «  à  l'intention  de  Dieu  ou  de  la 
Vierge  ».  Si  le  prêtre,  en  formulant  une  intention  de 
cette  sorte,  détermine  .lui-même  au  moins  implicite- 
ment la  personne  à  qui  doit  être  appliquée  la  messe, 
l'application  faite  en  ces  termes  est  valable.  Exemple  : 
«  J'applique  cette-messe  à  celui  ou  celle  pour  qui  Dieu 
ou  la  Vierge  veut  que  je  l'applique.  »  L'application 
serait  invalide  si  le  prêtre  laissait  le  soin  de  l'applica- 
tion même  de  la  messe  à  Dieu  ou  à  la  Vierge,  car  c'est 
à  lui  seul  que  Jésus-Christ,  instituant  le  sacrifice,  a 
confié  ce  soin.  En  pratique,  quand  on  applique  une 
messe  aux  intentions  defDieu  ou  de  la  Vierge,  c'est 
la  première  acception  qui  est  sous-entendue  et  l'appli- 
cation est  ainsi  valide.  Cappello,  n.  600,  603,  et  les 
auteurs  par  lui  cités,  d.  Si  le  prêtre,  oubliant  une 
intention  une  fois  formulée,  en  formule  une  autre,  on 
considère  généralement  comme  prédominante  et  par 
conséquent  devant  être  retenue,  cette  seconde  inten- 
tion, à»moins  que,  au  moment  même  où  il  formulait 
sa  première  intention,  le  prêtre  ait  voulu  expressé- 
ment que,  même  en  cas  d'oubli,  elle  continuât  à 
prévaloir.  En  ce  cas,  la  première  intention  doit  être 
considérée  comme  prédominante  et  valable.  Lehmkuhl, 
n.  188;  Génicot-Salsmans,  n.  219.  Même  en  ce  cas, 
affirme  en  sens  contraire  Gasparri,  n.  468,  la  deuxième 
seule  doit  être  retenue.  Quoi  qu'il  en  soit,  en  cas  de 
doute,  «  il  suffit  que  le  prêtre  dise  la  messe  pour  celle 
des  deux  intentions  à  laquelle  il  n'a  pas  encore  satis- 
fait, et  que  Dieu  connaît.  »  Cappello,  n.  608. 

b)  L'application  de  la  messe  doit  être  faite  au  moins 
avant  lu  consécration,  puisque  l'essence  du  sacrifice 
réside  très  probablement  dans  la  double  consécration. 
Tout  d'abord,  il  convient  de  séparer  les  choses  cer- 
taines des  incertaines.  Si  l'application  de  la  messe 
était  faite,  la  messe  une  fois  terminée  ou  même  après 
la  communion,  elle  serait  très  certainement  nulle. 
Cf.  Suarez,  disp.  XIII,  sect.  m,  n.  6.  Faite  après  la 
consécration,  mais  avant  la  communion  elle  serait. 
d'après  Gasparri,  n.  470,  probablement  nulle.  Cappello 
l'estime,  en  ce  cas,  certainement  nulle,  n.  601,  <  onfor- 
mément  aux  conclusions  dogmatiques  sur  l'essence 
du  sacrifice,  cette  essence  ne  pouvant,  même  avec  une 
simple  probabilité,  être  placée  dans  la  communion 


1307 


MESSE,    EFFICACITÉ   :   APPLICATION 


1308 


exclusivement.  Voir  col.  1255.  Si  l'application  est 
faite  avant  la  consécration  du  pain,  fût-ce  immédia- 
tement avant,  elle  est  très  certainement  valide,  puis- 
que toutes  les  prières  et  tous  les.  rites  qui  précèdent 
sont  simplement  préparatoires  au  sacrifice.  Si  l'appli- 
cation est  faite  après  la  consécration  du  pain,  mais 
avant  la  consécration  du  calice,  le  sentiment  commun 
tient  cette  application  pour  valide.  Voir  la  longue 
énumération  d'auteurs  en  faveur  de  ce  sentiment,  dans 
Gappello,  n.  601,  contre  Gasparri  qui  tient  en  ce  cas 
pour  une  application  douteuse.  Op.  cit.,  n.  470.  La 
raison  de  la  validité  d'une  telle  application,  si  tardive 
soit-elle,  esL'que  le  sacrifice,  avant  la  consécration  du 
calice,  n'est  pas  encore  accompli. 

Pratiquement,  il  est  expédient  que  le  prêtre  formule 
son  intention  avant  d'offrir  le  sacrifice,  lors  de  sa  pré- 
paration à  la  messe.  Benoit  XIV,  op.  cit.,  n.  5;  Bona, 
Ds  sacrificio  missse,  c-  r,  §,  5. 

c)  Enfin,  l'application  de  la  messe  doit  être  faite 
en  faveur  d'une  personne  ou  en  vue  d'une  fin  explici- 
tement ou  tout  au  moins  implicitement  déterminée.  Si 
cette  détermination  n'existait  pas,  l'application  serait 
nulle,  il  n'y  aurait  aucun  motif  d'appliquer  la  messe 
à  une  personne  ou  à  une  fin  plutôt  qu'à  une  autre. 
Les  cas  concrets  font  mieux  saisir  la  portée  de  cette 
affirmation  générale. 

a.  —  Conformément  à  ce  qui  a  été  dit  du  temps  où 
doit  être  faite  l'application,  il  faut  que  la  personne 
pour  qui,  ou  la  fin  en  vue  de  laquelle  est  offert  le 
sacrifiée  soit  certaine  et  déterminée,  au  moins  au 
moment  de  la  consécration. 

b.  —  Si  aucune  détermination  de  personne  ou  de  fin 
n'a  été  faite  par  le  célébrant,  l'application  est  nulle. 
Ainsi,  il  ne  suffit  pas  de  célébrer  la  messe  pour  l'un 
ou  l'autre  de  la  communauté,  ou  de  la  paroisse,  sans 
déterminer  la  personne  dont  il  s'agit.  Ainsi  serait  nulle 
l'application  faite  par  le  prêtre  qui,  ayant  reçu  de 
dix  personnes  'différentes  un  honoraire  de  messe, 
formulerait  simplement  l'intention  de  célébrer  pour 
l'une  ou  l'autre  de  ces  dix  personnes,  sans  spécifier 
aucune  d'entre  elles;  ici,en  effet,  la  personne  en  faveur 
de  qui  serait  célébrée  la  messe  demeure  incertaine. 
Au  contraire,  en  célébrant  dix  messes,  aux  intentions 
des  dix  demandeurs,  l'application  est  valide  et  le 
prêtre  acquitte  vis-à-vis  de  chacun  d'eux  sa  dette  de 
justice.  Il  serait  mieux  cependant  de  réserver  à  cha- 
cune des  dix  personnes  la  messe  qu'elle  a  demandée 
séparément  des  autres. 

c.  —  Le  fruit  de  la  messe  peutjêtre,  dans  l'applica- 
tion qu'en  fait  le  célébrant,  attribué  conditionnelle- 
ment  à  tel  ou  tel,  à  défaut  de  celui  pour  lequel  il 
célèbre  :  par  exemple,  si  la  messe  n'est  pas  profitable 
à    celui-ci,    que   son    fruit   soit   appliqué   à    celui-là. 

d.  — ■  La  validité  de  l'application  n'exige  pas  que  le 
prêtre  désigne  nommément  la  personne  en  faveur  de 
qui  est  offert  le  sacrifice.  Toutes  les  applications  sui- 
vantes sont  valides  et  licites  :  selon  l'intention  du 
supérieur;  à  l'intention  de  celui  qui  donne  l'honoraire 
ou  demande  la  messe;  pour  celui  qui  a  donné  le 
premier  honoraire;  à  l'intention  marquée  dans  le 
carnet  de  messes;  dans  l'ordre  où  ont  été  remis  les 
honoraires;  pour  le  but  exigé  par  le  fondateur;  pour 
celui  pour  lequel  je  dois  célébrer;  pour  l'âme  du  purga- 
toire la  plus  délaissée;  pour  le  plus  grand  pécheur; 
pour  l'âme  affligée  de  la  plus  grave  tentation;  pour 
celui  pour  lequel  Dieu  désire  que  j'applique  la  messe, 
etc.,  Dans  ces  cas  et  dans  les  cas  semblables,  la  per- 
sonne en  faveur  de  qui  est  offert  le  sacrifice,  est  cer- 
taine .et    objectivement    déterminée    devant    Dieu. 

e.  —  A  moins  de  circonstances  exceptionnelles  qui 
puissent  autoriser  le  prêtre  à  considérer  cette  messe 
comme  déjà  équivalemment  demandée,  cf.  Ver- 
meersch,  Theologia  moralis,  t.  m,  n.  ^97,  il  ne  semble 


pa-i  qu'on  puisse  retenir  comme  licite  l'application 
d'une  messe  qu'on  prévoit  devoir  être  demandée.  Car 
la  S.  C.  du  Concile,  en  une  décision  approuvée  expli- 
citement par  Paul  V,  et  promulguée  par  le  même 
pontife  dans  l'Église  universelle,  a  réprouvé,  en  date 
du  15  novembre  1608,  l'application  de  la  messe  faite 
pour  celui  que  Dieu  sait  d'avance  devoir  se  présenter 
au  prêtre  pour  lui  demander  d'offrir  le  sacrifice  à 
son  intention,  et  lui  remettre  l'honoraire  de  la  messe. 
Cette  coutume  est  réprouvée  en  ces  termes  :  Pluribus 
nominibus  periculosa,  fidelium  scandalis  et  offensioni- 
bus  obnoxia,  alque  a  veluslo  Ecclesiœ  more  nimis 
abhorrens.  De  plus,  le  Code  actuel  a  établi  la  législa- 
tion suivante,  can.  825,  §  1  :  Nunquam  licel....  missam 
applicare  ad  intentionem  illius  qui  applicationem, 
oblata  eleemosyna,  petiturus  est,  sed  nondum  petiit, 
et  eleemosynam  postea  datam  retinere  pro  missa,  antea 
applicata.  L'application  envisagée  en  ce  canon  est 
certainement  illicite,  sinon  invalide. 

/.  —  Valide  très  certainement,  quoiqu'en  pensent 
certains  auteurs,  l'application  de  la  messe  pour  la 
première  personne  qui  doit  mourir.  Ici,  en  effet,  la 
personne  est  nettement  déterminée  et  connue  de 
Dieu.  Cappello,  n.  605. 

g.  —  Si  l'on  considère  maintenant  la  fin  particulière 
poursuivie  dans  l'offrande  du  sacrifice,  l'application  de 
la  messe  à  cette  fin  sera  valide  si  la  grâce  demandée 
peut  être  obtenue  au  moment  de  la  consécration. 
Invalide,  donc,  l'application  de  la  messe  célébrée 
pour  obtenir  à  Titius  une  santé  qu'il  a  déjà  récupérée, 
pour  délivrer  Sempronius  de  la  prison  dont  il  est 
déjà  sorti,  pour  obtenir  du  juge  une  sentence  favorable 
déjà  promulguée.  Si  la  fin  poursuivie  dans  l'oblation 
du  sacrifice  ne  peut  avoir  d'existence  que  dans  l'ave- 
nir, l'application  peut  être  valide,  car  rien  n'empêche 
de  concevoir  qu'on  demande  et  qu'on  obtienne  une 
grâce  pour  l'avenir  quand  le  besoin  s'en  fera  sentir, 
nunc  pro  tune.  Ainsi,  bien  que  Titus  soit  en  parfaite 
santé,  on  peut  célébrer  la  messe  pour  demander  à 
Dieu  de  le  guérir  de  la  maladie  qu'il  pourra  dans 
l'avenir  contracter. 

h. —  Une  dernière  question  concerne  les  messes  dont 
les  honoraires  ont  été  recueillis  près  de  beaucoup 
de  personnes  ignorées  du  célébrant,  soit  qu'il  s'agisse 
d'honoraires  déposés  dans  un  tronc  destiné  à  recueillir 
des  intentions  de  messe,  soit  qu'il  s'agisse  d'honoraires 
composés  de  petites  offrandes  réunies.  En  ce  cas, 
la  détermination  de  l'intention  du  célébrant  est  suffi- 
sante, dès  lors  qu'il  applique  autant  de  messes  qu'il 
y  a  d'honoraires  ad  intentionem  dantis,  ou  danlium. 
Il  ne  saurait  être  question  d'établir  une  priorité  dans 
l'ordre  des  messes  à  acquitter.  Les  donateurs  et  leurs 
intentions  sont  connus  de  Dieu,  qui  distribuera  à 
chacun  les  fruits  de  la  messe,  de  telle  sorte  que  nul 
parmi  les  donateurs  ne  sera  frustré. 

d)  A  cette  question  générale  de  l'application  valide 
du  fruit  ministériel  de  la  messe  se  rattachent  quelques 
questions  subsidiaires  relatives  à  l'application  sous 
condition  ;  aux  erreurs  touchant  certaines  circons- 
tances; à  la  destination  du  fruit  de  la  messe  dont 
l'application  a  été  en  soi  nulle;  à  la  division  du 
fruit  ministériel. 

a.  Application  sous  condition.  —  Trois  cas.  —Appli- 
cation sous  condition  de  prœterito  :  je  célèbre  la 
messe  pour  Titius,  s'il  est  mort.  Si  la  condition  est 
déjà  remplie,  la  messe  est  validement  appliquée; 
elle  ne  l'est  pas  au  cas  où  la  condition  n'est  pas  encore 
remplie.  En  soi,  cette  condition  peut  être  licitement 
apposée;  l'intention  du  prêtre  existe  en  effet  réelle- 
ment, bien  que  le  prêtre  ignore  si  la  condition  est 
remplie,  car  Dieu  sait  si  elle  existe  et  le  fruit  de  la 
messe  est  acquis  à  celui  pour  qui  la  messe  est  célébrée 
conditionnellement.  —  Application  sous  condition  de 


1  :ïi-î» 


MESSE,    EFFICACITÉ    :    APPLICATION 


L310 


prxsenti:  je  célèbre  la  messe  pour  Titius,  s'il  est  encore 
vivant.  En  soi,  condition  licite:  et  application  valide 
au  cas  où  la  condition  est  remplie.  —  Application 
sous  condition  de  /uluro  contingenti  :  j'entends  célébrer 
la  messe  pour  le  juge,  si  ce  juge  rend  demain  une 
sentence  qui  me  sera  favorable.  Application  invalide, 
puisque  l'intention  du  prêtre  est  attachée  à  la  véri- 
fication de  la  condition  encore  inexistante,  et  que 
l'effet  de  la  messe  ne  peut  ici  demeurer  suspendu. 
L'invalidité  entraîne  en  ce  cas  l'illicéité,  tout  au 
moins  pour  le  prêtre  qui  se  rend  compte  de  l'inva- 
lidité d'une  telle  intention.  Quant  aux  applications 
sous  condition  de  futuro  necessario  et  de  /uluro 
impossibili,   nous   les    abandonnerons  aux  casuistes. 

b.  Erreurs  touchant  certaines  circonstances.  ■ —  On 
suppose  ici  que  l'erreur  n'implique  pas  une  condition  ; 
si  elle  impliquait  une  condition,  il  faudrait  juger  le  cas 
d'après  les  principes  qu'on  vient  de  rappeler. 

En  soi,  l'erreur  provoque  l'intention;  elle  ne  s'y 
substitue  pas  et  l'intention  du  prêtre,  même  provo- 
quée par  une  erreur  de  fait,  commande  ,^en  réalité 
l'application  de  la  messe.  Cette  application  est  donc 
faite  réellement.  Cappello  envisage  quelques  cas  par- 
ticuliers. Le  célébrant  a  dit  la  messe  pour  Titius,  pen- 
sant que  Titius  est  en  bonne  santé.  En  réalité  Titius 
est  malade,  et  si  le  prêtre  avait  connu  cette  maladie, 
il  n'aurait  pas  dit  la  messe  à  l'intention  de  Titius  : 
application  de  la  messe  valide.  A  l'inverse,  si  la  messe 
est  célébrée  pourjTitius  que  le  prêtre  croit  malade, 
alors  qu'il  est  bien  portant,  application  également 
valide,  à  moins  que  la  messe  n'ait  été  célébrée  précisé- 
ment pour  obtenir  de  Dieu  la  guérison  de  Titius.  De 
même,  application  valide  de  la  messe  à  Caius,  que  le 
célébrant  croit  vivant,  alors  qu'il  est  mort,  même  si 
le  prêtre  n'aurait  pas  célébré,  au  cas  où  il  eût  connu 
la  mort.  A  l'inverse,  si  le  prêtre  célèbre  pour  Titius 
défunt,  alors  qu'en  réalité  Titius  est  vivant,  il  est 
encore  vraisemblable  que  l'application  de  la  messe 
reste  valide.  Certains  auteurs  le  nient.  Busembaum, 
que  semble  approuver  saint  Alphonse,  n.  337,  Gury, 
Theologia  moralis,  t.  n,  n.  170,  et  Marc,  t.  n,  n.  1601, 
estimant  qu'en  ce  cas  l'application  est  invalide. 
Noldin-Schmidt,  n.  181,  3,  déclare  qu'an  cas  où  un 
honoraire  aurait  été  accepté  pour  l'application  de  la 
messe  à  un  défunt,  cette  erreur  empêche  que  le  prêtre 
ait  satisfait  à  la  justice;  il  estime  néanmoins  qu'on 
peut  supposer  que  le  donateur  ferait  ici  condonation 
au  célébrait.  Cappello  opine  qu'une  semblable  applica- 
tion de  la  messe  est  valide,  nonobstant  l'erreur.  La 
justice,  en  effet,  a  été  substantiellement  satisfaite.  Un 
vivant  peut,  en  effet,  recueillir  de  la  messe  des  fruits 
plus  abondants  qu'un  défunt. 

c.  Destination  du  fruit  ministériel  de  la  messe,  dont 
l'application  a  été  nulle.  —  Si  la  messe  n'est  appliquée 
à  personne,  bon  nombre  de  théologiens  pensent  que  le 
fruit  ministériel  demeure  dans  le  trésor 'de  l'Église, 
auquel  il  appartient  de  droit  puisque  le  Christ  par  sa 
mort  a  d'avance  mérité  et  acquis  à  son  Église  tous  les 
fruits  possibles  du  sacrifice  eucharistique.  Suarez, 
disp.  XLVI,  sect.  vi,  n.  6;  Vasquez,  disp.  CCXXXI, 
c.  in,  n.  10  sq.  D'autres  estiment  que  ce  fruit  va  au 
célébrant  qui  a  nécessairement  l'intention  générale  de 
trouver  en  ses  actions  une  source  d'aide  pour  lui- 
même.  Et  ces  mêmes  auteurs  recommandent  au  prêtre 
de  formuler  toujours  cette  intention  générale  de  se 
procurer  à  lui-même  le  fruit  ministériel  de  la  messe  au 
cas  où,  pour  quelque  cause  que  ce  soit,  l'application 
n'en  pourrait  être  faite  à  autrui.  Cappello  cite  en  ce 
sens  De  Lugo,  op.  cit.,  n.  225;  et,  parmi  les  auteurs 
récents,  Génicot,  Ballerini-Palmieri,  Lehmkuhl.  Pra- 
tiquement, il  semble  qu'on  doive  tenir  compte  de 
cette  intention  générale  du  célébrant,  intention  au 
moins  habituelle.  S'il  l'a    formulée,    le   fruit    minis- 


tériel de  la  messe  lui  reviendra;  s'il  ne  l'a  pas  for- 
mulée, ce  fruit  restera  dans  le  trésor  de  l'Église.  Cap- 
pello, n.  C09. 

Si  la  messe  est  appliquée  à  qui  ne  peut  en  profiter, 
par  exemple  à  un  bienheureux  ou  à  un  damné,  les 
mêmes  opinions  que  ci-dessus  se  produisent  entre 
théologiens.  Il  convient  toutefois  de  noter  un  troi- 
sième sentiment.  Cette  opinion  distingue  entre  messes 
gratuites  et  messes  célébrées  avec  un  honoraire.  Dans 
les  messes  gratuites,  le  fruit  ministériel  reviendrait  de 
droit  au  célébrant;  dans  les  autres,  le  fruit  ministériel 
reviendrait  aux  proches  de  celui  qui  a  fait  célébrer  la 
messe.  Ne  peut-on  pas,  en  effet,  supposer  chez  lui  une 
intention  générale  analogue  à  celle  que  nous  suppo- 
sions tout  à  l'heure  chez  le  célébrant,  en  sorte  que, 
demandant  une  messe  pour  un  défunt  qui  est  inca- 
pable d'en  percevoir  le  fruit,  il  est  censé  avoir  toujours 
cette  autre  intention  de  faire  profiter,  à  défaut  de  ce 
défunt,  ses  proches  et  ses  amis  du  fruit  de  la  messe 
célébrée?  Cf.  Cappello,  n.  610,  citant  Suarez,  De  Lugo, 
Laymann,  S.  Alphonse,  Lacroix,  Sporer,  Ballerini- 
Palmieri,  Noldin,  etc.  D'autres  auteurs,  enfin,  tel 
Pasqualigo,  estiment  que  ce  fruit  sera  destiné  par 
Dieu  aux  âmes  les  plus  nécessiteuses,  et  ces  auteurs 
s'appuient  sur  saint  Thomas,  In  IVum  Sent., 
dist.  XLV,  q.  n,  a.  4,  sol.  m,  ad  2um.  Pratiquement, 
il  faut  conseiller  au  célébrant  de  foxmuler  explicite- 
ment l'intention  conditionnelle  de  se  réserver  ou 
d'appliquer  à  tel  autre  le  fruit  ministériel  qui  se  trou- 
verait sans  bénéficiaire.  Dans  les  messes  célébrées 
gratuitement,  cette  condition  peut  être  ainsi  formulée  : 
si  celui  pour  qui  je  célèbre  n'est  pas  capable  de  perce- 
voir le  fruit  de  la  messe.  Dans  les  messes  célébrées  en 
raison  d'honoraires,  on  pourrait  ainsi  formuler  la 
condition  :  si,  sans  préjudice  pour  autrui,  je  puis  le 
faire,  etc.  Quelques  théologiens,  comme  Billuart,  De 
almo  sacramento  eucharistiœ,  disp.  VIII,  a.  4,  et  Gury, 
n.  166,  affirment,  mais  sans  raison,  que  le  prêtre  est 
tenu  de  formuler  cette  intention.  Il  n'existe,  en  réalité, 
aucune  obligation  stricte  sur  ce  point,  ni  de  droit  divin, 
ni  de  droit  ecclésiastique. 

d.  Division  du  fruit  de  la  messe.  —  Le  sentiment 
commun  et  certain  est  que  le  fruit  de  la  messe  peut 
être  partagé  :  on  peut,  par  exemple,  appliquer  le  fruit 
satisfactoire  aux  âmes  du  purgatoire,  le  fruit  impétra- 
toire  à  un  malade  dont  on  demande  la  guérison.  Dans 
les  messes  gratuitement  célébrées,  le  prêtre  est  libre, 
sur  ce  point,  de  faire  ce  qu'il  veut.  Dans  les  messes 
dues  par  obéissance  ou'promesse,  il  peut  appliquer  à 
des  intentions  autres  que  celles  qui  sont  convenues  la 
part  du  fruit  qui  ne  tend  pas  directement  à  la  fin 
poursuivie.  Par  exemple  :  le  prêtre  doit  célébrer  une 
messe  d'actions  de  grâces  :  il  peut  donc  appliquer  selon 
son  bon  plaisir  le  fruit  satisfactoire  et  le  fruit  impétra- 
toire.  S'il  célèbre  pour  un  défunt,  il  doit,  selon  une 
opinion  plus  vraie,  réserver  à  ce  défunt  le  fruit  impé- 
tratoire  qui,  non  moins  que  le  fruit  propitiatoire  et 
satisfactoire,  tend  au  but  poursuivi.  Dans  les  messes 
célébrées  en  justice  en  raison  d'un  honoraire  reçu,  une 
telle  division  du  fruit,  en  soi  valide,  n'est  pas  licite 
puisque  tout  le  fruit^ministériel  est  dû  en  justice  à 
celui  qui  a  fourni  l'honoraire.  Cappello,  n.  613,  et  les 
auteurs  cités  par  lui  en  note. 

2.  Les  bénéficiaires  du  fruit  ministériel.  —  a)  les 
vivants.  —  a.  —  Ce  sont  tout  d'abord  les  fidèles  au  sens 
strict  du  mot,  c'est-à-dire  les  baptisés,  adultes  et 
appartenant  effectivement  au  corps  de  l'Église.  Ceux- 
là,  et  ceux-là  seuls,  sont  capables  de  participer  pleine- 
ment et  par  une  sorte  de  raison  de  justice  (de  condigno) 
au  sacrifice  de  la  messe,  non  seulement  quant  au  fruit 
impétratoire,  mais  encore  quant  au  fruit  propitiatoire 
et  satisfactoire.  La  participation  à  ces  fruits  est 
d'autant  plus  grande,  crue  l'union  avec  Jésus  Christ  et 


13  11 


MESSE,   EFFICACITÉ    :    APPLICATION 


1312 


l'Église  est  plus  intime.  Les  pécheurs  ne  sauraient 
gagner  tous  les  fruits  de  la  messe  :  ennemis  de  Dieu 
par  le  péché,  ils  ne  peuvent  participer  au  fruit  satis- 
factoire. Le  plus  pressant  besoin  auquel  le  sacrifice 
propitiatoire  doit  subvenir,  c'est  leur  état  de  péché. 
Avant  tout,  la  messe  leur  obtient  miséricorde  de  Dieu, 
et  leur  acquiert  des  grâces  de  conversion.  Voir  plus 
haut,  col.  1302.  La  messe  peut  encore  être  o fierté  pour 
les  petits  enfants  encore  privés  de  l'usage  de  la  raison; 
mais  simplement  comme  sacrifice  impétratoire,  et  non 
comme  sacrifice  propitiatoire  ou  satisfactoire.  Gihr, 
op.  cit.,  p.  195.  On  peut  donc,  a  pari,  offrir  le  sacrifice 
eucharistique  pour  les  fidèles  qui  ont  perdu  l'usage  de 
la  raison,  soit  à  titre  d'impétration,  soit  même  à  titre 
de  propitiation  et  de  satisfaction.  Il  n'y  a  aucune 
raison  valable  de  les  exclure  du  nombre  de  ceux  pour 
qui  prie  le  prêtre  :  omnibus  orthodoxis,  atque  catho- 
licœ  et  apostolicœ  fidei  cultoribus.  Salmanticenses, 
disp.  XIII,  dub.  iv,  n.  57;  voir  également  Suarez, 
disp.  LXXVIII,  sect.  n,  n.  5. 

b.  — Les  catéchumènes  ne  sont  pas  des  fidèles  au  sens 
strict  du  mot,  mais  ils  possèdent  déjà  la  foi,  peut-être 
même  la  grâce  sanctifiante.  Certains  auteurs  estiment 
que  le  sacrifice  de  la  messe  ne  saurait  être  offert  pour 
eux.  Vasquez,  disp.  CCXXVII.  A  rencontre,  la  plu- 
part des  théologiens  admettent  que  le  sacrifice  de 
la  messe,  du  moins  en  tant  que  sacrifice  impétratoire, 
peut  être  offert  validement  et  licitement  pour  les 
catéchumènes.  Cf.  Suarez,  disp.  LXXVIII,  secl.  n; 
De  Lugo,  disp.  XIX,  sect.  x,  n.  166  sq.,  et  nombre 
d'autres  cités  par  les  Salmanticenses,  disp.  XIII, 
dub.  iv,  n.  59.  D'autres  auteurs,  enfin,  ne  conçoivent 
pas  qu'on  puisse  refuser  aux  catéchumènes  en  état 
de  grâce  l'application  du  fruit  satisfactoire.  C'est 
l'avis  des  Salmanticenses,  n.  60.  Et  si  l'on  admet  leur 
participation  au  fruit  satisfactoire,  pourquoi  leur 
refuserait-on  le  fruit  propitiatoire?  Ainsi  donc,  conclut 
le  P.  de  la  Taille  :  Omnibus  modis  propitiationis, 
satisfaclionis  et  impetrationis  posse  suffragium  missœ 
prodesse  catechumenis.  Op.  cit.,  p.  380.  Voir,  dans  cet 
auteur,  la  discussion  des  opinions.  El.  xxxi,  c.  i. 

c.  —  En  ce  qui  concerne  les  infidèles,  les  hérétiques, 
les  schismatiques,  les  excommuniés  même,  il  n'est  plus 
possible  aujourd'hui  de  se  référer  purement  et  simple- 
ment aux  théologiens  postérieurs  au  concile  de  Trente, 
mais  antérieurs  à  la  promulgation  du  Code.  Le  nou- 
veau droit,  en  effet,  apporte  sur  ce  point  une  discipline 
paulo  mitior,  écrit  Noldin-Schmidt,  n.  178. 

Il  serait  fastidieux  de  reproduire  ici  les  opinions 
diverses  qui  se  sont  donné  cours  depuis  trois  cents  ans 
sur  ce  sujet.  Toutes,  en  somme,  reviennent  à  affirmer 
que  ces  diverses  catégories  d'hommes  ne  peuvent  ni 
pleinement,  ni  même  directement  participer  au  fruit 
du  sacrifice.  Billot  semble  avoir  résumé  de  façon 
exacte  la  position  des  théologiens,  op.  cit.,  th.  lv, 
p.  638  :  «  Par  fidèles  vivants  on  entend  tous  ceux  et 
ceux-là  seuls  qui  sont  membres  du  corps  visible  de 
l'Église.  De  même  qu'il  n'est  pas  permis  d'administrer 
les  sacrements  à  ceux  qui  sont  hors  de  l'Église,  ainsi 
semble-t-il  qu'on  ne  puisse  pas  appliquer  l'opus  ope- 
ratum  de  la  messe  à  ceux  qui  sont  exclus  des  sacre- 
ments. Il  faut  toutefois  noter  une  différence  entre 
sacrements  et  sacrifice  :  les  sacrements,  en  raison  de 
leur  efficacité  par  mode  de  causalité  efficiente,  peuvent 
être  validement  appliqués,  même  s'ils  sont  conférés 
indûment;  le  sacrifice,  au  contraire,  dont  toute  l'effi- 
cacité réside  dans  l'impétration,  n'est  validement 
appliqué  que  s'il  est  appliqué  conformément  au  droit. 
Aussi,  déclare  saint  Thomas,  IIP,  q.  lxxix,  a.  7, 
ad2um,«au  canon  delà  messe,  on  ne  prie  pas  pour  ceux 
qui  sont  hors  de  l'Église  ».  Mais  il  faut  observer  cepen- 
dant que  tout  cela  doit  s'entendre  d'une  application 
directe  de  l'opus  operatum.  On  ne  saurait,  en  effet, 


douter  que  le  sacrifice  directement  offert  pour  la 
paix,  la  prospérité,  la  propagation  de  l'Église  elle- 
même,  ne  produise  indirectement  un  effet  sur  la 
conversion  des  hérétiques  et  des  infidèles,  conversion 
d'où  l'Église  tire  sa  prospérité  et  sa  splendeur;  et,  en 
ce  sens,  nous  offrons  le  calice  salutaire  pour  notre  salut 
et  pour  le  salut  du  monde  entier.  Il  faut  aussi  remarquer 
que  la  messe,  outre  l'impétration  ex  opère  operato, 
comporte  l'impétration  ex  opère  operantis  (voir  plus 
haut,  col.  1300),  et  que  rien  n'empêche  en  soi  que  cette 
impétration  puisse  s'étendre  par  delà  les  limites  du 
corps  mystique.  Avant  le  nouveau  droit,  la  plupart 
des  théologiens  acceptaient  que  la  messe  puisse  être 
d'une  certaine  manière  offerte  pour  les  infidèles,  les 
hérétiques  et  même  les  excommuniés  :  des  nuances 
d'explications  diverses  se  greffaient  sur  ce  fonds  com- 
mun. Contre  Vasquez,  loc.  cit.,n.  58,  on  soutenait  que, 
tout  au  moins  en  son  nom  personnel,  le  célébrant 
pouvait  offrir  la  messe  pour  la  conversion  des  infidèles 
non  excommuniés.  Suarez,  disp.  LXXVIII,  sect.  n, 
concl.  3;  Bellarmin,  De  missa,  1.  II,  c.  vi;  De  Lugo, 
disp.  XIX,  sect.  x  ;  Salmanticenses,  loc.  cit., 
n.  62  sq.,  etc.  En  ce  qui  concerne  les  excommuniés 
tolérés  (dont  font  partie  la  plupart  des  hérétiques  et 
schismatiques),  on  considérait  unanimement  que  le 
prêtre,  en  son  nom  personnel,  pouvait  directement 
leur  appliquer  le  fruit  ex  opère  operantis.  Quant  au 
fruit  ex  opère  operato,  certains  niaient  qu'il  fût  licite 
que  le  prêtre  le  leur  appliquât  directement,  agissant 
comme  ministre  du  Christ  et  de  l'Église.  Le  principal 
représentant  de  cette  opinion  plus  sévère  était  Suarez, 
De  censuris,  disp.  IX,  sect.  n.  D'autres  se  montraient 
moins  sévères,  et  acceptaient  le  sentiment  opposé  : 
tels,  De  Lugo,  disp.  XIX,  sect.  x,  n.  187;  les  Salman- 
ticenses, loc.  cit.,  n.  70,  etc. 

On  a  fait  justement  observer  que  l'esprit  de  l'Église, 
même  avant  la  promulgation  du  nouveau  droit,  tout 
au  moins  au  xixe  siècle,  se  montrait  plus  large.  Les 
partisans  d'une  discipline  plus  rigide  invoquaient  la 
réponse  du  Saint-Office,  en  date  du  19  avril  1837  : 
Proposito  dubio  :  Vtrum  possit  aut  debeat  celebrari 
missa  ac  percipi  eleemosyna  pro  grœco-schismatico,  qui 
enixe  or'et  atque  instet  ut  missa  applicetur  pro  ipso  sive 
in  Ecclesia  adslanle  sive  extra  Ecclesiam  manente  ? 
S.  C.  S.  Officii,  die  19  april.  1837,  reposuerat  :  Juxla 
exposita,  non  licere,  nisi  conslet  expresse  eleemosynam 
a  schismatico  prœberi  ad  impelrandam  conversionem  ad 
veram  fidem.  Collectanea  S.  C.  de  Prop.  Fide,  t.  i, 
n.  858.  Ils  concluaient  que  la  messe  ne  pouvait  être 
directement  offerte  pour  les  hérétiques  et  schisma- 
tiques que  dans  le  but  d'obtenir  de  Dieu  leur  conver- 
sion. Toutefois,  déjà  à  cette  époque,  d'autres  réponses 
allaient  être  données,  indiquant  que  d'autres  fins 
pouvaient  également  être  assignées  à  l'offrande  du 
sacrifice  eucharistique  pour  les  infidèles.  La  Propa- 
gande, interrogée  sur  ce  point  :  «Un  missionnaire  peut- 
il  recevoir  un  honoraire  et  appliquer  la  messe  à  l'inten- 
tion du  donataire  païen  qui  a  pour  but  d'obtenir  la 
guérison,  la  délivrance  de  prison,  la  grâce  de  la  peine 
capitale?  »  a  répondu  affirmativement  le  11  mars  1848. 
Et  dix-sept  ans  plus  tard  :  Interrogata  S.C.S.  Officii  : 
Utrum  liceat  sacerdotibus  missam  celebrare  pro  Tur- 
carum  aliorumque  infidelium  inlentione,  etab  iis  eleemo- 
synam pro  missœ  applicatione  accipere,  die  12  jul.  1865, 
respondit  :  Affirmative,  dummodo  non  adsil  scandalum 
ac  nihil  in  missa  specialiter  addatur;  et  quoad  inlen- 
iionem,  conslet  nil  mali  aut  erroris  aut  superstitionis 
in  infidelibus  eleemosynas  offerentibus  subesse.  Collec- 
tanea S.C.  de.  Prop.  Fide,  1. 1,  n.  1028;  1274.  Ces  deux 
dernières  réponses  montraient  bien  qu'outre  la  conver- 
sion des  infidèles  (et  pourquoi  ne  pas  en  dire  autant  des 
hérétiques  et  schismatiques?)  on  pouvait  licitement 
demander  pour  eux  à  Dieu  par  l'oblation  du  sacrifice 


1313 


MESSE,     EFFICACITÉ     :      \  I»  PL  l  C  ATION 


1314 


eucharistique,  en  tant  que  sacrifice  impetratoire,  ck's 
bienfaits  différents,  même  d'ordre  temporel. 

Quoi  qu'il  en  soit,  le  nouveau  droit  a  apporté  sur  ce 
point  des  précisions.  Voici  les  texteo  utiles  : 

Can.  809  :  Integrum  est  missam  applicarc  pro 
quibusois  tum  vivis,  tum  etiam  defunctis  purgalorio 
igné  admissa  expiantibus,  salvo  prœscripto,  can.  2262, 
§  2.  n.  2. 

Ce  eau.  2262,  §  2,  n.  2,  est  ainsi  formulé  :  Xon 
prohibentur  tamen...  2°  Sacerdotes  missam  prioatim 
ac  remoto  scandalo  pro  eo  (excommunicato )  applicare; 
sed,  si  sit  vilandus,  pro  ejus  conversione  tantum.  On 
sait  d'ailleurs  que,  d'après  le  Gode,  can.  2314,  §  1  : 
Omnes  a  chrisliana  ftde  apostatx,  et  omnes  et  singuli 
hseretici  et  schismalici  incurrunt  ipso  facto  excommuni- 
cationem.  Les  hérétiques,  schismatiques,  apostats 
doivent  donc  être  ici  traités  comme  des  excom- 
muniés. 

Cette  discipline  une  fois  rappelée,  voici  les  conclu- 
sions qu'il  faut  en  tirer  :  L'application  publique  de  la 
messe  est  interdite  en  faveur  de  tous  les  excommuniés 
vivants  :  ce  n'est  là  qu'un  effet  de  l'excommunication, 
qui  prive  précisément  ceux  qui  en  sont  frappés  des 
suffrages  publics  de  l'Église.  Interdite  donc,  l'applica- 
tion publique  de  la  messe  en  faveur  des  apostats,  des 
hérétiques  et  des  schismatiques.  Il  ne  semble  pas  qu'on 
puisse  à  l'égard  des  infidèles  agir  différemment.  Cap- 
pello  ne  conçoit  qu'une  application  pr/ye'e'de  la  messe 
en  leur  faveur,  les  messes  solennelles  'pouvant  toute- 
fois être  célébrées  en  faveur  des  princes  régnants, 
moins  pour  leur  personne  que  pour  leur  charge  et  la 
prospérité  de  la  nation  qu'ils  gouvernent.  Op.  cit., 
n.  618,  4.  On  appelle  application  publique  celle  qui 
est  portée,  soit  par  sa  sole  î  lité  rhêmî,  soit  de  toute 
autre  façon,  à  la  coanaissa  ice  de  la  communauté 
entière  ;  application  privée  celle  qui  se  fait  secrètement, 
et  n'est  connue  qus  du  prêtre  et  d'une  ou  deux  autres 
personnes,  par  exemple  celles  qui  lui  ont  demandé  la 
messe  et  remis  l'honoraire.  Noldin-Schmidt,  n.  178, 
1  b.  En  ce  qui  concerne  les  excommuniés  vitandi,  est 
interdite  en  leur  faveur  l'application  même  privée  de 
la  messe;  il  est  permis  toutefois  d'offrir  spontanément 
le  sacrifice  de  la  messe  en  vue  de  leur  conversion. 

Par  voie  de  réciprocité,  il  est  permis  d'accepter  de 
toutes  ces  catégories  de  personnes,  sauf  des  excom- 
muniés vitandi,  un  honoraire  en  vue  de  la  messe  à 
célébrer  à  leur  intention.  Noldin-Schmidt,  loc.  cit. 
On  ne  saurait  donc  souscrire  d'une  façon  absolue  aux 
assertions  du  P.  de  la  Taille,  incriminant  comme 
simoniaque  l'acceptation  de  l'honoraire  de  messe 
offert  par  un  infidèle,  un  schismatique  ou  un  hérétique. 
El.  xxx,  a.  1,  memb.  1  et  2. 

b)  Les  défunts.  —  a.  Les  élus.  — -  La  messe  ne  peut 
être  appliquée  en  faveur  de  ceux  que  nous  savons 
pertinemment,  d'une  science  de  for  externe,  être  dans 
le  bonheur  du  ciel.  On  ne  peut  donc  appliquer  la  messe 
pour  les  enfants  baptisés  imrts  avant  l'usage  de  la 
raison,  pour  la  bienheureuse  Vierge  ou  pour  d'autres 
saints,  pour  les  anges.  —  Toutefois,  en  un  sens 
impropre,  la  mjsse  peut  être  dite  appliquée  pour  la 
Vierge  ou  les  saints.  Voir  ci-dessus,  col.  1292.  La  célé- 
bration de  messes  ■>  pour  >  un  élu  peut,  de  plus,  ajouter 
à  sa  gloire  accidentelle  quelque  titre  nouveau  :  il 
s'agit  d'u  îe  gloire  accidentelle  relative  à  quelque  hon- 
neur nouveau  destiné  à  glorifier  ici-bas  les  élus  de 
Dieu.  Cappello,  n.  616,  1°  a.  Cf.  Ami  du  Clergé,  1922, 
p.  234.  Il  est  clair,  d'ailleurs,  que  le  sacrifice,  eu  tant 
que  propitiatoire  et  satisfactoire,  ne  saurait  être 
appliqué  à  une  telle  intention.  Il  est  considéré  ici  uni- 
quement quant  à  sa  valeur  impetratoire  et  eucharis- 
tique. 

La  messe  peut  être  offert  •  et  appliquée  pour  ceux 
qui  sont  morts  en  odeur  de  sainteté  ou  même  qui  ont 


reçu  la  palme  du  martyre,  tant  qu'aucun  décret  du 
Saint-Siège  n'est  venu  au  for  externe  affirmer  leur 
sainteté.  Cf.  Declaratio  S.  <:.  de  Prop.  Fide  die  r>  aug. 
1840.  Collcctanea  S.  C.  de  Prop.  Fide,  t.  i,  n.  906.  On 
considère  même  que  la  messe  peut  être  appliquée  pour 
ceux  qui  sont  déjà  vénérables,  au  sens  accordé  à  ce 
mot  avant  la  promulgation  du  Code,  can.  2115.  Quant 
aux  bienheureux,  des  auteurs  graves  hésitent.  Gas- 
pard, n.  482.  Il  semble  bien  toutefois  que  l'esprit  de 
l'Église  interdise  de  leur  appliquer  la  messe.  Cappello, 
n.  610,  1°  c.  Enfin,  la  messe  qu'on  a  coutume  de  célé- 
brer aux  funérailles  des  petits  enfants  morts  avant 
l'usage  de  la  raison,  mais  baptisés  et  par  conséquent 
certainement  au  ciel,  ne 'peut  être  qu'un  sacrifice 
d'action  de  grâces  et  d'adoration,  et  peut-être 
d'impétration  pour  nous  qui  implorons  par  leur  inter- 
cession les  grâces  dont  nous  pouvons  avoir  besoin. 
Id.,  ibid.,d.  Noldin,  n.  117  rf. 

b.  Les  damnés.  —  Il  faut  exclure  totalement  du 
bénéfice  de  la  messe  les  damnés,  c'est-à-dire  ceux  qui 
sont  dans  l'enfer  proprement  dit,  et  ceux  qui,  morts 
avec  le  seul  péché  originel,  sont,  selon  la  croyance 
commune,  dans  les  limbes.  Le  sentiment  qui  admet, 
pour  les  damnés,  une  certaine  mitigation  des  peines  en 
raison  des  suffrages  des  vivants,  est  à  rejeter  :  Hœc 
sententia  est  omnino  falsa,  dit  Cappello,  n.  617.  Voir 
Mitigation  des  peines. 

Le  cardinal  Gasparri,  n.  479,  établit  ce  principe  :  la 
messe  ne  peut  être  offerte  «  pour  ceux  qui,  au  for 
externe,  sont  connus  comme  damnés  ».  Ce  principe, 
appliqué  aux  pécheurs  publics  décédés  sans  donner  de 
signe  de  repentir,  est  d'une  application  délicate  et  doit 
n'être  accueilli  qu'avec- beaucoup  de  discrétion.  Voir 
plus  loin. 

c.  Les  hérétiques,  schismatiques  et  infidèles.  —  La. 
question  revêt  ici  deux  aspects  bien  différents.  L'as- 
pect théologique  concerne  l'efficacité  de  la  messe,  ex 
opère  operalo,  relativement  aux  âmes  qui  sont  dans  le 
purgatoire  :  ces  âmes,  qui,  sur  terre,  avaient  adhéré 
à  l'hérésie,  au  schisme,  à  l'infidélité,  doivent-elles  être 
considérées  comme  faisant  partie  du  groupe  des 
defuncti  in  Christo,  comme  s'exprime  Je  concile  de 
Trente,  et  pour  lesquels  il  est  certain  que  la  messe 
opère  ex  opère  operalo  près  de  Dieu?  Voici,  à  ce  sujet, 
le  principe  irréfutable  posé  par  Billot,  op.  cit.,  p.  639  : 
«  Toutes  ces  âmes,  bien  que  non  revêtues  du  carac- 
tère baptismal,  appartiennent  très  certainement  à 
l'Église  souffrante;  et  donc,  elles  sont  purement  et 
simplement  du  corps  mystique  du  Christ,  puisque 
dans  l'au-delà  ne  peut  plus  se  vérifier  la  distinction 
entre  l'âme  et  le  corps  visible  de  l'Église  »;  dès  lors 
l'opinion  négative  (refusant  à  leur  égard  une  efficacité 
ex  opère  operato  au  sacrifice  de  la  messe)  ne  nous 
semble  pas  probable. 

L'aspect  canonique  concerne  la  législation  de  l'Église 
relativement  à  l'application  de  la  messe  à  toute  cette 
catégorie  de  défunts.  La  règle  pratique  est  celle-ci  : 
l'application  publique  de  la  messe  peut  être  faite  pour 
tous  les  défunts  auxquels  a  été  concédée  la  sépulture 
ecclésiastique.  Elle  doit  être  refusée  à  tous  ceux  aux- 
quels a  été  refusée  la  sépulture  ecclésiastique. 
Can.  1211  :  Excluso  ab  ecclesiastica  sepullnra  dene- 
ganda  quoque  sunt,  tum  quœlibet  missa  exsequialis, 
etiam  'anniversaria,  tum  alia  publica  officia  funebria. 
D'autre  part,  la  sépulture  ecclésiastique  doit  être 
refusée  à  ceux  qui  sont  morts  sans  baptême.  Can.  1239, 
§  1.  On  doit  pareillement  la  refuser,  à  moins  qu'ils 
n'aient  donné  avant  de  mourir  des  signes  de  péni- 
tence, à  plusieurs  catégories  de  pécheurs,  énumérées 
dans  le  canon  1240,  §  1  :  apostats  notoires,  hérétiques 
et  schismatiques  notoires;  excommuniés  et  interdits 
frappés  d'une  sentence  déclaratoire  ou  ondemna- 
toire;    suicidés    volontaires;    morts    en    duel   ou    des 


MESSE,    EFFICACITE 


APPLICATION 


1316 


suites  de  blessures  reçues  en  duel;  ceux  qui,  ayant 
ordonné  la  crémation  de  leur  corps,  ont  persévéré  dans 
cette  intention  jusqu'à  la  mort,  même  si  la  crémation 
n'a  pas  eu  lieu;  enfin,  pécheurs  publics  et  manifestes. 
A  tous  ces  pécheurs,  morts  sans  donner  de  signes  de 
pénitence,  l'application  publique  de  la  messe,  même 
sous  la  condition  que  ces  pécheurs  se  soient  convertis 
au  dernier  moment  ou  aient  été  de  bonne  foi,  est  et 
demeure  interdite  par  le  droit  ecclésiastique.  Ainsi, 
les  excommuniés  qui  n'ont  pas  été  frappés  d'une  sen- 
tence déclaratoire  ou  condemnatoire,  ne  sont  pas 
exclus  du  bénéfice  de  l'application  publique  de  la 
messe,  parce  qu'ils  sont  admis  à  la  sépulture  ecclé- 
siastique. Ceux  qui  sont  frappés  de  cette  sentence  et 
n'ont  pas  donné  de  signes  de  repentir  avant  la  mort, 
sont  exclus  de  la  sépulture  ecclésiastique  et,  par  voie 
de  conséquence,  de  toute  application  publique  de  la 
messe  pour  leur  âme.- Toutefois,  la  messe  peut  leur 
être  appliquée  d'une  façon  privée,  si  tout  scandale  est 
écarté.  Cette  application  privée  est  autorisée  égale- 
ment, de  l'avis  d'auteurs  estimés,  et  pour  l'hérétique 


ou  le  schismatique  mort  sans  donner  de  signes  de 
pénitence,  et  même,  au  moins  conditionnellement, 
pour  l'infidèle  mort  avec  quelque  signe  de  pénitence. 
La  prohibition  expresse  de  l'Église  n'existe  qu'à 
l'égard  de  l'infidèle  mort  dans  son  infidélité.  S.  C.  de 
Prop.  Fide,  12  sept.  1645;  cf.  Cappello,  n.  619;  Hervé, 
n.  178,  4°;  Noldin,  n.  178,  3.  Quant  aux  autres  pé- 
cheurs publics,  morts  dans  l'état  ou  même  dans  l'acte 
du  péché,  certains  auteurs,  tel  Gasparri,  loc.  cit.,  se 
montrent  d'une  sévérité  extrême.  La  plupart  des 
canonistes  sont  moins  sévères  et  admettent  qu'il  faut 
avant  tout  avoir  égard  aux  circonstances.  Ce  sont  elles 
qui  indiquent  qui  doit  être  tenu  pour  un  pécheur 
public  et  manifeste.  En  tous  cas,  il  est  toujours  loi- 
sible, contrairement  à  certaines  affirmations,  d'offrir 
secrètement  la  messe  pour  l'âme  d'un  pécheur  public 
décédé.  Il  est  mieux  toutefois,  en  ces  cas  exception- 
nels et  pour  ainsi  dire  anormaux,  de  ne  pas  célébrer 
la  messe  de  Requiem,  et  même  d'omettre  l'oraison 
pro  tali  defuncto. 

A.  Michel. 


Document  non  prêté 
Ne  ng  item